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Humanisme : le Contrat social
7 mars 2024

Le Côté de Guermantes (Proust)

I

 

Le narrateur avait déménagé. Françoise s'interrogeait sur les domestiques. Elle connaissait les anciens domestiques avec lesquels elle avait fait de leurs allées et venues des choses amicales. À présent, elle portait au silence même une attention douloureuse. Le nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel le narrateur avait habité auparavant était bruyant. Le narrateur s'était moqué de Françoise qui était navrée d'avoir à quitter un immeuble où l'on était « si bien estimé de partout ». Elle avait fait ses malles en pleurant. Le valet de pied se croyait à la campagne et se réjouissait d'avoir trouvé une si chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageaient beaucoup. À présent, le narrateur était triste et voulut voir Françoise. Mais elle se montre glaciale à l'égard de sa tristesse car il avait ri de ses larmes lors du départ. Françoise avait l'habitude de détourner la tête pour que le narrateur n'ait pas le plaisir de voir sa souffrance plainte. Le narrateur était venu habiter dans un appartement qui dépendait de l'hôtel de Guermantes car sa grand-mère ne se porte pas très bien. L'atmosphère où Mme de Guermantes existait en lui, après n’avoir été pendant des années pour le narrateur que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprègnèrent de l'écumeuse humidité des torrents.

Le nom de Guermantes d'alors était aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l'oxygène. Quand le narrateur arrivait à le crever ou à en faire sortir ce qu'il contenait, il pouvait respirer l'air de Combray de cette année-là. La nourrice du narrateur le berçait de cette vieille chanson : Gloire à la marquise de Guermantes. Quelques années plus tard le vieux maréchal de Guermantes était venu voir le narrateur pour lui offrir une pastille de chocolat en disant : « le bel enfant ! ». Plus tard, le narrateur trouva successivement, dans la durée de ce même nom de Guermantes, sept ou huit figures différentes. Il revoyait les armoiries peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s'étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l'Allemagne, de l'Italie et de la France. Le narrateur avait entendu parler des célèbres tapisseries de Guermantes. Il les avait vues se détacher comme un nuage sur le nom légendaire. Il espérait pénétrer dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant à Paris Mme de Guermantes. Mais alors, il avait connu Saint-Loup qui lui avait appris que le château ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle quand la famille Guermantes l'avait acquis. La famille Guermantes avait résidé jusque-là dans le voisinage et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait reçu son nom du château après lequel il avait été construit. Les tapisseries de Guermantes étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur. Avec ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne permirent plus au narrateur de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Au fond de ce nom de Guermantes s'était effacé le château reflété dans son lac. Le narrateur avait alors identifié le nom de Mme de Guermantes à son hôtel de Paris. L'hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse.

Le narrateur ne connaissait que les noms des proches de la duchesse et cela protégeait son mystère en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant. Le narrateur ne pouvait imaginer pour les invités de Mme de Guermantes aucun corps et aucune phrase prononcée qui fut banale ou même originale d'une manière humaine et rationnelle. Il voyait Mme de Guermantes comme une statuette en porcelaine de Saxe. Saint-Loup lui racontant des anecdotes relatives aux chapelains, aux jardiniers de Mme de Guermantes et la narrateur imagina que celle-ci exerçait encore des privilèges féodaux. Le narrateur était venu habiter chez Mme de Villeparisis qui logeait dans un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. Grâce à Françoise, le narrateur posséda assez vite des renseignements sur l'hôtel. Les Guermantes étaient la constante préoccupation de Françoise. Elle les désignait souvent par les mots de « en dessous », « en bas ». Ainsi elle disait : « ils ont du monde en bas ». Le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Françoise c'était quand la porte cochère s'ouvrait pour laisser passer la duchesse dans sa calèche. C'était habituellement peu de temps après que les domestiques du narrateur avaient fini leur déjeuner. Alors Françoise allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud dans la cuisine et regardait la voiture de la duchesse. Elle s'écriait : « ah ! Combray «. Elle pensait qu'elle ne reverrait sa ville que quand elle serait morte et qu'on la jetterait comme une pierre dans le trou de la tombe. Jupien, le giletier faisait remarquer à Françoise que ses employeurs pouvaient eux aussi s'offrir une belle calèche.

L'ennui que Françoise avait connu en arrivant dans cette nouvelle maison avait vite été dirigé par Jupien car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si la famille du narrateur avait décidé d'acheter une voiture. Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si la famille du narrateur n'avait pas d'équipage, c'est qu'elle n'en voulait pas. Jupien viait que chez lui car il avait obtenu une place d'employé dans un ministère. Il hébergeait sa nièce qui était devenue couturière pour les dames du meilleur monde. Elle faisait venir ses camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Aussi Jupien n'était plus utile comme giletier. Le narrateur avait trouvé Jupien plutôt froid et railleur. Puis il décerna chez lui une intelligence rare, de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux.

Mais son rôle dans la vie de Françoise avait cessé d'être indispensable. Françoise appréciait de discuter avec le valet de pied car il parlait à Françoise de sujets qui pouvaient intéresser non lui-même, mais elle. Elle avait pour lui la bienveillance spéciale qu'éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l'Altesse car quand il parlait de Françoise il l'appelait « la gouvernante ». Françoise prenait plaisir à parler avec le valet de pied de Combray et de Meséglise. Elle parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne car depuis qu'elle était morte, Françoise avait complètement oublié qu'elle l'avait peu aimée durant sa vie parce que celle-ci avait bien su se faire chaque semaine donner la pièce par la tante du narrateur. Elle vantait également les mérites de Mme Octave, la tante du narrateur. Elle se souvenait que chez Mme Octave il y avait toujours beaucoup à manger pour les invités. Mme Octave voulait que ses domestiques soient bien nourris. Parfois la mère du narrateur trouvait que les domestiques mettaient beaucoup de temps à terminer leur déjeuner. Françoise, son valet de pied, le maître d'hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s'accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu'on sent qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entracte. Françoise avait pu, dès les premiers jours, apprendre au narrateur que les Guermantes n'habitaient pas leur hôtel en vertu d'un droit immémorial, mais d'une location assez récente et que leur jardin était assez petit. Ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui. Puis un vieil ami de son père leur avait dit un jour en parlant de la duchesse de Guermantes qu'elle avait la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle avait la première maison du faubourg Saint-Germain.

Le narrateur souhaitait chercher dans le « salon » de Mme de Guermantes le mystère de son nom car il ne pouvait pas le trouver dans sa personne quand il la voyait sortir le matin à pied ou l'après-midi en voiture. Pourtant, dans la solitude de sa pensée, le nom de Mme de Guermantes avait eu vite fait de s'approprier le souvenir du visage. Mais à présent, quand il la voyait à sa fenêtre, il ne parvenait pas à intégrer en elle le nom de Guermantes car elle montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que les femmes quelconques. Alors il se disait que s'il était reçu chez Mme de Guermantes et faisait partie de ses amis, il pourrait connaître ce que son nom enfermait réellement. Un ami du père du narrateur avait dit que le milieu des Guermantes était quelque chose d'à part dans le faubourg Saint-Germain.

Il imaginait que les amis de Mme de Guermantes étaient comme les colonnes qui soutenaient le temple. L'hôtel de Guermantes commençait pour le narrateur à la porte de son vestibule mais ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au jugement du duc de Guermantes qui tenaient tous les locataires pour fermiers, manant, acquéreurs de biens nationaux dont l'opinion ne comptait pas. Le duc s'indigna quand Jupien demanda une indemnité car le cheval du duc avait abîmé sa devanture. Le quartier ne paraissait au duc qu'un prolongement de sa cour, qu'une piste plus étendue pour ses chevaux. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples : un ménage de cousin et le baron et la baronne de Norpois qui étaient les neveux de l'ancien ambassadeur que la famille du narrateur connaissait. Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se rattachait à la profession du père du narrateur, il s'était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, le narrateur entendit nommer quelques-uns des salons où la duchesse allait. Françoise restait immobile comme devant un vitrail quand le valet de pied lui avait appris que les fils des ducs portaient souvent un titre de prince qu'il gardait jusqu'à la mort de leur père. Françoise apprit également par le valet de chambre du prince d'Agrigente, qui venait souvent porter des lettres chez la duchesse, que le marquis de Saint-Loup comptait se marier avec Mlle d’Ambresac. Quand le narrateur apprit part Françoise que Mme de Guermantes se rendrait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, il la vit vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couché et c'était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain qu'il voyait tenir devant lui. Le père du narrateur avait un ministère un ami, un certain A. J. Moreau. C'est grâce à ce monsieur que le narrateur put obtenir une place à l'opéra pour voir la Berma jouer un acte de Phèdre. Mais le narrateur n'éprouvait plus la même passion pour l'actrice. Depuis ses visites chez le peintre Elstir, sa foi intérieure s'était reportée sur certaines tapisseries et sur certains tableaux modernes.

À l'opéra, le narrateur aperçu ça ne veut de l'empereur d'Autriche il confondit avec M. de Charlus. Comme M. de Charlus, le prince avait l'air d'exercer l'affectation de l'humilité et de la patience comme un privilège de sa bonne éducation. La princesse de Parme avait placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les peignoirs et la salle était comme un salon.

Mais, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s'étaient réfugiées entre les pans obscurs et restaient invisibles. Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse de Guermantes était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral. Le narrateur avait remarqué la beauté de la princesse qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre.

La voisine du narrateur dit au monsieur qui était avec elle que la princesse de Guermantes n'avait pas économisé ses perles et ne trouvait pas cela correct.

Les visages de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Morienval et de Mme de Saint-Euverte avec leurs défauts finissaient par donner l'idée que la laideur avait quelque chose d'aristocratique et qu'il était indifférent que le visage d'une grande dame, s'il était distingué, soit beau. Chaque fois que le narrateur avait entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines oeuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en lui. Mais il fallait qu'il s'en dépouille à présent qu'il la voyait en train d'offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Le narrateur enviait le marquis de Palancy car celui-ci semblait avoir l'habitude de cette baignoire et à cause de l'indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons. Quand la Berma arriva sur scène, le narrateur put constater sans mélancolie qu'il ne lui restait rien de ses dispositions d'autrefois à l'égard de l'art dramatique et de l'actrice. La voisine du narrateur remarqua qu'il n'y avait aucun applaudissement et trouva que l'actrice était trop vieille.

La Berma qui avait gagné tant d'argent n'avait que des dettes. Le talent de l'actrice qui avait fui le narrateur quand il cherchait si avidement à en saisir l'essence, maintenant, après ces années d'oubli, dans cette heure d'indifférence, s'imposait avec la force de l'évidence à son admiration. L'interprétation de la Berma était, autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre vivifiée aussi par le génie. Le narrateur avait compris la différence qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement individuelle et l'idée de beauté qui existe entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d'amour, d'admiration. À présent, il tâchait d'ouvrir sa pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce que le jeu de l'actrice contenait : il comprenait maintenant que c'était justement cela, admirer.

Il comprit également que l'oeuvre de l'écrivain n'était pour la tragédienne qu'une matière. Car après Phèdre, la pièce suivante était une nouveauté.

Le narrateur vit entrer la duchesse de Guermantes qui alla droit vers sa cousine. La duchesse salua les hommes du Jockey-Club. Le duc de Guermantes suivait sa femme et commanda d'un geste aux hommes de se rasseoir puis il s'inclina profondément devant un jeune homme blond. La princesse donna à sa cousine la chaise qu'elle occupait puis elles s'admirèrent réciproquement. L'harmonie entre les deux cousine neutralisait les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. L'élégance des manières. Leur éducation modérait le naturel expansif de la princesse et la rectitude de la duchesse se laissait infléchir pour se faire douceur et charme. La princesse de Parme avait cédé quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer ne faisait pas partie de la haute société aristocratique. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là car elle était atteinte d'une maladie. Le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d'Argencourt se trouvait près d'elle. Il était l'ami de la duchesse et de la princesse. Il s'était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il acceptait souvent d'aller au théâtre avec Mme de Cambremer. Il restait bravement auprès d'elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu'il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s'il avait été en mauvaise compagnie. La princesse de Guermantes passait, M. de Beausergent s'absorbait dans une conversation avec sa voisine et ne répondaient au sourire amical de la princesse que contraint et forcé avec la réserve bien élevée de quelqu'un dont l'amabilité peut être devenue momentanément gênante. Mme de Cambremer était étonné de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu'elle y était encore. Elle pensait qu'elle était venue exprès de Guermantes pour entendre la Berma. Le narrateur aurait voulu connaître le jugement de la duchesse et de la princesse sur Phèdre plutôt que celui du plus grand critique du monde. Ce qu'il demandait à leur opinion sur Phèdre de lui rendre, c'était le charme des après-midi d'été où il s'était promené du côté de Guermantes. Il pensait que la toilette de ces deux femmes était une matérialisation neigeuse de leur activité intérieure. Tout à coup, la duchesse, de déesse devenue femme, leva vers le narrateur la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge et l'agita en signe d'amitié tandis que la princesse fit pleuvoir sur lui l'averse étincelante et céleste de son sourire.

Tous les matins, le narrateur alla se poster à l'angle de la rue que la duchesse descendait d'habitude pour attendre le départ de cette grande dame. Mais après trois jours, pour que le concierge ne se rende pas compte de son manège, le narrateur s'en alla beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse.

Le narrateur espérait également retrouver deux jeunes filles qu'il avait vu l'avant-veille. L'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles était rapproché de ces idées auxquelles le narrateur tâchait d'adapter le souvenir de la duchesse. Mais il existait un écart, toujours différents, entre ce qu'il avait imaginé et ce qu'il voyait. Chaque jour, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, il voyait des marques rouges dont il ne savait si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de Phèdre, répondait au salut du narrateur avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles luttant avec des chances inégales pour la domination de ses idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci qui finit par crenaître le plus souvent. Alors ce fut sur ce souvenir que le narrateur transféra toutes ses pensées d'amour. Quand il ne rencontrait pas la duchesse et qu'il comprenait que ce n'était plus la peine de rester à l'attendre, il reprenait tristement le chemin de la maison. Absorbé dans sa déception, regardant sans la voir une voiture qui s'éloignait, il comprenait tout d'un coup que le mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour lui et que cette dame était Mme Guermantes par qui il s'était laissé saluer sans même lui répondre.

Quelquefois, le narrateur trouvait Mme de Guermantes, au coin de la loge, discutant avec le concierge qui lui livrait des rapports sur tout le personnel des Guermantes. À la suite de ces rapports, la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties le domestique que le concierge avait vendu.

À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu'offrait Mme Guermantes, l'amour du narrateur n'était pas attaché à telle ou telle de ses parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer son trouble car il sentait que c'était toujours Mme de Guermantes. Il n'aurait pas senti lui-même que Mme Guermantes était excédée de le rencontrer tous les jours qu'il l'aurait indirectement appris du visage plein de froideur et de réprobation qui était celui de Françoise quand elle l’aidait à s’apprêter pour ses sorties matinales. Le narrateur trouvait que Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être dur et hautaine, d'être fine et bornée, elle était la demoiselle de village dont les parents étaient bien de chez eux mais, ruinés, avaient obligés de la mettre en condition.

Le narrateur n'avait jamais dans sa vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes. Le narrateur pensait que Françoise l'adorait et ne perdait pas l'occasion de le célébrer. Mais Jupien, lui révéla qu'elle disait qu'il ne valait pas la corde pour le pendre et qu'il avait cherché à lui faire tout le mal possible. Et cette brusque échappée que lui ouvrit une fois Jupien sur le monde réel épouvanta le narrateur. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont il ne se souciait guère. Il se demanda s'il en était ainsi dans tous les rapports sociaux. Jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il le mener un jour, s'il en était de même dans l'amour ? C'était le secret de l'avenir. Il comprit l'impossibilité de savoir de manière directe et certaine si Françoise l'aimait ou le détestait. Ce fut donc Françoise qui donna au narrateur l'idée qu'une personne est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer et au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions. Il se plaisait à imaginer que Mme Guermantes soit ruinée et dépouillée de tous les privilèges qui la séparaient de lui. Il espérait ainsi qu'elle viendrait lui demander asile. Il sentait qu'il déplaisait à la duchesse en allant chaque matin au-devant d'elle. Mais son besoin d'être pendant un instant l'objet de l'attention de Mme de Guermantes était plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il songeait à se rendre chez quelqu'un que la duchesse connaissait pour le charger d'un message auprès d'elle. Il pensait que Saint-Loup pourrait être cette personne. Saint-Loup lui avait demandé de venir le voir dans sa garnison à Doncières. Alors il y alla. Il n'avait pas fait dire son nom pour surprendre son ami. Mais quand Saint-Loup arriva, il était embarrassé. Il ne pouvait pas sortir avant huit jours. Il était préoccupé par l'idée de voir son ami passer seul cette première nuit car il connaissait mieux que personne ses angoisses du soir. Saint-Loup montra au narrateur l'émotion qu'il avait de le revoir. Il lui conseilla de loger à l'hôtel de Flandre, un ancien petit palais du XVIIIe siècle qui faisait assez « vieille demeure historique ». Mais pour le narrateur, le plaisir que pouvait donner une jolie maison était superficielle et ne pouvait pas calmer son angoisse aussi pénible que celle qu'il avait jadis à Combray quand sa mère ne venait pas lui dire bonsoir. Saint-Loup le comprit. Il ordonna à un soldat qui passait de faire du feu dans sa chambre. Saint-Loup salua un officier qui déboucha d'un escalier. Il demanda au narrateur d'aller l'attendre dans sa chambre le temps qu'il aille parler au capitaine. On indiqua la chambre de Saint-Loup au narrateur. La chambre était décorée de tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle. Sur la table, il y avait des livres de travail. Il y avait également des photographies parmi lesquelles le narrateur reconnut la sienne et celle de Mme de Guermantes. Le silence qui régnait dans la petite chambre militaire fut rompu. Saint-Loup entra vivement. Le narrateur lui dit qu'il se sentait bien dans sa chambre et qu'il souhaitait y dîner et y coucher. Cela fit rire Saint-Loup. C'est très précisément ce qu'il venait de demander au capitaine. Le capitaine avait accepté. Le narrateur se détourna pour cacher ses larmes. Saint-Loup appela son ordonnance pour qu'il s'occupe de leur dîner. Plusieurs camarades de Saint-Loup entrèrent dans la chambre mais il les jeta à la porte. Il les trouvait médiocres. Il y avait un officier que Saint-Loup admirait. C'était un commandant mais personne ne le fréquentait parce qu'il était franc-maçon. Le narrateur espérait que Saint-Loup lui offrirait la photo de Mme de Guermantes. Cette photographie serait comme une rencontre prolongée et comme si la duchesse s'était arrêtée auprès de lui. Il pourrait ainsi étudier les lignes de son visage. Le narrateur remarqua que la figure de Robert était presque superposable à celle de sa tante. Il avait les traits caractéristiques des Guermantes. La duchesse avait un nez en bec de faucon et la race des Guermantes semblait issue, aux achats de la mythologie, de l'union d'une déesse et d'un oiseau. Ils mangèrent des perdreaux et burent du champagne. Le lendemain matin, le narrateur à la jeter par la fenêtre de Saint-Lô un regain de curiosité sur la campagne. Il admira la colline qui allait rester dans sa mémoire comme le symbole de cette matinée à Doncières avec le chocolat chaud que l'ordonnance leur apporta. Le second jour, le narrateur fut obligé d'aller coucher à l'hôtel. Il remarqua qu'il restait du palais ancien un excédent de luxe.

Dans sa chambre, sa solitude restait inviolable et il goûtait le sentiment de la liberté. Il explora son féerique domaine. Il se coucha, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite cheminée, en mettant son intention à un cran où elle n'était pas à Paris, l'empêcha de se livrer au train-train habituel de ses rêvasseries. Le lendemain matin il fut réveillé par la fanfare d'un régiment mais il ne fut pas certain que le son de la fanfare n'eût pas été imaginaire. Le narrateur pensait que ce qu'on aurait fait le jour, il arrivait en effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé. Selon lui, les pans obscurs de la chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel, est parfois interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite recommencée, pendent, même après qu'on est réveillé, les souvenirs des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée similaire vient fortuitement les frapper.

Le narrateur pensait que la résurrection au réveil-après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil-devait ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.

Certains jours, le narrateur était agité par l'envie de revoir sa grand-mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante ; ou bien c'était le souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris. Cela l'empêchait de dormir.

Alors il envoyait quelqu'un au quartier avec un mot pour Saint-Loup et les deux amis passaient un instant ensemble. Ce que le narrateur appréciait chez Saint loup, c'était  qu'il l'avait fait semblable à lui ; à côté des occupations importantes qui le faisaient si pressé. Le narrateur était comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, est appelé fait appeler un médecin lequel avait adressé et douceur lui écarte la paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable et le malade est guéri et rassuré. Tous les tracas du narrateur se résolvaient en un télégramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. Un peu plus tard, le narrateur allait souvent voir le régiment faire du service en campagne et il commença à s'intéresser aux théories militaires que développaient les amis de Saint-Loup. Les marches donnaient l'impression au narrateur qu'il était plein de force et que la vie s'étendait plus longue devant lui.

Quelquefois, le narrateur avait suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours sans pouvoir se coucher. Quand il rentrait à son hôtel, son sommeil et sa grâce matinée n'étaient plus qu'un charmant conte de fées. Il allait voir Saint-Loup les jours où il y avait repos et il arrivait même à parler aux amis de Saint-Loup. Il put bien vite se rendre compte combien Saint-Loup était aimé et populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d'autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique que du dehors, la sympathie qu'excitait en eux qu'ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu'avait à leurs yeux le jeune homme qu'ils avaient vu souper au Café de la Paix avec le prince d'Orléans.

Le narrateur gardait dans son logis la même plénitude de sensations qu'il avait eue dehors. Dans sa chambre d'hôtel, une rame de papier et un encrier l’attendaient avec un roman de Bergotte. Être relié à la caserne était pour lui comme se sentir pour point d'attache un observatoire dominant la campagne et c'était un précieux privilège qu'il souhaitait durable de pouvoir s'y rendre et  toujours d’y être bien reçu. Le soir, il ressortait pour dîner avec Saint-Loup à l'hôtel où son ami avait pris pension. Il aimait s'y rendre à pied pour admirer la vie que menaient les habitants de ce monde inconnu. Un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine. Alors, il songeait à l'avenir et essayait d'oublier Mme de Guermantes même si cela lui semblait affreux. Il lui semblait qu'une femme allait surgir pour le satisfaire alors il essayait d’enfermer dans ses bras une passante effrayée. En arrivant à l'hôtel où il allait dîner, le narrateur regardait la cour qu'il s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, ou des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l'hôtelier appelait le « feu éternel ». Alors, le narrateur pensait que cette scène ressemblait à des peintures de vieux maîtres flamands. Le narrateur alla droit vers un serviteur dans lequel il crut reconnaître un personnage traditionnel dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse. En raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de chérubins et de séraphins. Le narrateur se  fraya un chemin jusqu'à la petite salle où était la table de Saint-Loup. Il était avec quelques-uns de ses amis nobles et bourgeois. Le narrateur entraîna Saint-Loup dans un coin de la salle à manger pour lui demander si c'était bien une photo de Mme de Guermantes qu'il avait sur la table de sa chambre. Saint-Loup lui demanda s'il connaissait cette brave Oriane. Alors le narrateur lui expliqua que Mme de Guermantes était sa voisine et qu’il s'intéressait beaucoup à elle d'un point de vue balzacien. Il ajouta qu’on lui avait assuré que Mme de Guermantes le croyait tout à fait idiot. Mais Saint-Loup le rassura. Oriane n'était tout de même pas stupide. Alors le narrateur demanda à son ami de faire savoir à Mme de Guermantes tout le bien qu'il pensait de lui. Saint-Loup accepta.

De façon indirecte, le narrateur fit comprendre à son ami qu'il désirait dîner avec Mme de Guermantes. Saint-Loup s'engagea à organiser ce dîner. Puis le narrateur demanda à son ami s'il l’autorisait à le tutoyer. Saint-Loup en fut très touché. Le narrateur lui demanda ensuite s'il pouvait lui donner la photo de Mme de Guermantes. Mais Saint-Loup devait demander d'abord la permission à Mme de Guermantes. Il se mit à rougir et la narrateur comprit qu'il ne servirait son amour qu'à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité. Saint-Loup mit le narrateur en avant devant ses amis. Il se fit l'entraîneur de leur rire. Le narrateur s'aperçut tout d'un coup lui-même du dehors comme quelqu'un qui lit son nom dans le journal.

Le narrateur sympathisa avec un des amis de Saint-Loup. Il causa avait lui presque toute la soirée et ils se sentirent protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ses sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. D'ailleurs tel lui était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour lui-même. Le narrateur demanda à Saint-Loup s'il était vraiment décidé à épouser Mlle d'Ambresac. Robert lui répondit qu'il n'en avait jamais été question. Robert lui avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi, ils s’entendaient particulièrement bien car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès de Dreyfus. Le narrateur dit à Robert et à son camarade qu'il y avait beaucoup moins d'idées que d'hommes et ainsi tous les hommes d'une même idée étaient pareils. Un des jeunes militaires amis de Saint loup désigna le narrateur en souriant et en disant : « Duroc, tout à fait Duroc ».

Saint-Loup demanda à son ami de continuer et le narrateur expliqua qu'une idée était quelque chose qui ne pouvait participer aux intérêts humains et ne pouvait jouir de leurs avantages par conséquent les hommes d'une idée ne pouvaient pas être influencés par intérêt. Saint-Loup observa son ami avec la même sollicitude anxieuse que s'il avait marché sur la corde raide. Puis il ajouta que le narrateur avait mille choses que n'avait pas Duroc. Même si lui aussi avait pensé qu'il y avait bien des rapports entre le narrateur et ledit Duroc.

Plus tard, le narrateur expliqua à son ami Bloch qu'il avait rencontré un sous-officier noble qui  qui était dreyfusard. Le sous-officier ne se laissait pas influencer par les traditions de sa famille et par les intérêts de sa carrière quand il s'agissait de défendre le capitaine Dreyfus. Le narrateur se plaisait surtout à causer avec ce sous-officier de l'armée en général. Le narrateur avait commencé à s'intéresser aux diverses personnalités de la caserne et il aurait voulu avoir des détails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard. Les autres étaient violemment hostiles à la révision du procès. À l'exception du voisin de table du narrateur, son nouvel ami. Ce dernier pensait que le colonel n'était pas pour le dreyfusisme l'adversaire fanatique. Cela n'étonna pas Saint-Loup qui pensait le colonel un homme intelligent. Pourtant il pensait que le cléricalisme aveuglait ce colonel. Il préférait le commandant Duroc, son professeur d'histoire militaire. C'était un radical-socialiste et un franc-maçon.

Saint-Loup donna quelques détails sur ce qu'il avait appris durant les cours de Duroc.

Il lui expliqua que ce qui précipitait le plus l'évolution de l'art de la guerre, c'était les guerres elles-mêmes. Il pensait qu'avec les terribles progrès de l'artillerie les guerres futures seraient si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix serait faite. Pour comprendre ce que c'était que la valeur militaire, le narrateur demanda des comparaisons entre les généraux dont il connaissait les noms. Le génie du chef, voilà ce qui l'intéressait. Il se sentait presque séparé du souvenir de Mme de Guermantes grâce à Saint-Loup et ses amis. Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fut tellement dreyfusard, presque antimilitariste. Le narrateur que l'influence du milieu n'avait pas l'importance que l'on croyait. Et Saint-Loup répondit que la vraie influence, c'était celle du milieu intellectuel et qu'on était l'homme de son idée. Saint-Loup n'avait sans doute aucun souvenir que le narrateur lui avait dit peu de jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.

Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, le narrateur regrettait Mme de Guermantes. Il ressentait la nostalgie et l'amour. Il soupirait d'oppression et de langueur. Un souffle d'air semblait lui apporter un message de Mme de Guermantes comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise. On ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais qui lui sont étrangers. Cela faisait deux semaines qu'il n'avait pas vu la duchesse et d'un côté, il sentait qu'il pouvait descendre vers l'oubli et de l'autre, il était emporté par le besoin de revoir Mme de Guermantes. Il demanda à son ami s'il avait reçu une lettre de Paris espérant qu'elle proviendrait de Mme de Guermantes. Saint-Loup avait du chagrin parce que les nouvelles venant de sa maîtresse n'étaient pas bonnes. Il souffrit horriblement de cette brouille. Il se demanda si elle ne s'était pas cachée à Doncières ou si elle était partie pour les Indes. Le silence de sa maîtresse le rendait fou. Après avoir espéré une lettre, avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, Saint-Loup se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort.

Enfin, son amie lui demanda s'il consentirait à pardonner mais Saint-Loup comprit rapidement tous les inconvénients d'un rapprochement. Le narrateur chercha un prétexte qui permit à Saint-Loup de demander à Mme de Guermantes de le recevoir sans attendre qu'il retourne à Paris. Alors il repensa au peintre Elstir qu'il avait connu à Balbec avec Saint-Loup. Il avait appris dans une revue que Mme de Guermantes possédait trois tableaux d'Elstir. Il demanda à Saint-Loup d'aller chez Mme de Guermantes pour admirer un des tableaux. Saint-Loup promit d'en faire son affaire. Le capitaine de Borodino venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. C'était le coiffeur de Saint-Loup qui était intervenu auprès du capitaine. Comme le capitaine avait une note arriérée d'au moins cinq ans chez le coiffeur, il entendit sa recommandation. Tous les amis de Robert dirent au narrateur qu'aussi longtemps qu'il resterait à Doncières seraient à lui. Ils lui proposèrent même de revenir tous les ans. Le narrateur continua de leur demander avidement de classer les différents officiers dont il connaissait les noms, selon l'admiration plus ou moins grande qu'ils leur semblaient mériter. Il espérait ainsi saisir l'essence de ce qu’était la supériorité militaire.

Il aurait voulu entendre parler du prince de Borodino mais ni Saint-Loup, ni ses amis ne l'aimaient. Ils ne semblaient pas situer le capitaine au nombre des autres officiers nobles. Les officiers nobles profitaient de ce que Robert n'était que sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu'il fut invité chez des chefs. Ils ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s'y trouvaient quelques gros bonnets capables d'être utiles au jeune maréchal des logis Robert de Saint-Loup. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de service avec Robert. Le prince, dont le grand-père avait été fait Maréchal et prince-duc par l'empereur sentait que malgré cela qu'il n'était pas grand-chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes. Le capitaine de Borodino était le fils d'un homme qui était neveu de Napoléon Ier et peut-être plus que cela. En effet, la première princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour Napoléon Ier et la seconde pour Napoléon III. Dans la face placide du capitaine de Borodino, on retrouvait de Napoléon Ier la majesté étudiée du masque. De plus, le capitaine avait dans le regard mélancolique et bon quelque chose qui faisait penser à Napoléon III. D'ailleurs, Bismarck avait autorisé le capitaine à rejoindre l'empereur après la bataille de Sedan. Le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances à Saint-Loup ni aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain car il les considérait tous du haut de sa grandeur impériale comme ses inférieurs. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino se borna à être obligeant pour lui dans le service mais ne le reçut jamais chez lui, sauf en de circonstances particulières ou il fut forcé de l'inviter. Le narrateur fut présent à cette occasion. Il put discerner jusque dans les manières et l'élégance du capitaine et de Robert la différence qu'il y avait entre les deux aristocraties. Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois qu'on lui présentait. Alors que le capitaine s'adressait à ces mêmes roturiers que Saint-Loup aurait touchés à l'épaule et pris par le bras, avec une affabilité majestueuse qui lui était naturelle. Cette bourgeoisie, le capitaine la méprisait moins que Saint loup car elle avait été le grand réservoir du premier empereur.

Quand le prince de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il oublia complètement les relations bourgeoises qu'il avait eues à Doncières. Un matin, Saint-Loup avoua au narrateur qu'il avait écrit à sa grand-mère pour lui donner de ses nouvelles. Le narrateur put même téléphoner à sa grand-mère. Pour lui, les demoiselles du téléphone étaient les ombrageuses prêtresses de l'Invisible. Mais quand il arriva au bureau de poste, le narrateur découvrit que la ligne était déjà prise. Il fut obligé d'attendre avant de pouvoir parler à sa grand-mère. Il trouva que la voix de sa grand-mère paraissait changée sans l'accompagnement des traits de sa figure. La voix de sa grand-mère était douce mais aussi triste. Le narrateur remarqua pour la première fois les chagrins qui avaient fêlé la voix sa grand-mère au cours de la vie. Elle lui demanda de rester à Doncières mais cela donna au narrateur un besoin anxieux et fou de revenir. Cela lui sembla tout d'un coup aussi triste que pouvait être sa liberté après la mort de sa grand-mère. Quand il retrouva Robert et ses amis, il ne put leur avouer que son coeur n'était plus avec eux. Il avait déjà décidé de son départ. Le narrateur n'éprouvait plus la même paix que lui avait donné ici tant de soir l'amitié des militaires. Saint-Loup lui demanda de venir lui dire adieu le lendemain matin. Quelqu'un vint chercher le narrateur car on l’avait demandé de la poste au téléphone. Il fut au comble de l'anxiété car c'était sa grand-mère qui le demandait. C'était une erreur. Le jeune homme que sa grand-mère avait fait demander au téléphone portait un nom presque identique au sien. Le lendemain matin, le narrateur était en retard et il ne trouva pas Robert qui était parti pour déjeuner dans un château voisin. Il le retrouva dans un tilbury et le salua. Robert le salua sans le reconnaître et s'en alla. Il courut jusqu'au quartier mais ne trouva pas son ami. Il était désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup mais partit tout de même car son seul souci était de retourner auprès de sa grand-mère. Quand il la retrouva, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant lui. Pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, il aperçut sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée qu’il ne connaissais pas.

Pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui le narrateur ne doutait pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne le demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.

Le narrateur reçut des marques de froideur de la part de Jupien. Sa mère lui dit qu’il ne
fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.

Le temps était devenu plus doux. Et les parents du narrateur eux-mêmes, en lui conseillant de se promener, lui fournissaient un prétexte à continuer ses sorties du matin. Il avait voulu les cesser parce qu’il y rencontrait Mme de Guermantes. Mais c’est à cause de cela même qu’il pensait tout le temps à ces sorties, ce qui lui faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et le persuadait aisément que, n’eût-elle pas existé, il n’en eût pas moins manqué de se promener à cette même heure. Hélas ! si pour lui rencontrer toute autre personne qu’elle eût été indifférent, il sentait que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté lui eût été supportable.

Aussi, même quand il avait pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, il tremblait comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que ses avances pouvaient avoir d’excessif, il répondait à peine à son salut, ou il la fixait du regard sans la saluer, ni réussir qu’à l’irriter davantage et à faire qu’elle commença en
plus à le trouver insolent et mal élevé.

Il se disait que la femme qu’il voyait de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette réputation éparse. Et quand, arrivée à la hauteur du narrateur, elle lui faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour lui, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre.

La robe de Mme de Guermantes semblait au narrateur la matérialisation autour d’elle des rayons écarlates d’un cœur qu’il ne lui connaissait pas et qu’il aurait peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle lui faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors il avait honte d’affliger par sa vue cette martyre. « Mais après tout la rue est à tout le monde. »

Ses parents lui conseillaient de dormir un peu l'après-midi. Il faisait un rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où il désirait, où il croyait aborder à l’impossible, il lui semblait l’avoir déjà fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu’étant nouveau, familier, il crut s’être trompé. Il s’aperçut au contraire qu’il faisait en effet souvent ce rêve.

Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en assurant le narrateur qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de lui à sa cousine. Elle n’était  pas gentille du tout, Oriane. Ce n’était plus son Oriane d’autrefois. Saint-Loup voulait assurer le narrateur  qu’elle ne valait pas la peine qu’il occupe d’elle. Saint-Loup voulut lui présenter sa cousine Poictiers.

Françoise fut navrée de ne s’être pas trouvée là au moment de la visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle sortait infailliblement les jours où le narrateur avait besoin d’elle. C’était toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait à l’agacement du narrateur d’être privé de ses services car il prévoyait qu’elle parlerait de chacune comme d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser. Françoise eût voulu voir sa fille retourner à Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d’abréviatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer à Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement « l’Intran » (pour le journal « L’Intransigeant »).

Le père du narrateur  leur avait raconté qu’il savait maintenant par A. J. où allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. C’était chez Mme de Villeparisis, il la connaissait beaucoup. Elle paraissait être une personne délicieuse, une femme supérieure. Le père du narrateur avait appris que M. de Guermantes était un homme tout à fait distingué alors qu’il l’avait toujours pris pour une brute. M. de Guermantes savait  infiniment de choses, avait un goût parfait, il était  seulement très fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation était énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraissait que l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie le traitaient tout à fait en ami.

Le père Noirpois avait dit au père du narrateur  que Mme de Villeparisis l’aimait beaucoup et qu’il ferait dans son salon la connaissance de gens intéressants. Mais le narrateur n’arrivait plus à écrire. Il n’était que l’instrument d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas se coucher, de ne pas dormir. Son père dans l’intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. M. de Guermantes lui avait dit que c’était sa tante ; il prononçait Viparisi. Il lui avait dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il avait même ajouté qu’elle tenait un « bureau d’esprit ».

La grand’mère du narrateur, qui était un peu souffrante, ne fut pas d’abord favorable à la visite de son petit-fils à Mme de Villeparisis, puis s’en désintéressa. Le narrateur, sans bien se représenter ce « bureau d’esprit », n’aurait pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec installée devant un « bureau », ce qui, du reste, arriva.

Son père aurait bien voulu par surcroît savoir si l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l’Institut où il comptait se présenter comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas douter de l’appui de M. de Norpois, il n’avait pourtant pas de certitude.

Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se présenter et avait supputé ses chances, avait-il été impressionné de voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l’éminent économiste n’avait pas cité M. de Norpois. Le père du narrateur n’osait poser directement la question à l’ancien ambassadeur mais espérait que le narrateur reviendrait de chez Mme de Villeparisis avec son élection faite.

 

 

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