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Humanisme : le Contrat social
30 juillet 2010

Charlot et la fabulation chaplinesque II

III Les procédés du comique chaplinesque

1 – Le ballet et la structure

A la Keystone, lorsque Chaplin fut à même de composer et de diriger ses films, l’influence de Mack Sennett demeura prépondérante. Chaplin, réunissant des éléments jusqu’alors épars dans les comédies de Mack Sennett, les unifiant dans une suite logique et cohérente, organisant leur diversité, réalisa tout d’abord une quantité d’oeuvrettes composées et rythmées avec autant de précision qu’un ballet. Sauf Charlot rival d’amour dans lequel le personnage humain et douloureux se dessine sous la caricature, les films de Chaplin chez Keystone ne furent que des pantomimes sarcastiques et bouffonnes, des croquis ironiques et moqueurs dont les sarcasmes n’étaient encore dirigées contre rien de particulier qui dépasse l’acte parodié. Les gestes y avaient moins de sens que leur rythme et l’intrigue, qui se résorbait dans le comportement agressif de Charlot, demeurait sans perspectives. Les films de Chaplin chez Essanay sont ses premiers chefs-d’œuvre. La valeur humaine des personnages se dessine et la satire apparaît sous le burlesque des situations. A partir des films chez Mutual, il n’y aura plus d’autre principe directeur que la psychologie des personnages dans la logique de l’action. Mais le rythme du ballet ne disparaît pas pour autant. Ainsi, de simple organisation chorégraphique du geste et de l’action qu’il était au début, le ballet devient la traduction dansée et mimée d’un véritable mouvement interne, l’objectivation lyrique d’un état d’âme. Le ballet crée un Temps et un Espace qui lui sont propres. Charlot semble dominer le réel en agissant sur le « temps du geste » et du même coup, il s’isole du monde en s’isolant dans sa propre durée. Hormis la caricature et la stylisation des personnages et du décor, tout se passe dans un univers clos, replié sur lui-même, hors des dimensions du réel. Ce n’est qu’avec Le Kid et à partir de ses grands films que l’univers de Charlot s’identifiera à l’univers réel. L’ensemble du film désormais obéira au « temps du récit » et plus du tout au « temps du ballet ».

2 – Le rôle de l’objet

Lors de ses débuts, Chaplin fut conduit à utiliser l’objet comme facteur comique mais il parvint très vite à lui donner un sens. Du simple élément gratuit qu’il était au début, l’objet, devenant personnage du drame, en vint à symboliser les forces obscures, les puissances aveugles, tout le côté mécanique et fatal qui s’oppose à la vie. C’est toujours une chose familière, un instrument d’usage courant créé par l’homme pour sa commodité qui, au lieu de le servir, vient empoisonner son existence. Son opposition figure assez bien le retournement diabolique, la vengeance des forces inconscientes qui se libèrent aux dépense de celui qui les utilise. L’objet figure la présence de l’absurde dans l’acte quelconque et en se dressant sans cesse devant Charlot, il devient comme la caricature de son drame. Au thème majeur et tragique de l’Homme qui se heurte à la Société, correspond en mineur la rébellion de l’objet qui se refuse à l’individu. Dès que son rôle est parfaitement au point, l’objet se trouve alors élevé au rang de partenaire. Chaplin, préparant minutieusement son intrusion, jouant en virtuose avec lui, l’utilise alors comme un motif savant, à la fois chorégraphique et psychologique.  La joute avec l’objet devient un véritable duo sous l’aspect d’un ballet-pantomime. L’objet ne devient favorable à Charlot que dans la mesure où celui-ci l’emploie à contre-sens ou l’utilise à des fins qui ne sont pas les siennes. Grâce à une analogie fortuite offerte par une allusion fugitive, l’objet réel disparaît derrière un « imaginaire » dont la finalité se substitue à la sienne. Par l’utilisation différée ou contrariée de l’objet initial, Charlot modifie l’aspect du monde au milieu duquel il évolue. Il parvient ainsi à se soustraire à une réalité qui le blesse en lui substituant une fiction qu’il peut d’autant mieux dominer qu’elle est née de lui. Plus ce qui est suggéré est inattendu, contradictoire, éloigné de l’objet initial, plus l’effet est à la fois comique et poétique. Charlot affirme l’objet dans la mesure où il en est victime. Il le nie dans la mesure où il s’en sert.

3 – L’inversion du geste

Le geste de Charlot souligne bien moins l’utilisation « a contrario » d’un objet quelconque qu’il ne met en relief le comportement du personnage à la faveur de ce contre-sens. Il souligne sa manière, de transformer l’événement à son avantage provisoire, de le nier en lui donnant un sens différent. La substitution de l’objet, l’inversion des gestes et des attitudes ne sont que les modes d’une opération de transfert par laquelle il « néantise » bien moins le monde extérieur « en soi » qu’un instant particulier de ce monde où confluent des circonstances qui le mettent en échec.  Avant d’être un drame social, un drame humain, la tragédie de Charlot est une drame métaphysique. C’est le drame de l’Absolu dans le relatif sous l’apparence d’une tragédie de l’orgueil humilié. Charlot est aussi déplacé parmi les pauvres et les miséreux que parmi les gens de la « haute » ou de la bourgeoisie. Loin d’être un vagabond, au sens social du mot, c’est un déclassé ; mais qui le serait sur tous les plans : moral, social, psychologique et métaphysique. Demeurant toujours hors des contingences, il est le Vagabond du Monde et, sur sa route éternelle, semble reprendre à son compte la tragédie du Juif errant, une tragédie qui serait élevée aux dimensions du monde moderne. 

4 - Le Mimodrame et la danse

Le mimodrame est un ensemble de scènes jouées et mimées par un acteur dont les gestes sont introduits dans un mouvement musical qui en fait une véritable figure chorégraphique. Le mimodrame, dans les films de Charlot, c’est l’acte spontané réduit à l’essentiel ; c’est l’imagination immédiatement gestée, traduite en des attitudes ryhtmées et cadencées. Dans « La cure », Charlot transforme en une fosse de lutte gréco-romaine la séance de massage. Dans Une Vie de chien, Charlot se sert de la queue du chien pour prendre le lait au fond d’une bouteille afin de donner à boire à l’animal. La danse, chez Chaplin, par la transformation qu’elle apporte, bouleverse instantanément la situation et le sens des choses. Mais elle fixe également un instant suprême grâce auquel Charlot atteint la plénitude de son être. Par la danse ou par le geste dansé Charlot « divinise » l’instant, devenant lui-même l’égal d’un dieu comme dans l’extraordinaire danse avec la mappemonde du Dictateur : le tyran, dans l’exaltation de ses ambitions démesurées, jongle avec le monde qu’il tient entre ses mains pour se retrouver stupide, anéanti, déconcerté tel un enfant devant son jouet désarticulé, quand l’univers de baudruche lui a claqué entre les doigts…

5 – Le comique à effet inverse.

De même que Charlot trompe l’adversaire ou l’adversité, de même Chaplin, lui, trompe son public. Mais le public aime à être trompé : la surprise aidant, l’effet comique n’en est que plus puissant. Il s’agit d’entraîner le spectateur dans une direction, de lui faire supposer une raison quelconque puis, par une sorte de surenchère, de substituer à cette raison une raison contradictoire plus forte. Ainsi, au début de l’Emigrant, on voit Charlot de dos sur le pont du navire, penché par dessus le bastingage et faisant des efforts désespérés pour, semble-t-il, rendre son déjeuner à l’océan. L’effet est comique. Mais il se retourne et amène à lui un énorme poisson qui se débat encore au bout de la ligne… Effet doublement risible du fait qu’il s’appuie sur le premier pour le contredire… Ce n’est pas le drame préétabli, la signification préconçue, qui ont appelé les procédés comiques ou l’une quelconque de leurs applications, mais ces procédés et une façon particulière de les utiliser qui ont déterminé la Mythologie.

IV Critique psychologique et critique sociale

Charlot est inexplicable et inconcevable sans la société. L’attitude ontologique de Charlot dépend de sa personnalité innée et la caractérise. Mais sa personnalité acquise est tout entière fonction du milieu social dans lequel il évolue. Ses films, c’est-à-dire l’ensemble, posent donc une critique du comportement et une critique de la société. La satire commence sous les dehors d’une farce où les tartes à la crème remplacent la bastonnade du barbouillé. Dans les Essanay comme dans les Keystone, la psychologie est esquissé, suggérée. Elle est symbolique au lieu d’être vécue. La signification est au-delà des personnages plutôt que dans les personnages. Ceux-ci sont moins importants que leurs actes. La partenaire féminine n’est là que pour équilibrer l’action et les avatars de Charlot amoureux de Mabel ne sont encore que la caricature des sentiments non ressentis, la parodie d’un acte saisi par ses travers et ses ridicules. Pourtant dans Charlot dans le parc il y a un soupçon d’amertume qui donne à la farce un ton plus caustique. Charlot ne se contente plus de singer le flirt et ses conséquences, il en souffre, il en est victime. Il est impuissant devant la loi, devant cette barrière qu’il y a entre « elle » et « lui » et qu’il ne peut franchir parce qu’il est pauvre. La satire sociale se laisse deviner derrière des caractères stéréotypés auxquels la caricature redonne une vérité agressive. C’est dans Charlot apprenti que la critique sociale se découvre pour la première fois. Charlot est employé à coller du papier peint dans une villa. La maîtresse de maison, venue jeter un coup d’œil sur le travail des ouvriers, ferme à clef les armoires et les meubles de la pièce. Ce que voyant, Charlot, refusant de prendre pour lui cette précaution insultante, se précipite sur son porte-monnaie abandonné dans un coin, compte l’argent pour voir s’il ne lui manque rien, l’empoche et ferme ostensiblement la poche de son pantalon avec une épingle de sûreté…

L’usurier est peut-être le chef-d’œuvre de la série Mutual. Tous les personnages de cette galerie représentent une classe sociale saisie sous son aspect le plus typique et le plus caricatural : le vieux brocanteur juif, méticuleux, bougon et grippe-sou, l’employé timoré, l’escroc avantageux et fanfaron, la femme du peuple qui n’a pour tout trésor que son bocal à poissons, le type ahuri qui veut engager son réveil, le cabotin de 10è ordre qui vient pleurer misère avec des gestes emphatiques et déclamatoires. L’humour, l’ironie, la satire se conjuguent, menés à la cadence d’un ballet.

Dans l’Emigrant et dans Policeman, la critique sociale hausse le ton et prend de l’envergure. Il y a les scènes de bateau, la promiscuité des émigrants, voleurs et volés, déclassés de tous poils ; la misère suante et crasseuse tenue sous le regard inquisiteur du commissaire de bord. Et pour couronner le tout, ce raccourci saisissant : on arrive en rade de New-York et le navire passe devant la statue de la liberté qui symbolise l’espoir de tous les malheureux. Mais, à peine a-t-on franchi le cap, que les commissaires à l’immigration grimpés sur le pont encerclent les émigrants et les enchaînent pour contrôler un à un l’identité des postulants. Le Policeman est sans doute la satire la plus violente que Chaplin ait réalisée sous une forme caricaturale en attendant le Dictateur. Charlot, vagabond tombe amoureux de la fille d’un pasteur et se résout à travailler en devenant policier. C’est encore le meilleur moyen de n’être pas inquiété par eux. Il est chargé de faire respecter la loi dans la rue la plus mal famée du quartier. Il est fait prisonnier par des nihilistes mais drogué par inadvertance, il écrase ses adversaires. Il finit avec la belle. Jamais encore les institutions, les lois, les principes moraux, les catéchistes n’avaient été moqués avec cette sarcastique virulence. La raillerie de ceux qui croient maintenir l’humanité dans le droit chemin avec les versets de la bible et la peur du gendarme s’y étale à plaisir. A partir d’une Vie de chien, l’ascension de Charlot va être une intériorisation de son caractère, une identification de l’être à tout ce qu’il représente. Sa souffrance devenue lucide en fera un personnage concret, adhérent à la vie. Après avoir pris conscience des « autres » il va prendre conscience du milieu dans lequel il agit, s’opposer moins aux individus qu’aux structures sociales pour s’y intégrer peu à peu tout en s’y heurtant. La scène du bureau de placement dans une Vie de chien montre toute la tragédie de l’homme seul et misérable et qui essaie vainement de lutter contre la fatalité.

Dans Idylle aux champs, la poésie n’empiète jamais sur l’observation psychologique qui demeure à la source de toute émotion, fut-elle lyrique. Charlot, pauvre, veut se hausser au-delà de ses capacités pour triompher du rival heureux. Il y a aussi quelque coups de griffe : le patron lit la bible et va à l’église tous les dimanches. Il y fait des sermons. Mais il rudoie son domestique et traite le monde sans charité. Dans The Kid, Charlot se dresse contre la société toute entière, contre tous les « autres » pour défendre son gosse. La lutte épique engagée avec le policeman, avec le costaud du quartier, avec les employés de l’assistance publique, déborde de pitié et d’émotion. Véritable poème d’amour et de tendresse où les sentiments sont aiguisés, fortifiés par le misère et le malheur, le Kid laisse voir à quel point cette misère peut donner une sensibilité d’écorché à ceux qui le subissent. De plus en plus, les films de Chaplin deviennent de véritables tragédies. De victime du destin Charlot devient victime de la société ; de martyrisé, il devient martyr. Le monde symbolique de Charlot  a éclaté pour s’identifier au nôtre. C’est pourquoi les critiques contre Chaplin deviennent plus agressives, les campagnes plus concertées. On lui pardonnait de s’attaquer à un monde figuré qui n’atteignait pas la réalité vraie. Maintenant cela ne va plus. Charlot devient impossible et les puritains sauront le lui faire voir. Le Pèlerin lui vaudra la haine de tous les faux dévots. Le Pèlerin est un film anticlérical radical qui raille les pasteurs et les dévots. Rites et fidèles sont rejetés dans un monde absurde, réduits à une existence d’objets ridicules et presque obscènes à force d’être privés de sens. Mais Charlot n’a pas le sens du sacré parce qu’il est au centre même du sacré et pas du tout « en dehors ». Tout chez lui consacre le réel. A la fin du Pèlerin, Charlot est conduit à la frontière par le sheriff. Il hésite et marche à cheval sur la ligne de démarcation, un pied aux Etats-Unis, un pied au Mexique. C’est le symbole même de son « être » et de sa pensée tandis que la route qui termine si souvent ses films est le symbole de son « état ». Son état réel de vagabond, d’éternel errant. Charlot ne veut ni de la sécurité et des conventions des Etats-Unis ni de la liberté et de l’insécurité du Mexique. Ce sera tantôt l’un, tantôt l’autre, au mieux des circonstances.

La Ruée vers l’or diffère d’avec les films précédents en ce sens que les perspectives tragi-comiques sont dans l’homme plutôt qu’au delà, dans sa condition humaine plutôt que dans sa condition sociale. Charlot est « désocialisé » et dépaysé, véritablement perdu. La Ruée vers l’or est moins la tragédie d’un homme que celle du désespoir et de l’inanité des efforts humains qui s’enlisent dans l’absurde. La fin du film moque la fin heureuse de bien des films, parce qu’elle ironise sur le drame mais encore et surtout parce que l’ironie est à son comble lorsqu’ayant revêtu ses anciennes frusques pour les photographes Charlot dégringole au bas d’un escalier et retrouve Georgia qui, croyant qu’il voyage sans billet, s’offre à le payer pour lui. Elle a de la pitié pour lui maintenant qu’il est riche alors qu’avant elle était indifférente à son malheur. Avec le Cirque, Charlot, dans son rôle de clown malgré lui retrouve le comique jaillissant des « Essanay » et des « Mutual » qui débouche sur la détresse et l’angoisse. Tout comme dan La Ruée vers l’or, il ne s’agit plus de se maintenir dans la société tout en s’y refusant mais de se maintenir devant la vie et devant soi-même ; de dominer sa propre détresse.  Après avoir pris conscience de son drame Charlot prend aujourd’hui conscience de son destin. Il ne croit plus au bonheur et sait que les choses ne sont belles qu’autant qu’elles sont impossibles. Alors, renonçant à la joie, il se replie dans la solitude, ne trouvant qu’en elle seule la vérité qu’il poursuit. Et la solitude lui devient moins amère, seul refuge dans un monde qui n’est pas fait pour lui.

Dans le Cirque, chaque fois que Charlot agira selon son état de clown il sera un clown pitoyable. Il ne redeviendra comique que lorsqu’il réagira selon son être, déclenchant des effets qu’il n’aura pas voulus… Dans ce film c’est la première fois qu’une femme ne l’abandonne pas. Quand Charlot est renvoyé du cirque  pour avoir défendu Merna, qui s’est enfuie, celle-ci lui demande s’il peut la prendre avec lui. Merna est amoureuse d’un autre mais avec une peu de volonté et un amour sûr de lui Charlot eût entrainé la jeune femme avec lui. Mais Charlot sait que Merna est amoureuse de l’équilibriste et qu’il a pour destin la solitude. Il sait que pour lui le bonheur n’est pas de ce monde.

Dans les Lumières de la ville, l’admission de Charlot par la société ne repose que sur un malentendu. Il sait que l’aveugle en aime un autre qu’elle prend pour lui et que le millionnaire ne lui prodigue son amitié que parce qu’il est ivre. Charlot se lance à corps perdu dans l’illusion qui le berce.  Lorsque Charlot ne se contente d’un mirage, l’illusion crève comme une bulle de savon. Il n’a pas le courage de ménager la cécité de la jeune femme. En rendant la vue à l’aveugle il lui tend l’arme qui le condamne. Le cheminement du film est à l’inverse du cheminement des autres. Au lieu de partir du réel pour s’en évader, il part du rêve, de l’illusion pour retomber dans le réel et trouver une fin sans issue, le plus tragique possible, celle de l’homme qui est au bout du désespoir. Quand Charlot rencontre l’aveugle, il comprend la confusion qu’il a créée à cause de la voiture d’un riche dont la portière est claquée derrière lui mais il regarde quand même la jeune femme et devine une promesse de bonheur : un rêve lui tend les bras qui sera son rêve à elle aussi. Il n’aura pas le courage de le briser. Et c’est ainsi que naît entre eux un sentiment commun accordé sur une erreur.

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