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Humanisme : le Contrat social
28 août 2021

Du côté de chez Swann

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L'univers de Proust se composait d'une petite ville de la Beauce, Illiers, où il avait pendant toute son enfance passé en famille les vacances ; de ses grands-parents, de son père, de sa mère, de son frère, de ses oncles et tantes ; de ses voisins de campagne. Son milieu parisien était composé de ses camarades du lycée Condorcet, les amis de son père, quelques femmes comme Laure Hayman, la comtesse de Chevigné ; les salons de Mme Arman de Caillavet, de la comtesse Greffulhe, par Robert de Montesquiou ; par ses oncles Weil et la famille de sa mère, un millier juif ; par Cabourg et le tennis du boulevard Bineau. Le peuple était à peine représenté par quelques serviteurs, quelques liftiers des chasseurs d'hôtel mais aussi par quelques souvenirs de régiment et quelques commerçants d'Illiers. Très jeune, Marcel Proust devient, par un asthme chronique, un malade qui doit se retrancher du monde en certains moments de l'année. Cette retraite est favorable à la transmutation de la vie en art. Il estime que les seuls vrais paradis sont les paradis que l'on a perdus. Chasss des jardins édéniques de son enfance, ayant perdu le bonheur, il essaye de le recréer.

Dès l'adolescence, Proust découvre que le seul amour vers lequel il soit attiré passe pour aberrant. Mais il n'était pas comme André Gide homme à défier les siens.

Sa mère l'avait nourri des grands classiques français et anglais de la littérature. L'observateur qu’était Marcel Proust apparaissait déjà dans Jean Santeuil, roman qu'il écrivit secrètement de 1898 à 1904. Le premier des thèmes de l'immense symphonie de Proust, c'est le temps : « si du moins il m'était laissé assez de temps pour accomplir mon oeuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce temps dont l'idée s'imposait à moi avec tant de force aujourd'hui, et j'y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le temps une place autrement considérable que celle, si restreinte, qui leur est réservée dans l'espace ». Proust était obsédé par le perpétuel écoulement et effritement de tout ce qui nous entoure. Il pensait que « toute la vie des êtres humains est une lutte contre le temps. Ils voudraient s'attacher à un amour, à une amitié, à des convictions ; l'oubli des profondeurs remonte lentement autour de leurs plus beaux et plus chers souvenirs ».

Au premier thème de Proust : le temps qui détruit, répond un thème complémentaire : la mémoire qui conserve. Pour retrouver le temps perdu, il faut qu'entre en jeu la mémoire involontaire. Par la coïncidence entre une sensation présente et un souvenir. Notre passé continue de vivre dans les saveurs, dans les odeurs. Dès que le narrateur a reconnu le goût de la madeleine, ce biscuit en forme de coquille marine, tout Combray surgit d'une tasse de tilleul, rechargé des émotions qui lui donnaient tant de charme. Rien ne peut être vraiment goûté et conservé que sous l'aspect de l'éternité qui est aussi celui de l'art, voilà le sujet essentiel, profond et neuf de la Recherche du temps perdu.

Proust a su voir qu'avec un premier souvenir, et comme accroché à lui, on peut faire sortir de la tasse tout un monde que l'on croyait à jamais englouti par l'oubli.

Marcel Proust a tenté de peindre, avec plus de vérité que les romanciers traditionnels, les phénomènes de la rencontre. Il montre que l'être aimé, que nous avons formé de nous-mêmes au temps de la rencontre, n'a aucun rapport avec l'être réel auquel nous serons unis pour la vie. Swann épouse une Odette sortie de ses rêveries et se trouve en présence d'une Odette qu'il n'aime pas. L'essence même de l'amour, selon Proust, c'est que l'objet aimé n'existe pas, sinon dans l'imagination de l'amant.

À l'origine, Marcel Proust souhaitait intituler son oeuvre « Les intermittences du coeur ». Mais plus encore que les intermittences du coeur, nous avons, avec Marcel Proust, les intermittences du bonheur. D'où viennent ces bouffées de joie ? De ceci : que le grand artiste soulève partiellement pour nous le voile de laideur et d'insignifiance qui nous laisse incurieux devant l'univers. Proust a pris une vieille cuisinière, une odeur de moisi, une chambre provinciale, un buisson d'aubépine et nous a dit : « regardez mieux ; sous ces formes si simples, il y a tous les secrets du monde ».

Du côté de chez Swann.

Première partie : Combray.

1

Longtemps, le narrateur s'était couché de bonne heure. Il s'endormait vite mais, une demi-heure après, la pensée qu'il était temps de chercher le sommeil le réveillait. Il avait passé ses endormant de faire des réflexions sur ce qu'il venait de lire. Quelques secondes après son réveil, il lui semblait encore qu'il était lui-même ce dont parlait l'ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Endormant, il avait rejoint sans effort un âge à jamais révolu de sa vie primitive. Il avait retrouvé ses terreurs enfantines comme celle que son grand-oncle l'avait tiré par ses boucles. Il avait oublié cet événement pendant son sommeil. Il en avait retrouvé le souvenir aussitôt qu'il avait réussi à se réveiller. Par mesure de précaution, il avait entouré complètement sa tête de son oreiller avant de retourner dans le monde des rêves. Quelquefois, comme Eve était née d'une côte d'Adam, une femme naissait pendant son sommeil d'une fausse position de sa cuisse. Et en se réveillant, le reste des humains lui apparaissait comme bien lointain auprès de cette femme qu'il avait quittée. Le narrateur pensait qu'un homme qui dort tient en cercle autour de lui l'ordre des années et des mondes.

Quand il se réveillait, son esprit s'agitait pour chercher, sans y réussir, à savoir où il se trouvait et tout tournait autour de lui dans l'obscurité : les choses, les pays, les années.

Le corps du narrateur, le côté sur lequel il reposait étaient comme les gardiens fidèles d'un passé que son esprit n'aurait jamais tu oublier. Il pouvait être ainsi dans sa chambre chez Mme de Saint-Loup. Mais ces évocation tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelques secondes. Il finissait par se rappeler toutes les chambres où il avait dormi dans les longues rêveries qui suivaient son réveil. Il y avait ainsi les chambres divers  où, quand on est couché, on se blottit la tête dans un nid qu'on se tresse avec les choses les plus disparates, un coin de l'oreiller, le haut des couvertures, un bout de châle. Et les chambres d'été où l'on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entr’ouverts jette jusqu'au pied du lit son échelle enchantée. À Combray, la chambre du narrateur redevenait le point fixe et douloureux de ses préoccupations. Alors, pour le distraire, les soirs où on lui trouvait l'air trop malheureux, on lui donnait une lanterne magique. Cette lampe substituait à l'opacité des murs d'impalpables irisations et de surnaturelles apparitions multicolores. Mais sa tristesse n'en était qu’accrue car il ne reconnaissait plus sa chambre.

Le narrateur regrettait d'être obligé de quitter sa maman car elle restait à causer avec les autres au jardin s'il faisait beau ou dans le petit salon s'il faisait mauvais. Sa grand-mère trouvait que c'était une pitié de rester enfermé à la campagne et avait incessantes discussions avec son père quand celui-ci envoyait le narrateur lire dans sa chambre les jours de trop grande pluie. Elle pensait que ce n'était pas comme cela qu'il rendrait son fils robuste et énergique. La grand-mère avait apporté dans la famille du père du narrateur un esprit si différent que tout le monde la plaisantait et la tourmentait. Elle était si humble de coeur et si douce que sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu'elle faisait de sa propre personne et de ses souffrances se conciliaient dans son regard en un sourire. La famille torturait la grand-mère en forçant le grand-père à boire de la liqueur. Déjà homme par lâcheté, le narrateur faisait ce que nous faisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nous des souffrances et des injustices : il ne voulait pas les voir et il montait sangloter dans une petite pièce qui sentait l'iris. Le narrateur se réfugiait dans cette pièce parce qu’elle était la seule qu'il pouvait fermer à clé. Il s'y enfermait pour lire, pour rêver ou pour pleurer. Le narrateur ne savait pas que ce qui inquiétait le plus sa grand-mère au cours de ses déambulations incessantes de l'après-midi et du soir, c'était la santé délicate de son petit-fils. La seule consolation du narrateur, quand il montait se coucher, était que sa maman viendrait l'embrasser quand il serait dans son lit. Mais ce bonsoir durait six peu de temps que le moment où il pouvait entendre sa maman monter l'escalier était pour lui un moment douloureux. De sorte que ce bonsoir qu'il aimait tant, il arrivait à souhaiter qu'il arrive le plus tard possible. Le père du narrateur trouvait ce rite absurde. Les soirs où il y avait du monde à dîner, sa maman ne montait pas lui dire bonsoir.

Habituellement, c'était M. Swann qui était à peu près la seule personne à venir à Combray, quelquefois pour dîner en voisin ou après le dîner à l'improviste. Mais les parents du narrateur ne voulaient pas recevoir la femme de Swann. Quand on entendait le double tintement timide de la clochette, c'était la grand-mère qui était envoyée pour ouvrir aux visiteurs et la famille restait suspendue aux nouvelles que la grand-mère allait leur apporter de l'ennemi et bientôt après le grand-père disait reconnaître la voix de Swann. Swann avait un nez busqué, les yeux vers, sous un haut front entouré de cheveux blonds presque roux. Swann était très lié avec le grand-père, qui avait été un des meilleurs amis de son père. Le père de Swann avait veillé sa femme jour et nuit quand celle-ci était sur le point de mourir. Il ne put se consoler de la mort de sa femme pendant les deux années qu'il lui survécut. Il disait qu'il pensait très souvent à elle mais ne pouvait y penser beaucoup à la fois.

« Souvent mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann » était devenu une des phrases favorites du grand-père du narrateur. Le narrateur aura considéré le père de Swann comme un monstre si son grand-père, qu'il considérait comme meilleur juge, ne s'était écrié que le père Swann était un coeur d'or.

Pendant bien des années, surtout avant son mariage, Swann, le fils, venait souvent à Combray. La grand-tante et les grands-parents du narrateur ne soupçonnaient pas que Swann ne vivait plus du tout dans la société qu'avait fréquentée sa famille. Swann était un des membres les plus élégants du Jockey-Club et l'ami préféré du comte de Paris et du prince de Galles. Swann était de caractère discret et la bourgeoisie de l'époque se faisait de la haute société une idée un peu hindoue. Les bourgeois la considéraient comme composée de castes fermées d'où on ne pouvait sortir à moins des hasards d'une carrière exceptionnelle ou d'un mariage inespéré. Le père de Swann était agent de change et on connaissait qu'elles avaient été ses fréquentations. On savait donc qu'elles étaient celles de son fils. Mais il y avait fort à parier que ces gens inconnus de la famille du narrateur étaient de ceux qu'il n'aurait pas osé saluer en les rencontrant, s'il avait été en compagnie de la famille du narrateur. De plus, Swann demeurait dans un vieil hôtel situé quai d'Orléans, quartier que la grand-tante du narrateur trouvait infamant d'habiter. Elle ne lui supposait aucune compétence en matière d'art. Quand elle lui demandait son avis sur un tableau, il gardait un silence presque désobligeant. Si on avait dit à la grand-tante du narrateur que Swann se rendait dans tel salon que jamais l'oeil d'aucun agent ou associé d'agent ne pouvait contempler, cela lui aurait donné l'impression d'avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel, quand il se saura seul, pénétrera dans la caverne éblouissante de trésors insoupçonnés.

La grand-tante du narrateur croyait que Swann devait être flatté d'être invité à Combray. Aussi, en usait-elle cavalièrement avec lui. On ne se gênait guère pour l'envoyer quérir dès qu'on avait besoin d'une recette de sauce gribiche pour des grands dîners où on ne l'invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour être présenté à des étrangers qui venaient pour la première fois.

Le narrateur pensait que notre personnalité sociale est une création de la pensée des autres. Sans doute, dans le Swann que les parents du narrateur s'étaient constitué, ils avaient omis par ignorance de faire entrer une foule de particularités de sa vie mondaine. Alors que la grande société pouvait voir des élégances régner dans son visage.

Le narrateur pensait qu'il en était de notre vie ainsi que d'un musée où tous les portraits d'un même temps ont un air de famille, une même tonalité. Ainsi, pour lui, il y avait un premier Swann rempli de loisir, parfumé par l'odeur du grand marronnier, des paniers de framboise et d'un brin d'estragon. La grand-mère du narrateur pensait que la distinction était quelque chose d'absolument indépendant du rang social. Ainsi, elle pouvait s'extasier sur une réponse que le giletier lui avait faite et trouver commun le neveu de la marquise de Villeparisis.

La marquise de Villeparisis avait dit à la grand-mère du narrateur que Swann était un grand ami de ses neveux. Cela avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l'esprit de la grand-mère du narrateur, mais d'y abaisser Mme de Villeparisis. Cette opinion parut ensuite confirmée par le mariage de Swann avec une femme de la pire société, presque une cocotte. Il ne chercha d'ailleurs jamais à la présenter à Combray. Un jour, le grand-père du narrateur découvrit dans un journal que Swann était un des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc de X… Il fut enchanté d'apprendre que Swann fréquentait des gens qui avaient connu le duc de Broglie ou le duc Pasquier. La grand-tante, au contraire, considérait que quelqu'un qui choisissait ses fréquentations en dehors de sa caste subissait à ses yeux un fâcheux déclassement. Elle blâma le projet du grand-père du narrateur qui voulait interroger Swann sur ses amis. Les deux soeurs de la grand-mère qui n'avaient pas son esprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvait trouver à parler de niaiseries pareilles. Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devait venir dîner, elles avaient découvert dans un article du Figaro, consacré à une exposition de Corot, la mention du nom de Swann car il avait prêté un des tableaux de sa collection. Les soeurs de la grand-mère avaient manifesté l'intention de parler à Swann de cet article du Figaro mais la grand-tante le leur déconseilla. Chaque fois que la grand-tante voyait aux autres un avantage qu'elle n'avait pas, elle se persuadait que ce n'était pas un avantage mais un mal. Alors, elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. La mère du narrateur ne pensait qu'à tâcher d'obtenir de son mari qu'il consente à parler à Swann de sa fille qu'il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avait fini par faire ce mauvais mariage. Pour le narrateur, la venue de Swann devint l'objet d'une préoccupation douloureuse. En effet, les soirs ou des étrangers venaient, sa maman ne montait pas dans sa chambre. Il devait dîner avant tout le monde et venait ensuite s'asseoir à table, jusqu'à huit heures où il était convenu qu'il devait monter dans sa chambre. Le baiser précieux et fragile que sa maman lui confiait d'habitude dans son lit au moment de s'endormir, il lui fallait le transporter de la salle à manger dans sa chambre. La mère du narrateur trouva le moyen d'emmener Swann un peu à l'écart, dès son arrivée. Le narrateur suivit sa mère. Il l'entendit demander à Swann des nouvelles de sa fille. Mais elle fut interrompue par le grand-père. Les efforts du grand-père pour faire parler Swann de ses fréquentations furent infructueux. En effet, les deux soeurs de la grand-mère l'interrompirent. Flora (une des deux soeurs) qui procédait toujours par allusion interrompit Swann quand celui-ci parla du journal de Saint-Simon. Elle prétendit que la lecture des journaux lui semblait fort agréable quand les journaux parlaient de choses ou de gens qui l'intéressaient. Cela pour montrer qu'elle avait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. Quand Swann cita Saint-Simon qui avait comparé un homme à une épaisse bouteille pleine d'humeur, Flora, qui tenait à remercier Swann pour la caisse de vin d'Asti qu'il avait offerte, affirma connaître des bouteilles ou il y avait tout autre chose. Le grand-père était navré, sentant l'impossibilité de chercher à faire raconter à Swann les histoires qu'il attendait de lui. Il se rappela une citation que sa fille lui avait apprise : « Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr ! »

Le narrateur aurait voulu pouvoir embrasser sa mère avant le dîner mais son grand-père eut la férocité inconsciente de dire que le petit avait l'air fatigué et qu'il devait monter se coucher. Le narrateur dut partir sans viatique. Il monta l'escalier à contrecoeur. L'escalier exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé cette sorte particulière de chagrin que le narrateur ressentait chaque soir. Une fois dans sa chambre, en fermant les volets, il avait l'impression de creuser son propre tombeau et de revêtir le suaire de sa chemise de nuit. Alors il voulut écrire un mot à sa mère pour qu'elle monte l'embrasser mais Françoise, la cuisinière de sa tante, refusa de porter le mot. Elle considérait qu'il ne fallait pas déranger les parents ou l'invité. Le narrateur était irrité que Françoise confère un caractère sacré au dîner au point qu'elle refuserait d'en trouver la cérémonie. Alors il eut l’idée de mentir en disant que c'était sa mère qui, en le quittant, lui avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer une réponse relativement un objet qu'elle l'avait prié de chercher. Françoise sortit donc d'un air résigné il revint au bout d'un moment pour dire qu'il était impossible au maître d'hôtel de remettre la lettre et qu'il faudrait attendre que les convives en soient aux rince- bouches. Alors son anxiété tomba et il pensa que sa lettre allait le faire entrer invisible et ravi dans la même pièce que sa maman car on allait lui parler de lui à l'oreille. Son coeur était enivré en pensant que sa maman pourrait lire ses lignes. De plus, il se disait qu'elle allait sans doute venir.

Swann aurait très bien pu comprendre ce que ressentait le narrateur. Une angoisse semblable puis le tourment de longues années de sa vie ; c'est angoisse qu'il y a à sentir l'être qu'on aime dans un lieu de plaisir où l'on n'est pas, où l'on ne peut pas le rejoindre. Hélas ! Swann en avait fait l'expérience, les bonnes intentions d'un tiers sont sans pouvoir sur une femme qui s'irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu'un qu'elle n'aime pas. La mère du narrateur ne vint pas. Elle avait demandé à Françoise de lui rapporter qu'il n'y aurait pas de réponse. Il décida alors de se mettre sur le chemin de sa mère au moment où elle montrait se coucher. Il se pencha à la fenêtre et entendit ses parents discuter à propos de Swann. On disait que la femme de Swann vivait au su de tout Combray avec un certain M. de Charlus. La mère du narrateur fit remarquer qu'il avait pourtant l'air bien moins triste depuis quelque temps. Elle pensait qu'au fond Swann n'aimait plus sa femme. Le grand-père révéla qu'il avait reçu une lettre de Swann ne laissant aucun doute sur ses sentiments, au moins d'amour, pour sa femme. Le grand-père reprocha à ces deux belles-soeurs de n'avoir pas remercié Swann pour l'Asti. Flora rétorqua avoir tourné son remerciement assez délicatement et Céline était d'accord avec sa soeur. Le grand-père leur assura que Swann n'avait rien compris. Le narrateur entendit sa mère monter l'escalier et fermer sa fenêtre. Il alla sans bruit dans le couloir. À la première seconde, sa mère le regarda avec étonnement puis avec une expression de colère. Mais l'entendit son mari qui montait du cabinet de toilette ou il était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu'il ferait à son fils, elle lui demanda de se sauver. Mais c'était trop tard. Le père arriva. Mais son père n'avait pas de principe ni d'intransigeance. Il regarda son fils un instant d'un air étonné et fâché puis quand sa femme lui expliqua ce qui était arrivé, il lui demanda de monter avec lui dans sa chambre. Il lui conseilla même de dormir cette nuit dans la chambre de son fils.

Le narrateur ne pouvait pas remercier son père car cela lui l'aurait agacé par ce qu'il appelait des sensibleries. Et, depuis peu de temps, le narrateur recommençait à très bien percevoir les sanglots qu'il avait eu la force de contenir devant son père et qui n'éclataient que quand il se retrouvait seul avec sa maman. Cette nuit-là, la tristesse du narrateur ne fut plus considérée comme une faute punissable mais comme un mal involontaire qu'on venait de reconnaître officiellement et comme un état nerveux dont il n'était pas responsable. Pourtant, il n'était pas heureux. Il lui semblait que sa mère venait de lui faire une première concession qui devait lui être douloureuse et que pour la première fois, elle s'avouait vaincue. Il pensait que cette nuit resterait une triste date. Il semblait au narrateur qu'il venait d'une main impie et secrète de tracer dans l'âme de sa mère une première ride et d'y faire apparaître un premier cheveu blanc. Comme tous deux n'arrivaient pas à trouver le sommeil, sa maman lui proposa de sortir les livres que sa grand-mère devait lui donner pour sa fête. Les livres étaient : La Mare au diable, François le Champi, La petite Fadette et Les Maîtres sonneurs. Plus tard, le narrateur appris que sa grand-mère voulait lui offrir d'autres livres : les poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana. Mais le père du narrateur l'avait presque traité de folle en apprenant les livres qu'elle voulait donner à l'enfant. Elle avait dû retourner à la librairie pour acheter quatre romans champêtres de George Sand.

La grand-mère du narrateur ne se résignait jamais à rien acheter dont ne put tirer un profit intellectuel. Elle aurait aimé que son petit-fils ait dans sa chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus beaux. Elle avait choisi le roman champêtre de George Sand car ils étaient pleins d'expressions tombées en désuétude et elle pensait que les vieilles choses exercent sur l'esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgie d'impossibles voyages dans le temps. La maman du narrateur avait choisi François le Champi. La couverture rougeâtre du livre et son titre incompréhensible donnaient pour le narrateur une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Quand sa mère lui faisait la lecture, elle passait toutes les scènes d'amour. Sa mère était attentive à bannir de sa voix toute petitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d'y être reçu. Elle fournissait toute la tendresse naturelle que réclamaient ces phrases. Les phrases semblaient avoir été écrites pour la voix de sa mère. Elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale et continue.

Le narrateur savait qu'une telle nuit ne pourrait se renouveler.

Le narrateur pensait très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captifs dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée. Jusqu'au jour, qui pour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l'arbre, entrer en possession d'un objet qui est leur prison. Alors ces choses nous appellent et sitôt que nous les avons reconnues, l'enchantement est brisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avec nous. Le passé est caché hors du domaine de l'intelligence et de sa portée, en quelque objet matériel que nous ne soupçonnons pas. Cet objet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou que nous ne le rencontrions pas. Il y avait déjà bien des années que Combray n'existait plus pour le narrateur. Mais un jour d'hiver, comme il rentrait à la maison, sa mère, voyant qu'il avait froid, lui proposa un peu de thé. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodu appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-Jacques. Le narrateur porta à ses lèvres une cuillerée du thé dans laquelle il avait laissé s'amollir un morceau de madeleine. À l'instant même où la gorgée mêlée de miettes de gâteau toucha son palais, il tressaillit, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en lui. Un plaisir délicieux l'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Aussitôt, il avait cessé de se sentir médiocre, contingent, mortel. Et tout d'un coup le souvenir apparut au narrateur. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray, quand il allait lui dire bonjour dans sa chambre, sa tante Léonie lui offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. Le narrateur pensait qu'après la destruction des choses, l'odeur et la saveur restaient encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. Dès qu'il reconnut le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que lui donnait sa tante, aussitôt la vieille maison grise sur la rue revint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin que l'on avait construit pour ses parents. Puis avec la maison, la ville, depuis le matin jusqu'au soir et par tous les temps, la place où on l'envoyait avant déjeuner, les rues où il allait faire des courses, les chemins qu'il prenait si le temps était beau. Tout Combray et ses environs prenaient forme et solidité, tout cela était sorti de sa tasse de thé.

 

II

Combray, vu du chemin de fer, ce n'était qu'une église résumant la ville et la représentant. Quand on s'approchait, on voyait les dos laineux et gris des maisons rassemblées qu'un reste de rempart du Moyen Âge cernait çà et là d'un trait aussi parfaitement circulaire qu'une petite ville dans un tableau de primitif. La ville était un peu triste et les noms des rues étaient celui de saints : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où se trouvait la maison de la tante du narrateur, rue Saint Hildegarde et rue du Saint Esprit. Léonie, la tante du narrateur n'avait plus voulu quitter Combray après la mort de son mari. Elle causait toute seule à mi-voix dans sa chambre. Elle croyait que c'était salutaire pour sa gorge et que cela rendrait moins fréquents les étouffements et les angoisses dont elle souffrait. Et puis, dans l'inertie absolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importance extraordinaire. Le monologue était sa seule forme d'activité. Ayant pris l'habitude de penser tout haut, elle ne faisait pas toujours attention à ce qu'il n'y eût personne dans la chambre voisine. Et le narrateur l'entendait souvent se dire à elle-même : « il faut que je me rappelle bien que je n'ai pas dormi ». Ne jamais dormir était sa grande prétention. Quand elle voulait faire un somme dans la journée, on disait qu'elle voulait « réfléchir » ou « reposer ». Françoise faisait infuser du thé ; ou, si Léonie se sentait agitée, elle demandait à la place de la tisane. Alors elle pouvait tremper dans l'infusion bouillante dont elle savourait le goût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle tendait à son neveu un morceau quand il était suffisamment amolli. Il y avait dans sa chambre une table sur laquelle reposait une statuette de la vierge et de livres de messe ainsi que des ordonnances de médicaments, tout ce qu'il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime. De sa fenêtre, elle regardait la rue pour y lire du matin au soir la chronique quotidienne de Combray qu'elle commentait ensuite avec Françoise.

Françoise délaissait un peu sa maîtresse pendant les mois où le narrateur et ses parents étaient présents. Léonie passait encore l'hiver à Paris chez sa mère quand le narrateur était enfant. C'est pourquoi, il connaissait peu Françoise à cette époque. Il la voyait le 1er janvier pour les étrennes. Il lui donnait une pièce de cinq francs. Il pouvait voir Françoise, immobile et debout dans l'encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de sainte dans sa niche. Il pouvait voir sur son visage l'amour désintéressé de l'humanité, le respect attendri pour les hautes classes qu'exaltait dans les meilleures régions de son coeur l'espoir des étrennes. Françoise avait pour les liens invisibles des membres d'une famille autant de respect qu'un tragique grec. La mère du narrateur avait deviné que Françoise n'aimait pas son gendre et qu'il lui gâtait le plaisir qu'elle avait à être avec sa fille. La mère du narrateur était la première personne qui donna à Françoise cette douce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysanne pouvaient présenter de l'intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour une autre qu'elle-même.

Parfois, Léonie demander à Françoise d'éclaircir quelques mystères. Elle lui demandait d'aller faire des courses chez Camus qui était au courant de toutes les nouvelles de Combray. À Combray, une personne qu'on ne connaissait point était un être aussi peu croyable qu'un dieu de la mythologie. Des recherches bien conduites finissaient pas réduire le personnage fabuleux aux proportions d'une personne qu'on connaissait pour avoir des liens de parenté avec des gens de Combray. On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si Léonie avait vu par hasard passer un chien qu'elle ne connaissait pas, elle ne cessait de penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d'induction et ses heures de liberté.

Le narrateur aimait l'église de Combray avec son vieux porche et ses vitraux qui lui faisaient penser à un jeu de cartes. Il y en avait un qui était à hauts compartiments divisés en une centaine de petits vitraux rectangulaires où dominait le bleu. Le narrateur comparait ces vitraux à un tapis éblouissant et doré de myosotis en verre. Il y avait également deux tapisseries qui représentaient le couronnement d'Esther. Il voyait  l'église comme quelque chose d'entièrement différent du reste de la ville : un édifice occupant un espace déployant à travers les siècles son vaisseau qui semblait vaincre et franchir des époques successives d'où il sortait victorieux. C'était le clocher de Saint-Hilaire qui servait de repère au père du narrateur quand il partait de Paris avec sa famille pour aller à Combray. Dès qu'il l'apercevait il disait à sa famille de prendre les couvertures car on était arrivé. La grand-mère du narrateur trouvait le clocher de l'église de Combray l'air naturel et l'air distingué. C'était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations, à toutes les heures, à tous les points de vues de la ville, leur figure, leur couronnement, leur consécration. Et bien longtemps après, si, dans une grande ville de province ou dans un quartier de Paris qu'il connaissait mal, un passant lui montrait au loin un clocher de couvent comme point de repère, le narrateur s'arrêtait devant le clocher pendant des heures pour essayer de se souvenir du clocher de l'église de Combray. Ainsi, il sentait au fond de lui des terres reconquises sur l'oubli. Le narrateur se rappelait qu'en rentrant de la messe, il rencontrait souvent M. Legrandin qui était souvent retenu à Paris par sa profession d'ingénieur mais qui était plus lettré que bien des littérateurs et avait une certaine réputation comme écrivain. La famille du narrateur le citait toujours en exemple. La grand-mère lui reprochait seulement de parler un peu trop bien et d'avoir des tirades enflammées contre l'aristocratie allant jusqu'à reprocher à la Révolution de ne pas avoir guillotiné tous les nobles. M. Legrandin disait au narrateur de tâcher de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de sa vie.

Léonie avait une autre femme à son service en dehors de Françoise. Elle s'appelait Eulalie. C'était une fille boiteuse, active et sourde. Elle avait pris à côté de l'église une chambre d'où elle descendait tout le temps pour assister aux offices ou dire une petite prière ou donner un coup de main à Théodore qui servait également de chantre à l'église. Le reste du temps elle allait voir des personnes malades à qui elle racontait ce qui s'était passé à la messe ou aux vêpres. Ses visites étaient la grande distraction de Léonie. En effet, Léonie ne recevait plus guère personne d'autre en dehors du curé. Elle avait peu à peu évincé tous les autres visiteurs. Soit parce qu'ils lui conseillaient de se secouer. Soit au contraire parce qu'ils avaient l'air de croire qu'elle était plus gravement malade qu'elle ne pensait. Françoise s'amusait des ruses toujours victorieuses de Léonie pour arriver à congédier les visiteurs et de leur mine déconfite quand ils se retournaient sans avoir vu Léonie. Au fond, Françoise admirait sa maîtresse qu'elle jugeait supérieure à tous ces gens puisqu'elle ne voulait pas les recevoir. En somme, Léonie exigeait à la fois qu'on l'approuve dans son régime, qu'on la plaigne pour sa souffrance et qu'on la rassure sur son avenir. C'est à quoi Eulalie excellait. Eulalie savait comme personne distraire Léonie sans la fatiguer. Elle venait tous les dimanches. Et chaque dimanche, Léonie ne pensait qu'à cette visite.

Françoise cuisinait avec art pour la famille du narrateur. Celui qui aurait refusé de goûter ses desserts en disant qu'il n'avait plus faim se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, même dans le présent qu'un artiste leur fait d'une de ses oeuvres, regarde au poids et à la matière alors que n’y valent que l'intention et la signature. Après le repas, le narrateur entrait dans le petit cabinet de repos de son oncle Adolphe, un frère de son grand-père, ancien militaire. Puis un jour, Adolphe n'était plus venu à Combray à cause d'une brouille qui était survenue entre lui et la famille par la faute du narrateur. Une ou deux fois par mois, à Paris, le narrateur était envoyé chez son oncle. À cette époque, il avait l'amour du théâtre. Pourtant ses parents ne lui avaient encore jamais permis d'y aller. Tous les matins, il courait jusqu'à la colonne Morris pour voir les spectacles qu'elle annonçait. Rien n'était plus heureux que les rêves offerts à son imagination par chaque pièce annoncée. Il demandait à ses camarades qu'elles étaient leurs acteurs préférés pour établir lui-même un classement. Il cassait ainsi par ordre de talents les plus illustres : Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet, Madeleine Brohan, Jeanne Samary. Son oncle recevait des actrices chez lui. Et si l'oncle ne recevait que certains jours, c'était parce que les autres il recevait des actrices chez lui.

La famille n'appréciait guère. Un jour, sous le prétexte qu'une leçon qui avait été déplacée tombait si mal qu'elle avait empêché le narrateur plusieurs fois de voir son oncle il profita de ce que ses parents avaient déjeuné de bonne heure pour aller seule chez son oncle. De l'escalier, il entendit un rire et une voix de femme. Le valet de chambre vint ouvrir et en voyant le narrateur il parut embarrassé. Le narrateur entendit la femme demander à son oncle de le laisser entrer. Le narrateur ne savait pas s'il fallait lui dire Madame ou Mademoiselle et cela le fit rougir. Le narrateur fut présenté à la jeune femme comme le neveu et pas sous son nom. D'ailleurs son oncle ne lui donna pas le nom de l'actrice. Il cachait autant que possible d'éviter tout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.

L'actrice trouva que l'enfant ressemblait à sa mère. L'oncle lui répondit qu'il ressemblait surtout à son père. Le narrateur ne trouva chez la jeune femme rien de l'aspect théâtral qu'il admirait dans les photographies d'actrices, ni de l'expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu'elle devait mener. Puis, l'oncle les fit passer dans le cabinet de travail et il offrit la jeune femme des cigarettes. Mais elle est refusa car elle était habituée à celles que le grand-duc lui envoyait. Puis l'oncle dit à la jeune femme qu'il était l'heure qu'elle s'en aille.

Le narrateur baisa la main que la jeune femme lui tendait. Elle aurait voulu qu'il revienne mais l'oncle déclara que c'était impossible. Le narrateur promit de ne rien dirait à ses parents de cette visite. Mais il répéta tout à ses parents deux heures plus tard. Il avait espéré que ses parents recevraient le jugement bienveillant qu'il avait eu pour cette jeune femme. Son père et son grand-père eurent avec l'oncle des explications violentes. L'oncle ne pardonna pas à sa famille et mourut bien des années plus tard sans que la famille ne l’ait jamais revu. À Combray, Françoise était aidée par une fille de cuisine. Ce n'était jamais la même.

Le narrateur lisait dans sa chambre quand il faisait trop chaud. Parfois, sa grand-mère le suppliait de sortir. Il ne voulait pas renoncer à sa lecture alors il la continuait dans le jardin. Ce que le narrateur appréciait dans la lecture c'était la capacité du roman à le troubler à la façon d'un rêve mais d'un rêve plus clair que ceux que nous avons endormant et dont le souvenir peut durer davantage. Pour lui, le livre pouvait déchaîner tous les bonheurs et tous les malheurs possibles en une seule heure alors que dans notre propre vie il faudrait des années pour n'en connaître que quelques-uns. Les paysages qu'il découvrait dans les livres lui semblaient plus vivement représentés à son imagination que ceux de Combray. Il éprouvait un intérêt magique pour la lecture à tel point qu'il ne voyait pas les heures passer. La cloche d'or sur la surface azurée du silence avait été effacée. Ainsi, les incidents médiocres de son existence personnelle avaient été remplacés par une vie d'aventures et d'aspirations étranges au sein d'un pays arrosé d'eaux vives. Quelquefois il était tiré de sa lecture par la fille du jardinier venue lui annoncer les manoeuvres de garnison. Françoise en était émue car elle savait que cette pauvre jeunesse serait fauchée comme un pré. Un jour que le narrateur lisait un livre de Bergotte, sa lecture fut transformée par l'interruption et le commentaire qui furent apportés par une visite de Swann. C'est un camarade du narrateur, Bloch qui lui en avait conseillé la lecture. Le grand-père du narrateur prétendait que chaque fois qu'il se liait avec un de ses camarades plus qu'avec les autres et qu'il l'amenait à la maison, c'était toujours un juif. Le grand-père trouvait que ce n'était pas d'habitude parmi les meilleures camarades qu'il le choisissait. Son grand-père devinait non seulement l'origine juive des amis du narrateur mais même ce qu'il y avait quelquefois de fâcheux dans leur famille. Mais ces petites manies de son grand-père n'impliquaient aucun sentiment malveillant à l'endroit de ses camarades. Bloch avait déplu aux parents du narrateur pour d'autres raisons. Il avait dit au père du narrateur qu'il était incapable de dire s'il pleuvait prétendant vivre résolument en dehors des contingences physiques. De plus, il avait déplu à la grand-mère du narrateur parce qu'il avait étouffé un sanglot et essuyé des larmes quand elle avait dit qu'elle était un peu souffrante. Elle ne le croyait pas sincère. Il avait mécontenté tout le monde en disant qu'il méprisait la montre et le parapluie.

Un jour, Bloch dit au narrateur que toutes les femmes ne pensaient qu'à l'amour et qu'il n'y en avait pas dont on ne pût vaincre les résistances. Il avait assuré avoir entendu dire de la façon la plus certaine que la grand-tante du narrateur avait eu une jeunesse orageuse et avait été publiquement entretenue. Le narrateur répéta les propos de son camarade à ses parents et on mit Bloch à la porte définitivement. Néanmoins, le narrateur éprouva beaucoup de plaisir à lire Bergotte. Il appréciait son flux mélodique et ses expressions anciennes.

Il arrivait parfois qu'une page de Bergotte disait la même chose que ce que le narrateur écrivait souvent la nuit à sa grand-mère et à sa mère quand il ne pouvait pas dormir. Alors, il lui arrivait de penser que son humble vie et les royaumes du vrai n'étaient pas aussi séparés qu'il l'avait cru. Il pleurait sur les pages de l'écrivain comme dans les bras d'un père retrouvé. Swann avait reconnu que Bergotte était un charmant esprit. D'ailleurs, il le connaissait et proposa au narrateur de lui fournir une dédicace en tête d'un volume. Alors le narrateur demanda à Swann quel était l'acteur que Bergotte préférait. Swann ne savait pas mais il savait que l'écrivain adorait la Berma. Le narrateur remarqua que Swann avait l'air de ne pas oser avoir une opinion et de n'être tranquille que quand il pouvait donner méticuleusement des renseignements précis. Le narrateur trouvait tout cela contradictoire.

Swann dit au narrateur que Bergotte était un grand ami de sa fille avec qui il allait souvent visiter les villes, les cathédrales et les châteaux. Le père du narrateur ne souhaitait pas fréquenter la femme et la fille de Swann et le narrateur pensait que lui et sa famille devaient être un objet de mépris pour la femme de Swann. Le narrateur pensait que la fille de Swann pourrait le considérer lui-même comme quelqu'un de grossier et d'ignorant car elle avait l'habitude de fréquenter Bergotte. Alors il fut rempli à la fois de désirs et de désespoir.

Un dimanche, Léonie reçut la visite du curé en même temps que celle d'Eulalie. Léonie n'aimait pas cela car elle préférait profiter d'Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Elle avait entendu dire qu'un artiste avait installé son chevalet dans l'église pour copier un vitrail. Elle ne comprenait pas pourquoi car elle trouvait que le vitrail était vilain. Alors le curé raconta brièvement l'histoire de l'église de Combray. Il évoqua à Léonie la possibilité de monter les 97 marches de l'église pour observer le panorama que l'on avait du clocher. Quand le temps était clair on pouvait distinguer jusqu'à Verneuil. Le curé avait tellement fatigué Léonie qu'elle fut obligée de renvoyer Eulalie. Alors elle lui donna la pièce. Cela mécontenté Françoise qui aurait préféré que la générosité de Léonie s'exerce sur des gens de son rang. Françoise méprisait les gens qui n'étaient pas plus qu'elle-même. Sauf si ces derniers l'appelaient « Mme Françoise ». Françoise commença à trouver bien petits les dons que Léonie lui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie. Françoise haïssait Eulalie mais elle la craignait alors elle se croyait tenue de lui faire « bon visage ». Le train-train de Léonie fut troublé une fois cette année-là. Eulalie accoucha dans des douleurs intolérables il n'y avait pas de sage-femme à Combray. Léonie, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put se reposer et Françoise qui était partie chercher une sage-femme à Thiberzy n'était revenue que très tard. Le narrateur avait surpris sa tante dans son sommeil. Elle évoquait dans un rêve la fille de cuisine en train d'accoucher. Il y avait au sein de l'uniformité de la vie de Léonie une sorte d'uniformité secondaire. C'est ainsi que, tous les samedis, comme Françoise allait dans l'après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner se déroulait à 11 heures. Et la famille éprouvait ainsi la force de la solidarité grâce au retour de ce samedi asymétrique. D'ailleurs la famille du narrateur appelait barbares tous les gens qui ne savaient pas ce qu'avait de particulier le samedi. Françoise trouvait amusant qu'un visiteur arrive à 11 heures et découvre, interloqué, la famille à table. Le samedi avait encore ceci de particulier que, ce jour-là, pendant le mois de mai, la famille sortait après le dîner pour aller au « mois de Marie ».

C'est à cette époque que le narrateur avait commencé à aimer les aubépines. Des aubépines étaient posées sur l'autel de l'église. M. Vinteuil était venu avec sa fille se placer à côté de la famille du narrateur. Il avait été le professeur de piano des soeurs de la grand-mère du narrateur. Il avait souvent été reçu par la famille mais, d'une pudibonderie excessive, il cessa de venir pour ne pas rencontrer Swann. En effet, il estimait que Swann avait fait un mariage déplacé. Sa seule passion était pour sa fille qu'il avait l'air d'un garçon. Le samedi soir, le père du narrateur, s'il faisait clair de lune et que l'air était chaud, emmenait sa famille faire une promenade par le calvaire. La famille revenait par le boulevard de la gare ou se trouvaient les plus agréables villas de la commune. Le narrateur pensait que Léonie était dans l'attente d'un cataclysme domestique. Il savait qu'elle aimait véritablement sa famille et qu'elle aurait eu plaisir à la pleurer si la maison avait brûlé. Comme n'était jamais survenu aucun événement de ce genre dont Léonie méditait certainement la réussite quand elle était seule, elle se rabattait, pour rendre de temps en temps sa vie plus intéressante en y introduisant des péripéties imaginaires qu'elle suivait avec passion.

Léonie s'imaginait que Françoise la volait. Quelquefois, Léonie voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche, elle confiait à Eulalie ses doutes sur la probité de Françoise. Parfois, elle confiait à Françoise ses soupçons de l'infidélité d'Eulalie. Mais les soupçons que pouvait parfois lui inspirer Eulalie n'étaient qu'un feu de paille et tombaient vite, faute d'aliment. Car Eulalie n'habitait pas la maison. Il n'en était pas de même de ceux qui concernaient Françoise. Peu à peu, Léonie n'eut plus d'autre occupation que de chercher à deviner ce qu'à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher, Françoise. D'un seul mot, Léonie pouvait faire pâlir Françoise et semblait en éprouver un divertissement cruel. De plus, Eulalie voulait prouver à Léonie qu'elle était, dans ses suppositions, bien au-dessous de la vérité. Françoise attachait de plus en plus d'attention aux moindres gestes et aux moindres paroles de Léonie. Quand elle avait quelque chose à lui demander, Françoise hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s'y prendre. La méchanceté de Léonie était née de son oisiveté. Le narrateur appréciait Françoise et ses talents de cuisinière. Il regardait Françoise tourner à la broche un poulet, comme elle seule savait en rôtir, de telle manière que l'odeur de ses mérites avait porté loin dans Combray. Le narrateur pensait que c'était la douceur qui prédominait dans son caractère. L'arôme de la chair du poulet que Françoise savait rendre aussi onctueuse et tendre n'étant pour le narrateur que le propre parfum d'une de ses vertus.

Un jour, le narrateur vit Françoise tuer un poulet en criant : « sale bête ! ». Il remonta dans sa chambre tout tremblant ; il aurait voulu qu'on mît Françoise tout de suite à la porte. Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux, aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d'autres êtres d'une dureté singulière. Malgré cela la tante Léonie l'avait gardée, car si elle connaissait sa cruauté, elle appréciait son service. Le narrateur se rendit compte que les humains excitaient d'autant plus la pitié de Françoise par leurs malheurs qu'ils vivaient plus éloignés d'elle. Les torrents de larmes qu'elle versait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus, se tarissaient vite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l'objet d'une façon un peu précise. Françoise fut insensible à la souffrance de la fille de cuisine quand celle-ci fut prise d'atroces coliques après son accouchement. Françoise trouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable à tout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des années plus tard, la famille apprit bien des années plus tard que si cet été-là elle avait mangé presque tous les jours des asperges, c'était parce que lors odeur donnait à la pauvre fille de cuisine chargée de les éplucher des crises d'asthme d'une telle violence qu'elle fut obligée de finir par s'en aller.

Un dimanche, le narrateur eut l'occasion de changer d'opinion sur M. Legrandin. Sa mère s'aperçut qu'on avait oublié le saint-honoré et demanda à son mari de retourner avec son fils pour dire qu'on apportât le gâteau tout de suite. Ils croisèrent près de l'église Legrandin qui venait en sens inverse conduisant une dame à sa voiture. Il fit un signe au narrateur et à son père et ce signe put passer parfaitement inaperçu de son interlocutrice. Legrandin avait précisément demandé la veille aux parents du narrateur de l'envoyer dîner ce soir-là avec lui. Après quoi, ses parents s'étaient demandés s'ils devaient envoyer tout de même dîner leur fils avec Legrandin. Mais la grand-mère refusait de croire que Legrandin était impoli. Lors du dîner, le narrateur demanda à Legrandin s'il connaissait les châtelaines de Guermantes. Il prétendit ne pas les connaître. Il affirmait avoir toujours tenu à garder sa pleine indépendance. Le narrateur ne comprenait pas bien que, pour ne pas aller chez des gens qu'on ne connaissait pas, il fut nécessaire de tenir à son indépendance. Le narrateur savait que Legrandin aimait beaucoup les gens des châteaux et se trouvait pris devant eux d'une si grande peur de leur déplaire qu'il n'osait pas leur laisser voir qu'il avait pour amis des bourgeois et qu'il était snob.

Le narrateur avait perçu deux Legrandin : le premier qui était un causeur avec un joli langage et l'autre qui avait le verbe infiniment plus prompt. Jamais le snobisme de Legrandin, ne lui conseillait d'aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l'imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Et seuls les autres savaient qu'il était un snob. À présent, la famille du narrateur n'avait plus aucune illusion sur Legrandin et les relations avec lui s'étaient fort espacées. La mère du narrateur s'amusait infiniment chaque fois qu'elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu'il n'avouait pas, le snobisme. Les parents du narrateur décidèrent d’envoyer leurs fils à Balbec pendant les grandes vacances. Le père pensait que ce serait le moyen de piéger Legrandin en annonçant à ce dernier que l'enfant se rendrait à Balbec  pour voir si le snob offrirait de mettre l'enfant en rapport avec sa soeur. Or, sans qu'on ait besoin de lui parler de Balbec, ce fut lui-même qui, ne se doutant pas qu'un piège lui était tendu se piégea lui-même un soir où la famille le rencontra au bord de la Vivonne. Il déconseilla au père du narrateur d'envoyer son fils dans cette région. Pour lui il ne fallait pas aller à Balbec avant 50 ans, et encore cela dépendait de l'état du coeur de la personne. Pour lui, c'était un pays de pure fiction et d'une mauvaise lecture pour un enfant. Mais le père du narrateur reparla de Balbec à Legrandin et le tortura de questions. Legrandin aurait fini par édifier toute une éthique de paysage et une géographie céleste de la Basse-Normandie plutôt que d'avouer qu'à 2 km de Balbec habitait sa propre soeur.

Quand le narrateur et ses parents se rendaient du côté de Guermantes, ils rentraient fort tard chez la tante Léonie. Un soir, la tante s'était inquiétée alors que la confusion n'était pas possible. Il y avait, en effet, autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et si opposés qu'on ne sortait pas en effet de chez Léonie par la même porte. Il y avait le côté de chez Swann parce qu'on passait devant la propriété de Swann et le côté de Guermantes. Le côté de chez Swann était aussi le côté de Méséglise que le père du narrateur considérait comme la plus belle vue de la chaîne qu'il connaissait. Quant au côté de Guermantes il en parlait comme du type de paysage de la rivière. Le narrateur avait instauré une démarcation entre les deux côtés à cause de l'habitude de sa famille de ne jamais aller vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade.

Quand la famille voulait aller du côté de Méséglise, elle sortait par la grande porte de la maison de Léonie sur la rue du Saint Esprit. Elle était saluée par l'armurier, elle disait à Théodore que Françoise n'avait plus de ville ou de café et elle sortait de la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parc de M. Swann. Depuis le mariage de Swann, la famille du narrateur passé devant la maison de Swann sans s'arrêter et se détournait du chemin qui longeait le parc de Swann. Mais un jour, le grand-père rappela à la famille que Swann avait annoncé la veille de sa femme et sa fille étaient parties pour Reims. Ils n'eurent donc pas à éviter le parc de Tansonville et le narrateur put le contempler pour la première fois. Tout à coup, il aperçut une fillette d'un blond roux qui avait l'air de rentrer de promenade. La fillette regarda le narrateur, son père et son grand-père puis elle se détourna d'un air indifférent et dédaigneux. Seul le narrateur l'avait vue. La fillette esquissa un geste indécent à l'intention du narrateur. Une voix perçante et autoritaire appela la fillette par son prénom : Gilberte. Le narrateur remarqua également un monsieur habillé de coutil qu'il ne connaissait pas. Le grand-père avait reconnu l'homme. C'était Charlus. La femme autoritaire était la mère de Gilberte et la femme de Swann. Le narrateur était tombé amoureux de Gilberte au premier regard.

Déjà le charme dont son nom avait encensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu allait gagner et enduire tout ce qui l'approchait. Le grand-père raconta à Léonie leur promenade. Léonie devait parfaitement savoir qu'elle ne reverrait pas Swann et qu'elle ne quitterait plus jamais la maison. Cette réclusion lui était imposée par la diminution qu'elle pouvait constater chaque jour dans ses forces.

Le narrateur voulait entraîner ses parents à parler de Swann ou sur des sujets qui avoisinaient Gilberte et sa famille. Mais il était malheureux comme s'il avait dépravé ses parents.

Cette année-là, les parents du narrateur avaient fixé le jour de rentrer à Paris un peu plus tôt que d’habitude. Le matin du départ, on avait fait friser le narrateur pour qu’il soit photographié. Sa mère le trouva en train de pleurer et de dire adieu aux aubépines. Il avait défoncé sa coiffe ce qui fit crier sa mère. Le narrateur se rappelait les promenades qu'il faisait avec sa famille du côté de Méséglise. Il y avait des aubépines tout au long de la promenade. Il savait que Mlle Swann allait souvent à Laons. Le narrateur voyait un même souffle qui venait de l'extrême horizon abaisser les blés les plus éloignés et se propager comme un flot sur toute l'immense étendue. Il savait que cette plaine leur était commune à lui et à Mlle Swann. Cette plaine semblait donc les rapprocher. Il pensait que le souffle du vent avait passé auprès de Mlle Swann et que c'était quelque message d'elle que le vent chuchotait sans qu'il puisse le comprendre alors il l'embrassait au passage. C'était lors de cette promenade que le narrateur pouvait voir la maison de M. Vinteuil. Aussi, il croisait souvent sur la route la fille de M. Vinteuil. Puis, à partir une certaine année, on la croisait avec son amie qui avait mauvaise réputation dans le pays et qui un jour s'installa définitivement dans la maison de M. Vinteuil à Montjouvain. On soupçonnait la fille de M. Vinteuil d'avoir des relations charnelles avec son amie. Le docteur Percepied se moquait de cette relation. En effet, M. Vinteuil disait que sa fille faisait de la musique avec son amie et le docteur Percepied disait avec ironie qu'il n'était pas pour contrarier les vocations artistiques des enfants. M. Vinteuil était en train de mourir de chagrin et passait des journées entières devant la tombe de sa femme. Il ne se rendait pas compte des propos qui couraient sur sa fille. Peut-être connaissait-t-il la conduite de sa fille mais son culte pour elle n'en était pas pour autant diminué. Il savait que son rang avait diminué dans l'estime générale et cherchait à remonter vers ceux qui se trouvaient au-dessus de lui. Un jour que le narrateur marchait avec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil se trouva brusquement en face d’eux. Swann ne trouvait dans l'infamie d'autrui qu'une raison d'exercer envers lui une bienveillance qu'il sentait précieuse pour les personnes comme M. Vinteuil. Il avait causé longuement avec lui. Il lui proposa même d'envoyer un jour sa fille à Tansonville. Deux ans plus tôt, cette proposition aurait indigné M. Vinteuil mais à présent cela le remplissait de reconnaissance. L'amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu'il pensait qu'il valait peut-être mieux ne pas s'en servir alors il refusa. Dès que Swann se retira, M. Vinteuil dit aux parents du narrateur que Swann était un homme exquis mais c'était un malheur qu'il ait fait un mariage tout à fait déplacé. Les parents du narrateur déplorèrent avec M. Vinteuil le mariage de Swann.

La promenade du côté de Méséglise était la moins longue des deux que faisait la famille du narrateur. À cause de cela, on la réservait pour les temps incertains et le climat du côté de Méséglise était assez pluvieux. La famille du narrateur ne perdait donc jamais de vue la lisière des bois de Roussainville pour pouvoir se mettre à couvert. Souvent, la famille allait s'abriter sous le porche de saint André-des-champs.

Le narrateur avec une habitude de marcher seul du côté de Méséglise dans l'automne où sa famille fut obligée de venir à Combray pour la succession de la tante Léonie. Le décès de Léonie fit triompher à la fois ceux qui prétendaient que son régime affaiblissant finirait par le tuer, et non moins les autres qui avaient toujours soutenu qu'elle souffrait d'une maladie organique. Une seule personne souffrit de sa disparition. Françoise ne l'avait pas quittée un instant pendant les 15 derniers jours que dura la maladie de Léonie. Elle ne laissa personne lui donner aucun soin. Alors la famille du narrateur comprit que Françoise avait développé un sentiment de vénération et d'amour pour sa maîtresse et non pas de haine comme elle l'avait cru. Les parents étaient trop occupés avec les formalités à remplir pour se soucier du narrateur. Alors ils laissèrent se promener sans eux du côté de Méséglise. Il partait enveloppé dans un grand plaid pour se protéger contre la pluie. Cela ne plaisait pas à Françoise à cause des rayures écossaises du plaid. Elle aurait voulu que toute la famille porte un deuil plus prononcé pour Léonie. Dès que Françoise était près du narrateur, un démon le poussait à souhaiter qu'elle fût en colère. Il saisissait le moindre prétexte pour lui dire qu'il regrettait sa tante parce qu'elle était bonne mais nullement parce que c'était sa tante. C'est pendant ces promenades que le narrateur comprit pour la première fois le désaccord existant entre nos impressions et leur expression habituelle.

Il se rendit compte que les mêmes émotions ne se produisaient pas simultanément, dans un ordre préétabli, chez tous les hommes. Lui-même était ravi quand le soleil réapparaissait après une heure de pluie. Il se rendit compte qu'un paysan d'assez mauvaise humeur n'était pas de son avis. Plus tard, chaque fois qu'une lecture un peu longue l'avait mis en humeur de causer, le camarade à qui il brûlait d'adresser la parole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désirait maintenant qu'on le laissât lire tranquille. La sensualité du narrateur se répandait dans tous les domaines de son imagination et son désir n'avait plus de limites. Il croyait à l'originalité, à la vie individuelle du lieu où il se trouvait. Il éprouvait le désir d'embrasser une femme quand il l'associait aux charmes de la nature environnante. En ce temps-là, tout ce qui n'était pas lui, la terre et les êtres lui paraissait plus précieux que cela ne paraissait aux hommes faits. Et pour cette raison, il ne séparait pas la terre et les êtres. Il pouvait avoir le désir d'une paysanne de Méséglise comme il avait le désir de Méséglise. Il pensait ainsi approcher de plus près la saveur profonde du pays.

Mais il ne rencontrait jamais de paysanne lors de ses promenades. Il cessa de croire partagés par d'autres êtres les désirs qu'il formait pendant ses promenades et qui ne se réalisaient pas. Auprès de Montjouvain, quelques années plus tard, le narrateur ressentit une impression restée obscure alors. Cette impression, il comprit plus tard, que c'était l'idée qu'il se faisait du sadisme. Le souvenir de cette impression devait jouer un rôle important dans sa vie.

C'était par un temps très chaud ; ses parents, qui avaient dû s'absenter pour toute la journée, lui avaient demandé de rentrer aussi tard qu'il le voudrait. Il était allé jusqu'à la mare de Montjouvain et s'était endormi dans les buissons qui dominaient la maison. Il faisait presque nuit quand il s'était réveillé. Mlle Vinteuil se trouvait près de lui. Il ne l'avait plus vue depuis qu'elle était enfant. Elle était dans sa chambre et avait laissé la fenêtre entrouverte. Il pouvait la regarder sans qu'elle s'en rende compte. Mais en s'en allant, il aurait fait craquer les buissons et elle l'aurait entendu. Alors elle aurait pu croire qu'il s'était caché pour l'épier. Elle était en grand deuil car son père était mort depuis peu. La mère du narrateur n'avait pas voulu voir la fille de M. Vinteuil par pudeur mais elle l'avait plainte profondément. Elle savait que M. Vinteuil avait renoncé à jamais à achever de transcrire toute son oeuvre de pianiste alors que cela avait été sa raison de vivre. Mais il avait dû se consacrer entièrement à sa fille. M. Vinteuil avait également été contraint à renoncer à un avenir de bonheur honnête pour sa fille. La mère du narrateur éprouvait donc un véritable chagrin en pensant à M. Vinteuil mais aussi à sa fille qu'elle pensait chagrinée du remords d'avoir à peu près tué son père. Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée, était posé un petit portrait de son père. Elle alla le chercher au moment où retentit le roulement d'une voiture. Elle plaça le portrait sur une petite table bientôt, son amie entra. Le narrateur comprit que Mlle Vinteuil qui avait accueilli son ami sans se lever semblait avoir une attitude dominatrice envers sa camarade. Il reconnut les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules de M. Vinteuil dans l'attitude de sa fille. Mlle Vinteuil voulut fermer les volets mais son amie avait chaud. Mlle Vinteuil ne voulait pas qu'on les voie. Elle avait deviné sans doute que son amie penserait qu'elle n'avait dit ces mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres, qu'elle avait en effet le désir d'entendre. Alors Mlle Vinteuil précisa qu'elle voulait dire qu'elle ne voulait pas qu'on les voie lire. Par une générosité instinctive et une politesse involontaire Mlle Vinteuil taisait les mots prémédités qu'elle avait jugés indispensables à la pleine réalisation de son désir. Son amie avait déclaré avec ironie que c'était possible qu'on les regarde dans cette campagne fréquentée. Puis il dit que si on les voyait, ce n'en serait que meilleur.

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Elle chercha le plus loin qu'elle pouvait de sa vraie nature morale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu'elle désirait d'être mais elle finit par dire que son ami avait des pensées bien lubriques. Son amie piqua un baiser dans l'échancrure de son corsage. Mlle Vinteuil poussa un petit cri et s'échappa pour que son amie la poursuive. Puis elle finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie. Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portrait de M. Vinteuil. Mlle Vinteuil comprit que son ami ne verrait pas la photo si elle n'attirait pas sur la photo son intention alors elle parla du portrait de son père tout en feignant de se demander qui avait bien pu le poser sur la table. Elle prononça exactement la même phrase que M. Vinteuil avait dit au père du narrateur à propos du morceau de musique qu'il avait placé au préalable sur le piano. Et son amie répondit qu'elle devait laisser son père où il était car il ne serait plus là pour les embêter. Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche. Mais elle cherchait à s'assimiler une forme doucereuse de scélératesse. L'amie de Mlle Vinteuil lui dit ce qu'elle avait envie de faire de la photo de son père. Mlle Vinteuil lui répondit qu'elle n'oserait pas. Elle avait envie de cracher sur la photo. Puis Mlle Vinteuil ferma les volets et la fenêtre et le narrateur ne put en entendre davantage. Il savait maintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avait supportées à cause de sa fille, ce qu'après la mort il avait reçu d'elle en salaire.

Le narrateur pensait que les sadiques de l'espèce de Mlle Vinteuil étaient des êtres si purement sentimentaux, si naturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraissait quelque chose de mauvais et le privilège des méchants. Alors pour s'y livrer un moment, ils se mettent dans la peau des méchants et y font entrer leurs complices. Ils ont ainsi un moment l'illusion de s'être évadés de leur âme scrupuleuse pour trouver le monde inhumain du plaisir. Le narrateur pensait que Mlle de Vinteuil devait croire que le plaisir était quelque chose de malin. Alors pour s'y adonner, elle devait s'accompagner de pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âme vertueuse. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amie n'était pas foncièrement mauvaise et qu'elle n'était pas sincère au moment où elle lui tenait ces propos blasphématoires.

La promenade du côté de Guermantes était longue et on voulait être sûr du temps qu'il ferait. Quand il faisait beau, la famille du narrateur partait tout de suite après déjeuner par la petite porte du jardin et tombait dans la rue des Perchamps. Puis la famille passait devant la vieille hôtellerie de l'Oiseau flescché dans la grande cour de laquelle entrèrent les carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency.

Le plus grand charme du côté de Guermantes était le cours de la vie Vivonne. On la traversait sur une passerelle le Pont-Vieux. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage. Il y avait un pêcheur qui y avait pris racine. C'était la seule personne dont le narrateur n'avait jamais découvert l'identité. Il devait connaître ses parents car il soulevait son chapeau quand la famille passait. Il y avait des prés jusqu'au village et jusqu'à la gare. Ils étaient semés des restes du château des anciens comtes de Combray. Des gamins mettaient des carafes dans la Vivonne pour prendre les petits poissons. Les rives de la Vivonne étaient très boisées. Le narrateur désirait imiter un rameur, qui, ayant lâché l'aviron, s'était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvait voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui. C'était, pour le narrateur, l'avant-goût du bonheur et de la paix. La famille du narrateur prenait le goûter au bord de l'eau. Il y avait une maison de plaisance, isolée et perdue dans laquelle une jeune femme habitait. Elle était venue s'enterrer là pour oublier un homme dont elle n'avait pu garder le coeur. Jamais la famille ne poussa jusqu'à Guermantes. Le narrateur savait que c'était là qu'habitaient les châtelains,  le duc et la duchesse de Guermantes. En entendant le docteur Percepied parler des fleurs et des belles eaux vives qu'il y avait dans le parc du château, la vision de Guermantes du narrateur changea. Il rêvait que Mme de Guermantes l'invitait dans le parc du château et pêchait la truite avec lui. Et le soir, elle lui montrait les fleurs violettes et rouges qu'il y avait dans les jardins. Elle lui faisait dire le sujet des poèmes qu'il avait l'intention de composer. Il se rêvait écrivain mais sentait qu'il n'avait pas de génie ou peut-être une maladie cérébrale qui l'empêchait de le devenir. Il comptait sur son père pour arranger cela. Il espérait que ce trou noir qui se creusait dans son esprit quand il cherchait un sujet pour ses écrits futurs cesserait par l'intervention de son père qui avait dû convenir avec le Gouvernement et avec la Providence qu'il serait le premier écrivain de l'époque. Mais il lui semblait aussi qu'il existait de la même façon que les autres hommes et qu'il vieillirait, qu'il mourrait comme eux en étant seulement du nombre de ceux qui n'ont pas de dispositions pour écrire. Un jour, la mère du narrateur lui dit que le docteur Percepied avait soigné Mme de Guermantes quatre ans plus tôt et qu'elle devait venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Ainsi le narrateur pourrait apercevoir Mme de Guermantes à la cérémonie. Quand le narrateur vit Mme de Guermantes, il fut déçu. Il se l'était représentée avec les couleurs d'une tapisserie ou d'un vitrail, dans un autre siècle, d'une autre manière que le reste des personnes vivantes. Il ne s'était jamais avisé qu'elle pouvait avoir une figure rouge, une cravate mauve et un grand nez.

Alors le narrateur essaya d'appliquer l'idée qu'il avait bien en face de lui Mme de Guermantes. Elle était assise dans la chapelle au-dessus des tombes de ses ancêtres et ses regards flânaient çà et là jusqu'au narrateur. Il entendait dire autour de lui que Mme de Guermantes était mieux que Mme Sazerat ou que Mlle Vinteuil. Cela irrita le narrateur qui ne supportait pas que Mme de Guermantes puisse être comparée à une autre femme. Le narrateur remarqua la noblesse et la beauté de Mme de Guermantes et se rendit compte qu'il avait bien en face de lui la descendante de Geneviève de Brabant. Elle avait un sourire timide de suzeraine ayant l'air de s'excuser auprès de ses vassaux et de les aimer. Quand elle regarda le narrateur, il crut qu'elle faisait attention à lui et qu'elle penserait encore à lui quand elle aurait quitté l'église. Grâce à ce regard, le narrateur aima Mme de Guermantes.

Une fois, alors que la promenade familiale s'était prolongée fort au-delà de sa durée habituelle, le narrateur et ses parents avaient été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour le docteur Percepied qui passait en voiture à bride abattue. Il les avait fait monter avec lui. Le narrateur se trouvait à côté du cocher. Au tournant d'un chemin, il avait éprouvé tout à coup ce plaisir spécial qui ne ressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, sur lesquels donnait le soleil couchant et celui de Vieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, semblait pourtant tout voisin d'eux. Les clochers paraissaient si éloignés que le narrateur fut étonné quand, quelques instants après, la voiture s'arrêta devant l'église de Martinville. Cette vision donna une inspiration d'écriture au narrateur. Il demanda un crayon et du papier au Dr et composa malgré les chaos de la voiture, un petit texte : « seuls, s'élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rase campagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôt nous en vîmes trois : venant se placer en face d’eux par une volte hardie, un clocher retardataire, celui de Vieuvicq, les avait rejoints. Les minutes passaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujours au loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobiles et qu'on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s'écarta, pris ses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par la lumière du couchant que même à cette distance, sur leur pente, je voyais jouer et sourire… »

Après avoir terminé ce texte, le narrateur se mit à chanter à tue-tête car il était heureux.

Dès cet instant de bonheur fut rapidement contrarié quand le narrateur pensa qu'on l'enverrait se coucher sitôt la souple prise, de sorte que sa mère, retenue à table ne monterait pas lui dire bonsoir dans son lit. Et de la sorte c'est du côté de Guermantes que le narrateur apprit à distinguer ces états qui se succédaient en lui, pendant certaines périodes allant jusqu'à se partager chaque journée avec la ponctualité de la fièvre.

Le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restaient pour le narrateur liés à bien des petits événements de la vie intellectuelle. L'exaltation du narrateur avait porté tout ce qu'il avait pu apprécier dans la nature au point de réussir à faire traverser le temps à ses impressions. C'est parce qu'il croyait aux choses, aux êtres, tandis qu'il les parcourait, que les choses, les êtres que les côtés de Méséglise et de Guermantes lui avaient fait connaître étaient les seuls qu'il avait pris au sérieux et lui avaient donné de la joie. Le côté de Méséglise avec ses lilas et ses aubépines, le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards et ses boutons d'or avaient constitué à tout jamais pour lui la figure des pays où il aimerait vivre. Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en lui des impressions différentes, rien que parce qu'ils les lui avaient fait éprouver en même temps, le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes l'avaient exposé, pour l'avenir, à bien des déceptions. Il avait souvent voulu revoir une personne sans discerner que c'était simplement parce qu'elle lui rappelait une haie d'aubépines.

Deuxième partie : un amour de Swann.

Pour faire partie du petit groupe des Verdurin, une condition était suffisante mais nécessaire : il fallait adhérer tacitement à un credo dont un des articles était que le jeune pianiste, protégé par Mme Verdurin « enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurin ne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n'allaient pas chez eux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue. Les femmes étaient à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toute curiosité mondaine et l'envie de se renseigner sur l'agrément des autres salons. Les Verdurin avaient été amenés à rejeter successivement tous les « fidèles » du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, il n'y avait que Mme de Crécy, Odette, que Mme Verdurin appelait par son petit nom et la tante du pianiste. Ces femmes étaient si naïves que les Verdurin avaient réussi à leur faire accroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaient obligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners.

Les Verdurin n'invitaient pas à dîner : on avait chez eux son « couvert mis ». Pour la soirée, il n'y avait pas de programme. Le jeune pianiste jouait mais seulement si ça lui chantait. Si le pianiste ne jouait pas, on causait. L'habit noir était défendu parce qu'on était entre « copains » et pour ne pas ressembler aux « ennuyeux ». Le reste du temps, on se contentait de jouer des charades et de souper en costumes. Avec le temps, les ennuyeux étaient devenus ce qui retenait les amis loin de Mme Verdurin. C'était la mère de l'un, la profession de l'autre, la maison de campagne ou la mauvaise santé d'un troisième. Dès le commencement de décembre, Mme Verdurin était malade à la pensée que les fidèles « lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1er janvier.

De même, si un « fidèle » avait un ami ou une « habituée » un flirt qui serait capable de faire « lâcher » quelquefois, les Verdurin, ces derniers ne s'effrayaient pas qu'une femme eût un amant pourvu qu'elle l’eût chez eux. Alors, on engageait l'ami à l’essai pour voir s’il était capable de ne pas avoir de secrets pour madame Verdurin. Si le nouveau n'était pas susceptible d'être agrégé au « petit clan », on prenait à part le fidèle qui l'avait présenté et on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse. Mme de Crécy proposa à M. Verdurin  d'inviter Swann. M. Verdurin  transmit séance tenante la requête à sa femme (il n'avait jamais d'avis qu'après sa femme, dont son rôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs des fidèles, avec de grandes ressources d'ingéniosité).

Le petit noyau n'avait aucun rapport avec la société ont fréquentait Swann. Mais Swann aimait tellement les femmes qu'à partir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l'aristocratie et où elles n'avaient plus rien à lui apprendre, il n'avait plus tenu à ces lettres de naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyées le faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d'échange dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant de s'improviser une situation dans le milieu obscur de Paris. Car le désir ou l'amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il était maintenant exempt dans l'habitude de la vie. Il voulait briller aux yeux d'une inconnue dont il s'était épris surtout si l'inconnue était d'humble condition. Swann, qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d'être méprisé quand il était devant une femme de chambre.

Il ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec qui il passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu'il avait d'abord trouvées jolies. Et c'était souvent des femmes de beauté assez vulgaire car les qualités physiques qu'il recherchait étaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables les femmes sculptées ou peintes par les maîtres qu'il préférait. Swann s'était défait d'un seul coup d'une duchesse en réclamant d'elle par une indiscrète dépêche une recommandation télégraphique qui le mît en relation, sur l'heure, avec un de ses intendants dont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé qui troquerait un diamant contre un morceau de pain. Tous les amis de Swann avaient l'habitude de recevoir de temps en temps des lettres de lui où un mot de recommandation ou une introduction leur était demandée avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers les amours successives et les prétextes différents, accusait, plus que n'eussent fait les maladresses, un caractère permanent et des buts identiques. Swann écrivait au grand-père du narrateur. Mais les grands-parents du narrateur opposaient une fin de non recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire que Swann leur adressait.

Quelquefois un couple ami des grands-parents du narrateur leur annonçait avec satisfaction que Swann était devenu tout ce qu'il y avait de plus charmant pour eux. Quelques mois plus tard, le couple d'amis en question ne voulait plus entendre parler de Swann. Swann avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de la grand-mère du narrateur. Brusquement il avait cessé de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de la grand-mère du narrateur allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à l'office elle trouva une lettre, de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Swann y annonçait à cette femme qu'il allait quitter Paris, qu'il ne pourrait plus venir. Elle était sa maîtresse, et au moment de rompre, c'était la seule qu'il avait jugé utile d'avertir.

Swann avait retrouvé du charme à la vie mondaine sur laquelle il s'était blasé car cela lui permettait de présenter ses maîtresses à l'admiration et à l'amitié des gens à la mode. Un jour, au théâtre, Swann fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose. Mais l'ami de Swann avait donné Mme de Crécy pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la faisant connaître à Swann. Mais Swann n'avait pas été attiré par son physique. Elle avait demandé à le rencontrer chez lui pour voir ses collections. Il avait accepté. Elle rapprocha ses visites et sans doute, chacune d'elles renouvelait pour Swann la déception qu'il éprouvait à se retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularités dans l'intervalle et qu'il ne s'était rappelé si fané. Pendant que Mme de Crécy lui causait, il regrettait que la grande beauté qu'elle avait ne fût pas du genre de celles qu'il aurait spontanément préférées. Elle lui avait dit qu'elle aurait aimé tant s'instruire, savoir, être initiée. Elle disait que cela devait être amusant de bouquiner. Ainsi, elle ne connaissait pas Ver Meer et demanda si on pouvait voir de ses oeuvres à Paris pour qu'elle puisse se représenter la peinture que Swann aimait. Elle pensait que Swann avait souffert par une femme et qu'il croyait que les autres femmes étaient comme celle qui l'avait fait souffrir. Elle lui affirma qu'elle serait toujours libre pour lui. C'est alors qu'elle lui proposa de le présenter à Mme Verdurin chez qui elle allait tous les soirs.

L'image d'Odette venait à absorber toutes les rêveries de Swann. Il demanda au grand-père du narrateur de le mettre en rapport avec les Verdurin. Le grand-père ne fut pas étonné mais il ne put accéder à sa demande parce qu'il ne connaissait plus le jeune Verdurin. Et puis il se doutait que cela cachait une histoire de femme. Et sur la réponse négative du grand-père, c'est Odette qui avait amené elle-même Swann chez les Verdurin.

Quand Swann arriva chez les Verdurin il y avait le Dr Cottard et sa femme, le jeune pianiste et sa tante, ainsi que le peintre et d'autres fidèles. Le docteur ne savait jamais d'une façon certaine de quel ton il devait répondre à quelqu'un, si son interlocuteur voulait rire ou était sérieux. Surtout les points cependant où une franche question lui semblait permise, le docteur ne se faisait pas faute de s'efforcer de restreindre le champ de ses doutes et de compléter son instruction. Sa mère lui avait conseillé de ne jamais laisser passer une locution ou un nom propre qui lui étaient inconnus. Comme le sens critique qu'il croyait exercer sur tout lui faisait complètement défaut, il prenait tout au pied de la lettre. Mme Verdurin avait fini par comprendre que le docteur ne connaissait pas par lui-même la valeur des choses et qu'il s'en rapportait à ce que les Verdurin lui en disaient. M. Verdurin l'avait remarqué également.

Au jour de l'an suivant, au lieu d'envoyer au Docteur un rubis de 3000 fr. en lui disant que c'était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour 300 fr. une pierre reconstituée en laissant entendre qu'on pouvait difficilement en voir d'aussi belle. Quand Mme Verdurin avait annoncé l'arrivée de Swann, le docteur s'en était inquiété car il ne le connaissait pas. Il avait fallu que Mme Verdurin lui explique que c'était l'ami d'Odette. Quant au peintre, il se réjouissait de l'introduction de Swann chez Mme Verdurin parce qu'il le supposait amoureux d'Odette et qu'il aimait à favoriser les liaisons.

Odette avait dit aux Verdurin que Swann était très «smart ». Ils en avaient conclu que ce devait être un « ennuyeux ». Mais il leur fit une excellente impression. C'était sa fréquentation de la société élégante qui en était une des causes indirectes. Toute l'attitude sociale de Swann et était imprégnée de sa fréquentation du grand monde. Swann prit l'air entendu qu'affichait le docteur comme une allusion à la fréquentation des lieux de plaisir. Il crut que le docteur le connaissait pour s'être trouvé avec lui dans ce genre d'endroit. Mais quand il apprit qu'une dame qui se trouvait près du docteur était sa femme, il cessa de donner à l'air entendu du docteur la signification qu'il redoutait. Le peintre invita Swann dans son atelier. Swann le trouva gentil. Mme Verdurin avait commandé au peintre le portrait du docteur et surtout le portrait de son sourire. Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde. Il connut ainsi Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon coeur avaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa science d'archiviste, sa grosse fortune et la famille distinguée dont il sortait. Mais Saniette agaçait un peu les Verdurin et ils ne tenaient pas à lui faire des amis. Swann toucha infiniment les Verdurin en croyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tante du pianiste. Elle n'avait aucune instruction. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d'elle en parlant à M. Verdurin, lequel au contraire fut piqué.

Mme Verdurin participa avec entrain à la conversation des fidèles et s'amusait de leur fumisteries mais depuis l'accident qui était arrivé à sa mâchoire (Elle avait ri à s'en décrocher la mâchoire), elle avait renoncé à prendre la peine de pouffer effectivement. Elle s'enivrait des médisances. M. Verdurin demande au pianiste d'interpréter une sonate. Mais Mme Verdurin ne voulait pas car c'était sa sonate, celle qui la faisait pleurer et elle fit une petite scène que les fidèles connaissaient bien. Alors M. Verdurin céda. Le pianiste se contenterait de jouer l'andante. Mais c'était précisément l'andante qui cassait bras et jambes à Mme Verdurin comme elle disait. Mais le docteur poussa Mme Verdurin a laissé jouer le pianiste. Il réussit à la convaincre que cette fois elle ne serait pas malade. Mme Verdurin encouragea Swann à s'asseoir à côté d'Odette. Quand le pianiste eût joué, Swann fut plus aimable encore avec lui qu'avec les autres personnes qui se trouvaient là.

L'année précédente, dans une soirée, il avait entendu une oeuvre musicale exécutée au piano et au violon. Il avait ressenti une sensation délicieuse mais n'avait pas réussi à savoir de qui était l'oeuvre qu'il avait entendue. Puis il avait cessé d'y penser. Cet amour pour une phrase musicale avait semblé un instant d'avoir amorcé chez Swann la possibilité d'une sorte de rajeunissement. Depuis si longtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à la poursuite de satisfactions quotidiennes, qu'il croyait, sans jamais se le dire formellement, que cela ne changerait plus jusqu'à sa mort.

Mais il reconnut la phrase aérienne et odorante qu'il aimait quand le pianiste commença à jouer. Maintenant, il pouvait demander le nom de la musique. On lui répondit que c'était l'andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil. Swann pourrait l'avoir chez lui aussi souvent qu'il voudrait et essayer d'apprendre son langage et son secret. Swann s'approcha du pianiste pour lui exprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin. Swann raconta à Odette comment il avait été amoureux de cette petite phrase musicale. Swann demanda des renseignements sur Vinteuil, sur son oeuvre, sur l'époque de sa vie où il avait composé cette sonate et sur ce qu'elle avait pu signifier pour lui la petite phrase, c'était cela surtout qu'il aurait voulu savoir. Mais tous ces gens qui faisaient profession d'admirer ce musicien étaient incapables de répondre à ses questions. Mme Verdurin répondit qu'on ne perdait pas son temps à couper les cheveux en quatre chez elle. Swann apprit seulement que l'apparition récente de la sonate de Vinteuil avait produit une grande impression dans une école de tendances très avancées, mais était entièrement inconnue du grand public. Swann leur parla du Vinteuil qu'il avait connu, le professeur de piano des soeurs de sa grand-mère. Il pensait que l'auteur de l'oeuvre était peut-être de ses parents mêmes si c'était assez triste. Enfin, un homme de génie pouvait être le cousin d'une vieille bête. Il aurait tout de même voulu que la vieille bête lui présente l'auteur de la sonate.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d'aliénation mentale et il assurait qu'on pouvait s'en apercevoir à certains passages de sa sonate. Mme Verdurin félicita Odette d'avoir invité Swann. M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n'avait pas apprécié la tante du pianiste. Mais elle rétorqua que la première fois ne comptait pas. À la grande surprise de Mme Verdurin, Swann ne lâcha jamais. Il les rejoignit partout, quelquefois dans les restaurants de banlieue et le plus souvent au théâtre. Un jour, Mme Verdurin dit à Swann qu'un coupe-file lui aurait été fort utile pour les soirs de première. Il produit de s'en occuper en évoquant un déjeuner qu'il avait avec le préfet de police à l'Élysée. Le docteur Cottard était au comble de l'étonnement qu'un homme avec qui il dînait et qui n'avait ni fonctions officielles ni illustration d'aucune sorte frayât avec le chef de l'État. Swann n'osa pas dire qu'il avait connu le président Grévy grâce au prince de Galles. Il prétendit que le Président invitait très facilement et que ces déjeuners n'avaient rien d'amusant pour tâcher d'effacer ce que semblaient avoir de trop éclatants aux yeux du docteur des relations avec le Président de la République. Dès lors, le docteur ne s'étonna plus que Swann fréquentât l'Élysée. Pour Mme Verdurin le Président de la République apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutable parce qu'il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employés à l'égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Elle prétendit même que le président était sourd comme un pot et qu'il mangeait avec ses doigts. Le prestige qu'avait aux yeux du docteur le Président de la République finit pourtant par triompher de l'humilité de Swann et de la malveillance de Mme Verdurin. Il alla même jusqu'à lui offrir une carte d'invitation pour l'exposition dentaire.

Swann ne venait chez Mme Verdurin que le soir et il n'acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d'Odette. Il préférait infiniment à celle d'Odette la beauté d'une petite ouvrière dont il était écrit. C'est pour la même raison qu'il n'acceptait jamais qu'Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin. La petite ouvrière attendait Swann près de chez lui à un coin de rue que son coucher Rémi connaissait et elle montait à côté de Swann pour rester dans ses bras jusqu'au moment où la voiture l'arrêtait devant chez les Verdurin. Quand Swann arrivait chez les Verdurin, Mme Verdurin lui demandait de s'asseoir à côté d'Odette et le pianiste jouait la petite phrase de Vinteuil qui était comme l'air national de leur amour. Pour le petit clan, cette phrase de la sonate faisait penser à Odette en même temps qu'à Swann et c'était par caprice que Swann avait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière dont il continua à ne connaître que ce passage. Un soir, Odette offrit à Swann un chrysanthème dans le petit jardin qui précédait sa maison. Il le teint serré contre sa bouche pendant le retour, et quant au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l'enferma précieusement dans son secrétaire.

Swann ne s'était rendu chez Odette que deux fois. Il n'aimait pas son quartier. Elle avait mis dans son appartement des bibelots chinois. Swann appréciait de boire le thé chez Odette. La seconde fois, Swann avait apporté à Odette une gravure qu'elle avait désiré voir. Il avait trouvé une ressemblance entre Odette et Zéphora dans une fresque de la Chapelle Sixtine. Swann avait toujours eu ce goût particulier d’aimer retrouver dans la peinture des maîtres les traits individuels des visages de ses connaissances. Cela conféra à Odette une beauté qui la rendait précieuse désormais à Swann. Il se reprocha d'avoir méconnu le prix d'un être qui aurait paru adorable au grand Sandro. Il se dit qu'en associant la pensée d'Odette à ses rêves de bonheur, il ne s'était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu'il l'avait cru jusqu'ici puisqu'elle contenait en lui ses goûts d'art les plus raffinés. Mais c'était oublier que son désir avait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques.

Alors Swann se dit qu'il était raisonnable de donner beaucoup de son temps à un chef-d'oeuvre inestimable. Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Jéthro. Pourtant, depuis qu'Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n'avoir pas grand-chose à lui dire. Il avait peur de se fatiguer de l'aspect moral d'Odette alors il lui envoya une lettre pleine de déceptions feintes. Elle lui avait répondu par des lettres tendres. Swann avait conservé une de ces lettres dans le même tiroir de la fleur séchée du chrysanthème. Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu'était le petit clan prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiens avec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir. Mais un soir il était resté trop longtemps avec sa jeune ouvrière et au moment d'aller chez les Verdurin, Odette, croyant qu'il ne viendrait plus, était partie. Swann ressentit une souffrance au coeur. Il tremblait d'être privé d’un plaisir qu'il mesurait pour la première fois car il avait eu jusque-là cette certitude de le trouver quand il le voulait. Après le départ de Swann, Mme Verdurin annonça qu'il n'y avait rien entre lui et Odette. Odette lui racontait toutes ses petites affaires et lui aurait dit qu'elle ne pouvait pas coucher avec Swann car il était timide avec elle. De plus, elle avait peur de déflorer le sentiment qu'elle avait pour lui. M. Verdurin répondit qu'il trouvait Swann poseur. Il pensait que Swann était un fameux jobard pour faire des théories d'esthétique à Odette. Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d'hôtel qui avait été chargé par Odette de lui dire qu’elle irait probablement prendre de chocolat chez Prévost avant de rentrer. Alors il s'y rendit et découvrit qu'il n'était plus le même à cause du manque. Alors, sa vie lui parut plus intéressante. Mais elle n'était pas chez Prévost et il chercha Odette dans tous les restaurants. Il avait envoyé Rémi, son cocher, chercher également. Mais le cocher revint lui dire qu'il ne l'avait trouvée nulle part. Rémi conseilla à Swann de rentrer. Mais Swann insista et passa sous les arbres du boulevard, dans une obscurité mystérieuse, comme s'il était à la recherche d'Eurydice. Il éprouvait un besoin insensé et douloureux de posséder Odette à cause de son absence. Alors il se fit conduire dans les derniers restaurants en promettant une récompense à son cocher. Il finit par les retrouver dans le boulevard des Italiens. N'ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle était allée souper à la Maison dorée. Elle s'attendait si peu à voir Swann quel eut un mouvement d'effroi. Il monta dans la voiture d'Odette et demanda à son cocher de les suivre. Ils furent vivement déplacés à cause d'un écart du cheval. Swann voulut remettre droites les fleurs du corsage d'Odette. Il avait peur de la chatouiller sans se rendre compte que cela plaisait à Odette. Ce soir-là, il finit par la posséder. Les jours suivants, Swann usa du même prétexte (l'arrangement des catleyas dans les corsages d'Odette) pour la posséder. Bien plus tard, quand l'arrangement des catleyas fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire catleya » était devenue un simple vocable que les amants employaient sans y penser quand ils voulaient signifier l'acte de la possession physique (où d'ailleurs l'on ne possède rien).

Depuis qu'il pouvait voir Odette autrement, Swann allait moins souvent chez les Verdurin. Elle lui demandait de venir chez elle avant de rentrer quelque heure qu'il fût. Swann avait changé. Ses amis s'étonnaient. On ne recevait plus jamais de lettres de lui où il demandât à connaître une femme. Il ne manquait pas de rejoindre Odette quel que soit l'endroit où il se trouvait. Cette certitude qu'elle l'attendait neutraliser cette angoisse qu'il avait éprouvée le soir où Odette n'était plus chez les Verdurin. Cela pouvait s'appeler de bonheur. Elle jouait pour lui la petite phrase de la sonate de Vinteuil que Swann continuait d'associer à l'amour qu'il avait pour elle. Et souvent, quand c'était une intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesser de sacrifier tant d'intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire. Mais la petite phrase, dès qu'il l'entendait, savait rendre libre en lui l'espace qui pour elle était nécessaire. À voir le visage de Swann pendant qu'il écoutait la phrase, on aurait dit qu'il était en train d'absorber un anesthésique. Il jouait avec la tristesse que cette phrase répandait. Il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profond et plus doux le sentiment qu'il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer 10 fois, 20 fois à Odette, exigeant en même temps elle ne cessât pas de l'embrasser.

Swann ne voyait Odette que le soir. Il ne savait rien de l'emploi de son temps pendant le jour à plus que de son passé. Aussi ne se demandait-il pas ce qu'elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriait seulement quelquefois en pensant qu'il y a quelques années, on lui avait parlé d'une femme qui devait certainement être Odette, comme d'une femme entretenue au caractère entier. Swann se disait qu'il n'y a souvent qu'à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pour juger exactement une personne. Il pensait qu'Odette était bonne, naïve, et éprise d'idéal. Certains jours pourtant, Odette venait chez lui dans l'après-midi pour interrompre sa rêverie. Parfois, un ami de Swann disait avoir vu Odette l'après-midi sous un chapeau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son corsage.. Cela bouleversait Swann car il apercevait tout d'un coup qu'Odette avait une vie qui n'était pas tout entière à lui et il se promettait de lui demander où elle allait. Il ne cherchait pas à corriger le mauvais goût d'Odette, que plus en musique qu'en littérature. Il se rendait bien compte qu'elle n'était pas intelligente. Elle lui avait demandé si Ver Meer avait souffert par une femme si c'était une femme qui l'avait inspiré. Swann avait répondu qu'on n'en savait rien et elle s'était désintéressée de ce peintre. Quand Swann cherchait à lui apprendre en quoi consiste la beauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au bout d'un instant elle cessait d'écouter. Il craignait que, désillusionnée de l'art, elle ne le fût en même temps de l'amour.

Et, en effet, elle trouvait Swann intellectuellement inférieur à ce qu'elle aurait cru. Elle s'émerveillait davantage de son indifférence à l'argent et de sa gentillesse pour chacun. Elle respectait la situation qu'il avait dans le monde. Mais elle ne désirait pas qu'il cherchât à l'y faire recevoir. Elle lui avait fait promettre de ne jamais prononcer son nom. Elle lui avait dit qu'elle ne voulait pas aller dans le monde à cause d'une brouille qu'elle avait eue autrefois avec une amie qui avait ensuite dit du mal d'elle. Odette était restée à certains égards vraiment simple en conservant pour amie une petite couturière. Elle avait soif de chic mais ne s'en faisait pas la même idée que les gens du monde. Pour les gens du monde, le chic est une émanation de quelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu'à un degré assez éloigné. Pour Odette pour Mme Cottard le chic devait être directement accessible à tous. Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conception du chic ; pensant que la sienne n'était pas plus vraie, si bien qu'après des mois elle ne s'intéressait aux personnes chez qui il allait que pour espérer recevoir des billets de première. Odette ne comprenait pas que Swann habite à l'hôtel du quai d'Orléans qu'elle trouvait indigne de lui.

Odette faisait une élite supérieure au reste de l'humanité de ceux qui aimaient à bibeloter et qui aimaient les vers, méprisaient les bas calculs et rêvaient d'honneur et d'amour.

En revanche, ceux qui, comme Swann, avaient ces goûts mais n'en parlaient pas, la laissaient froide. Ce qui parlait à son imagination, ce n'était pas la pratique du désintéressement, c'en était le vocabulaire. Swann sentait que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’Odette rêvait, il cherchait du moins à ce qu'elle se plût avec lui et à ne pas contrecarrer ces idées vulgaires et ce mauvais goût qu'elle avait en toutes choses. Il aimait tout ce qu'il venait d'elle. Swann avait adopté, pour aller dans le monde, le monocle qui le défigurait moins que les lunettes. La première fois qu'Odette lui en vit un dans l'oeil, elle ne put contenir sa joie car elle pensait que cela avait beaucoup de chic. Elle regrettait néanmoins qu'il n’eût pas de titre. Il aimait qu'Odette fût ainsi, de même que, s'il avait été épris d'une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et de lui entendre dire qu'elle croyait aux revenants. Swann jouissait des séductions d'oeuvres de plus en plus raffinée et paradoxalement de la compagnie de femmes de plus en plus grossières. Depuis qu'il aimait Odette, tâcher de n'avoir qu'une âme à eux deux lui était si doux, qu'il cherchait à se plaire aux choses qu'elle aimait. Il imitait ses habitudes et adoptait ses opinions. Il ne pensait pas que l'admiration qu'elle professait pour Monte-Carlo fût plus déraisonnable que le goût qu'il avait, lui, pour la Hollande ou pour Versailles qu'Odette trouvait triste. Alors il se privait d'y aller car il ne voulait aimer qu'avec elle.

Il aimait la société des Verdurin car c'était le mode selon lequel il pouvait la voir. Il se plaisait mieux que partout ailleurs dans le « petit noyau » et cherchait à lui attribuer des mérites réels. Pour le moment, croire qu'il ne cesserait pas un jour de voir Odette, c'était tout ce qu'il demandait. Chez les Verdurin, Swann se sentait libre de faire ce qu'il voulait sans contrainte et sans cérémonie. Il voulait y avoir ses habitudes et sa vie. Les qualités qu'il croyait intrinsèques aux Verdurin n'étaient que le reflet sur eux de plaisirs qu'avait goûtés chez eux son amour pour Odette. Mme Verdurin donnait parfois à Swann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur comme un soir où il se sentait anxieux parce qu'Odette avait causé avec un invité plus qu'avec un autre. Alors il n'avait pas voulu prendre l'initiative de lui demander si elle reviendrait avec lui. C'était Mme Verdurin qui avait demandé à Odette de ramener Swann. Swann avait laissé à son insu la reconnaissance et l'intérêt s'infiltrer dans son intelligence allant jusqu'à proclamer que Mme Verdurin était une grande âme.

Swann aurait pourtant pu se dire qu'il y avait des anciens amis de ses parents aussi simples que les Verdurin et des camarades de sa jeunesse aussi épris d'art. Pourtant, depuis qu'il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il ne les voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette et ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.

Il n'y avait sans doute pas dans tout le milieu Verdurin un seul fidèle qui crût les aimer autant que Swann. Pourtant M. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas et il avait exprimé sa propre pensée tout en devinant celle de sa femme. Swann avait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne de son amour pour Odette. Les Verdurin étaient irrités contre lui parce qu’il s'abstenait souvent de venir dîner pour une raison que les Verdurin ne soupçonnaient pas. La découverte progressive que les Verdurin faisaient de sa brillante situation mondaine avait également contribué à leur irritation contre lui. C'est surtout qu'ils avaient très vite senti en lui un espace réservé et impénétrable dans lequel il continuait à professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n'était pas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n'étaient pas drôles. De plus, les Verdurin n'avaient jamais rencontré une telle impossibilité à convertir un fidèle à leurs dogmes.

Ils lui auraient pardonné de fréquenter les ennuyeux si Swann avait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Les Verdurin fondaient beaucoup plus d'espoir avec le comte de Forcheville qu'Odette leur avait demandée d'inviter. Forcheville était justement le beau-frère de Saniette. Le vieil archiviste avait des manières si humbles que les Verdurin l'avaient toujours cru d'un rang social inférieur au leur et ne s'attendaient pas à apprendre qu'il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique. Sans doute Forcheville était grossièrement snob et bien loin de placer comme Swann le milieu des Verdurin au-dessus de tous les autres. Mais Swann avait cette délicatesse de nature qui l'empêchait de s'associer aux critiques trop manifestement fausses que dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu'il connaissait. Forcheville était d'un niveau intellectuel qui lui permettait de paraître émerveillé par les plaisanteries que risquait Cottard. Il applaudissait les tirades prétentieuses et vulgaires du peintre. Swann s'y était refusé. Le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville permit de mettre en lumière toutes les différences qui existaient entre Swann et le comte. Cela précipita la disgrâce de Swann.

En dehors des habitués, il y avait un professeur de la Sorbonne, Brichot. Celui-ci pensait que la philosophie et l'histoire n'étaient qu'une préparation à la vie. Il croyait dépouiller l'universitaire en prenant avec les Verdurin des hardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu'il l'était resté.

Forcheville fut placé à la droite de Mme Verdurin. Elle avait fait pour le nouveau de grands frais de toilette. Le docteur fit un calembour qui laissa Swann de marbre. Forcheville montra à la fois qu'il en avait goûté la finesse et qu'il savait vivre en contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchise avait charmé Mme Verdurin.

Forcheville demanda qui était Brichot en disant qu'il avait l'air d'être de première force. Et quand il lui fut présenté, Forcheville déclara que c'était toujours intéressant de dîner avec un homme en vue. Un genre d'esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse. Aussi, Swann trouva les plaisanteries de Brichot vulgaires et grotesques.

Il n'aimait pas non plus le ton rude et militaire que prenait l'universitaire pour s'adresser à chacun. Ce soir-là, Swann avait perdu son indulgence en voyant l'amabilité que Mme Verdurin déployait pour ce Forcheville qu'Odette avait eu la singulière idée d'amener. Il avait dit à Odette qu'il trouvait Forcheville immonde. De plus, Swann n'avait pas voulu obéir à Brichot quand celui-ci lui avait demandé de poursuivre l'histoire de Blanche de Castille qu'il avait commencé à raconter avec son ton martial. Mme Verdurin avait été furieuse. Swann n'avait pas été très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Tous les convives avaient attaché sur le peintre des regards fascinés par l'admiration quand celui-ci s'est moqué d'une exposition qu'il était allé voir.

Forcheville complimenta Mme Verdurin d'avoir invité Brichot et le peintre qu'il avait trouvé excellents. Puis il se mit à parler d'un camarade de régiment en disant à Mme Verdurin que Swann avait connu semaine camarade. Mme Verdurin lui demanda s'il voyait souvent Swann. Il répondit que non tout en regardant Swann. Il en profite pour dire que Swann était tout le temps fourré chez les La Trémoille, chez les Laumes. C'était faux car depuis un an Swann n'allait plus guère que chez les Verdurin. Mme Verdurin déclara qu'il aurait fallu la payer cher pour qu'elle aille chez ces gens-là. En disant cela, elle regarda Swann d'un air impérieux.

Alors Swann se contenta de rire et M. Verdurin lui demanda de dire franchement sa pensée. Alors Swann répondit que tout le monde aimait aller chez les La Trémoille en disant que le duc était un véritable lettré et la duchesse une femme intelligente. Mme Verdurin voulut retrouver l'unité morale de son petit groupe alors elle ordonna à Swann de ne plus évoquer ces gens-là. Mais Forcheville le poussa à développer son argumentation. Il lui demanda de définir l'intelligence. Mais il se déroba. Saniette se moquait du duc de La Trémoille en affirmant que ce dernier ne savait pas que George Sand était le pseudonyme d'une femme. Mais Swann rétorqua que cela était faux. Après le dîner, Forcheville alors parler au docteur pour lui dire que Mme Verdurin était une femme avec qui on pouvait causer et que Mme de Crécy était intelligente.

Forcheville dit à Mme Verdurin que son mari était charmant. Et M. Verdurin annonça sa femme que Forcheville avait trouvé Odette charmante. Alors Mme Verdurin propose à Forcheville d'arranger un déjeuner avec elle sent que Swann soit au courant. Le pianiste proposa de jouer la phrase de la sonate pour M. Swann. Puis Mme Verdurin demanda à Swann ce qu'il avait pensé de Brichot. Il répondit que Brichot était peut-être un peu péremptoire et un peu jovial à son goût. Quant à Forcheville, il dit au peintre que Mme Verdurin était un demi castor. Odette regarda Forcheville s'éloigner avec regret. Elle fut de mauvaise humeur en voiture avec Swann. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit à son mari qu'elle avait trouvé Swann extrêmement bête. Son mari lui répondit qu'il ne trouvait pas Swann franc. Forcheville était tout le contraire. Il avait remarqué qu'Odette semblait préférer Forcheville et il lui donnait raison. Mme Verdurin dit à son mari que Swann avait dénigré Brichot. M. Verdurin pensait que Swann était un petit individu envieux de tout ce qui est un peu grand. Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurin et continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.

Swann voulait qu'Odette continue de penser à lui pendant le jour alors il lui envoyait des cadeaux. Il voulait surtout recevoir un accueil plus tendre quand elle le verrait chez les Verdurin. Il cherchait tirer d'elle des parcelles intimes de sentiments qu'elle ne lui avait pas révélés encore. Souvent, Odette avait des embarras d'argent et le priait de lui venir en aide. Il en était heureux. Sans doute si on lui avait dit au début : « c'est ta situation qui lui plaît », et maintenant : « c'est pour ta fortune qu'elle t'aime », il ne l'aurait pas cru. Swann doutait parfois de la réalité de l'amour alors il la payait pour lui en augmenter la valeur. C'était un peu comme des gens incertains du spectacle de la mer et du bruit des vagues qui, pour s'en convaincre, louaient 100 fr. par jour la chambre d'hôtel qui leur permettait de les goûter.

Il décida d'offrir davantage d'argent à Odette pour renouveler en elle cette admiration qu'elle avait pour sa générosité. Il commença à se demander si Odette n'était pas là femme entretenue qu'on lui avait décrite. Malgré cela, il décida d'envoyer le mois prochain 7000 fr. à Odette au lieu de 5000, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.

Le soir, Swann ne restait pas chez lui à attendre l'heure de retrouver Odette chez les Verdurin. Il allait dîner dans des maisons élégantes pour ne pas perdre contact avec des gens qui pourraient peut-être un jour être utiles à Odette.

Quand il dînait en ville, il songeait à Odette et cette pensée constante donnait aux moments où il était loin d'elle le même charme particulier que ceux où elle était là. Mais il se sentait triste depuis quelque temps, surtout depuis qu'Odette avait présenté Forcheville aux Verdurin. Un soir ou Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, il avait dit à Odette que le lendemain il avait un banquet d'anciens camarades. Odette lui avait répondu en pleine table, devant Forcheville, qu'elle ne le verrait donc que chez elle et lui demanda de ne pas venir trop tard.

Il éprouva une douceur profonde à l'entendre avouer ainsi devant tous leurs rendez-vous quotidiens du soir. Certes, Swann avait souvent pensé qu'Odette n'était à aucun degré une femme remarquable mais depuis qu'il s'était aperçu qu'a beaucoup d'homme Odette semblait une femme ravissante et désirable, cela avait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dans les moindres parties de son coeur. Après le dîner, il ne manqua pas de la remercier avec effusion. Le lendemain, comme Odette lui avait demandé de venir, cela lui avait donné la certitude qu'elle n'attendait personne. Il partit donc l'esprit tranquille et le coeur content. Mais comme il était arrivé après 23:00, elle lui dit qu'elle se sentait mal à la tête et le prévint qu'elle ne le garderait pas plus qu'une demi-heure. Swann lui dit qu'il avait espéré un bon petit catleya. Mais elle refusa. Quand il fut rentré chez lui, l'idée lui vint brusquement que peut-être Odette attendait quelqu'un ce soir et qu'elle avait seulement simulé la fatigue.

Alors il ressortit. Il prit un fiacre se fit arrêter tout près de chez Odette, dans une petite rue perpendiculaire. La lumière de la chambre d'Odette était encore allumée. Il voulut savoir avec qui elle était alors il se glissa le long du mur jusqu'à la fenêtre. Les volets empêchaient de voir qui étaient avec Odette. Mais il put entendre une conversation. Après avoir retrouvé un peu de l'intérêt délicieux qu'il avait connu autrefois dans les choses grâce à l'amour d'Odette, maintenant, c'était une autre faculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de la vérité. Il aurait voulu frapper contre les volets mais il savait qu'Odette avait horreur des jaloux et des amants qui espionnent. Mais le désir de connaître la vérité était plus fort et lui sembla plus noble. Alors il frappa. La conversation s'arrêta. Une voix d'homme demanda qui était là. Swann n'était pas sûr de reconnaître cette voix. Il frappa encore une fois. On ouvrait la fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n'y avait plus moyen de reculer alors pour ne pas avoir l'air trop malheureux et trop jaloux, Swann se contenta de crier à Odette qu'elle ne se dérange pas et qu'il passait par là parce qu'il avait vu de la lumière. Il avait simplement voulu savoir si elle n'était plus souffrante. Mais il s'était trompé de connaître. C'était la fenêtre de la maison voisine d'Odette. Alors il s'éloigna en s'excusant. Il rentra chez lui. Il était heureux que la satisfaction de sa curiosité ait gardé son amour intact.

Il ne parla pas de cette mésaventure à Odette. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme, il se rappelait les sourires qu'elle avait eus et les regards mourants qu'elle lui avait jetés pendant qu'elle était dans ses bras. Mais aussitôt, sa jalousie se complétait du double de ce nouveau sourire qu'elle lui avait adressé le soir même et qui, inversement maintenant, raillait Swann et se chargeait d'amour pour un autre. Il en arrivait à regretter chaque plaisir qu'il goûtait près d'Odette. Un soir, chez les Verdurin, Forcheville, sentant que Saniette, son beau-frère, n'était pas en faveur chez eux et il voulut le prendre comme tête de Turc. Il cherchait depuis quelque temps l'occasion de le faire sortir de la maison car Saniette le connaissait trop bien. Saniette avait demandé à Mme Verdurin s'il devait rester, et n'ayant pas reçu de réponse, s'était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Cela avait fait sourire Odette. Elle avait jeté à Forcheville un regard de complicité dans le mal. Un après-midi, Swann se rendit chez Odette mais elle n'était pas là. Il revint une heure après. Elle était bien chez elle mais elle dormait quand il était venu plus tôt. Mais Swann avait beaucoup vécu de cette coterie de la princesse des Laumes ou il était convenu qu'on est intelligent dans la mesure où on doute de tout. Alors il songea à prévoir dans son budget une disponibilité importante pour obtenir sur l'emploi des journées d'Odette des renseignements sans lesquels il se sentirait malheureux.

Quand il voulut s'en aller, Odette insista pour qu'il reste. Il savait bien qu'elle n'était pas assez amoureuse de lui pour avoir un regret si vif d'avoir manqué sa visite. Elle voulait simplement lui faire plaisir car elle l'avait contrarié. Elle afficha un regard douloureux. Swann se demanda quel mensonge déprimant était-elle en train de faire. En effet, il lui avait déjà vu dans les yeux une telle tristesse quand elle avait menti en parlant à Mme Verdurin, le lendemain de ce dîner où elle n'était pas venue sous prétexte qu'elle était malade et en réalité pour rester avec lui. Swann entendit sonner. Puis il entendit la porte d'entrée se refermer et le bruit d'une voiture, comme s'il repartait une personne. Il pensa que ce devait être la personne qu'il ne devait pas rencontrer à qui on avait dit qu'Odette était sortie. Cela lui inspira de la pitié pour Odette. Elle lui demanda de poster des lettres qu'elle avait écrites. Mais il rentra chez lui en oubliant de les poster. Alors il retourna jusqu'à la poste mais avant de les jeter dans la boîte, il regarda les adresses. Il y en avait une pour Forcheville. Il garda cette lettre pour lui. En rentrant chez lui, il alluma une bougie et approcha l'enveloppe qu'il n'avait pas osé ouvrir. À travers la transparence de l'enveloppe, il put lire les derniers mots qui se trouvaient sur la carte à l'intérieur. C'était une formule finale très froide. Il put distinguer une autre phrase : « j'ai eu raison d'ouvrir, c'était mon oncle ».

Swann comprit que Forcheville était chez Odette et que c'était lui qu'elle avait fait partir, plus tôt dans l'après-midi. Alors Swann lut toute la lettre. À la fin, Odette s'excusait d'avoir agi aussi sans façon avec lui et lui disait qu'il avait oublié ses cigarettes. Il n'y avait aucune allusion pouvant faire supposer une intrigue entre eux. Odette voulait faire croire à Forcheville que c'était son oncle qui était venu et non pas Swann. Mais à présent, sa jalousie avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer à s'inquiéter chaque jour des visites qu'Odette avait reçues vers cinq heures. Il voulut éloigner Odette de Forcheville en l'emmenant quelques jours dans le Midi. Mais il croyait qu'elle était désirée par tous les hommes qui se trouvaient dans l'hôtel. Il commençait à avoir en tout homme, un amant possible pour Odette. Cette jalousie était en train d'altérer son caractère. Un mois plus tard, Swann remarqua des conciliabules entre Mme Verdurin et plusieurs des invités et cru comprendre qu'on demandait au pianiste de venir le lendemain à Chatou. Or, lui, Swann, n'était pas invité à cette fête. Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expression où le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent aux yeux de celui qui entend, se neutralist en une nullité intense du regard. Après quoi, Odette ne rentra pas avec lui mais avec les Verdurin. M. Verdurin était agacé par l'attitude de Swann et ne comprenait pas comment Odette pouvait encore le supporter. Il avait l'intention de dire sa manière de penser à Odette en espérant qu'elle comprendrait. Le cocher de Swann le regarda et lui demanda s'il n'était pas malade ou s'il n'était pas arrivé de malheur. Swann lui répondit qu'il voulait marcher et il rentra à pied. À présent, les baisers d'Odette lui étaient devenus odieux s'ils étaient adressés à d'autres que lui, de même, le salon des Verdurin qui lui avait semblé amusant, maintenant que c'était un autre que lui qu'Odette allait y rencontrer devenait un endroit plein de sottise et d'ignominie.

Il pensait à la fête qui aurait lieu à Chatou le lendemain. Il imaginait Odette avec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne. À présent, il la trouvait vulgaire et tellement bête. Il sentait que c'était peut-être de lui qu'on allait faire rire Odette. Il pensait qu'il avait voulu sincèrement élever Odette dans une atmosphère plus pure et plus noble que celle qui régnait chez les Verdurin.

Il pensa à Mme Verdurin et l'imaginait en train de jouer l'entremetteuse entre Forcheville et Odette. Il la traita de maquerelle. La vie qu'on menait chez les Verdurin et qu'il avait appelée si souvent « la vraie vie » lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyau le dernier des milieux. C'était devenu le dernier cercle de Dante. Arrivé chez lui, il se disait encore qu'il n'était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité avec cette infamie, avec ces ordures. Mais tous ces mots pleins de dégoût pour le milieu Verdurin lui servaient à assouvir sa colère plus que pour exprimer sa pensée. En réalité, il venait de trouver le moyen de se faire inviter pour le dîner à Chatou. Mais le moyen devait être mauvais car Swann ne fut pas invité. Le lendemain du dîner de Chatou, le docteur Cottard qui n'avait pas pu être présent demanda des nouvelles de Swann. Mme Verdurin affirma que Swann était assommant, bête et mal élevé. Le docteur en entendant ces mots manifesta en même temps son étonnement et sa soumission. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à leurs rendez-vous. À présent, Odette lui disait : « nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y a un souper chez les Verdurin ». Ou bien les Verdurin devaient emmener Odette à l'opéra-comique pour voir Une nuit de Cléopâtre et Swann aurait voulu qu'elle renonce à y aller pour rester avec lui. Elle aurait dû savoir dire qu'elle ne voulait pas y aller, ne fût-ce que par intelligence. Swann reprochait à Odette de ne pas vouloir renoncer au mensonge et il lui dit qu'il la trouvait bien moins intelligente qu'il ne l'avait cru. Physiquement, Odette traversait une mauvaise phase : elle épaississait. De sorte qu'elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où il la trouvait précisément bien moins jolie. Puis il regardait des photographies d'il y avait deux ans et il se rappelait comme Odette avait été délicieuse. Cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle. Parfois, Odette s'absentait pendant plusieurs jours car les Verdurin l'emmenaient voir les tombeaux de Dreux ou à Compiègne. Swann était outré qu'elle accepte de s'extasier devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc alors qu'il aurait pu l'emmener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Nadaud. Alors Swann se plongea dans le plus enivrant des romans d'amour, l'indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait les moyens de rejoindre Odette. Il éprouvait l'impérieux désir d'une promenade dans la forêt de Compiègne et voulait se faire une idée plus précise des travaux de restauration de Viollet-le-Duc. Ce n'était vraiment pas de chance qu'Odette lui défendît le seul endroit qui le tentait aujourd'hui. Il savait que si elle le voyait à Compiègne, elle serait froissée. Elle se sentirait suivie. Peut-être se détournerait-elle avec colère en l'apercevant. Il trouve un prétexte pour aller à Compiègne et à Pierrefonds. Il était ami avec le marquis de Forestelle qui avait un château dans le voisinage. Le marquis ne se sentit plus de joie et s'émerveilla que Swann, pour la première fois depuis 15 ans, consentit enfin à venir voir sa propriété. Swann imaginait le bonheur qu'il aurait à mettre le pied sur cette terre où, ne sachant pas l'endroit exact, ni à quel moment, il sentirait palpiter partout la possibilité de la brusque apparition d'Odette. Il aurait été content d'avoir vu Odette et qu'elle l'eût vu ne se souciant pas d'elle. Mais elle devinerait bien que c'était pour elle qu'il était là.

Pendant ses absences, Odette ne pensait plus à Swann. Mais toujours la pensée de l'absente était indissolublement mêlée aux actes les plus simples de la vie de Swann. Parfois il allait déjeuner dans un restaurant qui portait le même nom que la rue habitée par Odette : Lapérouse. Quelquefois, quand Odette avait fait un court déplacement, ce n'était qu'après plusieurs jours qu'elle songeait à lui faire savoir qu'elle était revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement sans plus prendre comme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d'un petit morceau emprunté à la vérité. Swann passait des semaines assez désolées. Il engagea même une fois uneagence de renseignements pour savoir l'adresse, l'emploi du temps de l'inconnu qu'Odette avait cité dans une conversation et il finissait par apprendre que c'était un oncle d'Odette mort depuis 20 ans.

Odette n'avait pas permis à Swann de la rejoindre dans des lieux publics, disant que cela ferait jaser mais il arrivait que dans une soirée où Swann était invité comme Odette-chez Forcheville, chez le peintre, ou lors d'un bal de charité dans un ministère-il se trouvât en même temps qu'elle. Il la voyait mais n'osait pas rester de peur de l'irriter en ayant l'air d'épier les plaisirs qu'elle prenait avec d'autres. Un jour Forcheville avait demandé à être ramené en même temps, mais comme, arrive devant la porte d'Odette, il avait sollicité la permission d'entrer aussi, Odette lui avait répondu que cela dépendait de Swann et elle avait dit à Swann qu'il n'y avait qu'elle qui le connaissait bien. Swann avait été encore plus touché de la voir ainsi lui adresser en présence de Forcheville des paroles de tendresse. De plus, Odette se tenait au courant de ces invitations dans le monde et de ses études d'art. Quand elle lui adressait un sourire, Swann la sentait toute à lui. Dans ces moments-là, toutes les idées terribles et mouvantes qu'il se faisait d'Odette s'évanouissaient. Il aurait voulu que le destin permit qu'il pût n'avoir qu'une seule demeure avec Odette et que chez elle il fut chez lui. Alors combien tous les riens de la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu'ils auraient en même temps fait partie de la vie d'Odette qui lui semblait une sorte de douceur surabondante et de densité mystérieuse.

Mais il savait que ce qu'il regrettait c'était un calme, une paix qui n'auraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. Quand Odette cesserait d'être pour lui une créature toujours absente et regrettée ; quand le sentiment qu'il avait pour elle ne serait plus le même trouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l'affection, de la reconnaissance ; quand s'établiraient entre eux des rapports normaux qui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de la vie d'Odette lui paraîtraient peu intéressants.

Il se disait que quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette lui serait indifférent. Mais il redoutait une telle guérison qui eût été en effet la mort de tout ce qu'il était actuellement.

Swann imaginait qu'Odette et Forcheville l'avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n'avait pas été invité. Il s'était imaginé en train de prier Odette de revenir avec lui puis, seul est vaincu, Swann imaginait qu'Odette avait dit à Forcheville l'avoir fait rager en refusant. Il s'en voulait d'être si bête et de payer avec son argent le plaisir des autres. Swann avait besoin de manifester sa haine, tout comme son amour et il se plaisait à pousser de plus en plus loin ses imaginations mauvaises. Cela lui permettait de détester Odette davantage. Il espérait avoir une occasion de la punir et d'assouvir sur elle sa rage grandissante. Il lui avait proposé de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière car il disait avoir envie d'assister à la saison de Bayreuth. Mais elle lui écrivit que les Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d'assister à ces représentations de Wagner et que, s'il voulait bien lui envoyer l'argent, elle aurait enfin le plaisir d'inviter les Verdurin à son tour. Dans sa lettre, elle ne disait pas un mot sur lui, il était sous-entendu que la présence des Verdurin excluait la sienne. Swann avait déjà imaginé sa réponse car il avait soupçonné Odette capable de lui envoyer une telle lettre. Mais il savait qu'elle pourrait tout de même trouver de l'argent pour louer à Bayreuth un château. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Mais la rage de Swann ne durait jamais très longtemps. Alors il se demandait s'il allait lui envoyer l'argent et l'encourager à ce voyage. Ainsi, elle serait reconnaissante. Sitôt que Swann pouvait se représenter Odette sans horreur, il revoyait la bonté dans son sourire. Il avait besoin d'elle, de sa présence et de ses lettres car elle lui avait procuré un enrichissement inespéré de sa vie intérieure. Il voulait qu'elle vînt près de lui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir la reconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire. Aussi Odette prenait-elle d'habitude de ne plus craindre de lui déplaire et même de l'irriter et lui refusait-elle les faveurs auxquelles il tenait le plus. Mais Swann était capable de se passer d'Odette durant quelques jours. Mais quand elle acquiesçait à sa demande d'une courte séparation, cela suffisait pour qu'il ne pût plus rester sans la voir. Odette avait cru que son refus d'argent n'était qu'une feinte. Elle pensait que c'était un prétexte dans le renseignement que Swann venait lui demander sur la voiture à repeindre ou la valeur à acheter. L'amour de Swann pour Odette en était arrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgien le plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôter son mal, est encore raisonnable ou même possible.

Swann n'avait pas une conscience directe de l'étendue de cet amour. Son amour s'étendait bien au-delà des régions du désir physique. La personne même d'Odette n'y tenait plus une grande place. Et cette maladie qu'était l'amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de Swann qu'on n'aurait pas pu l'arracher de lui sans le détruire lui-même : comme on dit en chirurgie, son amour n'était plus opérable.

Swann retournait dans le monde en se disant que ses relations pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix aux yeux d'Odette. Il lisait Saint-Simon pour pouvoir émigrer un moment dans les rares parties de lui-même restées presque étrangères à son amour, à son chagrin. Cette personnalité que lui attribuait sa grand-tante, de « fils Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de Charles Swann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux. Il avait trop longtemps oublié qu'il était un « fils Swann ». Mais les gens du monde faisaient aussi partie de sa maison. Et la pensée que s'il tombait chez lui frappé d'une attaque, ce serait tout naturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourg et le baron de Charlus que son valet de chambre courrait chercher, lui apportait la consolation.

Quand Swann parlait à Odette d'aller à une fête de charité, à un vernissage, à une première, elle lui disait qu'il voulait afficher leur liaison, qu'il la traitait comme une fille. Alors pour ne pas être privé de la rencontrer, Swann qui savait qu'elle connaissait et aimait beaucoup le grand-oncle du narrateur, Adolphe, dont il avait été lui-même l'ami, alla le voir un jour dans son petit appartement de la rue de Bellechasse afin de lui demander d'user de son influence sur Odette. Adolphe conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui ne l'en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partout où cela lui plairait. Quelques jours plus tard, Odette dit à Swann que l'oncle Adolphe était pareil à tous les hommes : il venait d'essayer de la prendre de force.

Swann se brouilla avec Adolphe. Il comprit que la légèreté des moeurs d'Odette était assez connue à Nice. Elle il y avait une sorte de notoriété galante. De l'idée qu'Odette était une créature bonne, analogue aux meilleures qu'il eût connues, il avait passé à l'idée qu'elle était une femme entretenue. Il se demandait quelle réputation elle avait à Nice. Mais il la voyait de moins en moins. Même pour leur rendez-vous du soir, elle ne lui disait qu'à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder. Elle voulait d'abord être certaine que personne d'autre ne lui proposerait de venir. Même après avoir fait venir Swann, si des amis demandaient à Odette de les rejoindre au théâtre ou à souper, elle faisait un bon joyeux et s'habillait à la hâte. Swann avait l'air si triste qu'elle ne pouvait réprimer un geste d'impatience en disant : « voilà comme tu me remercies de t'avoir gardé jusqu'à la dernière minute. Moi qui croyais avoir fait quelque chose de gentil. C'est bon à savoir pour une autre fois ! ».

Parfois, au risque de la fâcher, Swann se promettait de chercher à savoir où elle était allée, il rêvait d'une alliance avec Forcheville qui peut être aurait pu le renseigner. Grâce à ses connaissances, Swann pouvait avoir des renseignements sur l'homme avec qui Odette était sortie. Mais savoir ne permet pas toujours d'empêcher. Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. Il ne pouvait rien se passait entre eux. Et M. de Charlus ne ferait pas difficulté à lui raconter ce qu'elle avait fait. Il apprenait alors qu'Odette avait occupé sa soirée aux plaisirs les plus innocents. Quand Odette l'avait abandonné, Swann rentrait chez lui et se couchait en pleurant. Il savait que le lendemain il faudra commencer de chercher à savoir ce qu'Odette avait fait. Cette nécessité d'une activité sans trêve, sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu'un jour, apercevant une grosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu'il avait peut-être une tumeur mortelle. Il pensait à la mort dans l'espoir d'échapper à la monotonie de son effort. Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu'à l'époque où il n'aimerait plus Odette. Swann aurait donné toutes ses relations pour n'importe quelle personne qu'avait l'habitude de voir Odette. Il lui fait pour elles plus de frais que pour des reines.

Il aurait volontiers fait semblant d'être l'amant de la couturière d'Odette. Il aurait accepté de vivre indéfiniment dans les quartiers presque populaires et mener une existence modeste, abjecte, mais douce et nourrie de calme et de bonheur. Autrefois, à tout ce qu'il disait, Odette répondait avec admiration : « vous, vous ne serez jamais comme tout le monde ». Maintenant, toutes les paroles de Swann elle répondait d'un ton parfois irrité, parfois indulgent : « Ah ! Tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! ». Un jour, Odette lui déclara qu'elle n'aimait pas son cocher et que son cocher lui montait peut-être la tête contre elle. Alors il prenait un autre cocher quand il allait la voir. Odette s'était refroidie jour par jour à son égard. Swann faisait un crochet, en entrant et en sortant de son cabinet, pour éviter la commode dans laquelle il y avait le chrysanthème qu'Odette lui avait donné le premier soir où il l'avait reconduite et aussi ses premières lettres. De même, il ne voulait plus jamais approcher d'une place en lui : celle où vivait le souvenir des jours heureux. Mais sa précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu'il était allé dans le monde. C'était chez la marquise de Saint-Euverte. Elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuite pour ses concerts de charité. Le baron de Charlus proposa d'aller chez la marquise avec lui mais Swann lui demanda plutôt d'aller voir Odette. Le baron accepta et Swann arriva tranquillisé chez la marquise. Maintenant qu'il était détaché de la vie mondaine, la disposition particulière qu'il avait toujours eue à chercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des musées s'exerçait d'une façon plus constante. Il regarda un des domestiques qui attendait les invités dans le vestibule et le compara à l'exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figure des supplices. Il grimpa à l'escalier avec la tristesse de penser qu'Odette ne l'avait jamais franchi. Il aurait préféré grimper les étages malodorants de la petite couturière d'Odette et à aurait été si heureux de payer plus cher qu'une avant-scène hebdomadaire à l'opéra pour pouvoir passer la soirée quand Odette y venait. Swann passa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant de grands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa ensuite un petit vestibule. Il ne restait plus à Swann qu'à pénétrer dans la salle du concert dont un huissier chargé de chaînes lui ouvrit la porte en s'inclinant. Mais Swann ne pensait qu'à la maison où il aurait pu se trouver en ce moment même si Odette l'avait permis. Au spectacle des domestiques succéda celui des invités. Swann les regarda comme des personnages dans un tableau alors qu'ils avaient été longtemps pour lui les amis utiles qui l'avaient présenté au Jockey club et assisté dans des duels. Le général de Froberville le salua en lui faisant remarquer qu'il ne l'avait vu depuis une éternité. Swann s'était avancé, sur l'insistance de Mme de Saint-Euverte, et pour entendre un air d'Orphée qu'exécutait un flûtiste, s'était mis dans un coin. Malheureusement, il avait comme seule perspective deux dames déjà mûres assises l'une à côté de l'autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse de Franquetot. Swann regarda la marquise de Gallardon qui se trouvait à côté de la vicomtesse. Elle lui faisait penser à un orgueilleux faisan que l'on sert sur une table avec toutes ses plumes. Elle était obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale des autres Guermantes, de se dire sans cesse que c'était par intransigeance de principes et fierté qu'elle les voyait peu. Cette pensée avait fini par modeler son corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeux des bourgeois pour un signe de race. La princesse des Laumes, qu'on ne se serait pas attendu à voir chez Mme de Saint-Euverte, venait précisément d'arriver.

Pour montrer qu'elle ne cherchait pas à faire sentir dans un salon, où elle ne venait que par condescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant les épaules alors qu'il n'y avait aucune foule à fendre. Elle resta exprès dans le fond. Elle se tenait debout à l'endroit qui lui avait paru le plus modeste à côté de Mme Cambremer qui lui était inconnue.

Le pianiste se mit à jouer du Chopin. Mme de Cambremer se laissa aller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvait aussi. Mme de Gallardon aperçut Mme de Franquetot à côté de la princesse. Elle força la princesse  à engager la conversation. Elle proposa de l'inviter chez elle. La princesse n'aimait pas à dire aux gens qu'elle ne voulait pas aller chez eux. Tous les jours elle écrivait son regret d'avoir été privée par une partie de campagne d'une soirée à laquelle elle n'aurait jamais songé à se rendre. Alors elle dit à Mme de Gallardon qu'elle devait se rendre chez une amie. Mme de Gallardon aperçut Swann. Elle trouva cela étonnant : Swann, un juif chez la soeur et la belle-soeur de deux archevêques. La princesse avoua à sa honte qu'elle n'en était pas choquée.

Mme de Gallardon savait que Swann était converti et ses grands-parents également. Mais elle pensait que les convertis restaient plus attachés au judaïsme que les autres juifs, que c'était une frime. Elle demanda son avis à la princesse. La princesse n'en savait rien.

La princesse faisait partie de ces personnes ayant de l'intérêt pour les êtres qu'elles connaissent. Elle était donc accaparée exclusivement par l'idée que Swann était présent. Elle espérait être remarquée par Swann. Mme Gallardon lui dit que Swann était quelqu'un qu'on ne pouvait recevoir chez soi. La princesse il répondit qu'elle devait bien le savoir puisque Mme de Gallardon l'avait invité 50 fois sans que Swann ne vienne.

La princesse quitta sa cousine en éclatant de rire. Elle attira l'attention de Mme de Saint-Euverte qui était restée près du piano. Quand elle la vit, Mme de Saint-Euverte fut ravie. Le général de Froberville vint saluer la princesse. La princesse se moqua des invités en disant que Mme de Saint-Euverte avait dû louer des figurants. Le général perdait pas de vue Mme de Cambremer car il la trouvait jolie à croquer. Mais la princesse trouvait que Mme de Cambremer se mettait trop en avant. Cela ne devait pas être agréable pour son mari. Elle dit qu'elle regrettait de ne pas connaître le mari de Mme de Cambremer sinon elle l’aurait présenté au général. Puis, la princesse se mit à critiquer le mobilier des amis de son amant, Basin, qu'elle devait retrouver dans une soirée. Basin était ami avec les Iéna que la princesse méprisait car c'était de la noblesse d'Empire. Le général trouva que la princesse n'était pas une Guermantes pour des prunes. Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes car elle lui rappelait Guermantes. Il vint la saluer avec des formes mi-artistes, mi-galantes. Mme de Saint-Euverte ne comprit pas les métaphores que Swann avait employées pour complémenter la princesse. Alors Swann les lui expliqua. La princesse se mit à rire aux éclats parce que l'esprit de Swann était extrêmement apprécié dans sa coterie. La princesse dit à Swann que c'était ennuyeux de ne plus le voir car elle aimait parler avec lui. Swann et la princesse utilisaient le même genre de phrase, les mêmes inflexions, le tour de la coterie Guermantes. Swann proposa à la princesse de passer une soirée ensemble. Elle-même lui proposa de venir un Guermantes. Il répondit que Guermantes était presque trop beau pour lui en ce moment car il n'était pas heureux. Voyant l'affreuse Rampillon, la princesse voulut fuir la soirée et demanda à Swann de l'accompagner mais il refusa. Il avait dit à M. de Charlus qu'il rentrerait directement chez lui. Après le départ de Swann, la princesse dit à son mari que Swann était gentil mais il avait l'air bien malheureux à cause d'une femme qui n'était pas intéressante car on la disait idiote. Mais Swann avait dû présenter Mme de Cambremer au général. Il souffrait de rester dans une soirée, enfermé au milieu de ces gens qu'il trouvait bêtes et ridicules. Il souffrait surtout de prolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais.

Tout à coup, Swann fut bouleversé. En effet un violoniste jouait la petite phrase de la sonate de Vinteuil. Tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d'amour, s'étaient réveillés et lui chantaient éperdument les refrains oubliés du bonheur. En ce temps-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant les plaisirs des gens qui vivent par l'amour. Swann se rappela les becs de gaz qu'on éteignait boulevard des Italiens, quand il l’avait rencontrée contre tout espoir parmi les ombres errantes, dans cette nuit qui lui avait semblé presque surnaturelle et qui en effet- nuit d'un temps où il l'avait même pas à se demander s'il ne de la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant il était sûr qu'elle n'avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentrer avec lui. Cette nuit-là appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamais revenir quand les portes s'en sont refermées.

Il se mit à pleurer. Swann sentait la petite phrase présente, comme une déesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriver jusqu'à lui devant la foule et l'emmener à l'écart pour lui parler, avait revêtu le déguisement de cette apparence sonore. La petite phrase semblait lui dire : « Qu'est-ce cela ? Tout cela n'est rien ». Et il la pensait de Swann se porta pour la première fois dans un élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu et sublime qui lui aussi avait dû tant souffrir. Il y avait dans la phrase musicale d'admirables idées que Swann n'avait pas distinguées à la première audition et qu'il percevait maintenant, comme si elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées du déguisement uniforme de la nouveauté.

La phrase musicale apparut une seconde fois et Swann fut irritée de voir la comtesse de Monteriender, célèbre par ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avant même que la sonate fût finie. Swann ne put s'empêcher de sourire, et peut-être de trouver aussi un sens profond qu'elle n'y voyait pas, dans les mots dont elle se servit. La comtesse lui dit qu'elle n'avait rien vu d'aussi fort depuis les tables tournantes.

À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu'Odette avait eu pour lui ne renaîtrait jamais et que ses espérances de bonheur ne se réaliseraient plus. Il aurait été content qu'Odette quitte Paris pour toujours. Il aurait eu le courage de rester ; mais il n'avait pas celui de partir. Il s'était remis à son étude sur Ver Meer et il aurait eu besoin de retourner au moins quelques jours à La Haye, à Dresde, à Brunswick. Mais quitter Paris pendant qu'Odette y était et même quand elle est absente était pour lui un projet si cruel qu'il ne se sentait pas capable d'y penser sans pouvoir l'exécuter.

Il se disait qu'on ne connaissait pas son malheur, qu'on n'était jamais si heureux qu’on le croyait. Quelquefois, Swann espérait qu'Odette mourrait sans souffrances dans un accident. Odette lui avait parlé d'un voyage que Forcheville aller faire à la Pentecôte. C'était en Égypte. Swann avait compris qu'elle partirait avec Forcheville. Un jour, Swann reçut une lettre anonyme qui disait qu'Odette avait été la maîtresse d'innombrables hommes parmi lesquels Forcheville et le peintre, de femmes et qu'elle fréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu'il y avait parmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre. Il chercha qui cela pouvait être. Charlus  et des Laumes pouvaient avoir des défauts, c'étaient d'honnêtes gens. Orsan n'avait peut-être pas de défauts mais ce n'était pas un honnête homme. Puis Swann soupçonna Rémi. Rémi avait des raisons d'en vouloir à Odette. Il soupçonna aussi son grand-père. Celui-ci avait pu croire agir pour le bien de Swann. Il soupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin. Bref, cette lettre anonyme prouvait qu'il connaissait un être capable de scélératesse. Et il continua à serrer la main à tous ses amis qu'il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur style qu'ils avaient peut-être cherché à le désespérer.

Swann pensait que les accusations formulées contre Odette dans la lettre n'avait aucune vraisemblance. La vérité que Swann chérissait, c'était celle que lui dirait Odette ; mais lui-même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge. Un jour, et pendant la période de calme la plus longue qu'il eût encore pu traverser sans être repris d'accès de jalousie, il avait accepté d'aller le soir au théâtre avec la princesse des Laumes. En regardant le journal il aperçut un titre : Les filles de marbre de Théodore Barrière. Cela lui rappela que Mme Verdurin avait dit à Odette : « prends garde, je saurai bien te dégeler, tu n'es pas de marbre ». Puis il se rappela une phrase qu'Odette lui avait dite, il y avait déjà deux ans : « oh ! Mme Verdurin, en ce moment il n'y en a que pour moi, je suis un amour, elle m'embrasse, elle veut que je fasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie ». Swann avait accueilli cette phrase comme la preuve d'une chaleureuse amitié.

Il alla chez Odette. Il prit une résolution. Il lui demanda si elle avait eu une relation avec Mme Verdurin ou avec une autre femme. Elle fit le signe que c'était faux. Mais Swann comprit que c'était peut-être vrai. Alors il lui demanda de jurer sur sa médaille de Notre-Dame de Laghet. Il savait qu'elle n'oserait pas se parjurer sur cette médaille-là. Il lui dit que sa colère contre elle ne venait pas de ses actions mais de sa fausseté. Alors elle dit qu'elle ne savait pas si elle avait fait ce genre de choses ou alors c'était il y avait longtemps, sans se rendre compte de ce qu'elle avait fait, peut-être deux ou trois fois.

Les mots « deux ou trois fois » marquèrent à vif une sorte de croix dans le coeur de Swann. Swann voulut donner à Odette plus de soins comme à une maladie qu'on découvre soudain plus grave. Il voulait que la chose affreuse qu'elle lui avait dit avoir faite « deux ou trois fois » ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. Il lui demanda avec quelle femme elle avait couché. Elle répondit qu'il ne la connaissait pas et qu'elle avait exagéré, qu'elle n'était pas allée jusque-là. Alors il voulut savoir de quand cela datait. Alors elle lui dit que cela s'était passé au Bois un soir ou Swann était venu les retrouver dans l'île. Elle avait retrouvé une femme qu'elle n'avait pas vue depuis très longtemps. Alors elle dit à Swann qu'il était un misérable car il se plaisait à la torturer. Jamais Swann n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente. Il se disait que le vice était quelque chose de plus répandu qu'on ne le croyait.

Swann repensa à quelques lignes du Journal d'un poète d'Alfred de Vigny : « quand on se sent pris d'amour pour une femme, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de la vie est appuyé là-dessus ». Swann avait peur que toute la période de la vie d'Odette écoulée avant qu'elle ne le rencontrât avait été faite d'années particulières et remplie d'accidents concrets.

Souvent les choses que Swann ne connaissait pas, qu'il redoutait de connaître, c'était Odette elle-même qui les lui révélait spontanément. Un jour, Swann demanda à Odette si elle n'avait jamais été chez les entremetteuses. À vrai dire, il était convaincu que non. Elle avait répondu qu'une entremetteuse lui avait proposé un rendez-vous avec un ambassadeur. Une fois Odette lui parla d'une visite que Forcheville lui avait faite le jour de la fête de Paris-Murice. Swann se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête, Odette lui avait envoyé la lettre qu'il avait si précieusement gardée. Elle n'avait pas conscience du mal qu'elle faisait à Swann. Quand Swann avait passé la soirée à chercher Odette, celle-ci était avec Forcheville chez Prévost. Elle avoua donc à Swann que ce soir-là, elle n'était pas allée à la Maison dorée et lui avait donc menti. Ainsi, même dans les mois auxquels il n'avait jamais osé repenser parce qu'ils avaient été trop heureux, elle lui mentait déjà ! Et sous tous les souvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que lui avait été dites autrefois Odette, elle lui avait menti. Cela lui rendait ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher. Mais la présence d'Odette continuait d'ensemencer le coeur de Swann de tendresses et de soupçons alternés. Certains soirs, Odette devenait tout d'un coup avec lui d'une gentillesse dont elle est l'avertissait durement qu'il devait profiter tout de suite, sous peine de ne pas la voir se renouveler avant des années. Il fallait rentrer immédiatement chez elle « faire catleya ». Mais cette tendresse brutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu'un mensonge et qu'une méchanceté. Quelquefois Swann allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendre quelque chose sur Odette, sans oser la nommer cependant. Les Verdurin s'étaient rendus acquéreurs d'un yacht. Ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Une de ces croisières dura près d'un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Mme Cottard avait voulu rentrer à Paris et Mme Verdurin lui avait rendu sa liberté ainsi qu'au peintre. Swann croisa Mme Cottard dans un omnibus. Elle lui parla d'un portrait peint par Machard qui était très à la mode. Swann lui répondit qu'il ne l'avait pas vu. Mme Cottard trouvait que la première qualité d'un portrait, surtout quand ce portrait coûtait 10 000 fr., était d'être ressemblant et d'une ressemblance agréable. Mme Cottard était embarrassé de parler à Swann des Verdurin. Elle écouta son coeur qui lui conseillait d'autres paroles.

Pourtant elle déclara qu'on avait parlé que de lui lors du voyage avec les Verdurin. Swann fut bien étonné car il supposait que son nom n'était jamais proféré devant les Verdurin.

Elle dit que quand Odette était quelque part, elle ne pouvait jamais rester bien longtemps sans parler de Swann. Mme Cottard rapporte à Swann une parole de Mme Verdurin. Mme Verdurin avait dit : « je ne dis pas qu'Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nous lui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann ». Swann se sentit débordé de tendresse pour Mme Cottard autant que pour Mme Verdurin (et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu'il éprouvait pour cette dernière, n'étant plus mêlé de douleur, n'était plus guère de l'amour).

Ce que Mme Cottard avait dit à Swann avait rendu Odette plus humaine et plus semblable aux autres femmes. Jadis ayant souvent pensé avec terreur, qu'un jour il cesserait d'être épris d'Odette, Swann s'était promis d'être vigilant et, dès qu'il sentirait que son amour commencerait à le quitter, de s'accrocher à lui, de le retenir. Mais l'affaiblissement de son amour correspondait simultanément à un affaiblissement du désir de rester amoureux. Parfois le nom aperçu dans un journal, d'un des hommes qu'il supposait avoir pu être les amants d'Odette lui redonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère. Cette jalousie lui procurait plutôt une excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pour retrouver la France, un dernier moustique prouve que l'Italie et l'été ne sont pas encore bien loin. Quand Swann ramassa par hasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l'amant d'Odette, il s'aperçut qu'il n'en ressentait aucune douleur et que l'amour était loin maintenant. Il regretta de n'avoir pas été averti du moment où il quittait l'amour pour toujours. Swann revit Odette une fois encore. Ce fût en dormant, dans le crépuscule d'un rêve. Il se promenait avec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu'il ne pouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et le grand-père du narrateur, sur un chemin qui suivait la mer et la surplombait. Il semblait alors qu'une nuit noire allait s'étendre immédiatement. Par moments les vagues sautaient jusqu'au bord et Swann sentait sur sa joue des éclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas. Swann était confus d'être en chemise de nuit. Il espérait qu'à cause de l'obscurité on ne s'en rendait pas compte mais cependant Mme Verdurin le fixa d'un regard étonné. Mme Verdurin avait de grandes moustaches. Odette le regardait avec des yeux pleins de tendresse et il se sentait l’aimer tellement qu'il aurait voulu l'emmener tout de suite. Tout d'un coup Odette regarda sa montre et déclara qu'elle devait partir. Elle prit congé de tout le monde. Swann n'osa pas lui demander quand il pourrait la revoir. Il éprouvait de la haine pour Odette et aurait voulu lui crever les yeux. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s'était éclipsé un instant après Odette. Le peintre déclara qu'Odette était la maîtresse de Napoléon III. Le jeune homme inconnu se mit à pleurer et Swann essaya de le consoler. En fait, le jeune homme inconnu était le double de Swann. Napoléon III, c'était Forcheville. Une nuit noire se fit tout d'un coup, un tocsin sonna, des habitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes. Swann sentait son coeur battre avec violence. Un paysan couvert de brûlures lui conseillait de demander à Charlus où Odette était allée finir la soirée avec son camarade. Le paysan disait que c'était Odette qui avait mis le feu. Swann avait décidé de quitter enfin Paris pour quelques jours. Il avait l'intention d'aller à Combray pour voir Mme de Cambremer et Mlle Legrandin. Il s'était rappelé la soirée de Mme de Saint-Euverte ou il avait présenté le général de Frobervile à Mme de Cambremer. Les intérêts de notre vie sont si multiples qu'il n'est pas rare que dans une même circonstance les jalons d'un bonheur qui n'existe pas encore soient posés à côté de l'aggravation d'un chagrin dont nous souffrons. En repensant au rêve qu'il venait de faire, Swann s'écria en lui-même : « dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! ».

Troisième partie : noms de pays. Le nom.

 

Dans ses nuits d'insomnie, le narrateur évoquait le plus souvent sa chambre du Grand hôtel de la plage, à Balbec. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de l'aménagement de cet hôtel avait varié la décoration des pièces. La chambre du narrateur contenait des bibliothèques basses, la vitrine en glace, dans lesquelles, selon la place qu'elles occupaient, telle ou telle partie du tableau changeant de la mer se reflétait. Le narrateur appréciait la grâce de la nature telle qu'elle se manifeste livrée à elle-même. Il n'avait pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer. Le narrateur avait retenu le nom de Balbec cité par Legrandin comme une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages, qu'enveloppent six mois de l'année le linceul des brumes et l'écume des vagues ».

Swann avait dit au narrateur que l'église de Balbec était peut-être le plus curieux échantillon du gothique normand. Alors le projet d'un voyage à Balbec mêlait chez le narrateur le désir de l'architecture gothique avec celui d'une tempête sur la mer. Mais le narrateur rêvait également d'Italie. Ses rêves d'Atlantique et d'Italie cessèrent d'être soumis uniquement au changement des saisons et du temps. Il n'avait besoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise Florence, dans l'intérieur desquels avait fini par s'accumuler le désir que lui avaient inspiré les lieux qu'ils désignaient. Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en lui le désir des tempêtes et du gothique normand. L'imagination du narrateur lui rendait plus différentes de la réalité les villes de Normandie ou de Toscane ce qui allait aggraver la déception future de ses voyages. Quand le narrateur pensait Florence, c'était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle parce que la ville s'appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-fleurs. Quant à Balbec, c'était un de ces noms où, comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de la terre d'où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelque usage aboli, de quelque droit féodal, d'un état ancien de lieux, d'une manière désuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites.

Le père du narrateur proposa à sa famille de rester à Venise du 20 avril aux 29 et d'arriver à Florence dès le matin de Pâques. Cela fit sortir ces deux villes de l'espace abstrait dans lequel les avait mises le narrateur. Mais le narrateur tomba malade et le docteur déclara qu'il fallait renoncer au voyage d'ici au moins un an. Le docteur défendit également qu'on laisse le narrateur aller au théâtre car il devait éviter toute cause d'agitation. On devait se contenter de l'envoyer chaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance de Françoise qui était entrée au service de la famille après la mort de la tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées fut insupportable pour le narrateur. Si seulement Bergotte avait décrit les Champs-Élysées dans un de ses livres, sans doute le narrateur aurait désir de les connaître. Quand il découvrait un lieu dans un livre, cela lui donnait une personnalité et le narrateur voulait le retrouver dans la réalité. Mais dans le jardin public des Champs-Élysées rien ne se rattachait à ses rêves.

Un jour, c'est dans ce jardin public que le narrateur entendit une petite fille en appeler une autre sous le prénom de Gilberte et ses souvenirs de Mlle Swann revinrent. Le narrateur la revit et un jour elle l'invita à jouer avec ses amis à une partie de barres. Le narrateur était chagriné quand Gilberte est absente à cause de ses études ou quand elle allait chez une amie. Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son institutrice, qui pour elle craignait la pluie, ne voulait pas l'emmener aux Champs-Élysées. Alors, le narrateur ne cessait d'interroger le ciel et de tenir compte de tous les présages. Le narrateur avait remarqué une dame d'un certain âge qui venait par tous les temps aux Champs-Élysées et que Gilberte allait saluer tous les jours. La dame demandait à Gilberte des nouvelles de son amour de mère. Un jour où les Champs-Élysées étaient couverts de neige, Gilberte y alla pour patiner. Ce fut pour le narrateur comme un commencement d'intimité avec Gilberte car les autres camarades étaient absents. Puis les camarades arrivèrent. Le groupe se mit à jouer aux barres et une des petites filles dit au narrateur qu'elle savait bien qu'il voulait être dans le camp de Gilberte. Pourtant ces moments où le narrateur était auprès de Gilberte n'étaient nullement des moments heureux. C'était les seuls moments de sa vie sur lesquels il concentrait une attention méticuleuse sans découvrir un atome de plaisir.

Tout le temps que le narrateur était loin de Gilberte, il avait besoin de la voir pour pouvoir se représenter son image et pour savoir exactement à quoi correspondait son amour. Gilberte ne lui avait encore jamais dit qu'elle l'aimait. Au contraire, elle avait souvent prétendu qu'elle avait des amis qu'elle lui préférait. À l'époque ou le narrateur aimait Gilberte, il croyait encore que l'amour existe réellement en dehors de nous et offrait ses bonheurs dans un ordre auquel on n'était pas libre de rien changer. Un jour, le narrateur était allé avec Gilberte jusqu'à la baraque d'une marchande. Gilberte acheta deux billes. Elle demanda au narrateur laquelle des deux il préférait et il choisit la bille qui avait la couleur des yeux de Gilberte. Alors elle la lui offrit. Elle lui demanda de garder la bille comme souvenir. Une autre fois, le narrateur était toujours préoccupé du désir d'entendre la Berma dans une pièce classique alors il avait demandé à Gilberte si elle ne possédait pas une brochure dans laquelle Bergotte parlait de Racine et qui ne se trouvait plus dans le commerce. Le lendemain, Gilberte Swann lui apporta la brochure qu'elle avait fait chercher. Si Gilberte lui donnait parfois des marques d'amitié, elle lui faisait aussi de la peine en ayant l'air de ne pas avoir de plaisir à le voir.

On ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce serait plus ou moins tard, et cette attente finissait par rendre plus émouvants au narrateur, non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée de l'après-midi, comme une immense étendue d'espace et de temps. Quand Gilberte parlait à la dame âgée qui lisait Les « Débats », elle avait un sourire et un air compassé qui évoquait la jeune fille différente que Gilberte devait être chez ses parents ou dans toute son autre existence qui échappait au narrateur. Swann impressionnait le narrateur comme un personnage historique sur lequel on vient de lire un seul ouvrage et dont les moindres particularités nous passionnent. Les relations que Swann entretenait avec le comte de Paris avaient laissé le narrateur indifférent quand il en avait entendu parler à Combray. Cela prenait maintenant pour lui quelque chose de merveilleux. Swann répondait poliment aux saluts du narrateur quoiqu'il fût brouillé avec la famille de ce dernier. Le narrateur repensait aux années où il s'était rendu ridicule en envoyant demander à sa mère de monter dans sa chambre pour lui dire bonsoir alors qu'elle prenait le café avec Swann.

Le narrateur espérait que Gilberte lui enverrait une lettre quand elle est absente de Paris. Il espérait aussi qu'elle écrirait qu'elle n'avait jamais cessé de l'aimer et lui expliquerait la raison mystérieuse pour laquelle elle avait été forcée de lui cacher son amour. En attendant, il conservait précieusement le livre qu'elle lui avait offert ainsi que la bille d'agate. Le narrateur avait d'abord aimé Gilberte à cause de tout l'inconnu de sa vie dans lequel il aurait voulu se précipiter. Il espérait que Gilberte pourrait devenir un jour l'humble servante, la commode et confortable collaboratrice qui le soir, l'aidant dans ses travaux, collationnerait pour lui des brochures. Quant à Bergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui il avait d'abord aimé Gilberte, avant même de l'avoir vue, maintenant c'était surtout à cause de Gilberte que le narrateur l'aimait. Quand Gilberte l'assurait parfois qu'elle l'aimait moins qu'un de ses amis, moins qu'elle ne l'aimait la veille, parce qu'il lui avait fait perdre sa partie par une négligence, le narrateur lui demandait pardon, lui demandait ce qu'il fallait faire pour qu'elle recommence à l'aimer autant qu'avant et plus que les autres. Le narrateur avait toujours à portée de sa main un plan de Paris où on pouvait distinguer la rue où habitait Swann. Il parlait tout le temps de cette rue à tel point que son père lui demandait pour quelle raison. Il s'arrangeait à tout propos à faire prononcer à ses parents le nom de Swann. Il avait besoin d'entendre sa sonorité délicieuse. Il lui semblait qu'à force de manier, de brasser tout ce qui avoisinait Gilberte, il en ferait peut-être sortir quelque chose d'heureux. La mère du narrateur lui expliqua que la vieille dame qui lisait  « Les Débats » n'avait rien d'une noble car elle était la veuve d'un huissier. Elle pensait que c'était une espèce de folle qui voulait toujours se faire des relations. C'était une faiseuse d'embarras. Le narrateur, pour tâcher de ressembler à Swann, passait tout son temps à table, à se tirer sur le nez et à se frotter les yeux. Son père disait : « cet enfant est idiot, il deviendra affreux ».

Il était très attentif quand sa mère racontait avoir rencontré Swann en train d'acheter un parapluie. Elle faisait semblant d'être en bons termes avec lui alors qu'elle ne voulait pas connaître Mme Swann. La mère du narrateur lui avait dit que Swann était au courant que sa fille jouait avec lui. Les jours où Gilberte avait annoncé au narrateur qu'elle ne devait pas venir aux Champs-Élysées, il tâchait de faire des promenades qui le rapprochaient un peu d'elle. Parfois, il emmenait Françoise en pèlerinage devant maison qu'habitaient les Swann. Mais le plus souvent, quand il ne devait pas voir Gilberte, comme il avait appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans l'allée des Acacias, il dirigeait Françoise du côté du bois de Boulogne. Il vouait pour Mme Swann ce sentiment de vénération que nous vouons toujours à ceux qui exercent sans frein la puissance de nous faire du mal. Il sut bientôt que les parents de Gilberte n'aimaient pas qu'il joue avec leur fille.

Le narrateur voyait dans le sourire de Mme Swann la bienveillance d'une majesté où il y avait surtout la provocation de la cocotte. Les passants s'arrêtaient devant Mme Swann pour demander qui elle était. Des promeneurs répondaient que c'était Odette de Crécy. Mais il ne fallait pas lui rappeler ses origines. Elle était maintenant Mme Swann, la femme d'un monsieur du Jockey-Club. Le narrateur la saluait en tirant un grand coup de chapeau.. Mais elle ne l'avait jamais vu avec Gilberte et elle ne connaissait pas son nom. Cela la faisait sourire.

Une fois adulte, le narrateur retourna au bois de Boulogne pour retrouver l'idée de perfection qu'il portait en lui. Il voulait avoir de nouveau sous les yeux, la victoria de Mme Swann. Hélas ! Il n'y avait plus que des automobiles conduites par des mécaniciens moustachus. Il avait espéré revoir les petits chapeaux de femmes si bas qu'ils semblaient une simple couronne. À présent, les chapeaux des femmes étaient immenses et couverts de fruits et de fleurs. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l'air d'une reine, le narrateur adulte voyait des tuniques greco-saxonnes. Les hommes ne portaient plus de chapeau. Toutes ces parties nouvelles du spectacle, le narrateur n'avait plus de croyances à y introduire pour leur donner la consistance, l'unité et l'existence. C'était des femmes quelconques. Le narrateur ne se sentait plus fait pour un monde où les femmes s'entravent dans des robes qui ne sont pas même en étoffe. Sa consolation, c'était de penser aux femmes qu'il avait connues, aujourd'hui qu'il n'y avait plus d'élégance. Hélas ! Dans l'avenue des Acacias, le narrateur revit quelques femmes, vieilles, et qui n'étaient plus que les ombres terribles de ce qu'elles avaient été, cherchant désespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. La nature recommençait à régner sur le Bois d'où s'était envolée l'idée qu'il était le Jardin élyséen de la Femme. La réalité que le narrateur avait connue n'existait plus. Les lieux que nous avons connus n'appartiennent pas qu'au monde de l'espace où nous les situons pour plus de facilité. Le souvenir d'une certaine image n'est que le regret d'un certain instant ; et les maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas ! Comme les années.

 

 

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