Sodome et Gomorrhe 5
Sodome et Gomorrhe
(Deuxième partie)
Le lendemain, le narrateur tenait beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Verdurin lui avait dit qu’il le retrouverait. Cottard devait monter dans son train et lui indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Le narrateur avait peur de le rater car il ne s’était pas rendu compte à quel point le petit clan Verdurin ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête l’attention.
Le narrateur voyait qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient jadis.
Cottard mena sa troupe au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu les signaux du narrateur. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. A deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan.
Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien.
Brichot n’avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain.
Cottard put nommer le narrateur aux autres membres du petit clan. Le narrateur fut ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. Il avait oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux.
Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition.
Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence de la princesse de Caprarola (parce qu’elle était venue chez elle), le second signe que les Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans le wagon à Graincourt se trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récit tombait à plat.
Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût de la facilité. Il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et des informations toujours inexactes. Distrait dès les premiers instants par ces gens que le narrateur ne connaissait pas, il se rappela tout d’un coup ce que Cottard lui avait dit dans la salle de danse du petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux d’Andrée lui faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne dura pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne lui semblait plus possible depuis l’avant-veille, où les avances que son amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en lui une nouvelle jalousie qui lui avait fait oublier la première.
À Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième, monta dans leur compartiment. Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre et se réfugia au « water ». C’est un milieu charmant, dit Cottard au narrateur, il y trouverait un peu de tout, car Mme Verdurin n’était pas exclusive : des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie.
Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. La destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille »
La princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :
Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours
que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre. La princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. Les fidèles de Verdurin étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse. La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Il fallait que Cottard fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée.
Cottard croyait d’autant plus trouver résumée l’aristocratie chez les Verdurin que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge.
À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Le narrateur ne pouvait détacher ses yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Elle demanda au narrateur si elle pouvait ouvrir la fenêtre. Il aurait voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Mais il répondit : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place, elle dit : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, le narrateur demanda à Albertine qui cela pouvait être. Albertine ne savait pas. Il ne retrouva jamais ni identifia la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, il dut cesser de la chercher. Il lui arriva souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.
L’événement du jour, dans le petit clan, était le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de minuit. L’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. Brichot annonça au narrateur Brichot que leur aimable hôtesse recevait à dîner pour la première fois les voisins qui lui avaient loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. Cottard en fut ravi. Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle n’était qu’à demi sincère car son snobisme lui donnait envie d’inviter les Cambremer. Mais elle tremblait à la pensée d’y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. Sincèrement dreyfusarde, elle eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. Brichot, l’universitaire, était le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin. Les fidèles étaient aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir.
De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions.
Le titre de marquise de Cambremer éveillait en Cottard des images prestigieuses et galantes. Ski l’avait vue une fois et la trouvait intelligente. Elle était intelligente et elle ne l’était pas, il lui manquait l’instruction, elle était frivole, mais elle avait l’instinct des jolies choses. Elle se tairait, mais elle ne dirait jamais une bêtise. Comme le narrateur pensait tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, il se contenta de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. Brichot lui dit qu’il serait présenté à une jolie femme et qu’on ne savait jamais ce qui pouvait en résulter. Mais le narrateur rétorqua que la marquise lui avait déjà été présentée. Il serait d’autant plus heureux de la voir qu’elle lui avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et il allait pouvoir lui rappeler sa promesse. Brichot lui répondit que le livre était chez Mme Verdurin mais fourmillait d’erreurs. Il lui expliqua les erreurs du curé car il semblait en connaître long sur l’étymologie des villes de la région. Il ajouta que les plus grosses bévues du curé venaient moins de son ignorance que de ses préjugés. Le narrateur objecta qu’à Combray le curé lui avait appris souvent des étymologies intéressantes. Puis Cottard emmena toute la troupe à la recherche de la princesse Sherbatoff car il la pensait dans le train. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. C’était la dame que, dans le même train, le narrateur avait cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Cottard présenta la princesse au narrateur. Elle eut l’air d’entendre son nom pour la première fois. La princesse leur apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin. Brichot annonça à Cottard que Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin venait de mourir. Il lui semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de leur Odette nationale. Mais Cottard lui répondit que la sonate de Vinteuil avait été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus. Brichot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff offrit aimablement au narrateur de changer de place avec lui pour qu’il pût mieux causer avec Brichot à qui il voulait demander d’autres étymologies qui l’intéressaient, et elle assura qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette particularité, leurs deux noms.
La princesse prit le narrateur, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski. Le cocher était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin.
Pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dans l’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. Aussi, il ne parlerait pas de la mort de Dechambre. Mais pour Mme Verdurin, dès qu’on était mort, c’était comme si on n’avait jamais existé. Quand ils arrivèrent à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui leur avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et le narrateur vit tout à coup à sa gauche un golfe aussi profond que celui qu’il avait eu jusque-là devant lui, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. Le narrateur aimait les Verdurin ; qu’ils leur eussent envoyé une voiture lui semblait d’une bonté attendrissante. Mais il sentait bien que, pour la princesse comme pour les Verdurin, la grande affaire était non de contempler le pays en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. Le narrateur se disait que sa grand’mère aurait eu pour ce pays cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. L’exaltation du narrateur était à son comble et soulevait tout ce qui l’entourait. Il fit remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, il lui fit tout admirer, il aurait voulu la serrer elle-même contre son cœur. Elle lui dit qu’elle voyait qu’il était doué pour la peinture, qu’il devrait dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne lui eût pas encore dit.
Ils entrèrent dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin les attendait au perron. Tous les hommes étaient en smoking sauf le narrateur. M. Verdurin le rassura en disant que ce serait un dîner entre camarades. Il dit son admiration pour le pays et M. Verdurin lui proposa de rester ici quelques semaines. Brichot serra fortement la main de M. Verdurin pour montrer sa compassion suite à la mort de Dechambre mais M. Verdurin fut agacé de s’attarder à ces inutilités et répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? ». Il supplia Brichot de ne pas parler de Dechambre à Mme Verdurin.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper. M. Verdurin leur annonça que Morel allait venir accompagné de Charlus. M. Verdurin prit à part le narrateur pour lui demander s’il avait fait bon voyage. Il ironisa sur Brichot. Alors le narrateur se demanda si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont il avait entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.
Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées.
Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut- être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé, quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. Elle envisageait de faire désinfecter tout, avant de se réinstaller avec son mari à la Raspelière.
Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Le narrateur discutait de Morel avec M. de Charlus et Mme de Cambremer ne le vit pas en arrivant. Mme de Cambremer voulut faire faire à Brichot la connaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi. Le marquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même au temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. M. de Charlus, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, avait donné à Odette –et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? ».
Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le cacher en le démarquant.
Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurin présenta le narrateur à M. de Cambremer. M. de Cambremer lui dit qu’il avait une lettre de sa mère à lui donner. M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche. Un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur. Mme Verdurin sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps difficiles, l’adorait mais ne lui pardonnait pas d’avoir en 1870 laisser les Prussiens occuper son château. C’était, pour lui, une trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien la Raspelière. Elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le cénacle. Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. Charlus prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Un inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Mais l’erreur de M. de Charlus fut courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même ni pour Morel.
Cottard souffrait que Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. Alors il lui raconta son aventure. M. de Cambremer comprit ce que c’était que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans qu’il chassait dans la forêt de Chantepie et jamais il n’avait réfléchi à ce que son nom voulait dire. Jusqu’à ce que Brichot lui demande : Est-ce qu’il y chante beaucoup de pies ? Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression « toute faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose ? ». Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique. Mme de Cambremer demanda au narrateur de lui parler du violoniste. Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position. S’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline. Le narrateur ne pouvait s’empêcher, en l’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. Ces expressions faisaient que les personnes qui les employaient l’ennuyaient immédiatement comme déjà connues.
« Il me semble que vous avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. M. de Cambremer parla du curé étymologiste à M. Brichot. Brichot détestait ce curé qui avait écrit bourré d’erreurs selon lui. « Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement M. de Cambremer.
Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l’air des autres côtés, se tourna vers le narrateur pour lui demander s’il avait remarqué que le site élevé où il se trouvait avait augmenté sa tendance aux étouffements. Cette remarque amusa M. de Cambremer qui ne pouvait pas entendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-être et un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’un bon cœur. Cela l’amusait car sa sœur avait également une tendance à l’étouffement. Ces étouffements devinrent, à dater de ce dîner, comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de demander au narrateur des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur.
Le narrateur pensa à une conversation qu’il avait eue avec sa mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne lui déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait le distraire, elle lui rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à son grand-père. La mère du narrateur avait révélé à son fils que le président Toureuil et sa femme lui avaient dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Elle avait cru comprendre qu’un mariage entre Albertine et son fils serait le rêve de la tante d’Albertine. Elle croyait que la vraie raison était que le narrateur leur était à tous très sympathique. Elle pensait que son fils pouvait faire mille fois mieux comme mariage. Mais elle croyait que la grand’mère du narrateur n’aurait pas aimé qu’on influence son petit-fils. La mère du narrateur l’avait mis dans cet état de doute où il avait déjà été quand, son père l’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, il s’était senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.
Mme de Cambremer dit au narrateur que tout le monde parlait du mariage de Saint-Loup avec la nièce de la princesse de Guermantes. Il fut pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Mme Verdurin dit sèchement à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci avait parlé de Morel au narrateur que ce n’était pas de la musiquette qu’on faisait ici. Puis Mme de Cambremer chercha à parler au narrateur du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste.
Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d’animaux ? – Que non pas, répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels le narrateur lui avait dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un.
Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) À ce moment le repas fut interrompu par un convive, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes. Ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. Il devait retourner le lendemain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Son confrère – français – M. Boutroux, devait y parler des séances de spiritisme. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. Alors le Norvégien se rattrapa en disant que la nourriture qu’on mangeait chez Madame Verdurin était de la plus fine cuisine française. Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales et en livra, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger. Il parla du nom Albaret qui venait de l’aubier (le narrateur se promit de le dire à Céleste).
Le narrateur demanda à Cottard si M. Putbus était ici. Mme Verdurin lui répondit qu’elle tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, pour en débarrassé pour cette année. Cottard qui, étant resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait et chuchota à Ski que Charlus avait l’air pincé. Il prétendit que dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui il était naturellement le « grand chef », tenaient à honneur de le présenter à tous les nobles. Ski répondit que Charlus n’était qu’une petite couronne et insinua qu’il était homosexuel. Cottard rétorqua que cela ne l’étonnait qu’à moitié. Il voyait plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, pour lui c’étaient plus ou moins des dégénérés.
M. Verdurin tortura Saniette en lui disant qu’il ne savait pas qu’il allait aux matinées de l’Odéon. Il ne lâcha pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits Saniette, tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups. En vain. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. Mais M. Verdurin continuait de se moquer de Saniette. Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. Saniette avait eu le malheur de citer la pièce « La Chercheuse d’esprit » en disant le titre entier alors que cela ne se faisait pas dans le salon des Verdurin. M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux.
M. de Charlus évoqua la comtesse de Molé. Mme Verdurin fut surprise qu’il la connaisse. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, formait un tout relativement homogène et clos.
M. Verdurin demanda à Saniette qui jouait La Chercheuse. Saniette hésita à répondre et Mme Verdurin ajouta qu’elle lui donnerait de la galantine à emporter », s’il répondait. Mme Verdurin, faisait une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. Alors Saniette répondit et ce fut une nouvelle salve de moqueries.
Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui lui faisait plus de mal qu’à lui, le narrateur demanda à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. Brichot répondit que Balbec était probablement une corruption de Dalbec. Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre.
Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un « à peu près », mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à peu près » n’étaient pas
de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusait de plagiat.
Brichot continua son explication du nom de Balbec. Bec en normand signifiait ruisseau. Quant à Dal, reprit Brichot, c’était une forme de thal, vallée. Balbec, c’était donc la vallée du ruisseau. Brichot nomma Elstir qui aimait peindre la région et Mme Verdurin se plaignit du peintre qui avait fait partie de son salon et en était parti. Il avait peint pour elle un portrait de Cottard mais depuis qu’il était parti, elle prétendait ne plus aimer ses peintures. Saniette prit la défense d’Elstir en disant qu’il restituait la grâce du XVIIIe, mais moderne.
Mme Verdurin dit que c’était une femme qui avait conduit Elstir si bas ! Ça ne l’étonnait pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Puis elle vanta les mérites de Ski, lui, il ne connaissait que sa fantaisie. Il allumait sa cigarette au milieu du dîner. Pourtant Mme Verdurin avait fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut.
Mme Verdurin pensait qu’Elstir n’était pas intelligent car elle trouvait que les femmes qu’il aimait étaient des bécasses. Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges.
M. Verdurin fit faisait signe à sa femme qu’on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous « en étiez » ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. M. de Charlus, commença à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, quand il comprit qu’il parlait des artistes mais il aurait préféré qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine. M. Verdurin ajouta qu’il n’attachait aucune importance aux titres de noblesse avec ce sourire dédaigneux que le narrateur avait vu tant de personnes qu’il avait connues, à l’encontre de sa grand’mère et de sa mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possédaient pas, devant ceux qui ainsi, pensaient-ils, ne pourraient pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Alors M. de Charlus rétorqua, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, qu’il était aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.
Mme Verdurin vint au narrateur pour lui montrer les fleurs qu’Elstir avait peintes. Le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés.
M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant.
Le narrateur ne touchait pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par son enthousiasme pour leur maison. Car il était froid devant des beautés qu’ils lui signalaient et l’exaltait de réminiscences confuses ; quelquefois même il leur avouait sa déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom lui avait fait imaginer. Il indigna Mme de Cambremer en lui disant qu’il avait cru que c’était plus campagne. Le comble fut quand il dit : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer lui tourna résolument le dos.
Le narrateur profita de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer lui avait remise, et où la mère de celui-ci l’invitait à dîner. Mme de Cambremer lui disait, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si le narrateur voulait venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Mme de Cambremer avait appris à écrire à l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. La succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Par une certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. »
Charlus parlait de l’empereur Guillaume II d’Allemagne avec M. de Cambremer. Il évoqua l’affaire Eulenburg, scandale qui secoua le Deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur et les procès qui s’ensuivirent. M. de Charlus se rappela le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche. ». S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha.
Le narrateur dit à Mme Verdurin que Brichot l’avait beaucoup intéressé. Elle lui répondit froidement que Brichot était un esprit cultivé, et un brave homme mais qu’il manquait évidemment d’originalité et de goût, il avait une terrible mémoire. Sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, le narrateur dit à Mme Verdurin quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. M. Verdurin arriva et leur demanda s’ils parlaient de Brichot. Le narrateur avait été seul à ne pas remarquer qu’en énumérant ses étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Le narrateur n’était pas du petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y voir. Le narrateur fut aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambremer lui dire, devant l’éloge enthousiaste qu’il faisait de la Raspelière : « Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait. ». « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdurin. C’était justement les choses que lui apprenait Brichot qui l’intéressaient. Brichot voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui malheureux. On peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Le narrateur ne put s’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette. Elle rétorqua qu’elle ne comprenait pas pourquoi Saniette ne se rebiffait pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant. Ce n’était pas franc. Elle tâchait toujours de calmer son mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je Mme Verdurin ne le voulait pas parce que Saniette n’avait plus un sou, il avait besoin de ses dîners. Mais quand on avait besoin des autres on tâchait de ne pas être aussi idiot.
Morel était ébahi par M. de Charlus qui racontait toute sa généalogie à M. de Cambremer. Brichot évoqua Mécène et M. de Charlus voulant amadouer Mme Verdurin dit que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité. Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Alors elle demanda à Morel où M. de Charlus demeurait à Paris car elle voulait l’inclure dans le petit clan mais Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Le narrateur songea avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.
Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist.
. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux yeux du narrateur, il dit : « Mais à vrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Jemenfou. ». Mme Verdurin se réfugia dans l’épaule de la princesse Sherbatoff pour rire. Mais Brichot prétendit que ce n’était pas une boutade. Il pensait que crois que trop grand était aujourd’hui le nombre des gens qui passaient leur temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre du monde. Brichot voulait que le narrateur eut sa part de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance. Il désigna le narrateur en disant que comme tous ceux de son âge, il avait dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix. Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, le narrateur se détourna vers Ski et lui assura qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus. Ski avait prétendu que Charlus n’était pas un aristocrate mais un bourgeois.
« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. Il répondit qu’il voulait rester jusqu’à la fin de septembre. Charlus avait trop négligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, son patron, et il voulait le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont.
– On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. Charlus aurait voulu que Morel joue une aria de Bach à cette occasion.
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, sermonna Saniette parce qu’il ne savait jouer à rien.
La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. M. de Cambremer voulut qu’on le lui présente. Sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet pour dire : « C’est notre médecin de famille ». Mais il ajouta que c’était leur ami. M. de Cambremer avait entendu parler du professeur Cottard comme d’une sommité. Mme Cottard somnolait après le dîner. Cottard était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau. M. de Cambremer dit que c’était comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. »
Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée lui demanda si c’était ses armoiries et il répondit que c’étaient celles d’une famille, les Arrachepel, dont il avait hérité la maison. M. de Charlus était fasciné par Morel et trouvait qu’il jouait aux cartes comme un dieu.
Mme de Cambremer dit à Mme Verdurin qu’elle avait été très heureuse de dîner avec M. de Charlus. Puis elle proposa au narrateur de venir la voir avec Saint-Loup. Le narrateur ne put retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit Mme Verdurin d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. M. de Cambremer demanda à Mme Cottard si elle comptait rester dans la région, espérant ainsi savoir quand il pouvait l’inviter chez lui. Mais elle voulait rester encore un peu. Mme Verdurin proposa à Morel de passer la nuit chez elle mais M. de Charlus dit que Morel n’avait pas la permission de minuit.
Du sermon que Brichot avait adressé au narrateur, M. de Cambremer avait conclu qu’il était dreyfusard. Comme M. de Cambremer était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à lui faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait.
Mme Verdurin proposa aux messieurs de choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » En entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. Mme Verdurin commençait à se familiariser avec lui et lui demanda s’il n’avait pas dans son faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait lui servir de concierge. Il répondit qu’il en avait un mais ne le lui conseillait pas car il craignait pour elle que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus ne pouvait s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de voir le narrateur relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. Il lui dit qu’il était allé chez la comtesse et Mme Verdurin lui demanda s’il y avait rencontré le duc de Guermantes. Il lui apprit que c’était son frère. Mme Verdurin fut plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Puis elle conseilla au narrateur de ne pas aller chez les Cambremer. C’était infesté d’ennuyeux. S’il voulait dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaissait, il serait servi. Mais le narrateur répondit qu’il serait obligé d’y aller sans être libre car il avait une cousine qu’il ne pouvait laisser seule. La prétendue cousine était Albertine. Il trouvait que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine. Alors Mme Verdurin affirma qu’il était fragile avec ses étouffements et qu’il tomberait malade en allant chez les Cambremer. Puis elle finit par lui proposer de l’y emmener avec le petit clan car ce serait plus gentil. Elle lui proposa également de venir chez elle avec Albertine. Mme Verdurin savait que le narrateur avait un goûter à Rivebelle avec sa cousine et M. de Charlus. Elle chercha là aussi à l’en décourager. Elle tenait à ce qu’il revienne le mercredi suivant et l’appâta en disant qu’il y aurait Bergotte. Mais ce concours d’une célébrité était rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Elle avait entendu dire que le narrateur trouvait Swann intelligent. Pour elle, c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, qu’elle avait toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, elle l’avait eu souvent à dîner le mercredi. Swann, chez elle, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Le narrateur assura que Swann était très intelligent. Mme Verdurin rétorqua qu’au fond on en avait très vite fait le tour. Swann allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que Mme Verdurin n’y allait pas. C’était la raison de sa rancune envers lui. Elle ajouta qu’elle pouvait tout supporter, excepté l’ennui. L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, le narrateur restait incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir. Mme Verdurin pensait que quand on avait des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de son milieu, c’est là qu’il fallait les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’était plus qu’un borgne dans son clan. Mme Verdurin proposa au narrateur d’habiter chez elle, en Normandie. Il pourrait loger avec sa « cousine ». Mme Verdurin leur donnerait deux chambres sur la vallée. Elle avait peur que le narrateur lâche le clan car elle avait entendu qu’il devait aller voir Saint-Loup. Elle pensait qu’il était un ami de Morel car elle savait que Robert connaissait M. de Charlus. Elle voulait que le narrateur amène aussi Saint-Loup chez elle. Elle prétendit que le narrateur ferait comme il voudrait mais sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. Elle dit encore du mal de Saniette prétendant que la splendeur de la bêtise de l’archiviste faisait plutôt sa joie. Même dans les moments où Saniette souffrait trop des sarcasmes, où on voulait le plaindre, Mme Verdurin trouvait que sa bêtise arrêtait net l’attendrissement. Il était par trop stupide.
M. et Mme Verdurin conduisirent les invités dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. M. Verdurin dit que le temps avait changé et ces mots remplirent de joie le narrateur. Comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans sa vie, et y créer des possibilités nouvelles. Le narrateur refusa la couverture que, les soirs suivants, il devait accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. M. de Cambremer dit à Cottard, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard traita Boulbon de charlatan. L’hypocrisie de Mme Verdurin alla jusqu’à lui faire dire à Saniette de ne pas manquer de venir le lendemain parce que son mari l’aimait beaucoup. M. Verdurin aimait soi-disant l’esprit de l’archiviste, son intelligence. Les invités prirent la voiture préparée par les Verdurin pour retourner à la gare. Mme de Cambremer dit au narrateur : : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. ». Le narrateur trouve cela insupportablement pédant. En lui disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Elle fit cette erreur durant plusieurs semaines. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit au narrateur, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant.
Chapitre troisième
Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.
Le narrateur tombait de sommeil. Il fut monté en ascenseur jusqu’à son étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour lui raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche.
Les soirs où le narrateur rentrait tard de la Raspelière, il avait très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, il ne pouvait s’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Il se disait que peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. Pour lui le sommeil était comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allés dormir. Cet appartement avait ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui venaient nous chercher pour sortir, de sorte que nous étions prêts à nous lever quand force nous était de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre était vide, que personne n’était venu. La race qui habitait cet appartement, comme celle des premiers humains, était androgyne. Un homme y apparaissait au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y avaient une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoulait pour le dormeur, durant ces sommeils-là, était absolument différent du temps dans lequel s’accomplissait la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours était beaucoup plus rapide, un quart d’heure semblait une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croyait n’avoir fait qu’un léger somme, on avait dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descendait dans des profondeurs où le souvenir ne pouvait plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit avait été obligé de rebrousser chemin. De ces sommeils profonds on s’éveillait dans une aurore, ne sachant qui on était, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être était-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se faisait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’avaient pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. La philosophie du narrateur était que les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.
Il avait toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, le narrateur fut surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques avaient, pour le narrateur, une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Ce que le narrateur n’aimait avec les hypnotiques c’était qu’ils mettaient hors d’usage le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demandait de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Le philosophe norvégien croyait en l’immortalité de l’âme et dans les vies antérieures. Le narrateur se demandait si l’être qu’il serait après la mort n’aurait pas plus de raisons de se souvenir de l’homme qu’il avait été suis depuis sa naissance que ce dernier ne se souvenait de ce qu’il avait été avant elle. Le narrateur avait remarqué qu’une idée que le sommeil avait forgée se dissociait très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, le sommeil qui fabriquait des sons comme le bruit de la sonnette actionné par un valet ou visiteur ; son plus matériel et plus simple, durait davantage. Il avait rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; il était donc assuré d’avoir dormi profondément.
Le narrateur aurait bien étonné sa mère, s’il lui avait raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Il discuta avec ce valet de Mme de Chevregny dans l’espoir qu’il lui fasse rencontrer de jeunes hommes. Mais le valet lui proposa une rencontre avec le prince de Guermantes. M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Alors M. de Charlus recommença à lui expliquer ce qu’il voulait, le genre, le type, soit un jockey, etc...
Les clients de l’hôtel, virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis qui parlait à M. de Charlus. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Et même la vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas. Elle ne parla jamais au narrateur, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Mais Aimé demanda au narrateur qui était l’homme qui accompagnait Jupien. Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec le narrateur. Le narrateur croyait qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et se figurait même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant le premier séjour du narrateur à Balbec, voir Mme de Villeparisis, il lui dit son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Aimé lui dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que le narrateur pourrait peut-être lui expliquer. Le narrateur avait pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Aimé était sérieux. Il avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que le narrateur le soupçonnait de mensonge quand Aimé lui dit ne pas le connaître. Le narrateur se trompait. M. de Charlus avait voulu séduire Aimé à plusieurs reprises mais en vain car Aimé s’était trouvé indisponible à chaque fois. Alors M. de Charlus lui avait écrit une lettre dans laquelle il avouait l’avoir trouvé antipathique la première fois qu’il l’avait vu. Suivaient alors dans la lettre des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. Charlus aurait voulu jouer aux cartes avec Aimé pour se donner l’illusion que son ami n’était pas mort. M. de Charlus aurait voulu agir avec Aimé comme avec son défunt ami, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel M. de Charlus consacrât la plus grande partie de ses revenus puisqu’il l’aimait comme un fils. Aimé en avait décidé autrement. Le baron en était persuédé. La lettre du baron était sa quatrième tentative d’approche et il donnait à Aimé son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc… M. de Charlus espérait qu’Aimé éprouverait quelqueregret et quelque remords. Il prétendait n’en garder aucune amertume.
Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand le narrateur lui eut expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont le narrateur était gêné pour M. de Charlus et que lui avait montrée le maître d’hôtel. Un homme amoureux d’une femme qui l’a éconduit peut permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’était pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.
Tous les jours, le narrateur sortait avec Albertine. Elle s’était décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’était plus fréquentée par personne et était connue de très peu. L’église était à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville. Ils y étaient allés une première fois, c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. Malgré cette brûlante température, ils avaient été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et le narrateur avait peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteignait pas. D’autre part, et dès leurs premières visites à Elstir, s’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, le narrateur s’était entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt les chercher. Pour avoir moins chaud ils prenaient par la forêt de Chantepie. Mais le narrateur n’était pas allé avec Albertine jusqu’à l’église. Elle l’avait effrayé en disant : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, il ne se sentait pas capable de le donner. Il n’en ressentait devant les belles choses que s’il était seul, ou feignait de l’être et se taisait. Puis le narrateur commanda, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau. Albertine en fut ravie. Le narrateur la fit monter dans sa chambre d’hôtel. Il voulait l’emmener chez les Verdurin et lui demanda de mettre un voile et une toque qu’il avait achetés pour elle. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, lui demanda de faire relever la capote de la voiture, qu’ils baisseraient ensuite pour être plus librement ensemble.