Ferragus, chef des Dévorants (Balzac)
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Il s’était rencontré, sous l’Empire et dans Paris, treize hommes également frappés du même sentiment, tous doués d’une assez grande énergie pour être fidèles à la même pensée, assez probes entre eux pour ne point se trahir, alors même que leurs intérêts se trouvaient opposés, assez profondément politiques pour dissimuler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, et assez heureux pour avoir presque toujours réussi dans leurs desseins ; ayant couru les plus grands dangers, mais taisant leurs défaites ; inaccessibles à la peur, et n’ayant tremblé ni devant le prince, ni devant le bourreau, ni devant l’innocence ; s’étant acceptés tous, tels qu’ils étaient, sans tenir compte des préjugés sociaux ; criminels sans doute, mais certainement remarquables par quelques-unes des qualités qui font les grands hommes, et ne se recrutant que parmi les hommes d’élite.
Ces treize hommes restèrent inconnus, même a après avoir réalisé les plus bizarres idées que suggère à l’imagination la fantastique puissance faussement attribuée à Faust. Ils étaient dispersés et étaient paisiblement rentrés sous le joug des lois civiles. Un hasard avait dissous les liens de cette vie secrète. Balzac prétend dans son introduction à l’Histoire des Treize avoir rencontré l’un des membres de la société secrète. C’était un homme en apparence jeune encore, à cheveux blonds, aux yeux bleus, dont la voix douce et claire semblait annoncer une âme féminine, était pâle de visage et mystérieux dans ses manières, il causait avec amabilité, prétendait n’avoir que quarante ans, et pouvait appartenir aux plus hautes classes sociales. Cet homme confia à Balzac des drames dégouttant de sang, des comédies pleines de terreurs, des romans où roulaient des têtes secrètement coupées. Mais Balzac choisit de préférence les aventures les plus douces, celles où des scènes pures succédaient à l’orage des passions, où la femme était radieuse de vertus et de beauté.
Ferragus est un premier épisode qui tient par d’invisibles liens à l’Histoire des Treize, dont la puissance naturellement acquise peut seule expliquer certains ressorts en apparence surnaturels.
Ferragus était, suivant une ancienne coutume, un nom pris par un chef de Dévorants. Le jour de leur élection, ces chefs continuaient celle des dynasties dévorantesques dont le nom leur plaisait le plus, comme le faisaient les papes à leur avènement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les Dévorants avaient Trempe-la-Soupe IX, Ferragus XXII, Tutanus XIII, Masche-Fer IV, de même que l’Église avait ses Clément XIV, Grégoire IX, Jules II, Alexandre VI, etc. Dévorants était le nom d’une des tribus de Compagnons ressortissant jadis de la grande association mystique formée entre les ouvriers de la chrétienté pour rebâtir le temple de Jérusalem. Les compagnons étaient soumis à d’immuables coutumes, pouvaient avoir des yeux en tous lieux, exécuter partout une volonté sans la juger, car le plus vieux Compagnon était encore dans l’âge où l’on croyait à quelque chose. L’attachement des Compagnons à leurs lois était si passionné, que les diverses tribus se livraient entre elles de sanglants combats, afin de défendre quelques questions de principes. Sous l’ancienne monarchie, il était fréquent de trouver un compagnon au service du roi. Mais ce compagnon consultait toujours religieusement sa tribu.
Les Treize étaient tous des hommes trempés comme le fut Trelawney, l’ami de lord Byron, l’original du Corsaire tous fatalistes, gens de cœur et de poésie, mais ennuyés de la vie plate qu’ils menaient, entraînés vers des jouissances asiatiques par des forces d’autant plus excessives que, longtemps endormies, elles se réveillaient plus furieuses. Un jour, l’un d’eux, après avoir relu Venise sauvée, après avoir admiré l’union sublime de Pierre et de Jaffier, vint à songer aux vertus particulières des gens jetés en dehors de l’ordre social, à la probité des bagnes, à la fidélité des voleurs entre eux, aux privilèges de puissance exorbitante que ces hommes savent conquérir en confondant toutes les idées dans une seule volonté. Il trouva l’homme plus grand que les hommes. Il présuma que la société devait appartenir tout entière à des gens distingués qui, à leur esprit naturel, à leurs lumières acquises, à leur fortune, joindraient un fanatisme assez chaud pour fondre en un seul jet ces différentes forces. Une religion de plaisir et d’égoïsme fanatisa treize hommes qui recommencèrent la société de Jésus au profit du diable. Ce fut horrible et sublime. Puis le pacte eut lieu ; puis il dura, précisément parce qu’il paraissait impossible. Il y eut donc dans Paris treize frères qui s’appartenaient et se méconnaissaient tous dans le monde ; mais qui se retrouvaient réunis, le soir, comme des conspirateurs, ne se cachant aucune pensée, usant tour à tour d’une fortune semblable à celle du Vieux de la Montagne ; ayant les pieds dans tous les salons, les mains dans tous les coffres-forts, les coudes dans la rue, leurs têtes sur tous les oreillers, et, sans scrupules, faisant tout servir à leur fantaisie. Aucun chef ne les commanda, personne ne put s’arroger le pouvoir ; seulement la passion la plus vive, la circonstance la plus exigeante passait la première. Ce furent treize rois inconnus, mais réellement rois, et plus que rois, des juges et des bourreaux qui, s’étant fait des ailes pour parcourir la société du haut en bas, dédaignèrent d’y être quelque chose, parce qu’ils y pouvaient tout.
Les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues, ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil ne vient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des rues assassines qui tuent impunément. Insensiblement, les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. il est des rues, ou des fins de rue, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle les choses les plus cruellement blessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle se trouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du pays parisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme.
À huit heures et demie du soir, rue Pagevin, au commencement du mois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, un jeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pour entrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouve précisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui, rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle il marchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plus jolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelle il était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir : elle était mariée. Il aimait, il était jeune, il connaissait Paris ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorer tout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante, riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellement furtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour que ce jeune homme avait pour cette femme pouvait sembler bien romanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans la garde royale. Il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dans ses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant que de son costume. La lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain, précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui se trouvait devant le jeune homme. Il vit cette femme montant au fond de l’allée, non sans recevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueux escalier dont les premières marches étaient fortement éclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doit monter une femme impatiente. C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient au cordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Le jeune homme reçut un coup à l’épaule. Un ouvrier portant une planche passa. Cet ouvrier était l’homme de la Providence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ? Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petites affaires. Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu de personne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sans les essuyer. Il vit un fiacre dans la rue. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et le jeune homme reconnut alors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta. Le fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit, entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortit après avoir choisi des marabouts. Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentra chez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée, le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, double malheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un homme ivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y était venu. Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblesse n’était pas d’ailleurs très ancienne. Son aïeul avait acheté une charge de Conseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Ses fils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et, par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avait balayé cette famille ; mais il en était resté une vieille douairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, mise en prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva ses biens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-fils Auguste de Maulincour, l’unique rejeton des Charbonnon de Maulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triple soin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quand vint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans, entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut fait officier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans la Ligne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, à vingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie. Madame la baronne de Maulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancien Commandeur de l’ordre de Malte. Auguste de Maulincour tenait donc au faubourg Saint- Germain par sa grand-mère et par le vidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendre les airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis. Il ne s’était encore trouvé sur aucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de la Légion-d’Honneur. Auguste de Maulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cette jeunesse. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il les aimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ? Tarare, bagatelles et momeries !
Mais le vidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influence qu’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à sa manière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle de la galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entre son vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’une persistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avait voulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, et l’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donna toutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot en apparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usa point au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’il était vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles le monde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité, le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffrait en silence ; mais il se moquait, avec les autres, de choses que seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant un caprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet de sa première passion, lui, homme de douce mélancolie et spiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur la sensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur, et se roula dans ses chagrins. Il continua d’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félines délicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-être veulent-elles garder le monopole. Quoique les femmes se plaignent d’être mal aimées par les hommes, elles ont néanmoins peu de goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leur supériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sont inférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers un amant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir les craintes dont elles veulent se parer. Qu’y a-t-il de plus contraire à leur nature qu’un amour tranquille et parfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sans orages n’est plus le bonheur pour elles.
Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans la seconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient le premier rang, une créature parfaite. Auguste se livra donc tout entier aux délices de la plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amour purement admiratif. La femme qu’il aimait femme allait le soir rue Soly, près la rue Pagevin ; et sa furtive apparition dans une infâme maison venait de briser la plus magnifique des passions ! La logique du vidame triompha. Dix heures sonnèrent. En ce moment le baron de Maulincour se rappela que cette femme devait aller au bal dans une maison où il avait accès. Sur-le-champ il s’habilla, partit, arriva, la chercha d’un air sournois dans les salons. Auguste rencontra madame de Nucingen qui lui dit le nom de la dame. Elle s’appelait madame Jules. Ils l’entendirent et se retournèrent. Madame Jules arriva vêtue de blanc, simple et noble, coiffée précisément avec les marabouts que le jeune baron lui avait vu choisir dans le magasin de fleurs. Cette voix d’amour perça le cœur d’Auguste. Madame Jules alla s’asseoir, en quittant son mari qui fit le tour du salon. Quand elle fut assise, elle se trouva comme gênée, et, tout en causant avec sa voisine, elle jetait furtivement un regard sur monsieur Jules Desmarets, son mari, l’Agent de change du baron de Nucingen. Monsieur Desmarets était, cinq ans avant son mariage, placé chez un Agent de change, et n’avait alors pour toute fortune que les maigres appointements d’un commis. Jeune, il avait toutes les vertus républicaines des peuples pauvres : il était sobre, avare de son temps, ennemi des plaisirs. Il attendait. Sa modestie inspirait une sorte de respect à tous ceux qui le connaissaient. Solitaire d’ailleurs au milieu de Paris, il ne voyait le monde que par échappées, pendant le peu de moments qu’il passait dans le salon de son patron, les jours de fête. Son peu de fortune l’obligeait à une vie austère, et il domptait ses fantaisies par de grands travaux. Après avoir pâli sur les chiffres, il se délassait en essayant avec obstination d’acquérir cet ensemble de connaissances, aujourd’hui nécessaires à tout homme qui veut se faire remarquer dans le monde, dans le Commerce, au Barreau, dans la Politique ou dans les Lettres. Un soir, il vit chez son patron une jeune personne de la plus rare beauté. Les malheureux privés d’affection, et qui consument les belles heures de la jeunesse en de longs travaux, ont seul le secret des rapides ravages que fait une passion dans leurs cœurs désertés, méconnus. Un sourire de sa femme, une seule inflexion de voix suffirent à Jules Desmarets pour concevoir une passion sans bornes. Heureusement, le feu concentré de cette passion secrète se révéla naïvement à celle qui l’inspirait. Ces deux êtres s’aimèrent alors religieusement. La jeune personne était dans une de ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certains enfants. Elle n’avait pas d’État-Civil, et son nom de Clémence, son âge furent constatés par un acte de notoriété publique. Quant à sa fortune, c’était peu de chose. Jules Desmarets fut l’homme le plus heureux en apprenant ces malheurs. Si Clémence eût appartenu à quelque famille opulente, il aurait désespéré de l’obtenir ; mais elle était une pauvre enfant de l’amour, le fruit de quelque terrible passion adultérine : ils s’épousèrent.
Là, commença pour Jules Desmarets une série d’événements heureux. Chacun envia son bonheur, et ses jaloux l’accusèrent dès lors de n’avoir que du bonheur, sans faire la part à ses vertus ni à son courage. Quelques jours après le mariage de sa fille, la mère de Clémence, qui, dans le monde, passait pour en être la marraine, dit à Jules Desmarets d’acheter une charge d’Agent de change, en promettant de lui procurer tous les capitaux nécessaires. Le soir, dans le salon même de son Agent de change, un riche capitaliste proposa, sur la recommandation de cette dame, à Jules Desmarets, le plus avantageux marché qu’il fût possible de conclure, lui donna autant de fonds qu’il lui en fallait pour exploiter son privilège, et le lendemain l’heureux commis avait acheté la charge de son patron. En quatre ans, Jules Desmarets était devenu l’un des plus riches particuliers de sa compagnie. Il inspirait une confiance sans bornes, et il lui était impossible de méconnaître, dans la manière dont les affaires se présentaient à lui, quelque influence occulte due à sa belle-mère ou à une protection secrète qu’il attribuait à la Providence.
Au bout de la troisième année, Clémence perdit sa marraine. Depuis cinq ans cet amour exceptionnel n’avait été troublé que par une calomnie dont monsieur Jules tira la plus éclatante vengeance. Un de ses anciens camarades attribuait à madame Jules la fortune de son mari, qu’il expliquait par une haute protection chèrement achetée. Le calomniateur fut tué en duel. La passion profonde des deux époux l’un pour l’autre, et qui résistait au mariage, obtenait dans le monde le plus grand succès, quoiqu’elle contrariât plusieurs femmes. Jules et Clémence habitaient un grand et bel hôtel de la rue de Ménars où les deux époux recevaient magnifiquement, quoique les obligations du monde leur convinssent peu.
Par une délicatesse bien naturelle, Jules avait caché soigneusement à sa femme et la calomnie et la mort du calomniateur qui avait failli troubler leur félicité. Madame Jules était portée, par sa nature artiste et délicate, à aimer le luxe. Malgré la terrible leçon du duel, quelques femmes imprudentes se disaient à l’oreille que madame Jules devait se trouver souvent gênée. Les vingt mille francs que lui accordait son mari pour sa toilette et pour ses fantaisies ne pouvaient pas, suivant leurs calculs, suffire à ses dépenses. En effet, on la trouvait souvent bien plus élégante, chez elle, qu’elle ne l’était pour aller dans le monde. Elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouver ainsi que, pour elle, il était plus que le monde.
Auguste de Maulincour avait eu le malheur de se heurter contre cette passion, et de s’éprendre de cette femme à en perdre la tête. Avant d’entamer la conversation, le baron regardait alternativement et cette femme et son mari. Il demanda à Madame Jules si elle ne dansait jamais et elle répondit qu’elle avait le droit d’aimer son mari à la face du monde et si Auguste se moquait d’elle en apprenant qu’elle ne dansait qu’avec son mari, elle aurait la plus mauvaise opinion de son cœur. Alors Auguste lui demanda pourquoi elle se laissait admirer. Elle aurait voulu vivre comme une maîtresse vit avec son amant. Mais Auguste lui demanda pourquoi elle était déguisée deux heures plus tôt rue Soly. La voix de Clémence si pure ne laissa deviner aucune émotion, et aucun trait ne vacilla dans son visage, et elle ne rougit pas, et elle resta calme. Elle répondit qu’elle ne connaissait pas cette rue. En mentant ainsi, elle était impassible et rieuse, elle s’éventait ; mais qui eût eu le droit de passer la main sur sa ceinture, au milieu du dos, l’aurait peut-être trouvée humide. Elle ajouta que c’était mal de suivre une femme et de surprendre ses secrets. Le baron s’en alla, se plaça devant la cheminée, et parut pensif. Il baissa la tête ; mais son regard était attaché sournoisement sur madame Jules, qui, ne pensant pas au jeu des glaces, jeta sur lui deux ou trois coups d’œil empreints de terreur. Madame Jules fit un signe à son mari, elle en prit le bras en se levant pour se promener dans les salons. Auguste, en proie à la rage qu’il étouffa dans les profondeurs de son âme, sortit bientôt en jurant de pénétrer jusqu’au cœur de cette intrigue. Avant de partir, il chercha madame Jules afin de la revoir encore ; mais elle avait disparu. Il adorait madame Jules sous une nouvelle forme, il l’aimait avec la rage de la jalousie, avec les délirantes angoisses de l’espoir. Infidèle à son mari, cette femme devenait vulgaire. Auguste pouvait se livrer à toutes les félicités de l’amour heureux, et son imagination lui ouvrit alors l’immense carrière des plaisirs de la possession. Enfin, s’il avait perdu l’ange, il retrouvait le plus délicieux des démons. Il résolut de se vouer entièrement, dès le lendemain, à la recherche des causes, des intérêts, du nœud que cachait ce mystère. C’était un roman à lire ; ou mieux, un drame à jouer, et dans lequel il avait son rôle. Il courut comme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Soly à la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dont seraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et de ruses. Auguste consacra ces premiers jours à s’initier à tous les secrets de la rue. Il espérait pouvoir se créer un observatoire dans la maison située en face de l’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulait concilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.
Dans les premiers jours du mois de mars, Monsieur de Maulincour fut surpris par la pluie rue Coquillière et se réfugia, avec toute une famille de piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la cour ressemblait à un grand tuyau de cheminée. En levant les yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venait d’entrer. C’était, en apparence du moins, un mendiant. Cet homme long et sec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde et glaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par une attitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient sa prétention de traiter d’égal à égal avec eux. Il ressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; il était railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demi aliéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Il semblait avoir au moins soixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait des bottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé en plusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui le rendait ignoble à voir. Les voisins de cet homme quittèrent leurs places et le laissèrent seul à cause de son odeur. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plus de cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ; mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous ses pieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elle appartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche un foulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettre pour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :
À Mosieur,
Mosieur Ferragusse,
Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly.
Le baron eut un pressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, en gardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maison mystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pas qu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons, vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établir des rapports entre cet homme et madame Jules. Il lut la lettre et sourit aux premiers mots car la lettre écrit par une certaine Ida était remplie de faute d’orthographe. Maulincour finit par se demander si cette Ida n’était pas une parente de madame Jules, et si le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin, n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins. Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec la vieille portière. Il lui demanda si elle connaissait Ferragus (c’était le nom du mendiant). Elle répondit non. Alors Auguste dit qu’il avait une lettre à remettre et la concierge demanda à la voir. Puis elle autorisa Auguste à monter voir Ferragus. Par instinct, il sut qu’il devait monter jusqu’au second étage. L’inconnu du porche, le Ferragus ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs, d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de jolies pantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules, dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la seconde pièce, pâlit et tomba sur une chaise. Auguste voulut s’élancer vers elle mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux en arrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans la poitrine un coup de barre de fer. Il nia être Ferragus mais Auguste lui remit tout de même la lettre. Auguste vit que le logis était bien décoré et sur une causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir, il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait être produit que par des pleurs de femme. Le faux mendiant remercia Auguste. Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules. Maulincour se proposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, elle ne pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, il avait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Il tranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement à madame Jules de lui révéler tous ses secrets.
A douze pas de l’hôtel Maulincour, un bâtiment éphémère était élevé devant une maison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fit trembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieur de Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, armé d’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner. L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions. Il n’alla pas chez madame Jules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, l’essieu se cassa net par le milieu. Maulincour reçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix jours il fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce second accident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, à Ferragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il garda l’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué à l’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait été ménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par des soufflures et par des pailles très habilement pratiquées. Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire de cette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentatives d’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotait l’inimitié de gens supérieurs. Il eut peur d’être empoisonné. Aussitôt, dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvre augmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuis longtemps à sa grand-mère, une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrir entièrement à elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaque jour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaient nécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de les lui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’en approcher quand elle les lui servirait. Cependant ces deux leçons d’assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie.
Monsieur de Maulincour ne vivait plus que par madame Jules. Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation. Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires. Pour lui, aucune puissance humaine ne pouvait empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnête homme. Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller en Italie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, et de ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de son repentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ; sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où il pouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortir que pour l’écraser en toute sûreté. Le vieillard promit à son favori d’employer tout ce que le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettre personne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre bon compte, et préparer la victoire. Il avait un vieux valet qui lui était fidèle et qu’il enverrait au rapport. Justin, le valet, revint huit jours plus tard raconter ce qu’il avait appris. Ferragus n’était pas le nom de l’ennemi qui poursuivait monsieur le baron. Cet homme s’appelait Gratien, Henri, Victor, Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard était un ancien entrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un des plus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduire Grandisson. Il avait été simple ouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’avaient, dans le temps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. Il habitait rue Joquelet et madame Jules Desmarest allait le voir souvent. Le vidame conseilla à Maulincour d’oublier madame Jules et de reprendre sa vie. Mais il voulait Bourignard pieds et poings liés, et madame Jules aussi.
Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à un grade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla au bal, à l’Élysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Le baron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneur à vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Son adversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortes raisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu par son ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, la comtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerie allemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détails de son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables, Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy prit fort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eut lieu dans un coin, à voix basse. Le lendemain seulement, la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, et le château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy fut chaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour. D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus haute distinction furent imposés à messieurs de Maulincour et de Ronquerolles, et toutes les précautions furent prises sur le terrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouva devant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne ne refusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en lui l’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut une secrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments en questionnant le marquis. Il lui présenta ses excuses. Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finir l’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approcha de son adversaire. Il lui demanda de n’apporter dans cette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont il s’agissait publiquement. Mais son adversaire refusa de répondre. Il était convenu, par avance, que les deux adversaires se contenteraient d’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré la distance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieur de Maulincour très problématique, pour ne pas dire impossible, fit tomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigts au-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions. Après une quinzaine de jours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrent ces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la vie donne seule le secret, un matin sa grand-mère lui porta de rudes coups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaient livrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettre signée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquel s’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point, racontée. Il fut reproché au baron d’avoir espionné l’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous les secrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort de trois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable dans laquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait inévitablement, parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tous les moyens humains. La lettre ne fut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que lui fit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et de confiance envers une femme, l’espionner sans en avoir le droit ! Et devait-on espionner la femme dont on était aimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui ne prouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de sa vie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines où germent, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie. Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur de Maulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sans mêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cette aventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part des craintes que donnait à la famille de Maulincour le personnage inconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, en face des lois et de la police. Puis le Sous-Chef prit ses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendrait sous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi, disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris. Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame à l’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remis de sa dernière blessure. Le baron apprit que Bourignard était un homme condamné à vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendant le transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans, la police avait infructueusement essayé de le reprendre, après avoir su qu’il était venu fort insouciamment habiter Paris, où il avait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fût constamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disant à monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance à cette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, il pouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi, dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincour se dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec le saint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence de l’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans le journal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matière à quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut des inquiétudes, que dissipa une lettre lui apprenant la mort de Bourignard. Il était décédé à son domicile et le médecin de la Préfecture de police adjoint à celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté avait fait toutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleine certitude. La moralité des témoins qui avaient signé l’acte de décès, et les attestations de ceux qui avaient soigné Bourignard dans ses derniers moments, entre autres celle du respectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel Bourignard fait ses aveux, au tribunal de la pénitence, avaient ôté à la police les moindres doutes. Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrent avec un plaisir indicible. Le commandeur autoria Maulinour à se rendre à un bal où il espérait voir madame Jules. Cette fête était donnée par le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Paris se rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables de jeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré aux pensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme prit alors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait en voyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida, l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de la police, le mort de la veille. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre de la Toison-d’Or et une plaque à son habit. Il le menaça de mort et lui demanda de quel droit il osait troubler le repos de madame Jules. Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir. Mais Maulincour le retint. Ferragus se dégagea lestement, prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secoua railleusement la tête à plusieurs reprises. M. de Marsay fut témoin de cette scène. Le baron poursuivit Ferragus sans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, il vit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en le regardant, et partait au grand trot. Il retourna parler à de Marsay. De Marsay connaissait Ferragus sous le nom de comte de Funcal. Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte de Funcal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où il croyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans ses cheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté, fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette sainteté féminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui, n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette haine déborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia le moment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : – Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent... Elle nia y être pour quelque chose. Il lui demanda compte de son sang mais le mari de madame Jules arriva. Maulincour lui demanda de venir chez lui s’il voulait savoir ce que le baron reprochait à sa femme. Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque en défaillance.
Madame Desmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et son mari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion en sortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Son mari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Puis, il lui demanda ce que monsieur de Maulincour avait donc pu lui dire pour l’affecter si vivement. Et il ne comprenait pas ce que Maulincour voulait lui dire chez lui. Elle lui répondit que Maulincour ne pourrait rien lui dire chez lui qu’elle ne lui dirait elle-même. Et la voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux, deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunis sur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme. C’était la première fois que Jules et Clémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près de lui. Clémence lui demanda de lui jurer d’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement. Monsieur de Maulincour lui avait déclaré que les trois accidents : la pierre tombée sur son domestique, sa chute en cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaient l’effet d’une conjuration que Clémence avait tramée contre lui. Puis, il l’avait menacée d’expliquer à son mari l’intérêt qui la portait à l’assassiner. Elle croyait fou Maulincour et savait que depuis un an, elle était devenue la passion de monsieur de Maulincour. Elle demanda à son mari d’oublier cette affaire.
La chambre à coucher de madame Jules était un lieu sacré. Elle avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre, pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amour a, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madame Jules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu’ils perpétuent l’amour. Madame Jules avait interdit à son mari l’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête. Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacée d’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes, madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Elle voulut se faire et se fit ravissante. Forte de ses avantages, elle vint à pas menus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouva pensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, un pied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffant de son haleine, et la mordant du bout des dents : – À quoi pensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, elle l’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées. Ils se couchèrent. Elle savait que Jules gardait ses pensées. Il était environ trois heures du matin lorsque madame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappée au cœur pendant son sommeil. Une voix lui avait dit : – Jules souffre, Jules pleure.... Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva la place de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, les pieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grand fauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme se jeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux de son mari. Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, les mains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : – Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pas aimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Je t’adore en te soupçonnant... il lui avoua que depuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour son bonheur, c’était de ne lui savoir aucune de ces affections naturelles qui prennent toujours un peu sur l’amour. Elle n’avait ni sœur, ni père, ni mère, ni compagne, et il n’était alors ni au-dessus ni au-dessous de personne dans son cœur : il y était seul. Il avait un soupçon odieux à se reprocher, et elle n’avait rien dans le cœur qui la brûlait. Clémence songeuse, interdite, ne pouvait retenir des larmes. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avec une force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisa les cheveux et le couvrit de larmes. Elle lui dit qu’elle l’aimerait toujours mieux jusqu’à son dernier souffle. Elle avait quelque orgueil de son amour, se croyait destinée à n’éprouver qu’un sentiment dans sa vie. Elle était contente de ne pas avoir d’enfant, et n’en souhaitait point. Elle se sentait plus épouse que mère. Elle lui demanda de promettre de ne pas croire aux paroles de Maulincour et de ne pas aller chez lui. Il promit. Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucement répétée.
Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, et dont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoique ce nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de son passage. Il est impossible de se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amour croisse ou qu’il diminue. Mais Clémence et Jules s’étaient aimés, ils s’aimaient trop purement pour que l’impression à la fois cruelle et bienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dans leurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître et voulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premier désaccord. Jules étudia la voix de sa femme, il en épia les regards avec le sentiment jeune qui l’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Les souvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, la naïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniers vestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche, jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux époux passèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœur l’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deux enfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et se tiennent, s’unissant par instinct. Jules et Clémence en jouirent délicieusement, comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée de leur vie amoureuse. Tout alla bien jusqu’au lendemain. À quatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nez devant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec la pertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance. Jules ne voulut pas l’écouter mais Maulincour lui dit que s’il se taisait, il pourrait voir avant peu sa femme sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’un forçat. Alors Jules accepta de l’écouter. Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, et son amour platonique pour madame Jules, et les détails de l’aventure qui en découla. Jules fut plus surpris qu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dans son âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité. Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cette femme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voix lointaine qui lui criait : – Clémence ne saurait mentir ! Pourquoi te trahirait-elle ? Maulincour ajouta qu’il avait fait suivre ce Ferragus que la police croyait mort. Jules le remarcia de sa confidence. Lui-même poursuivrait courageusement la vérité dans cette affaire étrange, mais en doutant jusqu’à ce que l’évidence des faits lui soit prouvée. En rentrant chez lui, il demanda à Clémence si elle était sortie et elle nia alors que sur son chapeau, Jules put voir quelques gouttes d’eau. Ces gouttes d’eau furent comme une lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre, descendit à la loge pour demander au concierge si Clémence était sortie. Fouquereau lui confirma que Clémence était sortie dans l’après-midi. Jules lui promit une rente à condition qu’il se taise sur la question qui venait de lui être posée. Jules revint voir sa femme pour lui demander s’il ne lui avait pas remis quarante mille francs depuis le commencement de l’année. Elle répondit qu’il lui en avait donné quarante-sept. En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remit une lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avec avidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature. C’était une lettre de la mère de Maulincour qui expliquait que son fils leur avait donné, à elle et au commandeur de Pamiers, depuis quelques jours des preuves d’aliénation mentale, et ils craignaient qu’Auguste ne trouble le bonheur de Jules par des chimères. Il dit à Clémence le contenu de la lettre et voulut savoir si c’était elle qui lui avait fait parvenir pour dissiper ses soupçons. Il lui avoua avoir vu Auguste. Clémence fut frappée de terreur. Puis il lui redemanda si elle était sortie et lui montra le chapeau mouillé. Elle avoua être sortie mais ne voulut pas en dire davantage. Jules devait attendre avec confiance, sans quoi il se créerait des remords éternels. Mais dans un violent accès de rage, il dit qu’il voulait tout savoir. En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et les glapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambre jusqu’aux deux époux. Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virent bientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme se montra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leur maître : – Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Jules et Clémence la laissèrent entrer. C’était une grisette parisienne ficelée dans une robe verte, à guimpe, qui laissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitement visible. Elle s’appelait Ida. Elle était venue reprocher à Clémence de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel elle avait contracté un mariage moral, et qui parlait de réparer ses torts en l’épousant à la municipalité. Clémence ne voulut pas en entendre davantage et rentra dans sa chambre. Puis Ida prétendit que Clémence venait voir Ferragus tous les jours. Jules était stupéfait et répondit à Ida qu’elle devait se tromper. Pour lui, Ferragus était mort mais Ida le contredit. Ida lui apprit que Clémence était venue cet après-midi voir Ferragus. Jules lui demanda où elle habita et elle se présenta. Elle s’appelait Ida Gruget, habitait 14 rue de la Corderie-du-Temple et était couturière en corsets. Elle refusa de donner l’adresse de Ferragus mais affirma que Clémence la connaissait. Jules proposa de la payer pour qu’elle donne l’adresse mais la grisette refusa et partit.
Jules ordonna à ses domestiques de desservir car lui et sa femme n’avaient pas l’intention de dîner. Il trouva Clémence qui pleurait dans sa chambre. Il lui demanda pourquoi elle pleurait car si elle n’avait pas été fidèle c’était car elle avait été indigne de son amour. Il aurait voulu se tuer mais Clémence se jeta à ses pieds. Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, la retint entre ses jambes. Elle ne voulait pas parler car c’était un secret de vie et de mort. Bientôt, il saurait tout. Il lui demanda si Ferragus était son bienfaiteur inconnu ; l’homme auquel ils devaient leur fortune. Un homme qu’il avait tué en duel le lui avait dit. Clémence était effrayée qu’il y ait déjà un mort et elle s’évanouit. Il appela Joséphine pour qu’elle aille chercher son frère et monsieur Desplein. Clémence revint à elle. Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se coucha seule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecin dans sa chambre sacrée. Desplein trouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait été plus intempestive. Il ordonna quelques prescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœur ayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin, Clémence n’avait pas encore dormi. Elle était préoccupée par le sourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heures entre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissait arriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cette longue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en alla bientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sens que donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le cri d’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé à écrire. Elle attendit que son mari cesse d’écrire et alla voir. Il dormait. Il venait d’écrire son testament. Il se réveilla et elle lui demanda deux jours de liberté et de l’attendre. Il accepta. Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchante effusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la prit et la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir de cette noble beauté. Le lendemain, Jules réveilla sa femme en la baisant au front. Il lui demanda de ne pas sortir. Et il descendit dire au concierge de surveiller les entrées et les sorties durant son absence. Puis il se rendit chez Maulincour mais la vieille baronne lui dit que son petit-fils était indisposé. Alors Jules évoqua la lettre qu’elle lui avait envoyé. Surprise, elle affirma qu’elle n’avait rien envoyé. Il lui donna la lettre qu’il avait gardée. La douairière lut la lettre. Elle affirma que son écriture avait été parfaitement imitée. Son petit-fils était malade mais sa raison n’était pas altérée. Cette lettre n’était qu’un tissu de mensonges. Elle accepta que Jules aille voir le baron. Auguste était assis dans son fauteuil avec le vidame de Pamiers à ses côtés. Le baron lui dit qu’il pouvait parler sans crainte car le commandeur connaissait tout de cette affaire. Jules lui montra la lettre et lui demanda l’adresse de Ferragus. Le baron dit à Jules qu’il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait, il était à ses ordres après avoir lu la lettre. Le baron voulut faire venir le valet du vidame mais il était absent. Justin était mort et le vidame l’avoua au baron. Une grosse voiture lui était passée sur le corps après qu’il avait passé la nuit à boire avec des amis. Auguste pensa que c’était Ferragus qui l’avait tué. Jules demanda à Maulincour si son valet n’avait peut-être été justement puni car il avait outrepassé ses ordres en calomniant madame Desmarets dans l’esprit d’une Ida, dont il avait réveillé la jalousie afin de la déchaîner sur eux. Maulincour le reconnut. Il se jugeait puni par la maladie. Si le toxicologue ne pouvait le sauver, il se brûlerait la cervelle. Le vidame révéla à Jules avoir entendu dire à ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade de Portugal ou à celle du Brésil. Il lui conseilla d’agir avec prudence.
Au moment où Jules rentra son concierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter une lettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face de la rue de Ménars. Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel. Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir, quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusions de l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettre jetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, il cherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cet être mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de sa vie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont il avait tiré vengeance n’était pas une vérité. Il dit à Fouquereau que si quelqu’un voulait parler à madame ou lui apportait quelque chose, il tinterait deux coups. Puis il lui montrerait toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importe à qui. Jules résolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et de l’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour un Agent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et ses ventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions les plus délicates au lendemain, Fouquereau prévint Jules qu’une vieille femme l »avait demandé et avait donné une lettre pour madame. La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir la clef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres. En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avec tant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux jours de sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait un ami véritable, Jacquet, qui resta fidèle à Desmarets, malgré sa fortune. Employé au Ministère des Affaires Étrangères, il y avait en charge la partie la plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère une espèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur les correspondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches. Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait aux Affaires Étrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans les rangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscurité qui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sa dette à la patrie. Grâce à Jules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Enfin, pour achever la peinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encore soupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’il pouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent de change, et connaissant tous les matins le secret de l’État. Jules lui montra la lettre en lui disant : – Il faut me lire ce billet adressé à ma femme... Jacquet put décrypter la lettre car c’était écrit avec une vieille grille dont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur de Choiseul, lors du renvoi des Jésuites. Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé comme une de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées, et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent à découvert. Ferragus écrivait à Clémence qu’il était à l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, no 12, chez une vieille femme nommée madame Étienne Gruget, la mère de cette Ida, qui allait payer cher sa sotte incartade. Il lui donnait rendez-vous à cet endroit. Jules irait. Il voulut reprendre la lettre mais Jacquet la garda pour la recacheter. Il promit de lui rapporter. Il proposa à Jules de l’accompagner le lendemain et Jules refusa. Il se rendit rue des Enfants-rouges. Là était Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cette intrigue. La portière lui indiqua l’endroit où le lieu où il voulait se rendre. Sur l’une des portes, la plus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits à la craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. Bientôt une toux de vieille et le pas lourd d’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisière annoncèrent la mère d’Ida Gruget. Elle le fit entrer dans un capharnaüm. Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’il ne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marché qu’il venait proposer à la vieille. Jules avait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans la pièce à feu, où ils furent accompagnés par un petit carlin poussif, personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Jules examina tous les meubles de l’appartement avec une curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrète satisfaction. Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jeune de madame Gruget. Puis, il se dit en lui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés, elle est à moi. Il lui dit qu’il voulait lui commander des galons. Puis, il ajouta qu’il savait qu’un inconnu qui prenait le nom de Camuset habitait chez elle. La vieille le regarda soudain, sans donner la moindre marque d’étonnement. Elle répondit qu’il y avait bien quelqu’un là-haut mais qu’il lui serait bien impossible de l’écouter. Jules lui assura qu’il ne voulait point de mal ni à son locataire malade de ses moxas, ni à sa fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Il lui expliqua ce qu’il voulait. Une jeune dame viendrait demain ici, de neuf à dix heures, pour causer avec l’ami de sa fille. Jules voulait être à portée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendu par eux. Madame Gruget lui en fournirait les moyens, et il reconnaîtrait ce service par une somme de deux mille francs une fois payée, et par six cents francs de rente viagère. Madame Gruget demanda si c’était risqué pour sa fille et Jules la rassura. Aussitôt, elle se plaignit de sa fille lui reprochant son ingratitude. Alors il lui promit cinq mille francs d’argent comptant et trois cents francs de rente viagère. Elle accepta. Pour qu’il puisse espionner Ferragus et Clémence, madame Gruget avait une idée. Elle avait la clef de sa voisine, dont le logement était au-dessus du sien, et qui avait une pièce mur mitoyen avec celle où couchait monsieur Ferragus. Elle était à la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou, pendant la nuit, au mur de séparation, Jules les entendrait et les verrait à son aise. Madame Gruget était intime avec un serrurier qui ferait cela pour elle, ni vu, ni connu. Puis, il lui demanda de se rendre chez soir chez monsieur Desmarets, son notaire, le soir-même. Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où il était de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez son portier la lettre parfaitement bien recachetée. Il la donna à sa femme. Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant la lettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à son mari. Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère ses intentions relatives à la constitution de la rente viagère destinée à la veuve Gruget. Quand il revint pour dîner, Clémence lui dit qu’il avait été bien gracieux et bien bon pour elle en lui remettant la lettre et lui avait fait là plus de bien, par sa confiance, que tous les médecins de la terre ne pouvaient lui en faire par leur ordonnance. Il se laissa embrasser mais ce ne fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petit devant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente. Elle avait une sorte de joie triste. Elle lui annonça qu’il saurait tout le lendemain à midi. Elle sortirait le matin. Il répondit qu’il viendrait la voir à midi. Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme, ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forte que toutes ses douleurs.
Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui, courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuve Gruget. La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de la sienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grande comme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à une place correspondant aux rosaces les plus hautes et les plus obscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cette ouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’une armoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donc laissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficile d’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Jules fut-il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de rester dans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepied que la veuve Gruget avait eu soin d’apporter. Jules aperçut en effet un homme occupé à panser un cordon de plaies, produites par une certaine quantité de brûlures pratiquées sur les épaules de Ferragus, dont il reconnut la tête, d’après la description que lui en avait faite monsieur de Maulincour. Ferragus dit à l’inconnu que les papiers de monsieur de Funcal lui seraient remis le lendemain et qu’Henri Bourignard était bien mort. Les deux fatales lettres qui leur avaient coûté si cher n’existaient plus. L’inconnu lui répondit qu’il était leur plus forte tête, leur frère chéri, le Benjamin de la bande. Ferragus lui demanda de surveiller Maulincour et Ida. L’inconnu se retira. Dix minutes après, monsieur Jules n’entendit pas, sans avoir un frisson de fièvre, le bruissement particulier aux robes de soie, et reconnut presque le bruit des pas de sa femme. Ainsi Jules comprit que Ferragus était le père de Clémence. Elle lui demanda de parler à Jules. Il lui expliqua que la seconde providence veillait sur elle et que douze hommes pleins de force et d’intelligence formaient un cortège autour de son amour et de sa vie, prêts à tout pour leur conservation. Il ajouta qu’un souvenir de ses caresses d’enfant lui avait seul donné la force de vivre. Il saurait défendre avec des ongles de lion, avec l’âme d’un père, son seul bien, sa vie, sa fille. Depuis la mort de cet ange qui fut la mère de Clémence, il n’avait rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de l’avouer pour sa fille, de la serrer dans ses bras à la face du ciel et de la terre, à tuer le forçat qui était en lui... il voulait pouvoir presser sans honte la main de son mari. Après avoir fouillé le globe, ses amis lui avaient trouvé une peau d’homme à endosser. Il allait vais être d’ici à quelques jours monsieur de Funcal, un comte portugais. Tout avait été prévu, et d’ici à quelques jours Sa Majesté Jean VI, roi de Portugal, serait son complice. Ferragus voulait récompenser le dévouement de sa fille pendant ces trois années. Elle était venu religieusement consoler son vieux père, risquer son bonheur ! Clémence lui dit qu’elle avait promis la vérité à son mari à midi alors il lui demanda de dire à Jules qu’il aille à l’ambassade de Portugal, voir le comte de Funcal, et il y serait. Elle dit que monsieur de Maulincour avait parlé de Ferragus à Jules. Ferragus répondit que Maulincour était hors d’état de se souvenir. En ce moment, un cri terrible retentit dans la chambre où était monsieur Jules Desmarets.
Clémence descendit avec rapidité le petit escalier, trouva toute grande ouverte la porte de l’appartement de madame Gruget, entendit les cris qui retentissaient dans l’étage supérieur, monta l’escalier, vint, attirée par le bruit des sanglots, jusque dans la chambre fatale. Madame Gruget criait à l’assassin car elle croyait que Jules avait tué sa fille. Jules mettait un mouchoir sur la bouche de la veuve. En ce moment, Clémence entra, vit son mari, poussa un cri et s’enfuit.
La veuve Gruget montra à Jules une lettre que sa fille lui avait laissée. Ida annonçait son suicide car Ferragus lui avait dit qu’elle faisait son malheur. Jules lui dit de porter cette lettre à monsieur de Funcal s’il en était encore temps, lui seul pouvait sauver sa fille. Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commis un crime. Il n’avait pas été loyal avec la personne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible de transiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison du forfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant les plus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Il resta durant une grande partie de la journée errant dans Paris et n’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait de rencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Désespéré, Jules rentra chez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, mais exprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de sa femme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elle avait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main, la baisa, la couvrit de ses larmes. Il lui dit qu’il se repentait et elle lui demanda de quoi. Le silence dura longtemps. Jules, croyant Clémence endormie, alla questionner Joséphine sur l’état de sa maîtresse. Elle lui apprit que Clémence était rentrée à demi morte. Les domestiques étaient allés chercher monsieur Haudry. Le médecin n’avait pas paru content, avait ordonné de ne laisser personne auprès de Clémence, excepté la garde, et il avait dit qu’il reviendrait pendant la soirée. Monsieur Jules rentra doucement chez sa femme, se mit dans un fauteuil, et resta devant le lit, immobile, les yeux attachés sur les yeux de Clémence ; quand elle soulevait ses paupières, elle le voyait aussitôt, et il s’échappait d’entre ses cils douloureux un regard tendre, plein de passion, exempt de reproche et d’amertume, un regard qui tombait comme un trait de feu sur le cœur de ce mari noblement absous et toujours aimé par cette créature qu’il tuait. La mort était entre eux un pressentiment qui les frappait également. Clémence leva les yeux, ils étaient pleins de larmes. Elle lui dit qu’il lui faisait mal. La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le mari de se retirer pendant sa visite. Il dit que Clémence était frappée à mort. Il y avait une maladie morale qui avait fait des progrès et qui compliquait sa situation physique, déjà si dangereuse, mais rendue plus grave encore par des imprudences : se lever pieds nus la nuit ; sortir quand il le lui avait défendu ; sortir la veille à pied, ce jour-même en voiture. Elle avait voulu se tuer. Cependant son arrêt n’était pas irrévocable, il y avait de la jeunesse, une force nerveuse étonnante... Il fallait risquer le tout pour le tout par quelque réactif violent ; mais il ne prendrait jamais sur lui de l’ordonner, il ne le conseillerait même pas ; et, en consultation, il s’opposerait à son emploi. Jules rentra. Pendant onze jours et onze nuits, il resta près du lit de sa femme, ne prenant de sommeil que pendant le jour, la tête appuyée sur le pied de ce lit. Jamais aucun homme ne poussa plus loin que Jules la jalousie des soins et l’ambition du dévouement. Il y eut des incertitudes, de fausses joies, de bonnes journées, un mieux, des crises, enfin les horribles nutations de la Mort qui hésite, qui balance, mais qui frappe. Madame Jules trouvait toujours la force de sourire à son mari ; elle le plaignait, sachant que bientôt il serait seul. C’était une double agonie, celle de la vie, celle de l’amour ; mais la vie s’en allait faible et l’amour allait grandissant. Il y eut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire qui précède toujours la mort chez les créatures jeunes. Elle parla de son amour heureux, elle parla de son père, elle raconta les révélations de sa mère au lit de mort, et les obligations qu’elle lui avait imposées. Elle se débattait, non pas avec la vie, mais avec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter. Elle dit – Faites, mon Dieu, dit-elle, qu’il ne sache pas que je voudrais le voir mourir avec moi. Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dans le salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eût obéi.
Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Le lendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elle avait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puis elle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya son mari avec instance. D’ailleurs, monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieur de Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenu naguère entre eux. Le vidame l’amena au baron. Celui-ci était mourant. À cet aspect, monsieur Desmarets recula d’horreur. Il ne pouvait reconnaître l’élégant jeune homme dans une chose sans nom en aucun langage. Aucune trace d’intelligence n’existait plus ni sur le front, ni dans aucun trait. Jules crut voir au-dessus de ce visage la terrible tête de Ferragus, et cette complète Vengeance épouvanta la Haine. Le mari se trouva de la pitié dans le cœur pour le douteux débris de ce qui avait été naguère un jeune homme. Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut.
Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Église déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements. Il voulut être seul pour lire les dernières pensées de cette femme que le monde avait admirée, et qui avait passé comme une fleur. Dans son testament, Clémence lui écrivait qu’elle mourait heureuse. Son amour était toute sa fortune et c’était ce qu’elle lui léguait. Elle évoquait sa mère qu’elle aimait, respectait et craignait. Sa mère ne fut plus qu’en second dans son cœur quand elle rencontra Jules. Un soir, quelques jours avant sa mort, sa mère lui avait révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Ainsi, Clémence sut sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui elle était toute la vie, tout l’amour ; que la fortune de Jules était son ouvrage et qu’il l’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour Clémence et son mari, que pour lui-même. La mère de Clémence était toute sa consolation, et elle mourait, alors Clémence promit de la remplacer.
La première fois que Clémence aperçut son père, ce fut auprès du lit où sa mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en elle toutes ses espérances mortes. Clémence avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence. Elle reconnut avoir douté de Jules. Elle avait cru qu’il pourrait un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant qu’il aimait sa Clémence. Le jour où cet odieux officier avait parlé à Jules, Clémence avait été forcée de mentir. Ce jour elle avait pour la seconde fois de sa vie connu la douleur, et cette douleur avait été croissante jusqu’en ce moment où elle parlait pour la dernière fois à Jules. Que son origine altère la pureté de l’amour que Jules avait pour elle, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne pouvait la détruire en elle. Telle était la cause de sa mort. Elle mourait aimée, c’était sa consolation. Elle avait su que, depuis pendant ans, son père et ses amis avaient presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de donner un état à Clémence et Jules, ils avaient acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour Clémence et Jules. Elle espérait que Jules et elle seraient réunis à jamais, pour s’aimer pendant les siècles. Cet espoir pouvait seul la consoler. Elle lui demanda de mener une vie sainte pour venir sûrement près d’elle et de n’adorer plus que dieu et de soulager les membres endoloris de son église. Elle savait que le cœur de Jules serait sa tombe. Elle le pria de brûler tout ce qui leur avait appartenu, de détruire leur chambre, d’anéantir tout ce qui pouvait être un souvenir de leur amour.
Jules s’échappa de chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près de sa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste. Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent les gens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment, dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point se survivre. Il voulait mourir. Il arriva sans obstacles, monta dans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit de mort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mains jointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaient un prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée, puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenait debout, immobile, et contemplait sa fille d’un œil sec ; il ne vit pas Jules. L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait été constamment bonne. Il était venu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieux à la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacé d’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa la main, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scène restèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir les cierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient se succéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment le mari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurs s’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Un éclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux de Ferragus.
– C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.
– Pourquoi s’être défié de moi ? paraissait répondre l’époux.
Jacquet apprit à Jules que Ferragus avait déjà pris en charge tous les frais funéraires. Jules pensa que Ferragus lui arrachait sa femme. Il s’élança dans la chambre de sa femme ; mais le père n’y était plus. Clémence avait été mise dans un cercueil de plomb, et des ouvriers s’apprêtaient à en souder le couvercle. Jules rentra tout épouvanté de ce spectacle, et le bruit du marteau dont se servaient ces hommes le fit machinalement fondre en larmes. Il ne voulait pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Il voulait la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Il en chargea Jacquet et lui ordonna de ne pas dire un mot sur cette affaire, mais de s’arranger pour qu’elle réussisse.
Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde. Les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand-messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied.
Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre. Jacquet, homme administratif, s’adressa naturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumer le corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfet de police. Ce fonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille de papier timbré, donner à la douleur une forme administrative ; il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer les vœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; il fallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande. En vain… Alors, Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda une audience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet était un homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, et parvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parler par le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Étrangères. Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, une audience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot de l’autocrate des Affaires Étrangères, écrit au pacha de l’Intérieur, Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara des raisonnements, des réponses péremptoires, des en cas ; mais tout échoua.
Jacquet reconnut qu’il s’était trompé dans la marche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulant procéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Jules à l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisante autorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami.
Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel, de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à la manière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pour un moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant à la mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau de rétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituelles discussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bien profondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations, les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Le préfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avait employé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de la haute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question de voirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement à la pétition.
Le second jour, Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à son projet car tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée à la douleur était impossible. Jules avait formé le projet de mourir loin de Paris, et désirait tenir Clémence entre ses bras dans la tombe et ne savait pas que la bureaucratie pût allonger ses ongles jusque dans nos cercueils. Il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu qui avait sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides, rentrait assez en colère. Jacquet demanda où était enterrée madame Jules et le monarque répondit qu’ils avaient eu trois madame Jules... en huit jours. Le convoi du colonel de Maulincour entra. Puis Jacquet insista et le gardien se rappela un convoi où il y avait treize voitures de deuil, et un seul parent dans chacune des douze premières. Il dit madame que Jules se trouvait rue du maréchal Lefebvre, allée no 4, entre mademoiselle Raucourt, de la Comédie-Française, et monsieur Moreau-Malvin, un fort boucher, pour lequel il y avait un tombeau de marbre blanc de commandé, qui serait vraiment un des plus beaux de leur cimetière. Cela n’aidait pas Jules et Jacquet alors le gardien ordonna à un de ses collègues de les guider. ils arrivèrent au lieu du repos. En voyant cette terre fraîchement remuée, et où des maçons avaient enfoncé des fiches afin de marquer la place des dés de pierre nécessaires au serrurier pour poser sa grille, Jules s’appuya sur l’épaule de Jacquet, en se soulevant par intervalles, pour jeter de longs regards sur ce coin d’argile où il lui fallait laisser les dépouilles de l’être par lequel il vivait encore. Ils voulurent sortirent et Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’œil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place Vendôme et la coupole d’or des Invalides : – Elle m’a été enlevée là, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.
A quatre lieues de là, le corps d’une jeune fille était venu matinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de la Seine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurent en montant dans leur frêle bateau. Aussitôt des gens qui vinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ils convertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurs soins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, no 14. La police judiciaire intervint, la veuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernière lettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, un médecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans le système pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir à l’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dans un linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bière vulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière par quatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui se racontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée de commisération. Un homme demanda au fossoyeur qui enterra Ida s’il y avait eu un service religieux et il s’en alla.
Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un homme vêtu de noir se présenta chez monsieur Jules et, sans vouloir lui parler, remit dans la chambre de sa femme une grande urne de porphyre, sur laquelle il lut ces mots :
INVITÀ LEGE,
CONJUGI MOERENTI
FILIOLAE CINERES
RESTITUIT,
AMICIS XII JUVANTIBUS,
MORIBUNDUS PATER.
– Quel homme ! dit Jules en fondant en larmes. Huit jours suffirent à l’Agent de change pour obéir à tous les désirs de sa femme, et pour mettre ordre à ses affaires ; il vendit sa charge au frère de Martin Faleix, et partit de Paris au moment où l’Administration discutait encore s’il était licite à un citoyen de disposer du corps de sa femme.
Qui n’a pas rencontré sur les boulevards de Paris, au détour d’une rue ou sous les arcades du Palais-Royal, enfin en quelque lieu du monde où le hasard veuille le présenter, un être, homme ou femme, à l’aspect duquel mille pensées confuses naissent en l’esprit ! Un de ces Melmoth parisiens était venu se mêler depuis quelques jours parmi la population sage et recueillie. A deux pas, est le cimetière du Mont-Parnasse, l’homme devenu depuis quelques jours l’habitant de ce quartier désert assistait assidument aux parties de boules, et pouvait, certes, passer pour la créature la plus saillante de ces groupes, qui, s’il était permis d’assimiler les Parisiens aux différentes classes de la zoologie, appartiendraient au genre des mollusques. Ce nouveau venu marchait sympathiquement avec le cochonnet, petite boule qui sert de point de mire, et constitue l’intérêt de la partie ; il s’appuyait contre un arbre quand le cochonnet s’arrêtait ; puis, avec la même attention qu’un chien en prête aux gestes de son maître, il regardait les boules volant dans l’air ou roulant à terre. Il ne disait rien, et les joueurs de boules, les hommes les plus fanatiques qui se soient rencontrés parmi les sectaires de quelque religion que ce soit, ne lui avaient jamais demandé compte de ce silence obstiné ; seulement, quelques esprits forts le croyaient sourd et muet. Il était béant, sans idées dans le regard, sans appui précis dans la démarche ; il ne souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait habituellement baissés vers la terre, et semblait toujours y chercher quelque chose. À quatre heures, une vieille femme venait le prendre pour le ramener on ne sait où, en le traînant à la remorque par le bras, comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter encore quand il faut venir à l’étable. Ce vieillard était quelque chose d’horrible à voir. Dans l’après-midi, Jules, seul dans une calèche de voyage lestement menée par la rue de l’Est, déboucha sur l’esplanade de l’Observatoire au moment où ce vieillard, appuyé sur un arbre, se laissait prendre sa canne au milieu des vociférations de quelques joueurs pacifiquement irrités. Jules, croyant reconnaître cette figure, voulut s’arrêter, et sa voiture s’arrêta précisément. Jules reconnut Ferragus. Il dit « Comme il l’aimait ! » en pensant à Clémence.