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Humanisme : le Contrat social
21 août 2024

Le médecin de campagne (Honoré de Balzac).

Balzac a écrit ce roman en trois jours et trois nuits, en 1832. En réalité, en janvier 1833, Balzac essayait toujours de lui donner forme. Alors Mame, son éditeur, décida de recourir aux grands moyens et engagea une action juridique contre l'écrivain. Le roman ne put paraître qu'au mois de septembre 1833, à la suite du procès. En septembre 1832, Balzac parcourut le Dauphiné avec la marquise de Castries. Cela l'inspira pour l'écriture du Médecin de campagne. Le personnage de Benassis, c'est Balzac. La rupture avec Mme de Castries avait surpris Balzac dans le premier feu de la composition. Il épancha tout naturellement son amertume dans le roman qu'il était en train d'écrire. Dans ce roman, le passé de Benassis demeure voilé et semble condensé dans un secret, un drame intime inconnu, devenu souvenir et remords, et qui pèse sur la vie entière. Benassis n'est pas heureux. Étranger au bonheur qu'il crée, rien ne le concerne que lui-même. Il est la proie d'un passé secret. Il sait que le récit de sa vie le délivrerait de sa faute et de sa solitude. Il brûle de se confier à son hôte mais il se tait. Ses tergiversations nous tiennent en haleine. Ce silence de 12 années, chaque jour plus intolérable, éclate enfin dans la célèbre confession où tendait l'oeuvre entière. Dans le roman, Balzac marque sa prédilection au personnage de la Fosseuse chez qui l'âme tue le corps et dont la sensibilité maladive préfigure Lambert et Séraphita. Benassis, tourné vers son passé, reste presque immobile dans le temps. Les personnages, les scènes et les images forment comme le fond mouvant d'un immense portrait. Balzac rédigea une première version du Médecin de campagne qui lui avait permis de se venger de Mme de Castries laquelle n'avait pas voulu être sa maîtresse. Cette première version lui servira pour la composition du roman la Duchesse de Langeais.

I

Le pays et l'homme. En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillaient les idées qu’inspire une misère laborieuse ; plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annonçaient l’aisance due à de longs travaux. À tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence.

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Sa cravate noire et ses gants de daim, ses pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, indiquaient le militaire qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. L’étonnement était une sensation que Napoléon semblait avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussi le calme de la figure était-il un signe certain auquel un observateur pouvait reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables de l'empereur. Le voyageur avait labouré tous les champs de bataille où commanda Napoléon. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises ; mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire. Quant à son histoire intime, elle était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires, le commandant Genestas se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours. Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir. Le chef d’escadron gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger ; il ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et de son régiment une famille. Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence et qui durant leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc ; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment. Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheurs imprévus de la guerre. Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées. S’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, ses études furent prodigieusement négligées. Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bon parti. Cet officier, auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune démarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait vers la Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonel un congé de huit jours. Il crut prudent de ne pas s’engager plus loin sans se réconforter l’estomac.Il attacha son cheval au montant d’une porte, et entra dans une chaumière. Il y trouva une vieille femme et cinq enfants. Quand la vieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoir suffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la porte ; les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait ; puis ils se jetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cette scène amusait, les vit bientôt occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour son hôte. Elle enferma les quatre garnements dans leur chambre. Elle gardait ces enfants de l'hospice pour trois francs par mois. Genestas se soucia de la misère de cette vieille femme et elle lui expliqua qu'elle avait un bienfaiteur. C'était Monsieur Benassis, l'ami du pauvre. Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelle leur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent en colonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de prunes. La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors ; il ne pleura point, les autres demeurèrent tout pantois. Genestas demanda à la vieille si elle aimait les enfants et elle se désola de ne pouvoir les garder que jusqu’à leur sixième année. Elle avait perdu un fils. Elle n’avait que 38 ans et était veuve. – Quelle vie d’abnégation et de travail ! pensa le cavalier. Il eût été impossible de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. Genestas lui demanda si Benassis était un bon médecin. Elle répondit qu’il guérissait les pauvres pour rien. Les gens de la région le mettaient dans leurs prières du soir et du matin. Genestas donna quelques pièces à la femme et lui demanda le chemin pour se rendre chez Benassis. Il reprit la route et aperçut bientôt à travers quelques arbres un premier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassés autour d’un clocher qui s’élevait en cône et dont les ardoises arrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelaient au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonçait les frontières de la Savoie, où elle était en usage. À quelques pas de ce bourg assis à mi-côte, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Un des enfants le guida. Il put facilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufs égayaient l’ancien village. Il entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron, du serrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes éparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitement entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence entre le bourg et les montagnes qui terminaient le pays. L’enfant le mena jusqu’à la maison de Benassis. Genestas lui offrit quelques sous. Genestat constata que le portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, il fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelque illusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si le commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ou méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie domestique autant que l’était Genestas devait donc conclure promptement du portail à la vie et au caractère de l’inconnu. La porte était entrebaillée, autre insouciance ! Sur la foi de cette confiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans la cour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie vers laquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement les yeux ; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui ressemblait parfaitement au bonnet phrygien. Le domestique demanda à Genestas s’il venait voir M. Benassis et lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie. Genestas constata que l’écurie était propre et que les deux chevaux y avaient l’air heureux. Le domestique informa Genestas que M. Benassis était allé au moulin à blé. Il lui indiqua le chemin et Genestas s’y rendit. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris du village qui bordait le moulin. Il demanda à un meunier où se trouvait Benassis et l’homme lui montra une chaumière. Genestas voulut savoir pourquoi le village était en ruines et le meunier lui dit que Benassis le lui expliquerait. Genestas entra dans la chaumière et vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer. Jamais le commandant n’avait rien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les choses de la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. L’homme se tourna vers Genestas en manifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille. Genestas lui demanda de continuer son affaire. Ensuite il lui dirait l’objet de sa visite. À la lueur du feu de cheminée, fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait à chercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis, le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidement Genestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sans se croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui du militaire. Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large des épaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnée jusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de ce personnage ou de son maintien ; mais l’ombre et l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faire ressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre : même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives ; même nez retroussé, spirituellement fendu dans le bout ; mêmes pommettes saillantes. Tout annonçait en lui l’âge de cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie que rechercha Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelque mystère dans cette vie obscure et se dit en voyant ce visage extraordinaire : – Par quel hasard est-il resté médecin de campagne ? Après avoir sérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogies avec les autres figures humaines, trahissait une secrète existence en désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et la vue de ce malade changea complètement le cours de ses réflexions. C’était la face tout animale d’un vieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espèce humaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. Cependant la vieille femme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pas baignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeux sans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta le pouls. Comme le bain n’avait pas agi sur le malade, Benassis décida de le recoucher. La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mourant en laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeura silencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être si peu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Genestas pensait que l’espoir de mériter les félicités éternelles aidait les parents de ces pauvres êtres et ceux qui les entouraient à exercer en grand les soins de la maternité. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où ils abondaient, les crétins vivaient en plein air avec les troupeaux qu’ils étaient dressés à garder. Au moins étaient-ils libres et respectés comme devait l’être le malheur.

Le curé parut, précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi du sacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières à celles de l’Église. Le médecin et le militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule, qui s’agenouilla au dedans et au dehors de la chaumière. Pendant la consolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être qui n’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris. Le curé annonça la mort. Les cierges furent allumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès du corps. Benassis et le militaire sortirent. Vous ne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent à quelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysans renferme pour moi. Pourtant, dix ans plus tôt, Benassis faillit être lapidé dans ce village aujourd’hui désert, mais alors habité par trente familles. Le médecin lui raconta à Genestas, tout en marchant, l’histoire annoncée par ce début. Il y avait une douzaine de crétins dans ce village. Les lois ne défendant pas l’accouplement de ces malheureux, Benassis voulut arrêter cette contagion physique et intellectuelle. Ici comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallait froisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme la plus indestructible des idées humaines. Benassis ne s’effraya de rien. Il sollicita d’abord la place de maire du canton, et l’obtint. Puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, il fit nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures du côté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’en trouvait beaucoup et où elles devaient être très bien traitées. Aussitôt que cet acte d’humanité fut connu, Benassis devint en horreur à toute la population. Le curé prêcha contre lui. Malgré ses efforts pour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien était importante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuits qu’il rendait aux malades du pays, on lui tira un coup de fusil au coin d’un bois. Benassis alla voir l’évêque de Grenoble et lui demanda le changement du curé. Benassis put choisir un curé. Après avoir travaillé les esprits, il déporta nuitamment six autres crétins. À cette seconde tentative, Benassis eut pour défenseurs quelques-uns de ses obligés et les membres du conseil de la Commune de qui il intéressait l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. Mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés lui demeurèrent hostiles. Le dernier crétin était celui qui venait de mourir devant Genestas. Quand Benassis avait voulu le sortir du village, les amis du crétin le devancèrent, et le médecin trouva devant la chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui tous le saluèrent par des injures accompagnées d’une grêle de pierres. Mais le pauvre crétin sortit de sa cabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À cette apparition, les cris cessèrent. Puis Benassis promit de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves que le médecin se chargeai de construire en y joignant des terres dont le prix plus tard devait lui être remboursé par la Commune. Pourtant, il lui fallut six mois pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché, quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection des gens de la campagne pour leurs masures était un fait inexplicable pour Benassis. Quelque insalubre que pouvait être sa chaumière, un paysan s’y attachait beaucoup plus qu’un banquier à son hôtel. Il fit décider que son bourg était propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se trouvait le village abandonné. La valeur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et celui des maisons promises qui se construisirent. Quand un seul des ménages récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre. Le bien être qui résulta de ce changement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil, autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquête des biens communaux dont la possession fut confirmée par le Conseil d’État, firent acquérir à Benassis une grande importance dans le canton. Deux ans après avoir tenté de si grandes petites choses et les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de sa Commune possédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans la montagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’État, Benassis avait pratiqué des irrigations transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. À leur grande surprise, les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait. Les résultats de cette conquête furent immenses. Chacun imita les irrigations de Benassis. Les prairies, les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors Benassis put sans crainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte et de civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence. Lorsque Benassis était arrivé dans cette vallée, la population était de sept cents âmes ; à présent on en comptait deux mille. L’affaire du dernier crétin lui avait obtenu l’estime de tout le monde. Il fit tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sans paraître la désirer, seulement, il tâcha d’inspirer à tous le plus grand respect pour sa personne par la religion avec laquelle il sut remplir tous ses engagements, même les plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que Genestas venait de voir mourir, il veilla sur lui mieux que ses précédents protecteurs ne l’avaient fait. Ils arrivèrent devant la maison du médecin. Loin d’attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, en racontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirés du monde. Genestas lui confia l’objet de sa visite. Le militaire avait entendu parler de la guérison presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, que Benassis avait pris chez lui. Il venait dans l’espoir d’obtenir les mêmes soins. Benassis lui offrit l’hospitalité et prévint Jacquotte, sa domestique, qu’il avait un invité pour le dîner. Genestas voulut payer une pension mais Benassis ne demanda rien. Il savait que le militaire paierait s’il était riche sinon il ne réclamerait rien. Benassis ne lui offrirait ses soins que si le militaire lui plaisait. L’argent que Genestas lui remettrait irait chez les pharmaciens de Grenoble pour payer les médicaments indispensables aux pauvres du canton. Alors le militaire lui proposa dix francs par jour dont Benassis ferait ce qu’il voudrait.

 Les moindres choses de la maison de Benassis y attestaient l’insouciance la plus profonde pour ce qui n’était pas d’une essentielle utilité. Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disait nous, et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. Benassis l’avait prise à cause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable défaut. Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désiré rencontrer une femme qui dominât chez lui. Aussi Jacquotte administrait- elle sans contrôle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison, le jardin et le maître. De sa propre autorité se changeait le linge, se faisait la lessive et s’emmagasinaient les provisions. Elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons, grondait le jardinier, arrêtait le menu du déjeuner et du dîner, allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, en y balayant tout à sa fantaisie sans rien trouver qui lui résistât. Benassis n’avait voulu que deux choses : dîner à six heures, et ne dépenser qu’une certaine somme par mois. Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Sans elle, il eût gardé bien souvent la même chemise pendant huit jours. Depuis dix ans elle tirait de son maître, tous les premiers du mois, la promesse de faire mettre la porte extérieure à neuf, de rechampir les murs de la maison, et de tout arranger gentiment, et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole. Quand elle venait à déplorer la profonde insouciance de Benassis, manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale par laquelle se terminaient tous les éloges de son maître : « On ne peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasiment des miracles dans l’endroit ; mais il est quelquefois bête tout de même, mais bête qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à un enfant ! » En venant dans le pays, Benassis, ayant trouvé cette maison en vente par suite de la mort du curé, avait tout acheté, murs et terrain, meubles, vaisselle, vin, poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante qui y vivait depuis 22 ans. Petite, agile, la main leste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Si elle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pour le relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longue remontrance adressée au maître ou au valet. De toutes les cuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse. Le bourg l’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et le garde champêtre. En devinant qu’il s’agissait d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voir Genestas, à qui elle fit une révérence obséquieuse en l’examinant de la tête aux pieds. Il ne lui revenait pas du tout. Benassis proposa au militaire de visiter le jardin. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu, sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumes desquels Jacquotte prenait grand soin par suite des traditions du gourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, assez indifférent à Benassis. Genestas demanda au médecin comment il avait fait pour tripler en dix ans la population de cette vallée. Benassis s’y était pris naturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que les hommes se créent et les moyens de les satisfaire. Il n’y avait que 130 familles quand le médecin arriva. Les autorités du pays, en harmonie avec la misère publique, se composaient d’un maire qui ne savait pas écrire, et d’un adjoint, métayer domicilié loin de la Commune ; d’un juge de paix, pauvre diable vivant de ses appointements, et laissant tenir par force les actes de l’État Civil à son greffier, autre malheureux à peine en état de comprendre son métier. L’ancien curé mort à l’âge de soixante-dix ans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder. Au milieu de cette belle nature, les habitants croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de laitage ; les fromages que la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers à Grenoble ou aux environs constituaient les seuls produits desquels ils tirassent quelque argent. Le seul industriel du pays était le maire qui possédait une scierie et achetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute de chemins, il transportait ses arbres un à un dans la belle saison en les traînant à grand-peine au moyen d’une chaîne attachée au licou de ses chevaux, et terminée par un crampon de fer enfoncé dans le bois. Aucun événement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce pays inaccessible, et complètement en dehors du mouvement social. Napoléon seul y avait jeté son nom, il y était une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontaient fabuleusement à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. De questions en questions, le médecin obtint une connaissance superficielle de la déplorable situation de ce pays ; dont la belle température, le sol excellent et les productions naturelles l’avaient émerveillé. Benassis résolut d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant. Dès qu’il fut certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terres vaines et vagues à bon marché, il se voua religieusement à l’état de chirurgien de campagne, le dernier de tous ceux qu’un homme pense à prendre dans son pays. Il voulut devenir l’ami des pauvres sans attendre d’eux la moindre récompense. Il comprit qu’il n’agirait sur eux que par des calculs d’intérêt et de bien-être immédiats. Il commença cette œuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce. Le médecin donna l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions enrichissaient annuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoir supputé la quantité de vanneries consommées par le canton, Benassis dénicha à Grenoble un jeune ouvrier sans ressource pécuniaire, habile travailleur. Il le décida facilement à s’établir dans son village en lui promettant de lui avancer le prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que le planteur d’oseraies pût lui en fournir. Puis, il persuada de vendre ses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquant mieux. Benassis créa dans le bourg une industrie. Le vannier trouva une femme et son industrie fut florissante. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en Benassis, devenait toute l’espérance du médecin.

Benassis rencontra une violente opposition fomentée par le maire ignorant, à qui il avait pris sa place, dont l’influence s’évanouissait devant celle du médecin ; il voulut en faire son adjoint et le complice de sa bienfaisance. Pendant six mois ils dînèrent ensemble, et Benassis le mit de moitié dans ses plans d’amélioration. Le plus urgent moyen de fortune était une route. S’ils obtenaient du conseil municipal l’autorisation de construire un bon chemin du bourg à la route de Grenoble, son adjoint était le premier à en profiter. Alors le maire-adjoint devint son prosélyte. Pendant tout un hiver, l’ancien maire alla trinquer au cabaret avec ses amis, et sut démontrer aux administrés qu’un bon chemin de voiture serait une source de fortune pour le pays en permettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, Benassis obtint du préfet quelque argent sur les fonds de charité du Département, afin de payer les transports que la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute de charrettes. Ainsi, trois ans plus tôt, le bon sens public de ce bourg, naguère sans intelligence, avait acquis les idées que cinq ans auparavant un voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui inculquer. Benassis continua insensiblement son œuvre. Il engagea un maréchal-ferrant, qui connaissait un peu l’art vétérinaire, à venir dans son bourg en lui promettant beaucoup d’ouvrage. Puis, il rencontra un vieux soldat assez embarrassé de son sort qui possédait pour tout bien cent francs de retraite, qui savait lire et écrire. Benassis lui donna la place de secrétaire de la mairie ; par un heureux hasard, il lui trouva une femme, et ses rêves de bonheur furent accomplis. Il fallut des maisons à ces deux nouveaux ménages, à celui du vannier et aux vingt-deux familles qui abandonnèrent le village des crétins. Alors vinrent s’établir ici douze autres ménages dont les chefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs : maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, serruriers, vitriers qui avaient de la besogne pour longtemps.

Pendant la seconde année de son administration, Benassis put voir s’élever soixante-dix maisons dans la Commune. Une production en exigeait une autre. En peuplant le bourg, Benassis créa des nécessités nouvelles, inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gain un bien-être et le bien-être des idées utiles. Les ouvriers voulurent du pain tout cuit, ils eurent un boulanger et du pain blanc. Pour Benassis les progrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires. Il était sûr de lancer le bourg dans une grande prospérité agricole, et de doubler sa population dès qu’elle se serait mise au travail. Le moment était venu. Monsieur Gravier de Grenoble possédait dans la Commune des terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui pouvaient être converties en terres à blé. M. Gravier était chef de division à la Préfecture. Benassis réussit à lui faire comprendre la nécessité de bâtir au bourg quatre fermes de cent arpents chacune, et Gravier promit d’avancer les sommes nécessaires aux défrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires, des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. Benassis construisit deux fermes, autant pour mettre en culture ses terres vaines et vagues que pour enseigner par l’exemple les utiles méthodes de l’agriculture moderne. En six semaines, le bourg s’accrut de trois cents habitants. Les charrons, les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Ce fût un mouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisait naître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avait cessé, le bourg s’était réveillé. M. Gravier avait, sur la foi des promesses de Benassis, avancé, plus de quarante mille francs sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de ses fermes était louée mille francs au moment où Benassis racontait cette histoire à Genestas. Dans le cours de la quatrième année les fermes furent achevées. Le bourg eut une récolte en blé qui parut miraculeuse aux gens du pays, abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. La culture du blé nécessita le moulin qui rapporta à Benassis environ cinq cents francs par an. Les habitants du bourg disaient que Benassis avait « la chance » et croyaient en lui comme en leurs reliques. Grâce à Benassis, un jardinier pépiniériste vint s’établir dans le bourg, où le maire prêchait aux plus pauvres de cultiver les arbres fruitiers afin de pouvoir un jour conquérir à Grenoble le monopole de la vente des fruits. Il se forma donc une multitude de petits établissements dont les progrès, lents d’abord, furent de jour en jour plus rapides. Tous les lundis il partait du bourg pour Grenoble plus de soixante charrettes pleines de divers produits, et il se récoltait plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’en semait autrefois pour nourrir les hommes. Dès la quatrième année de l’ère industrielle du bourg, il y eut des marchands de bois de chauffage, de bois carrés, de planches, d’écorces, puis des charbonniers. Enfin il s’était établi quatre nouvelles scieries de planches et de madriers. En acquérant quelques idées commerciales, l’ancien maire éprouva le besoin de savoir lire et écrire. Il fournissait à présent en bois le tiers du Département. Le désir du gain développa une ambition qui dès lors poussa les industriels à réagir du bourg sur le Canton et du Canton sur le Département afin d’augmenter leurs profits en augmentant leur vente. Au commencement de la cinquième année tout était vivant et animé au bourg. Chaque habitant avait la conscience de son bien-être, et toutes les figures respiraient le contentement que donne une vie utilement occupée. Un second âge se préparait. Bientôt ce petit monde désira se mieux habiller. Il vint un mercier, avec lui le cordonnier, le tailleur et le chapelier. Ce commencement de luxe valut un boucher, un épicier ; puis une sage-femme, qui me devenait bien nécessaire. Après avoir assaini les maisons et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, à se mieux vêtir, Benassis voulut que les animaux se ressentissent de ce commencement de civilisation. Il prêcha donc l’assainissement des étables. Il fit insensiblement changer le régime des bestiaux de la Commune : pas une bête ne souffrit. Les bergeries, les écuries, les vacheries, les laiteries, les granges se rebâtirent sur le modèle des constructions du maire et de celles de monsieur Gravier qui étaient vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Ainsi les produits de la Commune, en un temps donné, l’emportèrent dans les marchés sur ceux des autres communes. Les habitant eurent de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. La rivière permit de construire des moulins à tan, il vint des tanneurs dont le commerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg, où l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement un besoin : des cabarets furent établis. Depuis deux ans le bourg avait un mouvement commercial assez important pour faire vivre deux aubergistes. Au commencement du second âge de la prospérité du bourg, le juge de paix mourut. Son successeur fut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse spéculation, mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche au village. Il possédait à présent trois chalets dans la montagne. Sa famille était nombreuse. Il avait renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, et les avait remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtout plus industrieux que leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménages avaient créé une distillerie de pommes de terre et un lavoir de laines, deux établissements fort utiles que les chefs de ces deux familles conduisaient tout en exerçant leurs professions. Benassis les employa sans opposition à bâtir une Mairie dans laquelle il mit une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire. L’instituteur était un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout le Département, et qui avait trouvé au village un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école était une digne femme ruinée qui ne savait où donner de la tête, et à laquelle Benassis avait arrangé une petite fortune ; elle venait de fonder un pensionnat de jeunes personnes où les riches fermiers des environs commençaient à envoyer leurs filles. Puis Benassis évoqua le nouveau curé de la Commune. Il avait su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et fraternel qui semblait faire de la population une seule famille. Benassis espérait qu’avant quinze années, son bourg devienne l’une des plus riches Communes de France. Il demanda un bureau de poste, un débit de tabacs, de poudre et de cartes ; il força bien, par les agréments du séjour et de sa nouvelle société, le percepteur des contributions à quitter la Commune de laquelle il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle-du Chef-lieu de canton. Les petits propriétaires envahissaient et mettaient graduellement en valeur la montagne. Mais il fallait faire durer ce foyer industriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Le bourg n’avait pas encore une renaissante industrie qui pût entretenir cette production commerciale et nécessiter de grandes transactions, un entrepôt, un marché. Benassis voulut créer une troisième ère e commerciale pour sa Commune. Au bout de sept ans, il rencontra deux étrangers, les vrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseraient peut-être en une ville. L’un était un Tyrolien d’une adresse incroyable, et qui confectionnait les souliers pour les gens de la campagne, les bottes pour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris ne les aurait fabriqués. Le bourg avait depuis cinq tanneries employant tous les cuirs du Département, et en en cherchant quelquefois jusqu’en Provence, et chacune possédant son moulin à tan. Le second homme était un simple paysan qui avait trouvé les moyens de fabriquer à meilleur marché que partout ailleurs les chapeaux à grands bords en usage dans le pays ; il les exportait dans tous les départements voisins, jusqu’en Suisse et en Savoie. Ces deux industries donnèrent l’idée à Benassis de fonder dans sa Commune trois foires par an. Le bourg avait à présent un marché par semaine, il s’y concluait des affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’instruction avait tellement gagné, que Benassis n’avait pas rencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition quand il proposa de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère, de tracer un beau champ de foire, d’y planter des arbres, et de déterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines, aérées et bien percées. Il existait dans la Commune douze maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui prospéraient. Le reste travaillait. Tout le monde savait lire et écrire. Il n’y avait plus de mendiants.

– Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, la France serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écria Genestas exalté. Benassis emmena le militaire au salon. Le médecin habitait rarement cette pièce, qui exhalait l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y respirait encore le défunt curé, la senteur particulière de son tabac semblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitude de s’asseoir. Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciance du médecin pour les choses ordinaires de la vie. Il lui dit qu’il s’étonnait qu’après avoir accompli tant de choses, le médecin n’ait pas tenté d’éclairer le gouvernement. Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste. Pour lui, on n’éclairait pas un gouvernement, et, de tous les gouvernements, le moins susceptible d’être éclairé était celui qui croyait répandre des lumières. La vraie politique d’un pays devait tendre, selon Benassis, à l’affranchir de tout tribut envers l’étranger, mais sans le secours honteux des douanes et des prohibitions. L’industrie ne pouvait être sauvée que par elle-même, la concurrence était sa vie. Protégée, elle s’endormait ; elle mourait par le monopole comme sous le tarif. Le pays qui rendrait tous les autres ses tributaires serait celui qui proclamerait la liberté commerciale. Benassis pensait que la France pouvait atteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre, car elle seule possédait un territoire assez étendu pour maintenir les productions agricoles à des prix qui maintenaient l’abaissement du salaire industriel. Pour le médecin, la maladie de son temps était la supériorité. Il y avait plus de saints que de niches. Avec la monarchie la France avait perdu l’honneur, avec la religion la vertu chrétienne, avec les infructueux essais du gouvernement le patriotisme. Ces principes n’existaient plus que partiellement, au lieu d’animer les masses, car les idées ne périssaient jamais pour le maire. Benassis affirma que le grand homme qui sauverait la patrie du naufrage vers lequel elle courait se servirait sans doute de l’individualisme pour refaire la nation. Benassis pensait que les sentiments d’un peuple reposaient dans ses croyances. Au lieu d’avoir des croyances, les Français avaient des intérêts. Si chacun ne pensait qu’à soi et n’avait de foi qu’en lui-même, comment voulait-on rencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cette vertu consistait dans le renoncement à soi-même. Une œuvre de paix, accomplie sans arrière-pensée individuelle, ne serait donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce que l’éducation ait changé les mœurs de la France. En France, l’espèce de séduction qu’exerçait l’esprit inspirait une grande estime pour les gens à idées ; mais les idées étaient pour Benassis peu de chose là où il ne fallait qu’une volonté. Enfin l’administration ne consistait pas, pour lui, à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus ou moins justes, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de ces masses une direction utile qui les fasse concorder au bien général. Benassis croyait que le progrès de la civilisation et le bien-être des masses dépendaient du roi, du pontife et du juge. Ils étaient les trois pouvoirs qui faisaient immédiatement sentir au peuple l’action des Faits, des Intérêts et des Principes, les trois grands résultats produits chez une nation par les Événements, par les Propriétés et par les Idées. Pour civiliser, pour créer des productions, il fallait faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accordait avec les intérêts nationaux, qui se résolvaient par les faits, les intérêts et les principes. Ces trois professions, en touchant nécessairement à ces résultats humains, avaient donc semblé à Benassis devoir être les plus grands leviers de la civilisation. Le médecin pensait qu’avec le peuple, il fallait toujours être infaillible. Et il croyait que Napoléon l’avait été. La force seule gouvernait et pour Benassis être dupé, c’était être faible. Genestas était d’accord avec Benassis. Il ajouta que si le médecin avait pu voir l’empereur manœuvrant pendant la campagne de France, il l’aurait facilement pris pour un dieu ; et si l’empereur a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur la terre, et la terre avait bondi sous lui.

Ils passèrent au dîner. La table, garnie de linge blanc, n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre de pipe. La soupe se composait, suivant la mode du feu curé, du bouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoter et réduire. À peine le médecin et son hôte avaient-ils mangé leur potage qu’un homme entra brusquement dans la cuisine, et fit, malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle à manger. C’était M. Vigneau qui avait besoin du médecin pour sa femme malade. Benassis laissa Genestas au salon et suivit Vigneau. Benassis fut bientôt de retour, et les deux futurs amis se remirent à table. Jacquotte lui apprit que M. Taboureau était venu durant son absence et repasserait. Benassis expliqua à Genestas que Taboureau avait fait fortune grâce à l’usure. Quand ce diable d’homme avait vu chacun cultivant les terres, il avait couru aux environs acheter des grains pour fournir aux pauvres gens les semences qui devaient leur être nécessaires. Puis, il avait étendu ce singulier genre de commerce dans tout le Département. Plus il s’était enrichi, plus il s’était vicié. Pour Benassis, dès que le paysan passait de sa vie purement laborieuse à la vie aisée ou à la possession territoriale, il devenait insupportable. L’homme revint. Le commandant examina le paysan et vit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé, très ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeux gris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et son menton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Il resta planté sur ses jambes en s’appuyant sur un bâton à gros bout. Malgré Jacquotte, un petit chien épagneul suivit le marchand de grains et se coucha près de lui. Il avait besoin d’un conseil qui n’était pas d’ordre médical mais financier. Benassis le pria d’abord de rémunérer son conseil en livrant une poche de seigle à la femme Martin, qui élevait les enfants de l’hospice. Taboureau raconta son histoire. Un homme de Saint-Laurent lui avait commandé de l’orge pour le printemps mais Taboureau, voyant les prix de l’orge monter, avait vendu tout l’orge qu’il avait en réserve. Benassis le sermonna pour son manque de probité. Pas une fibre du visage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son front n’avait pas rougi, ses petits yeux étaient restés calmes. Taboureau ne voulait pas honorer la commande d’orge. Benassis lui dit qu’il perdrait s’il y avait un procès et qu’il ne le recevrait plus chez lui, ne voulant pas recevoir des gens qu’il n’estimait pas. Alors, Taboureau révéla sa ruse. C’était l’homme de Saint-Laurent qui lui devait de l’orge et qui refusait de la lui livrer. Il avait inversé les rôles pour avoir l’avis de Benassis avant d’aller chez un huissier s’engager dans des frais. Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surprise que leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet homme pour savoir la vérité sur ce cas judiciaire et Taboureau s’en alla après avoir remercié Benassis.

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent au salon, où ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre et de politique, en attendant l’heure du coucher, conversation pendant laquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre les Anglais. Quand le médecin lui demanda son nom, Genestas se présenta sous le nom de Pierre Bluteau, capitaine à Grenoble. Benassis l’invita à l’accompagner au marché du lendemain. Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sa pseudonymie calculée, fut conduit par son hôte à une chambre située au premier étage au-dessus du salon. Il se mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout était commode, propre et presque riche. Il dit au médecin qu’il devait être logé à merveille et Benassis lui montra sa chambre. Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez le médecin une chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement un vieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré par places. Le lit, en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’où tombaient deux rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel était un méchant tapis étroit qui montrait la corde, ressemblait à un lit d’hôpital. Il avait trois chaises et deux fauteuils de paille. Tout, jusqu’à la table ronde sur laquelle erraient quelques papiers, une écritoire et des plumes, tout, dans ce tableau simple auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotte imprimait une sorte de correction, donnait l’idée d’une vie quasi monacale, indifférente aux choses et pleine de sentiments. Genestats vit dans un cabinet quelques livres poudreux qui y gisaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargés de bouteilles étiquetées faisaient deviner que la pharmacie occupait plus de place que la Science. Le médecin expliqua au militaire pourquoi sa chambre différait tant de celle de son invité. L’hospitalité lui semblait tout à la fois une vertu, un bonheur et un luxe. Et il ajouta qu’il fallait déployer pour son hôte et pour son ami toutes les chatteries, toutes les câlineries de la vie. Et puis Benassis était toujours dehors. S’il restait au logis, à tout moment les paysans venaient lui parler, il leur appartenait corps, âme et chambre. Il ne pouvait donner les soucis de l’étiquette et ceux causés par les dégâts inévitables que lui auraient fait involontairement ces bonnes gens.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement les mains, et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sans faire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure, grandissait dans son esprit.

Chapitre II

À travers champs

 

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès le matin Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait à son cheval par Nicolle. Benassis vint le saluer. Genestas lui demanda s’il allait bien. – Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’un ton moitié triste et moitié gai. Puis ils s’attablèrent. Benassis voulait emmener Genestas voir deux morts. Il verrait deux tableaux qui lui prouveraient combien les montagnards différaient des habitants de la plaine dans l’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton située sur les pics conservait, selon Benassis, des coutumes empreintes d’une couleur antique et qui rappelaient vaguement les scènes de la Bible. Il existait sur la chaîne des montagnes, une ligne tracée par la nature ; à partir de laquelle tout changeait d’aspect : en haut la force, en bas l’adresse ; en haut des sentiments larges, en bas une perpétuelle entente des intérêts de la vie matérielle. Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitation située dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de la Grande-Chartreuse. À la porte de cette maison, dont la tenue était assez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir, posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges. Chaque passant entrait dans la cour, venait s’agenouiller devant le corps, disait un Pater, et jetait quelques gouttes d’eau bénite sur la bière. Le fils aîné du mort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile, appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux des pleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait par moments essuyer à l’écart. La veuve sortit de son étable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein de lait. Elle accueillit Benassis et Genestas. Le médecin chercha à la consoler en lui disant qu’elle avait un fils qui aurait soin d’elle. Puis en sortant, Benassis expliqua à Genestas qu’ici la mort était prise comme un accident prévu qui n’arrêtait pas le cours de la vie des familles et le deuil n’y serait même point porté. Dans les campagnes le deuil n’existait donc pas. Le médecin regrattait que dans la plupart des communes rurales, sur une centaine de familles que la mort avait privées de leur chef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive, garderaient de cette mort un long souvenir, mais tous les autres l’auraient complètement oubliée dans l’année. Pour lui, c’était un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissaient pas encore, et à tous les gens qui avaient besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par une résignation patente aux ordres de la Providence. La base des sociétés humaines serait toujours la famille pour Benassis. Là commençait l’action du pouvoir et de la loi, là du moins devait s’apprendre l’obéissance. La Famille, la Commune, le Département, tout le pays était pourtant là. Et le médecin pensait que les lois devaient donc être basées sur ces trois grandes divisions. La pompe des cérémonies religieuses devait assurer la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois Benassis considérait la religion catholique comme un amas de préjugés et de superstitions habilement exploités desquels une civilisation intelligente devait faire justice ; ici, il en avait reconnu la nécessité politique et l’utilité morale ; ici, il en avait compris la puissance par la valeur même du mot qui l’exprimait. Religion voulant dire Lien, et certes le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constituait, pour lui, la seule force qui pouvait relier les Espèces sociales et leur donner une forme durable. Puis, Benassis emmena Genestas dans une commune située sur la montagne. Là, le deuil se portait religieusement. Là, les mœurs étaient patriarcales : l’autorité du père était illimitée, sa parole était souveraine ; il mangeait seul assis au haut bout de la table, sa femme et ses enfants le servaient, ceux qui l’entouraient ne lui parlaient point sans employer certaines formules respectueuses, devant lui chacun se tenait debout et découvert. Élevés ainsi, les hommes avaient l’instinct de leur grandeur. Ces usages constituaient, pour Benassis, une noble éducation. Dans cette commune les gens étaient généralement justes, économes et laborieux. Chaque père de famille avait coutume de partager également ses biens entre ses enfants quand l’âge lui interdisait le travail ; ses enfants le nourrissaient. Ces gens rappelèrent à Genestas des frères moraves, des lollards en Bohême et en Hongrie. Pour le médecin, la vie de la campagne tuait beaucoup d’idées, mais elle affaiblissait les vices et développait les vertus. En effet, moins il se trouvait d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontrait de crimes, de délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entrait pour beaucoup dans l’innocence des mœurs. Genestas entendit des cris. C’était le Chant, nom que l’on donnait à cette partie des cérémonies funèbres. Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, les bâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait. La cour de la ferme était silencieuse et morne. Tout était fermé. Le chemin qui menait à l’habitation avait été nettoyé. Ce silence dans un endroit si bruyant, le calme de la montagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait à frapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressions fortes, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzaine d’hommes et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de la grande salle, et qui tous, s’écrièrent : Le maître est mort ! avec une effrayante unanimité d’intonation. Ce cri fini, des gémissements partirent de l’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par les croisées.

En suivant le médecin, Genestas vit la première pièce pleine de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et se placèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à la grande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toute la famille. L’arrivée de Benassis interrompit les discours d’une femme de grande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, et qui gardait dans sa main la main du mort par un geste éloquent. De chaque côté du lit se tenaient les enfants et les plus proches parents des époux, chaque ligne gardant son côté, les parents de la femme à gauche, ceux du défunt à droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, la plupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de la paroisse et son cierge avaient leur place au milieu de la chambre, autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que de voir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt à l’engloutir pour toujours. La veuve se jeta sur le corps de son défunt mari, l’étreignit, le couvrit de larmes, l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, les serviteurs crièrent : – Le maître est mort ! La veuve fit l’éloge de son mari. Son fils l’averti que des gens de Saint-Laurent arrivaient. Elle lui répondit que c’était lui le maître à présent et qu’il devait les accueillir. Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseaux pendus à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la main de son mari. Il se fit un grand silence. Benassis expliqua à Genestas que cet acte signifiait qu’elle ne se remarierait pas. Benassis pressa la main de Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. La première salle était pleine de gens venus d’une autre commune également située dans les montagnes ; tous demeuraient silencieux et recueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cette maison les eussent déjà saisis. Ils entendirent le fils regretter d’avoir obéi à son père en allant payer les impôts car cela l’avait empêcher d’assister à ses derniers instants. Genestas le consola en lui disant qu’il avait vu mourir des milliers d’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas que leurs enfants vinssent leur dire adieu. Benassis dirigea Genestas vers les communs de la ferme. Il lui expliqua que l’oraison funèbre allait durer jusqu’au moment où le corps serait mis dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cette femme éplorée croîtrait en violence et en images. Mais pour parler ainsi devant cette imposante assemblée, il fallait qu’une femme en ait acquis le droit par une vie sans tache. Si la veuve avait la moindre faute à se reprocher, elle n’osait pas dire un seul mot ; autrement, c’était se condamner elle-même, être à la fois l’accusateur et le juge. Benassis trouvait cette coutume sublime. Le deuil ne serait pris que huit jours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine la famille resterait près des enfants et de la veuve pour les aider à arranger leurs affaires et pour les consoler. Enfin le jour de la prise du deuil, il se faisait un repas solennel où tous les parents se disaient adieu. Tout cela était grave, et celui qui manquait aux devoirs qu’impose la mort d’un chef de famille n’avait personne à son Chant. Benassis montra l’étable à Genestas. Elle était le modèle de toutes celles du village. Le militaire la trouva propre et aéré. Pendant l’hiver, la veillée se faisait dans l’étable et les travaux en commun aussi. Genestas félicita le médecin pour son travail.

Benassis emmena Genestas voir ce qu’il appelait la Beauce. Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent à travers des champs sur la belle culture desquels le militaire complimenta le médecin ; puis ils regagnèrent le territoire du bourg en suivant la montagne, tantôt parlant, tantôt silencieux, selon que le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait à se taire. Puis le médecin voulut présenter à son invité un des deux soldats qui étaient revenus de l’armée après la chute de Napoléon. Il s’appelait Grondin. Il avait été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âge de dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, il avait fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’avait suivi en Égypte, était revenu d’Orient à la paix d’Amiens ; puis, enrégimenté sous l’Empire dans les pontonniers de la Garde, il avait constamment servi en Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier était allé en Russie. Genestas dit à Benassis qu’il avait ait les mêmes campagnes. Grondin était un des pontonniers de la Bérézina, il avait contribué à construire le pont sur lequel avait passé l’armée ; et pour en assujettir les premiers chevalets, il s’était mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Des quarante-deux pontonniers, il ne restait que Gondrin. Trente-neuf d’entre eux avaient péri au passage de la Bérézina, et les deux autres avaient fini misérablement dans les hôpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’était revenu de Wilna qu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire ni écrire, n’avait donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé à Paris en mendiant son pain, il y avait fait des démarches dans les bureaux du ministère de la guerre pour obtenir, non les mille francs de pension promis, non la croix de légionnaire, mais la simple retraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de service ; mais il n’avait eu ni solde arriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an de sollicitations inutiles pendant lequel il avait tendu la main à tous ceux qu’il avait sauvés, le pontonnier était revenu au bourg désolé, mais résigné. Ce héros inconnu creusait des fossés à dix sous la toise. Sa surdité lui donnait l’air triste, il était peu causeur de son naturel, mais il était plein d’âme. Il dînait avec Benassis les jours de la bataille d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre de Waterloo, et le médecin lui présentait au dessert un napoléon pour lui payer son vin de chaque trimestre. Toute la Commune le respectait. S’il travaillait, c’était par fierté. Dans toutes les maisons où il entrait, chacun l’honorait et l’invitait à dîner. L’injustice commise envers lui l’avait profondément affligé, mais il regrettait encore plus la croix qu’il ne désirait sa pension. Une seule chose le consolait. Quand le général Éblé présenta les pontonniers valides à l’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon avait embrassé le pauvre Gondrin, qui sans cette accolade serait peut-être déjà mort ; il ne vivait que par ce souvenir et par l’espérance du retour de Napoléon. L’autre soldat, reprit Benassis, était encore un de ces hommes de fer qui avaient roulé dans les armées. Il avait vécu comme vivaient tous les soldats français, de balles, de coups, de victoires ; il avait beaucoup souffert et n’avait jamais porté que des épaulettes de laine. Son caractère était jovial, il aimait avec fanatisme Napoléon, qui lui avait donné la croix sur le champ de bataille à Valoutina. Il avait sa pension de retraite et son traitement de légionnaire. C’était un soldat d’infanterie, nommé Goguelat, qui avait passé dans la Garde en 1812. Il était en quelque sorte la femme de ménage de Gondrin. Tous deux demeuraient ensemble chez la veuve d’un colporteur à laquelle ils remettaient leur argent ; la bonne femme les loge, les nourrissait, les habillait, les soignait comme s’ils étaient ses enfants. Goguelat était piéton de la poste. En cette qualité, il était le diseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter en avait fait l’orateur des veillées, le conteur en titre ; aussi Gondrin le regardait-il comme un bel esprit. Benassis et Genestas arrivèrent près de la fosse où aurait dû se trouver Grondin mais il n’y avait que ses affaires. Le médecin l’appela et il apparut. Il descendit d’un petit sentier. Benassis lui annonça qu’un camarade, un Egyptien voulait le voir. Après avoir vu le ruban rouge du commandant, Grondin porta silencieusement le revers de sa main à son front. Genestas lui dit que si Napoléon vivait encore, le soldat aurait eu sa croix et sa pension. Grondin répondit qu’il n’avait fait que son devoir. Genestas l’encouragea à réclamer de nouveau ses droits. La figure de Grondin conservait encore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait un caractère de rudesse. Ses bras, couverts de poils aussi bien que sa poitrine, dont une partie se voyait par l’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une force extraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque torses comme sur une base inébranlable. Il dit qu’il n’y aurait pas de justice pour lui mais Genestas lui répondit qu’il lui donnerait un coup de main. Mais Grondin savait que Genestas risquait d’être vu comme un bonapartiste. Il avoua qu’il ne s’attendait pas, après avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verre de vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que son père avait plantés, et il se remit à l’ouvrage. Genestas jura de faire tout ce qui serait humainement possible d’entreprendre pour lui obtenir une pension. En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit, regarda Genestas et lui dit : – Vous avez donc été simple soldat ? Le commandant inclina la tête. À ce signe le pontonnier s’essuya la main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvement plein d’âme. Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendant un moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à côté de Benassis. Benassis dit que de semblables cruautés administratives fomentaient la guerre des pauvres contre les riches. Ces injustices entretenaient chez le peuple une sourde haine envers les supériorités sociales. Le bourgeois devenait et restait l’ennemi du pauvre, qui le mettait hors la loi, le trompait et le volait. Pour le pauvre, le vol n’était plus ni un délit, ni un crime, mais une vengeance. Mais le jour où le gouvernement  causait plus de malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tenait qu’à un hasard ; en le renversant, le peuple soldait ses comptes à sa manière. Un homme d’État devait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la Justice, elle n’avait été inventée que pour eux. En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin deux personnes en marche. Puis il dit à Genestas qu’après avoir vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée, il allait voir celle d’un vieil agriculteur. Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie avec une vieille femme. L’homme s’appelait Moreau et paraissait souffrir de quelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans de mauvais sabots. Il portait sur son épaule un bissac. Son dos, voûté par les habitudes du travail, le forçait à marcher tout ployé ; aussi, pour conserver son équilibre, s’appuyait-il sur un long bâton. C’était une sorte de ruine humaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent les ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu’il ne l’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un bonnet grossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenu par une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête en entendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent. L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leurs physionomies, leur attitude l’aurait fait deviner. Il y avait bien chez eux trace de douleur, mais absence de chagrins. Benassis leur souhaita bon courage. Puis le médecin expliqua au militaire que le travail, la terre à cultiver, étaient le Grand-Livre des Pauvres et ce bonhomme se serait cru déshonoré s’il avait dû aller à l’hôpital ou s’il avait été contraint à mendier. Ce vieux père Moreau avait donné à Benassis l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivaient à une vieillesse honorable et pauvre. En venant ici, le médecin avait renoncé à l’argent. Depuis, il avait reconnu que l’argent représentait des facultés et devenait nécessaire pour faire le bien. Il avait donc, par testament, donné sa maison pour fonder un hospice. Une certaine partie des neuf mille francs de rentes que lui rapportaient ses terres et son moulin serait destinée à donner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux. Cet établissement serait sous la surveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindrait le curé comme président. Benassis avait même créé un fonds de réserve qui devait permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Benassis voulut faire parler le militaire. Il lui dit qu’un soldat de son âge avait vu trop de choses pour ne pas avoir plus d’une aventure à raconter. Le militaire répondit que n’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de sabre, il avait fait comme les autres. Il était allé là où Napoléon les avait conduits, et s’était trouvé en ligne à toutes les batailles où avait frappé la Garde impériale. Il avait vu tant de pays, qu’il s’était accoutumé à en voir, et avait vu tant de morts qu’il avait fini par compter sa propre vie pour rien. Benassis lui demanda ce qui l’avait le plus ému. Alors le militaire avoua que pendant les quinze années qu’ils s’étaient battus, il ne lui était pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense. Mais il lui était arrivé de casser les reins à un camarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, la chose lui avait fait de la peine, et la grimace de cet homme lui revenait quelquefois. C’était pendant la retraite de Moscou. En arrivant à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, ils trouvèrent des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves. Depuis quelque temps ils n’avaient rencontré ni maisons ni mangeaille, l’armée avait fait bombance. Mais Genestas était parmi les derniers arrivés. Il arriva dans une grange où il vit une vingtaine de généraux, des officiers supérieurs et de simples soldats qui dormaient. Genestas chercha vainement un coin pour s’y mettre. Il marcha sur ce plancher d’hommes : les uns grognaient, les autres ne disaient rien, mais personne ne se dérangeait. Il aperçut au fond de la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, il y monta et s’étala tout de son long, il leva les yeux et vit la maîtresse poutre du toit qui allait tomber. Il alerta ses camarades qui ne réagirent pas. Alors il sortit et avisa un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la poutre avec un certain enthousiasme. Il lui cassa les reins. Benassis rétorqua que c’était un acte de légitime défense et qu’il n’avait rien à se reprocher. Mais Genestas en voulaient aux officiers qui vivaient grâce à lui et ne lui avaient jamais témoigné de reconnaissance. Pour le médecin, faire le bien que pour en percevoir cet exorbitant intérêt appelé reconnaissance, c’était faire l’usure. Genestas rétorqua que si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Mais pour Benassis, cette idée était dangereuse, elle laissait l’égoïsme interpréter les cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Pour lui, La vertu, le génie, semblaient les deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que Jésus-Christ était venu apprendre aux hommes. Le génie restait pauvre en éclairant le monde, la vertu gardait le silence en se sacrifiant pour le bien général. Genestas répondit que la Vertu était une dignité qui pouvait se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Benassis sermonna une femme qui lui avait désobéi en donnant à manger à son mari. Puis il emmena le militaire à pied chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses enfants. Le pauvre enfant avait voulu pendant la dernière moisson travailler comme un homme et avait excédé ses forces ; il était mort de langueur à la fin de l’automne. Ordinairement, selon le médecin, les paysans regrettaient dans leurs enfants morts la perte d’une chose utile qui faisait partie de leur fortune ; les regrets étaient en raison de l’âge. Une fois adulte, un enfant devenait un capital pour son père. Mais ce pauvre homme aimait son fils véritablement. Benassis allait voir cet homme car sa fille était malade. Il ausculta l’enfant pendant une demi-heure et dit à Mme Gasnier que sa fille était sauvée.

Pendant quelques heures Benassis et Genestas coururent dans le pays, traversèrent le canton dans sa largeur, et, vers le soir, ils revinrent dans la partie qui avoisinait le bourg. Puis Benassis se rendit chez une femme enceinte. Après, ils se rendirent à une briqueterie au galop. Genestas fut surpris par la vélocité du cheval du médecin. Il lui raconta que son cheval venait de l’Altas et lui avait été offert par un homme riche dont il avait sauvé l’héritière qu’il avait trouvée mourante sur la route de Savoie. Bientôt l’officier aperçut quatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent les cultivateurs les plus aisés de la Brie. Le patron de la briqueterie s’appelait Vigneau. Lui aussi devait sa fortune à Benassis. Le prédécesseur de Vigneau était un ivrogne et un paresseux selon le médecin et il l’avait fait placer à l’hospice quand celui-ci avait eu une attaque de paralysie. Vigneau lui avait succédé et, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant ses travaux et son commerce, il s’était trouvé dans l’aisance. Le travail avait produit l’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, avait rendu la santé, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage était pour Benassis la vivante histoire de sa Commune et celle des jeunes États commerçants. La jeune madame Vigneau les accueillit et Benassis prit son pouls. Genestas était plein d’admiration pour la propreté qui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Puis Mme Vigneau, sa mère, sa belle-mère, le charretier et les deux ouvriers sortis des ateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour de l’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le faisait pour les personnes chères. Puis Benassis voulut rendre visite à La Fosseuse que le village avait surnommée la « bonne amie » du médecin. Il lui avait fait une rente pour qu’elle vive sans être obligée de travailler. Mais le médecin affirma qu’il n’existait pas de femme pour lui ni dans le canton ni ailleurs. Pour expliquer à Genestas quels étaient ses sentiments pour la jeune femme, Benassis la compara à une brebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, et de qui jamais le chien ne hâte la marche indolente. Le sentiment qu’il lui portait et les émotions qu’il éprouvait en la voyant venaient de la parité de leurs situations. Pour lui, La Fosseuse était une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui se multipliaient les unes par les autres. Cette pauvre fille était toujours souffrante. Il pensait que la nature avait pour ainsi dire créé cette pauvre fille pour la douleur. Si l’atmosphère était lourde, électrisante, la Fosseuse avait des vapeurs que rien ne pouvait calmer, elle se couchait et se plaignait de mille maux différents sans savoir ce qu’elle avait. En d’autres moments, la Fosseuse était gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle ; elle causait avec plaisir, exprimait des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de se livrer à aucune espèce de travail suivi :  quand elle allait aux champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux. Avant l’arrivée de Benassis, la pauvre fille mourait de faim ; humiliée d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance. La pauvre fille souffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie ; car elle était coquette, friande, curieuse ; enfin elle était femme, elle se laissait aller à ses impressions et à ses goûts avec une naïveté d’enfant. C’était la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus délicate qui se pouvaient rencontrer ; si vous lui confiez cent pièces d’or, elle vous les enterrait dans un coin et continuait de mendier son pain. Benassis avait voulu éprouver la Fosseuse et s’en était repenti. Ces paroles avaient mis le militaire dans l’embarras mais il ne montra pas. Le médecin aurait voulu la marier pour qu’elle épanche tous ses sentiments dans la maternité mais aucun homme n’avait su lui plaire. Le moindre contact lui procurait un frémissement dangereux. À vingt-deux ans, elle s’affaissait déjà sous le poids de son âme. Une vive passion trahie l’aurait rendue folle. La maison de la Fosseuse était située sur une des principales bosses de la montagne. Genestas admira le paysage et remercia Benassis de lui avoir appris à connaître les beautés qu’un homme pouvait trouver à la vue d’un pays. Comme on pouvait voir le bourg de loin, Benassis rétorqua qu’il valait mieux bâtir des villes que de les prendre. Genestas comprit l’allusion et défendit Napoléon. Puis ils entrèrent chez la Fosseuse. Tout était propre. Genestas remarqua tout l’appareil d’une lingère. La Fosseuse arriva. C’était une jeune fille mince et bien faite. Elle était rouge de pudeur et de timidité. Son teint était pâle. Elle avait dans ses yeux bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualités que Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut la créature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’une nature contrariée dans ses développements. La Fosseuse s’assit dans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme en apparence ; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur. Genestas lui dit qu’elle avait une bien jolie maison. Elle répondit que la maison était à M. Benassis. Puis elle se leva par un mouvement brusque et sortit. Quand elle revint, elle prétendit avoir cru que ses poules n’étaient pas rentrées mais le médecin savait qu’elle était partie pour pleurer. Genestas dit à la Fosseuse qu’elle avait tort de rester seule dans une cage aussi charmante et qu’il lui fallait un mari. Elle répondit qu’elle était pauvre et difficile. Elle ne voulait pas assommer un homme de ses défauts. Benassis ajouta, en riant, qu’elle était fainéante et qu’elle n’avait encore aimé personne. Puis il laissa la Fosseuse avec Genestas. Elle lui dit que Benassis guérissait les autres mais qu’il avait quelque chose que rien ne pouvait guérir. Elle pensait que quelqu’un lui avait fait du chagrin. Genestas lui parla de Napoléon.  Elle contempla la figure de l’officier avec une curiosité passionnée. Benassis revint en disant qu’ils retourneraient chez elle le lendemain et que Genestas lui racontait des histoires militaires. La Fosseuse serra la main de Benassis, et lui dit à voix basse : – Oh ! vous êtes bien bon ! Puis elle souffla à l’oreille de Benassis - Qu’est-ce donc que ce monsieur-là ? Il lui répondit que c’était peut-être un mari pour elle. Quand ils furent loin, Genestas confia à Benassis qu’il trouvait la jeune fille extraordinaire. Il voulut en savoir plus sur elle. Benassis lui dit que la Fosseuse n’avait plus ni père, ni mère, ni parents. Elle était née dans le bourg. Son père, journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur, abréviation sans doute de fossoyeur. Cette fille avait été appelée la Fosseuse, du nom de son père. Le Fosseur avait épousé par amour la femme de chambre de je ne d’une comtesse. La mère de la Fosseuse, qui était une belle personne, était morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en mourut dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passait des voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Elle fut la victime de tous les caprices des gens riches. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière : on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur avait bien rudement réformé son âme, mais il n’avait pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié ; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler. Elle était restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy, après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Enfin elle revint au bourg vers l’époque où Benassis résolut de s’y fixer. Il étudia donc son caractère, qui le frappa ; puis, après avoir observé ses imperfections organiques, il résolut de prendre soin d’elle. Genestas s’inquiétait de la savoir seule mais le médecin lui dit qu’une de ses bergères dormait chez la Fosseuse. Ils entendirent un chant dans le lointain. Ils allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Le paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur près de finir à l’occident. Pour Benassis, c’était le chant du cygne, celui de Jacques et il fallait l’arrêter. Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, mais ayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il se leva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin. Le médecin ordonna à l’enfant de rentrer chez lui. Et ils l’accompagnèrent. Benassis ausculta l’enfant. La mère de Jacques arriva. Benassis lui recommanda de bien veiller sur son fils et de lui donner le médicament qu’il avait préparé. Jacques était sorti pour chanter alors qu’il était poitrinaire. Quand il fut à cheval, Benassis reconnut avoir montré à Genestas partout la souffrance et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper une exclamation involontaire. Il voulut surprendre le tireur en flagrant délit. Ils trouvèrent le chasseur qui s’appelait Butifer. Il appartenait visiblement à la classe des contrebandiers qui faisaient leur métier sans violence et n’employaient que la ruse et la patience pour frauder le fisc. Il avait l’air intrépide et résolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en des périls de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Butifer avait tiré sur Benassis autrefois. Benassis avait pourtant défendu le braconnier contre le procureur en donnant sa parole que Butifer deviendrait un homme rangé. Alors il ordonna à Butifer de venir chez lui pour lui rendre son fusil. Mais Butifer menaça de se tuer ou de quitter la Commune. Genestas l’encouragea à rejoindre l’armée. Benassis donna six mois au braconnier pour qu’il apprenne à lire et à écrire puis partir à l’armée. Puis le médecin et le militaire poursuivirent leur route. Benassis regretta qu’en temps de paix, qu’un homme comme Butifer ne pût déployer son énergie que dans des situations où les lois étaient bravées. Puis le médecin montra au militaire le champ où se tenait la foire et la grande rue où se trouvaient les deux belles maisons, celle du juge de paix et celle du notaire. L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminait cette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellement tracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie, située sur la place de l’Église, faisait face au Presbytère. À mesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitôt sur leurs portes ; les uns lui ôtaient leurs bonnets, les autres lui disaient bonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de son cheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant que celle du maître. En voyant cet accueil fait au médecin, Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans la manière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient les habitants du Canton. Benassis ne rencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.

Chapitre III

Le Napoléon du peuple

 

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin. Benassis présenta M. Dufau, juge de paix, M. Cambon, le marchand de bois qui avait créé le chemin que Genestas avait admiré, et M. Tonnelet notaire de la Commune à Genestas. Le curé était également invité.  Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que prononça ce prêtre inconnu. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier ; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir. Tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

Benassis dit à son adjoint qu’ils allaient pouvoir démolir les masures du vieux village et la Commune gagnerait de plus les cent francs que coûtait l’entretien de Chautard le crétin. Cambon en profita pour suggérer l’allocation de cette somme à l’édification d’un nouveau ponceau. Le juge de paix lança une discussion sur le respect des lois qui permit à Benassis de faire l’apologie de la propriété et d’évoquer l’importance de l’instruction et de morale. Le curé rebondit en disant qu’il inculquait à ses paroissiens les mêmes idées que celles du juge de paix et du maire sur le droit. Cambon félicita le curé d’avoir très bien fait entendre aux paysans que le loisir des riches était la récompense d’une vie économe et laborieuse. Genestas voulut savoir comment le curé considérait les paroissiens. Janvier répondit que les riches et les pauvres lui donnaient autant de mal les uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, devait toujours, selon lui, descendre des hauteurs ou célestes ou sociales ; et certes, les classes élevées avaient moins de foi que n’en avait le peuple, auquel Dieu promettait un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Le curé se demandait si ce n’était pas un malheur que la foi d’une Commune soit due à la considération qu’y obtenait un homme. Genestas demanda au curé pourquoi il empêchait les gens de danser et de s’amuser le dimanche. Janvier répondit que la danse était proscrite comme une cause de l’immoralité qui troublait, selon lui, la paix et corrompait les mœurs de la campagne. Tonnelet trouvait les paysans de cette région très religieux. Genestas évoqua le patriotisme. Pour le curé, le patriotisme était un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme tait un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme. Le sujet suivant fut les guerres de religion. Genestas dit que si on s’était tant battu pour la religion, il fallait donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Mais le curé rétorqua que la religion se sentait et ne se définissait pas. Genestas ne croyait pas aux salamaleks car il n’avait jamais pensé à dieu. Janvier fit reconnaître au militaire qu’il ne risquait rien en croyant aux vérités du catholicisme. Janvier pensait que le modèle parfait du gouvernement était celui de l’Eglise. L’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils en exprimaient la pensée ; aussi l’obéissance la plus aveugle leur était-elle due. Janvier estimait que le prêtre pauvre, volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, redevenait le missionnaire de l’Amérique, il s’instituait apôtre, il était le prince du bien. Enfin, il ne régnait que par le dénuement et il succombait par l’opulence. Monsieur Janvier avait subjugué l’attention.

Benassis dit qu’un homme qui concevait un système politique devait, se taire, s’emparer du pouvoir et agir ; mais s’il restait dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, c’était folie de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles. Il était contre le libéralisme moderne car il reprochait de faire imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons et de provoquer ainsi la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Il prophétisait que si la bourgeoisie gagnait, elle se retrouverait contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Pour Benassis, la force devait reposer sur des choses jugées. Le principe de l’Élection était, pour Benassis, un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Il croyait la classe pauvre incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires lui semblaient les mineurs d’une nation, et devaient toujours rester en tutelle. Jacquotte avait écouté la conversation et répéta à Nicolle ce qu’elle avait entendu. Nicolle n’aurait jamais cru que son maître capable de conseiller au notaire et au juge de paix d’écraser le peuple.

Benassis voulait que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque avait le vouloir et se sentait les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Cela permettrait d’enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulevaient. Le médecin pensait que les supériorités étaient une conséquence de l’ordre social. Il voyait trois formes de supériorité : supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. La supériorité de fortune, de pensée et de pouvoir était vue par le maire comme un fait à subir, un fait que la masse considérerait toujours comme oppressif, en voyant des privilèges dans les droits le plus justement acquis. D’après ce principe, les lois étaient faites par ceux auxquels elles profitaient, car ils devaient avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers. Benassis affirmait que le pouvoir, étant répressif de sa nature, avait besoin d’une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement populaire. Pour Benassis, la religion tait le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance. De toute la théorie de Benassis résultait la nécessité d’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante rendant le riche ami du pauvre, et commandant au pauvre une entière résignation. Les assemblées ne devaient servir qu’à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe. Le maire affirmait que la nature avait basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’était fondée sur l’intérêt personnel. Tels étaient pour Benassis les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifiait la dureté des contacts sociaux. Le christianisme disait au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères du pauvre ; pour Benassis, ce peu de mots était l’essence de toutes les lois divines et humaines. Puis il ajouta qu’il ne fallait que du bon sens pour améliorer le sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement. Il définit l’homme d’Etat. C’était celui qui pouvait toujours voir au-delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on était sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse ; se faire juste et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et n’écouter que son intelligence ; n’être ni défiant, ni confiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un événement ni surpris par une pensée ; vivre enfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et la pénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais les conséquences de toute chose.

Genestas prit la parole pour dire que l’organisation militaire lui paraissait le vrai type de toute bonne société civile, l’épée était la tutrice d’un peuple. Puis le maire décida qu’il était temps de boire le dernier verre et ses invités s’en allèrent. Benassis emmena Genestas à la grange. Il voulait lui faire assister à une veillée sans être vu. Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Un groupe de paysans écoutait un conteur. Il raconta l’histoire de la Bossue courageuse qui, pour avoir dénoncé un crime, fut récompensée en ayant toujours à vendre le plus beau chanvre et en donnant naissance à un enfant qui deviendrait baron du roi. La Fosseuse, qui était dans le groupe de paysans, réclama une aventure de Napoléon. Et les autres paysans réclamèrent également un conte sur l’Empereur. Alors Goguelat y concéda. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire. Il raconta que la mère de l’empereur eut la réflexion de vouer son enfant à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie ! Donc elle demanda que Dieu le protège, à condition que Napoléon rétablisse la sainte religion. A preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’avait jamais vu ni lieutenant ni capitaine ! Ah ! bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon. En Italie, Bonaparte s’était fait bien voir par les habitants en affirmant qu’il était venu les délivrer et son armée avait accumulé les victoires. Goguelat raconta ensuite la campagne d’Egypte. Il prétendit que les Mameluks avaient voulu faire croire à leurs troupiers qu’un démon, Mody, était capable de les empêcher de mourir à la bataille. Goguelat embellit l’histoire de cette campagne mais fut obligé de reconnaître que les Anglais avaient brûlé la flotte de Bonaparte à la bataille d’Aboukir. Puis Goguelat raconta le siège de Saint-Jean d’Acre où les soldats contractèrent la peste alors que Bonaparte en fut épargné. Et Goguelat narra les étapes suivant, Napoléon devenu premier consul, la victoire de Marengo, l’invention de la Légion d’Honneur puis les débuts de l’Empire. Goguelat prétendit qu’un Homme rouge était apparu devant Bonaparte dans la montagne de Moïse puis à Marengo pour lui prédire un avenir glorieux. Au couronnement, Napoléon l’avait vu le soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien des choses. Lors, l’empereur alla droit à Milan se faire couronner roi d’Italie. Puis Goguelat évoqua la conquête de l’Europe, Austerlitz, Wagram. Quand Napoléon parlait à ses soldats, sa parole leur envoyait comme du feu dans l’estomac. Goguelat raconta la répudiation de Joséphine puis le mariage avec Marie-Louise d’Autrice et la naissance du roi de Rome, héritier de l’empereur. Goguelat évoqua la bataille de la Moskowa où il reçut sa médaille. L’Homme rouge annonça à Napoléon qu’il serait trahi et qu’il manquerait d’hommes. Puis ce fut Moscou incendié par les Russes et la retraite de Napoléon et de ses soldats. Goguelat salua Grondin et le présenta aux paysans comme un troupier d’honneur. Il ajouta que Napoléon pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il y avait de grandes pertes. Puis comme l’Homme rouge le lui avait dit, l’empereur vit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Goguelat avait assisté aux adieux de l’empereur à ses soldats, à Fontainebleau. Il avait pleuré comme un enfant. Puis ce fut le retour de l’île d’Elbe et Waterloo. L’Homme Rouge passa aux Bourbons. Goguelat prétendit que le nom de Napoléon voulait dire le lion du désert. Goguelat dit que l’infanterie était tout dans une armée et Genestas s’écria « « la cavalerie, donc ! » en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Genestas fut tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait. Alors il donna de l’argent aux paysans pour qu’il boive en l’honneur du petit caporal. Les paysans crièrent « Vive l’empereur ! ». Genestas pensait que Napoléon était mort mais pas sa mémoire. Goguelat ne voulait pas croire à la mort de Napoléon et dit que c’était la consigne des officiers de dire au peuple que l’empereur était mort. Puis Genestas partit avec Benassis. Il lui dit qu’il avait fait des bêtises mais il ne savait plus où il était en entendant l’histoire de Goguelat.

Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète ; mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Il voulut en faire son ami sans attendre sa permission. Il lui demanda les raisons de sa retraite. Le médecin répondit que sa vie était peu intéressante. Mais Genestas voulait savoir les vicissitudes qui avaient pu jeter dans ce canton un homme de sa trempe. Cela faisait douze ans que Benassis se taisait alors il fut soulagé de recevoir les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Il se confia. Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce geste émut fortement. Il lui dit qu’un vieux soldat indulgent comme lui, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter sa confession, car elle n’aurait su être comprise que par un homme auquel la vie était bien connue, ou par un enfant à qui elle était tout à fait étrangère. Il commanda du thé à Jacquotte.

IV

La confession du médecin de campagne

 

Benassis était né dans une petite ville du Languedoc, où son père s’était fixé depuis longtemps. À l’âge de huit ans, il fut mis au collège de Sorrèze, et n’en sortit que pour aller achever ses études à Paris. Son père avait eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par un heureux mariage. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangée contre ses illusions évanouies. Il cacha soigneusement l’étendue de ses biens, et condamna son fils dans son intérêt à subir, pendant ses plus belles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir son indépendance ; il désirait inspirer à son fils les vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. Dès que son fils fut en état d’entendre ses conseils, le pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Les goûts du fils Benassis le portèrent à l’étude de la médecine. Son père l’accompagna à Paris et le recommanda à l’un de ses amis. La pension du jeune Benassis fut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et il ne dut en toucher les quartiers que sur la présentation des quittances de ses inscriptions à l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre et de comptabilité. Mais son père se montra libéral pour tous les frais nécessités par l’éducation du jeune Benassis, et pour les plaisirs de la vie parisienne. La vie  de l’ami de son père était pour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialement les comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, déliant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions qu’il prenait à l’égard du jeune Benassis. Cet excellent homme fut un second père pour lui. Un jour, il lui dit qu’il aurait toujours quelques écus à son service ; mais Benassis ne devrait jamais mentir, ne pas avoir honte de lui avouer ses fautes, lui aussi avait été jeune, ils s’entendraient toujours comme deux bons camarades. Son père l’installa dans une pension bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où Benassis eut une chambre assez bien meublée. Cette indépendance lui causa cependant peu de joie. Les recommandations de son père lui montraient de nouvelles tâches à remplir et Paris était pour Benassis comme une énigme, on ne s’y amusait pas sans en avoir étudié les plaisirs. Il étudia d’abord courageusement, suivit les cours avec assiduité ; se jeta dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abondait la capitale émerveillèrent son imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes le firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Il alla donc pendant longtemps, tous les soirs, à quelque théâtre, et contracta peu à peu des habitudes de paresse. Il ne fit plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il fallait passer avant d’être docteur. Aux cours publics, il n’écoutait plus les professeurs, qui, selon lui, radotaient. Il brisait déjà ses idoles, devenait Parisien. Il conservait cependant au fond de son cœur un sentiment de perfection morale qui le poursuivit au milieu de ses désordres. Ses plaisirs furent promptement épuisés, le théâtre n’amusait pas longtemps. Paris fut donc bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoir aucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, il vagua pendant les journées entières à travers les rues, sur les quais, dans les musées et dans les jardins publics. Il fut à la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenu par sa niaiserie sentimentale. Vivement stimulé par la vigueur de ses passions, et ne leur trouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent à chaque pas, à chaque désir ; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop tardive pour procurer les plaisirs qui le tentaient ; flottant entre ses pudeurs secrètes et les mauvais exemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres en bas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonne compagnie, il passa de tristes jours, en proie au vague des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de soudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par un dénouement assez vulgaire chez les jeunes gens. Il se trouva sans force contre son isolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pour pénétrer dans le grand monde, où il eût pu rencontrer une femme qui se fût dévouée à lui expliquer les écueils de chaque route, à lui donner d’excellentes manières, à le conseiller sans révolter son orgueil, et à l’introduire partout où il eût trouvé des relations utiles à son avenir. Il forma des liaisons, d’abord secrètes, avec une jeune fille à laquelle il s’attaqua, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé son sort. Cette jeune personne, qui appartenait à une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour Benassis sa vie modeste, et lui confia sans crainte un avenir que la vertu lui avait fait beau. La médiocrité de sa situation lui parut sans doute la meilleure des garanties. Son premier attachement ne fut pas d’abord une passion vraie, il suivit son instinct et non son cœur. Il sacrifia une pauvre fille à lui-même, et ne manqua pas d’excellentes raisons pour se persuader qu’il ne faisait rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, une belle âme. Elle ne lui donna jamais que d’excellents conseils. D’abord, son amour réchauffa le courage de Benassis; puis elle le contraignit doucement à reprendre ses études, en croyant à lui, lui prédisant des succès, la gloire, la fortune. Il travailla avec ardeur, il avait un but, il était encouragé ; il rapportait ses pensées, ses actions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encore lui inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse semblait impossible. Les anciens rêves de Benassis revinrent l’assaillir. Il voulait impétueusement les plaisirs de la richesse, et les demandait au nom de l’amour. Pour elle, le plus violent des chagrins était de le voir désirer quelque chose qu’elle ne pouvait lui donner à l’instant.

Un événement qui aurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut la cause première des malheurs de Benassis. Son père mourut en laissant une fortune considérable ; les affaires de sa succession l’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et Benassis y alla seul. Il sentit, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venir sans avoir à rendre compte de ses actions à personne, même volontairement. S’il n’oublia pas complètement les liens qu’il avait contractés, il était occupé d’intérêts qui l’en divertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Cependant il recevait des lettres empreintes d’une tendresse vraie ; mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes toutes également tendres. Plus tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, Benassis sut apprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettres où jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments, où l’on se réjouissait pour lui de sa fortune, où l’on s’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas qu’il pût changer, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjà Benassis se livrait à d’ambitieux calculs, et pensait à se plonger dans les joies du riche, à devenir un personnage, à faire une belle alliance. Déjà il était embarrassé de savoir comment il se dégagerait de cette liaison. Quand Benassis revint à Paris, il habita un hôtel qu’il avait fait louer sans avoir prévenu, ni de son changement ni de son retour, la seule personne qui y fût intéressée. Il désirait jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices de l’opulence, et lorsque il en fut assez ivre pour ne pas faiblir, il alla visiter la pauvre créature qu’il voulait délaisser. Aidée par le tact naturel aux femmes, elle devina ses sentiments secrets, et lui cacha ses larmes. Elle dut le mépriser ; mais toujours douce et bonne, elle ne lui témoigna jamais de mépris. Cette indulgence tourmenta Benassis cruellement. Il renouvela d’abord très affectueusement ses visites. S’il n’était pas tendre, il faisait des efforts pour paraître aimable ; puis devint insensiblement poli ; un jour, par une sorte d’accord tacite, elle le laissa la traiter comme une étrangère, et Benassis crut avoir agi très convenablement. Néanmoins il se livra presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtes le peu de remords qui lui restaient encore. Il mena donc la vie dissipée que mènent à Paris les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant de l’instruction et beaucoup de mémoire, il parut avoir plus d’esprit qu’il n’en avait réellement, et crut alors valoir mieux que les autres : les gens intéressés à lui prouver qu’il était un homme supérieur le trouvèrent tout convaincu.

Il ne fit donc pas honneur à sa réputation, ne profita pas de sa vogue pour s’ouvrir une carrière, et ne contracta point de liaisons utiles. Il donna dans mille frivolités de tout genre. Il eut de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris. Il imita les autres, il blessa souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui le meurtrissaient secrètement. Il fut dupé dans bien des occasions où il eût rougi de ne pas l’être, et il se déconsidéra par cette bonne foi de laquelle il s’applaudissait intérieurement. Le monde lui attribua donc des vices, des qualités, des victoires et des revers qu’il n’avait pas ; il lui prêtait des succès galants que Benassis ignorait ; il le blâmait d’actions auxquelles Benassis était étranger ; par fierté, il dédaigna de démentir les calomnies, et accepta par amour-propre les médisances favorables. Sa vie était heureuse en apparence, misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt sur lui, il aurait graduellement perdu ses bonnes qualités et laissé triompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, par l’abus des jouissances qui énervent le corps, et par les détestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme. Il se ruina. Il rencontra une fortune supérieure de laquelle il fit son point de mire et voulut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés, Benassis fut obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint le frapper. Il était resté près de deux ans sans avoir vu la personne qu’il avait abandonnée ; mais au train dont il allait, le malheur l’aurait sans doute ramené vers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, il reçut un billet tracé par une main faible. C’était son ancien amour qui lui annonçait être près de mourir et voulait voir pour connaître le sort de son enfant, savoir s’il serait aussi celui de Benassis; et aussi, pour adoucir les regrets que Benassis pourrait avoir un jour de sa mort.

Cette lettre le glaça, elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Benassis sortit, à pied, sans attendre sa voiture, et traversa tout Paris, poussé par ses remords, en proie à la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôt qu’il vit sa victime. Il promit d’adopter leur enfant. Son ancienne compagne mourut, malgré les soins qu’il lui prodigua, malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Elle avait constamment travaillé pour élever, pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenir contre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, l’abandon de Benassis. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de lui, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée. Cette grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels et y chercher des espérances. Un jour, ayant entendu son fils disant : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris, elle pardonna à Benassis son crime. Mais dans les larmes et les douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était affaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et le courage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’une maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle du retour de son aimé, espoir toujours renaissant, quoique toujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle lui avait écrit de son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictés par la religion, mais aussi par sa croyance en la bonté de Benassis. Elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme. Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Près de ce lit où Benassis apprit à connaître le prix d’un cœur dévoué, il changea de sentiments pour toujours.

Pendant les derniers jours que dura cette vie précieuse, les paroles de Benassis, ses actions et ses pleurs attestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Une expérience de quatre années lui avait révélé son propre et véritable caractère. Ainsi la révolution qui se lisait dans ses mœurs fut durable, quoique rapide. En présence de cette céleste créature à qui Benassis ne pouvait rien reprocher, toutes les subtilités se taisaient : le cercueil était là, son enfant lui souriait sans savoir qu’il assassinait sa mère. Cette femme mourut, elle mourut heureuse en s’apercevant que Benassis l’aimait, et que ce nouvel amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui les unissait forcément. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en qui elle se voyait revivre. Une femme s’était fiée à lui noblement, et Benasis lui avais menti en lui disant qu’il l’aimait, alors qu’il la trahissait ; il avait causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations du monde devait lui être sacrée ; elle mourait en lui pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après lui avoir donné sa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur la foi de la mère à lui livrer. Cet enfant fut le pardon et l’honneur de Benassis.

Benassis habitua son fils à venir faire sa prière sur son lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions lui avait données la simple et pure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cet enfant ; mais aussi combien d’émotions terribles ! Un matin, après avoir dit : « Notre père qui êtes aux cieux... » il s’arrêta : « Pourquoi pas notre mère ? » lui demanda-t-il. Ce mot terrassa Benassis. Il adorait son fils, et il avait déjà semé dans sa vie plusieurs causes d’infortune. De cette époque dataient les réflexions sérieuses que Benassis avait faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer les citoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société ; la Religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au bonheur ; mais le Repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses : le repentir l’éclaira. Benassis ne vécut que pour un enfant et par cet enfant, il fut conduit à méditer sur les grandes questions sociales. il résolut de l’armer personnellement par avance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Il lui trouva des précepteurs étrangers pour qu’il apprenne diverses langues.  Benassis chercha surtout à l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans le moindre détail des spécialités ; enfin, il lui apprit à souffrir et à se taire. Par les soins de Benassis, les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à ennoblir l’enfant, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions, en manières.

Après avoir donné pendant quelques années tous ses soins à l’enfant de qui il voulait faire un homme, la solitude de Benassis l’effraya ; son fils grandissait, il allait l’abandonner. L’amour était dans son âme un principe d’existence. Il éprouvait un besoin d’affection qui, toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En lui se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai. Il avait été éprouvé, il comprenait et les félicités de la constance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, la femme aimée devait toujours être la première dans ses actions et dans ses pensées. Il sentait vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Son ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Il n’avait point d’amis. Pour lui le monde était désert. Il était en lui quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Pour Benassis, tout était piège et douleur à Paris pour les âmes qui voulaient y chercher des sentiments vrais. Là où dans le monde se posaient ses pieds, le terrain se brûlait autour de lui. Pour les uns, sa complaisance était faiblesse, s’il leur montrait les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, il était méchant ; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, Benassis les amusait. Selon lui, la médiocrité suffisait à toutes les heures de la vie ; elle était le vêtement journalier de la société. Enfin, solitaire au milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui ne lui rendait rien quand Benassis lui livrait tout ; n’ayant pas assez de son enfant pour satisfaire son cœur, parce qu’il était homme ; un jour où il sentit sa vie se refroidir, où il pliait sous le fardeau de ses misères secrètes, il rencontra la femme qui devait lui faire connaître l’amour dans sa violence. Benassis avait renoué connaissance avec le vieil ami de son père, qui jadis prenait soin de ses intérêts ; ce fut chez lui que Benassis vit la jeune personne pour laquelle il ressentit un amour qui devait durer autant que sa vie. Des préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent la cause de son malheur. Cette jeune fille appartenait à une famille extrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues à l’esprit d’une secte improprement appelée janséniste. Les jansénistes furent en France des espèces de puritains catholiques. Pendant la Révolution française il se forma, par suite du schisme peu important qu’y produisit le Concordat, une congrégation de catholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués par le pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Ce troupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la petite Église dont les ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplaire régularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existence de toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs familles jansénistes appartenaient à la petite Église. Les parents de cette jeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes également sévères qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chose d’imposant ; car le propre des doctrines absolues est d’agrandir les plus simples actions en les rattachant à la vie future. Benassis aima passionnément. Cet amour réveilla, satisfit les sentiments qui l’agitaient : ambition, fortune, tous ses rêves, enfin ! Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille possédait les avantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dans la haute position où Benassis voulait arriver ; instruite, elle s’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare et commune en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis mots sont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin, elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimait le respect. La confidence de Benassis fut bientôt faite à son vieil ami, qui le présenta dans la famille, où il l’appuya de sa respectable autorité. Peu à peu, Benassis y fut accueilli familièrement.

Lorsque son caractère fut bien connu, le vieil ami de Benassis, désireux autant que lui de voir finir son triste célibat, parla de ses espérances, auxquelles on fit un favorable accueil, mais avec cette finesse dont se dépouillent rarement les gens du monde, et dans le désir de lui procurer un bon mariage, expression qui fait d’un acte si solennel une sorte d’affaire commerciale où l’un des deux époux cherche à tromper l’autre, le vieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de jeunesse de Benassis. Selon lui, l’existence de son enfant pouvait exciter des répulsions morales en comparaison desquelles la question de fortune n’était rien et qui pouvaient déterminer une rupture. Il avait raison. Benassis résolut d’attendre, et d’obtenir de sa prétendue assez de gages d’affection pour que son bonheur ne fût pas compromis par cette terrible confidence. Il fut donc, à l’insu des amis de la maison, admis comme un futur époux chez les parents de la jeune fille. Les discours de ces Orthodoxes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant que la médisance et les histoires scandaleuses donnent aux conversations du monde ; car le père et l’oncle lisaient seuls les journaux, et jamais la prétendue de Benassis n’avait jeté les yeux sur ces feuilles, dont la plus innocente parlait encore des crimes ou des vices publics ; mais plus tard l’âme éprouvait, dans cette pure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des couleurs grises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était en apparence d’une monotonie effrayante. Benassis reconnut les avantages de cette existence ; elle développait les idées dans toute leur étendue, et provoquait d’involontaires contemplations ; le cœur y dominait, rien ne le distrayait, il finit par y apercevoir quelque chose d’immense. Le secret de la présence de Benassis au logis n’avait pas encore été révélé à la prétendue car ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’acte le plus important de sa vie. L’admirer pendant des heures entières, attendre une réponse et savourer longtemps les modulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètes pensées, étaient des grands événements pour Benassis. La naïveté des manières de Benassis et de la prétendue et la mélancolie de leur amour finirent sans doute par impatienter les parents, qui, le voyant presque aussi timide que l’était leur fille, le jugèrent favorablement, et le regardèrent comme un homme digne de leur estime. Il devint leur fils d’adoption. Ils admiraient surtout la moralité de ses sentiments. L’été finissait, des occupations avaient retenu cette famille à Paris contre ses habitudes ; mais, au mois de septembre elle fut libre de partir pour une terre située en Auvergne, et le père pria Benassis de venir habiter, pendant deux mois, un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Il ne répondit pas tout d’abord et son hésitation valut la plus douce, la plus délicieuse des expressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fille puisse trahir les mystères de son cœur. Evelina leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée de ses gestes ; elle le regarda sans fierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit et baissa les yeux. Pendant le voyage, Évelina trouvait à la nature des beautés dont elle parlait avec admiration. Benassis et Evelina ne se croyaient pas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence de l’être aimé, ils déversaient les sensations dont surabondaient leurs cœurs dans les objets extérieurs que leurs sentiments cachés embellissaient. Ils arrivèrent au château patrimonial, où Benassis resta pendant quarante jours environ. Ce fut la seule part de bonheur complet que le ciel lui accorda. Il y eut pour lui, dans ces quarante jours de bonheur, des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plus beaux et plus vastes, que jamais depuis il ne devait être compris. Sûr alors d’être aimé, il jura de tout dire, de ne pas avoir un secret pour elle, il eut honte d’avoir tant tardé à lui raconter les chagrins qu’il s’était créés. Par malheur, le lendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de son fils le fit trembler pour une vie qui lui était si chère. Il partit sans dire son secret à Évelina, sans donner à la famille d’autre motif que celui d’une affaire grave. Les parents d’Evelina écrivirent à Paris pour prendre des informations sur le compte de Benassis. Un de leurs amis les instruisit, à son insu, des événements de sa jeunesse, envenima ses fautes, insista sur l’existence de son enfant, que, disait-il, Benassis avait à dessein cachée. Lorsque Benassis écrivit à ses futurs parents, il ne reçut pas de réponse ; ils revinrent à Paris, il se présenta chez eux, il ne fut pas reçu. Alarmé, il envoya son vieil ami savoir la raison d’une conduite à laquelle il ne comprenait rien. Lorsqu’il en apprit la cause, le bon vieillard se dévoua noblement, il assuma sur lui la forfaiture du silence de Benassis, voulut le justifier et ne put rien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient trop graves pour cette famille, ses préjugés étaient trop arrêtés, pour la faire changer de résolution. Son désespoir fut sans bornes. D’abord il tâcha de conjurer l’orage ; mais ses lettres lui furent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyens humains furent épuisés ; quand le père et la mère eurent dit au vieillard, auteur de son infortune, qu’ils refuseraient éternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocher la mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quand Évelina les implorerait à genoux, alors, il ne lui resta plus qu’un dernier espoir. Il osa croire que l’amour d’Évelina serait plus fort que les résolutions paternelles, et qu’elle saurait vaincre l’inflexibilité de ses parents ; son père pouvait lui avoir caché les motifs du refus qui tuait leur amour, Benassis voulut qu’elle décidât de son sort en connaissance de cause, il lui écrivit. Benassis traça, non sans de cruelles hésitations, la seule lettre d’amour qu’il ait jamais faite. Il justifia ses fautes en invoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier de ce qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Benassis alla chercher cette lettre et la réponse d’Evelina pour les lire à Genestas. Evelina lui avait répondu qu’elle avait parlé en sa faveur auprès de ses parents après avoir lu ses justifications. Mais elle lui reprocha d’avoir remplie une année de sa vie avec l’amour qu’il lui avait témoigné car cela aurait pour elle de longs retentissements dans l’avenir. Cet amour lui avait donné des souvenirs qui reviendraient toujours. Elle comptait se vouer à dieu et pourtant elle se sentait prête à s’occuper du fils de Benassis si son ancien amour venait à disparaître avant elle. Elle concluait sa lettre par un adieu en l’appelant « monsieur ». Alors, Benassis lui répondit en l’appelant « mademoiselle ». Il lui écrivit avoir jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, sa passion devait être à présent méconnue. Mais il n’aurait pas cru que la seule femme à qui il avait fait don de son âme se chargeât d’exercer cette vengeance. Il n’avait jamais soupçonné tant de dureté, de vertu, dans un cœur qui lui paraissait et si tendre et si aimant. Il allait chercher une condition où il pourrait expier des fautes pour lesquelles Evelina, son interprète dans les cieux, avait été sans pitié. Dieu sera peut- être moins cruel qu’elle. Il lui annonçait qu’il n’aurait pas d’autre amour et qu’elle deviendrait l’idole de sa solitude. Il lui écrivit adieu tout en lui souhaitant la paix.

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrent pendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne se communiquèrent point. Puis Benassis révéla à Genestas que son fils l’avait aidé à chasser en lui les résolutions les plus extravagantes. Il résolut de devenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire ou sous l’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de son fils. Mais il avait perdu son fils depuis onze ans. Il se cacha la figure pour que Genestas ne voie pas ses larmes. Les méditations qu’il fit en ses jours de deuil l’élevèrent à de plus hautes considérations que le suicide même s’il y songea. Il chercha une réponse chez les philosophes de l’Antiquité puis dans la religion catholique. Ces raisonnements le forcèrent de penser au lendemain de la mort, et il se trouva aux prises avec ses anciennes croyances ébranlées. Il comprit que tout alors devint grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse sur la plus légère de nos déterminations. Il essaya de rendre la religion complice de sa mort. Il relut les Évangiles, et ne vit aucun texte où le suicide fût interdit ; mais cette lecture le pénétra de la divine pensée du Sauveur des hommes. Le courage qu’un homme déploie en se tuant lui parut alors être sa propre condamnation : quand il se sent la force de mourir, il doit avoir celle de lutter.

Il possédait encore quatre-vingt mille francs, il voulut d’abord aller loin des hommes, user sa vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson, n’était pas pour lui une vertu catholique. Il eut pour idée fixe d’entrer en religion. Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, il vint à la Grande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Il ne s’attendait pas au majestueux spectacle offert par cette route. Il fit une retraite chez les Chartreux. Mais il pensait mieux agir, en rendant son repentir profitable au monde social. Il sentait en lui un besoin d’expansion que blessaient des obligations purement mécaniques. Il crut entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que lui inspira l’état de ce pauvre pays. Il avait goûté aux cruelles délices de la maternité et résolus de s’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dans une sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœur de charité pour tout un pays, en y pansant continuellement les plaies du pauvre. Une devise en latin était inscrite dans la cellule qu’il avait occupée chez les Chartreux « Fuge, late, tace » (fuis, cache-toi, tais-toi). Il en fit une voie de silence et de résignation. Il voulut semer le bonheur et la joie, ce qu’il n’avait pas. L’habitude de vivre avec des paysans, son éloignement du monde le transformèrent réellement. Il prit d’un campagnard l’allure, le langage, le costume, le laisser-aller. Il n’avait plus d’autre but dans la vie que celui de la quitter, il ne voulait rien faire pour en prévenir ni pour en hâter la fin ; mais il se coucherait sans chagrin pour mourir, le jour où la maladie viendrait. Il avait vu dans ses souffrances la condition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré sa résignation, il était des peines contre lesquelles Benassis était sans force. Il avait souffert en auscultant l’enfant malade en compagnie de Genestas car il avait repensé à son fils. Il lui était affreux de penser que tant de gens le remerciaient du peu de bien qu’il faisait au village, quand ce bien tait le fruit de ses remords. S’il avait puisé son courage dans un sentiment plus pur que ne l’était celui de ses fautes, il aurait été bien heureux.

 

V

Élégies

 

Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaire une expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoir été si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé son hôte. Genestas avoua être un gredin ayant menti sur son nom. Il lui dit qu’il ne s’appelait pas Bluteau mais Genestas. C’était la première fois qu’il mentait. En entendant ce nom, Benassis dit au militaire qu’il avait entendu Gravier parler de lui et avait alors vivement désiré le voir. Genestas lui avoua avoir pris un masque pour prendre des renseignements sur lui. Il ne voulait plus lui causer le moindre chagrin. Il voulait rentrer à Grenoble et imiter Benassis. Devenir maire dans un trou quand il aurait sa retraite. Puis il lui dit quel était le service qu’il était venu le prier de lui rendre. Genestas avait entendu parler de Benassis comme d’un excellent homme. Mais il avait voulu l’étudier avant de lui demander un service. Il avait besoin de Benassis pour sauver un enfant. Puis il voulut lui confier ses secrets. Alors Benassis commanda du thé à Jacquotte et du vin et des biscuits pour Genestas. Genestas parla de son séjour en Pologne après la retraite de Russie. Il avait attendu l’empereur. Il avait un ami, le maréchal-des-logis Renard. Ensemble, ils logeaient dans une bicoque qui appartenait à des juifs. Ils avaient leur logement sous la maison, dans une cave. Leur fille était belle. Genestas en tomba amoureux. Il se confia à Renard. Comme Renard parlait le yiddish, Genestas lui demanda de servir d’intermédiaire. Ainsi, Genestas put dîner avec Judith et ses parents pendant quinze jours. Le père de Renard avait un gros commerce d’épicerie et avait élevé son fils pour en faire un notaire. Mais Renard avait été pris par la conscription. Judith tomba amoureuse de Renard et ignora Genestas. Renard se maria avec Judith à la mode du pays et promit de légaliser le mariage en France. Ce qui se révéla impossible. Genestas ne savait pas pourquoi son ami l’avait trahi. La campagne de 1813 commença. Les Russes arrivèrent et Napoléon donna l’ordre de se battre à Lutzen. C’est au cours de cette bataille que Renard sauva la vie de Genestas mais fut tué par les Russes. Avant de mourir, il dit à Genestas qu’ils étaient quittes car il lui avait donné sa vie après lui avoir pris Judith. Il lui confia Judith et son enfant, si elle en avait un. Genestas alla chercher Judith. La famille de Judith avait disparu. Seule, elle attendait Renard. Genestas l’envoya en France où elle donna naissance à son enfant. Genestas continua la guerre puis fut blessé à Hanau et fut obligé de retourner à Strasbourg où il avait laissé Judith. Puis il revint sur Paris, car il avait eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, il passait dans les grenadiers de la garde, l’empereur l’y avait donné de l’avancement. Enfin, il fut obligé de soutenir une femme, un enfant qui ne lui appartenaient point. Le père de Renard ne voulut pas de sa bru. Alors Genestas proposa à Judith de l’épousa et elle le remercia ave un regard qui lui redonna le coup de foudre. Mais peu après le mariage, Judith mourut. Genestas avait mis cet enfant au collège puis à l’Ecole Polytechnique. L’enfant était tombé malade. Mais Genestas ne voulait plus confier cet enfant à Benassis pour lui épargner ce chagrin. Mais Benassis voulut s’occuper de l’enfant de Judith. Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans les siennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes. Le lendemain, Genestas alla chercher le fils de Judith à Grenoble. C’était un jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizième année. Il s’appelait Adrien. Genestas l’amena chez la Fosseuse où Benassis les attendait. Le médecin questionna et ausculta Adrien. Il annonça à Genestas qu’il changerait les habitudes alimentaires d’Adrien et l’enverrait à Butifer pour qu’il chasse et s’habitue à la nature.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’en vit pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Ce n’était plus la paysanne de la veille, mais une élégante et gracieuse femme de Paris qui lui jeta des regards contre lesquels il se trouva faible. Partout la pauvre fille avait mis des fleurs qui faisaient voir que pour elle ce jour était une fête. Genestas avait promis une histoire de Napoléon à la Fosseuse et il allait respecter cette promesse mais il lui demanda une aventure de son ancienne existence en échange. Alors elle raconta une histoire qui lui était arrivée quand elle avait seize ans. Elle mendiait et ne trouvait pas un seul cœur où elle aurait pu reposer le sien. Le seul être qui l’aimait bien était le petit chien qu’avait eu la chienne de l’aubergiste. Un jour, la femme de l’aubergiste, voyant que le chien aimait la Fosseuse, s’avisa de raffoler du chien. La Fosseuse voulut donner ses économies à l’aubergiste pour acheter le chien mais il lui donna de bon cœur. Mais la femme de l’aubergiste empoisonna le petit chien pour se venger. Un jour la Fosseuse vit un pauvre petit de dix ans qui n’avait pas de mains. Elle voulut s’occuper de lui mais il lui vola ses économies. Puis elle raconta avoir vu un jeune homme et sa sœur qui étaient en voyage dans la région. Le jeune homme avait complimenté la Fosseuse pour sa beauté et elle aurait donné deux ans de sa vie rien que pour revoir ce voyageur. Enfin, elle réclama à Genestas l’histoire qu’il lui avait promise. Il lui raconta le jour où il avait croisé Napoléon après la bataille de Friedland. L’empereur l’avait reconnu car il avait de la mémoire et Genestas avait senti sa bonté. Genestas avait suivi l’empereur jusqu’à Rochefort avant qu’il embarque pour Sainte-Hélène. Genestas aurait voulu l’accompagner jusqu’à son exil mais il devait s’occuper d’Adrien. Alors l’empereur lui offrit sa tabatière. Il lui demanda de graver dessus : honneur et patrie, c’était l’histoire de leurs deux dernières campagnes. La Fosseuse voulait voir cette tabatière. Elle demanda si l’empereur était vraiment mort et Genestas le lui confirma. Puis, ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et la Fosseuse, que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par de petits sentiers à travers, les endroits les plus sauvages de la montagne. La Fosseuse demanda à Genestats une autre histoire. Il prétendit n’avoir été le héros d’aucune histoire mais raconta la bataille d’Austerlitz. Il avait sauvé une comtesse autrichienne qu’un maréchal-des-logis voulait violer. Pour le remercier, elle offrit à Genestas son mouchoir et lui promit d’être toujours son amie. Il en tomba amoureux. Mais il dut retourner au combat et ne revit pas la comtesse.

 

Après le dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux des nouvelles assurances que lui donna Benassis du prochain rétablissement de l’enfant. Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoir confié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel dans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander son départ à Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelle son ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien. Adrien était devenu bon chasseur et bon cavalier. En lui tout avait changé. Il avait grandi. C’était un homme. Genestas avait reçu une lettre de son fils mais ne l’ouvrit pas tout de suite, étourdi par les fumées de vin qu’il avait bus avec les officiers pour célébrer son départ. Quand il la lut, il apprit que Benassis était mort. La lettre tomba des mains de Genestas qui n’en reprit la lecture qu’après une longue pause. Comme s’il eût connu sa fin, l’avant-veille de sa mort, le médecin était aller visiter tous ses malades, même les plus éloignés, il avait parlé à tous les gens qu’il avait rencontrés, en leur disant : Adieu, mes amis. Adrien avait ri avec Benassis lors de son dernier dîner puis un homme de Saint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très pressé. Benassis avait dit que partir à cheval sans avoir digéré pouvait tuer un homme. Après son départ, Goguelat apporta une lettre. Benassis la lut à son retour. Adrien était à ses côtés quand Benassis la lut. Il le vit rougir et pleurer en lisant. Soudain, il tomba la tête la première en avant se disant mourant. Il eut le temps de demander à Adrien de brûler la lettre. Nicolle partit chercher le chirurgien et tout le village fut sur pied. Quand le bourg apprit la mort du maire, la cour de sa maison ne désemplit pas. Cinq mille personnes assistèrent à ses funérailles. Le lendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre et plusieurs personnes travaillèrent pour élever sur la place où gisait monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre, haute de vingt pieds, que l’on gazonna, et à laquelle tout le monde s’employa. Le testament de monsieur Benassis fut trouvé tout ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploi que notre Benassis avait fait de ses biens augmenta l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causés par sa mort. Genestas se mit en route pour le bourg. Genestas arriva bientôt à l’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse de lait. En voyant la fumée de la chaumière où s’élevaient les enfants de l’hospice, il songea plus particulièrement à l’esprit bienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son nom une aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à un arbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper. Il donna de l’argent à la vieille femme en lui disant qu’elle devait cet argent au pauvre père Benassis. Puis Genestats remonta sur son cheval et partit. Il arriva chez la Fosseuse et trouva la maison vide. Sur la route, il rencontra Moreau. Il lui demanda s’il savait où était la Fosseuse. Moreau répondit qu’elle avait hérité de cinq cent livres de viager et de sa maison. Mais elle était quasi folle depuis la mort du maire. Elle était au cimetière ou à l’église. Moreau dit au militaire que le petit Jacques était mort la veille. A l’entrée du bourg, Genestas rencontra Grondin et Goguelat et au presbytère, il trouva Adrien et Butifer. Butifer lui demanda de l’aider à entrer dans l’armée. Genestas accepta. Janvier proposa à Genestas de l’accompagner au cimetière. Janvier montra à Genestas le monument élevé en hommage à Benassis. La Fosseuse fondait en larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres qui maintenaient le scellement d’une immense croix faite avec un sapin revêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces mots gravés sur le bois :

D. O. M.

Ci git

le bon monsieur Bénassis,

notre père

à tous.

Priez pour lui !

Genestas dit au curé : – Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous.

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