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Humanisme : le Contrat social
30 juin 2010

Le Lièvre de Patagonie (fin)

En 1979, Lanzmann interrogea Broad. William avait été remplacé par Dominique Chappuis. Le système était différent. La paluche avait été cachée dans un banal sac de toile décoré d’étoiles et de rondelles argentées. Il avait deux pochettes dans lesquelles étaient disposées des paquets de cigarettes. La paluche reposait au fond du sac. L’objectif était caché par une rondelle argentée. Hélas, une fumée blanche sortit du sac. Broad vit la fumée alors Lanzmann et Corinne s’enfuirent. La paluche avait grillé entièrement. Le système eut plus de succès avec Stier et d’autres proies. L’euphorie et un sentiment de toute-puissance gagnaient Lanzmann et son équipe entière. Lanzmann baissait sa garde, sa vigilance s’émoussait. Il voulut interroger un Einsatzgruppen, Schubert, le condamné à mort gracié, responsable de l’immense tuerie de Simferopol, en Crimée. Il n’avait pas jugé utile de répondre au Pr Laborde. Lanzmann alla chez lui, sous le nom de Sorel, avec le sac de toile et Corinne. Mais il n’y avait aucune place pour se garer près de chez Schubert. Le minibus, pour une bonne réception, devait impérativement être garé devant la maison de Schubert. Ils trouvèrent tout de même une place mais n’en menaient pas large devant les difficultés. Lanzmann donna pour consigne à son équipe de ne pas se montrer et de ne pas sortir du minibus et de fuir pour sauver le matériel tourné en cas de danger. Lanzmann sonna, la femme de Schubert ouvrit. Il se présenta sous le nom de Sorel. Elle le fit entrer avec Corrine mais il n’y avait pas un meuble, pas une table pour poser le sac de toile. Schubert arriva. Corinne tint le sac sur ses genoux. Lanzmann voulut s’assurer que l’image était reçue dans le minibus et envoya Corinne s’en assurer. Elle partit laissant le sac que Mme Schubert considéra d’un air plus qu’attentif. Corinne revint et indiqua d’une oeillade que tout allait bien mais Mme Schubert lui demanda ce que signifiait l’étrange décoration du sac. Corinne répondit sans se démonter que c’était une mode parisienne. La conversation s’anima entre Schubert et Lanzmann. Il était sidéré par l’ampleur du savoir de Lanzmann. Mais Frau Schubert prit le sac et le posa par terre. Lanzmann voulut rassurer Schubert en reprenant le système de défense qu’il avait employé à son procès et demanda à Corinne de chercher un document dans le sac. Le téléphone sonna, Frau Schubert se leva pour répondre. Le dialogue continua entre Schubert et lanzmann mais Frau Schubert revint l’écume aux lèvres et quatre colosses surgirent demandant à voir le sac. Le fils de Schubert avait entendu la voix de son père dans le minibus et avait compris. Lanzmann et Corinne prirent des coups. Lanzmann balança le sac aux agresseurs ce qui les ralentit puis Corinne et lui entrèrent dans leur voiture prêts à blesser leurs poursuivants. Le n° d’immatriculation du minibus et de la voiture avaient été relevés, il fallait gagner la police de vitesse. Les Schubert avaient appelé la police, lui avaient remis le sac et la paluche, prit un avocat et porta plainte. L’enquête de la police prit du temps, il lui en fallut pour comprendre que la paluche était une caméra. Des poursuites étaient engagées contre Lanzmann. Il appela alors Spiess, ne lui cachant pas la manière dont il avait procédé. Spiess ne le blâma pas et lui conseilla de prendre un avocat. Le plus grave des chefs d’accusation, était que Lanzmann avait utilisé sans autorisation les ondes allemandes. Lanzmann écrivit une longue lettre au procureur du Scleswig-Holstein lui expliquant qu’il travaillait pour l’histoire et la vérité. Le procureur avait été convaincu par les arguments de Lanzmann et avait renoncé à le poursuivre et avait annoncé que la paluche lui serait restituée. Mais le matériel vidéo était inutilisable aux termes d’un accord avec le procureur.

Lanzmann évoque le livre « Les Bienveillantes » qu’il a apprécié avec des réserves. Le livre met en scène dans sa première partie les Einsatzgruppen avec une exactitude dont le travail que Lanzman a accompli lui permet de prendre la mesure. Lanzmann clôt son chapitre en évoquant la folle recherche des images à tout prix. Certains cherchent des photos des victimes dans les chambres à gaz. Lanzmann dit que s’il avait trouvé un hypothétique film muet de quelques minutes tourné en secret par un SS montrant la mort de 3000 personnes dans une chambre à gaz, il ne l’aurait non seulement pas intégré à son film mais il l’aurait détruit. Ces propos ont fait scandale quand il les a prononcés après la sortie de « La liste de Schindler ». Il dit qu’il n’a pas réalisé Shoah pour répondre aux révisionnistes ou négationnistes : on ne discute pas avec ces gens-là.

Chapitre XX

Lanzmann arriva à Varsovie après quatre ans de travail cédant à tous ses refus. Marina Ochab l’attendait à l’aéroport. Son père avait été président du Conseil d’Etat au temps de Gomulka jusqu’à la grande crise antisémite déclenchée par ce dernier en mars 1968. Ils visitèrent Treblinka. Lanzmann n’éprouva rien désemparé, imputant son absence d’émotion à sa sécheresse de coeur. Il vit un panneau indiquant le village « Treblinka » et cela le mit en émoi. Treblinka existait ! Ils visitèrent la gare de Treblinka. Lanzmann, au bout de quatre années de lecture et de tournage, était une bombe mais le détonateur manquait. Treblinka fut la mise à feu. Il fallait tourner au plus tôt. Il entra chez le paysan en chemise rougeâtre, à la bedaine spectaculaire qu’on voit dans Shoah. Celui-ci avait identifié Marina comme juive. Czeslaw Borowi, dès la 1ère rencontre, se mit à lui parler de l’odeur du camp de Treblinka et des efforts que les habitants déployèrent contre cette puanteur. Lanzmann fulminait intérieurement. Il réalisa qu’il ne pouvait faire son film sans le témoignage des Polonais et sans les lieux qui paraissaient identiques à ce qu’ils avaient dû être 35 ans auparavant. Il apprit qu’un chauffeur de locomotive avait conduit les trains de la mort et vivait tout près. C’était la nuit mais Lanzmann ne voulut pas attendre pour le rencontrer. Il s’appelait Henrik Gawkowski. Il ne fut pas étonné par cette arrivée nocturne. Il n’était ni oublieux ni  guéri du passé atroce dont il avait été l’acteur et trouvait juste de répondre à tout moment aux sommations qu’on pouvait lui adresser. Lanzmann était le premier à interroger les Polonais et eux, qui n’avaient jamais parlé, souhaitaient torrentiellement le faire. On apprend que l’argent des Juifs exterminés circulaient entre les gardiens du camp et les villageois polonais pour de la vodka, du porc ou du plaisir. Henrik confessa avoir perdu 50 000 dollars au poker, jouant entre deux convois. Lanzmann demanda les autorisations nécessaires aux autorités pour filmer. On lui demanda de rédiger un mémorandum dans lequel il exposerait ses intentions. Il dut mentir quand il fallait tant l’antisémitisme polonais était encore présent. Son film serait à la gloire de la Pologne et ferait justice des mauvaises images et des préjugés antipolonais. Il fut surveillé : une sorte de délégué espion du ministère de la Sécurité intérieure assistait à tout. Au début, car après il se découragea des fatigues du tournage. L’autre problème fut celui de Marina. Son beau visage était trop sémite pour que les Polonais parlent librement devant elle. Elle acquiesca et fut remplacée par Barbara Janicka. Celle-ci voulut quitter le tournage parce que ce qu’elle entendait l’emplissait d’effroi et aussi parce que, ne travaillant pour Lanzmann qu’avec l’assentiment du gouvernement, elle était obligée de rendre des comptes et était trop honnête pour mentir. Elle prit alors le parti de tout adoucir, autant la droiture des questions de Lanzmann que la violence, quelque fois incroyable, qui s’exprimait dans les réponses polonaises. Lorsqu’ils parlaient des Juifs, les Polonais disaient presque toujours « Jydki » à connotation péjorative, qui signifie « petit youpin ». Elle traduisait par « Juif ». Parfois elle ne trichait plus quand Lanzmann la prenait en flagrant délit d’édulcoration. Elle se laissait elle-même emporter par la violence de l’exactitude avec une sorte de joie mauvaise.

En Israël, Lanzmann eut du mal à interroger Itzhak Zuckermann, le commandant en second de l’insurrection du ghetto de Varsovie. Les responsables du kibboutz où il se trouvait ne voulaient pas que Lanzmann le rencontre car il aimait l’alcool et les bureaucrates du kibboutz voulaient maintenir leur vision irénique de ce que devait être un combattant du ghetto. L’interprète, Francine Kauffmann passa à la trappe la beauté tragique des phrases de Zuckermann. Lanzmann a voulu laisser les traductions telles quelles par déonotologie et les Juifs polonais le lui ont reproché sans faillir à cause des « Jydki » (petit youpin) pour « Juifs ». Le maire de Treblinka qu’on voit dans Shoah dire que les Juifs ont été exterminés « parce qu’ils étaient les plus riches » a extorqué 150 dollars à Lanzmann après l’invitation à dîner qui n’en était pas une montrant encore son antisémitisme. La sortie de Shoah à Paris déchaîna à Varsovie un tsunami de 1ère grandeur. Le chargé d’affaires français en Pologne fut immédiatement convoqué par le ministre des Affaires étrangères qui demandait l’interdiction immédiate du film et l’interruption de sa diffusion partout où elle était prévue. Les intellectuels français, dont Jean Daniel, reprochèrent à Lanzmann d’être injuste envers les Polonais. Le lobby polonais agissait rapidement. Pourtant l’Agence Pol Tel appela pour acheter les droits du film. Lanzmann était incrédule. Le film serait passé à la télévision polonaise ! Le directeur de l’agence Lew Rywin réclama une cassette du film. Lanzmann lui envoya. Rywin l’appela bien plus tard pour le voir secrètement à Paris. Lew était juif. Il représentait le général Jaruzelski. Il avait montré Shoah à toutes les instance du pouvoir polonais. Seul Jaruzelski le soutenait. Jaruzelski risquait son poste. Rywin avait emmené une cassette du film Shoah remonté et qui durait seulement deux heures. Il était question de l’Allemagne pendant cinq minutes. Aux Polonais, surtout dans les scènes de groupes, on n’avait pas coupé la parole et en outre la question de la traduction ne se posait pas. Rywin avait tiré un grand nombre de copies semblables à ce montage et Lanzmann en colère ne voulut pas autoriser ce saccage. Mais Shoah serait projeté intégralement dans deux salles de la périphérie varsovienne en échange de quoi Lanzmann autoriserait la diffusion du film de Rywin à la télévision polonaise. Lanzmann décida d’oublier Varsovie mais les Polonais ne l’oubliaient pas. Shoah passerait à Oxford sous l’égide de l’institut d’études judéo-polonaises. Celle-ci semblait avoir fait l’union sacrée autour de Shoah. Parmi les invités de poids se trouvaient des membres du parti communiste, des hommes de Jaruzelski, des journalistes et écrivains catholiques réputés en Pologne. Le débat dura sept heures. Lanzmann eut droit à un mea culpa unanime même si certains avaient des critiques à formuler contre le film. Ils tombèrent tous d’accord pour dire qu’agissait d’une oeuvre d’art. Le film ne fut diffusé en Pologne que sur une chaîne cryptée en 1997 et sur une chaîne nationale en 2003 !

Chapitre XXI

La question du titre que Claude Lanzmann donna au film se posa à la toute fin des douze ans de travail de Shoah. Il remettait toujours à plus tard le moment d’y penser sérieusement. « Holocauste », par sa connotation sacrificielle, était irrecevable et il avait été déjà utilisé. LE mot « Shoah » se révéla à lui une nuit comme une évidence. Pour Lanzmann, « Shoah » était un signifiant sans signifié, un mot impénétrable. Il voulait que personne ne comprenne le titre. Il ne savait pas que « Shoah » deviendrait le nom de l’événement dans de nombreuses langues. A New-York, des rabbins dirent le kaddish après la projection du film. Le cardinal Lustiger avait été invité à la première à Paris et s’était dérobé. Quand Lustiger vit le film, il invita Lanzmann à l’archevêché de Paris pour lui en parler. Lustiger niait la perversité de l’antisémitisme chrétien et la capacité de nuire. Pour lui, l’antijudaïsme nazi était le produit des Lumières. Lustiger avoua qu’il n’avait pas vu Shoah en entier, qu’il ne pouvait pas. Des rescapés des camps s’opposèrent au film. Certains reprochèrent à Lanzmann de n’avoir pas évoqué le camp de Drancy et le rôle des Français dans la déportation. Des historiens étaient furieux que « Shoah » fassent de l’ombre à leur travail comme Henry Rousso. Puis celui-ci révisa son jugement. Puis Lanzmann reçut beaucoup d’hommages pour son film dont un texte de 100 pages de Shoshana Felman et un article d’Arnaud Desplechin dans « L’infini ». Jack Lang décida de distribuer gratuitement des DVD de Shoah aux établissement scolaires avec un livret pédagogique. Max Gallo, directeur du journal « La Matin de Paris » offrit, en 1985, le texte intégral de Shoah comme feuilletons d’été. Bernard Cuau, professeur à Paris VII, organisa un séminaire sur Shoah et devint ami de Lanzmann.

Lanzmann termine son livre par l’évocation de l’enterrement de Sartre où étaient accourus les Parisiens. Il parle également de la mort de Simone de Beauvoir qu’il a soutenue jusqu’au bout ou presque car il a été obligé d’assister à une remise de prix par le B’nai B’rith aux Etats-Unis et c’est en arrivant à Los Angeles qu’il a appris la mort du Castor. Après la mort de Beauvoir, Lanzmann est devenu directeur des Temps Modernes. Il avoue avoir voulu appeler son livre « La jeunesse du monde » car pour lui, le temps n’a jamais cessé de ne pas passer.

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