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Humanisme : le Contrat social
26 avril 2025

La Prisonnière (Marcel Proust)

Parmi les causes qui faisaient que la maman du narrateur lui envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de sa grand’mère.

Il entendit les pas de son amie qui sortait de sa chambre ou y rentrait. Il sonna, car c’était l’heure où Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni par les Verdurin, chercher Albertine. Il avait dit à Albertine que leur mariage serait possible. Elle lui répondit que ce ne l’était pas, sous-entendu car il était trop pauvre. Pourtant, il faisait tout pour la distraire, lui rendre la vie agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui faire par-là désirer de l’épouser. Elle riait elle-même de tout ce luxe. Malgré les habitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertine s’était étonnamment développé les supériorités d’esprit d’Andrée. Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes, s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle était il y avait seulement quelques années à Balbec. Elle apprit à dire, pour signifier qu’elle trouvait un livre mal écrit : « C’est intéressant, mais, par exemple, c’est écrit comme par un cochon. »

La défense d’entrer chez le narrateur avant qu’il eût sonné l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris l’habitude familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces qu’elle avait jouées au couvent et que le narrateur lui avais dit aimer, elle le comparait toujours à Assuérus :

Je suis à cette loi comme une autre soumise :

Et sans le prévenir il faut pour lui parler

Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler.

Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus – plus allongés – n’avaient pas gardé la même forme. À peine entrée dans la chambre, elle sautait sur le lit et quelquefois définissait le genre d’intelligence du narrateur, jurait dans un transport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que de le quitter : c’était les jours où il s’était rasé avant de la faire venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la raison de ce qu’elles ressentent. Albertine dit au narrateur qu’Andrée voulait l’amener aux Buttes-Chaumont. Le narrateur repensa à ce qu’il voulait dire à Andrée, qu’il aurait voulu l’aimer mais que son cœur était pris ailleurs. A l’époque c’était un mensonge. Trois semaines plus tard, il le pensait vraiment.

Il savait qu’Andrée lui raconterait tout ce qu’elles auraient fait, Albertine et elle, il lui avait demandé et elle avait accepté de venir la chercher presque chaque jour. Ainsi, il pourrait, sans souci, rester chez lui. Il aurait pu lui dire maintenant en toute vérité qu’elle serait capable de le tranquilliser. Il avait choisi Andrée comme guide de son amie parce qu’Albertine lui avait parlé de l’affection que son amie avait eue pour lui à Balbec, à un moment au contraire où il craignait de l’ennuyer, et s’il l’avait su alors, c’est peut-être Andrée qu’il eût aimée. Albertine avait dit au narrateur que chaque fois que quelqu’un avait parlé de lui gentiment, avait eu l’air de faire grand cas de lui, Andrée était dans le ravissement. Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé à son insu, il conseilla d’abandonner pour ce jour-là les Buttes- Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud ou ailleurs. Pourtant, il n’aimait plus Albertine, car il ne lui restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, qu’il avait eue dans le tram, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, il y avait trop longtemps pensé, c’était guéri.

Sans se sentir le moins du monde amoureux d’Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments qu’ils passaient ensemble, le narrateur était resté préoccupé de l’emploi de son temps. Et Albertine avait une telle force de passivité, une si grande faculté d’oublier et de se soumettre, que ces relations avaient été brisées en effet et la phobie qui hantait le narrateur guérie.

Le narrateur avait pu séparer Albertine de ses complices et, par-là, exorciser ses hallucinations ; si on pouvait lui faire oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, son goût du plaisir était, lui aussi, chronique, et n’attendait peut-être qu’une occasion pour se donner cours. Or, Paris en fournissait autant que Balbec.

Le narrateur ne se rendait pas compte que, dans ces destructions de cause éphémère de jalousie où il avait pour complice, en Albertine, sa faculté de changer, son pouvoir d’oublier, presque de haïr, l’objet récent de son amour, il causait quelquefois une douleur profonde à tel ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avait pris successivement du plaisir, et que cette douleur, il la causait vainement, car ils seraient délaissés, remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par tant d’abandons qu’elle commettrait à la légère, s’en poursuivrait pour le narrateur un autre impitoyable, à peine interrompu de bien courts répits ; de sorte que sa souffrance ne pouvait, s’il avait réfléchi, finir qu’avec Albertine ou qu’avec lui. Même, les premiers temps de leur arrivée à Paris, insatisfait des renseignements qu’Andrée et le chauffeur lui avaient donnés sur les promenades qu’ils faisaient avec son amie, le narrateur avait senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec, et il était parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitude de ce qu’elle faisait était la même ; les possibilités que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien que le narrateur était revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant Balbec, il avait cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde. Et moitié par sa jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), il avait réglé à son insu cette partie de cache-cache où Albertine lui échapperait toujours. Il demanda à Albertine si elle connaissait Gilberte. C’était le cas. Elle l’avait connue parce que Gilberte lui avait prêté les cahiers d’histoire de France.

Il ne songeait pas que l’apathie qu’il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer son agitation, en les laissant surveiller Albertine, ankylosait en lui, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l’intelligence, toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une personne. Sa jalousie naissait par des images, pour une souffrance, non d’après une probabilité.

Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela lui eût été désagréable de la dire à Albertine. Il lui disait que le médecin lui ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai. La vraie raison était que dès qu’il sortait avec Albertine, pour peu qu’un instant elle fût sans lui, il était inquiet : il se figurait que peut-être elle avait parlé à quelqu’un ou seulement regardé quelqu’un. Si elle n’était pas d’excellente humeur, il pensait qu’il lui faisait manquer ou remettre un projet. Il valait mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret. Mais on a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer. C’était surtout en lui qu’il entendait, avec ivresse, un son nouveau rendu par le violon intérieur. Le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre. Seules ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour lui le monde extérieur. S’il n’était pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, son esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoir refusé de goûter avec ses sens cette matinée-là, il jouissait en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles du même genre n’étaient que l’intermittente apparition et qu’il avait vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait, et il trouvait tout indiqué devant lui, pour qu’il pût le suivre de son lit, l’évangile du jour. Cette matinée idéale comblait son esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et lui communiquait une allégresse que son état de débilité ne diminuait pas. Il était aussi joyeux, restant dans sa chambre à Paris, que s’il avait été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne.

Il arrive souvent que le plaisir qu’ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison, d’une part, privent d’aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs. Il n’y avait pas eu seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre modification d’odeurs, mais en lui différence d’âge, substitution de personne. En se les rappelant les souvenirs, en les revoyant seulement, soudain ils refaisaient en lui, de lui tout entier, par la vertu d’une sensation identique, l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. L’odeur, dans l’air glacé, des brindilles de bois, c’était comme un morceau du passé.

Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, le narrateur se demandait si se marier avec Albertine ne gâcherait pas sa vie, tant en lui faisant assumer la tâche trop lourde pour lui de se consacrer à un autre être, qu’en le forçant à vivre absent de lui-même à cause de sa présence continuelle et en le privant, à jamais, des joies de la solitude. Sortant de son lit, il allait écarter un instant le rideau de sa fenêtre, pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que les différences de lignes, peut-être quantitativement insignifiantes, suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision de laquelle le narrateur aurait appauvri la journée des buts qu’elle pouvait proposer à ses désirs de bonheur. Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, lui rendait plus désirables, plus dignes d’être explorés, la rue, la ville, le monde, il lui donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d’être libre.

Que de fois, au moment où la femme inconnue dont il allait rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, il souffrit que son corps ne pût suivre son regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l’embrasure de sa fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel l’attendait l’offre d’un bonheur qu’ainsi cloîtré il ne goûterait jamais ! D’Albertine, en revanche, il n’avait plus rien à apprendre. Chaque jour, elle lui semblait moins jolie. Seul le désir qu’elle excitait chez les autres, quand, l’apprenant, il recommençait à souffrir et voulait la leur disputer, la hissait à ses yeux sur un haut pavois.

Par la souffrance seule subsistait son ennuyeux attachement. Dès que la souffrance disparaissait, et avec elle le besoin de l’apaiser, requérant toute son attention comme une distraction atroce, le narrateur sentait le néant qu’elle était pour lui, qu’il devait être pour elle. Il était malheureux que cet état durât et, par moments, il souhaitait d’apprendre quelque chose d’épouvantable qu’Albertine aurait fait et qui eût été capable, jusqu’à ce qu’il fût guéri, de les brouiller, ce qui leur permettrait de se réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui les liait.

Le narrateur n’aurait pas été jaloux si elle Albertine avait eu des plaisirs près de lui, encouragés par lui, qu’il aurait tenus tout entiers sous sa surveillance, lui épargnant par là la crainte du mensonge ; il ne l’aurait peut-être pas été non plus si elle était partie dans un pays inconnu de lui et assez éloigné pour qu’il ne puisse imaginer, ni avoir la possibilité et la tentation de connaître son genre de vie. Dans les deux cas, le doute eût été supprimé par une connaissance ou une ignorance également complètes.

Le soir, le narrateur allait parler à la duchesse de Guermantes pour lui demander des conseils sur Albertine quand il voulait offrir des cadeaux à son amie. Il allait en secret se faire expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment il devait procéder pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur, le charme (ce qu’Albertine appelait « le chic », « le genre ») de sa manière, le nom précis – la beauté de la matière ayant son importance – et la qualité des étoffes dont il devait demander qu’on se servît.

Quand il avait dit à Albertine, à leur arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face d’eux, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. La haine d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et plaisait au narrateur par un côté esprit de révolution. Mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez Albertine à un vif intérêt pour une élégante. Elle demandait souvent au narrateur des renseignements sur Mme de Guermantes et aimait qu’il aille chez la duchesse chercher des conseils de toilette pour elle-même.

De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise. Mme de Guermantes même lui sembla à cette époque plus agréable qu’au temps où il l’aimait encore. Attendant moins d’elle (qu’il n’allait plus voir pour elle-même), c’est presque avec le tranquille sans-gêne qu’on a quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, qu’il l’écoutait comme il aurait lu un livre écrit en langage d’autrefois. Il goûtait dans ce qu’elle disait cette grâce française si pure qu’on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent. Ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse en avait conscience et mettait une certaine affectation à le montrer. C’était le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand le narrateur la connut, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage, un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe.

Le plaisir du narrateur était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux.

D’ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée elle-même, un grand charme que n’aurait jamais su avoir une Parisienne d’origine, et ces simples noms d’Anjou, de Poitou, de Périgord, refaisaient dans sa conversation des paysages.

Malheureusement, le narrateur n’avait pas le temps de prolonger indéfiniment ces visites, car il voulait, autant que possible, ne pas rentrer après son amie. Or, ce n’était jamais qu’au compte-gouttes qu’il pouvait obtenir de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels lui étaient utiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. Le narrateur se souvenait d’une robe rouge qu’elle portait lors d’une soirée et voulut savoir si cette robe conviendrait à Albertine. La duchesse répondit que cette robe pouvait convenir à une jeune fille mais qu’Albertine n’allait pas dans les soirées. Le narrateur se souvenait de la ladite soirée. Il y avait Mme de Chaussepierre mais la duchesse ne s’en souvenait pas. Or Dieu sait pourtant si, depuis, les Chaussepierre avaient occupé l’esprit du duc et de la duchesse.

M. de Guermantes était le plus ancien vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres du cercle qui n’ont pas de relations, et dont le seul plaisir est de donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d’être élu, et assez négligent quant à cette présidence qui était peu de chose relativement à sa situation mondaine, ne s’occupa de rien. On fit valoir que la duchesse était dreyfusarde (l’affaire Dreyfus était pourtant terminée depuis longtemps) recevait les Rothschild, qu’on favorisait trop depuis quelque temps de grands potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié allemand. La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs jalousant toujours beaucoup les gens très en vue et détestant les grandes fortunes. Celle de Chaussepierre n’était pas mince, mais personne ne pouvait s’en offusquer : il ne dépensait pas un sou, l’appartement du couple était modeste, la femme allait vêtue de laine noire.

Folle de musique, elle donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n’en parlait, tout cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans l’obscurité de la rue de la Chaise. À l’Opéra, Mme de Chaussepierre passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le milieu le plus « ultra » de l’intimité de Charles X, mais des gens effacés, peu mondains. Le jour de l’élection, à la surprise générale, l’obscurité triompha de l’éblouissement : Chaussepierre, deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey, et le duc de Guermantes resta sur le carreau, c’est-à-dire premier vice-président. Certes, être président du Jockey ne représente pas grand’chose à des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas l’être quand c’est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre, à la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans auparavant, mais allait jusqu’à se montrer offensée d’être saluée par cette chauve-souris inconnue, c’était dur pour le duc. Il prétendait être au-dessus de cet échec, assurant, d’ailleurs, que c’était à sa vieille amitié pour Swann qu’il le devait. En réalité, il ne décolérait pas.

Chose assez particulière, on n’avait jamais entendu le duc de Guermantes se servir de l’expression assez banale : « bel et bien » ; mais depuis l’élection du Jockey, dès qu’on parlait de l’affaire Dreyfus, « bel et bien » surgissait : « Affaire Dreyfus affaire Dreyfus, c’est bientôt dit et le terme est impropre ; ce n’est pas une affaire de religion, mais bel et bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient passer sans qu’on entendît « bel et bien » si, pendant ce temps, on ne parlait pas de l’affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom de Dreyfus revenait, aussitôt « bel et bien » arrivait automatiquement. Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu’on parlât de cette affaire « qui a causé, disait-il, tant de malheurs », bien qu’il ne fût, en réalité, sensible qu’à un seul : son échec à la présidence du Jockey.

Le narrateur se rappela de la robe rouge qu’elle portait à la soirée de sa cousine Mme de Guermantes car ce soir-là M. de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par une association d’idées restée obscure et qu’il ne dévoila pas, il commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en cul de poule : « À propos de l’affaire Dreyfus... » Il ajouta  que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et à se faire condamner, c’était pour éprouver la sensation qu’il ne connaissait pas encore, celle d’être en prison. Oriane lui répondit que cela ne tenait pas debout car Zola avait fui en Angleterre. Le duc de Guermantes rétorqua que les Juifs n’admettraient jamais qu’un de leurs concitoyens soit traître, bien qu’ils le sachent parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensait naturellement à l’élection maudite de Chaussepierre) que le crime d’un des leurs peut amener jusque...

Pour Oriane c’était peut-être justement parce qu’étant Juifs et se connaissant eux-mêmes, ils savaient qu’on peut être Juif et ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétendait  M. Drumont. Certainement si Dreyfus avait été chrétien, les Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l’avaient fait parce qu’ils sentaient bien que s’il n’avait pas été Juif, on ne l’aurait pas cru si facilement traître a priori. Le duc dit à sa femme que ce crime affreux n’était pas simplement une cause juive, mais bel et bien une immense affaire nationale qui pouvait amener les plus effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser tous les Juifs.

Comme le narrateur tâchait, autant que possible, de quitter la duchesse avant qu’Albertine fût revenue, l’heure faisait souvent qu’il rencontrait dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le baron. Il ne les croisait pas tous les jours, mais ils y allaient tous les jours. La constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité. Un seul orage avait marqué cette coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel : « C’est cela, venez demain, je vous paierai le thé », le baron avait avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne dont il comptait faire presque sa belle-fille ; mais comme il aimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement à Morel qu’il le priait de lui donner à cet égard une leçon de distinction, tout le retour s’était passé en scènes violentes. Quand un fonctionnaire s’est vu infliger de tels reproches par son chef, il est invariablement dégommé le lendemain. Rien, au contraire, n’eût été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant même d’avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés d’impertinences.

Charlie avait d’autant moins écouté ces éloges que les agréments qu’ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé. Mais il répondit à M. de Charlus : « C’est entendu, mon petit, je lui passerai un savon pour qu’elle ne parle plus comme ça. » Si Morel disait ainsi « mon petit » à M. de Charlus, ce n’est pas que le beau violoniste ignorât qu’il eût à peine le tiers de l’âge du baron. Il ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette simplicité qui, dans certaines relations, postule que la suppression de la différence d’âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse feinte chez Morel. vers cette époque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue : « Mon cher Palamède, quand te reverrai-je ? Je m’ennuie beaucoup après toi et pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus se cassa la tête pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup le connaître, et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l’écriture. Tous les princes auxquels l’Almanach de Gotha accorde quelques lignes défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus. Enfin, brusquement, une adresse inscrite au dos l’éclaira : l’auteur de la lettre était le chasseur d’un cercle de jeu où allait quelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n’avait pas cru être impoli, en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait, au contraire, un grand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par là – s’imaginait-il dans sa naïveté – donné son affection. M. de Charlus fut au fond ravi de cette familiarité.

Il reconduisit même d’une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron. Il mettait tous les noms d’hommes au féminin et, comme il était très bête, il s’imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne cessait de rire aux éclats. Pour abréger cette promenade qui l’exaspérait, il se décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l’ambassadeur, mais il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût jaloux afin de pouvoir faire croire qu’il était aimant.

Le narrateur interrompt son récit pour s’adresser à ses lecteurs et déclare : « on trouve que l’aristocratie semble proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence que les autres classes sociales. Cela serait-il, qu’il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer, dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes spécifiques où chacun admire la « race ». Mais parmi ces traits persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles : ce sont les tendances et les goûts ».

 

Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte, la remarque du baron, car l’expression « payer le thé » disparut aussi complètement de la boutique du giletier. M. de Charlus fut satisfait de la disparition de « payer le thé ». Il y vit une preuve de son ascendant sur Morel et l’effacement de la seule petite tache à la perfection de la jeune fille. Morel avait dit à M. de Charlus qu’il aimait la nièce de Jupien, voulait l’épouser, et il était doux au baron d’accompagner son jeune ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père, indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux. Le narrateur pensait que « payer le thé » venait de Morel lui-même, et que, par aveuglement d’amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l’être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille.

Ce parler, ces charmantes manières qui s’y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient en amie, l’invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la petite n’acceptant du reste qu’avec la permission du baron de Charlus et les soirs où cela lui convenait. Une jeune coutrière dans le monde n’était pas plus invraisemblable qu’Albertine vive avec le narrateur, sans père ni mère, menant une vie si libre qu’au début le narrateur l’avait prise à Balbec pour la maîtresse d’un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée Mme Bontemps qui, déjà chez Mme Swann, n’admirait chez sa nièce que ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela pouvait la débarrasser d’elle en lui faisant faire un riche mariage où un peu de l’argent irait à sa tante. Si la toute petite situation de la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel, car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement il trouvait « plutôt bête » cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui, peut-être seulement parce qu’elle l’aimait, mais encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n’était pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des bourgeoises riches, élégantes, d’esprit assez libre pour trouver qu’on ne se déshonore pas en recevant une couturière, d’esprit assez esclave aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que Son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir tous les jours.

Rien ne plaisait mieux que l’idée de ce mariage au baron, lequel pensait qu’ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une « faute ». Et M. de Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n’aurait pas été fâché de le confier à son ami, qui eût été furieux, et de semer ainsi la zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait à un grand nombre de personnes bonnes, qui font les éloges d’un tel ou d’une telle pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait d’aucune insinuation. S’il lui racontait la faute passée de sa promise, Charlie était encore assez amoureux pour devenir jaloux et en voudrait au baron de lui avait révélé ce secret.

D’ailleurs, la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui elle satisfaisait tout le goût esthétique qu’il pouvait avoir pour les femmes, aurait voulu avoir d’elle des centaines de photographies. Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui. avoir un « jeune ménage » à guider, se sentir le protecteur redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle, considérant le baron comme un dieu, prouverait par-là que le cher Morel lui avait inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel, firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa « chose », Morel, un être de plus, l’époux, c’est-à-dire lui donnèrent quelque chose de plus, de nouveau, de curieux à aimer en lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande maintenant qu’elle n’avait jamais été. Une fois marié, pour son ménage, son appartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de Charlus plus de surface et de prise.

Il y eut une période de courte durée où, sans qu’il se l’avouât exactement, ce mariage avec la couturière parut nécessaire à Morel. Morel avait à ce moment-là d’assez fortes crampes à la main et se voyait obligé d’envisager l’éventualité d’avoir à cesser le violon. Comme, en dehors de son art, il était d’une incompréhensible paresse, la nécessité de se faire entretenir s’imposait et il aimait mieux que ce fût par la nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant par les apprenties toujours nouvelles, qu’il chargerait la nièce de Jupien de lui débaucher, que par les belles dames riches auxquelles il la prostituerait. Que sa future femme pût refuser de condescendre à ces complaisances et fût perverse à ce point n’entrait pas un instant dans les calculs de Morel. Mais les crampas passèrent et Morel put reprendre le violon. Il fit demander la main de la nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n’était-ce pas nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait autour d’elle. Chez Morel, presque toute chose qui lui était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des paroles de même ordre, parfois même des larmes. Il tenait à la nièce de Jupien des discours sentimentaux. Seulement l’enthousiasme vertueux à l’égard d’une personne qui lui causait un plaisir et les engagements solennels qu’il prenait avec elle avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l’obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt, de la part de Morel, l’objet d’une antipathie qu’il justifiait à ses propres yeux.

Ainsi, à la fin de son séjour à Balbec, il avait perdu tout son argent et, n’ayant pas osé le dire à M. de Charlus, cherchait quelqu’un à qui en demander. Il avait appris de son père (qui, malgré cela, lui avait défendu de devenir jamais « tapeur ») qu’en pareil cas il est convenable d’écrire, à la personne à qui on veut s’adresser, « qu’on a à lui parler pour affaires », qu’on lui « demande un rendez-vous pour affaires ». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n’avait pas toute la vertu qu’il pensait. Il avait constaté que des gens, auxquels lui-même n’eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre « pour parler affaires ». Donc à Balbec, et sans dire au narrateur qu’il avait à lui parler d’une « affaire », Morel lui avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le train.

Bloch n’avait pas hésité à lui prêter – ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard – 5.000 francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu’un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, le narrateur se chargea de demander pour Morel 1.000 francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch, qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l’impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les 1.000 francs ; mais après cela il trouva sans doute qu’un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu’il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que, devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que son prêteur devait s’estimer bien heureux qu’il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela, ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas.

Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devait l’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession ; puis, comme il n’y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morel l’effet naturel du prêt de 5000 francs par un Israélite), il ne sortit plus qu’avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivant une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être, sans s’en douter, pour quelque chose dans ce changement, car souvent il déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu’une fois mariés il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs propres ailes.

Parmi ces jours où le narrateur s’attarda chez Mme de Guermantes, il y en eut un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification lui échappa entièrement et ne fut comprise par lui que longtemps après. Mme de Guermantes lui avait donné des seringas venus du Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, le narrateur remonta chez lui, Albertine était rentrée ; il croisa dans l’escalier Andrée, que l’odeur si violente des fleurs qu’il rapportait sembla incommoder. Andrée lui dit qu’Albertine était en train d’écrire à sa tante mais qu’elle serait incommodée par l’odeur des fleurs. En effet, les fleurs la mirent en fuite dès qu’elle ouvrit la porte. Le narrateur posa les fleurs dans la cuisine, de sorte qu’interrompant sa lettre (il ne comprit pas pourquoi), Albertine eut le temps d’aller dans la chambre du narrateur, d’où elle l’appela, et de s’étendre sur son lit. Encore une fois, au moment même, il ne trouva à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d’un peu confus, en tous cas d’insignifiant.

Elle avait failli être surprise avec Andrée et s’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez le narrateur pour ne pas laisser voir son lit en désordre, et avait fait semblant d’être en train d’écrire.

En général, et sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand il remontait de chez la duchesse. Albertine ignorant si le narrateur ne désirait pas sortir avec elle avant le dîner, il trouvait d’habitude dans l’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle y avait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant il les apercevait, l’atmosphère de la maison devenait respirable. Il sentait qu’au lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait.

Les jours où le narrateur ne descendait pas chez Mme de Guermantes, pour que le temps lui semblât moins long durant cette heure qui précédait le retour de son amie, il feuilletait un album d’Elstir, un livre de Bergotte, la sonate de Vinteuil. Ainsi, il faisait sortir de lui les rêves qu’Albertine y avait jadis suscités quand il ne la connaissait pas encore et les jetait dans la phrase du musicien ou l’image du peintre comme dans un creuset, il en nourrissait l’œuvre qu’il lisait. Et sans doute celle-ci lui en paraissait plus vivante. Il trouvait tout d’un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là l’apparence d’une œuvre d’Elstir ou de Bergotte, il éprouvait une exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de l’imagination et de l’art.

Le narrateur avait donné ordre de ne pas prononcer le nom d’Albertine quand il n’était pas seul. Il la cachait, tant il avait peur qu’un de ses amis tombe amoureux d’elle ou qu’elle put faire un signe à ses amis et leur donner rendez-vous.

Tout ce qu’elle lui eût avoué facilement, puis volontiers, quand ils étaient de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que le narrateur l’aimait, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là, elle lui avait tout caché. Elle se détournait de sa chambre si elle pensait qu’il y était, non pas même, souvent, avec un ami, mais avec une amie. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à sa chambre si le narrateur n’était pas seul, non pas seulement pour ne pas déranger, mais pour lui montrer qu’elle était insoucieuse des autres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais plus pour lui, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela eût été indifférent au narrateur, qu’elle aurait faite aisément à cause de cela même : c’était précisément avouer.

Toujours Albertine sentirait le narrateur jaloux et juge. Pourtant, le plaisir fait de mystère et de sensualité qu’il avait éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait sa demeure, jadis vide, d’une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs.

Quand il avait entendu se refermer la porte de la chambre d’Albertine, s’il avait un ami avec lui le narrateur se hâtait de le faire sortir, ne le lâchant que quand il était bien sûr que l’ami était dans l’escalier.

Dans le couloir, au-devant de lui, venait Albertine. « Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et elle se retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné qu’Andrée, chargée par le narrateur de veiller sur elle, allait, en lui donnant maint détail, en lui faisant mention de la rencontre par elles deux d’une personne de connaissance, apporter quelque détermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenade qu’elles avaient faite toute la journée et qu’il n’avait pu imaginer. Il y avait maintenant chez Andrée, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un « grain », si seulement le narrateur venait à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour lui.

Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs ; si elle voyait le narrateur malade, elle s’affligeait, le plaignait, l’aurait soigné. Mais les satisfactions du narrateur lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.

Un jour que le narrateur parlait de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, qu’il avait rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner : « Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui ». Or le narrateur apprit que le père n’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais.

Ainsi, telle qu’elle était devenue (et même sans ses haines courtes et folles), il n’aurait pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu’elle seule pouvait lui donner sur son amie l’intéressaient trop pour que le narrateur négligeât une occasion si rare de les apprendre.

Elle lui apprit qu’Albertine avait rencontré une amie. Albertine avait demandé à Andrée d’aller acheter de la laine pour rester seule avec son amie. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l’inspire, et qui use à son tour d’habileté. Le seul remède, dont nous ne voulons pas, serait de tout ignorer pour n’avoir pas le désir de mieux savoir. Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D’ailleurs, pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’est nous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper.

Le narrateur dit à Andrée : « Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’hui un immense éloge de vous ». Aussitôt un rayon de joie illumina son regard, elle avait l’air de vraiment aimer le narrateur. Elle évitait de le regarder, mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. Il lui dit qui c’était et elle en fut heureuse. 

Albertine revint auprès du narrateur ; elle s’était déshabillée, elle portait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises, dont il avait demandé la description à Mme de Guermantes, et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires lui avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j’ai cru, en lisant votre lettre relative à mes tea gowns, recevoir des nouvelles d’un revenant. »

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession, la pauvreté, plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes, bien plus que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Albertine, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses, le narrateur, parce qu’en les faisant faire il cherchait à lui faire plaisir. Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Mais elle n’était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elle était seule et faisait la lecture au narrateur quand elle était avec lui. Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle lui disait, en se trompant d’ailleurs : « Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas. Vous m’avez ouvert un monde d’idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois qu’à vous. »

 

La nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Le mécanicien du narrateur, venant au renfort de l’amour qu’elle avait pour Morel, lui avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était que trop portée à croire. Et, d’autre part, Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui et qu’elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l’amour. Elle était, du reste, bien forcée de constater que M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et, venant corroborer cela, elle entendait des femmes du monde parler de l’atroce méchanceté du baron. Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. Ainsi n’avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu’étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que le narrateur sur Andrée, qu’il voyait pourtant tous les jours, et sur Albertine, qui vivait avec lui. Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules choses que le narrateur réclamait d’elle.

Le narrateur se demandait si Albertine était encore la jeune fille qu’il avait vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot. Il comprenait quel travail de modelage accomplissait quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de son feu, vivait encore le désir que lui avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage. Loin de Balbec d’où le narrateur l’avait précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. Albertine était encagée. N’avait-elle pas été, devant l’Hôtel, comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies ? et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par le narrateur de la scène, enfermée chez lui, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvaient la chercher vainement, tantôt dans la chambre du narrateur, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure ?

Les amies d’Albertine étaient devenues obéissantes aux caprices du narrateur, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles il n’était pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose. Elles n’avaient plus pour lui de mystère.

Entre les deux décors, si différents l’un de l’autre, de Balbec, il y avait l’intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours desquelles se plaçaient tant de visites d’Albertine. Le narrateur voyait Albertine aux différentes années de sa propre vie, occupant par rapport à lui des positions différentes qui lui faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où il était resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne qu’il avait devant lui se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour lui en Albertine, mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune. Quelquefois, ayant demandé au narrateur la permission de s’étendre pendant qu’il allait chercher un livre dans le cabinet de son père, Albertine était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l’après- midi au grand air que, même s’il n’était resté qu’un instant hors de sa chambre, en y rentrant, il trouvait Albertine endormie et ne la réveillait pas. Étendue de la tête aux pieds sur le lit du narrateur, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, il lui trouvait l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet : le pouvoir de rêver, que le narrateur n’avait qu’en son absence, il le retrouvait à ces instants auprès d’elle. En fermant les yeux, en perdant la conscience,

Endormie, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui l’avaient déçu depuis le jour où il avait fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la sienne, plus étrange, et qui cependant lui appartenait davantage. En tenant son corps sous son regard, dans ses mains, le narrateur avait cette impression de la posséder tout entière qu’il  n’avait pas quand elle était réveillée. Sa vie lui était soumise, exhalait vers lui son léger souffle.

Il profitait de son sommeil pour la toucher, l’embrasser. Ce qu’il éprouvait alors, c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sa sensibilité, d’aussi mystérieux que s’il avait été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et, en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait seulement d’être la plante qu’elle avait été ; son sommeil, au bord duquel le narrateur rêvait, avec une fraîche volupté dont il ne se fût jamais lassé et qu’il eût pu goûter indéfiniment, c’était pour lui tout un paysage. Et au moment où l’oreille du narrateur recueillait ce bruit divin qu’était le souffle d’Albertine, il lui semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous ses yeux. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, il s’avança prudemment, il s’assit sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même.

Le narrateur qui connaissait plusieurs Albertine en une seule, il lui semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de lui. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de lui. Il lui semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plus profonde, soulevait maintenant régulièrement sa poitrine.

Le narrateur se couchait au long d’elle, prenais sa taille d’un de ses bras, posait ses lèvres sur sa joue et sur son cœur ; puis, sur toutes les parties de son corps, posait sa seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration d’Albertine ; lui-même, était déplacé légèrement par son mouvement régulier : il s’était embarqué sur le sommeil d’Albertine. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et, quand celui du narrateur était à son terme, il pouvait l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il lui semblait, à ces moments-là, qu’il venait de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Il goûtait son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme il restait des heures à écouter le déferlement du flot.

Le narrateur pensait qu’Albertine cachait toutes ses lettres dans son kimono. Mais il n’osa jamais les prendre pour les lire. Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez le narrateur. L’hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre du nom de baptême du narrateur, ce qui, en donnant au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ».

L’image que le narrateur cherchait, où il se reposait, contre laquelle il aurait voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de lui qu’il était possible.

Quelquefois le narrateur éteignait la lumière avant qu’elle entrât. C’était dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle se couchait à son côté. Les mains du narrateur, les joues seules la reconnaissaient sans que ses yeux la vissent, ses yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d’habitude.

Une fois, le narrateur s’aperçut dans la glace au moment où il embrassais Albertine en l’appelant sa petite fille, l’expression triste et passionnée de son propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de Gilberte dont il ne se souvenait plus, à ce qu’il serait peut-être un jour auprès d’une autre si jamais il devait oublier Albertine, lui fit penser qu’au-dessus des considérations de personne (l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule véritable) il remplissait les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant, à ce désir, honorant d’un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que le narrateur avait de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de lui. C’était un pouvoir d’apaisement tel qu’il n’en avait pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où sa mère, penchée sur son lit, venait lui apporter le repos dans un baiser.

Son plaisir d’avoir Albertine à demeure chez lui était beaucoup moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde, où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si, du moins, elle ne lui donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire lui eussent laissé indifférent. Encore plus était-il incapable d’éprouver la haine. Et cependant, pour lui, aimer charnellement c’était tout de même jouir d’un triomphe sur tant de concurrents.

Quand c’était le tour d’Albertine de lui dire bonsoir en l’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure le caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans sa bouche, en lui faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, lui remettait un viatique, lui laissait une provision de calme presque aussi doux que sa mère imposant le soir, à Combray, ses lèvres sur son front.

Au milieu des expressions charnelles que le narrateur échangeait avec Albertine, il y en avait d’autres qui étaient propres à sa mère et à sa grand’mère, car, peu à peu, il ressemblait à tous ses parents, à son père qui – de tout autre façon que lui sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations – s’intéressait si fort au temps qu’il faisait ; et pas seulement à son père, mais de plus en plus à sa tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour le narrateur qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans son contrôle. Or, bien que chaque jour il en trouvât la cause dans un malaise particulier qui le faisait si souvent rester couché, un être, non pas Albertine, non pas un être qu’il aimait, mais un être plus puissant sur lui qu’un être aimé, s’était transmigré en lui, despotique au point de faire taire parfois ses soupçons jaloux, ou du moins de l’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non : c’était sa tante Léonie. Tout son passé depuis ses années les plus anciennes, et par-delà celles-ci, le passé de ses parents, mêlaient à son impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle.

Avant qu’Albertine lui eût obéi et lui eût laissé enlever ses souliers, il entr’ouvrait sa chemise pour admirer son corps. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que le narrateur ne pouvait souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez lui, lui eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt il prenait la figure d’Albertine dans ses mains et la replaçait de face. Le narrateur avait l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable. Il ne s’étonnait plus qu’Albertine fût là et dût ne sortir le lendemain qu’avec lui ou sous la protection d’Andrée. La formule un peu rigide et monotone de ses amours futures, avaient été en réalité tracées cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu’Albertine lui avait révélé qui l’avait élevée, le narrateur avait voulu à tout prix la soustraire à certaines influences et l’empêcher d’être hors de sa présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales. Cette vie de retraite où le narrateur se séquestrait jusqu’à ne plus aller au théâtre, avait pour origine l’anxiété d’un soir et le besoin de se prouver à lui-même, les jours qui la suivraient, que celle dont il avait appris la fâcheuse enfance n’aurait pas la possibilité, si elle l’avait voulu, de s’exposer aux mêmes tentations. S’il lui était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus belles que bien d’autres, c’était parce qu’il savait que sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.

Le narrateur avait pris la résolution de se mettre à écrire mais la remettait pourtant à plus tard chaque jour. Il y avait des jours où le bruit d’une cloche qui sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans son lit, il se disait que tout peut se transposer et qu’un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et voyant apparaître devant lui toujours de nouveaux souvenirs enchantés, qu’il ne choisissait pas, qui, l’instant d’avant, lui étaient invisibles, et que sa mémoire lui présentait l’un après l’autre sans qu’il puisse les choisir, il poursuivait paresseusement, sur ces espaces unis, sa promenade au soleil.

Le narrateur avait connu l’existence d’Albertine grâce à Aimé qui n’aimait pas la jeune fille. Il lui avait trouvé mauvais genre. Le narrateur avait compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, il avait déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être Aimé avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre » que le narrateur n’avait jamais vu à Albertine en sa présence. Il pensa avec douleur aux fréquentations féminines qu’Albertine avait pu avoir à Balbec. Il en voulait à Albertine de n’avoir pas été tendre, peut-être de s’être moquée de lui avec Andrée. Il pensait avec effroi à l’idée qu’elle avait dû se faire si Andrée lui avait répété toutes leurs conversations, l’avenir lui apparaissait atroce. Il faudrait qu’il écrive à Aimé, qu’il tâche de le voir, et ensuite il contrôlerait ses dires en causant avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch qui fréquentait Albertine, le narrateur demanda à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de lui montrer seulement une photographie d’elle ou, bien plus, de lui faire au besoin rencontrer sa cousine.

Peut-être que la procrastination, était- elle devenue si générale en lui qu’elle s’emparait aussi de ses soupçons jaloux et, tout en lui faisant prendre mentalement note qu’il ne manquerait pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille, peut-être des jeunes filles avec laquelle ou lesquelles Aimé l’avait rencontrée, lui faisait retarder cette explication. En tous cas, le narrateur n’en parlerait pas ce soir à son amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher. Pourtant, quand, le lendemain, Bloch lui eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, le narrateur s’empressa de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, il se souvint qu’Albertine lui avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet.

Il y avait souvent des soirs où il avait attendu le retour d’Albertine  avec les plus tendres pensées, où il comptait lui sauter au cou avec le plus de tendresse mais ses soirées-là, c’étaient maintenant celles où Albertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu’elle ne voulait pas que le narrateur connût. Et le baiser qu’Albertine lui donnerait en le quittant, ne le calmerait pas plus qu’autrefois celui de sa mère, les jours où elle était fâchée et où il n’osait pas la rappeler, mais où il sentait qu’il ne pourrait pas s’endormir.

Albertine voulait aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en elle-même, n’eût en rien contrarié le narrateur. Mais certainement, c’était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames, que le narrateur se hâtait de « traiter » pour les transformer en idées claires. Or il lui était impossible de faire à Albertine des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu’elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par lui pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « pourquoi avez-vous regardé telle passante », mais bien plus « pourquoi ne l’avez-vous pas regardée ».

Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. Parfois l’écriture où le narrateur déchiffrait les mensonges d’Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d’être lue à rebours ; c’est ainsi que ce soir elle lui avait lancé d’un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j’aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j’irai, je n’en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J’irai demain chez les Verdurin, c’est absolument certain, car j’y attache une extrême importance. »

Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. Celle du narrateur ne l’était pas moins. Il s’arrangea pour que la visite à Mlle Verdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. Il avait sans doute hérité de son père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres qu’il aimait le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité qu’il voulait leur montrer trompeuse ; quand il voyait qu’Albertine avait combiné à son insu, en se cachant de lui, le plan d’une sortie qu’il eût fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle lui en avait fait le confident, il disait négligemment, pour la faire trembler, qu’il comptait sortir ce jour-là. Il se mit à suggérer à Albertine d’autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d’une feinte indifférence sous laquelle il tâcha de déguiser son énervement. Mais elle l’avait dépisté.

Le narrateur s’était résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de lui, et s’apercevant que son amour était fonction de sa tristesse, que son amour c’était peut-être sa tristesse, et que l’objet n’en était que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l’amour.

Le plus souvent l’amour n’a pas pour objet un corps, excepté si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même ; ce qui est une des raisons pourquoi l’on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. Que nous craignions de perdre l’être aimé, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres, qu’aussitôt nous lui préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d’une semaine à l’autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite pendant très longtemps.

Le narrateur se demandait s’il n’avait pas deviné en Albertine une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres cachés que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre ou dans la foule immense et renouvelée. Et maintenant qu’elle lui avait dit un jour « Mlle Vinteuil », il aurait voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps, mais, à travers son corps, voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et ardents rendez-vous.

La déception réveille alors parfois en nous le souvenir oublié d’une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d’autres dont les trahisons s’échelonnent sur notre passé ; au reste, comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amour n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a fait souffrir ?

Sans doute l’amour du narrateur pour Albertine n’était pas le plus dénué de ceux jusqu’où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n’était pas entièrement platonique ; elle lui donnait des satisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation. Ce qui occupait l’esprit du narrateur n’était pas ce qu’elle avait pu dire d’intelligent, mais tel mot qui éveillait chez lui un doute sur ses actes. Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était étrange que le narrateur sacrifiât tout à ce besoin, puisqu’il avait éprouvé le même besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, des faits, qui lui étaient maintenant si indifférents. Il se rendait bien compte qu’en elles-mêmes les actions d’Albertine n’avaient pas plus d’intérêt. Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes, ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et des souffrances, le moyen de les guérir.

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager. C’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout ce qu’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins intime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de ces liens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être mal jugé de lui – alors que plus tard nous oserions, car, dégagé de nous, il ne serait plus nous – et que nous ne nous créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente, aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.

Si le narrateur n’aimait pas Albertine (ce dont il n’était pas sûr), cette place qu’elle tenait auprès de lui n’avait rien d’extraordinaire : nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimons pas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuer l’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou encore d’une femme enfermant un pays.

C’était sur tout un ensemble qu’Albertine lui mentait, et il verrait « tout par un beau jour » ce que Françoise faisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas lui dire, ce qu’il n’osait pas lui demander. Françoise avait dit au narrateur : « Certes, vous êtes gentil et je n’oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois  mais la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en toutes choses, l’air et la réalité d’un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice, par ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus bas. »

Le narrateur pensait qu’une telle haine n’avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d’égards, Françoise avait besoin de sommeil. Le narrateur savait savais que lui seul pouvais dire de cette façon-là « Albertine » (c’est-à-dire avec un sens absolument possessif) à Andrée. Et pourtant pour Albertine, pour Andrée, et pour lui-même, il sentait qu’il n’était rien. Et il comprenait l’impossibilité où se heurte l’amour. Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupés et occupera.

Le narrateur téléphona à Andrée pour lui demander d’empêcher Albertine d’aller chez Mme Verdurin. Il dit à Albertine qu’il avait appelé André et elle lui demanda si elle lui avait parlé de leur rendez-vous avec Mme Verdurin. Le narrateur prétendit ne pas s’en souvenir pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui lui avait dit où Albertine irait le lendemain. Mais il se demanda si Andrée ne répéterait pas à Albertine tout ce qu’il lui avait dit au téléphone. Quelques jours plus tôt, il s’était disputé avec Albertine. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais. « Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi », disait-elle, comme au comble du bonheur. Pendant que le narrateur adressait à Albertine des reproches qu’il n’aurait pas dû, Andrée avait l’air de sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un rire tendre.

La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient toujours incarner unenouvelle forme. Le narrateur sentait le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé. Entre Albertine et lui il y avait souvent l’obstacle d’un silence fait sans doute de griefs qu’elle taisait parce qu’elle les jugeait irréparables. Si douce qu’Albertine fût certains soirs, elle n’avait plus de ces mouvements spontanés qu’il lui avait connus à Balbec. Alors il lui dit qu’il voulait aller avec elle et André chez Mme Verdurin. Albertine eut l’air préoccupé et dit qu’il y avait des riens qui lui déplaisent chez les Verdurin. Il fallait absolument qu’elle aille au Bon Marché ou aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche, car sa robe était trop noire. Le narrateur ne voulait pas laisser Albertine aller dans un grand magasin frôler des inconnus. Albertine était entrée pour lui dans cette période lamentable où un être, disséminé dans l’espace et dans le temps, n’est plus pour vous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles.

Depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer son cheval, avait été pour le narrateur comme une image de la liberté, il aimait souvent qu’à la fin de la journée le but de ses sorties – agréables d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports – fût un aérodrome. Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, quand l’appareil était en vol, rentraient. Et, pourtant, il ne rentrait pas calmé comme il l’étais à Balbec par de plus rares promenades qu’il s’enorgueillissait de voir durer tout un après-midi. Le temps d’Albertine ne lui appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu’aujourd’hui. Pourtant, il lui semblait alors bien plus à lui, parce qu’il tenait compte seulement des heures qu’elle passait avec lui ; maintenant – sa jalousie y cherchant avec inquiétude la possibilité d’une trahison – rien que des heures qu’elle passait sans lui. Or, le lendemain, elle désirerait qu’il y en eût de telles. Il faudrait choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d’aimer. Il sentait qu’une partie de la vie d’Albertine lui échappait.

L’amour, dans l’anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier. Albertine mentait en lui disant qu’elle n’irait sans doute pas voir les Verdurin, comme le narrateur mentait en disant qu’il voulait aller chez eux. Elle cherchait seulement à l’empêcher de sortir avec elle, et lui, par l’annonce brusque de ce projet qu’il ne comptait nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point qu’il devinait le plus sensible, à traquer le désir qu’elle cachait et à la forcer à avouer que sa présence auprès d’elle le lendemain l’empêcherait de le satisfaire. Elle l’avait fait, en somme, en cessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin. Il recommença à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de sa première jalousie. Il employa à blâmer son amie les mêmes raisons qui lui avaient été si souvent opposées par ses parents, quand il était petit, et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à son enfance incomprise. Il dit à Albertine : « Je n’apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits qu’ils oublient d’emporter la lettre que nous leur avons confiée et d’où notre avenir dépend.

Le narrateur était devenu un homme plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que ses parents avaient été pour lui. Quelquefois, en train de faire l’homme sage quand il parlait à Albertine, il lui semblait entendre sa grand’mère.

L’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable, et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent est exaspérante. C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection, et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles. Le narrateur comprenait que pour sa grand’mère et sa mère, il était trop visible que leur sévérité pour lui était voulue par elles, et même leur coûtait, mais peut-être, chez son père lui-même, la froideur n’était-elle qu’un aspect extérieur de sa sensibilité.

Comme son père, le narrateur affectait ce calme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d’ironie pour les manifestations maladroites de la sensibilité et dont surtout il ne se départait pas dans certaines circonstances vis-à-vis d’Albertine.

Ce jour-là, le narrateur allait décider leur séparation et partir pour Venise. Ce qui le réenchaîna à sa liaison tint à la Normandie, non qu’Albertine manifestât quelque intention d’aller dans ce pays où il avait été jaloux d’elle  mais parce qu’ayant dit : « C’est comme si je vous parlais de l’amie de votre tante qui habitait Infreville », elle répondit avec colère, heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plus d’arguments possible, de lui montrer qu’il était dans le faux et elle dans le vrai : « Mais jamais ma tante n’a connu personne à Infreville, et moi-même je n’y suis jamais allée. »

Elle avait oublié le mensonge qu’elle avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c’était de toute nécessité d’aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre l’amitié du narrateur et se donner la mort.

Dans ces moments brefs, mais inévitables, où l’on déteste quelqu’un qu’on aime – ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu’on n’aime pas – on ne veut pas paraître bon pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que votre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse, c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu de s’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer !

Sentant qu’elle était, de toute façon, fâchée, le narrateur en profita pour lui parler d’Esther Lévy. Il affirma que Bloch lui avait dit (ce qui n’était pas vrai) qu’Albertine avait bien connu sa cousine Esther.

L’angoisse de l’enfance du narrateur quand sa mère fâchée refusait de l’embrasser le soir) semblait maintenant de nouveau s’étendre à toutes ses passions, comme si tous ses sentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de son lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère aussi, du bonsoir quotidien de laquelle il recommençait à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de sa vie, qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver.

Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour peu qu’une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en fait faire un grand honneur à celui qui l’a trouvée, le narrateur n’était pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu’elle lui avait dit, à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que des chagrins. »

Albertine alla se coucher sans l’embrasser. Le narrateur se posta devant la porte d’Albertine mais dans la fente de celle-ci il n’y avait plus de lumière. Albertine avait éteint, elle était couchée, il resta là immobile, espérant une chance qui ne venait pas ; et longtemps après, glacé, il revint se mettre sous ses couvertures et pleura tout le reste de la nuit.

Le sommeil d’Albertine lui apparaissait comme un monde merveilleux et magique où par instant s’élève, du fond de l’élément à peine translucide, l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas. Mais d’ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé son innocence. Ce sommeil si calme le ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Comme une mère encore, il s’émerveillais qu’elle s’éveillât toujours de si bonne humeur. Il y avait dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence, qu’Albertine avait au réveil, une pure beauté, qui n’est pas à tout moment souillée, comme est la conversation, d’habitudes verbales, de rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand le narrateur s’était décidé à éveiller Albertine, il avait pu le faire sans crainte, il savait que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée qu’ils venaient de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin.

Dès qu’elle avait entr’ouvert les yeux en souriant, elle lui avait tendu sa bouche, et avant qu’elle eût encore rien dit, il en avait goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d’un jardin encore silencieux avant le lever du jour. Le lendemain, le narrateur se réveilla et découvrit avec joie qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps. Il écouta les thèmes populaires de la rue comme la corne du racommodeur de porcelaine ou la trompette du rempailleur de chaises. Jamais il n’y avait pris tant de plaisir que depuis qu’Albertine habitait avec lui; elles lui semblaient comme un signal joyeux de son éveil et, en l’intéressant à la vie du dehors, lui faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chère présence, aussi constante qu’il la souhaitait. Les cris des vendeurs de rue lui faisaient penser à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky.

Françoise apporta le Figaro au narrateur. Un seul coup d’œil lui permit de se rendre compte que son article n’avait toujours pas passé. Elle lui dit qu’Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez lui et lui faisait dire qu’en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez les Verdurin et comptait aller, comme il le lui avait conseillé, à la matinée « extraordinaire » du Trocadéro après une petite promenade à cheval qu’elle devait faire avec Andrée. Quand elle entra dans sa chambre, ils s’amusèrent à jouer une scène d’Esther de Racine. Le narrateur lui dit : « Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce qui me charme toujours et jamais ne me lasse » (et à part lui il pensait : « si, elle me lasse bien souvent »). Et se rappelant ce qu’elle avait dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d’avoir renoncé aux Verdurin, afin qu’une autre fois elle lui obéît de même pour telle ou telle chose, il dit : « Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas ». Elle fut sincère en l’assurant qu’elle savait bien qu’il l’aimait. Et elle sembla lui pardonner, comme si elle eût vu là la conséquence insupportable d’un grand amour ou comme si elle-même se fût trouvée moins bonne. Il lui demanda d’être prudente et elle répondit qu’il ne lui survivrait pas 48 heures si elle devait avoir un accident.

Le narrateur s’était rappelé, dans son rêve, la promesse qu’il s’était faite, à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée au moins il saurait s’efforcer de ne pas être irrité des querelles de Françoise et du maître d’hôtel, d’être doux avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Le sommeil était divin mais peu stable pour le narrateur mais il pensait que le plus léger choc le rendait volatil. Ami des habitudes, elles le retenaient chaque soir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préservaient de tout heurt ; mais si on les déplaçait, si le sommeil n’était plus assujetti, il s’évanouissait comme une vapeur. Il ressemblait à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouvait plus. A son réveil, il avait perdu une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, il s’efforçait de s’éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris. En écoutant les vendeurs de rue, Albertine avait envie de manger tout ce qu’il vendait et demandait au narrateur d’envoyer Françoise les acheter. Ce serait gentil de manger tout ça ensemble. Ce serait tous ces bruits qu’elle et le narrateur entendaient, transformés en un bon repas. En l’écoutant parler des commerçant, le narrateur se disait qu’Albertine était son œuvre car elle avait subi profondément son influence, elle ne pouvait donc pas ne pas l’aimer. Quand le narrateur lui dit qu’il sortirait acheter des glaces au Ritz, elle répondit : « Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis ».

Quel changement depuis Balbec où le narrateur défiait Elstir lui-même d’avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie, d’une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple.

Une fois Albertine sortie, le narrateur sentit quelle fatigue était pour lui cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait son sommeil par ses mouvements, lui faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu’elle laissait ouvertes, le forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l’accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d’autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jour plus d’ingéniosité que Shéhérazade.

Le narrateur était bien content qu’Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents et d’ailleurs minuscules incidents faisaient qu’ayant, bien entendu, la même confiance dans l’honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne lui semblait plus tout à fait aussi grande qu’autrefois. C’est ainsi que, tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à Versailles, Albertine lui avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs ; comme le chauffeur lui avait parlé du restaurant Vatel, le jour où il releva cette contradiction le narrateur prit un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu’Albertine s’habillait. Le mécanicien lui expliqua que c’était lui qui avait mangé chez Vatel et qu’Albertine l’avait quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu’elle préférait quand ce n’était pas pour faire de la route. Elle voulait être seule à 18 heures, à la Place d’Armes. Elle avait donc passé sept heures sur lesquelles le narrateur ne saurait jamais rien. Il trouva que le mécanicien avait été bien maladroit, mais sa confiance en lui fut désormais complète. Dès le surlendemain, du reste, il vit que, plus qu’il ne l’avait cru un instant dans sa soupçonneuse folie, le mécanicien savait exercer sur Albertine une surveillance discrète et perspicace. Le mécanicien lui avait dit : « Il ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout, À Versailles, sans avoir l’air de rien j’ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l’air de la voir, et le plus fort c’est qu’elle ne m’a pas vu ».

L’attention avec laquelle le gentil chauffeur avait suivi chaque pas d’Albertine toucha beaucoup le narrateur. Comment aurait-il supposé que cette rectification – sous forme d’ample complément à son dire de l’avant-veille – venait de ce qu’entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur eût parlé au narrateur, s’était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce soupçon ne vint même pas au narrateur. Mais les sentiments du narrateur pour Albertine se détournèrent d’elle quand par la confidence singulière que lui fit la femme de chambre de Gilberte, rencontrée par hasard, il apprit que, quand il allait tous les jours chez Gilberte, elle aimait un jeune homme qu’elle voyait beaucoup plus que lui. Parce qu’elle n’était plus au service de la jeune fille – d’elle-même la femme de chambre lui raconta tout au long l’épisode amoureux qu’il n’avait pas su. C’était elle-même, sur l’ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le jeune homme dès que Gilberte était seule. Il se demanda si son amour d’autrefois était aussi mort qu’il le croyait, car ce récit lui fut pénible. Comme il ne croyait pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, il supposa que sa triste impression était due, en partie du moins, à son amour-propre blessé. Il souffrait tant à présent de voir que toutes les heures de tendresse qui l’avaient rendu si heureux étaient connues pour une véritable tromperie de son amie à ses dépens, par des gens qu’il n’aimait pas.

Gilberte était presque morte en lui, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de l’empêcher de se soucier outre mesure d’Albertine, qui tenait une si étroite partie dans son cœur. À tout hasard, et tout en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu’Albertine ne pût pas le plaquer sans qu’il osât refuser par crainte de passer pour espion, le narrateur ne la laissa plus sortir qu’avec le renfort d’Andrée, alors que pendant un temps le chauffeur lui avait suffi. Il était ravi qu’Albertine allât aujourd’hui au Trocadéro, à cette matinée « extraordinaire », mais surtout rassuré qu’elle y eût une compagne, Andrée.

Pour évaluer la perte que lui faisait éprouver la réclusion, c’est-à-dire la richesse que lui offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d’un décor mobile entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous ses yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui lui permît de la retrouver un jour et pareille, cette fiche signalétique que les ornithologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux dont ils veulent pouvoir identifier les migrations. Aussi, le narrateur dit à Françoise que, pour une course qu’il avait à faire, elle voulût lui envoyer, s’il en venait quelqu’une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions.

Le narrateur lut la lettre que sa mère lui avait envoyée. Elle était ennuyée de voir que le séjour d’Albertine à la maison se prolongeait et s’affermissait, quoique non encore déclarées à la fiancée les intentions de mariage de son fils. Elle ne le lui disait pas plus directement parce qu’elle craignait qu’il laissât traîner ses lettres. Elle se disait fâchée des grandes dépenses qu’il faisait.

L’entrée de la petite laitière qu’il avait déjà repérée dans une boutique (et surtout son nez qu’il trouvait dessiné) lui ôta aussitôt son calme de contemplateur, il ne songea plus qu’à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire porter, et se mit à écrire rapidement sans oser la regarder qu’à peine, pour ne pas paraître l’avoir fait entrer pour cela.

Elle était parée pour le narrateur de ce charme de l’inconnu qui ne se serait pas ajouté pour lui à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous attendent. Elle n’était ni nue ni déguisée, mais une vraie crémière, une de celles qu’on s’imagine si jolies quand on n’a pas le temps de s’approcher d’elles ; elle était un peu de ce qui fait l’éternel désir, l’éternel regret de la vie, dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous.

Si l’on cherchait à faire tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dans le maximum d’écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. Les cocottes attiraient si peu le narrateur, pas parce qu’elles étaient moins belles que d’autres, mais parce qu’elles étaient toutes prêtes, parce qu’elles n’étaient pas des conquêtes. Il avait vu une jeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer et n’avait eu de cesse de pouvoir expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la distraite marchande de fruits n’étaient pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de sa part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d’entourer son cou de leurs bras qui portaient les fruits, d’incliner sur sa bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères – aux heures du travail où l’ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient ses obsédants regards et qui maintenant qu’il l’avait vue seule à seul, faisaient plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand il parlait de faire l’amour.

La curiosité amoureuse est comme celle qu’excitent en nous les noms de pays ; toujours déçue, elle renaît et reste toujours insatiable. Hélas ! une fois auprès de lui, la blonde crémière aux mèches striées, dépouillée de tant d’imagination et de désirs éveillés en lui, se trouva réduite à elle-même.

Il parcourut Le Figaro et apprit que ce soir-là au Trocadéro Mlle Léa avait accepté d’y paraître dans les Fourberies de Nérine. Ce fut comme si on avait brutalement arraché de son cœur le pansement sous lequel il avait commencé, depuis son retour de Balbec, à se cicatriser. Le flux de ses angoisses s’échappa à torrents. Léa c’était la comédienne amie des deux jeunes filles de Balbec qu’Albertine, sans avoir l’air de les voir, avait un après-midi, au Casino, regardées dans la glace. A Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction particulier pour dire au narrateur, presque choquée qu’on pût soupçonner une telle vertu : « Oh non, ce n’est pas du tout une femme comme ça, c’est une femme très bien. »

Pourtant, un jour où Albertine voulut gagner la confiance du narrateur par des confidences, elle se laissa aller à lui dire de la même personne, au début si comme il faut et qu’elle ne connaissait pas : « Elle a eu le béguin pour moi ». Elle avait même fini par dire qu’elle était allée chez Léa.

Le narrateur n’en était qu’à la première de ces affirmations pour Léa. Il ignorait même si Albertine la connaissait ou non. N’importe, cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu’au Trocadéro elle pût retrouver cette connaissance, ou faire la connaissance de cette inconnue. Il croyait qu’il ne savait si Albertine connaissait Léa ou non ; il avait dû pourtant l’apprendre à Balbec, d’Albertine elle-même. Car l’oubli anéantissait aussi bien chez lui que chez Albertine une grande part des choses qu’elle lui avait affirmées.

Le narrateur dit à la laitière que décidément il n’avait pas besoin d’elle et il lui donna cinq francs. Aussitôt, s’y attendant si peu, et se disant que, si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup pour une course du narrateur, elle commença à trouver que le match qu’elle voulait voir n’avait pas d’importance. Mais il la poussa vers la porte, il avait besoin d’être seul, il fallait à tout prix empêcher qu’Albertine pût retrouver au Trocadéro les amies de Léa.

La croyance, non remarquée ce matin par lui et dont pourtant il avait été joyeusement enveloppé jusqu’au moment où il avait rouvert le Figaro, qu’Albertine ne ferait rien que d’inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Il vivait dans l’inquiétude qu’Albertine renouât avec Léa, et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles allaient, comme cela lui semblait probable, applaudir l’actrice au Trocadéro, où il ne leur serait pas difficile, dans un entr’acte, de retrouver Albertine. Le nom de Léa lui avait fait revoir, pour en être jaloux, l’image d’Albertine au Casino près des deux jeunes filles. Albertine pouvait lui nier ses trahisons particulières ; par des mots qui lui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, par ces regards seuls fixées sur les jeunes filles, elle avait fait l’aveu de ce qu’elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de ce qu’elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître : de son penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Ce qui rendait douloureuses les amours du narrateur, c’était qu’il leur préexistait une espèce de péché originel de la femme, un péché qui les lui faisait aimer, de sorte que, quand il l’oubliait, il avait moins besoin d’elle et que, pour recommencer à aimer, il fallait recommencer à souffrir.

Et pourtant, cet amour pour Albertine, qu’il sentait presque s’évanouir quand il essayait de le réaliser, la violence de sa douleur en ce moment semblait en quelque sorte lui en donner la preuve. Il n’avait plus souci de rien d’autre, il ne pensait qu’aux moyens de l’empêcher de rester au Trocadéro, il aurait offert n’importe quelle somme à Léa pour qu’elle n’y allât pas.

D’abord il fallait être certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié la laitière, le narrateur téléphona à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour le lui demander. Il n’en savait rien et parut étonné que cela pût l’intéresser.

Le narrateur fit prendre une automobile à Françoise ; elle devait aller au Trocadéro, prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle, et lui remettre un mot de lui. Dans ce mot, il lui disait qu’il était bouleversé par une lettre reçue à l’instant de la même dame à cause de qui elle savait qu’il avait été si malheureux une nuit à Balbec. Il lui rappelait que le lendemain elle lui avait reproché de ne pas l’avoir fait appeler. Aussi il se permettait de lui demander de lui sacrifier sa matinée et de venir le chercher pour aller prendre un peu l’air ensemble afin de tâcher de se remettre. Elle lui ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin, étant plus petit, l’inquiétait moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait besoin.

Il recommanda à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de la salle, de l’en avertir par téléphone et de la ramener, contente ou non. Françoise, quand elle parlait d’Albertine aux autres domestiques, l’appelait une « comédienne », une « enjôleuse » qui faisait du narrateur ce qu’elle voulait. Elle n’osait pas encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage, et se faisait mérite auprès du narrateur des services qu’elle lui rendait dans ses relations avec lui, pensant qu’il était inutile de rien lui dire et qu’elle n’arriverait à rien, mais à l’affût d’une occasion ; si jamais elle découvrait dans la situation d’Albertine une fissure, elle se promettait bien de l’élargir et de la séparer complètement du narrateur. Le narrateur remarqua que le parler de Françoise subissait l’influence de sa fille. Quand Françoise voulait parler à sa fille en présence du narrateur, elles dialoguaient en patois pour qu’il ne comprenne pas mais il avait fini par comprendre. Le patois devenant une défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français qui devint bien vite celui des plus basses époques. Une demi-heure plus tard, un téléphoniste appela le narrateur pour lui rapporter les propos de Françoise qu’une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s’approcher d’un récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant allée seulement prévenir Andrée qu’elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise. Françoise avait dit revenir vers 14 heures. Le narrateur comprit que cela signifiait une heure plus tard car Françoise ne savait pas lire l’heure. Le narrateur ne sut jamais pourquoi. Albertine allait rentrer avec Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies. Alors ce danger qu’elle renouât des relations avec elles étant conjuré, il perdit aussitôt aux yeux du narrateur de son importance et il s’étonna, en voyant avec quelle facilité il l’avait été, d’avoir cru qu’il ne réussirait pas à ce qu’il le fût. Il éprouva un vif mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, il le voyait, n’était pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui lui montrait, en quittant la matinée et en rentrant sur un signe de lui, qu’elle lui appartenait plus qu’il ne le se figurait. Il fut plus grand encore quand un cycliste lui porta un mot d’elle pour que le narrateur prît patience, et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelque chose puisse m’amuser autant que d’être avec vous ! ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. »

Il avait une femme à lui qui, au premier mot qu’il lui envoyait à l’improviste, lui faisait téléphoner avec déférence qu’elle revenait, qu’elle se laissait ramener, aussitôt.

Il était plus maître qu’il n’avait cru. Plus maître, c’est-à-dire plus esclave. Il n’avait plus aucune impatience de voir Albertine. La certitude qu’elle était en train de faire une course avec Françoise, ou qu’elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et qu’il eût volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et paisible un temps qu’il eût eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul. Son amour pour Albertine l’avait fait lever et se préparer pour sortir, mais il l’empêcherait de jouir de sa sortie. Il pensait que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, des midinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois.

Profitant de ce qu’il était encore seul, il s’assit au piano et ouvrit au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et se mit à jouer ; parce que l’arrivée d’Albertine étant encore un peu éloignée, mais en revanche tout à fait certaine, il avait à la fois du temps et de la tranquillité d’esprit. Baigné dans l’attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d’une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, il pouvait disposer de sa pensée, la détacher un moment d’Albertine, l’appliquer à la sonate. Même en celle-ci, il ne s’attacha pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à son amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente qu’il avait pu confesser à Swann son ignorance de ce sentiment. Il regarda la sonate en elle-même comme l’œuvre d’un grand artiste qui le ramenait par le flot sonore vers les jours de Combray lors des promenades du côté de Guermantes – où il avait lui-même désiré d’être un artiste. La sonate de Vinteuil lui fit penser à Tristan de Wagner qu’il se mit à jouer. Sa pensée divagua sur l’œuvre de Wagner et sur celle de Balzac. Puis il pensa à Morel. Morel avait l’habitude de parler de sa vie, mais en présentait une image si enténébrée qu’il était très difficile de rien distinguer. Il se mettait, par exemple, à la complète disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait pouvoir, après le dîner, aller suivre un cours d’algèbre. M. de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. « Impossible, c’est une vieille peinture italienne » (cette plaisanterie n’a aucun sens, transcrite ainsi ; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel l’Éducation sentimentale, à l’avant-dernier chapitre duquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne prononçait jamais le mot « impossible » sans le faire suivre de ceux-ci : « c’est une vieille peinture italienne »), le cours dure fort tard, et c’est déjà un grand dérangement pour le professeur qui, naturellement, serait froissé. M. de Charlus objecta bien que l’algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu’elle était une distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie. M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, à apprendre ce qu’étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctables cours d’algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pour s’occuper de dévider l’écheveau des occupations de Morel, M. de Charlus était trop engagé dans celles du monde.

Le narrateur quitta le piano, il était descendu dans la cour pour aller au-devant d’Albertine qui n’arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle qu’il croyait devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que le narrateur ne lui connaissait pas, paysan, refoulé d’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue » répétait-il à la pauvre petite qui certainement, au début, n’avait pas compris ce qu’il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. Puis il la traita de putain. Juste à ce moment la voix de Jupien, qui rentrait en causant avec un de ses amis, se fit entendre dans la cour. Le narrateur remonta pour éviter Morel qui, bien qu’ayant feint de tant désirer qu’on fît venir Jupien (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien), se hâta de sortir dès qu’il l’entendit dans la cour. Cette scène avait bouleversé le narrateur. Peu à peu son agitation se calma, Albertine allait rentrer. Contrastant avec l’anxiété qu’il avait encore il y a une heure, le calme que lui causait le retour d’Albertine était plus vaste que celui qu’il avait ressenti le matin, avant son départ. Anticipant sur l’avenir, dont la docilité de son amie le rendait à peu près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la présence imminente, importune, inévitable et douce, c’était le calme (le dispensant de chercher le bonheur en lui-même) qui naît d’un sentiment familial et d’un bonheur domestique. Quand ils se promenèrent, Albertine lui montra une nouvelle bague qu’elle avait achetée. Il lui demanda comment elle avait trouvé le Trocadéro. Elle l’avait trouvé assez moche. Elle savait que c’était une œuvre de Davioud car elle lisait les livres du narrateur pendant qu’il dormait. Il n’était pas fâché qu’elle eût la satisfaction, à défaut d’autres, de se dire que, du moins, le temps qu’elle passait chez lui n’était pas entièrement perdu pour elle. Albertine lui répondit qu’il était gentil et que si elle devenait intelligente, ce serait grâce à lui. Le palais du Trocadéro avait rappelé à Albertine, aussi, dominant comme cela sur son tertre, une toile de Mantegna représentant Saint-Sébastien, où il y avait au fond une ville en amphithéâtre et où on jurait qu’il y avait le Trocadéro.

Comme on fait à la veille d’une mort prématurée, le narrateur dressa le compte des plaisirs dont le privait le point final qu’Albertine mettait à sa liberté. Sans en parler à Albertine, il avait décidé d’aller le soir chez les Verdurin. Il voulait tâcher d’apprendre quelles personnes Albertine avait pu espérer rencontrer l’après-midi chez eux. La présence d’Albertine le privait d’aller à elles, et peut-être ainsi de cesser de désirer les jeunes midinettes. Il trouvait innocent de désirer et atroce que l’autre désire. Il regardait les midinettes car il était fasciné par la vie inconnue qui les pénétrait et qu’il aspirait à posséder avec elles. Si Albertine n’avait pas vécu avec lui, avait été libre, il eût imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir à lui, de son plaisir à elle. Elles lui furent apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au cœur d’un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les comédiennes, comme il les aurait haïes !

Objet d’horreur, elles eussent été exceptées pour moi de la beauté de l’univers. Le servage d’Albertine, en permettant au narrateur de ne plus souffrir par elles, les restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l’aiguillon qui met au cœur la jalousie, il lui était loisible de les admirer, de les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. C’est parce qu’il avait vu Albertine comme un oiseau mystérieux, puis comme une grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, qu’il l’avait trouvée merveilleuse. Une fois captif chez lui l’oiseau qu’il avait vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues on ne sait d’où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes les chances qu’avaient les autres de l’avoir à eux. Elle avait peu à peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où le narrateur l’imaginait, sans lui, accostée par telle femme ou tel jeune homme, pour qu’il la revît dans la splendeur de la plage, bien que sa jalousie fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de son imagination.

Il pouvait très bien diviser son séjour chez lui en deux périodes : la première où elle était encore, quoique moins chaque jour, la chatoyante actrice de la plage ; la seconde où, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait ces éclairs où il se ressouvenait du passé pour lui rendre des couleurs. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d’autrefois. Et ainsi alternait, avec l’ennui un peu lourd que le narrateur avait auprès d’elle, un désir frémissant, plein d’orages magnifiques et de regrets ; selon qu’elle était à côté de lui dans sa chambre ou qu’il lui rendait sa liberté dans sa mémoire. Albertine remise sur la plage, ou rentrée dans sa chambre, engendrait comme une sorte d’amour amphibie.

 

 

 

Ils descendirent de voiture et marchèrent longtemps ; même pendant quelques instants le narrateur lui donna le bras, et il lui semblait que cet anneau que le bras d’Albertine faisait sous le sien unissait en un seul être leurs deux personnes et attachait l’une à l’autre leurs deux destinées. Albertine n’avait pas été pour lui, pendant leur promenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière de chair et d’étoffe. L’imagination de ses yeux, de ses lèvres, de ses mains, avait, à Balbec, si solidement construit, si tendrement poli son corps que maintenant, dans cette voiture, pour toucher ce corps, pour le contenir, le narrateur n’avait pas besoin de se serrer contre Albertine, ni même de la voir, il lui suffisait de l’entendre et, si elle se taisait, de la savoir auprès de lui. Malheureusement elle semblait se trouver chez lui en prison et être de l’avis de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle n’était pas contente d’être dans une aussi belle demeure que Liancourt, répondit qu’il n’est pas de belle prison », si le narrateur en jugeait par l’air triste et las qu’elle eut ce soir-là pendant leur dîner en tête à tête dans sa chambre.

Mais la pensée de son propre esclavage cessait tout d’un coup de peser le narrateur et il souhaitait de le prolonger encore, parce qu’il lui semblait apercevoir qu’Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute, chaque fois qu’il lui avait demandé si elle ne se déplaisait pas chez lui, elle lui avait toujours répondu qu’elle ne savait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de nostalgie, d’énervement. Avec cette merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements, vite réprimés, d’impatience, qui lui firent se demander si Albertine n’aurait pas formé le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient sa supposition. Ainsi, un jour où il était sorti seul, ayant rencontré, près de Passy, Gisèle, ils causèrent de choses et d’autres. Bientôt, assez heureux de pouvoir le lui apprendre, le narrateur lui dit qu’il voyait constamment Albertine. Gisèle lui demanda où elle pourrait la trouver, car elle avait justement quelque chose à lui dire à propos de ses petites camarades d’autrefois mais elle ne voulut pas en dire davantage. Le narrateur sentit qu’elle mentait mais pas comme Albertine. Quand Albertine mentait, son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendre vraisemblable. Gisèle ne mentait pas de la même manière qu’Albertine, ni non plus de la même manière qu’Andrée, mais leurs mensonges respectifs s’emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple, où le malheureux auteur n’arrivera jamais, malgré la diversité des personnalités composantes, à savoir s’il est ou non floué.

Des rencontres comme celles de Gisèle n’étaient pas seules à accentuer ses doutes. Par exemple, il admirait les peintures d’Albertine. Les peintures d’Albertine, touchantes distractions de la captive, émurent le narrateur tant qu’il la félicita. Un soir elle lui avait fait dire, à Balbec, qu’elle était restée à prendre une leçon de dessin.  Il lui rappela le jour et lui dit qu’il avait bien compris tout de suite qu’on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine rougit. « C’est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne vous mens plus jamais. »

Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans doute de lui faire croire qu’il allait lui-même la rompre. Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait quelque chose de pénible. C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime.

C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime. Mais qu’on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l’inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu’on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, le narrateur plaignait M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la scène de l’après-midi lui fit sentir le côté gauche de sa poitrine bien plus gros que l’autre) ; en laissant de côté les relations qu’ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début, que Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu’aux jours des mélancolies où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans pouvoir fournir d’explications, l’insultait de sa méfiance, à l’aide de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l’intérêt le plus immédiat. Tout ceci n’est que comparaison. Albertine n’était pas folle.

Le narrateur apprit que ce jour-là avait eu lieu une mort qui lui fit beaucoup de peine, celle de Bergotte. Sa maladie durait depuis longtemps. Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul jour pour le mépriser comme tout le reste, et de la même façon, qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir, mais aussitôt qu’on a obtenu. Personne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu de chose. Il s’excusait à ses propres yeux parce qu’il savait ne pouvoir jamais si bien produire que dans l’atmosphère de se sentir amoureux. Et même, si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la surface de l’âme, qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a tendance à s’immobiliser. On n’arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses et les caresses en or.

Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n’avait dû quelques années de mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars).

Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les aimons : nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu’ils ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s’était défendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, les accidents d’autrefois avaient reparu, les récents s’étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle s’ajoutait l’insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques.

La mort de Bergotte survint la veille de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection.

La veille de sa mort, Albertine avait rencontré Bergotte, raconta-t-elle le soir même au narrateur, et cela l’avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec elle. C’est sans doute avec elle qu’il avait eu son dernier entretien. Elle le connaissait par le narrateur qui ne le voyait plus depuis longtemps, mais comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, le narrateur avait, un an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il lui avait accordé ce que le narrateur avait demandé, tout en souffrant un peu que le narrateur ne le revît que pour faire plaisir à une autre personne, ce qui confirmait l’indifférence du narrateur pour lui. Le narrateur devina longtemps après que, ce jour-là, Albertine n’avait nullement rencontré Bergotte, mais il n’en avait point eu un seul instant le soupçon tant elle le lui avait conté avec naturel, et il n’apprit que bien plus tard l’art charmant qu’elle avait de mentir avec simplicité.

Quelquefois des rapprochements singuliers donnaient au narrateur à son sujet des soupçons jaloux où, à côté d’elle, figurait dans le passé, ou hélas dans l’avenir, une autre personne. Pour avoir l’air d’être sûr de son fait, il disait le nom et Albertine lui disait : « Oui je l’ai rencontrée, il y a huit jours, à quelques pas de la maison. Par politesse j’ai répondu à son bonjour. J’ai fait deux pas avec elle. Mais il n’y a jamais rien eu entre nous. Il n’y aura jamais rien. » Or Albertine n’avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne raison que celle-ci n’était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais Albertine trouvait que nier complètement était peu vraisemblable.

Le narrateur n’avait jamais connu de femmes douées plus qu’Albertine d’heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie, si ce n’est une de ses amies – une de ses jeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à fait à certaines grappes de fleurs roses. Cette jeune fille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n’y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui étaient fréquents chez Albertine. La vraisemblance seule inspirait Albertine, nullement le désir de donner de la jalousie au narrateur.

Albertine savait que le narrateur aimait à la récompenser de ses gentillesses, et cela expliquait peut-être qu’elle inventât, pour s’innocenter, des aveux naturels comme ses récits dont il ne doutait pas et dont un avait été la rencontre de Bergotte alors qu’il était déjà mort.

Le narrateur n’avait su jusque-là des mensonges d’Albertine que ceux que, par exemple, à Balbec lui avait rapportés François. Il pensait que Françoise, comme les « inférieurs » qui l’aimaient, avaient du plaisir à froisser les gens de sa classe dans leur amour-propre.

Chapitre deuxième

Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.

Après le dîner, le narrateur dit à Albertine qu’il avait envie de profiter de ce qu’il était levé pour aller voir des amis, Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, il ne savait trop, ceux qu’il trouverait chez eux. Il tut seulement le nom de ceux chez qui il comptait aller, les Verdurin. Il lui demanda si elle ne voulait pas venir avec lui. Elle allégua qu’elle n’avait pas de robe. Et pour lui dire adieu elle lui tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu’elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu’elle n’avait plus jamais eue depuis. Le narrateur souffrait que la coiffure qu’il lui avait demandé d’adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d’Albertine, de l’attacher à elle comme un lien.

Au moment où, dans la rue, le narrateur allait appeler un fiacre pour aller chez les Verdurin, il entendit des sanglots qu’un homme, qui était assis sur une borne, cherchait à réprimer. L’homme, qui avait la tête dans ses mains, avait l’air d’un jeune homme, et le narrateur fut surpris de voir, à la blancheur qui sortait du manteau, qu’il était en habit et en cravate blanche. En l’entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt, l’ayant reconnu, le détourna. C’était Morel. Il comprit que le narrateur l’avait reconnu et, tâchant d’arrêter ses larmes, il lui dit qu’il s’était arrêté un instant, tant il souffrait. Il regrettait d’avoir insulté la femme qu’il aimait sans se doter que le narrateur avait assister à la scène. Le narrateur comprenait très mal ce qui s’était passé, et c’était d’autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l’état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. Il avait, le mois précédent, poussé aussi vite qu’il avait pu, beaucoup plus lentement qu’il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu’il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d’autres jeunes filles qu’elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l’avaient exaspéré. Du coup (soit qu’elle eût été trop chaste, ou, au contraire, se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral, quoique vicieux, il avait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux et, avant d’annoncer la rupture, de « fout’ le camp » pour une destination inconnue.

Bien que la conduite qu’il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu’ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu’elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces, et qu’il n’avait pas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, au contraire, vraiment « fout’ le camp » pour une chose aussi simple lui paraissait beaucoup. C’était quitter le baron qui, sans doute, serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée que c’était inévitable lui donnait des crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer.

Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu’ils devaient s’estimer heureux d’en être quittes à si bon marché. Il trouvait, en somme, que la jeune fille était dans son tort d’avoir été si maladroite, de n’avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune fille depuis qu’ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d’un valet de chambre. Malgré tout, Morel restait nerveux et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène de l’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d’être comme d’habitude tout à ce qu’il jouerait chez les Verdurin, et désireux, tant que le narrateur le verrait, de lui permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de le supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ était un soulagement pour le narrateur. Le narrateur se rappelait trop la scène de l’après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de lui pendant le trajet.

Ce n’était pas la première fois que Morel agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles – de jeunes filles moins oublieuses de lui qu’il n’était d’elles – souffrirent – comme souffrit longtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le méprisant.

Le narrateur avait en lui deux produits de sa journée. C’était, d’une part, grâce au calme apporté par la docilité d’Albertine, la possibilité et, en conséquence, la résolution de rompre avec elle.

C’était, d’autre part, fruit de ses réflexions pendant le temps qu’il l’avait attendue, assis devant son piano, l’idée que l’Art, auquel il tâcherait de consacrer sa liberté reconquise, n’était pas quelque chose qui valût la peine d’un sacrifice. Mais ces produits n’allaient pas être durables ; car, dès cette soirée même, ses idées sur l’art allaient se relever de la diminution qu’elles avaient éprouvée l’après-midi, tandis qu’en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui lui permettrait de se consacrer à lui, allait lui être de nouveau retiré.

Comme sa voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, le narrateur la fit arrêter. Il venait en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. Il alla à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté de lunettes nouvelles puissantes et compliquées. Le narrateur offrit son bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. Le narrateur était assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette. La mort de Swann l’avait bouleversé et il se rappela des nécrologies qu’il avait lues dans les journaux. Il pensait que si l’on n’était pas  « quelqu’un », l’absence de titre connu rendait plus rapide encore la décomposition de la mort. Swann était, au contraire, une remarquable personnalité intellectuelle et artistique ; et bien qu’il n’eût rien « produit » il eut la chance de durer un peu plus. C’était parce que celui qu’il aurait dû considérer comme un petit imbécile avait fait de lui le héros d’un de ses romans, qu’on recommençait à parler de Swann et que peut-être il vivrait.

Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où Swann était entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parlait tant de lui, c’était parce qu’on voyait qu’il y a quelques traits de lui dans le personnage de Swann. C’étaient ces nécrologies qui donnaient encore à présent au narrateur le désir de mieux connaître la demeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n’était pas seulement quelques lettres passées dans un journal, avait si souvent dîné avec Odette. Le narrateur n’était pas allé voir Gilberte comme il l’avait pourtant promis à Swan chez la princesse de Guermantes. Cela lui rendit longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu’une autre. Le narrateur avait tant de questions à lui poser mais les réponses ne viendraient plus.

Brichot dit au narrateur qu’à l’époque à laquelle il faisait allusion les Verdurin habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant Brichot préférait à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise.  Brichot lui apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti » (c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la » musical, organisé par M. de Charlus. Brichot relata des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. Le narrateur comprenait bien que par « salon » Brichot entendait – comme le mot église ne signifie pas seulement l’édifice religieux mais la communauté des fidèles – non pas seulement l’entresol, mais les gens qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu’ils venaient chercher là.

Peut-être aussi Brichot avait-il plaisir à lui vanter ce que le narrateur ne connaîtrait pas, à lui montrer qu’il avait goûté des plaisirs qu’il ne pourrait pas avoir ? Il y réussissait, du reste, car rien qu’en citant les noms de deux ou trois personnes qui n’existaient plus et à chacune desquelles il donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d’en parler, de ces intimités délicieuses le narrateur se demandait ce qu’il avait pu être ; il sentait que tout ce qu’on lui avait raconté des Verdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, qu’il avait connu, il se reprochait de ne pas avoir fait assez attention à lui, de n’y avoir pas fait attention avec assez de désintéressement, de ne pas l’avoir bien écouté quand il le recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu’il lui montrait de belles choses, maintenant que le narrateur savait qu’il était comparable à l’un des plus beaux causeurs d’autrefois.

Au moment d’arriver chez Mme Verdurin, le narrateur aperçut M. de Charlus naviguant vers eux de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était, bien malgré lui, toujours escorté quoique à quelque distance. Cela contrastait tellement avec l’étranger hautain de la première année de Balbec, à l’aspect sévère, à l’affectation de virilité, que le narrateur avait semblé découvrir. La présence de M. de Charlus  causait un certain malaise à  Brichot.

Mme de Surgis n’avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n’importe quoi qu’eût avili et expliqué l’intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d’horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à le leur faire pincer l’un l’autre.

L’irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoi qu’on en dise. Landru, à supposer qu’il ait réellement tué ses femmes, s’il l’a fait par intérêt, à quoi l’on peut résister, peut être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.

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