La Peau de chagrin (Balzac)
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La Peau de chagrin (Balzac).
Dans les années 1830, Balzac est surtout journaliste ; de ce métier exaltant et appauvrissant, il ne se défera qu'avec peine et progressivement, sous la pression de la grande oeuvre à écrire, de cette Peau de chagrin qui l'accablera de travail pendant les six premiers mois de 1831. Bien que Balzac ne se soit à aucun moment laissé embrigader dans le mouvement romantique, il ne saurait se soustraire à cette vague de fond qui a porté la révolution de Juillet.
Les dernières oeuvres de Balzac de 1830 et celles de 1831 portent la marque de l'esthétique romantique, plus sans doute que les romans de Stendhal écrits à la même époque. Balzac se montre infiniment sensible aux modes. Que le public s'engoue d'Hoffman et réclame du surnaturel ou de l'exotique, Balzac lui donne en retour l'Elixir de longue vie et Une passion dans le désert.
Balzac s'est toujours défendu d'avoir connu Hoffman avant de penser la Peau de chagrin. Les hallucinations de la peau de chagrin (Raphaël chez l'antiquaire), des Proscrits (la vision de Dante, inspiré aussi du poète italien) révèlent quelque parenté avec la manière d'Hoffman mais nulle part on ne surprend Balzac en flagrant délit d'imitation.
Une influence romantique moins connue s'est par contre profondément exercée sur Balzac : celle des peintres.
Il leur réserve une grande place dans son oeuvre. Il a souvent rencontré Delacroix chez Nodier. Delacroix a l'honneur de figurer sous un masque dans la Peau de chagrin. On sait que Balzac lui-même fait quelques incursions dans le Journal de Delacroix.
Si Balzac ne fait jamais de l'atroce pour l'atroce, c'est qu'il a déjà dépassé l'âge ingrat de son romantisme. Une curiosité sans repos de Balzac s'ouvre aux problèmes de la religion, de la philosophie, de l'occultisme, de la magie, des phénomènes psychiques et magnétiques ; des notes s'amoncellent, qui ont trait à l'immortalité de l'âme, peut-être à la nature de la vie et de la volonté. Les excès dans l'horrible et le grotesque, Balzac sous des noms d'emprunt (Horace de Saint-Aubin), les avaient tous commis et en commençant la Comédie humaine, il s'en était donc du même coup délivré.
La Peau de chagrin parut en août 1831 et fut épuisée en quelques jours. Au parti pris d'extériorité qui caractérisait la conception des Scènes de la vie privée a donc succédé, par un semblable excès, un parti pris d'intériorité. Effet de cette nouvelle structure esthétique, le héros des Romans et contes philosophiques voit grandir démesurément ses forces intérieures libérées de leurs entraves naturelles. Grandir jusqu'au surnaturel et placer l'artiste en face d'un nouveau problème d'expression.
Comme les Scènes de la vie privée, les Romans et Contes philosophiques montrent donc l'auteur en quête de son personnage ou, si l'on veut, le personnage balzacien en quête de lui-même. Le Balzac de 1830 semblait rêver d'un héros qui incarnerait une passion. Les premières réalisations de 1831 sont loin de répondre à cette conception. L'écrivain se contente de suggérer la présence, au fond de son héros, d'une force inconnue. Celle-ci, qui ne peut se formuler dans un caractère en voie de destruction, mais jaillit d'un regard ou d'une convulsion du corps, reste innomée.
La peau de chagrin, selon Balzac, et la formule de la vie humaine, abstraction faite des individualités. Tout y est mythe et figure. Elle est donc le point de départ de mon ouvrage. Après viendront se grouper des nuances en nuance, les individualités, les existences particulières.
Pour la première fois Balzac suit un personnage cohérent et dynamique tout au long de sa destinée. Le prologue du roman met brusquement le lecteur en présence d'un personnage voilé. Mais cette silhouette d'inconnu ne tarde pas à prendre la forme d'un portrait visionnaire. Rien qui permette de déceler sur ce visage l'économie subtile d'un caractère ; entraîné par son don de seconde vue, l'écrivain y montre une âme déchirée entre le bien et le mal, la vie et la mort. Avant d'être un personnage psychologique, le héros, tout ombres et flammes, est un personnage mythique. Et se précise une antithèse primitive, puissante et simple, qui jette sur la scène une lumière symbolique.
Le héros, disputé entre la vie et la mort, joue sa destinée, perd, se prépare à mourir. Tout le prologue nous ramène à cet être solitaire aux prises avec ses deux ombres tentatrices : « il marchait comme au milieu d'un désert, coudoyé par des hommes qu'il ne ne voyait pas, n'écoutant à travers les clameurs populaires qu'une seule voix, celle de la mort et quand une claire figure de femme lui apparut au seuil d'un marchand d'estampes, cette dernière image du luxe et de l'élégance s'éclipsa comme allait s'éclipser sa vie.
On se lasserait de ce personnage en noir et blanc si une scène inattendue ne lui faisait subir une première métamorphose : c'est la fameuse visite chez l'antiquaire.
Pour humaniser son héros, Balzac cherche les signes indubitables de son individualité. Comment la montrerait-il mieux que par cette confession d'un homme à moitié ivre qui revoit sa jeunesse-à plus forte raison si cet homme, pour la plus grande part, c'est lui-même.
À sa propre jeunesse Balzac emprunte les détails concrets qui donneront le caractère de la vraisemblance à l'existence de Raphaël. Il raconte la dure expérience de la solitude, les débuts d'un écrivain à Paris, les obstacles que la misère a dressés devant ses premiers désirs. Ces oppositions entre la puissance surnaturelle de l'âme et la vie visible à fleur de terre resteront une des constantes de l'esthétique balzacienne.
Balzac se garde de laisser la vie du héros se confondre avec aucun sentiment : le propre de Raphaël sera justement de ne jamais faire corps avec son sentiment, de s'en dégager parfois brusquement comme s'il quittait un vêtement usé. Ce qui explique la curieuse alternance des passions qui n'a rien à voir avec les intermittences du coeur ; de l'étude à l'amour, de l'amour à la débauche, presque sans transitions ou des transitions rapidement notées de l'extérieur avec des mots et non des faits.
En décrivant dans son héros la courbe de cette maladie imaginaire, l'écrivain invente un nouveau langage symbolique qui exprime à l'aide des données concrètes de l'observation la progression de la vie et des passions. Dans une seule expression se confondent déjà le visible et l'invisible, la forme immobile et le temps qui l'emporte. En somme le héros balzacien a trouvé son unité.
Dès la fin de 1830 Balzac avait fait paraître dans la Caricature un fragment du roman qu'il était en train d'écrire ou de méditer ; ce texte intitulé Le Dernier Napoléon correspond aux premières pages de l'oeuvre ; il fut passablement modifié par la suite.
À monsieur Savary,
membre de l’Académie des Sciences.
Le talisman
Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36. Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ! N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente.
Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Dans ses rides il y avait trace de
vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux.
Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée : Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu.
Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances.
Toujours en opposition avec lui- même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse.
Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non !Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches.
Quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra.
Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge.
Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Il marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.
– Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.
Le jeune homme ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. Il disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie.
– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.
– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.
Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant di tanti palpiti d’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.
Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793. L’inconnu fut assailli par mille pensées qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.
Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre. – Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS.
Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.
Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous... Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne. L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.
– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.
En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau ; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements ; la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture.
Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté.
Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. Il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance.
Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne. Puis il dit à l’étranger d’un air insouciant : – Voyez, monsieur, voyez ! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés, vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.
Portant sa croix jusqu’au bout, le jeune homme parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Le commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen-âge. Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux.
Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde.
Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. Le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. Les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe ; Moïse, les Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde antique et solennel. Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux.
Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme. Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.
En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe ; enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées.
– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.
– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au troisième étage, et vous verrez !
L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts.
– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.
– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.
Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.
Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de toi !
Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.
Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme.
Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels. Il vit un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu.
Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images.
L’inconnu trembla devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.
– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté.
Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.
La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. L’Inconnu dit au vieillard : « Il va falloir mourir ». Le marchand crut que le jeune homme voulut intenter à sa vie pour voler le tableau mais il l’inconnu lui expliqua que c’était sa propre vie qu’il voulait supprimer. En attendant la nuit, afin de pouvoir se noyer sans esclandre, il était venu voir les richesses du marchand, comme pour s’offrir un dernier plaisir à l’homme de science et de poésie qu’il était.
Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, le vieillard lâcha le visage du jeune homme qu’il avait pris dans ses mains; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet : – Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ? L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.
– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous déshonoré ? L’inconnu répondit que s’il voulait se déshonorer, il vivrait. Pour expliquer son désir de suicide, il ajouta qu’il se trouvait dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères et ne voulait mendier ni secours ni consolations. Alors le vieillard lui dit qu’il voulait le faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne pouvait l’être un roi constitutionnel.
Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.
– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.
Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au- dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.
– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon. Le marchand fut surpris que le jeune homme connu ce sceau. L’inconnu lui dit que les superstitions de l’Orient avaient consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représentait une puissance fabuleuse. Le marchand apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.
Le jeune homme demanda au vieillard un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y étaient empreintes ou incrustées. Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté. Puis, il regarda la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude. Les paroles mystérieuses du chagrin étaient écrites en sanskrit que je le jeune homme avait appris. Cela signifiait : voulait dire en français :
Si tu me possèdes, tu posséderas tout. Mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a voulu ainsi. Désire, et tes désirs seront accomplis. Mais règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là. À chaque vouloir je décroitrai comme tes jours. Me veux-tu ? Prends. Dieu t’exaucera. Soit !
Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir. L’inconnu lui demanda si c’était une plaisanterie ou un mystère. Le marchand lui répondit : Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...
Il constata qu’avant d’entrer dans ce cabinet, l’inconnu avait résolu de se suicider ; mais tout à coup un secret l’occupait et le distrayait de mourir. Le marchand avait été étais dans la misère, il avait mendié son pain ; néanmoins il avait atteint l’âge de cent deux ans, et était devenu millionnaire : le malheur lui avait donné la fortune, l’ignorance l’avait instruit. Il révéla au jeune homme en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et le marchand lui devait le bonheur et sa longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. En deux mots, il avait placé sa vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Il avait vu le monde entier : ses pieds avaient foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, il avait appris tous les langages humains, et avait vécu sous tous les régimes : il avait prêté son argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, il avait dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, il avait signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et avait laissé sans crainte son or dans le wigwam des sauvages, enfin il avait tout obtenu parce qu’il avait tout su dédaigner. Sa seule ambition avait été de voir. Il dit que la pensée était la clef de tous les trésors, elle procurait les joies de l’avare sans donner ses soucis. Il avait tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; il n’avait jamais rien désiré, il avait tout attendu ; il s’était promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui lui appartenait. Ce que les hommes appelaient chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, étaient pour lui des idées qu’il changeait en rêveries. Il s’en amusait comme de romans qu’il aurait lus par une vision intérieure. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Il avait un sérail imaginaire où il possédait toutes les femmes qu’il n’avait pas eues. Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir.
– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
L’inconnu répliqua qu’il avait résolu sa vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne l’avaient même pas nourri. En serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard, il dit qu’il voulait un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que ses convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à les enivrer pour trois jours ! Donc il commanda à ce pouvoir sinistre de lui fondre toutes les joies dans une joie. Oui, il avait besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir.
Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.
Le brahmane auquel il devait ce talisman lui avait jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Le premier désir de l’inconnu était vulgaire, le marchand pouvait le réaliser ; mais il en laissait le soin aux événements de la nouvelle existence du jeune homme. Après tout, il voulait mourir ? hé ! bien, son suicide n’était que retardé.
L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria : – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.
Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous. Les injures furent rapidement remplacées par des paroles amicales quand les jeunes gens reconnurent leur ami Raphaël. Ils le cherchaient depuis une semaine à la cour ou dans les prisons.
En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée. Ils parlèrent de politique. Le pouvoir s’était transporté des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget avait changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin. Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui faisaient de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, avait senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mois nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agissait donc d’inculquer au peuple une opinion royalement nationale, en lui prouvant qu’il était bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs venait d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contentait les mécontents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen.
Les amis de Raphaël se moquaient de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; pour eux la patrie était une capitale où toutes les idées s’échangeaient, où tous les jours amenaient de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillaient de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissaient que le lendemain. Ainsi, pour eux, le bâton du pouvoir ne se ferait jamais trop sentir, puisqu’ils étaient près de ceux qui le tenaient. Ils se considéraient comme les véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ! Ils destinaient à Raphaël les rênes de cet empire burlesque. Ainsi, ils emmenèrent Raphaël au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, voulait le changer en esprit. Ils considéraient Raphaël comme le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche.
Parmi les amis de Raphaël se trouvait Emile, un journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien faire que les autres n’en recueillent de leurs succès. Critique hardi, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux à l’hôpital. En arrivant chez le banquier Taillefer, Raphaël se sentit renaître car il aimait le luxe. Raphaël et ses amis furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun.
L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. Raphaël admira la beauté du décor et dit : « Ah ! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe ! Et puis après mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences ». Emile lui dit que Taillefer devait sa fortune à un crime qu’il avait commis pendant la Révolution. Il avait envie de demander à ce capitaliste s’il était honnête homme.
Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempétueuses discussions s’étaient établies ; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées, se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le XIXè riait au milieu des ruines. Emile présenta Raphaël au banquier comme le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient.
Taillefer se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois. Puis une conversation politique déboucha de la remarque d’Emile.
– Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes et des idées.
– Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! dit Cardot le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.
Un autre dit : « Car, après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses. »
– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles ! dit le banquier.
Les répliques alternaient en même temps que les plats et les boissons.
– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria Bixiou, le plus spirituel des artistes, en prenant une voix de basse-taille.
Le dessert se trouva servi comme par enchantement. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes ; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental.
Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit ; il n’y eut plus alors de paroles distinctes ; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes. Des amis intimes se battaient. Le maître du logis se sentant ivre, n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Emile lui demanda s’il avait commis un crime. Le meurtrier plein d’or répondit – Il y a prescription !
On passa au salon pour le café. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence ; les autres, plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont le sens leur échappait à eux-mêmes.
Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamants. Riches était les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Parisiennes, Normandes, Italiennes, toutes s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait.
La conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse ; au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. Un philosophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes, dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie. Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant un moment, menaça par intervalles de se réveiller.
Assis sur un moelleux divan, Raphaël et Emile virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Quoique cette fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare. Elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Raphaël lui demanda son nom. Elle répondit : Aquilina. Elle venait de Venise. De même que les papes se donnent de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, elle en avait pris un autre en s’élevant au-dessus de toutes les femmes. Elle avait eu un amant mais il avait été guillotiné. Une autre femme aborda les deux amis. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner. Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le vice sans âme. Euphrasie aimait mieux mourir de plaisir que de maladie. Elle n’avait ni la manie de la perpétuité ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en faisait ! Elle voulait vivre pour plaire et régner. Elle aimait mieux rire des souffrances des autres que d’avoir à pleurer sur les siennes. Elle défiait un homme de lui causer la moindre peine. Elle avait été quittée pour un héritage. Et cependant elle avait passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir son amant. Elle ne voulait plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse.
– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse ? dit Émile à Raphaël.
Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie : – La vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes ? Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci ! quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Elle pensait que sa vie serait coupée en deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et une vieillesse incertaine pendant laquelle elle souffrirait tout à son aise.
Dans le salon, l’orgie se poursuivait. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.
En ce moment le valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille : – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.
– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes ? s’écria Taillefer.
Raphaël avoua à Emile qu’il m’avait arrêté sur le quai Voltaire, au moment où il allait se jeter dans la Seine. Mais quand par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à ses yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine ; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont lui et Emile avaient fait à table un si cruel pillage aboutirent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que leur profonde insouciance des hommes et des choses avait servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, Raphaël demanda à son ami s’il serait plus instruit de la nuit qu’il venait de passer.
Emile lui répondit que ses deux systèmes pouvaient entrer dans une seule phrase et se réduire à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée en étouffant notre intelligence par le travail ; tandis que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà quel était leur arrêt. Raphaël rétorqua que s’il avait eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, il lui aurait dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’était faire le procès aux sociétés ! Mais que l’homme vive avec les sages ou qu’il périsse avec les fous, le résultat n’était-il pas tôt ou tard le même. Aussi, le grand abstracteur de quintessence avait-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots : CARYMARY, CARYMARA. Emile répondit que Rabelais avait résolu cette philosophie par un mot plus bref que Carymary, Caryrama ; c’était « peut-être », d’où Montaigne avait pris son « Que sais-je ? ». Emile voulait savoir pourquoi son ami avait voulu se suicider. S’il avait voulu se jeter à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, il le renierait. Raphaël lui expliqua qu’il existait des cœurs délicats comme des fleurs.
La femme sans cœur
Raphaël fut saisi par une espèce de lucidité qui lui permit d’embrasser en cet instant toute sa vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes étaient fidèlement rendues. Mais cette lucidité était accompagnée d’une sorte de dédain pour ses souffrances et pour ses joies passées. Cette longue et lente douleur avait duré dix ans. Quand il sortit du collège, en réclamant par un geste le droit de continuer, son père l’astreignit à une discipline sévère, il le logea dans une chambre contiguë à son cabinet. Il se couchait dès neuf heures du soir et se levait à cinq heures du matin ; son père voulait qu’il fasse son droit en conscience, il allait en même temps à l’École et chez un avoué ; mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à ses courses, à ses travaux, et son père lui demandait en dînant un compte si rigoureux… Ainsi, il fut longtemps dans la naïveté primitive du jeune homme. Jusqu’à vingt et un ans, il avait été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Son père était méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus des lutines et joyeuses pensées de Raphaël, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Raphaël avait toujours huit ans pour son père. Cependant Raphaël aimait son père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Son père chercha du moins à lui procurer quelques distractions. Après lui avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il le conduisit aux Bouffons, à un concert, à un bal, où Raphaël espérait rencontrer une maîtresse. C’aurait été pour lui l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, il en revenait le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Vouloir s’écarter de la route uniforme que son père lui avait tracée, c’eût été s’exposer à sa colère ; il l’avait menacé de l’embarquer à sa première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi lui prenait-il un horrible frisson quand par hasard il osait s’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Il exhalait son malheur en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent ses discrets confidents. Son imagination lui faisait considérer un café comme un lieu de débauche, où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune ; quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir.
Un soir, Raphaël était au bal chez le duc de Navarreins, cousin de son père. Il avait un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Il se mit dans un coin afin de pouvoir tout à son aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Son père l’aperçut. Par une raison que Raphaël ne devina jamais, tant cet acte de confiance l’abasourdit, son père lui donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de Raphaël quelques hommes jouaient. Il entendait frétiller l’or. Il avait vingt ans, il souhaitait passer une journée entière plongé dans les crimes de son âge. Depuis un an il se rêvait bien mis, en voiture, ayant une belle femme à ses côtés. Il avait estimé toute cette joie cinquante écus. Il alla donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, il compta l’argent de son père : cent écus ! Évoquées par cette somme, les joies de son escapade apparurent devant lui, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Il devint un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de son oreille, ni les battements précipités de son cœur, il prit deux pièces de vingt francs. Il se rendit à une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de sa main, et rôda autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. Son âme et ses yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée datait la première observation physiologique à laquelle il avait dû cette espèce de pénétration qui lui permit de saisir quelques mystères de notre double nature. Il tournait le dos à la table où se disputait son futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel ; entre les deux joueurs et lui, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre ; malgré tous ces obstacles, par un privilège accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, Raphaël entendait distinctement les paroles des deux joueurs. Il connaissait leurs points, et savait celui des deux qui retournait le roi comme s’il eût vu les cartes ; enfin à dix pas du jeu, il pâlissait de ses caprices. Son père passa devant lui tout à coup, Raphaël comprit alors cette parole de l’écriture : L’esprit de Dieu passa devant sa face ! Raphaël avait gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, il accourut à la table en s’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Raphaël fut soupçonné par des yeux inquiets, il pâlit et des gouttes de sueur sillonnèrent son front. Le crime d’avoir volé son père lui parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique : « Tous ces messieurs avaient mis », et paya les quarante francs. Raphaël releva son front et jeta des regards triomphants sur les joueurs.
Après avoir réintégré dans la bourse de son père l’or qu’il y avait pris, il laissa son gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que Raphaël se vit possesseur de cent soixante francs, il les enveloppa dans son mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant son retour au logis, et ne joua plus.
– Que faisiez-vous au jeu ! lui dit son père en entrant dans le fiacre. – Je regardais, répondit Raphaël en tremblant. – Mais, reprit son père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse... Alors Raphaël rendit à son père son argent et ses clefs. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers Raphaël d’un air assez gracieux, et lui dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative : – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme. Raphaël fut prêt à se jeter à ses pieds, à lui déclarer qu’il était un brigand, un infâme, et… pis que cela, un menteur ! La honte le retint. Il allait l’embrasser, son père le repoussa faiblement. – Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier.
Il était fier d’avoir préservé la jeunesse de son fils des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais, ils seraient deux amis. Il ne voulait faire de Raphaël ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de sa pauvre maison.
Dès ce jour, son père l’initia franchement à ses projets. Raphaël était fils unique et avait perdu sa mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, son père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à sa famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à la mère de Raphaël des biens considérables, ruina son père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Son père le jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait leur avenir.
Raphaël et son père pouvaient être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817 ; dans ce cas, le bien de la mère de Raphaël suffisait à peine pour sauver l’honneur de leur nom. Ainsi, le jour où son père parut en quelque sorte l’avoir émancipé, Raphaël tomba sous le joug le plus odieux.
Il dut combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à son affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Il comprit tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de son père. Pendant une année environ, Raphaël mena donc en apparence la vie d’un homme du monde ; mais cette dissipation et son empressement à se lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient lui être utiles, cachaient d’immenses travaux. Ses divertissements étaient encore des plaidoiries, et ses conversations des mémoires. Il devint son propre despote, et n’osa se permettre ni un plaisir ni une dépense. Il voulut justifier la confiance de son père, heureux même de son sacrifice ! Aussi, quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès pour lui, un décret impérial sur les déchéances, et le ruina, Raphaël signa la vente de ses propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire, et où se trouvait le tombeau de sa mère. Les larmes qu’il vit dans les yeux de son père furent alors pour lui la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes consola souvent sa misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers, son père mourut de chagrin. Il adorait son fils et l’avait ruiné ; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, Raphaël suivit tout seul le convoi de son premier ami, de son père.
Trois mois après, un commissaire-priseur lui remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers l’avaient obligé à vendre leur mobilier. Accoutumé dès sa jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont il était entouré, Raphaël ne put s’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu qui flétrissait toutes les religions de son enfance et le dépouillait de ses premières illusions, les plus chères de toutes.
Sa fortune se résumait par un bordereau de vente, son avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société lui apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui lui parlait le chapeau sur la tête. Un valet de chambre qui le chérissait, et auquel sa mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas lui dit en quittant la maison d’où Raphaël était si souvent sorti joyeusement en voiture pendant son enfance : – Soyez bien économe, monsieur Raphaël ! Il pleurait, le bon homme.
Quoique parent de personnes très influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, Raphaël n’avait ni parents ni protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses expansions, son âme s’était repliée sur elle-même : plein de franchise et de naturel, il devait paraître froid, dissimulé ; le despotisme de son père lui avait ôté toute confiance en lui ; il était timide et gauche, il ne croyait pas que sa voix pût exercer le moindre empire, il se déplaisait, il se trouvait laid, il avait honte de son regard. Il était la proie d’une excessive ambition, il se croyait destiné à de grandes choses, et se sentait dans le néant. Il avait besoin des hommes, et il se trouvait sans amis ; il devait se frayer une route dans le monde, et il y restait seul, moins craintif que honteux. Pendant l’année où il fut jeté par son père dans le tourbillon de la haute société, il y vint avec un cœur neuf, avec une âme fraîche. Il aspirait secrètement à de belles amours. Il rencontra parmi les jeunes gens de son âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui lui semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences. La conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire lui paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Il trouvait donc les troubles de son cœur, ses sentiments, ses cultes en désaccord avec les maximes de la société. Il avait de la hardiesse, mais dans l’âme seulement, et non dans les manières. Il sut plus tard que les femmes ne voulaient pas être mendiées. Combien de fois, muet, immobile, il admira la femme de ses rêves, surgissant dans un bal ! Dévouant alors en pensée son existence à des caresses éternelles, il imprimait toutes ses espérances en un regard, et lui offrait dans son extase un amour de jeune homme qui courait au-devant des tromperies. N’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier ses propos passionnés, de regards où reposer les siens, de cœur pour son cœur, il vécut dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être avait-il désespéré de se faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris.
Et cependant il avait un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait lui adresser. Enfin, gardant en lui des feux qui le brûlaient, ayant une âme semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes lui furent traîtreusement cruelles. Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. Raphaël voulut souvent se tuer de désespoir.
L’ordre des choses qu’il considérait jadis comme un malheur avait peut-être engendré les belles facultés dont plus tard il allait s’enorgueillir. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, avaient constamment occupé sa vie, ne l’avaient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle il savait rendre ses idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’habitude de refouler ses sentiments et de vivre dans son cœur ne l’avaient-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? La sincérité de son caractère avait dû déplaire aux femmes. Les femmes l’avaient condamné. Il avait accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine avait produit son fruit. Il voulut se venger de la société, il voulut posséder l’âme de toutes les femmes en se soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur lui quand son nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Son immense amour-propre et sa croyance sublime à une destinée le sauvèrent.
Plus tard, ses observations lui apprirent de cruelles vérités. Les femmes sont habituées à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Toutes veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment en nous ! Telles étaient les observations de Raphaël.
La résolution qu’il prit était naturelle, quoique folle ; elle comportait une part d’impossible qui lui donna du courage. Ce fut comme un pari fait avec lui-même, et dont il était le joueur et l’enjeu. Ses onze cents francs devaient suffire à sa vie pendant trois ans ; il s’accordait ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur lui, lui faire une fortune ou un nom. Il allait risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, il trouvait que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à sa pauvreté. En effet, cette maigre somme avait satisfait à sa vie, tant qu’il avait voulu subir sa propre discipline claustrale. Il portait sa pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Il ne douta pas un moment de sa bonne santé. Il vécut avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. A présent, il riait de lui, de ce lui, peut-être saint et sublime, qui n’existait plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, lui révélèrent le danger de sa croyance innocente et la superfluité de ses fervents travaux. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines.
Raphaël avait laissé planer ses yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue lui parut monotone, il y découvrit bientôt de singulières beautés : tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Il aimait sa prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à son âme et s’harmoniaient avec ses pensées. Quand il fut bien résolu à suivre son nouveau plan de vie, il chercha son logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, il passa par la rue des Cordiers pour retourner chez lui. À l’angle de la rue de Cluny, il vit une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries amusaient les voisins.
Il observa d’abord la jeune fille, dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Il chercha la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, il remarqua que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très passante. En se rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu, Raphaël trouva l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était lui fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Il voulut le visiter. Il fut frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard était comme terni par des pleurs, se leva, vint à lui ; il lui soumit humblement le tarif de son loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et le conduisit dans les mansardes, où elle lui montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. Il fut bientôt d’accord avec son hôtesse, et s’installa le lendemain chez elle. Il vécut dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir, que l’étude lui semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur qu’il éprouva quand son âme était baignée dans les lueurs de la lumière, quand il écoutait les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans son cerveau palpitant.
Le bureau chétif sur lequel il écrivait, et la basane brune qui le couvrait, son piano, son lit, son fauteuil, les bizarreries de son papier de tenture, ses meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour lui d’humbles amis, les complices silencieux de son avenir. Captivé par une idée, emprisonné dans un système ; mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue, il baisait les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser ses cheveux en lui disant avec attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre ange ! il avait entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait en peu de jours lui donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde, où il voulait reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie.
Seul Émile calma la plaie profonde que d’autres firent à son cœur ! Lui seul admira sa Théorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel Raphaël avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, auquel il avait consacré la plus grande partie de son temps ; œuvre qui devait compléter les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrêta sa belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense fut peut-être dans le travail même. Amoureux de ses rêves, sensuel, il avait toujours travaillé, se refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne. Il allait écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum ; il dormit sur son grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant sa seule chimère, une chimère qu’il caressais et qui le fuyait toujours ! Enfin sa vie avait été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge.
Parfois ses goûts naturels se réveillaient comme un incendie longtemps couvé. Par une sorte de mirage ou de calenture, lui, veuf de toutes les femmes qu’il désirait, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste, il se voyait alors entouré de maîtresses ravissantes ! Heureusement le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes ; le lendemain la science l’appelait en souriant, et il lui était fidèle.
Pendant les dix premiers mois de sa réclusion, il mena une vie pauvre et solitaire. Il allait chercher lui-même, dès le matin et sans être vu, ses provisions pour la journée ; il faisait sa chambre, il était tout ensemble le maître et le serviteur.
Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent ses mœurs et ses habitudes, examinèrent sa personne et comprirent sa misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et lui. Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes l’avaient en quelque sorte amené là, lui rendit plusieurs services qu’il lui fut impossible de refuser. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez lui, voulut le servir et sa mère ne s’y opposa point. Raphaël vis la mère elle-même raccommodant son linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré lui leur protégé, il accepta leurs services. Pauline lui apportait à pas muets son repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, il n’avait rien pris. Un soir, Pauline lui raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, la mère de Pauline, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Alors Raphaël s’offrit à finir l’éducation de Pauline. La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent sa proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. Il eut ainsi des heures de récréation.
La petite avait les plus heureuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que Raphaël ne l’était sur le piano. Elle l’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur lui ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand il était content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Quand Raphaël rentrait, il la trouvait chez lui, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour lui. Il s’était ordonné à lui-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, il aurait eu horreur de tromper la confiance de sa mère, il admirait cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était son enfant, sa statue. Pygmalion nouveau, il voulait faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre.
Plus il lui faisait éprouver les effets de son despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. S’il fut encouragé dans sa retenue et dans sa continence par des sentiments nobles, néanmoins les raisons de procureur ne lui manquèrent pas. Epouser Pauline eût été une folie : n’était-ce pas livrer une âme douce et vierge à d’effroyables malheurs ? Il ne concevait pas l’amour dans la misère. Lui rêvait d’une femme vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville, et si haut placée et si imposante que nul n’oserait lui adresser des vœux. Pour avoir les façons d’une princesse, une femme devait être riche selon lui. Il était né pour l’amour impossible, et le hasard avait voulu qu’il fût servi par-delà ses souhaits.
Souvent Pauline s’exaltait en faisant de la musique : sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. La cruelle mémoire de Raphaël lui jetait cette jeune fille à travers les excès de son existence comme un remords, comme une image de la vertu ! Au moins l’aurait-il mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans son enfer.
Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, Raphaël rencontra Rastignac, qui, malgré le misérable état des vêtements de Raphaël, lui donna le bras et s’enquit de sa fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Raphaël lui raconta brièvement et sa vie et ses espérances. Rastignac se mit à rire, le traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur Raphaël d’une manière irrésistible. Avec cette verve aimable qui le rendait si séduisant, il Rastignac lui montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il lui déclara qu’il avait un sens de moins, une cause de mort, s’il restait seul, rue des Cordiers. Selon lui, Raphaël devait aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer son nom et se dépouiller lui-même de l’humble monsieur qui ne convenait pas à un grand homme de son vivant. Rastignac se savait paresseux et bon à rien mais était certain d’arriver à tout. Il conseilla à Raphaël de faire son succès toi-même, c’était plus sûr. Raphaël irait conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Rastignac, voulait se mettre de moitié dans sa gloire : il serait le bijoutier qui aura monté les diamants de la couronne de Raphaël. Rastignac le présenterait dans une maison où allait tout Paris, le Paris des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlaient d’or comme Chrysostome. Quand ils avaient adopté un livre, le livre devenait à la mode ; s’il était réellement bon, ils avaient donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si Raphaël avait de l’esprit, il ferait lui-même la fortune de sa théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune. Rastignac lui présenterait Fœdora. Une femme à marier qui possédait près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne voulait de personne ou dont personne ne voulait ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditaient toutes les productions romantiques qui ne paraissaient pas.
Le nom de Foedora réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous les vices de Raphaël qui se dressaient debout dans son âme pour le tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de ses espérances, de ses visions ? Il n’en dormit pas de la nuit. Le lendemain, il essaya de lire en attenant la soirée mais le nom de Foedera troublait sa concentration. Il possédait heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables ; puis de toute sa fortune il lui restait environ trente francs.
Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de sa métamorphose et l’en plaisanta ; mais, tout en allant chez la comtesse, il lui donna de charitables conseils sur la manière de se conduire avec elle. Il la peignit avare, vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. Elle avait une mémoire cruelle, elle était d’une adresse à désespérer un diplomate. Elle était de la société de madame de Sérisy, allait chez mesdames de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation était intacte ; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie bonapartiste, allait souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui avaient offert un nom en échange de sa fortune ; elle les avait tous poliment éconduits. Rastignac dit à son ami : marche en avant si elle te plaît !
Le cœur de Raphaël battait et il rougissait. Hélas ! il sortait d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques. Il aperçut une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes.
En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à eux, sourit avec grâce, fit à Raphaël d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Rastignac l’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne procurèrent à Raphaël un accueil flatteur. Il fut l’objet d’une attention particulière qui le rendit confus. Il rencontra là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après son arrivée, et, sentant qu’il avait une réputation à soutenir, Raphaël se rassura ; puis, sans abuser de la parole quand elle lui était accordée, il tâcha de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Il produisit quelque sensation : pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète.
Puis Rastignac lui fit visiter les appartements. Il lui dit : – N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, elle devinerait le motif de ta visite. Raphaël fut ébloui par la décoration. Rastignac le conduisit à la chambre à coucher, et lui montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie. Rastignac lui dit que les plus audacieux de ses maîtres, et même les plus habiles, avouaient avoir échoué près d’elle, l’aimaient encore et étaient ses amis dévoués.
Ces paroles excitèrent en Raphaël une sorte d’ivresse, sa jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, il revint précipitamment dans le salon où il avait laissé la comtesse, qu’il rencontra dans le boudoir gothique. Elle l’arrêta par un sourire, le fit asseoir près d’elle, le questionna sur ses travaux, et sembla s’y intéresser vivement, surtout quand il lui traduisit son système en plaisanteries au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur ; que, dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide ; que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les plus absolues de la nature. Ses objections lui révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Il piqua sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand Raphaël lui dit que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. Elle le quitta en l’invitant à la venir voir ; en style de cour, elle lui donna les grandes entrées. Il crut lui plaire. Il évoqua toutes ses connaissances physiologiques et ses études antérieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soirée Feodora et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, il espionna ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manège d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. Il fut alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur. L’amour était écrit sur ses traits. Cette femme était un roman. La comtesse possédait une belle âme dont les sentiments et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine.
Raphaël sortit ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que son cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En se sentant si ému, si vivant, si exalté, il crut comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. Puis, il dit à Rastignac qu’elle avait peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ses premières noces lui donnait de l’horreur pour l’amour. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver, quand il n’avait pas trente francs en sa possession, quand la distance qui les séparait était si grande ! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Raphaël cria – Bah ! Fœdora ou la mort ! au détour d’un pont.
Quand il arriva dans sa mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, il était encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Il maudit alors, en frissonnant de rage, sa décente et honnête misère, sa mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Il se coucha tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de sa fortune. Tout en tâchant de s’adresser à son âme, il essaya de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour lui. Afin d’être sûrement aimé, il lui donna mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais il ne la laissa dans un état d’indifférence ; les femmes veulent des émotions à tout prix, il les lui prodigua. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de se faire aimer, il prit un peu d’ascendant sur elle, bientôt sa passion grandit, il ne fut plus maître de lui. Il devint éperdument amoureux. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris.
Chaque nuance de beauté de Feodora donnait des fêtes nouvelles aux yeux de Raphaël, révélait des grâces inconnues à son cœur. Il voulait lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Sa voix lui causait un délire qu’il avait peine à comprimer. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous son toit, il voyait indistinctement Fœdora chez elle, et participait vaguement à sa vie. Si elle souffrait, il souffrait, et il lui disait le lendemain : – Vous avez souffert.
Un jour, après lui avoir promis de venir au spectacle avec lui, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir, et le pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui lui coûta une journée de travail, et son dernier écu, il se rendit là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, il reçut un coup électrique dans le cœur. Une voix lui dit : – Elle est là ! Il se retourna, il l’aperçut la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Aussi ne fut-il pas étonné, mais fâché. Fœdora le vit et devint sérieuse : il la gênait. Au premier entracte, il alla lui faire une visite. Elle était seule, il resta. Quoiqu’ils n’eurent jamais parlé d’amour, il pressentit une explication. Il ne lui avait point encore dit son secret, et cependant il existait entre eux une sorte d’entente : elle lui confia ses projets d’amusement, et lui demanda la veille avec une sorte d’inquiétude amicale s’il viendrait le lendemain ; elle le consulta par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu lui plaire exclusivement ; s’il boudait, elle devenait caressante. S’il se rendait coupable d’une faute, elle se laissait longtemps supplier avant de lui pardonner. Ces querelles, auxquelles ils avaient pris goût, étaient pleines d’amour.
Mais ce soir-là, la comtesse était glaciale ; lui, appréhendait un malheur.
Elle lui dit : Vous allez m’accompagner, quand la pièce sera finie.
Le temps avait changé subitement. Lorsqu’ils sortirent, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de leurs têtes, et réclama le prix de son service quand ils furent montés. Raphaël n’avait rien : il eût alors vendu dix ans de sa vie pour avoir deux sous.
Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à ses questions. Il garda le silence. Ce fut un horrible moment.
Arrivés chez elle, ils s’assirent devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers Raphaël d’un air indéfinissable et lui dit avec une sorte de solennité : – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens : j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. J’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme.
Raphaël se sentit torturé par une femme qui le tuait avec indifférence. En ce moment Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes les espérances de Raphaël, brisait sa vie et détruisait son avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon.
Plus tard, ajouta Fœdora : Vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.
Raphaël lui répondit : – Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez : les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien : trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles- mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense ? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour ? La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes : je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.
Elle l’écouta en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers. – Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre ? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel Raphaël la regarda en silence.
Il lui dit : Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.
Elle rétorqua froidement – Il vaut mieux être morte que malheureuse.
Il vit clairement un abîme entre cette femme et lui. Ils ne pourraient jamais se comprendre. Et il aimait toujours, il aimait cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle.
Combien de sacrifices ignorés n’avait-il pas faits à Fœdora depuis trois mois ! Souvent il consacrait l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter ses travaux et jeûner, ce n’était rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient, ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Son bonheur, son amour, dépendait d’une moucheture de fange sur son seul gilet blanc ! Renoncer à la voir s’il se crottait, s’il se mouillait ! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur sa botte ! Sa passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouements dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance, elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Son affreuse détresse le condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il lui fût permis de dire : J’aime ! ou : Je meurs ! Naguère insouciant en fait de toilette, Raphaël respectait maintenant son habit comme un autre lui- même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de son frac, il n’aurait pas hésité !
À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, Raphaël aperçut une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en l’attendant. Il entendit prononcer son nom, il écouta. C’était Pauline qui le couvrait de louanges devant sa mère. Mais elle disait l’aimer comme un frère. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur les plaies de Raphaël. Ce naïf éloge de sa personne lui rendit un peu de courage. Il avait besoin de croire en lui-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de ses avantages. Ses espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur les choses qu’il voyait. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans : ses couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais, ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer la lampe de Raphaël, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa virginale attitude ! La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur.
Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait en lui de mauvaises pensées ; tandis que cette humble misère et ce bon naturel lui rafraîchissaient l’âme. Peut-être était-il humilié en présence du luxe ; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être se réconciliait-il avec lui-même en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir.
Quand il fut près de Pauline, elle lui jeta un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe : – Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout mouillé ! Ma mère va vous essuyer.
Il lui dit – Eh ! bien, comme nous nous quitterons bientôt, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez eus de moi.
Il offrit son piano à Pauline. Il ne saurait vraiment l’emporter dans le voyage qu’il comptait entreprendre. Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel il prononça ces mots, les deux femmes semblèrent l’avoir compris et le regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi.
L’affection qu’il cherchait au milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable. – Il ne faut pas prendre tant de souci, lui dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à cette heure, reprit-elle. Elle l’avait vu dans un présage. Elle avait lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts leur clef attachée dans une Bible, la clef avait tourné. Ce présage annonçait que Gaudin se portait bien et prospérait. Pauline avait recommencé pour Raphaël et pour le jeune homme du numéro sept ; mais la clef n’avait tourné que pour Raphaël. Ils seraient tous riches, Gaudin reviendrait millionnaire. Mme Gaudin l’avait vu en rêve sur un vaisseau plein de serpents ; heureusement l’eau était trouble, ce qui signifiait or et pierreries d’outre-mer. Les yeux intelligents de Pauline semblaient deviner la vie et l’avenir de Raphaël. Il remercia par une inclination de tête la mère et la fille, puis il se sauva, craignant de s’attendrir. Puis il se coucha dans son malheur. Sa fatale imagination lui dessina mille projets sans base et lui dicta des résolutions impossibles. Où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit. Il était alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. Raphaël s’endormit avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.
Le lendemain, Ratignac avait deviné que Raphaël avait été congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses de son empire sur la comtesse avaient annoncé leur mariage. Dieu savait les folies que ses rivaux lui avaient prêtées et les calomnies dont il avait été l’objet ! Rastignac dit que Fœdora possédait la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes : elle aurait jugé Raphaël peut-être au moment où il ne voyait encore en elle que sa fortune et son luxe ; en dépit de son adresse, elle aurait lu dans son âme. Elle était assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Pour elle le bonheur gisait tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales ; chez elle, le sentiment était un rôle : elle rendrait Raphaël malheureux, et ferait de lui son premier valet. Rastignac proposa à Raphaël d’aller déjeuner au cabaret. Semblables à deux millionnaires, ils arrivèrent au café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires.
Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, dit à Raphaël en voyant entrer un de ces dandys : – Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler. – Ce gaillard-là, dit Rastignac, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas : il est chimiste, historien, romancier, publiciste. Ce n’était pas un homme, c’était un nom, une étiquette familière au public. L’inconnu s’assit à la table voisine. Il se plaignit d’être accablé de travail. Il devait rédiger des mémoires avant que ceux-ci passent de mode. Il pensait publier un mémoire sur l’affaire du Collier de la reine. Monsieur de Valentin, dit Rastignac en désignant son ami, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit : – C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume. – Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Rastignac demanda une commission pour lui et une avance pour Raphaël. Le publiciste accepta. Raphaël était stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle Rastignac avait vendu sa respectable tante, la marquise de Montbauron. Rastignac lui conseilla de prendre d’abord les cinquante écus et de faire les mémoires. Quand ils seraient achevés, Raphaël refuserait de les mettre sous le nom de sa tante, Madame de Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules valaient bien plus de six cents francs. Si le libraire ne voulait pas alors payer la tante de Raphaël ce qu’elle valait, il trouverait quelque vieux chevalier d’industrie pour signer les mémoires. Raphaël rétorqua que le monde avait des envers bien salement ignobles. Mais l’argent était pour lui une nécessité : ainsi, il devait des remerciements à son ami. Vingt-cinq louis le rendraient bien riche. Rastignac lui annonça que si le publiciste Finot lui donnait une commission dans l’affaire, il l’offrirait à Raphaël. Puis il proposa à son ami d’aller au bois de Boulogne pour y voir Foedora, et Rastignac lui montrerait la jolie petite veuve qu’il devait épouser, une charmante personne, Alsacienne un peu grasse. Il n’avait pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire : elle pleurait des averses à la lecture de Goethe, et Rastignac était obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y avait cinquante mille livres de rentes et le plus joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre !
Ils virent la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette les salua fort affectueusement en jetant à Raphaël un sourire qui lui parut alors divin et plein d’amour. Il se croyait aimé, il avait de l’argent et des trésors de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, il trouvait la maîtresse de son ami charmante.
En revenant des Champs-Élysées, ils allèrent chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier permit à Raphaël de quitter son misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais il pouvait sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Il revint chez lui. Il s’y enferma, restant tranquille en apparence, près de sa lucarne, mais disant d’éternels adieux à ses toits, vivant dans l’avenir, dramatisant sa vie, escomptant l’amour et ses joies.
Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à sa porte et lui apporta une lettre de Fœdora. La comtesse le priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le jardin des Plantes. Un commissionnaire attendait une réponse. Raphaël griffonna promptement une lettre de remerciement que Pauline emporta. Il s’habilla. Au moment où, assez content de lui-même, il acheva sa toilette, un frisson glacial le saisit à cette pensée : Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme ? elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles. Raphaël était sans un rouge liard et ne devait avoir de l’argent que le soir. Il ne se sentit pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de sa joie. Malgré la certitude de ne rien trouver, il entreprit une grande exploration à travers sa chambre, il chercha des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de sa paillasse, il fouilla tout, il secoua même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, il regarda ses meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de sa table à écrire qu’il visitait avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, il aperçut collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous. Il baisa la pièce comme un ami fidèle au malheur et la salua par un cri qui trouva de l’écho. Il se retourna brusquement et vit Pauline toute pâle. – J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire... Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. La comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps qu’ils marchèrent dans le Luxembourg. Quand ils en sortirent, un gros nuage, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, ils montèrent dans un fiacre. Lorsqu’ils eurent atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, Raphaël voulut renvoyer la voiture, Fœdora le pria de la garder. Errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le sien, il y eut dans tout cela quelque chose de fantastique : c’était un rêve en plein jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en s’arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand Raphaël chercha à s’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, il rencontra en elle une intime et secrète vivacité, quelque chose de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étaient-ils unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. L’expérience jetterait plus tard sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir lui apporterait ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.
Après lui avoir confié son antipathie pour l’amour, la comtesse se sentait plus libre en réclamant de lui un bon office au nom de l’amitié. Il la regarda avec douleur. N’éprouvant rien près de lui, elle était pateline et non pas affectueuse. En ces moments-là, il la détestait.
La protection du duc de Navarreins, était très utile à la comtesse auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont l’intervention serait nécessaire pour lui faire rendre justice dans une affaire qui concernait à la fois sa fortune et son état dans le monde, la reconnaissance de son mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins était le cousin de Raphaël. Une lettre de lui déciderait tout. Il accepta alors elle lui demanda de venir dîner chez elle pour qu’elle lui confesse tout. Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc le consulter. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de ses regards et ne se refusa point à son admiration, elle l’aimait donc ! Il passa délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois qu’il pouvait la voir ainsi. Se croyant son époux, il l’admira occupée de petits détails ; il éprouva même du bonheur à lui voir ôter son châle et son chapeau. Elle le laissa seul un moment, et revint les cheveux arrangés, charmante. Pendant le dîner, elle lui prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie.
Quand il vit si près de lui cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, lui parlant, lui rendant l’objet de toutes ses coquetteries, sa voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour son malheur, il se souvint de l’importante affaire qu’il devait conclure, et voulut aller au rendez-vous qui lui avait été donné la veille.
– Quoi ! déjà ! dit-elle en le voyant prendre son chapeau.
Elle l’aimait ! Raphaël le crut du moins, en l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Alors, il renonçait à voir Finot. Son bonheur s’augmenta de tout l’argent qu’il crut perdre ! Il était minuit quand elle le renvoya. Néanmoins le lendemain, son héroïne lui coûta bien des remords, il craignit d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour lui ; il courut chez Rastignac, et ils allèrent surprendre à son lever le titulaire de ses travaux futurs. Finot lui lut un petit acte où il n’était point question de sa tante, et après la signature duquel il lui compta cinquante écus. Quand Raphaël eut payé son nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et ses dettes, il ne lui resta plus que trente francs ; mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Rastignac voulait absolument lui établir un crédit et lui faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le plus considérable et le plus solide.
Dès ce jour, il rompit avec la vie monastique et studieuse qu’il avait menée pendant trois ans.
Il allait fort assidûment chez Fœdora, où il tâcha de surpasser en apparence les impertinents ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, il recouvra sa liberté d’esprit, il écrasa ses rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de lui : « Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête ! ». Ils vantaient charitablement son esprit aux dépens de sa sensibilité. Il était cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora ! Seul avec elle, il ne savait rien lui dire, ou s’il parlait, il médisait de l’amour, il était tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, il essayait de se rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité : tous les jours près d’elle, il était un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé sa journée, il revenait chez lui pour y travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, il se vit bientôt sans un sou. Il retomba dans cette vie précaire, dans ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe. Il ressentit alors ses souffrances premières, mais moins aiguës : il s’était familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient sa seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse le sustentaient pendant deux jours. Il employa tout son temps, ses efforts et sa science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé son opinion, il voyait en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe ; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables : il voulut chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant son amour.
La comtesse justifiait toutes ses craintes : il n’avait pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui. Enfin elle l’avait joué ! Heureux de lui faire un sacrifice, Raphaël s’était presque avili pour elle en allant voir son parent le duc de Navarreins, homme égoïste, qui rougissait de la misère de Raphaël et avait de trop grands torts envers lui pour ne pas le haïr : il le reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita la pitié de Raphaël. Il eut honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Navarreins lui parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent, Raphaël lui dit alors quel était l’objet de sa visite. Le changement de ses manières, qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, dégoûta Raphaël. Navarreins vint chez la comtesse, il y écrasa Raphaël. Fœdora trouva pour lui des enchantements, des prestiges inconnus ; elle le séduisit, traita sans Raphaël cette affaire mystérieuse de laquelle il ne sut pas un mot : Raphaël avait été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus l’apercevoir quand son cousin était chez elle, elle l’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où il lui fut présenté.
Un soir, elle l’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Il sortit pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent il l’accompagnait aux Bouffons : là, près d’elle, tout entier à son amour, il la contemplait en se livrant au charme d’écouter la musique, épuisant son âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvements de son cœur bien rendus par les phrases du musicien. Alors, il prenait la main de Foedora qui était muette et ses yeux ne disaient rien. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie ; son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille, elle était victime de la mode : sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine : son oubli d’elle-même était fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ; enfin sa politesse sentait la servitude. Raphaël n’était plus dupe de ses singeries ; il connaissait à fond son âme de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, il avait honte pour elle. Et il l’aimait toujours ! Il espérait fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Il l’aimait en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir : un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans son âme, quand elle lui révélait naïvement son égoïsme. Il l’apercevait avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, il eut le courage de lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste.
À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce.
– J’aurai toujours de la fortune.
Raphaël sortit foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, dont il était si sottement idolâtre. Il n’aimait pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël ? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée.
« Fœdora, lui criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne ; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie ! Attends-la. »
La comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et Raphaël obtint l’honneur de la conduire à la première représentation de cette mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous, il ne possédait pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, il n’osait pas aller mendier un secours à Finot, et Rastignac était absent. Cette gêne constante maléficiait toute sa vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Fœdora lui avait fait avancer une voiture sans qu’il pût se soustraire à son obligeance de parade : elle n’admit aucune de ses excuses, ni le goût de Raphaël pour la pluie, ni son envie d’aller au jeu. Elle ne devinait son indigence ni dans l’embarras de son maintien, ni dans ses paroles tristement plaisantes.
Pour pouvoir conduire la comtesse à la farce, Raphaël pensa à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de sa mère était entouré. Mais il alla voir Pauline. Il lui demanda si elle l’aimait.
– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle.
Elle ne l’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Raphaël lui avoua donc sa détresse, l’embarras dans lequel il se trouvait, et la pria de l’aider. Il voulait qu’elle aille pour lui au Mont-de-Piété. Elle répondit que c’était inutile. Le matin même, elle avait trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à son insu entre le mur et la barre, et les avait mises sur la table de Raphaël. La mère de Pauline proposa à Raphaël de lui prêter de l’argent.
La main de Pauline tremblant dans celle de Raphaël répondait à tous les battements du cœur de ce dernier ; elle retira vivement ses doigts, examina les siens : – Vous épouserez une femme riche ! mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre.
Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne le regarda plus. Retiré dans sa chambre, il vit en effet deux nobles écus dont la présence lui parut inexplicable.
Le lendemain, Pauline vint trouver Raphaël pour lui remettre trois écus, don de sa mère au jeune homme. Ce prêt le toucha bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle Pauline le lui offrait. Il lui dit qu’il désirait une femme riche, élégante, titrée ; hélas ! maintenant il aurait voulu posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme Pauline et comme elle riche de cœur, il renoncerait à une passion fatale qui le tuerait. Elle lui dit qu’il aurait raison et s’enfuit.
Les quinze francs de Pauline lui furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où ils devaient rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet ; il alla lui chercher des fleurs et lui apporta sa vie et sa fortune. Il eut à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix lui révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes, elle reprocha à Raphaël de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de lui, elle voulut s’en aller, elle s’en alla. Lui imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de son existence, et ne pas lui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible.
Sur le chemin du retour, Raphaël se dit que pour résister à l’amour d’un homme de son âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’âme, Fœdora devait être gardée par quelque mystère. Peut-être, semblable à lady Delacour, était-elle dévorée par un cancer. À cette pensée, il eut froid. Puis il forma le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant pût jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme il l’avait étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, Raphaël résolut de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu.
Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, Raphaël attendit impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En s’habillant, il mit dans la poche de son gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur lui, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où le conduirait sa résolution romanesque, il voulait être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, il alla dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouva les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur ; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, il lâcha leurs embrasses, il risqua beaucoup en se hasardant ainsi à faire le ménage par avance, mais il s’était soumis aux périls de sa situation et les avait froidement calculés. Vers minuit, il vint se cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant lui de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où il pratiqua des trous avec son canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières.
Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi d’une exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour les rivaux de Raphaël, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies. Il dit qu’il avait toujours eu raison dans ses haines. Et dans ses amitiés. Il avait fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez à la tête les morts et les vivants ; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis.
Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de Raphaël, à vanter outre mesure ses talents et sa personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance.
Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui immola Raphaël sans pitié ; pour amuser ses amis, elle abusa de ses secrets, de ses prétentions et de ses espérances.
– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches : ses talents égalent au moins son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire....
– Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire le profond silence qui régna.
– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.
Il prit à Raphaël une vive tentation de se montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Il perdait une maîtresse, mais avait un ami ! Mais il pensa que Feodora si elle l’aimait devait dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse.
Puis le rival s’en alla.
– Ah ! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre. Se croyant seule, elle se mit à chanter. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse.
Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ; actrice, son rôle était fini.
Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur : Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Elle sonna et sa servante Justine arriva. Elle lui arrangea les cheveux. Elle lui conseilla de se marier et d’avoir des enfants. Elle répondit qu’il ne lui manquerait plus que ça pour l’achever.
Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens ! Raphaël en eut pitié. Justine la déshabilla. Raphaël regarda son corps blanc et rose qui étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher ; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle- même, cette fille partit. Feodora avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont Raphaël ne distingua pas la nature ; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria : Mon Dieu ! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, brisa le cœur de Raphaël. Elle s’endormit. Raphaël écarta la soie criarde des rideaux, quitta sa position et vint se placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui l’enflamma. Présumant trop de lui-même, il n’avait pas compris son supplice : être si près et si loin d’elle. Il fut obligé de subir toutes les tortures qu’il s’était préparées.
Mon Dieu ! ce lambeau d’une pensée inconnue, qu’il devait remporter pour toute lumière, avait tout à coup changé ses idées sur Fœdora. Il résolut de faire encore une tentative. En lui racontant sa vie, son amour, ses sacrifices, peut-être pourrait-il réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. Il avait placé toutes ses espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue lui annonça le jour. Il s’en alla.
Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse : Raphaël y alla dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Il voulait la prier de lui accorder la soirée du lendemain, et de se la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte.
Quand il se trouvai seul avec elle, le cœur lui faillit. Elle l’encouragea par un geste, et il lui demanda le rendez-vous. Elle accepta. Il lui dit qu’il désirait passer cette soirée près d’elle, comme s’ils étaient frère et sœur.
En mai dernier, vers huit heures du soir, Raphaël se trouva seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Il ne trembla pas alors, il était sûr d’être heureux. Sa maîtresse devait lui appartenir, ou il se réfugierait dans les bras de la mort. Il ne l’avait jamais vue aussi éclatante. Il avait piqué sa curiosité. S’il prit le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, il eut aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, il obtint la faveur de lui baiser la main ; elle se déganta par un mouvement mignon, et il était alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle il essayait de croire, que son âme se fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. En ce moment, elle était à lui, à lui seul. Il possédait cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement, il l’enveloppa dans son désir, la tint, la serra, son imagination l’épousa. Il vainquit alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Mais, en ce moment, il n’en voulait pas à son corps, il souhaitait une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas longtemps. Il lui raconta ses sacrifices, il lui peignit sa vie. Sa passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés depuis. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, son amour dans sa force et dans la beauté de son espérance lui inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une âme déchirée. Son accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Il s’arrêta. Les larmes de Foeodora étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, Raphaël avait eu le succès d’un bon acteur. Il lui dit qu’il l’aimait encore assez en ce moment pour la tuer... Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. Il éclata de rire et lui avoua avoir passé une nuit avec elle. Elle répondit qu’il avait dû avoir bien froid. Il lui expliqua que pour lui sa figure était la promesse d’une âme plus belle encore qu’elle n’était belle. A présent, il savait qu’elle n’avait pas de cœur. Elle lui dit qu’elle n’appartiendrait à personne si cela pouvait le consoler. Il rétorqua qu’elle insultait Dieu et en serait punie. Ayant semé partout des imprécations, elle trouverait la haine au retour. Elle avoua qu’elle ne l’aimait pas. Il était un homme et pour elle cela suffisait. Elle ne voulait pas changer sa vie pour les caprices d’un maître. Le mariage était pour elle un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquions que des chagrins. D’ailleurs les enfants l’ennuyaient. Elle aurait voulu qu’il se contente de son amitié. Elle voulait pouvoir consoler les peines qu’elle lui avait causées en ne devinant pas le compte de ses petits écus, et appréciait l’étendue de ses sacrifices ; mais l’amour pouvait seul payer son dévouement, ses délicatesses, et elle l’aimait si peu, que cette scène l’affectait désagréablement. Raphaël pleura, se sentant ridicule. Il aurait voulu pouvoir signer son amour de tout son sang. Mais elle avait déjà entendu ces phrases classiques. Elle lui avoua pourquoi elle avait dit « Mon Dieu ». Elle avait pensé à son agent de change qui avait oublié de lui faire convertir ses rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé. Raphaël la contempla d’un œil étincelant de rage. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié les larmes et les paroles de Raphaël. Il allait partir. Elle voulut le raccompagner. Avant de partir, il voulut savoir si elle souhaitait devenir duchesse. Si c’était le cas, il ferait tout ce qu’elle voudrait qu’il soit. Elle lui dit que ses plaidoyers avaient de la chaleur. Il lui dit qu’il perdait une femme mais qu’elle perdait un nom, une famille. Il aurait la gloire et elle la laideur. Elle le remercia pour sa péroraison. Il lui jeta sa haine dans le regard et s’enfuit.
Il fallait oublier Fœdora, Raphaël voulut guérir de sa folie, reprendre sa studieuse solitude ou mourir. Il s’imposa donc des travaux exorbitants, et voulut achever ses ouvrages. Pendant quinze jours, il ne sortit pas de sa mansarde, et consuma toutes ses nuits en de pâles études. La muse avait fui. Il ne pouvait chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de ses pensées couvait une autre pensée maladive, et du désir, terrible comme un remords. Un soir, Pauline vint le voir car elle était inquiète. Elle lui conseilla de sortir voir ses amis. Il lui confia son désir de mourir à cause de Foedora.
– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ?
Il regarda Pauline avec stupeur. Elle le laissa seul. Il avait entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt il fut obligé de porter le manuscrit de ses mémoires à son entrepreneur de littérature. Les quatre cent cinquante francs qui lui étaient dus suffiraient à payer ses dettes ; il allait donc chercher son salaire, et il rencontra Rastignac, qui le trouva changé, maigri. Rastignac lui dit en riant qu’il valait mieux qu’il tue Foedora pour ne plus y penser. Mais Raphaël préférait la mort à cette vie. Rastignac avait lui aussi pensé au suicide pour conclure qu’il n’y avait rien de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Il conseilla à son ami de se plonger dans une dissolution profonde et sa passion ou lui, périrait. Il valait mieux mourir avec élégance. Rastignac avait découvert que sa femme n’avait qu’el n’avait que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminuait. En menant une vie enragée, peut-être trouveraient-ils le bonheur par hasard. Rastignac entraîna Raphaël. Rastignac voulait l’emmener au tripot mais il refusa car il avait promis à son père de ne jamais jouer. Il donna son argent à Rastignac pour qu’il le joue. Il retourna dans sa mansarde. Pauline le surprit alors qu’il comptait l’argent qu’il devait à sa mère en y ajoutant le prix de son loyer pour six mois. Elle l’examina avec une sorte de terreur. Il lui demanda de lui garder sa cellule pendant une demi-année. S’il n’était pas de retour vers le quinze novembre, Pauline hériterait de lui. Elle lui jeta des regards qui pesaient sur son cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.
- Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en lui montrant le piano.
Il l’embrassa sur le front en guise d’adieu et elle s’enfuit. Quand il sortit, elle le rattrapa pour lui donner une bourse qu’elle avait brodée.
Raphaël rejoignit Rastignac. Rastignac lui montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et ils dansèrent autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, se donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour eux dans ce chapeau. – Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or.
Le lendemain, Raphaël acheta des meubles chez Lesage, il loua un appartement, rue Taitbout, et chargea le meilleur tapissier de le décorer. Il eut des chevaux. Il se lança dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Il joua, gagna et perdit tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez ses amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles il conserva sa sainte et primitive horreur.
Insensiblement il se fit des amis. Il hasarda quelques compositions littéraires qui lui valurent des compliments. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en lui de rival à craindre, le vantèrent, moins sans doute pour son mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Il devint un viveur. Il mettait de l’amour-propre à se tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par sa verve et par sa puissance. Il était toujours frais, élégant. Il passait pour spirituel. Bientôt la débauche lui apparut dans toute la majesté de son horreur, et il la comprit ! La débauche était certainement un art comme la poésie, et voulait des âmes fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme devait en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Mais quand une fois l’homme était monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marchait-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes étaient tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune.
Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demandait, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. La débauche comprenait tout ; elle était une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvantait, il fallait l’attaquer par les cornes, c’était des fatigues inouïes, la nature vous avait donné un estomac étroit ou paresseux ? vous le domptiez, vous l’élargissiez, vous appreniez à porter le vin, vous apprivoisiez l’ivresse, vous passiez les nuits sans sommeil, vous vous faisiez enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand l’homme s’était ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte avait façonné son âme à l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux quel était le maître, ils se roulaient l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout était merveilleux, où s’endormaient les douleurs de l’âme, où revivaient seulement des fantômes d’idées. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur avait troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes ! Au lieu de couler longtemps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonnait et fuyait comme un torrent. Enfin la débauche était sans doute au corps ce qu’étaient à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plongeait en des rêves dont les fantasmagories étaient aussi curieuses que pouvaient l’être celles de l’extase. La débauche n’était-elle pas une sorte d’impôt que le génie payait au mal ?
Raphaël arrivait ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ; sans doute sa force y eût été dangereuse s’il ne l’avait amortie ainsi. Euphrasie et Aquilina étaient son histoire personnifiée, une image de sa vie ! Il ne pouvait guère les accuser, elles lui apparaissaient comme des juges.
Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, Raphaël eut cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après s’être jeté comme Sardanapale dans son bûcher, il rencontra Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Elle lui dit :
– Ah ! je vous retrouve encore en vie.
Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute l’histoire de Raphaël, et jugeant son amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité.
Enfin, il épuisa facilement son trésor ; mais trois années de régime lui avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où il se trouva sans argent, il se portait à merveille. Pour continuer de mourir, il signa des lettres de change à courte échéance, et le jour du paiement arriva. Sa première dette ranima toutes ses vertus qui vinrent à pas lents et lui apparurent désolées. Il avait horreur de l’argent. La veille de l’échéance, il était couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en se réveillant, quand il fut de sang-froid, quand il sentit son âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, ses dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles étaient dans sa pendule, sur ses fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels il se servait avec le plus de plaisir. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Ses lettres de change furent protestées. Trois jours après il les paya.
Un spéculateur vint lui proposer de lui vendre l’île que Raphaël possédait dans la Loire et où était le tombeau de sa mère. Il accepta. En signant le contrat chez le notaire de son acquéreur, il sentit au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Il frissonna en reconnaissant le même froid humide qui l’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait son père. Il accueillit ce hasard comme un funeste présage. Il lui sembla entendre la voix de sa mère et voir son ombre.
Le prix de son île lui laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, il eût pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à sa mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Ils s’étaient souvent trouvés en présence. Il lui faisait corner son nom aux oreilles par ses amants étonnés de son esprit, de ses chevaux, de ses succès, de ses équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac.
Raphaël chargea le monde entier de sa vengeance, mais il n’était pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, il avait toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, il en poursuivait le fantôme à travers les hasards de ses dissipations, au sein des orgies.
Pour son malheur, il était trompé dans ses belles croyances, il était puni de ses bienfaits par l’ingratitude, récompensé de ses fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché ! Enfin Fœdora lui avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant son âme, il la trouva pourrie. Le démon lui avait imprimé son ergot au front. Il lui était désormais impossible de se passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Il ne voulait plus rester seul avec lui-même. Il avait besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour l’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en lui pour toujours. Galérien du plaisir, il devait accomplir sa destinée de suicide. Pendant les derniers jours de sa fortune, il fit chaque soir des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort le rejetait dans la vie.
Enfin il se trouva seul avec une pièce de vingt francs, il se souvint alors du bonheur de Rastignac...
Raphaël n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch ; exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.
– Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai.
– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.
Sa vie avait été un trop long silence. A présent, il allait se venger du monde entier. Il ne s’amuserait pas à dissiper de vils écus, il imiterait, résumerait son époque en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Il voulait oublier Foedera. Il montra la peau de chagrin à Emile en lui disant que c’était le testament de Salomon. Il traita son ami de valet. Émile emporta Raphaël dans la salle à manger. Il lui demanda de la décence. Il ne croyait pas au pouvoir dont lui parlait Raphaël.
Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours : – Prenons la mesure ! Prenons la mesure !
Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait : – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.
Les deux amis s’endormirent. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.
Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital.
Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs.
Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords.
Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche.
Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.
– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.
Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il était venu apporter six millions à Raphaël. Il lui annonça qu’il était le seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta. C’était son oncle.
Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau. Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT.
Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade. Aquilina lui demanda ce qu’il allait lui donner. Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot.
Taillefer dit : Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !
On porta un toast à la gloire de Raphaël. Il but avec les autres en mettant le talisman dans sa poche.
Emile annonça à l’assemblée que MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possédait un secret pour faire fortune. Ses souhaits étaient accomplis au moment même où il les formait. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il allait les enrichir tous. Raphaël fut assailli de demandes.
– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.
Emile ne lui donna pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste.
Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.
L’agonie
Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. Il était vêtu de noir, maigre et ossu. Il frappa doucement à la porte et un valet lui répondit que monsieur le marquis ne recevait personne. En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi. Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés.
Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.
– Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie. Il avait été son professeur. Jonathas avait entendu parler de ce monsieur Porriquet. Jonathas lui parla de son maître. Le marquis menait une drôle de vie. Il ne recevait personne, se levait tous les jours à 7 heures. Il fallait lui déposer les journaux tous les jours à la même table. Le déjeuner devait être servi à 10 heures et le dîner à 17 heures. Le menu était dressé pour l’année entière, jour par jour. Il s’habillait à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par Jonathas. Quand il avait envie de sortir, il allait à l’opéra. Jonathas avait ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. Jonathas avait la consigne d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; le marquis lui avait donné un petit livre à apprendre par cœur, et où étaient écrits tous ses devoirs, un vrai catéchisme. En été, Jonathas devait, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Le marquis était riche ! il avait mille francs à manger par jour, il pouvait faire ses fantaisies. Il ne tourmentait personne, il était bon comme le bon pain, jamais il ne disait mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin ! Ses appartements étaient en enfilade. S’il ouvrait la porte de sa chambre, toutes les portes s’ouvraient d’elles-mêmes par un mécanisme.
– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout.
Jonathas voulut voir le marquis alors Jonathas lui dit qu’il allait demander s’il pouvait le faire monter. Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartements, dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir.
Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme ! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir.
– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Porriquet fut effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Le professeur lui demanda s’il travaillait à un ouvrage mais le marquis lui avoua avoir dit adieu à la science.
Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu ; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement.
Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg ; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collège de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Oblige par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie. Raphaël lui répondit qu’il n’y pouvait rien. En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté. Il reprocha à Jonathas d’avoir laissé entrer le professeur.
La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.
– Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien !
Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.
Cela fit pleurer les deux vieillards. Raphaël s’adressa à son professeur.
– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.
Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.
Le soir, Raphaël se rendit au Théâtre des Italiens. Il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir ; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goethe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Raphaël reconnut également Euphrasie à côté du vieux marchand. Elle venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieil homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le vieux marchand recueillit avec délices les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.
– Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?
Le vieux marchand lui répondit qu’il était heureux comme un jeune homme. En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Elle rit après avoir eu eut la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris. Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël ; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Fœdora voyait en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable.
Ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa derrière consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue.
La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique. Les pénétrants parfums de l’aloès achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence. C’était Pauline ! Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. – Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact. Elle se leva précipitamment et disparut ; Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.
– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre ; et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.
– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.
– Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu !
Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Devant l’hôtel, une vieille femme lui apprit que la mère de Pauline était devenue baronne. Son mari était revenu. Il était riche. Elle avait donné son hôtel à la vieille dame.
Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune. Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire. Elle lui demanda ce qu’il était devenu. Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria : – Pauline !... Je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard. Elle avait compris. Il l’aimait. Elle lui dit qu’elle était riche mais qu’il devait aimer son cœur aussi. Il couvrit ses mains de baisers. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes. Elle lui dit qu’elle se serait vendu à un démon pour lui éviter un chagrin. Elle voulait lui sacrifier le monde entier et être sa servante malgré ses millions. Elle lui avoua que c’était elle qui avait mis une pièce de cent sous dans le tiroir quand il était ruiné. Il était étonné qu’elle n’ait pas de vanité. Il pensait que son titre de noblesse et sa fortune ne valaient rien pour elle. Il lui offrit sa vie. Elle en fut heureuse. Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans. Elle lui avoua qu’elle avait travaillé jusqu’à deux heures du matin et donné à sa mère une moitié du prix de ses écrans, à lui l’autre. Il avait peur de payer un jour sans doute ce bonheur par quelque effroyable chagrin. Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur. Elle luit dit que sa comtesse Fœdora était bête ! Quel plaisir elle avait ressenti la veille en se voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’avait jamais été applaudie, Foedora ! Quand son dos avait touché le bras de Raphaël, elle avait entendu en elle quelque voix qui lui avait crié : Il est là. Elle s’était retournée, et l’avait vu. Oh ! elle s’était sauvée, elle se sentait l’envie de lui sauter au cou devant tout le monde. Raphael espéra commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et ses tristes folies lui semblaient n’être plus que de mauvais songes. Il se sentait pur, près de Pauline. Il sentait l’air du bonheur. Elle feuilleta les papiers. Elle se rappela qu’il était bien malheureux quand il écrivait dans la mansarde. Elle habitait rue Saint-Lazare et lui rue de Varennes. Elle voulait qu’ils soient ensemble et mariés dans les quinze jours. Pauline lui dit que son père était revenu des Indes bien malade. Elle était à son chevet. Elle voulut aller chez Raphaël. Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin. Elle lui demanda s’il n’avait pris conseil de personne pour meubler son hôtel. Elle avait peur qu’une femme l’ait conseillé car il avait bon goût.
Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peu en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant : Je suis bien bête ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises !
Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde ! ils allaient aux Italiens ou à l’Opéra tous les soirs. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.
Vers la fin de février, alors qu’ils prenaient leur petit-déjeuner et que Pauline s’amusait avec le chat, Pauline reprocha à Raphaël de lire le journal. Le jardinier vint trouver le marquis pour lui apporter une curiosité comme il n’en avait jamais vu. Il avait voulu prendre de l’eau du puits et en avait sorti la peau de chagrin qui n’avait plus que six pouces carrés de superficie. Raphaël pâlit. Pauline appela Jonathas au secours. Raphaël voulut la rassurer en prétextant qu’il était incommodé par une fleur. Il jeta un regard d’horreur sur le talisman que Pauline prit et jeta. Raphaël lui demanda de le laisser seul. Il se rendit à la halle aux vins pour parler à un naturaliste nommé Lavrille. Il lui montra des canards et des oies qu’il étudiait.
En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de monsieur Lavrille. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie. Ceci est une peau d’âne. Et plus précisément un onagre. C’était pour Lavrille le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnaient même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêlait aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie faisaient sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux. Les savants variaient sur l’origine du nom. Les uns prétendaient que Chagri était un mot turc, d’autres voulaient que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subissait une préparation chimique assez bien décrite par Pallas, et qui lui donnait le grain particulier que nous admirions ; monsieur Martellens lui avait écrit que Châagri était un ruisseau. Raphaël lui expliqua que depuis trois mois la peau s’était sensiblement contractée... Lavrille lui expliqua que toutes les dépouilles d’êtres primitivement organisés étaient sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, dont les progrès étaient soumis aux influences atmosphériques. Raphaël lui demanda s’il était bien sûr que cette peau fût soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle pût s’étendre ? Alors Lavrille lui recommanda d’aller voir Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouverait certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre. Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées.
Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs, heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.
Raphaël tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.
Planchette lui expliqua sa lubie. Un mouvement, quel qu’il soit, dit-il est un immense pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement ; Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui.
– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau.
Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon, puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là. Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis ; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs ; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin. Il comprit grâce à Lavrille que Blaise Pascal avait découvert l’expansibilité de l’eau. Il promit d’élever une statue à Pascal si Lavrille réussissait à étendre la peau de chagrin et de financer la recherche et de bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.
Planchette lui proposa d’aller le lendemain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué venait de fabriquer, d’après les plans de Planchette, une machine perfectionnée. Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau. Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier. Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle. L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers. Les ouvriers accoururent. Le contremaître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre
d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contremaître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes. Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.
– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus !
Planchette lui proposa de soumettre la peau à un laminoir puis estima qu’il fallait traiter cette substance inconnue par des réactifs. Ils allèrent voir Japhet, la chimie serait peut-être plus heureuse que la mécanique. Planchette donna la peau au chimiste pour qu’il en décomposa la substance. Raphaël lui dit que c’était une peau d’âne. Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais : – Point de goût !
Alors il fit boire un peu d’acide phthorique à la peau. Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération. Alors le chimiste essaya avec la potasse rouge, en vain. Il demanda à Raphaël s’il pouvait prendre un morceau de cette singulière substance si extraordinaire. Raphaël refusa. Mais le mit au défi d’essayer. Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote. Alors Raphaël sut qu’il allait mourir. Il laissa les deux savants stupéfaits. – Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées. Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.
En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide ; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu ne l’étonnait pas ; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigées sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige. Raphaël remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil. Il resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. En ce moment il entendit très distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchants privilèges de la passion le souffle de sa Pauline. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël. Elle lui demanda ce qui l’inquiétait. Il répondit que c’était la mort. Elle lui dit que mourir avec lui, le lendemain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur.
Le lendemain, Raphaël se dit que les médecins devaient connaître les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir lui dire s’il était en santé ou malade. Pauline s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’âme quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée. Pauline se réveilla et lui avoua qu’elle avait pleuré cette nuit en le contemplant dans son repos, mais non pas de joie. Elle avait entendu dans sa poitrine quelque chose qui résonnait, et qui lui avait fait peur. Il avait pendant son sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle du père de Pauline qui mourait d’une phtisie. Elle ne désirait pas vivre vieille, et proposa à Raphaël de mourir jeunes tous deux, et aller dans le ciel les mains pleines de fleurs.
Raphaël toussa. Il était abattu, pâle, il se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.
– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.
La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle- même : Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.
Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics qui lui semblaient révéler une phtisie pulmonaire. Raphaël dit à un des médecins qu’il avait voulu se tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont ce médecin s’occuperait peut-être un jour. Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.
Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, aux x de l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.
Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin. Il aurait voulu être témoin de la coïncidence qui existait entre les désirs de Raphaël et son rétrécissement. Caméristus pensait que ce rétrécissement était surnaturel mais pas le docteur Maugredie. À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre. Après être resté pendant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtements de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques ; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence. Ils refusèrent de délibérer en la présence de Raphaël. Brisset pensait que Raphaël était fatigué par des travaux intellectuels. Il y avait monomanie. Le malade était sous le poids d’une idée fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécissait réellement. Il préconisait de mettre le malade au régime. Caméristus proposa d’aller chercher la cause du mal dans les entrailles de l’âme et non dans les entrailles du corps ! Raphaël réussit à espionner les médecins. Mil les entendit et comprit que pour eux sa guérison flottait entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe ! Sur la ligne qui séparait le fait de la parole, la matière de l’esprit, Maugredie était là, doutant. Le oui et non humain le poursuivait partout ! Toujours le Carimary, Carymara de Rabelais : il était spirituellement malade, carymary ! ou matériellement malade, carymara ! Devait-il vivre ? Les médecins l’ignoraient. Raphaël entendit Maugredie préconiser un traitement quelconque : des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles ils étaient d’accord, puis de l’envoyer aux eaux : ils agiraient à la fois d’après les deux systèmes. Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre médecins sortirent du cabinet. Ils lui annoncèrent leur verdict. Bianchon ajouta que les médecins pensaient que sa guérison était facile et dépendrait de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens préconisés. Raphaël attira Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation. Horace lui dit de tâcher donc de vivre sagement, d’essayer un voyage en Savoie ; le mieux était et serait toujours de se confier à la nature. Raphaël partit pour les eaux d’Aix en Savoie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Mais il se rendit compte qu’il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. En sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes ; il eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï ; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était coupable envers eux : il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux ; pour se venger de cette royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de lui. Tout à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les puissances et les dominations. En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être. Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement. Il voulut trouver une protection, et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries ; mais, à son approche, elle lui tourna le dos, et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette soirée usé de son talisman ; il ne se sentit ni la volonté, ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationnelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre elles et les vices : le vice est un luxe. Mort aux faibles ! est le vœu de cette espèce d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie. Quiconque souffre de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son désert ; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver : froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur ; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte là où pour lui devait éclore une consolation.
Quand Raphaël releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui.
– Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir ! se dit-il. À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.
Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé.
Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement de l’homme. Il lui dit que les médecins de Paris s’étaient trompés sur la nature de sa maladie. Mais s’il restait dans une température élevée, il risquait d’être très proprement et promptement mis en terre sainte. Une des conditions de son existence était l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouvait dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Toeplitz mais la Savoie lui était funeste. Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Ils entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue.
– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.
Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.
Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, près du Lac du Bourget, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois.
Déjà, depuis quelques instants, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers. En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie ; à son air contraint, il devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard, qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasticité.
– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise. Pensez à vous, reprit-elle ; plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel. – Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance...
Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse, qui, derechef, glapissait dans les rochers. Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel. Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite ? Le duel était- il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux.
Un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à lui : – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle. En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement : – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.
Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.
À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que longtemps après : ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot.
– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. – Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh ! bien ! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.
Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent : contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse. Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.
La sécurité surnaturelle de Raphaël avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.
Après le duel, Raphaël prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.
Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Il visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. En voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante. Raphaël parvint fans un endroit où il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie ; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Les jappements des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l’enfance y étaient belles.
Le vieillard avait l’attitude d’un homme vraiment libre et faisait pressentir qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvements comme un oiseau ; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui. Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation ; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger. Raphaël lui demanda si elle avait peur. Elle lui demanda de quoi et lui montra sa maison où il n’y avait rien à voler. Elle lui montra son mari qui était au milieu des rochers. Le vieillard était le grand-père de son mari. Il avait 102 ans.
Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant ! À ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël. Raphaël vécut pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. il fut heureux, il se crut sauvé.
Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. Elle disait que Raphaël toussait et se consumait à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il avait bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffrait la passion de Dieu ! Elle dit à Jonathas qu’il ne fallait pas pleurer car Raphaël serait heureux de ne plus souffrir. L’impatience chassa Raphaël de son lit, il se montra sur le seuil de la porte : – Vieux scélérat, cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit. Raphaël lui défendit de revenir sans son ordre. Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître. Raphaël le chassa.
Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre. Il lui ordonna de le laisser vivre à sa guise où il décamperait d’ici. Elle lui tendit son bras. Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée ; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de mélancolie. Le terrible : Frère, il faut mourir, des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence ; tout en eux le gênait.
Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée ; puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.
Il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Elle ne comprenait pas pourquoi il était parti. Pour elle, c’était une fuite. Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer.
Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme par un divertissement machinal.
« ... Assise à ta porte... attendu.... Caprice.... j’obéis.... Des rivales... moi, non ! ; ta Pauline.. aime..... plus de Pauline donc ?.... Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée... Amour éternel... Mourir... »
Ces mots lui donnèrent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre. Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie. Il demanda à Jonathas d’aller chercher Bianchon. Il demanda au médecin de lui composer une boisson légèrement opiacée qui l’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage lui fasse mal. Bianchon accepta mais en lui expliquant qu’il faudrait cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger. Raphaël ne voulait veiller qu’une heure au plus. Puis Bianchon dit à Jonathas que les chances de Raphaël de vivre ou de mourir étaient égales.
Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas. Il somma Jonathas de s’expliquer. Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beautés diverses.
Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.
Jonathas n’avait fait qu’obéir à Bianchon qui lui avait demandé de distraire Raphaël.
Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Il souriait transporté sans doute par un rêve dans une belle vie.
– Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.
Elle savait qu’il avait été chercher la santé sans elle, et qu’il la craignait... Il lui demanda de le laisser si elle ne voulait pas le faire mourir.
– Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune ! Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de folie. Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une pervenche, et le lui montrant : Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il. Il lui expliqua que c’était un talisman qui accomplissait ses désirs, et représentait sa vie. Il voulait qu’elle voie ce qu’il en restait. Si elle le regardait encore, il allait mourir...
La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint. Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.
– Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !
Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. – Si je meurs ; il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras. Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin. Elle dit qu’elle l’avait tué. Elle l’avait prédit.
Épilogue
Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent longtemps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir, elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage ; elle planait sur les hameaux, sur les collines et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes. C’était le fantôme de Pauline.
Fœdora était la veille aux Bouffons, elle irait ce soir à l’Opéra, elle était partout.