Le Côté de Guermantes V (Proust)
Pour en finir avec cette soirée, il s’y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas d’étonner le narrateur et le brouilla pour quelque temps avec Bloch.
Chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de vanter au narrateur l’air d’amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était.
Le narrateur pensa simplement que Bloch, à l’instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ».
Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, se rappelant qu’il avait parlé de son camarade au baron, lequel lui avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, le narrateur fit la supposition que Bloch ne mentait pas.
Aussi quelque temps après, au théâtre, le narrateur demanda à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement alla le chercher. Mais dès que M. de Charlus l’aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu’il disait, n’avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que le narrateur l’avait non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, le narrateur lui avait parlé de son camarade avant de l’amener à lui. Bloch les quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne reparla pas au narrateur pendant six mois.
Troisième partie
Les jours qui précédèrent le dîner du narrateur avec Mme de Stermaria lui furent insupportables. Il comptait par secondes, il se livrait à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu’on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même. Il pensait que la difficulté d’atteindre l’objet d’un désir l’accroissait (la difficulté, pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu’il serait réalisé à un moment prochain et déterminé n’était guère moins exaltante que l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute rendait intolérable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle faisait de cette attente un accomplissement innombrable. Ce qu’il lui fallait, c’était posséder Mme de Stermaria, car depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, ses désirs avaient préparé ce plaisir-là. Posséder Mme de Stermaria dans l’île du Bois de Boulogne où il l’avait invitée à dîner, tel était le plaisir qu’il imaginait à toute minute. L’île du Bois lui avait semblé faite pour le plaisir parce qu’il s’était trouvé aller y goûter la tristesse de n’en avoir aucun à y abriter. Entre la dernière fête de l’été et l’exil de l’hiver, on parcourait anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on n’était pas plus surpris qu’il fût situé hors de l’univers géographique. Et le dernier équipage passé, quand on sentait avec douleur que la jeune fille dont on était amoureux ne viendrait plus, on allait dîner dans l’île. Alors on voulait d’autant plus avoir avec soi une amoureuse qu’on se sentait seul et qu’on pouvait se croire loin.
Le brouillard qui depuis la veille s’était élevé même à Paris, non seulement lui faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme qu’il venait d’inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, le narrateur pensait qu’il ferait pour lui de l’île des Cygnes un peu l’île de Bretagne dont l’atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour lui comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Son désir, sa croyance conférait au vêtement d’une femme une particularité individuelle, une irréductible essence. Le narrateur savait bien qu’à une demi-heure de la maison il ne trouverait pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de Stermaria, dans les ténèbres de l’île, au bord de l’eau, il ferait comme d’autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de posséder une femme, l’habillent en religieuse.
Il commença à se raser pour aller dans l’île retenir le cabinet (bien qu’à cette époque de l’année l’île fût vide et le restaurant désert) et arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise lui annonça Albertine. Il lui demanda de l’accompagner tout de suite jusqu’à l’île pour l’aider à faire le menu. Elle sembla hésiter puis accepta à la grande satisfaction du narrateur qui attachait beaucoup d’importance à avoir avec lui une jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que lui. Albertine avait représenté tout autre chose pour lui, à Balbec. Mais il pensait que l’intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour. Il se dit que, s’il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fût trompé, ou que lui-même eût mal compris sa lettre et que son dîner avec Mme de Stermaria ne le conduisît à rien, il eût donné rendez-vous pour le même soir très tard à Albertine afin d’oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans ses bras le corps dont sa curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce commencement d’amour pour Mme de Stermaria. Albertine lui parla peu, car elle sentait que le narrateur était préoccupé. Ils remontèrent en voiture, et comme la bourrasque s’était calmée, Albertine lui demanda de poursuivre jusqu’à Saint-Cloud. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui s’élançait de son socle, Albertine monta sur un tertre, tandis que le narrateur l’attendit sur le chemin. Elle-même, vue ainsi d’en bas, non plus grosse et rebondie comme l’autre jour sur le lit du narrateur où les grains de son cou apparaissaient à la loupe de ses yeux approchés, mais ciselée et fine, semblait une petite statue. Quand il se retrouva seul chez lui, se rappelant qu’il avait été faire une course l’après-midi avec Albertine, qu’il dînait le surlendemain chez Mme de Guermantes, et qu’il avait à répondre à une lettre de Gilberte, trois femmes qu’il avait aimées, il se dit que notre vie sociale est, comme un atelier d’artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d’un grand amour, mais il ne songea pas que quelquefois, si l’ébauche n’est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une œuvre toute différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions projetée d’abord.
Le lendemain, il fit froid et beau. Il décida d’envoyer une voiture à Mme de Stermaria. Il n’osa pas y monter pour ne pas la forcer à faire la route avec lui, mais il remit au cocher un mot pour elle où il lui demandait si elle permettait qu’il vînt la prendre. Il fit une sieste puis sauta à bas de son lit, passa sa cravate noire, donna un coup de brosse à ses cheveux le cocher revint avec une lettre de Mme de Stermaria. Elle annulait le rendez-vous et signait « Amitiés ». Le narrateur resta immobile, étourdi par le choc qu’il avait reçu. Ce qui ajoutait à son désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c’était que sa réponse lui faisait supposer que pendant qu’heure par heure, depuis dimanche, il ne vivait que pour ce dîner, elle n’y avait sans doute pas pensé une fois. Plus tard, il apprit un absurde mariage d’amour qu’elle fit avec un jeune homme qu’elle devait déjà voir à ce moment-là et qui lui avait fait sans doute oublier son invitation. Les rêves de jeune vierge féodale du narrateur dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore inexistant. Maintenant sa déception, sa colère, son désir désespéré de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant sa sensibilité de la partie, fixer l’amour possible que jusque-là son imagination seule lui avait, mais plus mollement, offert. Il ne revit pas Mme de Stermaria. Et une des choses qui lui rendirent peut-être le plus cruel le grand amour qu’il allait bientôt avoir, ce fut, en se rappelant cette soirée, de se dire qu’il aurait pu, si de très simples circonstances avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliqué à celle qui le lui inspira si peu après, il n’était donc pas – comme il aurait pourtant eu si envie, si besoin de le croire –absolument nécessaire et prédestiné.
Le narrateur sanglota. C’est à ce moment-là que Saint-Loup arriva. Ce fut comme une arrivée de bonté, de gaieté, de vie, qui étaient en dehors du narrateur sans doute mais s’offraient à lui, ne demandaient qu’à être à lui. Saint-Loup ne comprit pas lui-même le cri de reconnaissance du narrateur et ses larmes d’attendrissement. Ils partirent ensemble pour aller dîner et le narrateur se rappela Doncières, où chaque soir il allait retrouver Robert au restaurant, et les petites salles à manger oubliées. Dehors, il y avait un fort brouillard et le narrateur se sentit perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire. Saint-Loup lui avoua avoir raconté à Bloch que le narrateur ne l’aimait pas du tout tant que ça, qu’il lui trouvait des vulgarités. Le narrateur était stupéfait. Non seulement il avait la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch. Ils se rendirent dans le restaurant où Bloch et ses amis étaient venus longtemps, ivres d’un jeûne aussi affamant que le jeûne rituel, lequel du moins n’avait lieu qu’une fois par an, de café et de curiosité politique, se retrouver le soir. La petite coterie qui se retrouvait pour tâcher de perpétuer, d’approfondir, les émotions fugitives du procès Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y était mal vue des jeunes nobles qui formaient l’autre partie de la clientèle et avaient adopté une seconde salle du café.
Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux « intellectuels » qui les interrogeaient que sûrement, s’ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus. Le narrateur entra dans le café tandis que Saint-Loup demandait au cocher de venir les chercher après leur dîner. Le narrateur eut du mal à se dégager de la porte tambour et voulut s’installer dans la salle réservée à l’aristocratie. Le patron l’en délogea et le plaça sur une banquette qui se trouvait en face de la porte « réservée aux Hébreux » d’où émanait un froid horrible. Le narrateur écouta les conversations qui tournaient autour du froid et du silence de de mort des rues. Le patron parla du prince de Foix qui « s’était perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à franchir que la baie ornée de verdures. Le prince ne goûta pas la phrase de rapprochement. Le prince de Foix appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens et à un groupe plus restreint de quatre. Les membres de la première étaient pourris de dettes et semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire : « Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc... ». Ils espéraient se tirer d’affaire au moyen du fameux « riche mariage », dit encore « gros sac », et comme les grosses dots qu’ils convoitaient n’étaient qu’au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la même fiancée. Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu’ils se trouvaient dans le monde, ils n’étaient plus jugés d’après le délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n’étaient comptés que d’après leurs quartiers. Le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à cette coterie élégante d’une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Le narrateur put les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. Un cinquième s’était joint aux quatre platoniciens qui l’étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur les militaires.
En politique, le patron du café où je venais d’arriver n’appliquait depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu’à un certain nombre de morceaux sur l’affaire Dreyfus. S’il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d’un client où les colonnes d’un journal, il déclarait l’article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l’émerveilla au contraire au point qu’il laissa à peine à son interlocuteur le temps de finir sa phrase. « Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c’est ça, c’est ça ».
Des jeunes gens du Jockey, à cause du caractère anormal du jour, n’hésitèrent pas à s’installer à deux tables dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près du narrateur. Tel le cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues erreurs dans l’océan de brume, une familiarité dont le narrateur était seul exclu. Tout à coup, le narrateur vit le patron s’infléchir en courbettes, les maîtres d’hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients car Saint-Loup arrivait. Pour le patron, Robert n’était pas seulement un grand seigneur jouissant d’un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d’argent. Robert fut surpris de voir son ami dans la grande salle avec la porte ouverte et jeta un regard furieux au patron qui courut la fermer en s’excusant sur les garçons : « Je leur dis toujours de la tenir fermée. ». Le patron donna au narrateur des marques de respect excessives pour qu’il oubliât qu’elles n’avaient pas commencé dès son arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup. Le narrateur reconnut un docteur qu’il connaissait et à qui un client demandait une consultation.
Il y avait dans ce café, le narrateur avait connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, résignés au rire qu’excitaient leur cape prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu’à le provoquer pour montrer qu’ils ne s’en souciaient pas, et qui étaient des gens d’une réelle valeur intellectuelle et morale, d’une profonde sensibilité. Ils déplaisaient – les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien entendu, il ne saurait être question des autres – aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine). Généralement on reconnaissait ensuite que, s’ils avaient contre eux d’avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus, ils avaient beaucoup d’esprit, de cœur et étaient, à l’user, des gens qu’on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n’eussent une générosité de cœur, une largeur d’esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie d’un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l’intelligence uniquement prisée) à un colossal mariage d’argent. Le narrateur regarda Saint-Loup, et se me dit que c’était une jolie chose quand il n’y avait pas de disgrâce physique pour servir de vestibule aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d’un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray. Saint-Loup veilla à ce que la porte soit bien fermée et commanda de la viande de boucherie. Le prince de Foix invita Saint-Loup et le narrateur à sa table. Saint-Loup lui présenta son ami et lui expliqua qu’ils préféraient dîner seuls. Le prince s’éloigna en ajoutant au salut d’adieu qu’il fit au narrateur un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s’excuser sur la volonté de celui-ci de la brièveté d’une présentation qu’il eût souhaitée plus longue. Mais à ce moment Robert semblant frappé d’une idée subite s’éloigna avec son camarade, après m’avoir dit : « Assieds-toi toujours et commence à dîner, j’arrive », et il disparut dans la petite salle.
Le narrateur fut peiné d’entendre les jeunes gens chics, qu’il ne connaissait pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg. On raconta qu’étant allé voir cette année sa tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand Hôtel, il s’était plaint au directeur (ami du narrateur) qu’il n’eût pas hissé le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Le narrateur ne crut pas un mot de cette histoire, mais se promit, dès qu’il irait à Balbec, d’interroger le directeur de l’hôtel de façon à s’assurer qu’elle était une invention pure.
Saint-Loup réapparut dans l’entrée tenant à la main le grand manteau de vigogne du prince à qui le narrateur comprit qu’il l’avait demandé pour lui tenir chaud. Saint-Loup arrangea le manteau, en châle léger et chaud, sur les épaules du narrateur. Robert lui dit que son oncle Charlus avait quelque chose à lui dire. Il lui avait promis qu’il enverrait le narrateur chez lui le lendemain soir mais le narrateur devait dîner chez la duchesse de Guermantes. Robert lui dit qu’il pourrait s’y rendre et ensuite allez chez Charlus. Puis Robert parla de son poste au Maroc et des tensions entre la France et l’Allemagne. Il était persuadé qu’il n’y aurait aucune espèce de guerre. Quelle chose comique serait une guerre aujourd’hui. Ce serait plus catastrophique que le Déluge et le Götter Dämmerung. Seulement cela durerait moins longtemps. Robert parla d’amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques mois qu’il devait passer à la campagne et dût revenir seulement quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs) ; mais les mots qu’il jeta ainsi dans la chaleur de cœur que le narrateur avait ce soir-là y allumaient une douce rêverie. Leurs rares tête-à-tête, et celui-là surtout, firent fait depuis époque dans sa mémoire. Ce fut le soir de l’amitié. Pourtant celle que le narrateur ressentait en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords) n’était guère, il le craignait, celle que Robert lui eût plu d’inspirer. La noble libéralité de Robert qui, ne tenant aucun compte de tant d’avantages matériels (des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori, situation que soulignait l’empressement envers lui non pas seulement de la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre qu’il venait effectivement et symboliquement de trépigner pour rejoindre son ami, pareilles à un chemin somptueux qui ne plaisait à Robert qu’en lui permettant de venir vers le narrateur avec plus de grâce et de rapidité ; telles étaient les qualités, toutes essentielles à l’aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût été celui du narrateur, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à travers une œuvre d’art la puissance industrieuse, efficiente qui l’a créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptés sur une frise. Le narrateur craignait que Robert pense : « Est-ce la peine que j’aie aimé mon ami préféré comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit celui d’y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un plaisir d’amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir d’art ». Le narrateur pensait que pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d’aristocratie, il fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts objets, et, résorbée dans son corps, s’y fût fixée en lignes inconscientes et nobles. Par là sa distinction d’esprit n’était pas absente d’une distinction physique qui, la première faisant défaut, n’eût pas été complète. La courtoisie avec laquelle il venait disposer autour du corps frileux du narrateur le manteau de vigogne, tout cela n’était-ce pas comme des amis plus anciens que ce dernier dans sa vie, par lesquels le narrateur eût cru qu’ils durent toujours être séparés, et que Robert sacrifiait au contraire par un choix que l’on ne peut faire que dans les hauteurs de l’intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de Robert étaient l’image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié ?
Le duc de Guermantes offrait lui aussi des parties de grandeur ancienne, et qui furent sensibles au narrateur quand il alla dîner chez lui, le lendemain de la soirée qu’il avait passée avec Saint-Loup. Plus tard, quand les Guermantes lui furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par son imagination, le narrateur put la recueillir, tout impondérable qu’elle fût. La duchesse ne lui ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante, le narrateur se demanda si, avec les bruits de divorce qui couraient, le duc assisterait au dîner. Il y était et ce fut lui qui retira au narrateur son pardessus. Puis, le saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de le guider et de l’introduire dans les salons. Cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait lui témoigner pendant toute la soirée, le charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Il y avait une émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. En quittant le vestibule, le narrateur avait dit à M. de Guermantes qu’il avait un grand désir de voir ses Elstir. Le duc voulut savoir s’il était un de ses amis. Et comme le narrateur avait dit au duc qu’il serait bien aise d’être seul un moment devant les tableaux, le duc s’était retiré discrètement en lui disant qu’il n’aurait qu’à venir le retrouver au salon. Parmi les tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde intéressaient le narrateur plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.
Le narrateur fut ému de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d’une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l’eau où il n’avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n’était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu’il aimait. Cette fête au bord de l’eau avait quelque chose d’enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu’Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Le narrateur reconnaissait encore un aspect de ce qu’est l’instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d’Elstir et dont était aussi orné ce salon. Quelquefois un poète, d’une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d’espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d’une longue course en montagne, qu’un Centaure, qu’il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Le narrateur eut peur qu’on l’eût oublié, qu’on fût à table et alla rapidement vers le salon. Il pensa avec effroi au retard qu’il avait apporté au dîner, alors surtout qu’il avait promis d’être à onze heures chez M. de Charlus. Le duc l’accueillit avec une joie évidemment en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère, inspirée et par son estomac qu’un tel retard avait affamé et par la conscience d’une impatience pareille chez tous ses invités lesquels remplissaient complètement le salon. On avait attendu le narrateur près de trois quarts d’heure. Le duc demanda au narrateur, comme s’ils n’avaient une heure avant le dîner et si certains invités n’étaient pas encore là, comment il trouvait les Elstir. Le narrateur fut présenté aux invités. Celles qui l’entouraient, entièrement décolletées, ne lui dirent bonjour qu’en coulant vers lui de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m’embrasser. Les caprices de la conduite, niés par de saintes amies, malgré l’évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu’on avait su conserver. On feignait d’ignorer que le corps d’une maîtresse de maison était manié par qui voulait, pourvu que le « salon » fût demeuré intact. Le duc considérait évidemment que le fait de ne pas connaître ses convives n’avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour le narrateur, et, tandis que le narrateur se préoccupait à cause de lui de l’effet qu’il ferait sur eux, le duc se souciait seulement de celui qu’ils feraient sur son jeune protégé. Le narrateur fut présenté à une dame qui semblait le connaître mais qu’il ne reconnut pas. Elle lui parla de son fils, Albert, et le narrateur chercha parmi ses anciens camarades lequel s’appelait Albert, il ne trouva que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère qu’il avait devant lui puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Il s’efforça vainement à deviner le passé commun à elle et à lui auquel elle se reportait en pensée. Le narrateur lui dit qu’il n’était pas bien ce soir, elle avança elle- même une chaise pour lui en faisant mille frais auxquels ne l’avaient jamais habitué les autres amis de ses parents. Enfin le mot de l’énigme lui fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à son oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis leur avait dits, à sa grand’mère et à lui, quand ils avaient fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors il comprit tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui la lui servait il discerna l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement sa famille ni lui-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas. Le narrateur était excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l’amabilité des grands. D’ailleurs eux-mêmes n’avaient-ils pas pris la peine de l’avertir de ne pas trop compter sur cette amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui lui avait fait tant de bonjours avec la main à l’Opéra-comique, avait eu l’air furieux qu’il la saluât dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un louis à quelqu’un, pensent qu’avec celui-là ils sont en règle pour toujours.
Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à présenter le narrateur, c’est que le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse royale était intolérable et ne pouvait se prolonger une seconde. C’était cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à la grand’mère du narrateur. À défaut d’être encore jamais de sa vie allé à Parme (ce que le narrateur désirait depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, c’était, dans l’algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais s’il avait depuis des années –comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse – fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès qu’il vit la princesse, une seconde opération commença qui consista, à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres, d’une amabilité tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine.
Son amabilité tenait à deux causes. L’une générale, était l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l’Europe, mais encore – contraste avec la maison ducale de Parme – plus riche qu’aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme évangélique. Elle voulait être secourable aux malheureux et fournir à tous ceux que la bonté céleste lui avait fait la grâce de placer au-dessous d’elle qu’elle puisse leur donner sans déchoir de son rang, c’est-à-dire des secours en argent, même des soins d’infirmière, mais bien entendu jamais d’invitations à ses soirées, ce qui ne leur aurait fait aucun bien, mais, en diminuant son prestige, aurait ôté de son efficacité à son action bienfaisante. Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet, qu’elle ne se croyait pas supérieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait.
Le duc, qui semblait pressé d’achever les présentations, avait entraîné le narrateur vers une autre des filles entièrement décolletées. En entendant son nom il lui dit qu’il avait passé devant son château, non loin de Balbec. Elle aurait été ravie de le lui montrer. C’était parce qu’elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l’interlocuteur, à lui donner la plus haute idée de lui-même.
Pendant que le narrateur était présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d’agitation : c’était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n’avait pas eu le temps de s’informer des convives et quand le narrateur était entré au salon, voyant en lui un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, le comte installa son monocle sous l’arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l’aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d’homme était le narrateur. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que le narrateur était bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant pour être « reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement dans le narrateur le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé. Mais quand le duc, pour le présenter, eut dit son nom à M.de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, le trouvant là, le narrateur ne fût quelque célébrité. Il estima que la présence du narrateur ne pouvait manquer de rendre la soirée intéressante et que cela lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il ne cessait pas de multiplier devant lui les révérences, les signes d’intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l’idée fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait à lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d’exprimer sa satisfaction. Après avoir répondu de son mieux à sa joie, le narrateur serra la main du duc de Châtellerault qu’il avait déjà rencontré chez Mme de Villeparisis. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s’altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. Mais comme le narrateur n’aimait plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour lui. Puis il dit aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de ses phalanges qui n’en sortirent que meurtries, il les laissa s’engager dans l’étau qu’était une poignée de mains à l’allemande, accompagnée d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois. Ensuite le narrateur demanda au duc de le présenter au prince d’Agrigente qui était souvent cité par Françoise. Il était toujours apparu au narrateur comme une transparente verrerie, sous laquelle il voyait, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une cité antique dont il ne doutait pas que le prince – de passage à Paris par un bref miracle – ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on le présenta, et qui pirouetta pour lui dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soit tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes.
Mme de Guermantes, d’un ton presque suppliant, dit au narrateur : « Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l’une à l’autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent » et donna le signe qu’on pouvait servir.
Un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire, était d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse.
Un maître d’hôtel s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie ». Les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s’avança vers le narrateur, pour qu'il la conduisît à table. Des portes s’ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l’arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action. L’indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui- même mais qu’il voulait honorer furent remarqués par le narrateur quand le duc avait fait un signe timide et non majestueusement souverain auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine. M. de Guermantes était porté par cette force, la politesse aristocratique la plus vraie. Encore fallait-il comprendre que cette politesse n’allait pas au-delà de ce que ce mot signifie.
Les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on pouvait même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, le narrateur retrouvait encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme. L’autre raison de l’amabilité que montra la princesse de Parme au narrateur était plus particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle. C’est en toute sincérité qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices.
Les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils avaient donné au narrateur au premier aspect l’impression contraire, il les avait trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement il avait vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence). Tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre. Les Guermantes avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Plus tard, le narrateur comprit que les Guermantes le croyaient d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce qu’il possédait des mérites qu’il ignorait et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore il avait senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincère et que chez eux le dédain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. Les Guermantes n’étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et étaient en politique si socialistes qu’on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d’assurer le maintien de la vie aristocratique. Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Le génie familial était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d’être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposé d’eux (c’est même par sa grand’mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas à l’intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d’elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c’était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu’on ne fût pas de leur monde, être intelligent n’était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l’intelligence était l’espèce de « pince monseigneur » grâce à laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles « espèces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu’ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s’occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder. Les
Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : « monsieur » et finissait par : « Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur.
Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami », ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir.
Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n’avait point convié les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par-delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. chez les Courvoisier, les rites de l’amabilité dans la rue se composaient d’un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c’était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s’efforçait d’imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n’hésitaient pas, si elles vous apercevaient d’une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d’un coup, grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu’on s’était efforcé de proscrire, la bienvenue, l’épanchement d’une amabilité vraie, la spontanéité. Etant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu’il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l’intelligence, le cœur, le talent ont de l’importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu’en vertu de cette éducation qu’elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu’un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu’elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». Ils pouvaient d’autant plus l’espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle affichait une horreur profonde à l’égard de la société qui la tenait à l’écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu’elle voyait, elle n’avait pas assez de railleries pour lui parce qu’il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s’était agi de trouver un mari à Oriane, ce n’étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l’affaire ; ç’avait été le mystérieux « Génie de la famille ». C’était sur l’homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu’elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de « couper le câble » dès l’année suivante.
Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c’était parce qu’elles n’étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n’avait jamais possédé d’autre livre qu’un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce qu’il était « du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l’esprit par les regards dévorants qu’elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l’Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Mais leur génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. Alors, l’homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop.
Mais c’est surtout au point de vue négatif que l’intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d’intelligence et de charme allait en s’abaissant au fur et à mesure que s’élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes, jusqu’à approcher de zéro quand il s’agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s’élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l’Altesse recevait parce qu’elle les avait connues enfant, ou parce qu’elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d’ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison « aimé de la princesse de Parme », « sœur de mère avec la duchesse d’Arpajon », « passant tous les ans trois mois chez la reine d’Espagne », aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu’il en est d’un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu’on ne trouve pas jolis, mais qu’on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux.