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Humanisme : le Contrat social
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20 septembre 2025

Les proscrits (Balzac)

Ce récit de caractère historique et mystique parut en 1831 dans La Revue de Paris. ; ils étaient divisés en trois chapitres : Le Sergent de ville, Le Docteur en théologie, Le Poète. Ils font ensuite partie, sous cette forme, des Romans et Contes philosophiques (Paris, Gosselin, 1831), insérés dans le tome II. Avec la dédicace et la date d’octobre 1831 ils sont réunis à Louis Lambert et Séraphîta dans le Livre mystique, précédé d’une importante préface (Paris, Werdet, décembre 1835 ; réédité en février 1836). Ensuite, sans la dédicace, les Proscrits sont joints à Massimilla Doni, Gambara et Séraphîta dans le Livre des douleurs (Études philosophiques, Paris, Souverain, 1840, tomes VI-X), dont ils forment le deuxième tome. En 1846, sans la division en trois chapitres, ils entrent dans le tome III des Études philosophiques, 5e édition (tome XVI de la Comédie humaine, Paris, Furne).

Almæ Sorori. À ma douce sœur. Le livre est dédié à la sœur cadette de Balzac, Laure (1800-1871). Mariée en 1820 à un ingénieur des ponts-et-chaussées, Midy de la Greneray-Surville, dont elle eut deux enfants, Laure resta néanmoins toujours pour Balzac la tendre confidente qu’elle avait été pour lui dès leur enfance.

 

En 1308, il existait peu de maisons sur le Terrain (qui s’étendait, au XIVe siècle, à l’emplacement de l’actuel square Notre-Dame) formé par les alluvions et par les sables de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église Notre-Dame. Le premier qui osa se bâtir un logis sur cette grève soumise à de fréquentes inondations, fut un sergent de la ville de Paris qui avait rendu quelques menus services à messieurs du chapitre Notre-Dame ; en récompense, l’évêque lui bailla vingt-cinq perches (ancienne mesure agraire, centième de l’arpent. La perche d’Île-de-France valait 34 m2) de terre, et le dispensa de toute censive ou redevance pour le fait de ses constructions.

Sept ans avant le jour où commence cette histoire, Joseph Tirechair, l’un des plus rudes sergents de Paris, comme son nom le prouve, avait donc, grâce à ses droits dans les amendes par lui perçues pour les délits commis ès rues de la Cité, bâti sa maison au bord de la Seine, précisément à l’extrémité de la rue du Port-Saint-Landry (actuelle rue des Ursins).

Afin de garantir de tout dommage les marchandises déposées sur le port, la ville avait construit une espèce de pile en maçonnerie. Le sergent en avait profité pour asseoir son logis, en sorte qu’il fallait monter plusieurs marches pour arriver chez lui. Une ouverture ronde éclairait le grenier dans lequel la femme du sergent faisait sécher le linge du Chapitre, car elle avait l’honneur de blanchir Notre-Dame, qui n’était certes pas une mince pratique. Au premier étage étaient deux chambres qui, bon an mal an, se louaient aux étrangers à raison de quarante sous parisis pour chacune (valant douze deniers). Des tapisseries de Flandre garnissaient les murailles ; un grand lit orné d’un tour en serge verte, semblable à ceux des paysans, était honorablement fourni de matelas et recouvert de bons draps. Les locataires avaient pour sièges de grandes chaires en noyer sculpté, provenues sans doute du pillage de quelque château. Deux bahuts incrustés en étain, une table à colonnes torses, complétaient un mobilier digne des chevaliers bannerets (le chevalier banneret était le seigneur d’un fief comptant un nombre suffisant de vassaux pour lever un contingent du ban). Par l’un des fenêtres, on pouvait voir l’île Notre-Dame et l’île aux Vaches (qui furent réunies en 1614 pour former l’île Saint-Louis) mais aussi l’île Louviers (qui fut réunie, en 1843, à la rive droite de la Seine (actuel quai Henri-IV).  Le bas de la maison à Tirechair se composait d’une grande chambre où travaillait sa femme, et par où les locataires étaient obligés de passer pour se rendre chez eux, en gravissant un escalier pareil à celui d’un moulin. Un petit jardin conquis sur les eaux étalait au pied de cette humble demeure ses carrés de choux verts, ses oignons et quelques pieds de rosiers défendus par des pieux formant une espèce de haie. Une cabane construite en bois et en boue servait de niche à un gros chien, le gardien nécessaire de cette maison isolée. À cette niche commençait une enceinte où criaient des poules dont les œufs se vendaient aux chanoines. Le terrain, la Seine, le Port, la maison étaient encadrés à l’ouest par l’immense basilique de Notre-Dame, qui projetait au gré du soleil son ombre froide sur cette terre. Alors comme aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus solitaire, de paysage plus solennel ni plus mélancolique. La grande voix des eaux, le chant des prêtres ou le sifflement du vent troublaient seuls cette espèce de bocage, où parfois se faisaient aborder quelques couples amoureux pour se confier leurs secrets, lorsque les offices retenaient à l’église les gens du Chapitre.

Par une soirée du mois d’avril, en l’an 1308, Tirechair rentra chez lui singulièrement fâché. Depuis trois jours il trouvait tout en ordre sur la voie publique. En sa qualité d’homme de police, rien ne l’affectait plus que de se voir inutile. Il jeta sa hallebarde avec humeur, grommela de vagues paroles en dépouillant sa jaquette mi-partie de rouge et de bleu, pour endosser un mauvais hoqueton de camelot. Il maugréa d’un soin qui ne lui laissait rien à dire et regarda sa femme, laquelle ne soufflait mot en repassant les aubes et les surplis de la sacristie. Il reprocha à sa femme Jacqueline de choisir ses apprenties parmi des femmes folles de leur corps. L’ouvrière se prit à rougir, et guigna Jacqueline d’un air qui exprimait une crainte mêlée d’orgueil. Jacqueline lui répondit de ne pas se mêler de ce qu’il se passait dans ses occupations. Sinon, elle ne se chargerait plus de l’entretenir en joie et en santé.

Le sergent lui demanda si elle croyait qu’il avait envie de voir son logis rasé, sa hallebarde aux mains d’un autre et sa femme au pilori. Jacqueline trouvait son mari bien couard pour redouter le moindre grabuge en portant la hallebarde du parloir aux bourgeois (où se réunissaient les officiers municipaux, s’est appelé par la suite l’Hôtel de ville. Il était situé, au début du XIVe siècle, sur la rive droite de la Seine, près du grand Châtelet), et en vivant sous la protection du Chapitre. Elle l’emmena dans le jardinet pour lui dire que son ouvrière lui rapportait une pièce d’or dans leur épargne. Elle venait voir le joli petit clerc que Jacqueline et le sergent avaient dans la chambre dont la fenêtre avait vue sur la vaste étendue de la Seine. Le sergent rétorqua que cette dame ne saurait les tirer du traquenard où ils seraient tôt ou tard emboisés. Il craignait que le mari offensé se venge. Mais Jacqueline lui apprit que la belle dame était veuve. Elle  n’avait jamais parlé à leur gentil clerc, elle se contentait de le voir et de penser à lui. Sans elle, il serait déjà mort de faim, car elle était quasiment sa mère. Et lui, le chérubin, il était aussi facile de le tromper que de bercer un nouveau-né. Il était ruiné et ne le savait pas. Tirechair dit que les deux étrangers qu’ils hébergeaient sentaient le roussi. Il voulait les mettre à la porte vite et tôt. Les deux hôtes avaient pratiqué le culte de Marguerite Porrete, originaire du Hainaut, brûlée vive à Paris en 1210 pour avoir professé une doctrine hérétique, analogue au moderne quiétisme. Le seigneur couché au-dessus d’eux était plus sûrement sorcier que chrétien selon Tirechair. Il ordonna à sa femme de mettre leurs deux locataires à la porte : le vieux parce qu’il lui était suspect, le jeune parce qu’il était trop mignon. Le petit regardait toujours la lune, les étoiles et les nuages, en sorcier qui guettait l’heure de monter sur son balai ; l’autre sournois se servait bien certainement de ce pauvre enfant pour quelque sortilège.

Malgré le despotisme qu’elle exerçait au logis, Jacqueline resta stupéfaite en entendant l’espèce de réquisitoire fulminé par le sergent contre ses deux hôtes. En ce moment, elle regarda machinalement la fenêtre de la chambre où logeait le vieillard, et frissonna d’horreur en y rencontrant tout à coup la face sombre et mélancolique, le regard profond qui faisaient tressaillir le sergent, quelque habitué qu’il fût à voir des criminels.

À cette époque, petits et grands, clercs et laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir surnaturel. Le mot de magie était aussi puissant que la lèpre pour briser les sentiments, rompre les liens sociaux, et glacer la pitié dans les cœurs les plus généreux. La femme du sergent pensa soudain qu’elle n’avait jamais vu ses deux hôtes faisant acte de créature humaine.

Quoique la voix du plus jeune fût douce et mélodieuse comme les sons d’une flûte, elle l’entendait si rarement, qu’elle fut tentée de la prendre pour l’effet d’un sortilège. En se rappelant l’étrange beauté de ce visage blanc et rose, en revoyant par le souvenir cette chevelure blonde et les feux humides de ce regard, elle crut y reconnaître les artifices du démon. Elle se souvint d’être restée pendant des journées entières sans avoir entendu le plus léger bruit chez les deux étrangers. Elle fut complètement saisie par la peur, et voulut voir une preuve de magie dans l’amour que la riche dame portait à ce jeune Godefroid, pauvre orphelin venu de Flandre à Paris pour étudier à l’Université. Jacqueline montra à son mari les sous qu’elle avait reçus pour le loyer et lui demanda ce qu’il fallait en faire. Il lui conseilla de consulter le doyen du Chapitre. Jacqueline lui demanda aussi si elle devait prévenir cette noble et digne dame qu’elle hébergeait du danger qu’elle courait.

Tirechair, en homme vieilli dans les ruses de son métier, feignit de prendre l’inconnue pour une véritable ouvrière. En ce moment, six heures sonnèrent au clocher de Saint-Denis-du-Pas. Tout à coup des cris confus s’élevèrent sur la rive gauche de la Seine, derrière Notre-Dame, à l’endroit où fourmillaient les écoles de l’Université. À ce signal, le vieil hôte de Jacqueline se remua dans sa chambre. Le sergent, sa femme et l’inconnue entendirent ouvrir et fermer brusquement une porte, et le pas lourd de l’étranger retentit sur les marches de l’escalier intérieur.

Les visages de Jacqueline et du sergent offrirent tout à coup une expression bizarre dont fut saisie la dame. Rapportant, comme toutes les personnes qui aiment, l’effroi du couple à son protégé, l’inconnue attendit avec une sorte d’inquiétude l’événement qu’annonçait la peur de ses prétendus maîtres.

L’étranger resta pendant un instant sur le seuil de la porte pour examiner les trois personnes qui étaient dans la salle, en paraissant y chercher son compagnon. Le regard qu’il y jeta, quelque insouciant qu’il fût, troubla les cœurs. Il était vraiment impossible à tout le monde, et même à un homme ferme, de ne pas avouer que la nature avait départi des pouvoirs exorbitants à cet être en apparence surnaturel. L’étranger gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi que son regard, son geste possédait une irrésistible puissance. Son costume ajoutait encore aux idées qu’inspiraient les singularités de sa démarche ou de sa physionomie.

Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans manches, qui s’agrafait par devant et descendait jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était noir. Il avait sur la tête une calotte en velours semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût prendre. Sans une longue épée qui pendait à son côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on apercevait à la fente du surtout noir, un ecclésiastique l’eût salué comme un frère.

Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait grand ; mais en le regardant au visage, il était gigantesque.

Quand Godefroid se montra, le visage de la dame s’empourpra, elle trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains blanches. Toute femme eût partagé cette émotion en contemplant un homme de vingt ans environ, mais dont la taille et les formes étaient si frêles qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son chaperon noir, semblable au béret des basques, laissait apercevoir un front blanc comme de la neige où la grâce et l’innocence étincelaient en exprimant une suavité divine, reflet d’une âme pleine de foi. L’amour respirait dans les milliers de boucles blondes qui retombaient sur ses épaules. Ses yeux bleus, pleins de vie et limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de son visage, la coupe de son front étaient d’un fini, d’une délicatesse à ravir un peintre. En  contemplant le visage de Godefroid avec un peu d’attention, peut-être y aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure qu’imprime une grande pensée ou la passion. Jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus vive que l’était celle offerte par la réunion de ces deux êtres. L’un était un Dieu, l’autre était un ange. Tous deux passèrent en silence.

Tirechair les compara à un diable et son page. Jacqueline trouvait malheureux pour une femme qu’un démon puisse prendre un si gentil visage ! Son mari voulait les dénoncer l’officialité (le tribunal ecclésiastique). Cela réveilla la dame amoureuse de Godefroid. Elle se présenta comme la comtesse Mahaut, en se levant avec une dignité qui rendit le sergent tout pantois. Elle lui conseilla d’éviter  de faire la plus légère peine à ses hôtes et d’honorer surtout le vieillard.  Elle l’avait vu chez le roi qui l’avait courtoisement accueilli. Tirechair était mal avisé de lui causer le moindre encombre. Quant à son séjour chez lui, la comtesse lui ordonna de n’en sonner mot, s’il aimait la vie.

Elle fit un signe à Jacqueline, et toutes deux montèrent à la chambre de Godefroid. La belle comtesse regarda le lit, les chaires de bois, le bahut, les tapisseries, la table, avec un bonheur semblable à celui du banni qui contemple, au retour, les toits pressés de sa ville natale, assise au pied d’une colline.

Jacqueline ouvrit un tiroir de la table, et montrait quelques parchemins. C’était un contrat qui attira soudain l’attention de la comtesse et où elle lut : GOTHOFREDUS COMES GANTIACUS (Godefroid, comte de Gand.). Elle dit qu’elle était contente. Puis elle s’en alla au port. Elle monta dans un bateau.

Jacqueline dit à son mari que la comtesse lui avait donné cent écus d’or. Tirechair n’aimait pas loger des seigneurs et des sorciers. Il partir faire sa ronde dans la rue malfamée de Champfleuri.

Jacqueline, restée seule au logis, monta précipitamment dans la chambre du seigneur inconnu pour tâcher d’y trouver quelques renseignements sur cette mystérieuse affaire. Elle ne put rien découvrir d’extraordinaire. Elle vit seulement sur la table une écritoire et quelques feuilles de parchemin ; mais comme elle ne savait pas lire, cette trouvaille ne pouvait lui rien apprendre. Un sentiment de femme la ramena dans la chambre du beau jeune homme, d’où elle aperçut par la croisée ses deux hôtes qui traversaient la Seine dans le bateau du passeur. Le jeune et le vieux descendirent du bateau puis se rendirent à l’ancienne école des Quatre-Nations (faculté des arts). L’illustre Sigier (le Sigier de Balzac a pour modèle non le Sigier historique mais le Siger immortel de Dante : « Cette lueur... est la lumière éternelle de Siger qui, enseignant dans la rue du Fouarre, syllogisa des vérités importunes » (Paradis, chant X) montait à sa chaire. Les étudiants sténographiaient l’improvisation du maître. La salle était pleine, non seulement d’écoliers, mais encore des hommes les plus distingués du clergé, de la cour et de l’ordre judiciaire. Il s’y trouvait des savants étrangers, des gens d’épée et de riches bourgeois. Ces leçons, ces dissertations, ces thèses soutenues par les génies les plus brillants du treizième et du quatorzième siècles, excitaient l’enthousiasme de nos pères ; elles étaient leurs combats de taureaux, leurs Théâtre-Italien, leur tragédie. La Théologie ne résumait pas seulement les sciences, elle était la science même et présentait un fécond avenir à ceux qui se distinguaient dans ces duels, où, comme Jacob, les orateurs combattaient avec l’esprit de Dieu. La chaire était la tribune de l’époque. Ce système vécut jusqu’au jour où Rabelais immola la philosophie de l’ergo sous ses terribles moqueries.

La Théologie se divisait en deux Facultés, celle de THÉOLOGIE proprement dite, et celle de DÉCRET. La Faculté de Théologie avait trois sections : la Scolastique, la Canonique et la Mystique. La THÉOLOGIE MYSTIQUE embrassait l’ensemble des révélations divines et l’explication des mystères. Cette branche de l’ancienne théologie était secrètement restée en honneur aux XVIIè et XVIIIè siècle. Jacob Bœhm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin (il est à peu près certain que Balzac reçut l’initiation martiniste vers 1825).

Au XIXè siècle, comme au temps du docteur Sigier, il s’agissait de donner à l’homme des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards. Le docteur Sigier était de haute taille et dans la force de l’âge. Sauvée de l’oubli par les fastes universitaires, sa figure offrait de frappantes analogies avec celle de Mirabeau. Elle était marquée au sceau d’une éloquence impétueuse, animée, terrible. Le docteur avait au front les signes d’une croyance religieuse et d’une ardente foi qui manquèrent à son Sosie. Sa voix possédait de plus une douceur persuasive, un timbre éclatant et flatteur.

Le pas des deux inconnus qui arrivèrent en ce moment attira l’attention générale. Le docteur Sigier, prêt à prendre la parole, vit le majestueux vieillard debout, lui chercha de l’œil une place, et n’en trouvant pas, tant la foule était grande, il descendit, vint à lui d’un air respectueux, et le fit asseoir sur l’escalier de la chaire en lui prêtant son escabeau. L’assemblée accueillit cette faveur par un long murmure d’approbation, en reconnaissant dans le vieillard le héros d’une admirable thèse récemment soutenue à la Sorbonne. L’enfant qui suivait le vieillard s’assit sur une des marches, et s’appuya contre la chaire, dans une pose ravissante de grâce et de tristesse. Le silence devint profond, le seuil de la porte, la rue même, furent obstrués en peu d’instants par une foule d’écoliers qui désertèrent les autres classes.

Le docteur Sigier devait résumer, en un dernier discours, les théories qu’il avait données sur la résurrection, sur le ciel et l’enfer, dans ses leçons précédentes. Sa curieuse doctrine répondait aux sympathies de l’époque, et satisfaisait à ces désirs immodérés du merveilleux qui tourmentent les hommes à tous les âges du monde. le docteur développait de merveilleuses théories relatives aux sympathies. Il expliquait dans un langage biblique les phénomènes de l’amour, les répulsions instinctives, les attractions vives qui méconnaissent les lois de l’espace, les cohésions soudaines des âmes qui semblent se reconnaître. Quant aux divers degrés de force dont étaient susceptibles nos affections, il les résolvait par la place plus ou moins rapprochée du centre que les êtres occupaient dans leurs cercles respectifs. Il révélait mathématiquement une grande pensée de Dieu dans la coordination des différentes sphères humaines. Selon lui, la Parole divine nourrissait la Parole spirituelle, la Parole spirituelle nourrissait la Parole animée, la Parole animée nourrissait la Parole animale, la Parole animale nourrissait la Parole végétale, et la Parole végétale exprimait la vie de la parole stérile.

Secouru par de nombreux passages empruntés aux livres sacrés, et desquels il se servait pour se commenter lui-même, pour exprimer par des images sensibles les raisonnements abstraits qui lui manquaient, il secouait l’esprit de Dieu comme une torche à travers les profondeurs de la création, avec une éloquence qui lui était propre et dont les accents sollicitaient la conviction de son auditoire. La poésie religieuse et profane, l’éloquence abrupte du temps avaient une large carrière dans cette immense théorie, où venaient se fondre tous les systèmes philosophiques de l’antiquité, mais d’où le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés, changés. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d’une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu’aux sources de la vie éternelle. L’échelle mystique de Jacob était tout à la fois la formule religieuse de ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait.

Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l’océan céleste. Le docteur expliquait ainsi logiquement l’enfer par d’autres cercles disposés en ordre inverse des sphères brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance et les ténèbres remplaçaient la lumière et l’esprit. Les tortures se comprenaient aussi bien que les délices. Les termes de comparaison existaient dans les transitions de la vie humaine, dans ses diverses atmosphères de douleur et d’intelligence. Les sublimes résignations du christianisme apparaissent alors dans toute leur gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers ardents, et les dépouillait presque de leurs mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il montrait l’ange intérieur dans les cieux, tandis que l’homme extérieur était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l’entendement le véritable sens du mot chute, qui se retrouve en tous les langages.

Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes ? Il faisait rire de l’impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Les Écritures dont il avait fait une étude particulière lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d’un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son auditoire face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l’étranger par un regard. Il termina son discours par cette phrase : « Dieu, c’est la lumière ! »

Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d’or qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s’éleva : – Vivat ! vivat ! Le ciel lui-même semblait applaudir.

Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à voix basse. Le vieillard voulait éterniser sa reconnaissance envers Sigier. Sigier lui demanda une ligne pour obtenir l’immortalité humaine. L’inconnu lui répondit qu’il ne pouvait donner ce qu’il n’avait point.

Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur. Godefroid pleura et le vieil homme lui laissa aussi voir son émotion. Il lui dit qu’il pleurait son pays où à l’horizon, il voyait une ville d’or semblable à la Jérusalem céleste. Une ville dont le nom ne devait pas sortir de sa bouche. C’était tout pour lui : sa mère et son enfant, son épouse et sa gloire ! Il en avait été proscrit. Depuis cette heure, il avait eu l’univers pour cachot. Il espérait pourtant triompher.

Le vieillard était debout, dans une attitude prophétique et regardait dans les airs vers le sud, en montrant sa patrie à travers les régions du ciel. Il lui demanda à Godefroid ce qu’il pouvait regretter à son âge. Le jeune homme regrettait une patrie plus belle que toutes les patries de la terre, une patrie qu’il n’avait point vue et dont il avait souvenir. Il voulait aller là-haut. En entendant ce mot, l’étranger tressaillit, arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le fit taire. Tous deux ils s’entretinrent par une inexplicable effusion d’âme en écoutant leurs vœux au sein d’un fécond silence, et voyagèrent fraternellement comme deux colombes qui parcourent les cieux d’une même aile, jusqu’au moment où la barque, en touchant le sable du Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en silence vers la maison du sergent. Le grand étranger se disait que ce pauvre petit se croyait un ange banni du ciel. Il ne pouvait le détromper, lui enlevé si souvent par un pouvoir magique loin de la terre ; lui qui appartenait à Dieu ; lui qui était pour lui-même un mystère. La croyance de Godefroid le conduirait sans doute en quelque sentier lumineux semblable à celui dans lequel le vieillard marchait. Mais, si Godefroid était beau comme un ange, n’était-il pas trop faible pour résister à de si rudes combats !

La voix de Sigier leur avait célestement déduit à tous deux les mystères du monde moral ; le grand vieillard devait les revêtir de gloire ; l’enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en rien exprimer ; tous trois, ils exprimaient par de vivantes images la Science, la Poésie et le Sentiment.

En rentrant au logis, l’étranger s’enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid s’assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour les reflets de la lune dans les eaux, étudia les mystères du ciel. Livré à l’une de ces extases qui lui étaient familières, il voyagea de sphère en sphère, de visions en visions, écoutant et croyant entendre de sourds frémissements et des voix d’anges, voyant ou croyant voir des lueurs divines au sein desquelles il se perdait, essayant de parvenir au point éloigné, source de toute lumière, principe de toute harmonie.

Minuit sonna. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d’un corps lourd que l’oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut dénouée, l’enfant ouvrit les yeux. Il se croyait dans le ciel. Le vieillard le détrompa. Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Godefroid, en laissant l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts de la corde avaient porté, reconnut avoir voulu se tuer. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s’était terminé par une chute sans danger. Le vieillard lui demanda pourquoi. Godefroid répondit avoir entendu la voix d’en haut ! Elle l’appelait par son nom ! Elle le conviait au ciel ! Le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le pressant avec enthousiasme sur son cœur lui dit qu’il était poète et savait monter intrépidement sur l’ouragan. Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu’ils entendaient. Le vieillard lui expliqua que pour revenir, Godefroid dans sa patrie céleste, et lui dans sa patrie terrestre, ils devaient obéir à la voix de Dieu. Il lui expliqua qu’il traversait la cité des douleurs ! À s’y promener, il s’était usé le cœur. Oh ! fouiller dans les tombes pour leur demander d’horribles secrets ; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers lui, en implorant un pardon qu’il ne pouvait accorder ; étudier les convulsions de l’assassin et les derniers cris de sa victime ; écouter d’épouvantables bruits et d’affreux silences. Toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, était-ce donc une vie ?

Godefroid lui répondit qu’il allumait en lui un feu qui le dévorait. Pourtant le vieillard continua. Pendant un moment, l’étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus ; puis, il étendit le doigt vers la terre : vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement.

Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure ; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté ; une force inexplicable le cloua sur le plancher. Il ne sentit plus son propre corps.

Le vieillard lui raconta qu’en parcourant les régions des éternels supplices, il était préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passaient les siècles. En accomplissant son pèlerinage à travers les sombres régions d’en bas, il était parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Il voyait dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, il était dans la nuit, mais sur les limites du jour. Il volait, emporté par son guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps.

Il allait atteindre les champs de l’air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes qu’il laissait derrière lui, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, il vit une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Il reconnut un homme, cet homme ne le regarda, ne l’entendit pas ; tous ses muscles tressaillaient et haletaient ; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie.

Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, il lut une expression de désespoir dans l’espérance. Il se réfugia près de son guide dont la protection le rendit à la paix et au silence. Ils virent un saphir flottant au-dessus de leurs têtes dans les abîmes de lumière. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit ; le vieillard aperçut bientôt le nuage glorieux au sein duquel allaient les anges.

Une noble tête, de laquelle il était impossible de supporter l’éclat sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme, attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C’était une lumière dans la lumière ! Ses ailes en frémissant semaient d’éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait. Il vit l’archange dans sa gloire !

Il tenait à la main une palme verte, et de l’autre un glaive flamboyant ; la palme, pour en décorer l’ombre pardonnée ; le glaive, pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste. À son approche, ils sentirent les parfums du ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur des opales, et s’agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre, lui dit : – À demain ! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères comme un vaisseau fend les ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte.

L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l’immensité des mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la surface duquel le vieillard et son protecteur se trouvaient.

Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer ; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances.

Dieu ne lui a point infligé de punition, lui avait dit le maître ; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Le divin guide du vieillard, qui devina sa curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et leur jeta un regard plein de toutes les larmes qu’elle avait déjà versées. Elle raconta son histoire. C’était Honorino qui avait perdu son amour Térésa Donati. Il s’était tué pour la rejoindre. Depuis, elle était là-haut et lui en enfer. Le vieillard demanda à son protecteur si Honorino serait délivré. Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d’assentiment.

Les deux proscrits, les deux poètes tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d’un homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux retentit dans l’escalier ; puis un soldat se montra bientôt devant l’étranger surpris. Il lui annonça qu’il pouvait rentrer à Florence.

Ô ma Florence ! cria vivement D ANTE A LIGHIERI qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque.

– Et moi ! quand serai-je dans le ciel ? dit Godefroid qui restait un genou en terre devant le poète immortel, comme un ange en face du sanctuaire.

– Viens à Florence ! lui dit Dante d’un son de voix compatissant. Va ! quand tu verras ses amoureux paysages du haut de Fiesole, tu te croiras au paradis.

Pour la première, pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible figure de Dante respira une joie ; ses yeux et son front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a si magnifiquement prodiguées dans son Paradis. Il lui semblait peut-être entendre la voix de Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme et le frémissement d’une robe retentirent dans le silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés. La belle comtesse Mahaut entra, courut à Godefroid. C’était la comtesse qui annonça à Godefroid qu’elle était sa mère. Sa naissance était reconnue, ses droits seraient sous la protection du roi de France, et il trouverait un paradis dans le cœur de sa mère.

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