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Humanisme : le Contrat social
18 mai 2024

Sodome et Gomorrhe 4

Tout ce qui touchait à M. Nissim Bernard était « tabou » pour le directeur de l’hôtel de Balbec. Et voilà pourquoi, sans en avoir même référé à l’oncle, il n’avait finalement pas osé donner tort à la nièce, tout en lui recommandant quelque circonspection. Or la jeune fille et son amie qui, pendant quelques jours, s’étaient figurées être exclues du Casino et du Grand-Hôtel, voyant que tout s’arrangeait, furent heureuses de montrer à ceux des pères de famille qui les tenaient à l’écart qu’elles pouvaient impunément tout se permettre. Sans doute n’allèrent-elles pas jusqu’à renouveler la scène publique qui avait révolté tout le monde. Mais peu à peu leurs façons reprirent insensiblement. Et un soir où le narrateur sortait du Casino à demi éteint, avec Albertine, et Bloch que nous avions rencontré, elles passèrent enlacées, ne cessant de s’embrasser, et, arrivées à leur hauteur, poussèrent des gloussements, des rires, des cris indécents. Bloch baissa les yeux pour ne pas avoir l’air de reconnaître sa sœur, et le narrateur était torturé en pensant que ce langage particulier et atroce s’adressait peut-être à Albertine. Le narrateur avait vu sur la plage une belle jeune femme élancée et pâle de laquelle les yeux, autour de leur centre, disposaient des rayons si géométriquement lumineux qu’on pensait, devant son regard, à quelque constellation. Or, le lendemain, cette jeune femme étant placée très loin d’Albertine et du narrateur au Casino, le narrateur vit qu’elle ne cessait de poser sur Albertine les feux alternés et tournants de ses regards. On eût dit qu’elle lui faisait des signes comme à l’aide d’un phare. Le narrateur souffrait que son amie vît qu’on faisait si attention à elle, il craignait que ces regards incessamment allumés n’eussent la signification conventionnelle d’un rendez-vous d’amour pour le lendemain. Albertine, qui la voyait très bien, resta flegmatiquement immobile, de sorte que l’autre, avec le même genre de discrétion qu’un homme qui voit son ancienne maîtresse avec un autre amant, cessa de la regarder et de s’occuper plus d’elle que si elle n’avait pas existé. Mais quelques jours après, le narrateur eut la preuve des goûts de cette jeune femme et aussi de la probabilité qu’elle avait connu Albertine autrefois. Il la vit avec la cousine de Bloch. La cousine de Bloch alla s’asseoir à une table où elle regarda un magazine. Bientôt la jeune femme vint s’asseoir d’un air distrait à côté d’elle. Mais sous la table on aurait pu voir bientôt se tourmenter leurs pieds, puis leurs jambes et leurs mains qui étaient confondues. La jalousie causée par les femmes qu’aimait peut-être Albertine allait brusquement cesser. Albertine et le narrateur se trouvaient devant la station Balbec du petit train d’intérêt local.  Non loin d’eux était M. Nissim Bernard, lequel avait un œil poché. Il trompait depuis peu l’enfant des chœurs d’Athalie avec le garçon d’une ferme assez achalandée du voisinage, « Aux Cerisiers ». Ce garçon avait un frère jumeau qui contentait exclusivement les dames. M. Nissim en vint à les confondre et à se faire frapper par le mauvais jumeau.  Bernard, en attendant le tram en retard, ne tenait pas à dire bonjour, à Albertine et au narrateur, à cause de son œil poché. Ils tenaient encore moins à lui parler. C’eût été pourtant presque inévitable si, à ce moment-là, une bicyclette n’avait fondu à toute vitesse sur eux ; le lift en sauta, hors d’haleine. Mme Verdurin avait téléphoné un peu après leur départ pour que le narrateur vienne dîner, le surlendemain. Les amies d’Albertine étaient parties pour quelque temps. Le narrateur voulait la distraire. Aussi il lui avait demandé ce jour-là de l’accompagner à Doncières où il irait voir Saint-Loup. Dans ce même but de l’occuper, il lui conseilla la peinture, qu’elle avait apprise autrefois. Il l’eût volontiers emmenée aussi dîner de temps en temps chez les Verdurin et chez les Cambremer mais il fallait d’abord qu’il fût certain que Mme Putbus n’était pas encore à la Raspelière. Ce n’était guère que sur place que le narrateur pouvait s’en rendre compte, et comme il savait d’avance que, le surlendemain, Albertine était obligée d’aller aux environs avec sa tante, il en avait profité pour envoyer une dépêche à Mme Verdurin lui demandant si elle pourrait le recevoir le mercredi. Mme Verdurin ne donnait pas de « dîners », mais elle avait des « mercredis ». Les mercredis étaient des œuvres d’art. Tout en sachant qu’ils n’avaient leurs pareils nulle part, Mme Verdurin introduisait entre eux des nuances. Dans les dernières semaines de la saison de Paris, avant de partir pour la campagne, la Patronne annonçait la fin des mercredis. C’était une occasion de stimuler les fidèles. Le narrateur et son amie se hâtèrent s pour gagner un wagon vide où il pût embrasser Albertine tout le long du trajet. N’ayant rien trouvé ils montèrent dans un compartiment où était déjà installée une dame à figure énorme, laide et vieille. À Doncières, Saint-Loup était venu attendre le narrateur à la gare, avec les plus grandes difficultés, lui dit-il, car, habitant chez sa tante, le télégramme ne lui était parvenu qu’à l’instant et il ne pourrait, n’ayant pu arranger son temps d’avance, consacrer qu’une heure à son ami. Cette heure parut au narrateur, hélas ! bien trop longue car, à peine descendus du wagon, Albertine ne fit plus attention qu’à Saint-Loup. Avec Robert, elle riait de son rire tentateur, elle lui parlait avec volubilité, jouait avec le chien qu’il avait, et, tout en agaçant la bête, frôlait exprès son maître. Robert avait dû se rendre compte qu’Albertine ne lui était pas indifférente, car il ne répondit pas à ses agaceries, ce qui la mit de mauvaise humeur contre le narrateur ; puis il parla à son ami comme s’il était seul, ce qui, quand elle l’eût remarqué, le fit remonter dans son estime. Robert lui demanda s’il ne voulait pas essayer de trouver, parmi les amis avec lesquels il le faisait dîner chaque soir à Doncières quand il y avait séjourné, ceux qui y étaient encore. Mais le narrateur déclina car il ne voulait pas risquer de s’éloigner d’Albertine. De plus, la conversation avec ses anciens amis n’aurait plus été à présent pour lui qu’importunité et que gêne. Robert s’en alla. Aux reproches que le narrateur fit à Albertine quand Saint-Loup les eut quittés, elle lui répondit qu’elle avait voulu, par sa froideur avec lui, effacer à tout hasard l’idée que Robert avait pu se faire si, au moment de l’arrêt du train, il l’avait vu penché contre elle et son bras passé autour de sa taille. Quand le narrateur était allé voir Robert à Doncières et comme ils avaient reparlé de Balbec, le narrateur lui avait dit qu’il n’y avait rien à faire avec Albertine, qu’elle était la vertu même. Robert avait donc été surpris du geste de son ami. Albertine reconnut avoir été maladroite et demanda pardon au narrateur. A ce moment, M. de Charlus arriva. Le narrateur remarqua qu’il avait vieilli. Tout en causant avec lui, mais brièvement, à cause de son train, le narrateur regarda le wagon d’Albertine pour lui faire signe qu’il venait. Quand il détourna la tête vers M. de Charlus, celui-ci lui demanda de vouloir bien appeler un militaire, parent à lui, qui était de l’autre côté de la voie exactement comme s’il allait monter dans le train du narrateur et d’Albertine, mais en sens inverse, dans la direction qui s’éloignait de Balbec. Le narrateur se fit un devoir d’aller vers le militaire désigné. C’était Morel, le fils du valet de chambre de son oncle et qui lui rappelait tant de choses. La surprise du narrateur fut si forte qu’il oublia de faire la commission de M. de Charlus. Morel était devenu très « poseur » et évidemment la vue du narrateur, en lui rappelant la profession de son père, ne lui était pas agréable. Tout d’un coup le narrateur vit M. de Charlus fondre sur eux. Il proposa 500 francs à Morel pour qu’il organise une soirée musicale. Et il salua le narrateur pour qu’il comprenne qu’il n’avait plus qu’à s’en aller. Il dit à Albertine qu’il venait de croiser un ancien ami. Il se demanda comment Charlus avit pu connaître Morel. Peut-être par Jupien, dont la fille avait semblé s’éprendre du violoniste. Tout d’un coup le narrateur eut un éclair et comprit qu’il avait été bien naïf. M. de Charlus ne connaissait pas lemoins du monde Morel, ni Morel M. de Charlus, lequel, ébloui mais aussi intimidé par un militaire qui ne portait pourtant que des lyres, avait requis le narrateur, dans son émotion, pour lui amener celui qu’il ne soupçonnait pas qu’il connût. En tout cas l’offre des 500 francs avait dû remplacer pour Morel l’absence de relations antérieures, car le narrateur les vit qui continuaient à causer sans penser qu’ils étaient à côté de leur tram. Le train pour Paris que le baron ne prit pas partit. Puis celui du narrateur et d’Albertine. Elle lui demanda encore pardon. Elle lui dit que ce qui lui plaisait chez Robert, c’était qu’il avait l’air de tellement aimer le narrateur. Le narrateur répondit que Robert était un être excellent, franc, dévoué, loyal, sur qui on pouvait compter pour tout. En le voyant la première fois, le narrateur n’avait pas cru qu’une intelligence parente de la sienne pût s’envelopper de tant d’élégance extérieure de vêtements et d’attitude. C’était Albertine à présent qui, peut-être un peu parce que Saint-Loup, par bonté pour le narrateur, avait été si froid avec elle, lui dit ce que le narrateur avait pensé autrefois : « Ah ! il est si dévoué que cela ! Je remarque qu’on trouve toujours toutes les vertus aux gens quand ils sont du faubourg Saint-Germain. ». Or, que Saint-Loup fût du faubourg Saint-Germain, c’est à quoi le narrateur n’avait plus songé une seule fois au cours de ces années où, se dépouillant de son prestige, il lui avait manifesté ses vertus. Le narrateur se sentait, puisqu’elle avait paru désirer Saint-Loup, à peu près guéri pour quelque temps de l’idée qu’elle aimait les femmes, ce qu’il se figurait inconciliable. Puis il attira Albertine à lui, prit sa tête entre ses mains et lui dit : « Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente, rêver sur mon épaule en y posant ton front ? »

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