Sodome et Gomorrhe 5
Sodome et Gomorrhe
(Deuxième partie)
Le lendemain, le narrateur tenait beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Verdurin lui avait dit qu’il le retrouverait. Cottard devait monter dans son train et lui indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Le narrateur avait peur de le rater car il ne s’était pas rendu compte à quel point le petit clan Verdurin ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête l’attention.
Le narrateur voyait qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient jadis.
Cottard mena sa troupe au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu les signaux du narrateur. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. A deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan.
Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien.
Brichot n’avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain.
Cottard put nommer le narrateur aux autres membres du petit clan. Le narrateur fut ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. Il avait oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux.
Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition.
Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence de la princesse de Caprarola (parce qu’elle était venue chez elle), le second signe que les Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était « dans les choux ».
Parmi ceux qui montèrent dans le wagon à Graincourt se trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récit tombait à plat.
Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût de la facilité. Il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et des informations toujours inexactes. Distrait dès les premiers instants par ces gens que le narrateur ne connaissait pas, il se rappela tout d’un coup ce que Cottard lui avait dit dans la salle de danse du petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux d’Andrée lui faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne dura pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne lui semblait plus possible depuis l’avant-veille, où les avances que son amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en lui une nouvelle jalousie qui lui avait fait oublier la première.
À Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième, monta dans leur compartiment. Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre et se réfugia au « water ». C’est un milieu charmant, dit Cottard au narrateur, il y trouverait un peu de tout, car Mme Verdurin n’était pas exclusive : des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie.
Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. La destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille »
La princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :
Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours
que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre. La princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. Les fidèles de Verdurin étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse. La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.
Il fallait que Cottard fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée.
Cottard croyait d’autant plus trouver résumée l’aristocratie chez les Verdurin que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge.
À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Le narrateur ne pouvait détacher ses yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Elle demanda au narrateur si elle pouvait ouvrir la fenêtre. Il aurait voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Mais il répondit : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place, elle dit : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, le narrateur demanda à Albertine qui cela pouvait être. Albertine ne savait pas. Il ne retrouva jamais ni identifia la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, il dut cesser de la chercher. Il lui arriva souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.
L’événement du jour, dans le petit clan, était le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de minuit. L’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. Brichot annonça au narrateur Brichot que leur aimable hôtesse recevait à dîner pour la première fois les voisins qui lui avaient loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. Cottard en fut ravi. Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle n’était qu’à demi sincère car son snobisme lui donnait envie d’inviter les Cambremer. Mais elle tremblait à la pensée d’y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. Sincèrement dreyfusarde, elle eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. Brichot, l’universitaire, était le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin. Les fidèles étaient aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir.
De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions.
Le titre de marquise de Cambremer éveillait en Cottard des images prestigieuses et galantes. Ski l’avait vue une fois et la trouvait intelligente. Elle était intelligente et elle ne l’était pas, il lui manquait l’instruction, elle était frivole, mais elle avait l’instinct des jolies choses. Elle se tairait, mais elle ne dirait jamais une bêtise. Comme le narrateur pensait tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, il se contenta de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. Brichot lui dit qu’il serait présenté à une jolie femme et qu’on ne savait jamais ce qui pouvait en résulter. Mais le narrateur rétorqua que la marquise lui avait déjà été présentée. Il serait d’autant plus heureux de la voir qu’elle lui avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et il allait pouvoir lui rappeler sa promesse. Brichot lui répondit que le livre était chez Mme Verdurin mais fourmillait d’erreurs. Il lui expliqua les erreurs du curé car il semblait en connaître long sur l’étymologie des villes de la région. Il ajouta que les plus grosses bévues du curé venaient moins de son ignorance que de ses préjugés. Le narrateur objecta qu’à Combray le curé lui avait appris souvent des étymologies intéressantes. Puis Cottard emmena toute la troupe à la recherche de la princesse Sherbatoff car il la pensait dans le train. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. C’était la dame que, dans le même train, le narrateur avait cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Cottard présenta la princesse au narrateur. Elle eut l’air d’entendre son nom pour la première fois. La princesse leur apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin. Brichot annonça à Cottard que Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin venait de mourir. Il lui semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de leur Odette nationale. Mais Cottard lui répondit que la sonate de Vinteuil avait été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus. Brichot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff offrit aimablement au narrateur de changer de place avec lui pour qu’il pût mieux causer avec Brichot à qui il voulait demander d’autres étymologies qui l’intéressaient, et elle assura qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette particularité, leurs deux noms.
La princesse prit le narrateur, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski. Le cocher était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin.
Pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dans l’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. Aussi, il ne parlerait pas de la mort de Dechambre. Mais pour Mme Verdurin, dès qu’on était mort, c’était comme si on n’avait jamais existé. Quand ils arrivèrent à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui leur avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et le narrateur vit tout à coup à sa gauche un golfe aussi profond que celui qu’il avait eu jusque-là devant lui, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. Le narrateur aimait les Verdurin ; qu’ils leur eussent envoyé une voiture lui semblait d’une bonté attendrissante. Mais il sentait bien que, pour la princesse comme pour les Verdurin, la grande affaire était non de contempler le pays en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. Le narrateur se disait que sa grand’mère aurait eu pour ce pays cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. L’exaltation du narrateur était à son comble et soulevait tout ce qui l’entourait. Il fit remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, il lui fit tout admirer, il aurait voulu la serrer elle-même contre son cœur. Elle lui dit qu’elle voyait qu’il était doué pour la peinture, qu’il devrait dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne lui eût pas encore dit.
Ils entrèrent dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin les attendait au perron. Tous les hommes étaient en smoking sauf le narrateur. M. Verdurin le rassura en disant que ce serait un dîner entre camarades. Il dit son admiration pour le pays et M. Verdurin lui proposa de rester ici quelques semaines. Brichot serra fortement la main de M. Verdurin pour montrer sa compassion suite à la mort de Dechambre mais M. Verdurin fut agacé de s’attarder à ces inutilités et répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? ». Il supplia Brichot de ne pas parler de Dechambre à Mme Verdurin.
M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper. M. Verdurin leur annonça que Morel allait venir accompagné de Charlus. M. Verdurin prit à part le narrateur pour lui demander s’il avait fait bon voyage. Il ironisa sur Brichot. Alors le narrateur se demanda si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont il avait entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.
Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées.
Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut- être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé, quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. Elle envisageait de faire désinfecter tout, avant de se réinstaller avec son mari à la Raspelière.
Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Le narrateur discutait de Morel avec M. de Charlus et Mme de Cambremer ne le vit pas en arrivant. Mme de Cambremer voulut faire faire à Brichot la connaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi. Le marquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même au temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. M. de Charlus, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, avait donné à Odette –et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? ».
Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le cacher en le démarquant.
Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurin présenta le narrateur à M. de Cambremer. M. de Cambremer lui dit qu’il avait une lettre de sa mère à lui donner. M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche. Un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur. Mme Verdurin sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps difficiles, l’adorait mais ne lui pardonnait pas d’avoir en 1870 laisser les Prussiens occuper son château. C’était, pour lui, une trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien la Raspelière. Elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le cénacle. Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. Charlus prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Un inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Mais l’erreur de M. de Charlus fut courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même ni pour Morel.
Cottard souffrait que Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. Alors il lui raconta son aventure. M. de Cambremer comprit ce que c’était que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans qu’il chassait dans la forêt de Chantepie et jamais il n’avait réfléchi à ce que son nom voulait dire. Jusqu’à ce que Brichot lui demande : Est-ce qu’il y chante beaucoup de pies ? Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression « toute faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose ? ». Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique. Mme de Cambremer demanda au narrateur de lui parler du violoniste. Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position. S’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline. Le narrateur ne pouvait s’empêcher, en l’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. Ces expressions faisaient que les personnes qui les employaient l’ennuyaient immédiatement comme déjà connues.
« Il me semble que vous avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. M. de Cambremer parla du curé étymologiste à M. Brichot. Brichot détestait ce curé qui avait écrit bourré d’erreurs selon lui. « Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement M. de Cambremer.
Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l’air des autres côtés, se tourna vers le narrateur pour lui demander s’il avait remarqué que le site élevé où il se trouvait avait augmenté sa tendance aux étouffements. Cette remarque amusa M. de Cambremer qui ne pouvait pas entendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-être et un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’un bon cœur. Cela l’amusait car sa sœur avait également une tendance à l’étouffement. Ces étouffements devinrent, à dater de ce dîner, comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de demander au narrateur des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur.
Le narrateur pensa à une conversation qu’il avait eue avec sa mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne lui déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait le distraire, elle lui rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à son grand-père. La mère du narrateur avait révélé à son fils que le président Toureuil et sa femme lui avaient dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Elle avait cru comprendre qu’un mariage entre Albertine et son fils serait le rêve de la tante d’Albertine. Elle croyait que la vraie raison était que le narrateur leur était à tous très sympathique. Elle pensait que son fils pouvait faire mille fois mieux comme mariage. Mais elle croyait que la grand’mère du narrateur n’aurait pas aimé qu’on influence son petit-fils. La mère du narrateur l’avait mis dans cet état de doute où il avait déjà été quand, son père l’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, il s’était senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.
Mme de Cambremer dit au narrateur que tout le monde parlait du mariage de Saint-Loup avec la nièce de la princesse de Guermantes. Il fut pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Mme Verdurin dit sèchement à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci avait parlé de Morel au narrateur que ce n’était pas de la musiquette qu’on faisait ici. Puis Mme de Cambremer chercha à parler au narrateur du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste.
Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d’animaux ? – Que non pas, répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels le narrateur lui avait dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un.
Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) À ce moment le repas fut interrompu par un convive, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes. Ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. Il devait retourner le lendemain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Son confrère – français – M. Boutroux, devait y parler des séances de spiritisme. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. Alors le Norvégien se rattrapa en disant que la nourriture qu’on mangeait chez Madame Verdurin était de la plus fine cuisine française. Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales et en livra, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger. Il parla du nom Albaret qui venait de l’aubier (le narrateur se promit de le dire à Céleste).
Le narrateur demanda à Cottard si M. Putbus était ici. Mme Verdurin lui répondit qu’elle tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, pour en débarrassé pour cette année. Cottard qui, étant resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait et chuchota à Ski que Charlus avait l’air pincé. Il prétendit que dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui il était naturellement le « grand chef », tenaient à honneur de le présenter à tous les nobles. Ski répondit que Charlus n’était qu’une petite couronne et insinua qu’il était homosexuel. Cottard rétorqua que cela ne l’étonnait qu’à moitié. Il voyait plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, pour lui c’étaient plus ou moins des dégénérés.
M. Verdurin tortura Saniette en lui disant qu’il ne savait pas qu’il allait aux matinées de l’Odéon. Il ne lâcha pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits Saniette, tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups. En vain. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. Mais M. Verdurin continuait de se moquer de Saniette. Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. Saniette avait eu le malheur de citer la pièce « La Chercheuse d’esprit » en disant le titre entier alors que cela ne se faisait pas dans le salon des Verdurin. M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux.
M. de Charlus évoqua la comtesse de Molé. Mme Verdurin fut surprise qu’il la connaisse. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, formait un tout relativement homogène et clos.
M. Verdurin demanda à Saniette qui jouait La Chercheuse. Saniette hésita à répondre et Mme Verdurin ajouta qu’elle lui donnerait de la galantine à emporter », s’il répondait. Mme Verdurin, faisait une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. Alors Saniette répondit et ce fut une nouvelle salve de moqueries.
Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui lui faisait plus de mal qu’à lui, le narrateur demanda à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. Brichot répondit que Balbec était probablement une corruption de Dalbec. Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre.
Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un « à peu près », mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à peu près » n’étaient pas
de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusait de plagiat.
Brichot continua son explication du nom de Balbec. Bec en normand signifiait ruisseau. Quant à Dal, reprit Brichot, c’était une forme de thal, vallée. Balbec, c’était donc la vallée du ruisseau. Brichot nomma Elstir qui aimait peindre la région et Mme Verdurin se plaignit du peintre qui avait fait partie de son salon et en était parti. Il avait peint pour elle un portrait de Cottard mais depuis qu’il était parti, elle prétendait ne plus aimer ses peintures. Saniette prit la défense d’Elstir en disant qu’il restituait la grâce du XVIIIe, mais moderne.
Mme Verdurin dit que c’était une femme qui avait conduit Elstir si bas ! Ça ne l’étonnait pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Puis elle vanta les mérites de Ski, lui, il ne connaissait que sa fantaisie. Il allumait sa cigarette au milieu du dîner. Pourtant Mme Verdurin avait fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut.
Mme Verdurin pensait qu’Elstir n’était pas intelligent car elle trouvait que les femmes qu’il aimait étaient des bécasses. Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges.
M. Verdurin fit faisait signe à sa femme qu’on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous « en étiez » ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. M. de Charlus, commença à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, quand il comprit qu’il parlait des artistes mais il aurait préféré qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine. M. Verdurin ajouta qu’il n’attachait aucune importance aux titres de noblesse avec ce sourire dédaigneux que le narrateur avait vu tant de personnes qu’il avait connues, à l’encontre de sa grand’mère et de sa mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possédaient pas, devant ceux qui ainsi, pensaient-ils, ne pourraient pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Alors M. de Charlus rétorqua, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, qu’il était aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.
Mme Verdurin vint au narrateur pour lui montrer les fleurs qu’Elstir avait peintes. Le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés.
M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant.
Le narrateur ne touchait pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par son enthousiasme pour leur maison. Car il était froid devant des beautés qu’ils lui signalaient et l’exaltait de réminiscences confuses ; quelquefois même il leur avouait sa déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom lui avait fait imaginer. Il indigna Mme de Cambremer en lui disant qu’il avait cru que c’était plus campagne. Le comble fut quand il dit : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer lui tourna résolument le dos.
Le narrateur profita de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer lui avait remise, et où la mère de celui-ci l’invitait à dîner. Mme de Cambremer lui disait, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si le narrateur voulait venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Mme de Cambremer avait appris à écrire à l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. La succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Par une certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. »
Charlus parlait de l’empereur Guillaume II d’Allemagne avec M. de Cambremer. Il évoqua l’affaire Eulenburg, scandale qui secoua le Deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur et les procès qui s’ensuivirent. M. de Charlus se rappela le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche. ». S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha.
Le narrateur dit à Mme Verdurin que Brichot l’avait beaucoup intéressé. Elle lui répondit froidement que Brichot était un esprit cultivé, et un brave homme mais qu’il manquait évidemment d’originalité et de goût, il avait une terrible mémoire. Sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, le narrateur dit à Mme Verdurin quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. M. Verdurin arriva et leur demanda s’ils parlaient de Brichot. Le narrateur avait été seul à ne pas remarquer qu’en énumérant ses étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Le narrateur n’était pas du petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y voir. Le narrateur fut aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambremer lui dire, devant l’éloge enthousiaste qu’il faisait de la Raspelière : « Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait. ». « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdurin. C’était justement les choses que lui apprenait Brichot qui l’intéressaient. Brichot voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui malheureux. On peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Le narrateur ne put s’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette. Elle rétorqua qu’elle ne comprenait pas pourquoi Saniette ne se rebiffait pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant. Ce n’était pas franc. Elle tâchait toujours de calmer son mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je Mme Verdurin ne le voulait pas parce que Saniette n’avait plus un sou, il avait besoin de ses dîners. Mais quand on avait besoin des autres on tâchait de ne pas être aussi idiot.
Morel était ébahi par M. de Charlus qui racontait toute sa généalogie à M. de Cambremer. Brichot évoqua Mécène et M. de Charlus voulant amadouer Mme Verdurin dit que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité. Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Alors elle demanda à Morel où M. de Charlus demeurait à Paris car elle voulait l’inclure dans le petit clan mais Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Le narrateur songea avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.
Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist.
. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux yeux du narrateur, il dit : « Mais à vrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Jemenfou. ». Mme Verdurin se réfugia dans l’épaule de la princesse Sherbatoff pour rire. Mais Brichot prétendit que ce n’était pas une boutade. Il pensait que crois que trop grand était aujourd’hui le nombre des gens qui passaient leur temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre du monde. Brichot voulait que le narrateur eut sa part de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance. Il désigna le narrateur en disant que comme tous ceux de son âge, il avait dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix. Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, le narrateur se détourna vers Ski et lui assura qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus. Ski avait prétendu que Charlus n’était pas un aristocrate mais un bourgeois.
« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. Il répondit qu’il voulait rester jusqu’à la fin de septembre. Charlus avait trop négligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, son patron, et il voulait le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont.
– On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. Charlus aurait voulu que Morel joue une aria de Bach à cette occasion.
Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, sermonna Saniette parce qu’il ne savait jouer à rien.
La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. M. de Cambremer voulut qu’on le lui présente. Sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet pour dire : « C’est notre médecin de famille ». Mais il ajouta que c’était leur ami. M. de Cambremer avait entendu parler du professeur Cottard comme d’une sommité. Mme Cottard somnolait après le dîner. Cottard était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau. M. de Cambremer dit que c’était comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. »
Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée lui demanda si c’était ses armoiries et il répondit que c’étaient celles d’une famille, les Arrachepel, dont il avait hérité la maison. M. de Charlus était fasciné par Morel et trouvait qu’il jouait aux cartes comme un dieu.
Mme de Cambremer dit à Mme Verdurin qu’elle avait été très heureuse de dîner avec M. de Charlus. Puis elle proposa au narrateur de venir la voir avec Saint-Loup. Le narrateur ne put retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit Mme Verdurin d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. M. de Cambremer demanda à Mme Cottard si elle comptait rester dans la région, espérant ainsi savoir quand il pouvait l’inviter chez lui. Mais elle voulait rester encore un peu. Mme Verdurin proposa à Morel de passer la nuit chez elle mais M. de Charlus dit que Morel n’avait pas la permission de minuit.
Du sermon que Brichot avait adressé au narrateur, M. de Cambremer avait conclu qu’il était dreyfusard. Comme M. de Cambremer était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à lui faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait.
Mme Verdurin proposa aux messieurs de choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » En entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. Mme Verdurin commençait à se familiariser avec lui et lui demanda s’il n’avait pas dans son faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait lui servir de concierge. Il répondit qu’il en avait un mais ne le lui conseillait pas car il craignait pour elle que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus ne pouvait s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de voir le narrateur relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. Il lui dit qu’il était allé chez la comtesse et Mme Verdurin lui demanda s’il y avait rencontré le duc de Guermantes. Il lui apprit que c’était son frère. Mme Verdurin fut plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Puis elle conseilla au narrateur de ne pas aller chez les Cambremer. C’était infesté d’ennuyeux. S’il voulait dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaissait, il serait servi. Mais le narrateur répondit qu’il serait obligé d’y aller sans être libre car il avait une cousine qu’il ne pouvait laisser seule. La prétendue cousine était Albertine. Il trouvait que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine. Alors Mme Verdurin affirma qu’il était fragile avec ses étouffements et qu’il tomberait malade en allant chez les Cambremer. Puis elle finit par lui proposer de l’y emmener avec le petit clan car ce serait plus gentil. Elle lui proposa également de venir chez elle avec Albertine. Mme Verdurin savait que le narrateur avait un goûter à Rivebelle avec sa cousine et M. de Charlus. Elle chercha là aussi à l’en décourager. Elle tenait à ce qu’il revienne le mercredi suivant et l’appâta en disant qu’il y aurait Bergotte. Mais ce concours d’une célébrité était rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Elle avait entendu dire que le narrateur trouvait Swann intelligent. Pour elle, c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, qu’elle avait toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, elle l’avait eu souvent à dîner le mercredi. Swann, chez elle, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Le narrateur assura que Swann était très intelligent. Mme Verdurin rétorqua qu’au fond on en avait très vite fait le tour. Swann allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que Mme Verdurin n’y allait pas. C’était la raison de sa rancune envers lui. Elle ajouta qu’elle pouvait tout supporter, excepté l’ennui. L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, le narrateur restait incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir. Mme Verdurin pensait que quand on avait des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de son milieu, c’est là qu’il fallait les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’était plus qu’un borgne dans son clan. Mme Verdurin proposa au narrateur d’habiter chez elle, en Normandie. Il pourrait loger avec sa « cousine ». Mme Verdurin leur donnerait deux chambres sur la vallée. Elle avait peur que le narrateur lâche le clan car elle avait entendu qu’il devait aller voir Saint-Loup. Elle pensait qu’il était un ami de Morel car elle savait que Robert connaissait M. de Charlus. Elle voulait que le narrateur amène aussi Saint-Loup chez elle. Elle prétendit que le narrateur ferait comme il voudrait mais sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. Elle dit encore du mal de Saniette prétendant que la splendeur de la bêtise de l’archiviste faisait plutôt sa joie. Même dans les moments où Saniette souffrait trop des sarcasmes, où on voulait le plaindre, Mme Verdurin trouvait que sa bêtise arrêtait net l’attendrissement. Il était par trop stupide.
M. et Mme Verdurin conduisirent les invités dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. M. Verdurin dit que le temps avait changé et ces mots remplirent de joie le narrateur. Comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans sa vie, et y créer des possibilités nouvelles. Le narrateur refusa la couverture que, les soirs suivants, il devait accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. M. de Cambremer dit à Cottard, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard traita Boulbon de charlatan. L’hypocrisie de Mme Verdurin alla jusqu’à lui faire dire à Saniette de ne pas manquer de venir le lendemain parce que son mari l’aimait beaucoup. M. Verdurin aimait soi-disant l’esprit de l’archiviste, son intelligence. Les invités prirent la voiture préparée par les Verdurin pour retourner à la gare. Mme de Cambremer dit au narrateur : : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. ». Le narrateur trouve cela insupportablement pédant. En lui disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Elle fit cette erreur durant plusieurs semaines. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit au narrateur, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant.
Chapitre troisième
Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.
Le narrateur tombait de sommeil. Il fut monté en ascenseur jusqu’à son étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour lui raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche.
Les soirs où le narrateur rentrait tard de la Raspelière, il avait très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, il ne pouvait s’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Il se disait que peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. Pour lui le sommeil était comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allés dormir. Cet appartement avait ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui venaient nous chercher pour sortir, de sorte que nous étions prêts à nous lever quand force nous était de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre était vide, que personne n’était venu. La race qui habitait cet appartement, comme celle des premiers humains, était androgyne. Un homme y apparaissait au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y avaient une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoulait pour le dormeur, durant ces sommeils-là, était absolument différent du temps dans lequel s’accomplissait la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours était beaucoup plus rapide, un quart d’heure semblait une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croyait n’avoir fait qu’un léger somme, on avait dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descendait dans des profondeurs où le souvenir ne pouvait plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit avait été obligé de rebrousser chemin. De ces sommeils profonds on s’éveillait dans une aurore, ne sachant qui on était, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être était-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se faisait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’avaient pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. La philosophie du narrateur était que les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.
Il avait toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, le narrateur fut surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques avaient, pour le narrateur, une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Ce que le narrateur n’aimait avec les hypnotiques c’était qu’ils mettaient hors d’usage le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demandait de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Le philosophe norvégien croyait en l’immortalité de l’âme et dans les vies antérieures. Le narrateur se demandait si l’être qu’il serait après la mort n’aurait pas plus de raisons de se souvenir de l’homme qu’il avait été suis depuis sa naissance que ce dernier ne se souvenait de ce qu’il avait été avant elle. Le narrateur avait remarqué qu’une idée que le sommeil avait forgée se dissociait très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, le sommeil qui fabriquait des sons comme le bruit de la sonnette actionné par un valet ou visiteur ; son plus matériel et plus simple, durait davantage. Il avait rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; il était donc assuré d’avoir dormi profondément.
Le narrateur aurait bien étonné sa mère, s’il lui avait raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Il discuta avec ce valet de Mme de Chevregny dans l’espoir qu’il lui fasse rencontrer de jeunes hommes. Mais le valet lui proposa une rencontre avec le prince de Guermantes. M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Alors M. de Charlus recommença à lui expliquer ce qu’il voulait, le genre, le type, soit un jockey, etc...
Les clients de l’hôtel, virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis qui parlait à M. de Charlus. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Et même la vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas. Elle ne parla jamais au narrateur, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Mais Aimé demanda au narrateur qui était l’homme qui accompagnait Jupien. Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec le narrateur. Le narrateur croyait qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et se figurait même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant le premier séjour du narrateur à Balbec, voir Mme de Villeparisis, il lui dit son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Aimé lui dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que le narrateur pourrait peut-être lui expliquer. Le narrateur avait pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Aimé était sérieux. Il avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que le narrateur le soupçonnait de mensonge quand Aimé lui dit ne pas le connaître. Le narrateur se trompait. M. de Charlus avait voulu séduire Aimé à plusieurs reprises mais en vain car Aimé s’était trouvé indisponible à chaque fois. Alors M. de Charlus lui avait écrit une lettre dans laquelle il avouait l’avoir trouvé antipathique la première fois qu’il l’avait vu. Suivaient alors dans la lettre des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. Charlus aurait voulu jouer aux cartes avec Aimé pour se donner l’illusion que son ami n’était pas mort. M. de Charlus aurait voulu agir avec Aimé comme avec son défunt ami, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel M. de Charlus consacrât la plus grande partie de ses revenus puisqu’il l’aimait comme un fils. Aimé en avait décidé autrement. Le baron en était persuédé. La lettre du baron était sa quatrième tentative d’approche et il donnait à Aimé son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc… M. de Charlus espérait qu’Aimé éprouverait quelqueregret et quelque remords. Il prétendait n’en garder aucune amertume.
Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand le narrateur lui eut expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont le narrateur était gêné pour M. de Charlus et que lui avait montrée le maître d’hôtel. Un homme amoureux d’une femme qui l’a éconduit peut permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’était pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.
Tous les jours, le narrateur sortait avec Albertine. Elle s’était décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’était plus fréquentée par personne et était connue de très peu. L’église était à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville. Ils y étaient allés une première fois, c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. Malgré cette brûlante température, ils avaient été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et le narrateur avait peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteignait pas. D’autre part, et dès leurs premières visites à Elstir, s’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, le narrateur s’était entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt les chercher. Pour avoir moins chaud ils prenaient par la forêt de Chantepie. Mais le narrateur n’était pas allé avec Albertine jusqu’à l’église. Elle l’avait effrayé en disant : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, il ne se sentait pas capable de le donner. Il n’en ressentait devant les belles choses que s’il était seul, ou feignait de l’être et se taisait. Puis le narrateur commanda, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau. Albertine en fut ravie. Le narrateur la fit monter dans sa chambre d’hôtel. Il voulait l’emmener chez les Verdurin et lui demanda de mettre un voile et une toque qu’il avait achetés pour elle. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, lui demanda de faire relever la capote de la voiture, qu’ils baisseraient ensuite pour être plus librement ensemble.
Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause du narrateur fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! ». Albertine voulut venir à la Raspelière avec le narrateur. Albertine fut étonnée d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Il était imprudent d’aller voir Mme Verdurin à l’improviste. Sauf le lundi, jour où elle recevait. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes, le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dans l’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, mais encore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ils faisaient, ou faisaient faire, aux environs. Elle affirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre.
Ces lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama.
De même qu’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif.
La Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir manqué sa visite, et le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours à l’heure du goûter. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne faisait au narrateur aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait un agréable incident.
Comme à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Des seigneurs de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. Quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant » pour la journée.
À l’étonnement que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autres qu’Albertine et le narrateur, ce dernier vit bien que le nouveau domestique, plein de zèle, mais à qui le nom du narrateur n’était pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Comme le narrateur et Albertine ne voulaient pas rester longtemps chez les Verdurin, ceux-ci se proposèrent de les accompagner dans leur promenade. Le plaisir que le narrateur s’était promis de prendre avec Albertine était si impérieux qu’il ne voulut pas permettre à la Patronne de le gâcher ; il inventa des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu’Albertine, hélas ! contredisait. À la dernière minute, l’angoisse de se sentir ravir un bonheur si désiré donna au narrateur le courage d’être impoli. Il refusa nettement que la patronne l’attende, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait le consulter, il fallait absolument qu’il fût seul avec elle. Il se croyait brouillé avec Mme Verdurin, mais elle les rappela à la porte pour leur recommander de ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec leur voiture, qui était dangereuse la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en marche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avait fait envelopper pour eux. Ils passèrent devant Beaumont, que le narrateur avait visité la première année de son séjour à Balbec, c’était une hauteur où Mme de Villeparisis aimait à le conduire, parce que de là on ne voyait que l’eau et les bois. Il savait que Beaumont était quelque chose de très curieux, de très loin, de très haut, il n’avait aucune idée de la direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs. Beaumont était situé pour lui dans un autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, arriva à Beaumont. Ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont le narrateur le croyait si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région.
Ce que malheureusement le narrateur ignorait à ce moment-là et qu’il n’apprit que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui, s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si le narrateur avait su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de la vie du narrateur à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités.
Charlus et Morel déjeunaient ou dînaient souvent dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Une fois, Morel avait affirmé à M. de Charlus être capable de repérer les femmes qui étaient lesbiennes. Pour les gigolos, il prétendait s’y connaître mieux encore. Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. Morel dit au baron qu’il désirait trouver une jeune fille bien pure, de s’en faire aimer et de lui prendre sa virginité. Il était prêt à lui promettre le mariage pour qu’elle accepte mais dès la petite opération menée à bien, il la plaquerait le soir même. Morel convoitait une petite couturière qui avait sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Morel sentit qu’il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que le narrateur l’appelât « cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet. Tandis que Morel le violoniste était dans les environs de Balbec, la fille de Jupien ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec le narrateur, elle l’avait pris pour un « monsieur ». M. de Charlus dit à Morel qu’il le ferait jouer à Paris quand il intégrerait dans son interprétation le côté médiumnimique.
Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firent s’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide – dans des accès de vrai désespoir.
On verra comment, dans les plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait compris de travers, en les prenant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l’aristocratie. S’il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse, c’était sa réputation artistique et ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier, de se moquer de lui. Son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Morel s’y refusait énergiquement.
Tout en feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, le narrateur ne pensait qu’à Albertine. Il n’allait pas plus loin que la plaine qui dominait Gourville. Alors, il avait la joie de penser que, si ses regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de lui devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissaient Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de son amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à lui dans cette retraite indéfiniment agrandie.
Le narrateur se rappelait les chemins qu’il avait suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, il l’avait eue à Paris en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils prenaient pour lui la monotonie profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que suivait son caractère. Ces chemins lui rappelaient que son sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans son imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, son cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier.
Pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes.
Le narrateur descendit de voiture à Quetteholme, courut dans la raide cavée, passa le ruisseau sur une planche et trouva Albertine qui peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan de l’église comportait des anges. Albertine cherchait à en faire le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait. Puis Albertine et le narrateur rentraient. Bientôt l’auto filait, leur faisait prendre pour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Ils passaient devant Marcouville l’Orgueilleuse. Son église ne plaisait pas à Albertine car elle était restaurée. Elle se souvenait de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Albertine proposa d’aller le lendemain à Saint-Mars.
En quittant Marcouville, pour raccourcir, ils bifurquaient à une croisée de chemins où il y avait une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et demandait au narrateur d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel ils étaient tout arrosés. Quand Albertine avait bu, elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et le narrateur un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre les jambes de son ami, elle approchait de ses joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le narrateur avait peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en lui, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il lui semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à sa jalousie, elle le poussait à quitter le moins possible Albertine, bien qu’il sût qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en se séparant d’elle à jamais.
Un jour de beau temps ils allèrent déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon fut un moment à côté d’eux. Albertine répondit distraitement à ce que le narrateur lui disait. Elle regardait le garçon avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes le narrateur sentit qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par sa présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que le narrateur ne connaissait pas, ou seulement d’un regard que le garçon avait jeté à Albertine – et dont le narrateur était le tiers gênant et de qui on se cache. Mais dès les jours suivants le narrateur commença à oublier pour toujours cette impression pénible, car il avait décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, il avait fait promettre à Albertine, qui lui assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait jamais.
Le narrateur déposait Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et aller s’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute il ne la voyait pas tous les jours, mais pourtant il pouvait se dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus de place » ; et ils passaient ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans ses journées un enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait de l’auto que le narrateur allait lui renvoyer une heure après, il ne se sentait pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs. Il aurait pu se passer de la voir tous les jours ; il allait la quitter heureux, il sentait que l’effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours.
Pour le narrateur, la conversation d’une femme qu’on aimait ressemblait à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sentait à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible ; on apercevait çà et là son suintement perfide, mais elle-même restait cachée. Mais il demeurait jaloux des fêtes dont elle l’excluait quand elle allait chez sa tante ou avec une amie.
Malheureusement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exerçait pas d’action que sur lui ; elle lui donnait du calme ; elle causait à sa mère des inquiétudes dont la confession le détruisit. Comme il rentrait content, décidé à terminer d’un jour à l’autre une existence dont il croyait que la fin dépendait de sa seule volonté, sa mère lui dit, entendant qu’il faisait dire au chauffeur d’aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de l’argent ! elle lui demanda qu’il ne soit pas impossible de les rencontrer l’un sans l’autre. Sa vie avec Albertine, vie dénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus – cette vie qu’il comptait changer d’un jour à l’autre, en choisissant une heure de calme, lui redevint tout d’un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de sa maman, elle se trouva menacée. Il dit à sa mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Alors elle promit de ne pas lui en reparler pour ne pas empêcher que renaquît sa bonne intention.
Parfois, le narrateur allait chercher Albertine pour sortir de nuit. Alors il la voyait, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de lui dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’était comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à le caresser sans fin. Ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles qu’il avait vu passer la première fois devant l’horizon du flot, il le tenait serré contre le sien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant. Il finissait par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre leurs baisers de peur qu’on ne les vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec lui jusqu’à Balbec, d’où il la ramenait une dernière fois à Parville. Il ne rentrait à Balbec qu’avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence de son amie, gorgé d’une provision de baisers longue à épuiser. Sur sa table il trouvait un télégramme ou une carte postale. C’était d’Albertine encore ! Il se mettait au lit en les relisant. Alors il apercevait au-dessus des rideaux la raie du grand jour et il se disait qu’ils devaient s’aimer tout de même pour avoir passé la nuit à s’embrasser. Le lendemain, il regardait ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressant en face de lui l’énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de son après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait pris devant lui la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Et quand enfin le narrateur se décidait, quand, de l’air le plus indifférent qu’il pouvait, il demandait : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu’elle lui répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de sa longue inquiétude par une quiétude délicieuse, lui rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles il devait perpétuellement le bien-être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté.
Ils ne décommandaient l’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec lui, il en avait profité pour prévenir les gens qui désiraient le voir qu’il resterait à Balbec. Le narrateur donnait à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois que Saint-Loup était arrivé à l’improviste, le narrateur avait préféré se priver de voir Albertine plutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de calme heureux où le narrateur se trouvait depuis quelque temps et que fût sa jalousie renouvelée. Et il n’avait été tranquille qu’une fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de sa part. Jadis, songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui, le narrateur attachait un tel prix à le voir ! alors le narrateur songeait que les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Robert l’inquiéta affreusement en lui parlant des Verdurin, le narrateur avait peur qu’il ne lui demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que le narrateur n’eût cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir qu’il y trouvait avec Albertine. Mais heureusement Robert lui avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. Il trouvait le clan Verdurin un milieu clérical exaspérant. Pour lui, c’était une petite secte ; on était tout miel pour les gens qui en était, on n’avait pas assez de dédain pour les gens qui n’en étaient pas. La règle qu’il avait imposée à Saint-Loup de ne venir le voir que sur un appel de lui, le narrateur l’édicta aussi stricte pour n’importe laquelle des personnes avec qui il s’était peu à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs. Il était obligé d’avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par lui à venir, ne fut presque jamais Saniette, et il se l’était bien souvent reproché. Bien que Saniette fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Saniette tenait tant à ne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, dire au narrateur qu’il aurait grand plaisir à venir le voir à Balbec s’il ne craignait pas de le déranger. Une telle proposition n’eût pas effrayé le narrateur. Au contraire il n’offrait rien, mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un émail cuit. Le narrateur laissait venir, à la place, des gens qui étaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venait voir le narrateur de sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contre lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint voir le narrateur contre le gré de celui-ci, une lettre traînait sur la table. Au bout d’un instant le narrateur vit que Saniette n’écoutait que distraitement ce que le narrateur lui disait. Finalement il n’y put tenir, changea la lettre de place d’abord comme pour mettre de l’ordre dans la chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que, rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme le narrateur était souffrant ce jour-là, il lui demanda de reprendre le train suivant et de partir dans la demi-heure. Saniette ne doutait pas que le narrateur souffrît, mais répondit : « Je resterai une heure un quart, et après je partirai. » Depuis, le narrateur souffrait de ne pas lui avoir dit, chaque fois où il le pouvait, de venir.
Quand le narrateur et Albertine rentraient, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire le narrateur donnait au chauffeur. Il avait beau enfermer sa pièce ou son billet dans sa main close, les regards d’Aimé écartaient ses doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.
Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où le narrateur remontait par l’ascenseur, le lift lui dit : « Ce Monsieur est venu, il m’a laissé une commission pour vous. » Le lift lui dit ces mots d’une voix absolument cassée et en lui toussant et crachant à la figure. Le narrateur craignait de prendre la coqueluche qui, avec sa disposition aux étouffements, lui eût été fort pénible. Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, le narrateur lui dit : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? – C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme, la veille, le narrateur avait déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercher Albertine, il crut que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti », le lift lui apprenait par la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, le narrateur n’avait jamais fait de distinction entre les classes. C’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; il n’avait jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et il aurait pris indifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie.
Le narrateur ne pouvait, du reste, pas dire que cette façon qu’il avait de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par la maman du narrateur avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais sa mère était trop la fille de son grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudrait des siècles de bonté (celle de sa mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Le narrateur ne pouvait pas dire que chez sa mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine.
Le chauffeur était venu dire au narrateur que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Dès qu’il s’agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris.
À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne pas partir, le narrateur et Albertine durent se contenter pour leurs promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. Sans vouloir se fixer une date, le narrateur souhaitait que prit fin cette vie à laquelle il reprochait de lui faire renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui le retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien lui, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le lui actuel. Il éprouvait notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante, il était allé à cheval voir les Verdurin et qu’il avait pris dans les bois une route sauvage dont ils lui avaient vanté la beauté. Il reconnut le paysage montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que le narrateur avais vues chez la duchesse de Guermantes.
Tout à coup le cheval du narrateur se cabra ; il avait entendu un bruit singulier. Le narrateur eut peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis il leva vers le point d’où semblait venir ce bruit ses yeux pleins de larmes, et vit à une cinquantaine de mètres au-dessus de lui, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte lui parut ressembler à celle d’un homme. Il pleura aussi à la pensée que ce qu’il allait voir pour la première fois c’était un aéroplane. L’aviateur sembla hésiter sur sa voie puis il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.
Le mécanicien demanda à Morel que les Verdurin remplacent leur break par une auto et leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Le cocher s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Il fut convenu que, pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Ce jour-là, Morel, qui venait avec le clan en promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres demanda au narrateur de prévenir Mme Verdurin pour qu’elle fasse porter ses instruments par le valet Howsler. Le narrateur comprit plus tard que Morel avait choisi Howsler parce que celui-ci était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à la maison, il aurait pu lui porter secours. Morel dit à Mme Verdurin que son cocher buvait et était couvert d’ecchymoses à force d’avoir versé. Mme Verdurin trembla à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle. Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui remettre de l’argent, mais de lui-même, il demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin fut si satisfaite de lui, qu’elle le recommanda chaleureusement au narrateur comme homme d’absolue confiance. Le narrateur qui ignorait tout, le prit à la journée à Paris.
En ce moment le narrateur était à la Raspelière où il venait dîner pour la première fois avec Albertine, et M. de Charlus avec Morel. Le narrateur fut naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui les avait promenés, Albertine et lui. Mais le chauffeur lui débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et le narrateur n’eut pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec le narrateur, afin de lui exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Voyant que tout le monde faisait fête au narrateur à la Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui, puisqu’il lui avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs, cessa de se tenir éloigné de lui. Le narrateur attribua son changement d’attitude à l’influence de M. de Charlus. Comment aurait-il pu deviner alors ce qu’on lui dit ensuite, ce qui en tout cas, si c’était vrai, lui fut remarquablement caché par tous les deux : qu’Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à l’égard du narrateur lui permit de changer d’avis sur son compte. Il garda de son caractère la vilaine idée que lui en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme lui avait montrée quand il avait eu besoin de lui, suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas le voir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu’ils entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère n’était pas si uniformément laid et plein de contradictions. Le narrateur avait cru d’abord que son art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Morel répétait une phrase pour empêcher le narrateur de rien dire de lui à personne, c’était celle-ci, qu’il croyait littéraire, qui est à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au- dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il appelait la fourberie universelle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour le malheur du narrateur, à cause de ce qui devait en résulter après le retour de celui-ci à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).
En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautes d’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.
L’automne arriva. Le narrateur fredonnait inconsciemment le même air qu’à l’époque où il allait avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où il avait cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois. La première fois qu’il l’avait chantée, il commençait d’aimer Albertine, mais croyait qu’il ne la connaîtrait jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand il avait cessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour la première fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait que le narrateur finirait par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel.
Il faisait déjà nuit quand le narrateur et Albertine montaient dans l’omnibus ou la voiture qui allait les mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le premier président leur disait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Le premier président ne se rendait pas compte que ce qui plaisait au narrateur dans ces dîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme paraissait au narrateur d’autant plus vif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute l’atmosphère qui l’entourait.
Pour ne pas risquer que Cottard ne les aperçût pas, et n’ayant pas entendu crier la station, le narrateur ouvrit la portière, mais ce qui se précipita dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité il distingua les champs, il entendit la mer, ils étaient en rase campagne. Albertine, avant qu’ils rejoignent le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant le dîner, le narrateur avait alors éprouvé un petit mouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l’escalier, et il s’était senti si anxieux pendant qu’il était seul au salon, au milieu du petit clan, et se demandait ce que son amie faisait en haut, qu’il avait le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la sienne. Il était pour lui un gage de calme et aussi de la sollicitude de son amie. Car elle avait certainement deviné que le narrateur n’aimait pas qu’elle restât sans lui chez Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.
Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet. M. de Charlus montait dans un compartiment autre que celui des fidèles, en homme qui ne sait point si l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas été éprouvée, les toutes premières fois, par le docteur Cottard, qui avait voulu que les fidèles le laissent seul dans son compartiment. Il chuchotait à son égard des mots peu agréables. Il disait à ses camarades que Charlus était de la confrérie et que c’était une tapette. Comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul. Elle emmena le clan jusqu’à M. de Charlus.
Pour être averti de la froideur qu’on avait à son égard, M. de Charlus avait une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires. M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un propos qu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. Alors il se contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le docteur lui avait tendue. Mme Cottard allait dire à M. de Charlus qu’elle était très heureuse qu’il ait choisi ce pays pour y fixer ses tabernacles mais se reprit car ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion.
Le narrateur regarda pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte qu’il avait prêté au narrateur la première année. C’était un livre de sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au Baron de Charlus ».
Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au baron. Elle dit que toutes les religions étaient bonnes pourvu qu’elles étaient pratiquées sincèrement. M. de Charlus répondit qu’il avait appris que sa religion était la bonne et Mme Cottard pensa qu’il était un fanatique. Or, tout au contraire, le baron était non seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIe siècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus parfaitement réels. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père Éternel. Aussi l’erreur de Mme Cottard amusa-t-elle beaucoup le narrateur.
Le docteur Cottard, venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puis absorbé par les études, presque purement matérielles, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis plus d’autorité, mais non pas d’expérience. Alors il prit à la lettre ce mot d’« honoré », prononcé par M. de Charlus à son égard et en fut à la fois satisfait parce qu’il était vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. Le soir, Cottard dit à sa femme qu’il sentait Charlus sans relations. Et le plaignit.
Les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Ski et l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice. Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Tant que le violoniste n’était pas là, M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Le narrateur n’éprouvait plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensait pas à ce qu’elle faisait les jours où il ne la voyait pas, en revanche, quand il était là, une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison, lui était insupportable, et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, il se levait, plantait là les fidèles et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passait à côté. Jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Pourtant Mme Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoiselles ! ».
M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de Guermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie.
Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guermantes.
Le narrateur était d’autant plus heureux que M. de Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, qu’il était très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que le narrateur était dans le petit train, comblant de ses prévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, il y vit monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de Luxembourg. Mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, le narrateur n’avait jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de son hôtesse royale. Il eut du remords en voyant l’amie de sa grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) il causa assez longtemps avec elle. Il ignorait, du reste, absolument que Mme de Villeparisis savait très bien qui était sa voisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon. Plongée dans sa Revue des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres aux questions du narrateur et finit par lui dire qu’il lui donnait la migraine. Il ne comprenait rien à son crime. Elle ne lui reparla jamais depuis ce jour. Le narrateur comprit qu’elle avait parlé aux Verdurin car ceux-ci décourageaient le narrateur de faire une politesse à la princesse. Il fallait avoir vu l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.
Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire officiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permît d’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur. Le grand musicien ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet.
Actuellement le goût –platonique ou non – de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans des détails qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les protestations conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son public.
Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, le narrateur lui demandait ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, M. de Charlus lui répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Il cita le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie. M. de Charlus dit au narrateur que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Brichot répondit à M. de Charlus que pour lui les élucubrations de Balzac étaient effarantes, et qu’il lui avait toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. M. de Charlus rétorqua que Brichot disait cela car il ne connaissait pas la vie. Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot.
Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait. Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire quand M. de Charlus avait prononcé le mot « pédérastie » avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. Ils comptaient bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel les rejoignait. Ski voulut ramener M. de Charlus à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Et montrant Albertine qui pourtant ne pouvait pas les entendre, il dit : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais le narrateur comprit bien que, pour M. de Charlus, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel. M. de Charlus dit au narrateur : « Vous savez qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière.
« De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron et lui dit qu’elle était habillée comme la princesse de Cadignan. Pour choisir des toilettes à Albertine, le narrateur s’inspirait du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française.
Morel fit des allusions affectueuses à la mémoire de l’oncle du narrateur. Cela touchait à ce que la famille du narrateur ne comptait pas rester toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où elle n’était venue loger qu’à cause de la grand’mère. Les parents du narrateur parlaient quelquefois d’un déménagement possible. Autrefois le grand-oncle du narrateur demeurait 40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme ils allaient beaucoup chez son oncle Adolphe jusqu’au jour fatal où le narrateur brouilla ses parents avec lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». L’oncle du narrateur avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel du 40 bis. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.
À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, le narrateur avait bien senti que cette nouvelle de Balzac ne lui faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Dans la nouvelle, il était question de la mauvaise réputation de Diane qui craignait tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples.
Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire lui avaient répondu que Morel était très apprécié des connaisseurs et ferait son chemin. Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. »
Morel sentant le narrateur sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à son endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec
elle. Non seulement il lui parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que lui répétait M. de Charlus, lui disait du narrateur, en son absence, les mêmes choses que Rachel disait du narrateur à Robert. Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le baron. Le narrateur vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Il était inconcevable que M. de Charlus ait supportés ces vexations ; et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. L’avantage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient généralement pas leur but car il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.
Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son Ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROLVS.
Si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant. Un jour Morel refusa de suivre M. de Charlus à Doncières après une visite chez les Verdurin et le narrateur vit le baron en larmes et hébété alors il proposa de lui tenir compagnie. Albertine accepta de les laisser seuls. Ils allèrent dans un café et le baron écrivit rapidement une lettre de huit pages qu’il fit porter au narrateur à Morel. De plus, il demanda au narrateur de dire à Morel qu’il avait rencontré le baron avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas, que M. de Charlus avait l’air très en colère, qu’il avait cru surprendre les mots d’envoi de témoins (M. de Charlus devait se battre le lendemain, en effet). Si Morel voulait revenir avec le narrateur, ce dernier ne devait pas l’en empêcher. Aussi le baron dit au narrateur qu’il se sentait redevable envers Albertine.
Il sembla au narrateur que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et il était révolté, si cela était ainsi, que Morel fût parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Son indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, le narrateur reconnut la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! »
Morel proposa au narrateur de passer la soirée avec lui mais le narrateur refusa. Quand il annonça à Moret l’objet de sa visite, toute la gaîté du violoniste disparut. Il ne voulut pas lire la lettre alors le narrateur parla du duel. Morel s’en foutait, ce vieux dégoûtant pouvait bien se faire zigouiller si ça lui plaisait. Pourtant, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. Alors il voulut voir le baron. Le narrateur emmena Morel au café où se trouvait toujours le baron. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins.
M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. Pourtant, il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. Il demanda au narrateur pourquoi il lui avait ramené Morel et le violoniste dit que c’était lui qui avait insisté pour venir. Morel supplia le baron de renoncer au duel. M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. Il fit croire à Morel que les lettres étaient partis et qu’il ne pouvait plus empêcher le duel et reprocha au violoniste son attitude. Le violoniste aurait dû se rendre compte des avantages qui résulteraient de sa relation avec le baron, au lieu de quoi il se moquait du baron auprès de ses camarades. M. de Charlus lui fit croire que ces camarades travaillaient à prendre sa place mais qu’il avait dédaigné les avances de ces larbins.
Le violoniste ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. Morel demanda à M. de Charlus de rester auprès de lui. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. Le baron avait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il demanda au narrateur de faire venir Elstir pour qu’il peigne son duel mais le peintre n’était pas sur la côte.
Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret.
Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Le docteur se dispensa d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait.
M. de Charlus approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Cottard se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet- apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Puis le baron lui lâcha la main et lui proposa de boire un verre mais le médecin refusa car il était président de la ligue antialcoolique. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise qu’il ne prêchait pas d’exemple.
M. de Charlus ramena Cottard auprès de Morel et du narrateur, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’autant plus que le motif du duel avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier arbitrairement mis en cause. Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait de respect, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que le narrateur ne lui avait jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître incita sa femme à s’asseoir. Le baron dit à Morel qu’il le ramènerait chez son père quand son service militaire serait terminé. En réalité, le baron voulait dire qu’il le ramènerait près de lui, se voyant comme un père spirituel.
Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou envoyer le narrateur lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple comme le narrateur la lui avait toujours faite.
Le narrateur avait noté la disproportion entre l’importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre.
Une fois, le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. Le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards.
Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. Le baron et Jupien durent attendre encore une heure après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron. Quand on avait fait sortir le prince de Guermantes pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.
À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy, gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que le narrateur avait connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Le narrateur prit l’habitude, les jours où il ne pouvait voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Pierre de Verjus aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand le narrateur l’invitait à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Comme le narrateur était pour Aimé un client préféré, celui-ci était ravi qu’il donne de ces dîners extras.
La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers social existait. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans dire au narrateur : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne.
Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que le narrateur apprit qu’elle était très grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand le narrateur sut qu’il était un vrai Crécy, il lui raconta qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dit qu’il pensait qu’il n’avait aucun rapport avec lui. Le narrateur pensa plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, qu’il connaissait Mme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, il ne se sentit pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là.
« Il est d’une très grande famille, dit un jour M. de Montsurvent au narrateur. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. C’était en ce double sens, en effet, que jouait avec le nom de Saylor cette devise qui était : « Ne sçais l’heure. »
À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny. Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Il allait voir de nombreux spectacles parisiens et en recommandait au narrateur.
Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec le narrateur, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. Ils ne cessaient de consulter le narrateur sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Le narrateur leur conseilla d’inviter des amis de Saint-Loup en même temps que Mme Verdurin. Par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », les Cambremer déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Ils choisirent d’inviter Morel afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu’il tint spontanément.
Il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par
Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron qui mettait les Guermantes au-dessus de tout. Morel ne répondit donc pas à l’invitation des Cambremer, et le soir du dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en prince du sang.
La colère des Cambremer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Un jour, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et le narrateur revenaient en train d’un dîner à la Raspelière et les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec eux. Le narrateur demanda à M. de Charlus s’il trouvait que ces Cambremer n’étaient échappés des Scènes de la vie de Province de Balzac. Le baron voulut couper court à cette conversation car Brichot était amoureux de Mme de Cambremer mais le narrateur ne le savait pas. Quelques jours plus tard, il fallut bien qu’il se rende à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement Brichot accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà. Elle prenait à ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Elle dit à Brichot que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir.
Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial.
Les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage.
La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Il présenta les excuses du baron. Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer expliqua au narrateur qu’il ne supportait pas que M. de Charlus soit extrêmement dreyfusard. Il évoqua Saint-Loup qu’il croyait aussi dreyfusard et devait se marier avec la nièce du prince de Guermantes, un autre dreyfusard. Le narrateur lui apprit que Saint-Loup n’était plus dreyfusard. Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. Mme Verdurin avait eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle avait trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec les Cambremer. Quand Mme de Cambremer sentit que Mme Verdurin s’imaginait que, parce qu’elle était sa locataire dans la Manche, elle aurait le droit de lui faire des visites à Paris, elle comprit qu’il fallait couper le câble. Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans leur wagon quand ils étaient sur la ligne.
Le narrateur revit, du reste, Mme Cambremer une autre fois parce qu’elle avait dit que sa « cousine » avait un drôle de genre et qu’il voulait savoir ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru rencontrer avec la « cousine ». Elle ne savait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompait pas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Le narrateur pensait que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus de démarquage. Il voulut demander à Albertine si c’était vrai. Mais aimait mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui qui questionne. Albertine ne racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort. Souvent, quand M. de Cambremer interpellait le narrateur de la gare, ce dernier venait avec Albertine de profiter des ténèbres du train de nuit, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.
Le retour, de même que l’aller, si, en donnant au narrateur quelque impression de poésie, réveillait en lui le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et lui faisait par-là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement leurs relations, le rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avec eux ou leur disaient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l’imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui l’avaient tant fait rêver depuis le jour où il les avait entendus, le premier soir où il avait voyagé avec sa grand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, leur en avait plus complètement expliqué les étymologies. Brichot évoqua les envahisseurs normands, allemands, saxons, goths et même maures dont on retrouvait traces dans les noms de lieux. A Doncières, M. de Charlus dit, avec un effroi simulé
– Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter.
Brichot dit à Cottard : Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps.
Pendant ces retours (comme à l’aller), le narrateur disait à Albertine de se vêtir, car il savait bien qu’à Amnancourt, à Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, ils auraient de courtes visites à recevoir. C’étaient des amis de Saint-Loups ou Saint-Loup qui venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, le narrateur tenait Albertine prisonnière sous son regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant il interrompit sa garde. Bloch lui demanda de venir dire bonjour à son père. Le narrateur n’avait pas envie de sortir du train et de laisser Albertine seule avec Saint-Loup. Mais il ne voulait pas avoir l’air de manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait qu’il y manquait, et de sentir que Bloch s’imaginait qu’il n’était pas le même avec ses amis bourgeois quand il y avait des gens « nés ». De ce jour Bloch cessa de lui témoigner la même amitié, et, ce qui était plus pénible au narrateur, n’eut plus pour son caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif qui l’avait fait rester dans le wagon, il lui eût fallu lui dire quelque chose – à savoir qu’il était jaloux d’Albertine – qui lui eût été encore plus douloureux que de le laisser croire qu’il était stupidement mondain. Bloch avait tous les défauts qui déplaisaient le plus au narrateur. Sa tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables.
Ainsi, dans ce simple moment où le narrateur causait avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch lui dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé du narrateur avec les plus grands éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». Comme Mme Bontemps croyait Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu’il aurait accordé au narrateur ferait plus que ce que tous les autres avaient pu dire, cela reviendrait à Albertine. Si Bloch, tout en le désolant en ne pouvant comprendre la raison qui l’empêchait d’aller saluer son père, l’avait exaspéré en lui avouant qu’il l’avait déconsidéré chez Mme Bontemps, l’ami du narrateur avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement. Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement le narrateur ne pouvait rester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux des avances qu’ils avaient pu faire à Bloch (comme M. de Charlus), le narrateur tâchait de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n’avoir pas vu Bloch davantage. Selon son habitude, il se garda de le montrer. Sans en avoir l’air M. de Charlus demanda au narrateur si Bloch écrivait, s’il avait du talent. Le narrateur dit à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de dire à Bloch qu’il espérait le revoir. Mais le baron fit semblant de n’avoir rien entendu. Puis il demanda où logeait Bloch. Le narrateur lui dit que Bloch avait loué à la Commanderie. Charlus feignit de mépriser Bloch. Car un Juif ne pouvait pas selon lui habiter chez les Chevaliers de l’Ordre de Malte dont lui-même faisait partie. Puis il chercha à connaître l’adresse de Bloch à Paris mais le narrateur ne la connaissait pas. Mais il savait que les bureaux du père de Bloch étaient rue des Blancs-Manteaux. Pour Charlus, c’était sacrilège car ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue avait toujours été à des ordres religieux. La profanation était d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y avait une rue, dont le nom lui échappait, et qui était tout entière concédée aux Juifs. Charlus voulut se rattraper en disant que la politique n’était pas de son ressort et il ne pouvait pas condamner en bloc, puisque Bloch il y avait, une nation qui comptait Spinoza parmi ses enfants illustres. Mais enfin un ghetto était d’autant plus beau qu’il était plus homogène et plus complet. Charlus raconta que c’était par-là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi on le fit bouillir lui-même, ce que le baron trouvait plus étrange encore puisque cela avait l’air de signifier que le corps d’un Juif pouvait valoir autant que le corps du Bon Dieu. Ce discours antijuif avait été comiquement coupé, pour le narrateur, par une phrase que Morel lui chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de l’impression que Bloch avait produite, le remercia à l’oreille de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin ! »
Le baron demanda au narrateur par quel moyens de transport voyageait Bloch et fut surpris d’apprendre que c’était par une chaise de poste. Le train repartait et Saint-Loup les quitta. Mais ce jour fut le seul où, en montant dans leur wagon, il fit, à son insu, souffrir le narrateur par la pensée qu’il eut un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne le tortura pas. Car d’elle-même Albertine, pour éviter au narrateur toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque des autres voyageurs. Le nom de Saint- Pierre-des-Ifs annonçait seulement au narrateur qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui il pourrait parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui l’avait tant fait rêver autrefois, ce qu’il voyait comme si son grès antique était devenu transparent, c’était la belle maison d’un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle il savait qu’on serait toujours content de le recueillir s’il ne voulait pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré.
Lors de ses retours, le narrateur voyait M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait lui demander s’il ne voulait pas qu’il « l’enlevât » pour le garder quelques jours à Féterne. M. de Cambremer lui proposa de s’installer à Féterne, pour causer de ses étouffements avec sa sœur. Le narrateur croisait également M. de Crécy. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec eux que le narrateur avait toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance.
Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, n’évoquaient même plus au narrateur les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où il les avait vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel : Égleville, celle où les attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec le narrateur. Non seulement il n’éprouvait plus la crainte anxieuse d’isolement qui l’avait étreint le premier soir, mais il n’avait plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de se sentir dépaysé ou de se trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne. Le sifflet du petit tram ne leur faisait quitter un ami que pour leur permettre d’en retrouver d’autres. Si une journée par hasard était devenue vacante, le narrateur n’avait plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle il était jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse qu’il en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour lui un vrai pays de connaissances. L’Indicateur des chemins de fer, lui étaient devenus si familiers que cet indicateur même, il aurait pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Le bénéfice qu’il en tirait, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine lui apparaissait comme une folie.
Chapitre quatrième
Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.
Le narrateur n’attendait qu’une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir, comme sa mère partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa mère, le laissant pour qu’il profite de l’air de la mer, il lui avait annoncé qu’irrévocablement il était décidé à ne pas épouser Albertine et allait cesser prochainement de la voir. Il était content d’avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à sa mère la veille de son départ. Elle ne lui avait pas caché que c’en avait été en effet une très vive pour elle.
En revenant de la Raspelière, se sentant particulièrement heureux et détaché d’Albertine, il s’était décidé, maintenant qu’il n’y avait plus qu’eux deux dans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité était qu’il aimait Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, il lui dirait qu’il était triste de son autre amour et qu’elle l’aiderait à le consoler. Il souriait intérieurement en pensant à cette conversation, car de cette façon il donnerait à Andrée l’illusion qu’il ne l’aimait pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de lui et il profiterait joyeusement et doucement de sa tendresse.
Le narrateur et Albertine approchaient de Parville, il sentit qu’ils n’auraient pas le temps ce soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Il se contenta donc de parler avec elle du dîner qu’ils avaient fait chez les Verdurin. Il lui fit comprendre qu’il voulait « lâcher » le clan et elle comprit, le sentant nerveux. Albertine lui parla d’une amie plus âgée qu’elle, qui lui avait servi de mère, de sœur, avec qui elle avait passé à Trieste ses meilleures années et que, d’ailleurs, elle devait dans quelques semaines retrouver à Cherbourg. C’était la meilleure amie de la fille de Vinteuil, et elle connaissait presque autant la fille de Vinteuil. Si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans le cœur du narrateur, une image tenue en réserve pendant tant d’années. Il se rappela cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où il avait dangereusement laissé s’élargir en lui la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme. C’était une « terra incognita » terrible où il venait d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. C’était quelque chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que son esprit n’aurait su inventer, mais qu’il appréhendait obscurément quand il s’inquiétait tout en voyant Albertine auprès d’Andrée.
Le narrateur pensait que c’est souvent seulement par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter.
Albertine descendit à Parville. Cette séparation fit si mal au narrateur qu’il la rattrapa, la tira désespérément par le bras et lui demanda : « Est-ce qu’il serait matériellement impossible que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? Elle répondit qu’elle tombait de sommeil. Il insista et elle accepta.
La mère du narrateur dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à un autre étage, il rentra dans la sienne. Il s’assit près de la fenêtre, réprimant ses sanglots pour que sa mère, qui n’était séparée de lui que par une mince cloison, ne l’entendît pas. Nulle journée maintenant ne serait plus pour lui nouvelle, n’éveillerait plus en lui le désir d’un bonheur inconnu, et prolongerait seulement ses souffrances, jusqu’à ce qu’il n’eût plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard lui avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour lui. Ce qu’il avait redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que son instinct dégageait de tout son être, et ce que ses raisonnements dirigés par son désir lui avaient peu à peu fait nier, c’était vrai ! Il revoyait la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Lui qui ne s’était jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, il sentit que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne lui apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement de son martyre. Il sonna le lift, qui faisait fonction de veilleur de nuit, et lui demanda d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que le narrateur avait quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pouvait le recevoir. Le lift revint pour lui annoncer qu’Albertine allait venir dans sa chambre. Le narrateur dit à Albertine qu’il avait quitté une femme qu’il avait dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour lui. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours il se demandait s’il aurait le courage de ne pas lui télégraphier qu’il revenait et il avait envoyé le télégramme. C’était pourquoi il avait demandé à Albertine de venir à Balbec avec lui. Il voulait lui dire adieu s’il devait se tuer de désespoir. Il pleura. Albertine était sincèrement émue d’un chagrin dont il pouvait lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. Elle lui annonça qu’elle resterait tout le temps avec lui. Elle lui offrait l’unique remède contre le poison qui le brûlait, homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également dérivés d’Albertine.
Albertine allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que le narrateur voulait avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Là, il pourrait la surveiller plus facilement. Il pourrait demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de... que le narrateur avait rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait la grande préoccupation du narrateur. La passion mystérieuse avec laquelle il avait pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), le narrateur l’éprouvait encore mais, par une interversion des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaque maison, elle était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui étaient déjà tristes au narrateur en elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin qu’il y avait ressenti quand, autrefois, elles le séparaient, tout le temps des vacances du jour de l’an, de Gilberte. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s’abattre sur elle, il donnait le visage enflammé d’Albertine, d’Albertine qu’il entendit lancer en s’enfuyant, puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond. Sa rivale n’était pas semblable à lui, ses armes étaient différentes, il ne pouvait pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement.
A présent, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, le narrateur aurait supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, il lui en aurait infligé, il l’aurait isolée, enfermée, il lui eût pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Ce qui lui déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil. Et pourtant il savait bien que cette localisation de sa jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où il sentait que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à la chambre de Combray, de la salle à manger où le narrateur entendait causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, sa maman qui ne viendrait pas lui dire bonsoir. Il pensait maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite qu’il aurait voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel.
Maintenant que la révélation de l’intimité de son amie avec Mlle Vinteuil lui devenait une quasi-certitude, il lui semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec lui, elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch le rendait fou. Alors il lui proposa d’aller vivre avec lui à Paris car il fallait l’empêcher d’être seule. La mère du narrateur allait partir pour Combray et son père était en voyage d’inspection. Sa mère devait allait voir une tante atteinte d’un cancer. La mère du narrateur voulait apporter les doux entretiens que la tante n’était pourtant pas venue offrir à sa grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, sa mère s’occuperait de certains travaux que sa grand’mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille.
Le narrateur se demanda si Albertine avait compris que la femme, avec qui le narrateur avait prétendu devoir se marier, n’existait pas, et que si, cette nuit-là, il avait parfaitement voulu mourir, c’est parce qu’Albertine lui avait étourdiment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil. Pourtant, ce jour-là, Albertine lui dit qu’il était fou de rejeter cette femme car tout le monde voulait vivre auprès de lui, et tout le monde le recherchait. On ne parlait que de lui chez Mme Verdurin et Albertine savait qu’on ne parlait que de lui dans le plus grand monde aussi. Mais le narrateur lui répondit qu’il ne voulait être consolé que par elle, en ce moment, à Paris. Il fit même vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que leurs caractères ne concorderaient pas. Malgré lui, toujours poursuivi dans sa jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette, il était trop porté à croire que, du moment qu’il aimait, il ne pouvait pas être aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à lui une femme. C’étaient les sentiments qu’il pouvait inspirer que sa jalousie lui faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur lui et Albertine. Le dévouement d’Albertine fléchissait déjà. Elle avait dit au narrateur qu’elle ne le quitterait pas et à présent, elle voulait partir pour Maineville. Elle voulait récupérer son courrier et avertir sa tante qu’elle logerait à Paris. Le narrateur proposa d’envoyer le lift s’occuper de cela et Albertine accepta. Elle était désireuse de se montrer gentille mais contrariée d’être asservie.
Dans le petit chemin de fer d’intérêt local, malgré toutes ses précautions pour ne pas être vu, le narrateur rencontra M. de Cambremer qui, à la vue des malles, blêmit, car il comptait sur lui pour le surlendemain. Pendant que M. de Cambremer lui parlait, le narrateur redoutait de voir apparaître M. de Crécy implorant d’être invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à l’inviter. Le narrateur pensa que les maîtresses qu’il avait le plus aimées n’avaient coïncidé jamais avec son amour pour elles. Quand il les voyait, quand il les entendait, il ne trouvait rien en elles qui ressemblât à son amour et pût l’expliquer. Pourtant sa seule joie était de les voir, sa seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur le narrateur d’exciter son amour, c’est-à-dire de diriger toutes ses actions et de causer toutes ses souffrances. Il avait été secoué par ses amours, les avait vécues, les avait senties : jamais il n’avait pu arriver à les voir ou à les penser. Les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que le narrateur eût été incapable de trouver lui-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de son cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, il aurait pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.
En embrassant Albertine comme il embrassait sa mère, à Combray, pour calmer son angoisse, le narrateur croyait presque à l’innocence de son amie ou, du moins, il ne pensait pas avec continuité à la découverte qu’il avait faite de son vice. Mais maintenant qu’il était seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour lui. Il ne put retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui lui parut symboliser le sanglant sacrifice qu’il allait avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de sa vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de son chagrin quotidien et du sang de sa plaie, l’œuf d’or du soleil.
Mais à ce moment, contre toute attente, la porte s’ouvrit et, le cœur battant, il lui sembla voir sa grand’mère devant lui, comme en une de ces apparitions qu’il avait déjà eues, mais seulement en dormant. C’était sa mère qui lui dit : « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère », avec douceur, comme pour calmer l’effroi du narrateur, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui n’avait jamais connu la coquetterie. Depuis longtemps déjà sa mère ressemblait à sa grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse maman qu’avait connue son enfance. Mais il n’y avait plus songé. Sa mère lui dit qu’elle avait entendu ses pleurs et cela l’avait réveillée. Elle lui montra la fenêtre mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, qu’elle lui montrait, il voyait, avec des mouvements de désespoir qui n’échappaient pas à sa mère, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » en parlant de la photo de Vinteuil. La mère du narrateur se rappela qu’il avait dit qu’Albertine l’ennuyait un peu, qu’il était content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Elle était désolée car elle devait partir le lendemain et n’aurait pas le temps de le consoler. Sa mère avait cet air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s’était résignée à passer la nuit auprès de lui, cet air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui de sa grand’mère lui permettant de boire du cognac. Il lui annonça qu’il allait se marier avec Albertine. Il y avait réfléchi toute la nuit.