Consolation de la philosophie (Boèce).
La Consolation de la philosophie pourrait aussi s'intituler les derniers jours d'un condamné à mort comme le livre de Victor Hugo. La consolation a été composée dans sa prison par un condamné à mort. Dante, qui place Boèce au Paradis, dans le Ciel du Soleil avec les théologiens, évoque ainsi le « bienheureux » et son tombeau : « Si de lumière en lumière, tu portes maintenant, en suivant mes louanges, le regard de ton esprit, tu dois déjà avoir soif de connaître la huitième/la vision de tout bien y ravit cette âme sainte qui montre, à qui sait bien l'entendre, que le monde est trompeur/le corps dont elle fut chassée gît sur la terre à Cielo d’Oro, et elle, du martyre et de l'exil, est venue en cette paix ».
La Consolation ne doit rien à la religion chrétienne mais tout à la philosophie païenne. Socrate de l'Antiquité tardive, Anicius Manlius Severinus Boethius, fils d'une des plus nobles familles sénatoriales romaines, a recouru dans la suprême épreuve, non à la foi récente que lui-même et les siens avait embrassée, mais à la raison plus ancienne et plus savante que ses propres oeuvres avec tant fait pour greffer sur le christianisme : la doctrine de Platon et d'Aristote.
Ce Romain hellénisé de vieille souche a préféré mourir dans un temple de style attique que dans une église moderne. Mais c'était un temple construit par la pensée dans une geôle.
La Consolation commence comme le récit d'un songe, ou la philosophie apparaît en souveraine, écartant dédaigneusement ses rivages, les Muses, ces « comédiennes », du prisonnier affligé et qui recherchait leur secours.
Boèce a été un grand aristocrate romain tenant tête à l'époque barbare. Théodoric gouvernait l'Italie depuis Ravenne. Il n'y avait plus d'Empire romain qu'en Orient, sous l'autorité des Césars grecs de Constantinople. Mais la cour de Ravenne ne pouvait pas se passer des services de la vieille aristocratie romaine. Elle avait besoin d'elle pour faire bonne figure face à la cour de Byzance mais aussi pour administrer l'Italie. Théodoric s'entoura de hauts fonctionnaires et ministres romains, rompus aux disciplines du droit et propres à faire tourner la machine de l'État. En 522, Boèce devient ainsi à Ravenne le « Maître des Offices » de Théodoric, l'équivalent d'un ministre de l'Intérieur. Jusqu'à sa disgrâce en 524, il aura joui, sous un roi barbare et arien, d'un « bonheur » beaucoup plus entier et ininterrompu que n'en avait connu, sous les empereurs romains du premier siècle, Sénèque.
Au devoir de servir Rome par l'action politique et administrative, Boèce a de beaucoup préféré un autre devoir, celui de maintenir et illustrer la langue et la culture de l'Empire occupé par les Goths.
Boèce s'employa à pourvoir la langue latine de traités qui y acclimateraient la métaphysique platonico-pythagoricienne, la logique d'Aristote et des stoïciens grecs. Il est ainsi devenu un médiateur capital entre les écoles grecques de l'Antiquité tardive, héritières d'un millénaire d'hellénisme, et le Moyen Âge latin.
Boèce était un grand expert de la théologie de son temps. C'était un catholique romain en communion avec l'autorité doctrinale universelle postulée par le siège de saint Pierre.
En 523, le pape Jean I était monté sur le siège de Saint-Pierre grâce au soutien de Boèce. Ce pape était partisan de la conciliation avec le patriarcat de Byzance. Théodoric eut donc tout lieu de croire que l'aristocratie romaine commençait à le trahir. Il fit arrêter Boèce qui fut jugé et condamné à mort. En prison, Boèce fut torturé. Dans les intervalles de ses souffrances, ou dans les moments où ses gardiens purent être soudoyés par son beau-père Symmaque, Boèce réussit à écrire la Consolation de la philosophie.
Ce que nous apprend Boèce, avec autant d'autorité aujourd'hui qu'au VI siècle, c'est que la seule culture fertile, orale ou écrite, c'est celle que l'on porte intimement en soi, ce sont les textes classiques inépuisables ensemencés dans la mémoire, et dont les mots deviennent sources vives à l'épreuve du malheur, de la souffrance, de la mort.
Quand Dame Philosophie apparaît dans la cellule de Boèce, elle porte une robe tissée de ses propres mains sur laquelle sont brodées, l'une au-dessous de l'autre, les deux lettres grecques Pi et Thêta, reliées par les marches d'un escalier. Le Thêta était alors la marque infamante imprimée sur la chaire des condamnés à mort pour les distinguer des autres prisonniers. Boèce avait subi cette brûlure. Le secours qu'elle est venue lui apporter c'est celui de la conversion qui anticipe, prépare la mort et lui donne un sens libérateur. En prison, à la veille de son exécution, Boèce par la voix de la Philosophie entend se réveiller en lui tout cet enchaînement oublié de raisons, et celles-ci deviennent cette fois efficaces, elles déclenchent enfin ce retournement du regard intérieur et de tout l'être qu'elle postulait dès le départ mais en théorie seulement. Pour Boèce, les ressources de la philosophie lui accordent le même pouvoir d'illumination que la grâce théologique.
Le livre II et le début du livre III de la Consolation décrivent comment un coeur peut se vider de tout ce qui l'occupait indûment, et qui lui tenait lieu de « ce bonheur assuré, sans mesure et sans fin/au-dessus de l'envie, au-dessus du destin ».
Dame Philosophie s'emploie à guérir, recourant à une stratégie spirituelle d'origine stoïcienne, le sentiment du malheur qui alourdissait, avant qu'elle apparût, le coeur de Boèce.
Boèce tient à ne pas laisser sa raison insatisfaite et à lever toutes les ombres qui l'empêchent encore de s'abandonner à son désir de Dieu. Le prisonnier, redevenu philosophe, s'est déjà libéré de l'oppression subjective du malheur, qui pesait sur ses sens et son coeur. Il lui faut maintenant se libérer du poids d'un doute, autrement grave, qui tourmente sa raison : le problème du malheur immérité. C'est alors que la Philosophie va aider Boèce à le déprendre de l'emmêlement des apparences et du réel qui confond la raison elle-même dans ce monde sublunaire, à lui apprendre à reconnaître la vérité de Dieu. La Philosophie lui explique que le malheur terrestre des innocents est en réalité l'épreuve de leur innocence et de leur appartenance à l'ordre éternel qui préside à l'univers. Le triomphe des méchants est à l'image de ceux-ci, « taillé dans l'étoffe des songes », du non-être ; consécration illusoire de l'erreur où les engagés le choix du mal, en d'autres termes, dur rien. Plus les méchants exercent victorieusement le mal, plus ce pouvoir dont ils croient jouir les enfonce dans leur misère et ravale leur âme à l'horreur des bêtes fauves. L'impunité même, à vue humaine, dont ils s'imaginent se prévaloir, est le pire des châtiments qui leur soient réservés : leur ruine et leur perte les soulageraient d'une partie de leurs crimes et leur offriraient une chance de s'éveiller à leur condition véritable. Pour voir ainsi, au rebours des apparences et l'interprétation que l'humanité abusée en donne, il faut s'être élevé fermement au point de vue sous lequel il n'y a d'être, il n'y a de réalité que dans le Bien qui fait de l'univers un cosmos. Il faut avoir quitté le point de vue borné qui n'aperçoit que l'empire de la Fortune lequel fait écran à la Justice éternelle qui ordonne l'univers entier.
Livre premier.
1
Boèce, en prison, console sa triste vieillesse par le souvenir de la gloire d'une jeunesse heureuse et riche de promesses. Mais la souffrance a décidé que son heure avait sonné et les cheveux blancs l'envahissent bien avant l'âge. Il attend la mort car elle répond à l'appel incessant de la détresse. Autrefois, ses amis clamaient si souvent sa chance mais s'il est tombé c'est qu'il ne tenait pas sur ses jambes !
2
Tandis que le Boèce méditait silencieusement en lui-même, il vit apparaître au-dessus de sa tête une femme. Tour dans son aspect inspirait le respect. Ses yeux jetaient des flammes et révélaient une clairvoyance surhumaine. Ses habits avaient été réalisés dans une étoffe très fine qu'elle avait elle-même tissée. En bas de sa robe elle avait brodé un Pi (pratique) et tout en haut, un Thêta (théorie). Entre les deux lettres, on distinguait une sorte d'échelle. Mais des brutes avaient déchiré ce vêtement et chacun avait emporté le lambeau qu'il avait pu s'approprier. Elle tenait à la main droite des opuscules et à la main gauche, un sceptre.
Quand elle vit au chevet de Boèce les Muses de la poésie suggérer des mots à ses pleurs, elle se mit en colère contre ces petites putes de scène qui voulaient approcher ce malade. Pour la dame, c'étaient les muses qui sous les ronces stériles des passions étouffaient la moisson féconde de la raison. Elles accoutumaient l'âme humaine à la maladie, au lieu de l'en délivrer !
Alors les muses s'en allèrent. Alors la dame s'approcha et s'assit au pied du lit de Boèce. Elle examina sa mine défaite et abattue puis elle déplora le trouble extrême de son âme.
3
La dame déplorait que Boèce soit prostré et l'intelligence en sommeil, la nuque ployant sous le poids des chaînes et qu'il ne distingue hélas ! que la terre inerte.
4
Mais l'heure dit elle était aux remèdes et non aux lamentations.
Elle vit qu'il souffrait de léthargie, une maladie qui atteint fréquemment les esprits abusés. Pour que Boèce retrouve facilement la mémoire il fallait d'abord qu'il reconnaisse la dame.
5
Alors la nuit se dissipa et Boèce recouvra son acuité première.
6
Ainsi se dissipèrent les brumes de son affliction et Boèce reprit ses esprits afin de faire la connaissance de celle qui le soignait. Il reconnut sa mère nourricière : la Philosophie. Il lui demanda pourquoi elle était descendue de ses cimes célestes. Elle lui répondit qu'elle ne pouvait pas abandonner son enfant. La Philosophie n'avait pas le droit de refuser d'accompagner un innocent sur sa route. Philosophie dit a Boèce qu'il ne devait pas s'étonner si sur cet océan qu'est la vie, les ouragans nous assaillent et nous malmènent, à partir du moment où nous nous proposons principalement de déplaire aux scélérats.
L'armée de scélérats a beau faire nombre, elle n'en est pas moins méprisable car elle n'a pas de chef et elle s'abandonne à l'ignorance, qui la livre aux caprices du hasard.
7
Tout homme serein et à la vie bien ordonnée peut rester en apparence imperturbable. N'espère rien, n’aie peur de rien et tu désarmeras ton adversaire. Quand on est agité par la crainte ou l'espoir, faute d'être calme et de se contrôler, on lâche son bouclier, on abandonne son poste et en resserre le lien qui sert à nous traîner.
8
Philosophie dit à Boèce que s'il attend d'un médecin qu'il le soigne, il doit montrer sa blessure.
Alors Boèce répond qu'il a suivi les conseils de Philosophie en appliquant les principes de la sagesse quand il devait s'occuper de l'administration publique. Seule la motivation commune à tous les gens de bien l’avait poussé vers la magistrature. Alors il avait affronté des gens sans scrupules dans des conflits importants mais il avait toujours défendu le bon droit au risque de déplaire à plus puissant que lui.
Boèce regrette que ses délateurs soient des médiocres. Il a été accusé d'avoir empêché un délateur de faire des révélations susceptibles d'entraîner une accusation de haute trahison à l'encontre du Sénat.
Boèce pense que vouloir le mal peut être le fait de la faiblesse inhérente à notre nature mais que tous les criminels puissent diriger contre l'innocence des plans tramés sous les yeux de Dieu, cela tient du prodige. Il en coûtait à Boèce de penser aux bruits qui couraient sur son compte et aux jugements contradictoires et divers dont il faisait l'objet.
Il croyait voir les honnêtes gens démoralisés et terrifiés par sa situation et tous les scélérats incités par leur impunité à toutes les audaces et par leurs récompenses, à tous les méfaits.
9
Boèce implore le créateur de la voûte étoilée. Il lui demande pourquoi la Fortune capricieuse produit-elle de tels retournements. Pourquoi l'éclat du mérite est recouvert d'obscures ténèbres et le juste subit l’accusation de l'injuste.
Boèce lui demande d'imposer des règles stables à la Terre.
10
Philosophie dite à Boèce que s'il est loin de sa patrie, c'est qu'il s'en est égaré et non qu’on l’en a banni. Et s'il préfère qu'on le considère comme un banni, c'est lui qui s'est en réalité banni lui-même. Alors puisque Boèce est en proie à de multiples émotions désordonnées et que le ressentiment, la colère et le désespoir le tiraillent dans tous les sens, il n'est pas encore temps de le traiter au moyen d'une médecine énergique. Philosophie aura donc recours quelque temps à des soins progressifs.
11
Dieu distingue les saisons et les adapte chacune à sa fonction. Il ne tolère pas la moindre entrave à une alternance qu'il a maîtrisée. Ainsi ce qui par précipitation fait fi de l'ordre établi, jamais ne réussit.
12
Pour comprendre de quelle manière Philosophie doit soigner Boèce, elle lui pose quelques questions. Elle lui demande si ce monde est, à son avis, conduit par des faits accidentels et purement fortuits ou s'il le croit gouverné par la raison. Boèce sait que Dieu préside en créateur aux destinées de son oeuvre. Alors Philosophie demande à Boèce avec quel gouvernail est dirigé le monde. Boèce ne comprend pas la signification de la question. Alors Philosophie comprend pourquoi la maladie occasionnée par le désordre émotionnel de Boèce s'est infiltrée en lui. Elle lui demande quelle est la finalité de l'univers et vers où tend la nature tout entière. Boèce ne sait pas répondre car son découragement a affaibli sa mémoire. Elle lui demande s'il se rappelle qu'il est un homme. Boèce ne voit pas comment il ne pourrait pas se le rappeler. Philosophie lui demande donc qu'est-ce qu'un homme. Pour Boèce un homme est un animal raisonnable et mortel.
Philosophie comprend que l'oubli de ce que Boèce est l'égare et c'est la raison pour laquelle il se plaint d'être exilé et d'avoir été spolié de ses propres biens. C'est parce que Boèce ignore quelle est la finalité de l'univers qu'il s'imagine puissants et heureux les vauriens et les criminels. C'est parce qu'il a oublié avec quel gouvernail le monde est dirigé qu'il pense que la Fortune suit un cours arbitraire et qu'elle est livrée à elle-même. Les esprits sont ainsi faits que chaque fois qu'ils abandonnent des idées vraies, ils en revêtent de fausses, ce qui provoque l'apparition d'une nuée d'émotions désordonnées qui brouillent cette perception vraie.
13
Si Boèce veut sous une lumière limpide discerner le vrai il faut qu'il coupe au plus court. Il faut qu'il se défie de l'espoir et qu'il éloigne la douleur. L'esprit est embrumé et bridé quand il est sous leur emprise.
Livre deuxième.
1
C'est parce que Boèce regrette profondément sa Fortune intérieure qu'il dépérit.
Boèce se trompe s'il pense que la Fortune a changé à son égard. Elle a toujours les mêmes pratiques. Elle est restée à son égard constante, à vrai dire, dans son inconstance même. Elle était la même quand elle flattait Boèce, quand elle s'était jouée de lui en lui faisant miroiter un faux bonheur. Mais si la duplicité de la Fortune fait horreur à Boèce alors il faut qu'il la repousse. Il ne suffit pas de regarder la situation qu'on a sous les yeux ; la sagesse consiste à évaluer la finalité de toutes choses et c'est précisément cette faculté de passer d'un extrême à l'autre qui ne rend pas redoutables les menaces de la Fortune.
2
La fortune n'entend pas les pleurs des malheureux ou n'en a cure.
Elle rit des gémissements qu'elle provoque. Elle offre à ses sujets un grand spectacle : celui d'un homme en une heure tour à tour terrassé et heureux.
3
Philosophie veut prendre la place de la Fortune pour questionner Boèce. Elle lui demande alors de discuter avec elle devant n'importe quel arbitre la propriété des biens et des honneurs et s'il parvient à démontrer qu'il y en avait qui appartenaient en propre à un mortel, Philosophie/Fortune admettra sans difficultés que ce que Boèce revendique est bien à lui.
La richesse, les honneurs et autres biens de la sorte sont sous le contrôle de la Fortune. Ils sont sous ses ordres et la reconnaissent comme leur maîtresse. Ils arrivent en même temps qu'elle et quand elle s'en va, ils partent.
Celui qui fait tourner la roue de la Fortune ne doit surtout pas considérer comme injuste de descendre lorsque la règle du jeu l'exige. Philosophie/Fortune demande à Boèce s'il n'a pas trop généreusement puisé dans son lot de biens et que cette inconstance qui précisément caractérise Fortune n'est pas pour lui une juste raison d'espérer des jours meilleurs.
Philosophie/Fortune recommande à Boèce de ne pas souhaiter vivre sous une juridiction qui lui serait propre.
4
Si l'Abondance, de sa corne pleine, déverser à l'infini autant de richesses que le ciel voit briller d'astres, le genre humain ne cesserait pas pour autant de se lamenter sur ses malheurs.
5
Philosophie prend la défense de Fortune en expliquant à Boèce que s'il prenait en considération la quantité et l'étendue de ses joies et de ses peines, il ne pourrait pas dire ne pas avoir eu de chance jusqu'à maintenant. Si Boèce pense ne pas avoir de chance parce que ses prétendues joies passées s'en sont allées, il n'a pas de raison de s'estimer malheureux, étant donné que ses prétendus peines présentes ne font que passer.
De toute façon, le dernier jour de la vie est une mort même pour une Fortune restée fidèle.
6
La beauté sur terre rarement demeure, souvent elle varie.
Rien de ce qui voit le jour n'est définitif.
7
Boèce ne peut nier la rapidité de son ascension. Mais c'est se souvenir qu'il le cuit tout particulièrement. En effet, dans tout revers de Fortune, il n'y a pire malchance que d'avoir eu de la chance.
Mais Philosophie lui rappelle que la Fortune n'a pas encore pris en aversion toute sa famille et la tempête qui s'est abattue sur lui n'est pas trop violente puisque que ses ancres tiennent bon et qu'elles ne laissent pas partir à la dérive ce qui le console du présent et lui permet d'espérer dans le futur.
Boèce regrette pourtant ses distinctions honorifiques. Alors Philosophie lui explique que s'il parvient à être maître de lui-même, il possédera ce que jamais il ne consentirait à perdre et que la Fortune ne pourrait pas lui enlever. Le bonheur ne peut résider dans une situation régie par la Fortune. Le bonheur est le souverain bien d'une nature guidée par la raison. Le souverain bien n'est pas quelque chose qu'on peut nous arracher de quelque façon puisqu'il n'y a rien au-dessus de ce qui ne peut nous être enlevé. Alors l'instabilité de la Fortune ne peut prétendre à la connaissance du bonheur.
8
N'oublie pas de caler ta demeure sur de la pierre solide.
Le vent pourra bien gronder et agiter la surface de la mer. Heureux d'être à l'abri de tes quatre murs, tu couleras des jours paisibles et riras des colères célestes.
9
L'argent ne prend de valeur que lorsqu'il passe dans d'autres mains et qu'il cesse d'être possédé par l'effet de la générosité. Les richesses sont limitées et misérables car elles ne peuvent être possédées dans leur totalité par plusieurs personnes à la fois et elles deviennent la propriété de quelqu'un en appauvrissant tous les autres. On peut être ravi par la beauté de la Nature mais jamais la Fortune ne fera nôtre les biens que la Nature a voulu étrangers à nous-mêmes.
Philosophie explique à Boèce que ce n'est pas parce qu'il a ajouté des biens à ses richesses qu'ils ont de la valeur, c'est parce qu'il lui paraissait avoir de la valeur qu'il a préféré les ajouter au nombre de ses richesses. Les hommes cherchent à bannir le besoin par l'abondance. Cela les mène au résultat inverse. Si ce sont des choses accessoires qui nous font remarquer, ce sont bel et bien ces choses accessoires qui attirent les éloges mais cela n'empêche pas ce qu'elles recouvrent et dissimulent de garder toute sa laideur. Les richesses nuisaient fréquemment à ceux qui les possèdent, du fait que tous les gens les plus méprisables, qui, de par leur nature, convoitent d'autant plus le bien d'autrui, pensent être absolument les seuls à mériter de posséder tout ce qu'on peut trouver d'or et des pierreries.
10
Les hommes du temps jadis ne perdaient pas leur âme dans un luxe inutile et ils tardaient à calmer leur appétit de glands dont la Nature était prodigue.
Les hommes ne fendaient pas encore les flots profonds et ils ne traquaient pas partout les marchandises. La trompette guerrière se taisait et nul haine tenace ne répandait le sang. Maudit soit le premier qui déterra des trésors cachés.
11
On n’éprouve pas de la considération pour les mérites en raison d'une charge honorifique mais pour les charges honorifiques en raison du mérite. Peut-on parler de puissance pour un être incapable d'empêcher autrui de lui retourner les traitements qu'il peut infliger aux autres ? En outre, si les honneurs et le pouvoir comportaient quelque bien qui leur soit inné et qui leur soit propre, jamais ils ne seraient exercés par des crapules.
La nature répugne à toute jonction des contraires. Les richesses ne peuvent apaiser une convoitise insatiable, le pouvoir ne peut rendre maître de soi quelqu'un que ses passions coupables retiennent assujetti à d'indestructibles chaînes et quand on confère une charge honorifique à de malhonnêtes gens, ils n'en deviennent pas dignes pour autant.
Il n'y a manifestement rien dans la Fortune qui mérite d'être convoité, rien qui soit bon par nature puisque la Fortune ne s'associe pas toujours à des gens de bien et qu'elle ne rend pas bons ceux auxquels elle s'est associée.
12
Rome incendiée, les sénateurs décimés, son frère sauvagement assassiné. Néron fit couler le sang de sa mère, s’en imprégna puis effleurant du regard son cadavre froid, sans verser la moindre larme, il osa s'ériger en juge de sa beauté éteinte. Malheur aux hommes quand le glaive injuste s'associe au cruel poison !
13
Boèce dit à Philosophie que l'ambition d'une réussite en ce monde n'a jamais exercé sur lui la moindre emprise. Il a souhaité faire de la politique pour éviter à son mérite de dépérir s'il ne l'avait pas employé. Philosophie lui répond que l'amour de la gloire et de la renommée procurée par l'excellence des services rendus à l'État attire les esprits aux qualités naturelles remarquables. Mais cette motivation est mince et futile. La renommée est étroitement restreinte à l'intérieur de cet infime point d'un point qu'est la Terre comparée à l'univers.
De plus la gloire de Rome à son apogée n'avait pas franchi le Caucase. Les hommes croient assurer leur immortalité quand ils pensent à leur réputation future. Une réputation, quelle que soit sa longévité, si on la pense par rapport à l'éternité, apparaît totalement inexistante. Si les hommes meurent complètement, la gloire est totalement inexistante puisque celui à qui on l’attribue cesse totalement d'exister. Si, au contraire l'âme, gagne librement le ciel après s'être libérée de sa prison terrestre, elle méprisera toute préoccupation d'ordre terrestre.
14
La mort méprise les cimes de la gloire. Elle enveloppe pareillement l'humble et le fier et aplanit toute différence. Quiconque recherche à tout prix la seule gloire et pense prolonger sa vie par l'éclat de son nom de mortel, quand un jour tardif lui enlèvera aussi, il mourra alors une seconde fois.
15
La Fortune est plus bénéfique aux êtres humains quand elle est mauvaise que quand elle est bonne. Quand la Fortune se montre séduisante elle est toujours en train de mentir avec son apparence de bonheur. Quand la Fortune est mauvaise, elle est toujours sincère car alors elle révèle, par ses volte-face, son instabilité. L'une trompe, l'autre instruit. L'une en faisant croire à un faux bonheur ligote l'âme de ceux qui y trouvent leur jouissance, l'autre la libère en lui faisant prendre conscience de la précarité de la chance. La bonne Fortune use de ses charmes pour égarer les gens loin du bien véritable, tandis que la mauvaise Fortune les accroche au passage pour les ramener vers les véritables valeurs.
La mauvaise Fortune révèle qui sont nos vrais amis et les amis sont la richesse la plus précieuse.
16
Si l'amour relâche les rênes, là où il règne aujourd'hui, la guerre aura tôt fait de s'installer. C'est aussi l'amour qui maintient les peuples unis par un pacte inviolable. C'est l'amour qui dicte sa loi aux compagnons fidèles.
Livre troisième
1
Boèce a repris des forces grâce à Philosophie. Il ne se croit plus incapable de parer aux coups de la Fortune. Philosophie lui annonce que les médicaments qui lui restent à prendre vont commencer par lui piquer la langue mais une fois qu'il les aura avalés, les effets s'atténueront. Philosophie annonce à Boèce qu'elle va le conduire au bonheur véritable.
2
Nous savourons mieux la production des abeilles si elle succède à l'amertume sur nos lèvres.
Philosophie demande à Boèce de soustraire sa nuque à son joug en examinant les faux biens. Et ensuite son esprit s'ouvrira aux vrais biens.
3
Philosophie affirme à Boèce que les mortels ont tous une préoccupation pour laquelle ils ne ménagent pas leurs efforts : quelle que soit la voie qu'ils empruntent, ils s'efforcent de toute façon d'atteindre un seul et même but : le bonheur. Or c'est un bien qui, une fois obtenu, ne laisse plus place à aucun autre désir. Le bonheur est un état de perfection, du fait qu'il rassemble en lui-même tous les biens. Tous les hommes ont en eux un désir inné du bien véritable mais les égarements de leur ignorance les détournent vers de prétendus bien. Certains d'entre eux croient que le bien suprême consiste à ne manquer de rien et travaillent à regorger de richesses. D'autres estiment que le bien consiste à attirer sur soi essentiellement le respect d'autrui et ils s'efforcent de se faire respecter de leurs concitoyens par l'exercice de charges honorifiques. Il y a des gens qui sont persuadés que le bien suprême réside dans le pouvoir suprême et ils veulent le pouvoir pour eux. Quant à ceux qui croient qu'il n'y a rien de mieux que la célébrité, ils n'ont de cesse de se faire connaître en mettant à profit la guerre ou la paix pour mettre leurs talents en valeur.
Ce que veulent obtenir les hommes, ce sont les richesses, les honneurs, le pouvoir, la gloire et les plaisirs, et s'ils les désirent, c'est parce qu'ils croient ainsi parvenir à se suffire à eux-mêmes, se faire respecter, exercer le pouvoir, connaître la célébrité et une vie agréable. Le bonheur est donc ce que les gens recherchent à travers des démarches aussi diverses.
4
Toute chose cherche à retrouver ses origines et d'y revenir toujours elle se réjouit. Elle n'admet de parcours durable que celui qui relie à la fin l'origine à l'intérieur d'un cycle inébranlable.
5
Les créatures terrestres entrevoient cette véritable fin qu'est le bonheur à travers une perception dénuée de clairvoyance mais qui a au moins le mérite d'exister ; c'est la raison pour laquelle, d'un côté, leur penchant naturel les entraîne vers le véritable bien et que d'un autre côté, leur aveuglement aux innombrables aspects les en détourne.
Philosophie demande à Boèce si, quand il vivait au milieu de toutes ses richesses, son esprit n'avait jamais été troublé par un inquiétude provenant d'un quelconque préjudice qu'il aurait subi. Boèce ne peut se rappeler avoir eu l'esprit assez tranquille pour ne pas avoir sans cesse quelque angoisse qui lui serrait la gorge.
Par conséquent, les richesses ne peuvent garantir à quiconque de ne manquer de rien et de se suffire à soi-même. Les richesses qui étaient censées procurées l'indépendance, rendent en réalité dépendant d'une aide extérieure. Car on a toujours besoin d'une aide extérieure pour protéger son argent.
6
Même si en un interminable tourbillon d'or, le riche rassemble des biens incapables d'apaiser sa convoitise, l'angoisse ne cessera de le dévorer tant qu'il vivra et à sa mort, inconstants, ses biens l'abandonnent.
7
Il nous est impossible d'estimer, en raison de leurs fonctions honorifiques dignes de respect des gens que nous estimons précisément indignes de les exercer.
Si la bassesse d'un individu se mesure au nombre de gens qui le méprisent, étant donné qu'une fonction honorifique ne peut pas rendre respectable des gens qu'elle expose au regard du plus grand nombre, elle a plutôt pour effet d'augmenter le mépris qui s'exerce à l'encontre des malhonnêtes gens. À leur tour, ces malhonnêtes gens déteignent sur les fonctions honorifiques qu'ils contaminent. Les honneurs n'ont donc pas de valeur en eux-mêmes car ils ne peuvent procurer un véritable respect. Ce qui n'a par soi-même aucun éclat, selon l'opinion qu'on se fait de ceux qui l'assument, reçoit ou perd alternativement son brillant.
8
Tous détestaient violemment Néron et ses excès dévastateurs. Parfois cet effronté offrait aux vénérables sénateurs des sièges sans prestige. Qui donc estimerait une chance de se voir conférer des honneurs de la main d'un misérable ?
9
Le fait d'être roi peut-il conférer la puissance ? Les exemples ne manquent pas de rois qui ont vu leur chance se métamorphoser en catastrophe. Là où s'arrête le pouvoir qui rend heureux, commence l'impuissance qui rend malheureux ; aussi les rois connaissent-ils obligatoirement plus de malheur que de bonheur. Qu'est-ce donc que ce pouvoir qui fait peur à ses détenteurs, qui met en danger ceux qui veulent l’exercer et dont on ne peut se défaire quand on veut y renoncer ?
10
Désires- tu le pouvoir ? Maîtrise tes impulsions et ne t'abandonne pas au plaisir. Chasse tes noirs soucis, cesse de te complaindre, sinon, tu es sans pouvoir.
11
Beaucoup de gens doivent souvent leur renom aux opinions erronées de la multitude. La faveur populaire ne procède pas d'un jugement motivé et elle ne dure jamais. S'il y a un rapport entre la naissance et la célébrité, celle-ci est le fait d'autrui. Si c'est de faire parler de soi qui fait la célébrité, ce sont nécessairement ceux qui font parler d’eux qui sont célèbres. Ainsi la célébrité qui est le fait de quelqu'un d'autre que toi, ne te confère aucun éclat puisqu'elle ne t'appartient pas en propre.
12
Tous les mortels sont issus d'une semence noble et toute l'espèce humaine sur terre relève d'une même origine. Nul n'est bâtard à moins de se complaire dans le mal et de renier sa naissance.
13
Les plaisirs finissent toujours dans l'amertume, il suffit de se remémorer ses passions pour en avoir conscience.
14
Tel est toujours le plaisir : il excite ceux qui en jouissent et comme un essaim d'abeilles, une fois répandu son doux miel, il disparaît et blesse les coeurs d'une piqûre sans douceur.
15
argent, honneurs, gloire, pouvoir, plaisirs ne peuvent pas garantir les biens qu'ils promettent et qui ne rassembent pas en eux la totalité des biens existants, sont des sortes de chemins qui ne conduisent pas au bonheur et ne suffisent pas à rendre parfaitement heureux.
16
Les gens qui sollicitent richesses et honneurs ; quand ils auront peiné pour acquérir les faux biens, qu'ils apprennent alors à distinguer les vrais.
17
Philosophie va maintenant montrer à Boèce ce qu'est le vrai bonheur.
Ce qui est par nature est un est simple, la déraison humaine le divise et en s'efforçant d'obtenir une partie d'un tout qui n'a pas de parties, elle en obtient ni une portion, puisqu'il n'y en a pas, ni la totalité puisqu'elle n'y aspire pas le moins du monde. Celui qui cherche à s'enrichir pour éviter d'être dans le besoin, ne se préoccupe pas de puissance, préfère rester dans l'ombre et l'anonymat et se refuse également de nombreux plaisirs, même naturels, de peur de perdre l'argent qu'il a amassé. Mais de cette façon, il ne parvient même pas à se suffire à soi-même, puisque la puissance lui fait défaut, le moindre désagrément l'affecte profondément, son anonymat le rabaisse et sa vie dans l'ombre le situe loin des regards. Quant à celui qui ne désire que le pouvoir, il gaspille sa fortune, dédaigne les plaisirs et ne fait aucun cas d'une considération sociale sans pouvoir, ni même de la gloire. Il arrive alors qu'il manque parfois du nécessaire et il perd tout simplement ce qu'il désirait plus que tout : la puissance. On peut appliquer le même raisonnement aux honneurs, à la gloire et au plaisir. Car étant donné que chacun de ces biens est identique à tous les autres, si l'on recherche l'un d'eux à l'exclusion de tous les autres, on ne s'approprie même pas ce que l'on désire. Donc, il ne faut pas du tout rechercher le bonheur dans les choses dont on croit qu'individuellement elles procurent certains biens désirables.
Philosophie implore l'assistance divine pour que Boèce apprenne à chercher le vrai bonheur.
18
Philosophie demande à Dieu de lui accorder de visiter la source du bien et de trouver sa lumière.
19
Philosophie demande à Boèce d'admettre que le Dieu souverain contient le parfait et souverain bien. Comme le bien parfait est le véritable bonheur : le véritable bonheur réside donc nécessairement dans le Dieu souverain. Il faut admettre à Boèce que Dieu est le bonheur même.
La substance de Dieu réside dans le bien lui-même et nulle part ailleurs.
20
Tout ce qui qui suscite plaisirs et excitations agrandies dans l'obscurité des antres de la Terre.
L'éclat qui régit et donne vie au ciel évite l'obscure déchéance de l'âme.
21
Philosophie demande à Boèce d'admettre que ce qui est un et ce qui est bien sont une seule et même chose. Les choses qui n'ont pas, par nature, des effets différents, ont la même substance. Tout ce qui est, subsiste tel quel aussi longtemps qu'il est un et qu'il meurt et se désagrège dès qu'il cesse d'être un. Chez les êtres vivants, quand l'âme et le corps ne font qu'un et restent unis, on parle d'être vivant ; mais quand cette unité se désagrège du fait de leur désunion, il est clair qu'il meurt et qu'il n'est plus un être vivant. Il en est de même du corps : quand il garde un même aspect grâce à l'union entre les parties qui le constituent, on voit en lui une apparence humaine ; mais si les parties du corps se divisent, se séparent et détruisent leur unité, le corps cesse d'être ce qu'il était. Tout être vivant s'efforce de de se garder en vie et cherche sans cesse à éviter la mort et la destruction.
La Nature donne à chacun ce qui lui convient et fait tout pour éviter qu'il meure, dans le temps qui lui est imparti. Tout ce qui est en accord avec une chose, la préserve et inversement, tout ce qui lui est hostile, la détruit.
Chez les êtres vivants, le désir de rester en vie ne procède pas d'une activité intentionnelle de l'âme mais d'impulsions provoquées par la Nature.
La Providence a donné à ses propres créatures ce qui est peut-être la principale raison pour laquelle elles demeurent : le désir naturel de demeurer aussi longtemps que possible.
Tout ce qui cherche à subsister et à se perpétuer désire être un et ce qui est un, c'est précisément le bien. Donc toutes choses recherchent le bien. Il nous faut reconnaître que la fin de toutes choses, c'est le bien.
22
Si on cherche profondément le vrai et qu'on désire ne pas se fourvoyer, on doit réfléchir sur soi et sur sa lumière intérieure. Ainsi, quand on apprend, on se souvient sans s'en rendre compte.
23
Philosophie dit à Boèce que cet univers, composé de parties aussi différentes et opposées entre elles, ne se serait pas constitué en une forme unique sans l'existence d'un être unique, capable d'assembler des éléments aussi différents. D'autre part, cet assemblage se déferait et disparaîtrait du fait de la diversité même de ces natures en contradiction les unes avec les autres, sans l'existence d'un être unique, capable de maintenir une cohésion entre les éléments qu'il a reliés les uns aux autres. Quel que soit ce par quoi subsistent et se meuvent les êtres créés, Philosophie l'appellera du nom utilisé par tous : Dieu. Dieu gouverne toutes choses avec le bien pour timon et toutes ces mêmes choses sont poussées par leur instinct naturel vers le bien. Il n'y a donc que rien qui, tout en préservant sa nature, s'efforce de contrecarrer la volonté de Dieu. Il n'y a donc que rien qui veuille ou puisse faire obstacle à ce bien suprême.
C'est donc le bien suprême qui dirige énergiquement toutes choses et les dispose avec douceur.
24
Comme Orphée et Eurydice, si on laisse son regard se tourner vers l'antre du Tartare, ce qu'on a de précieux avec soi on le perd en regardant en dessous de soi.
Livre quatrième.
1
Boèce ne comprend pas que malgré l'existence d'un être bon aux commandes de l'univers, le mal puisque simplement exister et même demeurer impuni.
Alors Philosophie va lui montrer le chemin qui pourra le ramener chez lui.
2
Philosophie veut ramener Boèce sur le chemin qu'il cherche et a oublié, là où le maître des rois tient son sceptre et maîtrise les rênes de l'univers.
3
Philosophie affirme que la puissance est toujours du côté des bons tandis que les méchants sont privés de toute espèce de forces. Le bien et le mal sont des contraires. Le bien est puissant donc la faiblesse du mal apparaît clairement. Il est deux conditions nécessaires à l'accomplissement des actions humaines : la volonté et la capacité. C'est en fonction de sa capacité qu'on doit être jugé fort et de son incapacité qu'on doit être jugé faible.
Les bons ou les méchants cherchent avec la même application à parvenir au bien. Le bien suprême qui l'objectif que se fixent pareillement méchants et bon, les bons le recherchent par l'exercice naturel de leurs mérites tandis que les méchants s'efforcent d'obtenir ce même bien par l'intermédiaire de leurs désir fluctuant, ce qui n'est pas le moyen naturel d'obtenir le bien.
Il en résulte que les bons sont puissants et les méchants sont faibles.
C'est leur incapacité à se contrôler qui fragilise ceux qui ne peuvent lutter contre le mal. Selon Platon seuls les sages ont le pouvoir de réaliser leurs désirs tandis que les malhonnêtes gens effectuent ce qui leur fait plaisir mais n'ont pas le pouvoir de satisfaire leurs désirs. En effet, ils font tout ce qui leur plaît, en pensant qu'ils vont obtenir le bien qu'ils désirent grâce à ce qui leur procure du plaisir ; mais ils ne l'obtiennent pas le moins du monde puisque l'infamie ne débouche pas sur le bonheur.
4
Les poisons dévorants de la passion rongent le coeur des rois orgueilleux. La colère vient les fouetter comme le vent fouette les vagues, l'épreuve du chagrin les mine ou l'espoir incertain les torture.
5
C'est le bien qui est proposé en guise de récompense à toutes les actions humaines. Par conséquent les méchants auront beau s'acharner autant qu'ils le voudront, la couronne ne tombera pas pour autant de la tête du sage ni ne se flétrira. En effet, la méchanceté d'autrui ne prive pas les êtres intègres de la victoire qui leur appartient en propre. Puisque le bien lui-même est le bonheur, il est clair que tous les gens de biens deviennent heureux précisément parce qu'ils sont bons. Mais il va de soi que ceux qui sont heureux sont des dieux. Dans ces conditions, le sage ne saurait douter que les méchants, de leur côté, ne puissent échapper à leur châtiment. Étant donné, en effet, que le bien et le mal, tout comme le châtiment et la récompense, sont à l'opposé l'un de l'autre, ce que nous voyons se produire dans le cas de la récompense du bon, trouve nécessairement sa contrepartie dans le châtiment du méchant.
Pour les gens intègres, c'est leur intégrité qui devient leur récompense. De même pour les malhonnêtes gens, c'est justement leur bassesse qui est leur châtiment. Ainsi, il se fait que si on cesse d'être un homme pour avoir faussé compagnie au bien, incapable d'accéder à la condition divine, on se change en bête. Parce que les méchants en sombrant dans la méchanceté ont en même temps perdu leur nature d'être humains.
6
A l'intérieur de l'homme est sa nature, retranchée en une citadelle secrète. Il est des poisons plus violents qui détournent l'homme de lui-même : ils l'atteignent en profondeur et sans nuire à son corps, ils le blessent à l'âme.
7
Boèce reconnaît que les gens corrompus, bien qu'ils conservent une apparence physique d'êtres humains, sont transformés en bêtes du fait de leur état intérieur. Il aurait voulu que leur cruauté et leur infamie ne se donnent pas libre cours. Philosophie va lui démontrer que cela ne leur est pas permis. Si c'est un malheur de vouloir faire le mal, c'est un plus grand malheur encore d'en être capable, ce sans quoi l'effet de cette volonté malheureuse serait quasi inexistant. Philosophie pense que les malhonnêtes gens bénéficient, quand ils sont punis, d'une part de bien qui leur est adjointe (il s'agit précisément de leur punition qui est bonne du fait qu'elle est juste) et ces mêmes gens, quand ils échappent au châtiment, acquiert une part de mal supplémentaire (il s'agit de leur impunité qui est un mal du fait de son iniquité). Les malhonnêtes gens sont donc beaucoup plus malheureux s'ils sont gratifiés d'une injuste impunité que s'ils subissent une juste punition. Il en résulte que les malhonnêtes gens ne sont jamais si sévèrement punis que lorsqu'on les croit impunis.
Philosophie pense que de même que l'asthénie et une maladie du corps, la méchanceté est une sorte de maladie de l'âme, étant donné qu'à nos yeux, les gens malades dans leur corps ne méritent absolument pas d'être haïs mais plutôt d'être pris en pitié, raison de plus de prendre en pitié plutôt que de les harceler, ceux dont l'âme est accablée par un mal plus impitoyable que n'importe quelle forme d'asthénie : la méchanceté.
8
Le serpent, le lion, le tigre, l'ours ni le sanglier ne dissuadent pas les gens de se menacer par les armes. Est-ce pour leurs différences et désaccords qu'ils engagent batailles injustes et guerres cruelles et veulent se porter mutuellement le coup fatal ? Rien ne saurait justifier telle sauvagerie. Veux-tu retourner à autrui ce qu'il mérite ? Aime les bons et prends pitié des méchants.
9
Boèce pense que cette Fortune si chère aux profanes n'est pas sans comporter une part de bien ou de mal. Et de fait, on ne trouverait pas parmi les sages un seul homme pour préférer l'exil, la pauvreté et l'infamie plutôt que de prospérer sans quitter sa ville, fort de ses richesses, du respect d'autrui et de son pouvoir. La sagesse remplit sa fonction d'une façon plus éclatante et manifeste quand le bonheur des gouvernants rejaillit d'une manière ou d'une autre sur les peuples qui ont affaire à eux. Boèce serait moins surpris s'il imputait au hasard tout le désordre provoqué par les méchants qui accaparent les récompenses dues aux mérites. Mais en réalité, ce qui met un comble à sa stupéfaction, c'est que Dieu gouverne l'univers. Philosophie lui répond qu'il ne doit pas douter que tous accomplisse en bonne règle.
10
Puisse se disloquer le nuage de l'erreur et les phénomènes naturels cesseront dès lors de faire peur.
11
Philosophie prétend que tout ce qui vient au monde, tous les êtres sujets au changement qui évoluent et tout ce qui se meut de quelque manière, trouvent leur cause, leur ordre et leur forme dans la stabilité de l'intelligence divine. Et celle-ci est établie dans la citadelle de son indivisibilité, fixe une règle multiforme au gouvernement de l'univers. La Providence est la raison divine qui réside dans le principe suprême de toutes choses et qui ordonne l'univers ; quant au destin, c'est la disposition inhérente à tout ce qui peut se mouvoir, par laquelle la Providence réunit toutes choses, chacune à la place qui lui est assignée.
La Providence embrasse toutes les choses à la fois, malgré leur diversité et malgré leur nombre infini. Le destin répartit chaque chose individuellement en la situant dans l'espace et dans le temps et en lui attribuant une forme en vue de son mouvement, si bien que ce déroulement de l'ordre temporel qui trouve son unité dans la perspective de l'intelligence divine, c'est la Providence tandis que cette même unité, une fois distribuée et déployée dans le temps, s'appelle le destin. L'enchaînement de la Providence et du destin est la loi qui oriente vers le bien. Par conséquent, tout ce que Boèce peut voir ici se faire de contraire à son attente, est en réalité l'expression de l'ordre qui convient à l'univers même si à ses yeux il s'agit d'un désordre où régnerait la confusion.
Les épreuves surviennent comme il convient, en bon ordre et dans l'intérêt de ceux auxquels on les voit survenir. Ainsi, un homme s'attendant à ce que sa conscience soit souillée par le déshonneur et se comparant à sa Fortune peut redouter plus que tout le désoeuvrement de perdre ce dont l'usage lui est agréable. De ce fait, il modifiera son comportement et en craignant de perdre sa bonne Fortune, il renonce définitivement à sa malfaisance. D'autres sombrent dans un désastre mérité pour avoir mésusé de leur prospérité. Fréquemment, la Providence suprême offre un spectacle particulièrement surprenant : celui de méchants qui rendent dans d'autres méchants. Certains, en effet, à force de se voir maltraités par les pires crapules, se prennent de haine pour ceux qui ils leur nuisent et retrouvent la jouissance de la vertu en s'appliquant à ne pas ressembler à ceux qui les ont détestés. Un certain ordre embrasse toutes choses si bien que si une chose s'écarte de la place qui lui a été assignée, elle réintègre un ordre différent certes mais un ordre tout de même, afin que dans le royaume de la Providence, rien ne soit abandonné au hasard.
12
La concorde harmonise les éléments de manière équilibrée : l'humidité agressive laisse son tour à la sécheresse. Le froid conclut un pacte avec les flammes. Cet équilibre nourrit et produit ce qui respire la vie sur terre.
13
Philosophie affirme qu'il n'y a pas de Fortune qui ne soit tout à fait bonne. Il dépend de chaque personne de donner à la Fortune la forme qu'elle souhaite. En effet chaque fois que la Fortune semble adverse, si elle ne met pas à l'épreuve ou si elle ne corrige pas, c'est qu'elle punit.
14
Le dernier des travaux d'Hercule fut de porter le ciel sans courber la nuque et en récompense il mérita le ciel. S'élever au-dessus de la terre c'est mériter les étoiles.
Livre cinquième.
1
Boèce demande à Philosophie ce qu'est le hasard.
Philosophie répond que si vraiment on définit le hasard comme un événement produit par un mouvement accidentel et non par un enchaînement de causes, alors le hasard n'est rien du tout et le mot est absolument vide de sens.
Pour Philosophie le hasard peut se définir comme un événement inattendu, résultant d'un concours de circonstances et qui survient au milieu d'actions accomplies dans un but précis.
Le concours de circonstances procède d'un enchaînement inévitable qui prend sa source dans la Providence.
2
Bien qu'il semble s'écouler en toute liberté, le hasard subit une règle et son cours obéit à des lois.
3
Boèce demande à Philosophie si dans cet enchaînement de causes solidaires les unes des autres il nous reste un libre arbitre ou si la chaîne du destin enferme aussi les mouvements de l'âme humaine. Philosophie répond que le libre arbitre existe et qu'aucun être doué de raison ne pourrait exister s'il ne possédait la liberté de jugement. L'être humain fait donc tout seul la différence entre ce qui est à éviter et ce qui est à souhaiter. C'est ainsi que les êtres pourvus de raison sont également pourvus d'une liberté de dire oui ou de dire non.
4
Le créateur du vaste monde pose son regard sur toutes choses. C'est lui qu'on peut appeler le vrai soleil.
5
Que Dieu connaisse toutes choses par avance et qu'il existe un libre arbitre, voilà deux affirmations complètement contradictoires et incompatibles. Si pour Dieu il ne peut rien y avoir d'incertain, les événements dont il a lu la prescience qu'ils seraient, se produiront selon toute certitude. Et ainsi nulle liberté n'accompagne les décisions et les actes des êtres humains. Si on admet un tel raisonnement, on voit clairement l'effondrement des valeurs humaines qui en résultent. Il est vain en effet de proposer aux bons et aux méchants des récompenses ou des punitions que n'a méritées aucun mouvement libre et volontaire de l'âme. Si tout l'univers procède de la providence et que rien n'est laissé à l'initiative des hommes, il en résulte que nos méfaits, eux aussi, sont en relation avec l'Auteur de tout ce qui est bien. À quoi bon, dans ces conditions, espérer ou prier ? Que pourrait-on en effet espérer ou chercher à détourner par des prières si un enchaînement inéluctable relie toutes les choses souhaitables ?
6
Un homme qui cherche le vrai vit une situation intermédiaire : il ne sait pas et pourtant il n'ignore pas complètement tout. Il retient et se rappelle l'essentiel. Il y réfléchit et repense à ce qu'il avait vu de là-haut afin de pouvoir ajouter les parties oubliées à celles qu'il a conservées.
7
De même que la connaissance du présent ne confère aucun caractère de nécessité à ce qui est en train de se produire, de même la prescience du futur n'en confère pas non plus à ce qui est à venir.
8
Vient dans le corps vivant la sensation, quand la lumière frappe les yeux ou qu'un cri résonne aux oreilles. Alors la vigueur de l'âme se ranime, incite les images qu'elle possède à l'intérieur à de semblables mouvements et les adapte aux marques reçues de l'extérieur et associe ces images aux formes dissimulées à l'intérieur.
9
Philosophie explique à Boèce comment il raisonne. Il pense que si la réalisation de certains événements ne semble pas certaines et nécessaire, ils ne peuvent pas être connus d'avance comme allant se produire de façon certaine. Par conséquent, il n'y a aucune prescience de tels événements et si nous croyons qu'il y a prescience en ce qui concerne ces événements, il n'y aura rien qui ne provienne de la nécessité.
10
Quelle diversité dans l'apparence des êtres vivants qui passent sur terre ! Seule l'espèce humaine lève bien haut une tête fière et légère, se tient droit et regarde la terre de haut.
11
Tout ce qui est connu l'est non pas à partir de sa propre nature mais à partir de la nature de ceux qui cherchent à comprendre. La nature de Dieu c'est d'être éternel. L'éternité est la possession aussi entière que parfaite d'une vie illimitée. Ce qui appréhende et possède en une seule fois la totalité de la plénitude d'une vie sans limite, à quoi rien de futur ne manque et n'a échappé rien de passé, c'est cela qui est considéré comme éternel et il est nécessaire qu'il soit toujours présent à soi-même en étant en possession de soi-même et qu'il tienne pour présent le temps illimité qui passe. Le savoir de Dieu qui va au-delà de tout mouvement du temps demeure permanent dans la simplicité de son présent et, embrassant les espaces infinis de passé et de futur, les considère tous, du fait de son mode de connaissance simple, comme s'ils étaient dès lors en train de s'accomplir. Ainsi la prescience divine est plutôt la science d'une imminence qui jamais ne passe aussi préfère-t-on l'appeler Providence et non pré-voyance.
C'est la raison pour laquelle cette prescience divine ne modifie pas la nature des choses ni leur propriété et elle les voit présentes à ses côtés tels qu'elles s'accompliront un jour dans le temps. Dieu distingue aussi bien ce qui arrivera de façon nécessaire que ce qui arrivera de façon non nécessaire.
Dieu voit comme étant présents les événements futurs qui résultent du libre arbitre. Par conséquent, ces événements, sous l'angle du regard divin, deviennent une nécessité soumise à une condition qui est la connaissance divine. Mais considéré en eux-mêmes, ils ne perdent pas l'absolue liberté de leur nature. Donc, tous les événements que Dieu connaît d'avance comme allant se produire, se produiront sans aucun doute mais certains d'entre eux procèdent du libre arbitre.