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Humanisme : le Contrat social
17 janvier 2021

Dernière sommation (David Dufresne).

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« Les miettes, c'est pour les pigeons ».

Vicky se rendait toujours dans ce McDonald's avant chaque manifestation. C'était le rituel dans le rituel, son truc pour tromper l'ennemi. Le McDonald's du boulevard de l'Hôpital avait été saccagé quelque mois plus tôt par une brigade noire d'anticapitalistes. Vicky aimait simplement cette bouffe merdique, ce sucré-salé. Elle prétendait qu'on pouvait fort bien détester ce système et en souhaiter le désenchantement. Elle utilisait une bombe aérosol qu'elle volait chez Leroy-Merlin pour couvrir les murs de la ville de graffitis. Un petit garçon le regardait, émerveillé. L'enfant était rassuré, il se disait que les adultes, aussi, savent jouer.

« Sur la place abandonnée, matraquage et crânes brisés ».

Frédéric Dhomme, 57 ans, dont 30 passés à la préfecture de police de Paris était le Patron. Des préfets, il en avait connu et il avait esquivé les pressions sans flancher. C'était le grand flic, serviteur de l'État craint de ses subordonnés et apprécié de ses supérieurs. Pour lui, les mots avaient un sens. Il forçait le respect. Il avait la veulerie requise avec les supérieurs, et l'autorité nécessaire avec les autres. Depuis son divorce, il n'était plus tout à fait le même, son bégaiement avait repris de plus belle, mais chef il restait. Il était à la fois fragile et cassant, touchant à force d'être insaisissable.

Il était le patron de la Direction de l'ordre public et de la circulation. Ses officiers connaissaient la musique, et l'endroit. Tous rêvaient d'en être un jour le chef d'orchestre. Les mots ont un sens, cela voulait dire qu'il fallait ne pas employer les bons, surtout ne rien laissait transparaître sur les ondes. La chasse était ouverte, mais ça ne devait pas se savoir. Mais si jamais ça se savait, le patron serait dans l'obligation de lâcher ses hommes.

« Pour gagner nous devons perdre ».

Étienne Dardel sursauta, pétrifié. Un homme venait de crier car il avait perdu sa main. Des street medics étaient intervenus. 30 manifestants et hurlèrent d'effroi et de colère contre les flics. Dardel pleura. C'était sa cinquième main arrachée, en deux mois. Il pleura comme un gamin en regardant les images. Il voulait comprendre l'incompréhensible, les armes de guerre envoyées sur des civils, en plein Paris. Alors Dardel prit son clavier pour écrire : « allô@Place-Beauvau-c'est pour un signalement 412. Il décrivit ce qu'il venait de voir. Les images avaient été tournées par une vidéaste intrépide présente dans toutes les manifs. Dardel était au coeur de l'action, chaque samedi. Il y allait comme au front. Le monde avait bien basculé : les gueules cassées en direct, les mutilés sous ses yeux, c'était possible, terrible, et c'était maintenant.

« Violence gratuite contre monde payant ».

Frédéric Dhomme était furieux. Le battement frénétique de sa jubilaire trahissait la nervosité. Il avait demandé un syndicaliste pourquoi il avait raconté des conneries sur BFM-TV quelques minutes après l'incident de l'Assemblée. Serge Andras avait été convoqué immédiatement par le patron. À la télé, le syndicaliste avait estimé malin de dire tout haut ce que bien des adhérents de sa centrale pensaient : elle cherche sa perte, la gonzesse, au bout d'un moment, il faut le dire. Si la grenade lui était directement arrivée dans la main, oui, on pourrait se poser des questions. Mais là, elle a voulu prendre la grenade. Je vais être très cru, mais c'est bien fait pour sa gueule. Frédéric Dhomme avait donc dit au syndicaliste que les mots étaient importants. Il pensait que le syndicaliste avait cru bien faire mais il lui expliqua que les plateaux télé n'étaient pas des réunions syndicales. Pour le patron, les plateaux télé, c'était l'adversaire. Le syndicaliste chercha à se défendre. Dhomme n'en revenait pas. Un n-1 osait lui tenir tête. Le syndicaliste lui expliqua que les gars en avaient marre de s'en prendre plein la figure. Il reprocha au patron d'avoir jeté les CRS, les bacqueux et même la BRI et les gendarmes mobiles dans la rue tous les samedis. Le syndicaliste pensait qu'il devait monter au créneau pour défendre ses collègues. Le syndicaliste affirme au patron que la colère des flics était grande. Il en avait marre de prendre des coups par les manifestants et de se faire insulter par les passants. Ils en avaient marrent de se faire chier dessus par les journalistes. Andras en avait marre de ce journaliste, Dardel, qui les collait au cul avec ses tweets pourris. Il ne comprenait pas pourquoi Dhomme n'avait pas encore convoqué Dardel à la DGSI.

« Parisiens : l'histoire vous passe sous le nez ».

Vicky était à l'hôpital. Elle avait perdu sa main. Elle ne ressentait strictement rien. Son accompagnatrice avait crié à côté d'elles. Elles avaient trouvé la bague qui avait résisté au choc de l'explosion et qui était resté accrochée au majeur de Vicky sur le sol. Vicky n'avait pas compris pourquoi quelqu'un lui avait hurlé dessus. Et puis elle avait compris qu'elle avait perdu sa main. Les street medics avaient formé un cordon et passé un accord avec les gendarmes mobiles. Ils étaient d'accord pour que la blessée soit emmenée à l'abri. Vicky se retrouva propulsée au coeur du pouvoir, dans la salle des Quatre Colonnes de l'Assemblée nationale ou les pompiers avaient installé leur poste avancé. Elle avait été amusée par l'ironie de l'histoire car elle ne votait pas. Elle luttait contre un État qui ne représentait que lui-même et ses serviteurs. Elle se retrouvait dans la salle où les élus et les journalistes se prêtaient depuis toujours au jeu imbécile de la petite phrase. Vicky avait décidé de modifier les règles de ce jeu. Elle voulait appeler sa mère pour lui raconter le drame. La mère de Vicky comprit. On ne jouait plus.

Deux mois auparavant.

« Tout le pouvoir aux ronds-points ».

Étienne Dardel s'était arrêté devant un rond-point. Un gilet de sécurité tricolore, immense bleu-blanc-rouge, était ficelé sur des ballots de paille. On lisait des pancartes en tous genres qui disaient que ça suffisait. Il y avait même des insultes contre Macron. Aux embouchures du rond-point, la guerre sociale sonnait. À gauche, c'était l'avenue de l'Europe ; à droite, le boulevard de la Casse. Et au milieu : la gronde jaune, un brasero, une caravane qui n'avait pas dû voir les congés payés depuis des lustres. Il y avait des paysans, un ouvrier au chômage, un cadre du garage Peugeot du coin, une infirmière. Dardel n'avait jamais mis les pieds dans cette région. Il revenait d'une séance de signatures pour un livre curieux sur Jacques Brel. Il avait écrit sur le chanteur parce qu'il appréciait ses deux préceptes capitaux : allez voir et repousser la prudence. Dardel avait envie d'écrire un livre ou un film sur les Gilets jaunes. Il avait besoin de cette course sans fin de projet en projet. Il était même parti pendant sept ans au Canada. Son exil était lié à un débat entre deux tours d'une présidentielle ou une candidate réclamait l'ordre juste, et l'autre, plus roublard, futur gagnant, juste de l'ordre.

Une femme l'accosta. Elle portait un gilet jaune sur lequel était écrit : ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. En voyant Dardel, elle pensait qu'il faisait partie des Renseignements généraux. Dardel sourit. Cela faisait bien 10 années qu'il avait arrêté le métier de journaliste. Il avait travaillé pour la revue Actuel puis pour le quotidien Libération et enfin chez Médiapart il avait expliqué à la femme que les Renseignements généraux n'existaient plus. Ou plus vraiment.

La femme lui demanda tout de même sa carte. Il répondit qu'une carte de presse ne prouvait rien car les Renseignements généraux en avaient de belles. Cela fit sourire la femme. Elle lui demanda ce qu'il voulait. Dardel se retourna pour regarder sa femme qui l'attendait dans la voiture. C'était elle qui lui avait conseillé de s'arrêter. Descendre dans l'arène, c'était bien l'idée, c'était bien le désir.

Dardel regarda la cahute. Il y avait un panneau : ici c'est la règle, pas d'alcool, pas de cigarettes qui font rigoler, pas de sexe. Cette discipline annonçait quelque chose de durable, et de profonds. Les gilets jaunes avaient compris que le blocage nomade serait plus efficace que l'occupation sociale. Dardel avait compris que tout devenait Zone à défendre. La femme lui cette cabane, c'était leur vie. Dardel lut les doléances au dos des gilets : les mauvais jours finiront, paradis pour les uns pas un radis pour les autres, samedi c'est jacquerie, + de banquise -de banquiers.

Dardel demanda à la femme si les gilets jaunes étaient plutôt nationalistes ou plutôt communistes. Elle sembla interloquée. Elle répondit que les gilets jaunes étaient des fâchés mais pas des fachos. Elle voulait que Dardel comprennent que les gilets jaunes étaient apolitiques. La seule personne qu'ils suivaient, c'était Jacline Moureau celle qui avait lancé l'appel sur Facebook. Il y avait également Priscilla Ludosky qui avait lancé une pétition pour la baisse du prix de l'essence. Elle avait récolté 1 million de signatures. Dardel demanda à la femme pourquoi il y avait des fanions rouges et noirs. La femme lui expliqua que c'était des maillots de rugby de rugby qui servaient à attirer les gens. Cela fit rire Dardel car il avait cru que c'était des fanions communistes.

« Nous sommes le bug dans la start-up Nation ».

 

Frédérique Dhomme lisait les messages sur le canal état-major qui étaient des messages de guerre. Les casseurs étaient en train de s'équiper devant les flics. Les flics demandaient quels étaient les ordres. Dhomme ordonna de ne rien faire. Dans la salle de commandement, au sous-sol de la préfecture, chacun était à son poste et sentait que quelque chose de magistrale avait merdé. À peine sur le terrain, les gars avaient balancé les lacrymogènes, 10 000 dans la journée, du jamais vu. L'enfer et le ridicule, en mondovision, CRS et gendarmes mobiles incapables de tenir l'avenue des Champs Élysées. Les gilets jaunes avaient taggé « les gilets jaunes triompheront » sur l'Arc de Triomphe. Dhomme fit envoyer le canon au, l'hélicoptère géostationnaire et ordonna de déloger les gilets jaunes avec leur banderole « gaulois réfractaires ». Le patron n'avait pas envie que Emmanuel Macron voit sa propre expression retournée contre lui. Macron avait dit ça pour fustiger son peuple réticent à ses réformes, et voilà comment son peuple répondait : par une banderole et une bataille de Paris. Une bataille qui se jouait par télévision interposée. Dhomme avait fait installer des écrans pour suivre les chaînes d'info. Il trouvait que cela devenait infernal, toutes ces chaînes et puis maintenant il y avait les live sur Facebook, les twitter en direct, des têtes brûlées qui pouvaient être suivies par des milliers de gens. Pour lui, c'était l'enfer, pour de bon. Une nouvelle cellule, Synapse, était chargée de suivre ces têtes brûlées. On demanda aux CRS de se retirer. On demanda aux compagnies d'intervention de tenir leur position. Tous savaient que la salle de commandement, c'était Dieu. Elle avait une vue complète de la situation, panoptique. Une statue intérieure de l'Arc de Triomphe avait cédé sous les pavés. Les journalistes se délectaient, c'était Marianne qu'on assassinait même si c'était une reproduction en plâtre du Départ des volontaires. Le préfet fit irruption dans la salle. Il convoqua les directeurs dans une arrière-salle. Dhomme verrouilla la porte à double battant.

Le préfet disait que la Préfecture devait tenir car elle était l'ultime rempart de la République. Le président de la République était tétanisé. Dhomme bouillait, il savait pertinemment que ses collègues voulaient faire du chiffre. C'était Sarkozy qui avait mis ce système en place : la politique du chiffre et la concurrence chez les flics.

Le patron fulminait car la vantardise et le fric facile ça n'avait pour lui qu'un rapport lointain avec la République.

« La révolution ne sera pas autorisée ».

 

Dardel compulsait son Twitter. Il était tombé dans le Web depuis ses débuts. C'était une addiction. Sa dépendance à Internet était sa façon moderne et stupide de rester raccord avec les idéaux punks rock de ses 17 ans. Tout à fond, et pas sérieux.

Il avait commencé en 1994.

Ce soir de décembre, son fil Twitter avait des allures de rapport militaire. Il assistait au spectacle depuis son téléphone et en toutes occasions. La révolution serait visible, certes pas télévisée, mais sur tous les écrans. 12 ans auparavant, il avait travaillé sur le maintien de l'ordre pour livrer un film en Seine-Saint-Denis après les émeutes de 2005. Cela l'avait dégoûté à cause de l'indifférence parisienne. Une notification attira Dardel. Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur, soutenait les forces de l'ordre. Dardel décida de rentrer chez lui. Il zappa de chaînes d'info en chaînes d'info. Les titres surjouaient le drame, la République attaquée, la République souillée, la République menacée. Ministres et députés se succédaient. Les journalistes se demandaient qui étaient ces factieux. Dardel attendait que le bulletin des nouvelles du front donne aussi des informations de l'autre côté de la barricade. Une galerie des horreurs s'installa. Sur Internet, Dardel voyait les blessés graves mais rien sur LCI. L'appel de la colère et de la sidération le motiva.

« Distruption générale ».

 

Dardel ignorait qu'il venait de se jeter dans un combat sans fin. Son premier signalement, c'était par bravade. Les folies policières ne pouvaient pas durer. Alors il avait décidé de les compiler. Dardel ne reconnaissait pas les doctrines d'emploi qu'il avait longuement étudiées, ce maintien de l'ordre « à la française » que la nation vendait encore dans le monde entier. La doctrine du maintien de l'ordre consistait à montrer sa force pour ne pas s'en servir, stricte nécessité de l'usage de la force, proportionnalité dans l'usage de la force, contenir la foule, ne l'attaquer qu'en dernier recours. Dardel se sentait comme le sous-commandant d'une brigade civile, sans généraux. Il s'était autoattribué les violences policières, sans rien demander à personne et sans que personne lui ait demandé quoi que ce soit. Depuis toujours, il avait un faible pour les statistiques. Il aimait l'exactitude. Dardel savait le maintien de l'ordre obéissant à des règles strictes, dictées par le pouvoir politique. Aucune police n'était autant soumise à l'État que celle du maintien de l'ordre. Elle incarnait l'État dans son essence. L'ordre, c'est toujours celui de l'État.

C'est la raison pour laquelle Dardel adressait chacun de ses tweets @place Beauvau et non@police nationale car l'affaire était politique. Étienne Dardel voulait viser ceux qui armaient les policiers c'est-à-dire les politiques.

Dardel ne reniait pas ses origines angevines quand il écoutait la Mano Negra et les Bérurier Noir. Il avait compris que le principe du maintien de l'ordre avaient été pulvérisé. La police avait résolument changé de braquet et de doctrine. Dardel en retournant en France avait trouvé un pays radicalement différent. La domination n'était plus seulement sociale, économique, elle était policière.

Le pays était devenu violent, sous l'oeil complice de ses institutions. Le terrorisme et l'union nationale étouffaient la moindre critique. L'antiterrorisme était devenu l'alpha et l'oméga de la vie politique : police partout, justice nulle part.

Le pays était devenu violent parce que les colères sociales ne trouvaient plus d'écho ni de relais. Les syndicats avaient été fracassés et les militants criminalisés. Sans soupapes, la cocotte explosait désormais et le couvercle qu'on lui imposait prenait les atours du bouclier CRS. Le pays était devenu violent parce que 30 ans de débat sécuritaire l'avaient jeté dans les bras de la réaction en marche. Même les amis de gauche de Dardel utilisaient des expressions nées à l'extrême droite. Droitsdelhommistes en faisait partie. Les batailles identitaires avaient écrasé le guerre sociale. D'une certaine manière, les gilets jaunes remettaient de l'ordre dans l'ordre des priorités.

Absent du pays pendant sept ans, Dardel n'avait pas vu la France sombrer et tout lui explosait à la figure. Le pays était devenu violent jusqu'à ne voir qu'une catégorie de violences, celle qui le mettait en cause. L'état d'exception était devenu la règle. Les médias précaires ou concentré dans les mains d'une poignée de milliardaire courbaient l'échine. Dardel s'était fixé des limites : ne signaler que les cas de violence documentés par des vidéos, des photos, des certificats médicaux ou des plaintes. Il se sentait maintenant comme en mission, volontaire et bénévole d'un monde qui s'envole, attendu au tournant.

Un rapport de police stipulait que les images des caméras de surveillance sur l'axe de l'Arc de Triomphe étaient inexploitables à cause des gaz lacrymogènes qui obstruaient fortement les angles de vue. La police n'avait donc pas pu savoir qui était l'auteur du graffiti « Les gilets jaunes triompheront ».

« Ils ont la police on a la peau dure ».

Frédéric Dhomme courait pour rattraper le temps qui commençait à se perdre. Quand il courait, il voulait honorer le surnom qu'on lui avait trouvé : lapin de corridor qui signifiait qu'on lui reproche de ne pas être un homme de terrain. Il avait rendez-vous avec le préfet comme tous les lundis à 8:00 du matin. Sur le grand mur de son bureau, le préfet faisait admirer un buste de Napoléon, son maître en tout. Bonaparte avait créé la préfecture de police en 1800. C'était l'outil idéal pour mater le bon petit peuple parisien. Dhomme déclara au préfet que ce qui s'était passé aux Champs-Élysées était intolérable. Le préfet était d'accord. Il voulait se sortir du guêpier mais sans froisser personne. Pourtant Dhomme estimait que le préfet avait fauté en intervenant à tout bout de champ dans la salle de commandement. Le préfet lui dit qu'il n'était pas en cause nommément. C'était toute la préfecture qui était dans le collimateur. Le préfet avait été convoqué par le directeur de cabinet du président de la République. Il avait pris une avoinée.

Dhomme s'était interrogé sur le sens à prêter au déplacement du Palais de justice. En enlevant à la préfecture sa moitié, la justice, était-ce pas le coup fatal, le signe que la partie était perdue. Il pensait que cette affaire de gilets jaunes, c'était la survie de la préfecture de police. Le préfet apprit à Dhomme que le président n'avait pas du tout goûté d'apprendre que les émeutiers étaient à 50 m de l'Élysée. Son hélicoptère était en attente a Villacoublay. Il n'avait pas du tout apprécié qu'on soit obligé de sortir les plans d'évacuation de l'Élysée et de faire vérifier dare-dare l'état des tunnels menant vers Beauvau et vers la rue du faubourg Saint-Honoré. Le préfet avait été obligé d'expliquer au président ce qu'avait fait la compagnie de garde de l'Élysée parce qu'un journaliste avait décrété que cette compagnie avait été fautive.

C'était la compagnie de Dhomme. Les casseurs avaient même réussi à subtiliser un fusil-mitrailleur à la compagnie de Dhomme. Le préfet n'avait pas apprécié les graffiti « les gilets jaunes triompheront ». Ce graffiti avait été diffusé en direct sur CNN.

La préfecture avait déjà été assez fragilisée par l'affaire Benalla. Désormais, l'Intérieur jouait contre la préfecture. La préfecture avait perdu le Renseignement et le 36 Quai des Orfèvres avait été détricoté. Le préfet avait peur que l'ordre public soit géré par d'autres. Il ne supportait pas que la mairesse de Paris envisage de créer sa propre police municipale. Le préfet affirmait gérer les syndicats. Le ministre allait annoncer une prime de fin d'année pour les calmer. Il avait demandé aux Renseignement de surveiller les gauchistes du site Lundi-Matin. Il n'avait pas supporté qu'ils diffusent la carte des lieux de pouvoir à Paris. Il était également agacé par les fachos de Fdesouche qui se mettaient à rêver de martyr. Enfin, il était agacé par Dardel, un franc-tireur qui commençait à trouver audience. Le préfet avait réussi à rendre atone la presse en lui promettant des reportages sur la BAC et les laboratoires de la police scientifique. Il envisageait même d'envoyer les journaleux amis dans une caserne CRS pour une démonstration des tirs de LBD. Le préfet demanda à Dhomme des nouvelles de sa femme alors qu'il savait pertinemment que celui-ci venait de divorcer. Sa femme avait décidé de balancer ses petits secrets en hésitant encore entre le Canard enchaîné et Médiapart. Dhomme avait compris que le préfet le mettait en garde alors il répondit que sa femme allait bien.

« Échec émeute : la bataille de Paris ».

Dardel griffonnait des petites notes comme autant de béquilles imaginaires qui lui permettaient de tenir. Cela lui servirait à rester sur le qui-vive avec les seules armes qu'il maniait depuis toujours, des mots pour le dire. C'était sa façon d'évacuer le stress et de repousser le carnage qui lui explosait à la figure, vidéo après vidéo.

Chaque samedi portait un nom et un numéro : gilets jaunes acte I, gilets jaunes acte I, etc. La France était dans la rue, au théâtre de boulevard et avait surgi sur Facebook.

Dardel n'avait pas  la nostalgie du pays quand il était au Québec. Mais il avait la coquetterie de raconter sa présence dans les manifestations. Dardel, né en 1968, n'avait jamais connu rien de tel. Partout, la France tirait le rideau rouge et les fantassins brûlaient les planches.

Chaque acte charriait son lot de blessés, ses pleurs, ses cris, son sang et ses mutilés qui finissaient sur le fil Twitter de Dardel. Fin décembre 2018, il y en avait déjà plus de 150 et tous le mondes s'en moquait, ou presque. Les dominants dominaient et ils avaient table ouverte partout alors que les dominés tombaient sous les balles des LBD.

Il y avait déjà 10 éborgnés trois mains arrachées et des dizaines de personnes porteraient à vie des séquelles.

Dardel voyait les événements comme une guerre sociale entre deux camps et la technologie au milieu. La seule nouveauté c'étaient les réseaux sociaux, les Smartphones et les caméras de surveillance. Le reste dupliquait l'Histoire depuis les barricades de 1848. Les gueux d'hier étaient remplacés par ceux qui-ne-sont rien d'aujourd'hui comme avait déclaré le président.

Au milieu de l'indifférence, Dardel avait bien eu les honneurs d'une émission de télé. On l'avait vu descendre les Champs-Élysées avec son ordinateur sous le bras. Il inspectait les troupes policières comme un commandant en déroute dans un improbable défilé inversé. Les CRS l'avaient laissé faire et il avait pointé toutes les entorses horriblement : les CRS sans matricule, la bacqueuse qui visait la foule à hauteur de visage avec son LBD. Dardel exultait, moqueur et fanfaron comme un enfant fier de son coup. Sa femme aussi était de toutes les manifestations et lui souriait d'un sourire qui lui faisait signe de rester calme. Dardel s'exécutait pas confiance et amour fou. Pour la première fois depuis les années 60, le pouvoir avait sorti des véhicules blindés à roues de la gendarmerie. Cela relevait de la dramatisation plus que d'un besoin tactique. Son reportage avait été diffusé le jeudi suivant mais une scène avait été coupée. Celle où un manifestant s'était approché de lui et avait déclaré : on est plus innocent quand on a vu la violence légitime, la violence légale, celle de la police.

La préfecture avait placé deux commandants, un homme et une femme à l'instant précis de l'évacuation des Champs-Élysées quand il ne restait plus que 10 irréductibles et 200 caméras.

Les commandants s'étaient avancés vers Dardel, rassurants et aimables pour lui demander de quitter les lieux. C'était bien joué.

Un rapport de police signalait une source désirant garder l'anonymat qui avait dénoncé Vicky comme responsable de nombreux graffitis à Paris en marge des manifestations des gilets jaunes. Le rapport décrivait Vicky comme documentariste de profession. Elle était défavorablement connue des services de police pour avoir participé à la ZAD de Notre-Dame des Landes. Le rapport se concluait par les projets probables de Vicky.

« Liberté Egalité Brasier ».

 

Dardel s'était octroyé un moment de répit. Mais il avait gardé son téléphone portable qui lui signalait les nouvelles notifications. Quelqu'un venait de lui écrire. C'était la soeur de Kevin qui avait pris un tir de flash--ball en sortant de Go Sport. Il n'avait rien à voir avec la manif. Nathalie, la soeur de Kevin, avait envoyé à Dardel une vidéo montrant le drame. Dardel regarda la vidéo. Il sanglota. Son fils était dans la pièce à côté et il avait peur qu'il entende ses sanglots.

Dardel ajouta un signalement sur son site allô@place Beauvau.

 

Au nouveau palais de justice, on condamnait à marche forcée, comme dans l'ancien. Le premier cas de gilets jaunes jugés était celui de Juliette, 26 ans, au RSA. Elle avait été arrêté boulevard Haussmann dans le cadre des contrôles généraux autorisés par le procureur. Elle avait été accusée d'outrage à l'encontre du policier responsable des gardes à vue. La procureur réclamait deux semaines de travail d'intérêt général. Mais le tribunal la relaxa et annula la procédure. Juliette avait passé trois nuits en détention pour rien.

« Quand on a que les murs ».

Vicky avait ficelé son sac à dos en prenant soin de ne pas emmener son téléphone portable car les policiers disposaient d'un appareil permettant de capter toutes les données des téléphones portables. Elle s'était déjà fait avoir une fois et avait vu sa vie défiler, épisodes qu'elle croyait effacés compris.

Mais avant de partir, elle reçut un appel. Elle avait peur que ce soit sa mère, une ancienne socialo devenue colleuse d'affiches pour Marine Le Pen. Vicky s'était brouillée avec sa mère à jamais autour de la mort de Rémi Fraisse, fauché par une grenade de gendarmerie à Sivens.

Vicky était passée à côté des gilets jaunes, au départ. Alors que sa mère en faisait partie. Mais elle s'était rattrapée. Elle avait étudié la vidéo de Jacline Mouraud. Elle suivait aussi Priscilla Ludosky. Elle appréciait que des femmes soient mises en avant dans le mouvement des gilets jaunes.

Elle avait tenté de discuter avec sa mère d'un long article anonyme sur l'art des barricades publié sur le site Lundi Matin mais en vain. Sa mère restait légaliste. Sa mère lui avait demandé ce qu'elle pensait de Dardel. Vicky avait pensé qu'il était d'abord un journaliste, un idiot utile ou un traître. Elle avait envisagé un temps que si on le laissait faire son travail, c'est qu'il pouvait servir les forces de répression. Mais elle avait fini par voir Dardel, épuisé, fondre en larmes sur un plateau télé. Vicky était passée à l'action après avoir vu 150 lycéens en grève à Mantes-la-Jolie que la police avait forcé à se mettre à genoux. Un policier avait filmé la scène en déclarant : « voilà une classe qui se tient sage ».

En protestant, les gilets jaunes avaient tissé des liens et retissé des parentés. Vicky se demandait jusqu'à quand les gilets jaunes pourraient-ils tenir leur entêtement et le gouvernement retenir son effondrement. La France sortait soudain de sa torpeur. Vicky et sa mère, enfin, retombaient d'accord. Mais Vicky ne pouvait se résoudre à croire que tout était réglé ; à 40 ans, elle savait qu'il était trop tard pour remercier sa mère.

Depuis qu'elle était née, tout le monde disait que ça allait péter et ça ne pétait jamais. Aujourd'hui, c'était différent ; c'était possible.

« Vous ne nous attraperez pas : nous n'existons pas ».

Sur Twitter, Dardel commençait à bloquer les trolls. Les attaques fusaient pour la plupart venant du camp présidentiel. On lui promettait un prix du journaliste de l'année alors qu'il n'avait plus de carte de presse depuis 10 ans. Des O.N.G. lui faisaient des appels du pied. Mais il n'était pas dupe et il savait qu'une séquence nouvelle viendrait balayer ses efforts. Il savait que la Machine n'allait pas tarder à tout mettre en oeuvre pour le broyer. Il avait perdu des amis qui lui reprochaient de défendre les gilets jaunes. Il leur avait expliqué qu'il était proche des gilets jaunes car lui-même en tant qu'indépendant subissait une incertitude économique. La soeur de Kevin lui avait envoyé un message rassurant sur l'état de son frère et avait ajouté que la police comptait mener une enquête et que les frais d'hospitalisation seraient pris en charge par la police. Dardel connaissait le tour de passe-passe et savait que les boeuf carottes voulaient surtout dicter la déposition des victimes pour minimiser ce qu'avaient fait leurs collègues. Dardel décida d'ajouter la photo de Kevin au signalement 202 de son blog en prenant soin de protéger l'identité de ce mineur. Une après, le visage de Kevin surgissait sur les chaînes d'info.

« Les règles ont changé, les lois c'est du passé ».

Frédéric Dohmme connaissait l'adage : on est trahi que par les siens. Serge Andras, un flic de la nouvelle école, toujours à la lisière de la légalité, lui devait tout. D'hommes se souvenaient de la nuit qui avait propulsé sa carrière dans les hauts rangs. C'était dans le commissariat d'Argenteuil à l'époque où Sarkozy venait de lancer sa nouvelle doctrine du maintien de l'ordre. Dhomme s'était retrouvé aux côtés de Sarkozy quand celui-ci s'était fait insulter sur la dalle qui menait au commissariat d'Argenteuil. Quand Sarkozy était venu visiter son commissariat, Dhomme avait rangé dans son tiroir la gravure de sa loge maçonnique. Il avait donné un congé aux petits malins qui trouvaient fin de faire le salut nazi à l'appel.

Sarkozy entendait renforcer la présence des forces mobiles dans les quartiers. Sarkozy avait annoncé à Dhomme qu'il fallait savoir gérer les hommes en manager, le maintien de l'ordre se serait Flash-Ball et Kärcher. Dhomme voyait Sarkozy comme le messie. Il le regardait comme le sauveur. Sarkozy avait besoin de gars comme Dhomme. C'est ce soir-là que Sarkozy avait annoncé qu'il débarrasserait les cités des bandes de racailles. Dhomme était devenu un proche de Sarkozy et à Andras avait suivi.

Mais quelque chose relevait bien plus que du désaccord entre le chef et le sous-chef, entre le directeur et le syndicaliste à cause des gilets jaunes. Andras vida son sac. Il évoqua les vacations de 23:00 sur les Champs-Élysées avec ses collègues obligés de se pisser dessus parce qu'ils avaient interdiction de quitter leur position et à peine de quoi manger. Dhomme lui répondit mollement en prétextant que les éléments portés à sa connaissance n'avaient pas faire remonter ce genre de problème. Dhomme sentait la situation lui échapper et Andras en profitait. Il balançait tout ce qu'il avait sur le coeur en évoquant la débrouille de ses collègues qui allaient se fournir chez GK, la Samaritaine des flics. Andras demanda à son chef ce qu'il comptait faire avec Dardel. Andras savait que Dardel était devenu intouchable car il venait de recevoir le Grand prix du journalisme. Dhomme venait de comprendre qu'il avait perdu la main. Il regarda Andras lui tourner le dos.

« 8 000 arrestations n'arrêtent pas la rébellion ».

 

La fin de Dardel avait senti que leur appartement avait été fouillé. Un flic avait écrit à Dardel que sa vie privée n'était peut-être pas aussi privée qu'il le voulait. On pouvait le mettre sur écoute, ça n'avait pas beaucoup d'importance car il ne craignait rien des flics. En effet, il travaillait encore à l'ancienne sur base de rendez-vous secondaires et en prenant des notes sur un carnet. Il détruisait ses notes une fois qu'elles ne lui servaient plus. Dardel rassura sa femme. Dardel avait reçu des conseils des flics. Le flic lui avait dit qu'il fallait protéger ses sources et effectuer des doublons. Son correspondant était un policier instructeur en fonction dans un gros district de province. Il était bien placé dans la hiérarchie. Il utilisait Edward comme nom de code. Edward pensait que la nouvelle police en civil avec tout son attirail était constituée de tarés capables de mettre des contraventions à leurs propres parents si le chef de service le leur demandait. Parfois, Dardel demandait à Edward son point de vue avant de signaler une vidéo. Dardel avait besoin de connaître les règles pour asseoir ses certitudes : à société sécuritaire, flics militaires. Il cherchait donc les déserteurs de l'intérieur. Dardel remarqua que des cadres avaient été déplacés dans son bureau. Il tenait à ses archives qui reflétaient sa vie d'autodidacte. Il se demanda pourquoi quelqu'un est-il venu fouiller ses affaires. Rien ne manquait pourtant. Dardel compris qu'on était simplement venu faire comprendre qu'on était entré ici. Dardel se souvenaient de ses 15 ans quand il faisait régulièrement la une de la nouvelle république pour ses publications punk-rock. Un jour il s'était retrouvé devant deux agents des Renseignements généraux fatigués par son agit-prop.

Dardel avait été convoqué au motif que les membres de sa revue auraient commis des actes terroristes. Il alluma son ordinateur et se rendit compte que personne n’avait ouvert sa machine en son absence. Des macronistes trollaient son compte Twitter et tentaient de le piéger en se faisant passer pour de faux blessés avec des certificats médicaux bidons. Dardel était à bout.

« Nous n'avons pas d'armes, vous n'avez pas d’âme ».

 

Dardel avait encore reçu un message émanant d'une personne qui se présentait comme la femme d'un de ses amis. Il mettait un point d'honneur à répondre à chaque message. Cette politesse lui semblait nécessaire comme une forme de ralliement courtoise dans la fronde. Chaque matin il se rendait à la terrasse du Jadis, un café de quartier. Les discussions de comptoir lui servaient de baromètre. Il notait les inquiétudes, les réprobations et les vivats. Ces rumeurs de la ville procuraient un bien fou à Dardel car elles le confortaient dans son combat. La plupart du temps, Dardel copiait collait une même réponse à ses correspondants. Il les encourageait à lui fournir des détails sur ce qu'ils avaient vu. Mais cette fois, le courriel était différent. Il ne dénonçait pas une brutalité policière. Il était précis et expédié depuis une adresse cryptée. Le courriel provenait de quelqu'un de droite qui avait un meilleur ennemi commun avec Dardel. Une vidéo accompagnait le message. La vidéo provenait probablement du toit du palais bourbon. On y voyait Vicky devant l'Assemblée nationale le jour où elle avait perdu sa main. Ce que Dardel découvrit, c'est qu'une femme à côté des Vicky hurlait. Son messager mystérieux informa que c'était l'ex-femme de Frédéric Dhomme. Cette vidéo était une traîtrise dont on rendait Dardel dépositaire. Cette bassesse était une des raisons pour lesquelles il avait quitté le journalisme d'actualité. L'ex-femme de Dhomme était donc street-medic. Au fil des mois, les medics étaient devenus une des sources de Dardel. Le messager mystérieux se présentait comme quelqu'un qui travaillait aux côtés de Frédéric Dhomme.

Il voulait rencontrer Dardel pour l'informer de l'ambiance fébrile qui régnait dans son service. Pour la première fois, Dardel ressentit une peur physique.

Il se sentit seul.

 

« Halte aux terroriches ».

 

Paris brûlait. Vicky pensait que l'insurrection était là. Les blacks blocs étaient acclamés sur les Champs-Élysées. Rien à voir avec la dernière rencontre, deux mois auparavant. L'opinion avait eu le temps de basculer. Même le monde avait titré « la violence d'État comme ciment ». Vicky pensait que la conquête de l'opinion était à portée de main. Vicky avait enfilé sa noire tenue en 10 secondes chrono. Le Fouquet's fut incendié. Vicky appréciait l'instant. Elle sortit sa bombe de peinture et dessina : « c'est fou-quets ! ».

« Acte 82, les bourges quittent le centre-ville ».

Rouler dans Paris la nuit était la seule occupation que Dardel avait trouvée pour calmer ses esprits. Il roulait sur une Harley-Davidson sans âge. À l'arrière, sa femme savourait plus encore leurs escapades nocturnes. Le Fouquet's avait disparu. Un sarcophage de métal l'avait intégralement englouti. Il était devenu un restaurant de fer, un coffre-fort du Capital.

Quelque chose était mort, ici, est Dardel voulait savoir quoi. Quelques heures plus tôt, le gouvernement avait annoncé son recours aux militaires. Dardel était assailli de demandes d'interviews. Cela faisait un siècle que l'armée n’avait pas été appelée au maintien de l'ordre métropolitain. Un restaurant saccagé était la raison qui manquait, la France avait perdu la raison. Un drone survolait les Champs-Élysées. Le ministre de l'Intérieur promettait un déluge de marqueurs chimiques sur les contestataires et de balles réelles, s'il le fallait.

Dardel photographia ce qui restait du Fouquet's et partagea ses photos sur Twitter. Il reçut une flopée d'insultes et d'encouragements. Sur les Champs-Élysées, les ouvriers du bâtiment scellaient à la va-vite des protections sur les vitrines. Cela les faisait rire, en plus de leur donner des heures supplémentaires à tarif double, bientôt minuit.

Dardel et sa femme ne prêtèrent pas attention au break qui les filait.

« Macron saigneur de France ».

Dardel avait été réveillé par 1000 canaux, son nom était taggé partout sur Twitter, sous une vidéo. La vidéo montrait la mère d'une manifestante qui avait été blessée à Paris. C'était la mère de Vicky. La mère de Vicky disait que les combats de sa fille n'étaient pas tous les siens mais qu'elle les respectait. Elle interpellait Macron parce que sa fille avait perdu sa main. La mère de Vicky parlait d'une femme qui avait été témoin de la scène et qui s'appelait Béatrice.

La mère de Vicky était choquée que la police française utilise des armes de guerre. Dardel était bouleversé. La mère de Vicky demandait à Macron combien de mutilés il lui faudrait encore avant qu'il ne prenne la mesure du scandale d'État. Elle lui demandait combien d’yeux exorbités, explosés il lui faudrait pour ouvrir les siens. Combien de condamnations injustes et arrestations arbitraires. Dardel était happé par la vidéo au point d'en oublier le café qui bouillait. Il en oubliait tout ce qu'il aimait, enfant et café. La mère de Vicky terminait son message en disant qu'elle n'avait qu'une envie s'était embrasser sa fille et de la sortir de cet enfer pour oublier Macron  et ses ministres. Dardel ferma les yeux et demanda à son fils s'il voulait des céréales. Il n'y avait que ça à faire. Suspendre le temps.

Bertrand, 40 ans, artisan, a été condamné pour jet de projectiles de type « caillou ». Son avocate a demandé à voir les vidéos lors de son procès mais le juge a ironisé en répondant : « on ne peut pas dénoncer une société de la surveillance, et demander dans le même temps à voir les vidéos ».

« On n’entend pas chanter les sentinelles ».

Une nuit, à 4:00 du matin, Hanna entendit quelqu'un qui cherchait une serrure. Elle se leva. Qui pouvait vouloir rentrer chez eux ? Elle vit une ombre glisser dans la cage d'escalier. Elle savait que les syndicats de police avaient pris Étienne en grippe. Il était devenu la bête noire de ces syndicats.

Dardel ne se rendit compte de rien car il dormait du sommeil du juste. Hanna se recoucha. Jamais elle n'abandonnerait son soutien et jamais elle ne dirait à Étienne ce qui s'était passé.

« Journalistes, après vérification et recoupement des sources, vous êtes bien des ordures ».

 

Serge Andras rencontra Dardel au Jadis. L'important pour eux était de ne pas aviver ensemble pour ne pas être vus côte à côte, depuis la rue. Dardel savait qu'on pouvait tenir un journaliste avec un simple cliché en s'arrangeant pour qu'il circule. Andras préférait rester incognito. Ils ne tendirent à la main, ils étaient comme chien et chat. Leur seul point commun était Frédéric Dhomme. Andras montra sa carte tricolore à Dardel et lui demanda s'il avait vu sa vidéo. Ce que voulait Dardel, c'était comprendre pourquoi Andras lui avait envoyé cette vidéo. Andras dit que son chef était fini. Il voulait juste l'aider à partir avant qu'il ne soit trop tard.

Andras portait le masque de la traîtrise, il était le salaud incarné. La vidéo, c'était pour toucher Dhomme doublement : dans son intimité et dans sa fonction ; le flic divorcé, démenti par sa femme secouriste.

Dardel voulut prendre des notes mais Andras refusa. Il expliqua à Dardel que la femme de Dhomme avait une formation de pharmacienne mais n'avait pas exercé depuis 15 ans. Elle était restée discrète mais Andras pensait qu'elle en avait un peu marre que son mari la laisse seule. Comme le divorce se passait mal, Dhomme avait demandé à Andras de faire suivre sa femme. Toutes les caméras de surveillance avaient donc été utilisées par la police. Andras révéla à Dardel que son patron se faisait des DVD avec les vidéos de surveillance. Dhomme rendait compte selon ses envies. Il pouvait balancer au préfet ou étouffer une affaire. On pouvait aussi gentiment informer les journalistes. Andras demanda à Dardel est-ce que les policiers pouvaient se permettre de respecter la loi, deux mois de conservation des images ? Alors ils se permettaient de graver les images sur DVD. Dardel s'était trompé. Il pensait que jouer les ingénus avec Andras fonctionnerait. Ce n'était pas le cas. Andras était trop expérimenté et trop dur. Dardel lui demanda qui avait fourni les images sur l'affaire Benalla à l'Élysée. Dardel imaginait Andras lâchant Al Pacino dans Un après-midi de chien ou dans Taxi driver dans le rôle joué par Harvey Keitel.

Andras révéla à Dardel que dans la police, on prétendait que si on ne savait pas, on n’était pas responsable. Ce qui expliquait pourquoi il prétendait ne rien savoir sur les DVD des caméras de surveillance de l'affaire Benalla. Dardel lui répondit qu'il ne ferait rien de la vidéo que le flic lui avait envoyée. Andras s'en doutait pas que cela ne collerait pas à l'image de chevalier blanc de Dardel. Dardel était connu dans la police et Andras lui expliqua que pour la police les ennemis c'était, dans l'ordre, les juges, les gendarmes et les journalistes. Il accusa Dardel de ne pas être dans la réalité. Alors Dardel lui répondit que la République ce n'était pas la loi du talion. Œil crevé pour kiosque brûlé, main arrachée pour vitrine brisée. Mais Andras parla des cocktails Molotov, des tirs de mortier et de l'acide qui était envoyée sur les policiers. Il dit à Dardel qu'il vivait dans un monde parallèle avec ses petits protégés. Quant à la vidéo, elle serait sur Facebook sur le groupe des policiers FB Team 22. Dardel mémorisa le nom du groupe. Dardel attendit que les habitués du café arrivent pour aborder le fond des choses, couvert par les vies et les verres qui trinquent. Il demanda à Andras qu'il pensait de Dhomme. Andras répondit que c'était un homme usé physiquement et mentalement. Il lui reprochait de faire du service d'ordre à l'ancienne et de ne pas vouloir aller à l'affrontement. Il ne supportait pas les BAC. Andras dit à Dardel que la police se moquait bien de ses signalements. Il y avait même des collègues qui en avaient imprimé un ou deux comme des médailles. Se faire dardéliser, c'était la classe dans la police. Il y avait même des flics qui regardaient le compte Twitter de Dardel pour tuer le temps dans les camions. Cela les inspirait.

Andras souhaitait que les commissaires commandent et plus la salle d'état-major. Il pensait que son chef était devenu un pantin. Il voulait aussi la création d'une unité spécialisée mobile. Il avait même déjà le nom BRAV pour brigades de répression de l'action violente. Mais Dhomme était contre à cause des voltigeurs et du syndrome Malik Oussekine. On ne touchait pas aux manifestants. Un mort et c'était fini, tout le monde sautait.

Andras voulait même masquer les plaques minéralogiques des motos pour être tranquille. Dardel pensait que la situation actuelle relevait de l'événement. Il affirma à Andras que les policiers étaient transformés en bras armé d'un pouvoir sans puissance, un État sans légitimité. Un État qui ne défendait plus que lui-même puisqu'il avait tout bradé. Dardel pensait que l'Histoire retiendrait ce que chacun était en train de faire. Dardel demanda à Andras qui était la femme à côté de Mme Dhomme. Le flic répondit que c'était bien fait pour sa gueule mais Dardel lui répondit que ce n'était pas ce qu'il demandait. Alors Andras répondit qu'elle s'appelait Vicky, que c'était une lesbienne et une chieuse. Elle faisait partie du Bloc. Andras demanda à Dardel si sa virée à moto près du Fouquet's lui avait plus. Dardel lui demanda si la police le filait et Andras répondit que la police voulait seulement s'assurer que tout irait bien car elle pensait que Dardel était menacé. Dardel paya les consommations. Il jouait les coeurs solides car il ne voulait rien laisser transparaître face à ses sources, jamais. Andras lui demanda de saluer sa femme qu'il trouvait jolie, très jolie.

Les médias diffusèrent la vidéo et la préfecture de police de Paris reconnut que cela ne pouvait tomber plus mal, au moment où les critiques fusaient sur l'institution et sa stratégie en termes de maintien de l'ordre. Andras en avait profité pour déclarer que tout n'était pas lisible dans la chaîne de commandement et affirma avec hypocrisie que cette vidéo, c'était de l'ordre de la vie privée.

Un policier avait retranscrit des notes du carnet de Dardel qui avait été photographié à son insu. Il était question de Xavier, 21 ans, condamné à deux mois de prison avec sursis pour avoir lancé un bout de bois sur les policiers lors d'une manifestation.

« République Benallananière ».

Edward Lynn était formateur de police. Il avait prévenu Dardel qu'il ressemblait plus à un cadre supérieur qu'à un flic. Dardel l'avait rencontré au jardin du Luxembourg. Ils jouèrent au ping-pong. Le policier gagna la partie. Entre deux services, le policier apporta sa vision des événements. Il avait trouvé la conférence de Dardel à Strasbourg très percutante. Il avait également apprécié le discours de l'avocat Arié Alimi sur les armes de guerre utilisée par la police. Malgré tout, le policier dit à Dardel qu'il lui manquait un élément. Il expliqua à Dardel que les lanceurs de LBD. Étaient fabriqués en Suisse et d'une précision helvétique. Les tirs sur les visages étaient donc intentionnels car en hiver, les manifestants portaient des manteaux et des gros pulls, tout un attirail qui offrait une protection involontaire mais efficace et chaque porteur de LBD. Le savait pertinemment. Dardel proposa au flic d'aller déjeuner rue Monsieur-le-prince. Le formateur lui parla des écoles de police transformées depuis les années 2000 en chenils pour fou furieux et il est très qui étaient recrutés avec une moyenne de 3/20, faute de candidats. De plus, le commandement managérial ignorait tout des choses de police et des choses de la vie. L'esprit cow-boy avait gangrène toute la maison. Les policiers se sentaient protégés et couverts. Mais la dictature du chiffre provoquait des suicides. De plus tous les services de police étaient mobilisés contre les gilets jaunes. Et pendant ce temps-là, la vraie délinquance remontait car les délinquants savaient que la police était occupée ailleurs.

L'omerta était de mise dans la police car si quelqu'un parlait, il était dessoudé.

Lynn avait apprécié le punchline Dardel sur la benallisation de la police qui résumait à merveille sa propre pensée. Pour le policier, c'était le signe annonciateur de ce qui adviendrait avec les gilets jaunes, un maintien de l'ordre improvisé, illégale, illégitime, au plus haut sommet de l'État. Macron méconnaissait les doctrines du maintien de l'ordre et méprisait les règles de droit. De la vitre du restaurant, Dardel voyait l'entrée de l'immeuble ou Malik Oussekine avait été abattu par les voltigeurs. Une plaque avait été scellée au sol en 2006. Dardel avait secrètement assisté à la pause et depuis les passants la piétinaient sans un mot et sans savoir. Ce 6 décembre 1986, Dardel manifestait. C'était la nuit, il était avec son frère de sang dans le quartier latin. Ils évitaient les coups de matraque. Il dit à Lynn qu'il se sentait né à cet endroit. Il se souvenait bien des voltigeurs, des sauvages qui cognaient sur tout ce qui bougeait. Il était dans un immeuble avec des petits Arabes de banlieue et son meilleur ami. Ils entendaient le vrombissement de la répression. Oui, il était né là. Lynn était lui aussi dans les parages ce jour-là. Mais Dardel ne voulait pas avoir car il voulait préserver sa complicité avec le policier. Les signalements de Dardel venaient de ce soir-là. De cette époque où le Figaro-Magazine disait que les jeunes étaient atteints du sida mental. La bourgeoisie l'avait meurtri, à vie. Il avait beaucoup étudié l'affaire Malik Oussekine.

Dardel se souvenait qu'une femme s'était arrêtée dans sa Super 5 rouge. Elle avait la quarantaine elle avait supplié Dardel de monter dans sa voiture pour échapper à la police. Mais Dardel avait refusé. En somme, ses signalements, c'était sa Renault 5. Sa façon d'aider les révoltés. Le policier lui demanda si les fachos faisaient partie des révoltés et Dardel lut répondit que tous les révolutionnaires de l'histoire n'étaient pas forcément propres.

« Notre-Dame a brûlé, les misérables sont en feu ».

Jacqueline Gontier, la mère de Vicky gara sa vieille Autobianchi sur le parking du fort de Vanves. Vicky raconte à sa mère ce qu’Adolphe Thiers avait fait, ce salaud, commander l'écrasement de la Commune. Vicky avait recommencé à appeler sa mère « maman ». Elles entrèrent dans un bâtiment de la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense. Jacqueline trouvait l'instant exotique et Vicky semblait en repérage. Elles avaient été convoquées par l'Inspection générale de la gendarmerie nationale.

Le chef d'escadron se présenta. Jacqueline était impressionnée par son uniforme. Vicky savait ce qu'elle avait à dire, et à ne pas dire. Elle avait consulté des avocats et des camarades. Le chef d'escadron était chargé de l'enquête sur l'incident comme il disait. Vicky affirma que ce ne pouvait pas être un incident mais le résultat d'une logique, la trace d'une répression. Mais le chef d'escadron resta de marbre en prétextant que cette affaire était délicate. Vicky raconta ce qu'elle avait vécu. C'était un récit de guerre. Elle avait vu les contrôles préventifs, les fouilles illégales, les gilets jaunes arrachés ainsi que les masques de protection et les lunettes de piscine, les arrestations arbitraires. Des gens avaient été jetés en prison alors qu'ils étaient innocents. Vicky avait été bousculée par un policier. Mais elle s'était relevée aussitôt car elle ne voulait pas céder à la peur. Le chef d'escadron lui demanda si c'était un policier ou un gendarme l'avait poussée. Mais elle n'avait pas pu le voir car il l'avait poussée dans le dos. Elle récusait les affirmations des gendarmes mobiles. Elle n'avait pas ramassé la grenade explosive. Elle avait voulu la repousser. Vicky regarda la photo officielle du président de la république qui lui faisait face, au-dessus de l'enquêteur. Elle dit aux gendarmes que son enquête était une mascarade et que son travail consistait à délivrer des permis d'existence qui commençait par les autorisations d'insulter : « les gens qui ne sont rien ». Elle pensait que le travail de la police consistait à maquiller les cicatrices détestables du capitalisme.

L'enquêteur décida de laisser Vicky s'épancher mais il consigna tout sur son procès-verbal. Chacune de ses déclarations constituait autant d'éléments de personnalité qui pourraient toujours colorer son instruction.

Vicky affirma devant le gendarme que le pouvoir croyait encore qu'il pourrait tenir longtemps mais elle voyait dans cette fable une fuite en avant. Jacqueline voulait que ce cauchemar finisse. Elle était épuisée et pensait que la fête était finie pour les gilets jaunes. L'enceinte du fort lui avait ouvert les yeux. Elle se demandait si tout cela valait la peine d'être vécu. L'enquêteur demanda à Vicky ici elle connaissait Béatrice Paolini. Elle prétendit ne pas la connaître. Le gendarme insista et Vicky préféra ne pas répondre. Alors l'enquêteur lui demanda si elle connaissait Étienne Dardel. Elle ne le connaissait pas. Elle affirma ne pas savoir d'où venait la vidéo qui avait été médiatisée. Le gendarme expliqua à Vicky que la vidéo ne corroborait pas tout à fait ce qu'elle disait. On ne voyait pas que Vicky s'était penchée pour repousser la grenade. Vicky en avait assez et s'en alla avec sa mère. Jacqueline ne croyait plus en rien, pas même à son Rassemblement national.

« Le calme n'existe plus ».

Le préfet convoqua Dhomme. Il lui offrit le dernier Houellebecq. On disait que c'était le romancier des ronds-points et des gilets jaunes. Il pensait que cela pourrait aider Dhomme. Dhomme savait qu'il ne lirait pas ce livre, pas plus que les autres. Pour lui, c'était une littérature de domination et d'entre soi. Il pensait que toute l'époque était placée sous le signe du mépris et de la désolation. Il savait que son supérieur partageait son analyse : ceux qui les commandaient n'avaient foncièrement aucune idée de ce qu'était l'État. Ils étaient à des années-lumière de sentir le peuple ce qui revenait à dire qu'ils en avaient peur.

Le préfet pensait qu'il y avait le feu partout, au ministère, à l'Élysée, dans les journaux et dans la police. Le préfet pensait que les arrestations préventives ne servaient à rien et que c'était du cirque médiatique. Même si la justice et les médias suivaient la préfecture, le préfet savait que le gouvernement allait l'écraser. Il fallait agir au risque de laisser les séditieux renverser l'État. Les mutilés, pour le préfet, c'était les risques du métier et cela permettait de démotiver les manifestants. Le préfet ne voulait plus couvrir Dhomme car il pensait que sa stratégie était en panne. Le préfet ne voulait plus de vitrines cassées. Il voulait que la police soit en roue libre. Il cita Napoléon qui avait dit qu'on gouvernait mieux les hommes par leurs vices que par leurs vertus. Dhomme sentait qu'il avait failli. Le préfet lui annonça qu'il allait recevoir une invitation qu'il ne pourrait pas décliner. Cela servirait à les sauver tous les deux.

« Les idées sont à l'épreuve des balles de défense ».

Dardel avait été invité par BFM. Pour lui c'était un cirque de centre du monde minuscule. Sa femme lui avait conseillé de ne pas se laisser embarquer dans les chausse-trappes et de rappeler les mutilations ainsi que les raisons de la colère. La présentatrice avait également convié Dhomme. C'était la veille d'un samedi que les gilets jaunes avaient appelé l'Acte ultime. La préfecture allait déployer 20 000 hommes dont des militaires de l'opération Sentinelle. Dardel savait que l'animatrice serait intraitable avec lui. Un quelconque chef le lui aurait demandé, chef qui lui-même aurait pris ses ordres d'un peu plus haut. Il avait été lui-même rédacteur en chef d'une chaîne télé d'info en continu avant de battre en retraite car il avait été dégoûté par la fabrique de l'opinion. Ces signalements étaient sa meilleure réplique à ce jeu de dupes. Il avait réussi à prendre de court les médias les plus agiles, à leur propre jeu. Il était prêt.

Il ouvrit le bal en égrenant ses signalements d'une voix assurée même s'il avait le trac malgré tout. Il rappela le silence médiatique en France qui avait servi le déni politique pendant quatre mois. Il affirma que la République, ce n'était pas la loi du talion. Il savait que le piège allait tôt ou tard se refermer sur lui. La télévision voudrait broyer le messager plutôt que le message. Il avait préparé l'émission avec sa femme. C'était le moment de sortir le grand jeu. Défenseur des libertés publiques, il était devenu un adversaire de la sûreté d'État. Le président avait déclaré : se rendre à des manifestations violentes, c'est être complice du pire.

Le garant de toutes les institutions était allé jusqu'à affirmer qu'on ne pouvait pas parler de violences policières dans un État de droit. Participer à une manifestation était marqué du sceau de l'infamie tandis qu'on pouvait applaudir à la vente d'armes à un pays criminel de guerre. Dardel se débattait maintenant au coeur du tourbillon. Critiquer la police, c'était forcément être de l'autre bord. Il affirma que de toutes les polices, celle du maintien de l'ordre était la plus politique. C'était celle qui gérait la ville. On attaquait le droit de manifester et on remettait en cause la Déclaration universelle des droits de l'homme. Dardel affirma qu'il n'était pas contre la police mais contre l'État policier.

Dardel entendait une partie du public murmuré de la désapprobation à chacune de ses interventions. Il ne roulait pour personnes. Il était un cavalier seul, punk un jour, punk toujours. Il poursuivit son offensive en disant que quand l'Etat piétinait ses fondamentaux, il y avait un problème. La journaliste lui demanda s'il était encore journaliste il répondit qu'il se demandait si ce n'était pas le métier qui avait quitté nombre de ses anciens collègues qui affublaient les gilets jaunes des pires insultes. Elle insista en lui demandant s'il était journaliste ou militant. Il entendit des sifflets derrière lui. Il tenta de faire comme si la salle était acquise. Qu'il n’y ait personne de son côté sur le plateau et dans le public n'avait pas d'importance tant que son discours était relayé. Un chercheur avait qualifié son travail de revanche des médias faibles sur les forts. Il savait qu'il devrait payer l'addition physiquement et moralement car on ne sort pas tout à fait indemne des honneurs de la télévision.

La journaliste lui demanda ce qu'il pensait quand certains saluaient son habileté médiatique à faire croire que les principales victimes étaient les casseurs, victimes des policiers. Il répondit que le judo était un art supérieur de la guerre.

Il voulait dire par là qu'il avait réussi à contraindre les médias à médiatiser ce qu'ils refusaient de voir. La journaliste lui demanda si ce n'était pas un peu manichéen. Il répondit que c'était tout l'inverse car il essayait de concourir à apporter un peu de complexité à la représentation de la réalité. Elle lui demanda ce qu'il pensait des casseurs. Il demanda de quels casseurs elle voulait parler. Pour lui les casseurs n’étaient pas d'un seul côté. Il précisa que les gilets jaunes sommaient les Français de réfléchir à une autre classe, la casse invisible, la casse des ronds-points, des périphéries, la casse sociale de tout le pays.

Elle lui demanda s'il était un révolutionnaire il répondit qu'il croyait aux gens levant leur Smartphone face aux violences policières.

Pendant la page publicitaire, Dardel pensa à Steve qui avait été poussé dans la Loire par les policiers à Nantes. Le premier ministre avait disculpé la police. Le ministre de l'intérieur s'était muré dans un silence indifférent.

À la reprise, la présentatrice semblait perdue. Frédéric Dhomme ne pourrait pas venir. C'est Serge Andras qui le remplaça.

La présentatrice demanda à Andras de se présenter. Il affirma bien connaître ce dont il parlait à l'inverse de Dardel. Il accusa les gauchistes d'avoir infiltré les gilets jaunes pour inventer l'émeute perpétuelle. Il les accusait de provoquer les policiers pour fournir à Dardel a des images.

Le public applaudit. La présentatrice était aux anges. Elle demanda à Andras ce qu'il prédisait pour le lendemain et il répondit que ce serait l'apocalypse si on ne laissait pas faire les anges gardiens de la paix. L'animatrice agita alors le spectre de la justice car un procureur avait annoncé que des policiers seraient jugés en correctionnelle. Andras bafouilla car il était tenu par le devoir de réserve. Alors Dardel en profita pour dire qu'on avait affaire à un gouvernement de lâche car quelques tireurs de LBD seraient jugés pour l'exemple et l'État resterait intouchable.

Dardel prit son temps. Il savait que le dernier mot compte double en pareille situation. Il finit par dire que mensonges et violences étaient les deux signatures des totalitarismes.

Frédéric Dhomme démissionna.

Un mois plus tard.

« Le pire est avenir ».

 

Les mutilés manifestaient. C'était l'Assemblée des Sacrifiés comme le clamait une large banderole. C'était un baroud d'honneur, en petit comité entre Bastille et Nation.

Dardel avait hésité à se joindre à la marche. Hanna l'avait convaincu. Il fallait affronter cette réalité et saluer la bravoure de ces gilets massacrés. Il reçut des sourires, des bravos et des mercis. Des journalistes télé s'approchèrent de lui pour lui poser des questions sur sa vie et lui demander s'il se sentait responsable de la démission de Dhomme. Serge Andras avait pris sa place. Un jeune pigiste interrogea et Dardel se demanda pourquoi la chaîne envoyait un gamin couvrir pareil événement. Le garde du corps du pigiste remercia Dardel pour ce qu'il faisait.

Dardel avait enquêté sérieusement sur le maintien de l'ordre après les émeutes de 2005. Dardel retrouvailles vieilles connaissances dans le cortège. C'était Edgar, un pionnier de l'Internet, il était devenu cheville ouvrière de la lutte anti répression. Vicky se présenta à lui. Elle avait suivi son travail, d'abord méfiante mais elle voulait le remercier car elle avait pensé qu'il avait eu du flair et du courage.

Tout à coup, il y eut une détonation. Vicky sursauta. Dardel, paniqué, se jeta au sol, entraînant maladroitement Vicky dans sa chute. Une immense banderole avait dévalé d'un coup sec le long de l'arche de l'Opéra-Bastille. Une banderole noire aux lettres bleues, blanches et rouges : Honneur de la police ! Un tireur était posté sur le toit de l'Opéra. Il tira sur la foule. Dardel enclencha la caméra de son téléphone portable. Le cauchemar commençait.

 

 

 

 

 

 

 

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