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Humanisme : le Contrat social

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13 octobre 2025

Maître Cornélius (Balzac)

 

À monsieur le comte Georges Mniszech.

 

En 1479, le jour de la Toussaint, au moment où cette histoire commença, les vêpres finissaient à la cathédrale de Tours. L’archevêque Hélie de Bourdeilles se levait de son siège pour donner lui-même la bénédiction aux fidèles. Le sermon avait duré longtemps, la nuit était venue pendant l’office, et l’obscurité la plus profonde régnait dans certaines parties de cette belle église dont les deux tours n’étaient pas encore achevées. Les luminaires de chaque autel et tous les candélabres du chœur étaient allumés. Certaines figures se dessinaient si vaguement dans le clair-obscur, qu’on pouvait les prendre pour des fantômes ; tandis que plusieurs autres, frappées par des lueurs éparses, attiraient l’attention comme les têtes principales d’un tableau. Les statues semblaient animées, et les hommes paraissaient pétrifiés.

A ces heures de religieuses pensées, où les richesses humaines se marient aux grandeurs célestes, il se rencontre d’incroyables sublimités dans le silence ; il y a de la terreur dans les genoux pliés et de l’espoir dans les mains jointes. Le sentiment religieux avait alors certainement quelques affinités avec l’amour, il en était ou le principe ou la fin. L’amour était encore une religion, il avait encore son beau fanatisme, ses superstitions naïves, ses dénouements sublimes qui sympathisaient avec ceux du christianisme.

Les mœurs de l’époque expliquent assez bien d’ailleurs l’alliance de la religion et de l’amour.

D’abord, la société ne se trouvait guère en présence que devant les autels. Seigneurs et vassaux, hommes et femmes n’étaient égaux que là. Là seulement, les amants pouvaient se voir et correspondre. Enfin, les têtes ecclésiastiques composaient le spectacle du temps, l’âme d’une femme était alors plus vivement remuée au milieu des cathédrales qu’elle ne l’est aujourd’hui dans un bal ou à l’Opéra.

À force de se mêler à la vie et de la saisir dans tous ses actes, la religion s’était donc rendue également complice et des vertus et des vices. La religion avait passé dans la science, dans la politique, dans l’éloquence, dans les crimes, sur les trônes, dans la peau du malade et du pauvre ; elle était tout.

Au moment où l’assemblée recueillie attendait la bienfaisante parole du prélat, un bourgeois, pressé de rentrer en son logis, ou craignant pour sa bourse le tumulte de la sortie, se retira doucement, au risque d’être réputé mauvais catholique. Un gentilhomme, tapi contre l’un des énormes piliers qui environnent le chœur et où il était resté comme perdu dans l’ombre, s’empressa de venir prendre la place abandonnée par le prudent Tourangeau. En y arrivant, il se cacha promptement le visage dans les plumes qui ornaient son haut bonnet gris, et s’agenouilla sur la chaise avec un air de contrition auquel un inquisiteur aurait pu croire. Après avoir assez attentivement regardé ce garçon, ses voisins parurent le reconnaître, et se remirent à prier en laissant échapper certain geste par lequel ils exprimèrent une même pensée, pensée caustique, railleuse, une médisance muette.

Une femme avait sa chapelle à l’église, comme de nos jours elle prend une loge aux Italiens. Les locataires de ces places privilégiées avaient en outre la charge d’entretenir l’autel qui leur était concédé. Chacun mettait donc son amour-propre à décorer somptueusement le sien, vanité dont s’accommodait assez bien l’église. Dans cette chapelle et près de la grille, une jeune dame était agenouillée sur un beau carreau de velours rouge à glands d’or, précisément auprès de la place précédemment occupée par le bourgeois. La dame tenait un livre d’Heures. Ce livre trembla violemment dans ses mains quand le jeune homme vint près d’elle.

Elle lui dit vivement et à voix basse : – Vous me perdez.

Mais l’inconnu, sans doute emporté par un de ces paroxysmes de passion qui étouffent la conscience, resta sur sa chaise et releva légèrement la tête, pour jeter un coup d’œil dans la chapelle. Il constata que le mari de la dame dormait. La dame pâlit, son regard furtif quitta pour un moment le vélin du livre et se dirigea sur un vieillard que le jeune homme avait regardé.

Quelle terrible complicité ne se trouvait-il pas dans cette œillade ? Lorsque la jeune femme eut examiné ce vieillard, elle respira fortement et leva son beau front orné d’une pierre précieuse vers un tableau où la Vierge était peinte ; ce simple mouvement, cette attitude, le regard mouillé disaient toute sa vie avec une imprudente naïveté ; perverse, elle eût été dissimulée.

Le personnage qui faisait tant de peur aux deux amants était un petit vieillard, bossu, presque chauve, de physionomie farouche, ayant une large barbe d’un blanc sale et taillée en éventail ; la croix de Saint-Michel brillait sur sa poitrine ; ses mains rudes, fortes, sillonnées de poils gris, et que d’abord il avait sans doute jointes, s’étaient légèrement désunies pendant le sommeil auquel il se laissait si imprudemment aller. Ses lèvres sardoniques, son menton pointu, capricieusement relevé, présentaient les signes caractéristiques d’un malicieux esprit, d’une sagacité froidement cruelle qui devait lui permettre de tout deviner, parce qu’il savait tout supposer. Donc, au réveil de ce terrible seigneur, un inévitable danger attendait la jeune dame. Ce mari jaloux ne manquerait pas de reconnaître la différence qui existait entre le vieux bourgeois duquel il n’avait pris aucun ombrage, et le nouveau venu, courtisan jeune, svelte, élégant.

La dame et le jeune homme résistaient sans doute depuis longtemps, et ne pouvaient peut-être plus résister à un amour grandi de jour en jour par d’invincibles obstacles, couvé par la terreur, fortifié par la jeunesse. Cette femme était médiocrement belle, mais son teint pâle accusait de secrètes souffrances qui la rendaient intéressante. Si jamais amour n’avait été plus profondément enseveli dans deux cœurs, plus délicieusement savouré, jamais aussi passion ne devait être plus périlleuse. Il était facile de deviner que, pour ces deux êtres, l’air, les sons, le bruit des pas sur les dalles, les choses les plus indifférentes aux autres hommes, offraient des qualités sensibles, des propriétés particulières qu’ils devinaient.

Quand ces deux jeunes gens se regardèrent, la femme sembla dire à son amant : – Périssons, mais aimons-nous. Et le cavalier parut lui répondre : – Nous nous aimerons, et ne périrons pas. Alors, par un mouvement de tête plein de mélancolie, elle lui montra une vieille duègne et deux pages. La duègne dormait. Les deux pages étaient jeunes, et paraissaient assez insouciants de ce qui pouvait arriver de bien ou de mal à leur maître.

Le jeune dit à la dame  – Ne vous effrayez pas à la sortie, et laissez- vous faire.

À peine le gentilhomme eut-il dit ces paroles à voix basse, que la main du vieux seigneur coula sur le pommeau de son épée. En sentant la froideur du fer, le vieillard s’éveilla soudain ; ses yeux jaunes se fixèrent aussitôt sur sa femme. Par un privilège assez rarement accordé même aux hommes de génie, il retrouva son intelligence aussi nette et ses idées aussi claires que s’il n’avait pas sommeillé. C’était un jaloux.

Si le jeune cavalier donnait un œil à sa maîtresse, de l’autre il guignait le mari ; il se leva lestement, et s’effaça derrière le pilier au moment où la main du vieillard voulut se mouvoir ; puis il disparut, léger comme un oiseau. La dame baissa promptement les yeux, feignit de lire et tâcha de paraître calme ; mais elle ne pouvait empêcher ni son visage de rougir, ni son cœur de battre avec une violence inusitée. Le vieux seigneur entendit le bruit des pulsations profondes qui retentissaient dans la chapelle, et remarqua l’incarnat extraordinaire répandu sur les joues, sur le front, sur les paupières de sa femme ; il regarda prudemment autour de lui ; mais, ne voyant personne dont il dût se défier : – À quoi pensez-vous donc, ma mie ? lui dit-il.

– L’odeur de l’encens me fait mal, répondit- elle.

Le rusé vieillard soupçonna quelque trahison secrète et résolut de veiller encore plus attentivement sur son trésor. La bénédiction était donnée. Sans attendre la fin du secula seculorum, la foule se précipitait comme un torrent vers les portes de l’église. Suivant son habitude, le seigneur attendit prudemment que l’empressement général fût calmé, puis il sortit en faisant marcher devant lui la duègne et le plus jeune page qui portait un falot ; il donna le bras à sa femme, et se fit suivre par l’autre page. Le seigneur et sa femme furent alors poussés au dehors par la puissante pression de la foule. Le mari tâcha de passer le premier en tirant fortement la dame par le bras ; mais, en ce moment, il fut entraîné vigoureusement dans la rue, et sa femme lui fut arrachée par un étranger. Le terrible bossu comprit soudain qu’il était tombé dans une embûche préparée de longue main. Se repentant d’avoir dormi si longtemps, il rassembla toute sa force ; d’une main ressaisit sa femme par la manche de sa robe, et de l’autre essaya de se cramponner à la porte. Mais l’ardeur de l’amour l’emporta sur la rage de la jalousie. Le jeune gentilhomme prit sa maîtresse par la taille, l’enleva si rapidement et avec une telle force de désespoir, que l’étoffe de soie et d’or, le brocart et les baleines, se déchirèrent bruyamment. La manche resta seule au mari. Un rugissement de lion couvrit aussitôt les cris poussés par la multitude, et l’on entendit bientôt une voix terrible hurlant ces mots : – À moi, Poitiers ! Au portail, les gens du comte de Saint-Vallier ! Au secours ! ici !

Le comte Aymar de Poitiers, sire de Saint- Vallier, tenta de tirer son épée et de se faire faire place ; mais il se vit environné, pressé par trente ou quarante gentilshommes qu’il était dangereux de blesser. Plusieurs d’entre eux, qui étaient du plus haut rang, lui répondirent par des quolibets en l’entraînant dans le passage du cloître.

Avec la rapidité de l’éclair, le ravisseur avait emmené la comtesse dans une chapelle ouverte où il l’assit derrière un confessionnal, sur un banc de bois. À la lueur des cierges qui brûlaient devant l’image du saint auquel cette chapelle était dédiée, ils se regardèrent un moment en silence, en se pressant les mains, étonnés l’un et l’autre de leur audace. La comtesse n’eut pas le cruel courage de reprocher au jeune homme la hardiesse à laquelle ils devaient ce périlleux, ce premier instant de bonheur. Il lui proposa de fuir dans les Etats voisins mais elle était la fille de Louis XI et il ne pourrait leur trouver aucun asile. Elle pleura car elle avait peur pour sa vie. Son mari la tourmentait. Elle ne pouvait se plaindre à son père car même son confesseur était un espion de Saint-Vallier. Elle avait espéré trouver un défenseur avec le cavalier. Le page du comte arriva et la pauvre comtesse se fit comme un voile avec ses mains pour se cacher la figure. Le jeune seigneur dit à la comtesse que le page lui appartenait. Dans ce confessionnal, ajouta-t-il à voix basse, était un chanoine de ses amis qui serait censé avoir retirée la comtesse  de la bagarre, et mise sous sa protection dans cette chapelle. Ainsi, tout était prévu pour tromper Saint-Vallier. La comtesse sécha ses larmes mais elle voulait que le jeune homme aille au Plessis parler au roi et lui dire que sa fille était saignée aux deux bras par le comte pour qu’il se rende maître d’elle. Il la traînait par les cheveux. Elle était sa prisonnière. Son cœur se gonfla, les sanglots expirèrent dans son gosier, quelques larmes tombèrent de ses yeux : et dans son agitation, elle se laissa baiser les mains par le jeune homme auquel il échappait des mots sans suite. Le jeune homme lui dit que personne ne pouvait parler au roi. Mais il avait un plan. Il voulait s’offrir en qualité d’apprenti à maître Cornélius, l’argentier du roi. Il avait su se procurer une lettre de recommandation qui le ferait recevoir. Son logis était voisin de celui de la comtesse. Une fois sous le toit de ce vieux ladre, à l’aide d’une échelle de soie le jeune homme saurait trouver le chemin de son appartement. Elle ne voulait pas qu’il travaille pour maître Cornelius car tous ses apprentis avaient été pendus. Puis il donna à la comtesse un flacon pour qu’elle puisse faire dormir son mari. Elle brisa le flacon car elle pensait que son devoir était d’attendre le secours du ciel. Le jeune homme lui dit qu’il lui fiançait sa vie. Elle répondit que le pape saurait casser son mariage si le roi le voulait. Le page avertit que le comte arrivait. Le jeune homme  prit un baiser que sa maîtresse ne sut pas refuser. Puis il s’en alla.

Un vieux chanoine sortit tout à coup du confessionnal, vint se mettre auprès de la comtesse, et ferma doucement la grille devant laquelle le page se promena gravement avec une assurance de meurtrier.

Le comte vint accompagné de quelques amis et de gens qui portaient des torches, il tenait à la main son épée nue. Ses yeux sombres semblaient percer les ténèbres profondes et visiter les coins les plus  obscurs de la cathédrale. Le sire de Saint-Vallier trouva sa femme agenouillée aux pieds de l’autel, et le chanoine debout, disant son bréviaire. À ce spectacle, il secoua vivement la grille, comme pour donner pâture à sa rage. Le prêtre tira la clef de sa manche, et ouvrit la chapelle. Le comte jeta presque malgré lui des regards autour du confessionnal, y entra ; puis, il se mit à écouter le silence de la cathédrale. La comtesse lui dit qu’il pouvait remercier le chanoine qui l’avait retirée dans ce lieu. Le sire de Saint-Vallier pâlit de colère, n’osa regarder ses amis, venus là plus pour rire de lui que pour l’assister, et repartit brièvement. Il prit sa femme par le bras, et sans la laisser achever sa révérence au chanoine, il fit un signe à ses gens, et sortit de l’église sans dire un mot à ceux qui l’avaient accompagné. Son silence avait quelque chose de farouche. Impatient d’être au logis, préoccupé des moyens de découvrir la vérité, il se mit en marche à travers les rues tortueuses qui séparaient alors la Cathédrale du portail de la Chancellerie. Il se rendit à la commune de Châteauneuf. Il suivit machinalement ses gens en lançant de temps en temps un coup d’œil sombre à sa femme et au page, pour surprendre entre eux un regard d’intelligence qui jetât quelque lumière sur cette rencontre désespérante.

Enfin, le comte arriva dans la rue du Mûrier, où son logis était situé. Lorsque son cortège fut entré, que la lourde porte fut fermée, un profond silence régna dans cette rue étroite où logeaient alors quelques seigneurs, car ce nouveau quartier de la ville avoisinait le Plessis, séjour habituel du roi, chez qui les courtisans pouvaient aller en un moment. La dernière maison de cette rue était aussi la dernière de la ville, et appartenait à maître Cornélius Hoogworst, vieux négociant brabançon, à qui le roi Louis XI accordait sa confiance dans les transactions financières que sa politique astucieuse l’obligeait à faire au dehors du royaume.

Par des raisons favorables à la tyrannie qu’il exerçait sur sa femme, le comte de Saint- Vallier s’était jadis établi dans un hôtel contigu au logis de ce maître Cornélius. La topographie des lieux expliquait les bénéfices que cette situation pouvait offrir à un jaloux. La maison du comte, nommée l’hôtel de Poitiers, avait un jardin bordé au nord par le mur et le fossé qui servaient d’enceinte à l’ancien bourg de Châteauneuf, et le long desquels passait la levée récemment construite par Louis XI entre Tours et le Plessis. De ce côté, des chiens défendaient l’accès du logis qu’une grande cour séparait à l’est, des maisons voisines, et qui à l’ouest se trouvait adossé au logis de maître Cornélius. La façade de la rue avait l’exposition du midi. Isolé de trois côtés, l’hôtel du défiant et rusé seigneur, ne pouvait donc être envahi que par les habitants de la maison brabançonne dont les combles et les chéneaux de pierre se mariaient à ceux de l’hôtel de Poitiers.

En voyant le profil des logis occupés par maître Cornélius et par le comte de Poitiers, il était facile de croire que les deux maisons avaient été bâties par le même architecte, et destinées à des tyrans. Toutes deux d’aspect sinistre, ressemblaient à de petites forteresses, et pouvaient être longtemps défendues avec avantage contre une populace furieuse.

Lorsque six heures sonnèrent au clocher de l’abbaye Saint-Martin, l’amoureux de la comtesse passa devant l’hôtel de Poitiers, s’y arrêta pendant un moment, et entendit dans la salle basse le bruit que faisaient les gens du comte en soupant. Après avoir jeté un regard sur la chambre où il présumait que devait être sa dame, il alla vers la porte du logis voisin. En cet endroit, régnait un profond silence, car dans ces deux logis vivaient deux passions qui ne se réjouissent jamais. Au-delà les campagnes se taisaient ; puis là, sous l’ombre des clochers de l’abbaye Saint- Martin, ces deux maisons muettes aussi, séparées des autres et situées dans le bout le plus tortueux de la rue, ressemblaient à une léproserie. Le logis qui leur faisait face, appartenant à des criminels d’État, était sous le séquestre. Sur le point de se lancer dans une entreprise horriblement hasardeuse, le gentilhomme resta-t-il pensif devant la maison du Lombard en se rappelant tous les contes que fournissait la vie de maître Cornélius et qui avaient causé le singulier effroi de la comtesse. À cette époque, un homme de guerre, et même un amoureux, tout tremblait au mot de magie. Il se rencontrait alors peu d’imaginations incrédules pour les faits bizarres, ou froides aux récits merveilleux. L’amant de la comtesse de Saint- Vallier, une des filles que Louis XI avait eues de madame de Sassenage, en Dauphiné, quelque hardi qu’il pût être, devait y regarder à deux fois au moment d’entrer dans une maison ensorcelée.

Cornélius Hoogworst, l’un des plus riches commerçants de Gand, s’étant attiré l’inimitié de Charles, duc de Bourgogne, avait trouvé asile et protection à la cour de Louis XI. Le roi sentit les avantages qu’il pouvait tirer d’un homme lié avec les principales maisons de Flandre, de Venise et du Levant, il anoblit, naturalisa, flatta maître Cornélius, ce qui arrivait rarement à Louis XI. Le monarque plaisait d’ailleurs au Flamand autant que le Flamand plaisait au monarque. Rusés, défiants, avares ; également politiques, également instruits ; supérieurs tous deux à leur époque, tous deux se comprenaient à merveille. Ils  aimaient la même vierge, l’un par conviction, l’autre par flatterie ; enfin, s’il fallait en croire les propos jaloux d’Olivier le Daim et de Tristan, le roi allait se divertir dans la maison du Lombard, comme se divertissait Louis XI. L’histoire a pris soin de nous transmettre les goûts licencieux de ce monarque auquel la débauche ne déplaisait pas. Le vieux Brabançon trouvait sans doute joie et profit à se prêter aux capricieux plaisirs de son royal client. Cornélius habitait la ville de Tours depuis neuf ans. Pendant ces neuf années, il s’était passé chez lui des événements extraordinaires qui l’avaient rendu l’objet de l’exécration générale. En arrivant, il dépensa dans sa maison des sommes assez considérables afin de mettre ses trésors en sûreté. Les inventions que les serruriers de la ville exécutèrent secrètement pour lui, les précautions bizarres qu’il avait prises pour les amener dans son logis de manière à s’assurer forcément de leur discrétion, furent pendant longtemps le sujet de mille contes merveilleux qui charmèrent les veillées de Touraine. Les singuliers artifices du vieillard le faisaient supposer possesseur de richesses orientales. Aussi les narrateurs de ce pays, la patrie du conte en France, bâtissaient-ils des chambres d’or et de pierreries chez le Flamand, sans manquer d’attribuer à des pactes magiques la source de cette immense fortune.

Maître Cornélius avait amené jadis avec lui deux valets flamands, une vieille femme, plus un jeune apprenti de figure douce et prévenante ; ce jeune homme lui servait de secrétaire, de caissier, de factotum et de courrier. Dans la première année de son établissement à Tours, un vol considérable eut lieu chez lui. Les enquêtes judiciaires prouvèrent que le crime avait été commis par un habitant de la maison. Le vieil avare fit mettre en prison ses deux valets et son commis. Le jeune homme était faible, il périt dans les souffrances de la question, tout en protestant de son innocence. Les deux valets avouèrent le crime pour éviter les tortures ; mais quand le juge leur demanda où se trouvaient les sommes volées, ils gardèrent le silence, furent réappliqués à la question, jugés, condamnés, et pendus. En allant à l’échafaud, ils persistèrent à se dire innocents, suivant l’habitude de tous les pendus. La ville de Tours s’entretint longtemps de cette singulière affaire. Les criminels étaient des Flamands, l’intérêt que ces malheureux et que le jeune commis avaient excité s’évanouit donc promptement.

Plus chagrin de la perte énorme qu’il avait éprouvée que de la mort de ses trois domestiques, maître Cornélius resta seul avec la vieille flamande qui était sa sœur. Il obtint du roi la faveur de se servir des courriers de l’État pour ses affaires particulières, mit ses mules chez un muletier du voisinage, et vécut, dès ce moment, dans la plus profonde solitude, ne voyant guère que le roi, faisant son commerce par le canal des juifs, habiles calculateurs, qui le servaient fidèlement, afin d’obtenir sa toute-puissante protection. Quelque temps après cette aventure, le roi procura lui-même à son vieux torçonnier un jeune orphelin, auquel il portait beaucoup d’intérêt. Louis XI appelait familièrement maître Cornélius de ce vieux nom, qui sous le règne de saint Louis, signifiait un usurier, un collecteur d’impôts, un homme qui pressurait le monde par des moyens violents.

Le pauvre enfant s’adonna soigneusement aux affaires du Lombard, sut lui plaire, et gagna ses bonnes grâces. Pendant une nuit d’hiver, les diamants déposés entre les mains de Cornélius par le roi d’Angleterre pour sûreté d’une somme de cent mille écus, furent volés, et les soupçons tombèrent sur l’orphelin ; Louis XI se montra d’autant plus sévère pour lui, qu’il avait répondu de sa fidélité. Aussi le malheureux fut-il pendu, après un interrogatoire assez sommairement fait par le grand-prévôt. Personne n’osait aller apprendre l’art de la banque et le change chez maître Cornélius. Cependant deux jeunes gens de la ville, Tourangeaux pleins d’honneur et désireux de fortune, y entrèrent successivement. Des vols considérables coïncidèrent avec l’admission des deux jeunes gens dans la maison du torçonnier ; les circonstances de ces crimes, la manière dont ils furent exécutés, prouvèrent clairement que les voleurs avaient des intelligences secrètes avec les habitants du logis ; il fut impossible de ne pas en accuser les nouveaux venus.

Devenu de plus en plus soupçonneux et vindicatif, le Brabançon déféra sur-le-champ la connaissance de ce fait à Louis XI, qui chargea son grand-prévôt de ces affaires. Chaque procès fut promptement instruit, et plus promptement terminé. Le patriotisme des Tourangeaux donna secrètement tort à la promptitude de Tristan. Coupables ou non, les deux jeunes gens passèrent pour des victimes, et Cornélius pour un bourreau. Les deux familles en deuil étaient estimées, leurs plaintes furent écoutées ; et, de conjectures en conjectures, elles parvinrent à faire croire à l’innocence de tous ceux que l’argentier du roi avait envoyés à la potence.

Des rumeurs populaires isolèrent Cornélius ; les Tourangeaux le traitèrent comme un pestiféré, l’appelèrent le tortionnaire, et nommèrent son logis la Malemaison. Quand même le Lombard aurait pu trouver des étrangers assez hardis pour entrer chez lui, tous les habitants de la ville les en eussent empêchés par leurs dires. L’opinion la plus favorable à maître Cornélius était celle des gens qui le regardaient comme un homme funeste. Il inspirait aux uns une terreur instinctive ; aux autres, il imprimait ce respect profond que l’on porte à un pouvoir sans bornes ou à l’argent ; pour plusieurs personnes, il avait l’attrait du mystère.

Cornélius voyageait assez souvent en pays étrangers, depuis la mort de son persécuteur le duc de Bourgogne ; or, pendant son absence, le roi faisait garder le logis du banquier par des hommes de sa compagnie écossaise. Cette royale sollicitude faisait présumer aux courtisans que le vieillard avait légué sa fortune à Louis XI. Le torçonnier sortait très peu, les seigneurs de la cour lui rendaient de fréquentes visites ; il leur prêtait assez libéralement de l’argent, mais il était fantasque : à certains jours il ne leur aurait pas donné un sou parisis ; le lendemain, il leur offrait des sommes immenses, moyennant toutefois un bon intérêt et de grandes sûretés.

Bon catholique, il allait régulièrement aux offices, mais il venait à Saint-Martin de très bonne heure. Il y avait acheté une chapelle à perpétuité, là, comme ailleurs, il était séparé des autres chrétiens.

Enfin un proverbe populaire de cette époque, et qui subsista longtemps à Tours, était cette phrase : – Vous avez passé devant le Lombard, il vous arrivera malheur.

Même à la cour, on attribuait à Cornélius cette fatale influence que les superstitions italienne, espagnole et asiatique, ont nommée le mauvais œil. Sans le pouvoir terrible de Louis XI qui s’était étendu comme un manteau sur cette maison, à la moindre occasion le peuple eût démoli la Malemaison de la rue du Mûrier. Et c’était pourtant chez Cornélius que les premiers mûriers plantés à Tours avaient été mis en terre ; et les Tourangeaux le regardèrent alors comme un bon génie. Une inexplicable puissance le ramenait à sa noire maison de la rue du Mûrier. Semblable au colimaçon dont la vie est si fortement unie à celle de sa coquille, il avouait au roi qu’il ne se trouvait bien que sous les pierres vermiculées et sous les verrous de sa petite bastille, tout en sachant que, Louis XI mort, ce lieu serait pour lui le plus dangereux de la terre.

Depuis deux ans, maître Cornélius vivait donc seul avec sa vieille sœur, qui passait pour sorcière. Un tailleur du voisinage prétendait l’avoir souvent vue, pendant la nuit, attendant sur les toits l’heure d’aller au sabbat. Ce fait semblait d’autant plus extraordinaire que le vieil avare enfermait sa sœur dans une chambre dont les fenêtres étaient garnies de barreaux de fer. En vieillissant, Cornélius toujours volé, craignant toujours d’être dupé par les hommes, les avait tous pris en haine, excepté le roi, qu’il estimait beaucoup. Il était tombé dans une excessive misanthropie, mais comme chez la plupart des avares, sa passion pour l’or, l’assimilation de ce métal avec sa substance avait été de plus en plus intime, et croissait d’intensité par l’âge.

Sa sœur elle-même excitait ses soupçons, quoiqu’elle fût peut-être plus avare et plus économe que son frère qu’elle surpassait en inventions de ladrerie. Aussi leur existence avait-elle quelque chose de problématique et de mystérieux. La vieille femme prenait si rarement du pain chez le boulanger, elle apparaissait si peu au marché, que les observateurs les moins crédules avaient fini par attribuer à ces deux êtres bizarres la connaissance de quelque secret de vie. Ceux qui se mêlaient d’alchimie disaient que maître Cornélius savait faire de l’or. Les savants prétendaient qu’il avait trouvé la panacée universelle.

Le jeune homme se rappela successivement toutes les traditions qui rendaient Cornélius un personnage tout à la fois curieux et redoutable. Quoique décidé par la violence de son amour à entrer dans cette maison, à y demeurer le temps nécessaire pour l’accomplissement de ses projets, il hésitait à risquer cette dernière démarche, tout en sachant, qu’il allait la faire. En amant digne d’aimer, le jeune homme craignait de mourir sans avoir été reçu à merci d’amour par la comtesse. Cette délibération secrète était si cruellement intéressante, qu’il ne sentait pas le froid sifflant dans ses jambes et sur les saillies des maisons. En entrant chez Cornélius, il devait se dépouiller de son nom, de même qu’il avait déjà quitté ses beaux vêtements de noble. Il lui était interdit, en cas de malheur, de réclamer les privilèges de sa naissance ou la protection de ses amis, à moins de perdre sans retour la comtesse de Saint-Vallier. En regardant les vêtements misérables sous lesquels il s’était déguisé, le gentilhomme eut honte de lui-même. À voir sa ceinture de cuir noir, ses gros souliers, ses chausses drapées, son haut-de- chausses de tiretaine et son justaucorps de laine grise, il ressemblait au clerc du plus pauvre sergent de justice. Pour un noble du quinzième siècle, c’était déjà la mort que de jouer le rôle d’un bourgeois sans sou ni maille, et de renoncer aux privilèges du rang. Mais grimper sur le toit de l’hôtel où pleurait sa maîtresse, descendre par la cheminée ou courir sur les galeries, et, de gouttière en gouttière, parvenir jusqu’à la fenêtre de sa chambre ; risquer sa vie pour être près d’elle sur un coussin de soie, devant un bon feu, pendant le sommeil d’un sinistre mari, dont les ronflements redoubleraient leur joie ; défier le ciel et la terre en se donnant le plus audacieux de tous les baisers ; ne pas dire une parole qui ne pût être suivie de la mort, ou, tout au moins, d’un sanglant combat ; toutes ces voluptueuses images et les romanesques dangers de cette entreprise décidèrent le jeune homme. Cette aventure était trop périlleuse, trop impossible pour n’être pas achevée.

En ce moment, toutes les cloches de la ville sonnèrent l’heure du couvre-feu, loi tombée en désuétude, mais dont l’observance subsistait dans les provinces où tout s’abolit lentement. À cette époque, les combles des maisons étaient une voie très fréquentée pendant la nuit. Les rues avaient si peu de largeur en province et même à Paris, que les voleurs sautaient d’un bord à l’autre. Craignant de se présenter trop tard à maître Cornélius, le gentilhomme allait quitter sa place pour heurter à la porte de la Malemaison, lorsqu’en la regardant, son attention fut excitée par une sorte de vision que les écrivains du temps eussent appelée cornue. Il se frotta les yeux comme pour s’éclaircir la vue, et mille sentiments divers passèrent dans son âme à cet aspect. De chaque côté de cette porte se trouvait une figure encadrée entre les deux barreaux d’une espèce de meurtrière. Il avait pris d’abord ces deux visages pour des masques grotesques sculptés dans la pierre, tant ils étaient ridés, anguleux, contournés, saillants, immobiles, de couleur tannée, c’est-à-dire bruns ; mais le froid et la lueur de la lune lui permirent de distinguer le léger nuage blanc que la respiration faisait sortir des deux nez violâtres ; puis, il finit par voir, dans chaque figure creuse, sous l’ombre des sourcils, deux yeux d’un bleu faïence qui jetaient un feu clair, et ressemblaient à ceux d’un loup couché dans la feuillée, qui croit entendre les cris d’une meute. La lueur inquiète de ces yeux était dirigée sur lui si fixement, qu’après l’avoir reçue pendant le moment où il examina ce singulier spectacle, il se trouva comme un oiseau surpris par des chiens à l’arrêt, il se fit dans son âme un mouvement fébrile, promptement réprimé. Ces deux visages, tendus et soupçonneux, étaient sans doute ceux de Cornélius et de sa sœur.

Il alla droit à la porte du torçonnier, et y frappa trois coups qui retentirent au dedans de la maison, comme si c’eût été l’entrée d’une cave. Une faible lumière passa sous le porche, et, par une petite grille extrêmement forte, un œil vint à briller. Il dit qu’il était un ami envoyé par Oosterlinck de Bruges et qu’il s’appelait Georges Goulenoire. Il montra ses créances. Il attendit environ un quart d’heure dans la rue. Ce laps de temps écoulé, il entendit Cornélius qui disait à sa sœur. – Ferme les chausse-trapes de la porte. Un cliquetis de chaînes et de fer retentit sous le portail. Georges entendit les verrous aller, les serrures gronder ; enfin une petite porte basse, garnie de fer s’ouvrit de manière à décrire l’angle le plus aigu par lequel un homme mince pût passer. Au risque de déchirer ses vêtements, Georges se glissa plutôt qu’il n’entra dans la Malemaison. Une vieille fille édentée guida silencieusement le soi-disant étranger dans une salle basse, tandis que Cornélius le suivait prudemment par derrière. Elle le fit asseoir près d’une cheminée non allumée. Les avares étaient en train de souper. Cornélius alla pousser deux volets de fer pour fermer sans doute les judas par lesquels il avait regardé si longtemps dans la rue, et vint reprendre sa place. Tout en mangeant, Cornélius examinait le faux novice avec autant de sollicitude et de perspicacité que s’il eût pesé de vieux besants. Georges, sentant un manteau de glace tomber sur ses épaules, était tenté de regarder autour de lui ; mais avec l’astuce que donne une entreprise amoureuse, il se garda bien de jeter un coup d’œil, même furtif, sur les murs ; car il comprit que si Cornélius le surprenait, il ne garderait pas un curieux en son logis.

L’argentier de Louis XI ressemblait à ce monarque, il en avait même pris certains gestes, comme il arrive assez souvent aux gens qui vivent ensemble dans une sorte d’intimité. Ce n’était certes pas un avare ordinaire, et sa passion cachait sans doute de profondes jouissances, de secrètes conceptions. Il posa quelques questions à son futur apprenti pour l’évaluer et le jeune homme sut répondre à toutes celles-ci. Cornélius portait une dalmatique, reste du magnifique costume qu’il portait jadis comme président du tribunal des Parchons, fonctions qui lui avaient valu l’inimitié du duc de Bourgogne, mais cet habit n’était plus alors qu’un haillon.

Georges n’avait point froid, il suait dans son harnais en tremblant d’avoir à subir d’autres questions. Jusque-là les instructions sommaires qu’un juif auquel il avait sauvé la vie venait de lui donner la veille, suffisaient grâce à sa mémoire et à la parfaite connaissance que le juif possédait des manières et des habitudes de Cornélius. Mais le gentilhomme qui, dans le premier feu de la conception, n’avait douté de rien, commençait à entrevoir toutes les difficultés de son entreprise. La gravité solennelle, le sang- froid du terrible Flamand, agissaient sur lui. Puis, il se sentait sous les verrous, et voyait toutes les cordes du grand-prévôt aux ordres de maître Cornélius. Cornélius demanda à Georges de revenir le lendemain. Alors Georges répondit : Par saint Bavon, monsieur, je suis Flamand, je ne connais personne ici, les chaînes sont tendues, je vais être mis en prison.

Le juron influença singulièrement le vieux Flamand qui proposa à Georges de rester dormir chez lui. La sœur de Cornélius n’avait pas confiance et elle trouvait que Georges ressemblait mieux à un voleur qu’à un Flamand. Georges remarqua que Cornélius était armé d’un pistolet. Il lui dit que s’il voulait seulement lui donner un sou sur chaque marc qu’il lui ferait gagner, il serait content. L’avare répondit qu’un sou était beaucoup.

Ils sortirent sous le porche et montèrent une vis en pierre, dont la cage ronde se trouvait à côté de la salle dans une haute tourelle. Au premier étage le jeune homme s’arrêta.

– Nenni, dit Cornélius. Diable ! ce pourpris est le gîte où le roi prend ses ébats.

L’architecte avait pratiqué le logement de l’apprenti sous le toit pointu de la tour où se trouvait la vis ; c’était une petite chambre ronde, tout en pierre, froide et sans ornement. Le gentilhomme remarqua tout par les jours de la vis, à la lueur de la lune qui jetait heureusement une vive lumière. Un grabat, une escabelle, une cruche et un bahut disjoint composaient l’ameublement de cette espèce de loge. Le jour n’y venait que par de petites baies carrées. Après avoir lancé sur son apprenti un dernier regard empreint de mille pensées, Cornélius ferma la porte à double tour, en emporta la clef, et descendit en laissant le gentilhomme aussi sot qu’un fondeur de cloches qui ne trouve rien dans son moule.

Seul sans lumière, assis sur une escabelle, et dans ce petit grenier d’où ses quatre prédécesseurs n’étaient sortis que pour aller à l’échafaud, le gentilhomme se vit comme une bête fauve prise dans un sac. Il sauta sur l’escabeau, se dressa de toute sa hauteur pour atteindre aux petites ouvertures supérieures d’où tombait un jour blanchâtre ; il aperçut la Loire, les beaux coteaux de Saint-Cyr, et les sombres merveilles du Plessis, où brillaient deux ou trois lumières dans les enfoncements de quelques croisées ; au loin, s’étendaient les belles campagnes de la Touraine, et les nappes argentées de son fleuve.

Georges savourait déjà les terribles émotions que son aventure lui avait promises, et se livrant à toutes les craintes du prisonnier quand il conserve une lueur d’espérance. Sa maîtresse s’embellissait à chaque difficulté. Ce n’était plus une femme pour lui, mais un être surnaturel entrevu à travers les brasiers du désir. Il entendit de légers frissonnements qui retentissaient dans la vis, il écouta fort attentivement, et alors ces mots : – « Il se couche ! » prononcés par la vieille, parvinrent à son oreille. Par un hasard ignoré de l’architecte, le moindre bruit se répercutait dans la chambre de l’apprenti, de sorte que le faux Goulenoire ne perdit pas un seul des mouvements de l’avare et de sa sœur qui l’espionnaient. Il se déshabilla, se coucha, feignit de dormir, et employa le temps pendant lequel ses deux hôtes restèrent en observation sur les marches de l’escalier à chercher les moyens d’aller de sa prison dans l’hôtel de Poitiers. Vers dix heures, Cornélius et sa sœur, persuadés que leur apprenti dormait, se retirèrent chez eux. Le gentilhomme étudia soigneusement les bruits sourds et lointains que firent les deux Flamands, et crut reconnaître la situation de leurs logements ; ils devaient occuper tout le second étage. cet étage était pris sur le toit d’où les croisées s’élevaient ornées de tympans découpés par de riches sculptures. La toiture était bordée par une espèce de balustrade qui cachait les chéneaux destinés à conduire les eaux pluviales que des gouttières figurant des gueules de crocodile rejetaient sur la rue. Le gentilhomme, qui avait étudié cette topographie aussi soigneusement que l’eût fait un chat, comptait trouver un passage de la tour au toit, et pouvoir aller chez madame de Saint-Vallier par les chéneaux, en s’aidant d’une gouttière ; mais il ignorait que les jours de sa tourelle fussent si petits, il était impossible d’y passer. Il résolut donc de sortir sur les toits de la maison par la fenêtre de la vis qui éclairait le palier du second étage. Pour accomplir ce hardi projet, il fallait sortir de sa chambre, et Cornélius en avait pris la clef. Par précaution, le jeune seigneur s’était armé d’un de ces poignards avec lesquels on donnait jadis le coup de grâce dans les duels à mort, quand l’adversaire vous suppliait de l’achever.

Le gentilhomme compta se servir du poignard pour scier le bois de la porte autour de la serrure. À l’aide du poignard, il put dévisser, non sans de grandes peines, la gâche qui le retenait prisonnier, et posa soigneusement les vis sur le bahut. Vers minuit, il se trouva libre et descendit sans souliers afin de reconnaître les localités. Il ne fut pas médiocrement étonné de voir toute grande ouverte la porte d’un corridor par lequel on entrait dans plusieurs chambres, et au bout duquel se trouvait une fenêtre donnant sur l’espèce de vallée formée par les toits de l’hôtel de Poitiers et de la Malmaison qui se réunissaient là. Rien ne pourrait expliquer sa joie, si ce n’est le vœu qu’il fit aussitôt à la sainte Vierge de fonder à Tours une messe en son honneur à la célèbre paroisse de l’Escrignoles. Après avoir examiné les hautes et larges cheminées de l’hôtel de Poitiers, il revint sur ses pas pour prendre son poignard ; mais il aperçut en frissonnant de terreur une lumière qui éclaira vivement l’escalier, et il vit Cornélius lui-même en dalmatique, tenant sa lampe, les yeux bien ouverts et fixés sur le corridor, à l’entrée duquel il se montra comme un spectre. Et le terrible Cornélius avançait toujours, il avançait comme avance l’heure de la mort pour le criminel. Dans cette extrémité, Goulenoire, servi par l’amour, retrouva toute sa présence d’esprit ; il se jeta dans l’embrasure d’une porte, s’y serra vers le coin, et attendit l’avare au passage. Quand le torçonnier qui tenait sa lampe en avant, se trouva juste dans le rumb du vent que le gentilhomme pouvait produire en soufflant, il éteignit la lumière. Cornélius grommela de vagues paroles et un juron hollandais ; mais il retourna sur ses pas.

Le gentilhomme courut alors à sa chambre, y prit son arme, revint à la bienheureuse fenêtre, l’ouvrit doucement et sauta sur le toit. Une fois en liberté sous le ciel, il se sentit défaillir tant il était heureux ; peut-être l’excessive agitation dans laquelle l’avait mis le danger, ou la hardiesse de l’entreprise, causait- elle son émotion, la victoire est souvent aussi périlleuse que le combat. Il s’accota sur un chéneau, tressaillant d’aise et se disant : – Par quelle cheminée dévalerai-je chez elle ? Il les regardait toutes. Avec un instinct donné par l’amour, il alla les tâter pour voir celle où il y avait eu du feu. Quand il se fut décidé, le hardi gentilhomme planta son poignard dans le joint de deux pierres, y accrocha son échelle, la jeta par la bouche de la cheminée, et se hasarda sans trembler, sur la foi de sa bonne lame, à descendre chez sa maîtresse. Il posa doucement les pieds sur des cendres chaudes ; il se baissa plus doucement encore, et vit la comtesse assise dans un fauteuil. À la lueur d’une lampe, pâle de bonheur, palpitante, la craintive femme lui montra du doigt Saint-Vallier couché dans un lit à dix pas d’elle. Croyez que leur baiser brûlant et silencieux n’eut d’écho que dans leurs cœurs !

 

 

 

 

Le lendemain, sur les neuf heures du matin, au moment où Louis XI sortit de sa chapelle, après avoir entendu la messe, il trouva maître Cornélius sur son passage. Il lui dit qu’il avait  trouvé le voleur de la chaîne de rubis et de tous les joyaux de l’électeur de Bavière. Il parla de son nouvel apprenti qui avait dévissé la serrure de sa chambre et était descendu dans le cabinet par la cheminée. Les gens de campagne l’avaient vu de bonne heure revenant chez Cornélius par les toits.

Le roi n’écoutait plus depuis longtemps. Il était tombé dans une de ces sombres méditations qui devinrent si fréquentes pendant les derniers jours de sa vie. Un profond silence régna. Puis il demanda au grand-prévôt Tristan de s’occuper de cette affaire.

Épuisé de fatigue, Georges dormait du plus profond sommeil. Au retour de son expédition galante, il ne s’était plus senti, pour se défendre contre des dangers lointains ou imaginaires auxquels il ne croyait peut-être plus, le courage et l’ardeur avec lesquels il s’était élancé vers de périlleuses voluptés. Aussi avait-il remis au lendemain le soin de nettoyer ses vêtements souillés, et de faire disparaître les vestiges de son bonheur. Ce fut une grande faute, mais à laquelle tout conspira. En effet, quand, privé des clartés de la lune qui s’était couchée pendant la fête de son amour, il ne trouva pas toutes les vis de la maudite serrure, il manqua de patience. Puis, avec le laisser-aller d’un homme plein de joie ou affamé de repos, il se fia aux bons hasards de sa destinée, qui l’avait si heureusement servi jusque-là. Il fit bien avec lui- même une sorte de pacte, en vertu duquel il devait se réveiller au petit jour ; mais les événements de la journée et les agitations de la nuit ne lui permirent pas de se tenir parole à lui-même. Cette insouciance le perdit. Pendant que l’argentier du roi revenait du Plessis-lès-Tours, accompagné du grand-prévôt et de ses redoutables archers, le faux Goulenoire était gardé par la vieille sœur, qui tricotait des bas pour Cornélius, assise sur une des marches de la vis, sans se soucier du froid.

Le jeune gentilhomme continuait les secrètes délices de cette nuit si charmante, ignorant le malheur qui accourait au grand galop. Il rêvait. Il se voyait sur un coussin, aux pieds de la comtesse ; la tête sur ses genoux chauds d’amour, il écoutait le récit des persécutions et les détails de la tyrannie que le comte avait fait jusqu’alors éprouver à sa femme ; il s’attendrissait avec la comtesse, qui était en effet celle de ses filles naturelles que Louis XI aimait le plus ; il lui promettait d’aller, dès le lendemain, tout révéler à ce terrible père, ils en arrangeaient les vouloirs à leur gré, cassant le mariage et emprisonnant le mari, au moment où ils pouvaient être la proie de son épée au moindre bruit qui l’eût réveillé.

La Marie du sommeil résistait-elle bien moins que la véritable Marie à ces regards langoureux, à ces douces prières, à ces magiques interrogations, à ces adroits silences, à ces voluptueuses sollicitations, à ces fausses générosités qui rendent les premiers instants de la passion si complètement ardents, et répandent dans les âmes une ivresse nouvelle à chaque nouveau progrès de l’amour. Suivant la jurisprudence amoureuse de cette époque, Marie de Saint-Vallier octroyait à son amant les droits superficiels de la petite oie. Elle se laissait volontiers baiser les pieds, la robe, les mains, le cou ; elle avouait son amour, elle acceptait les soins et la vie de son amant, elle lui permettait de mourir pour elle, elle s’abandonnait à une ivresse que cette demi-chasteté, sévère, souvent cruelle, allumait encore ; mais elle restait intraitable, et faisait, des plus hautes récompenses de l’amour, le prix de sa délivrance.

En ce temps, pour dissoudre un mariage, il fallait aller à Rome ; avoir à sa dévotion quelques cardinaux, et paraître devant le souverain pontife, armé de la faveur du roi. Marie voulait tenir sa liberté de l’amour, pour la lui sacrifier.

Au moment où peut-être la Marie rêvée allait oublier sa haute dignité de maîtresse, l’amant se sentit pris par un bras de fer, et la voix aigre- douce du grand-prévôt lui dit : – Allons, bon chrétien de minuit, qui cherchiez Dieu à tâtons, réveillons-nous !

Georges vit la face noire de Tristan et reconnut son sourire sardonique ; puis, sur les marches de la vis, il aperçut Cornélius, sa sœur, et derrière eux, les gardes de la prévôté. À ce spectacle, à l’aspect de tous ces visages diaboliques qui respiraient ou la haine ou la sombre curiosité de gens habitués à pendre, Georges Goulenoire se mit sur son séant et se frotta les yeux. Georges saisit son poignard caché sous le chevet du lit. Tristan reconnut Georges d’Estouteville, le neveu du grand-maître des arbalétriers. En entendant prononcer son véritable nom par Tristan, le jeune d’Estouteville pensa moins à lui qu’aux dangers que courait son infortunée maîtresse, s’il était reconnu. Pour écarter tout soupçon, il cria : – Ventre Mahom ! à moi les truands !

Après cette horrible clameur, jetée par un homme véritablement au désespoir, le jeune courtisan fit un bond énorme, et, le poignard à la main, sauta sur le palier. Mais les acolytes du grand-prévôt étaient habitués à ces rencontres. Quand Georges d’Estouteville fut sur la marche, ils le saisirent avec dextérité, sans s’étonner du vigoureux coup de lame qu’il avait porté à l’un d’eux, et qui, heureusement glissa sur le corselet du garde ; puis, ils le désarmèrent, lui lièrent les mains, et le rejetèrent sur le lit devant leur chef immobile et pensif.

Cornélius pensait recouvrer ses trésors volés. Le grand-prévôt était occupé à examiner attentivement les habits de Georges d’Estouteville et la serrure. Il lui demanda si c’était lui qui avait dévissé les clavettes. Georges refusa de répondre et demanda la permission de se vêtir. Sur un signe de leur chef, les estafiers habillèrent le prisonnier.

Une foule immense encombrait la rue du Mûrier. Les murmures du peuple allaient grossissant, et paraissaient les avant-coureurs d’une sédition. Dès le matin, la nouvelle du vol s’était répandue dans la ville. Partout l’apprenti, que l’on disait jeune et joli, avait réveillé les sympathies en sa faveur, et ranimé la haine vouée à Cornélius ; en sorte qu’il ne fut fils de bonne mère, ni jeune femme ayant de jolis patins et une mine fraîche à montrer, qui ne voulussent voir la victime. Quand Georges sortit, emmené par un des gens du prévôt, il se fit un horrible brouhaha. Soit pour revoir Philippe Goulenoire, soit pour le délivrer, les derniers venus poussèrent les premiers sur le piquet de cavalerie qui se trouvait devant la Malemaison.

En ce moment, Cornélius, aidé par sa sœur, ferma sa porte, et poussa ses volets avec la vivacité que donne une terreur panique. Tristan, qui n’avait pas été accoutumé à respecter le monde de ce temps-là, vu que le peuple n’était pas encore souverain, ne s’embarrassait guère d’une émeute. – Poussez, poussez ! dit-il à ses gens.

À la voix de leur chef, les archers lancèrent leurs montures vers l’entrée de la rue. En voyant un ou deux curieux tombés sous les pieds des chevaux, et quelques autres violemment serrés contre les murs où ils étouffaient, les gens attroupés prirent le sage parti de rentrer chacun chez eux.

Au moment où le premier mouvement de la foule eut lieu, Georges d’Estouteville était resté stupéfait en voyant à l’une des fenêtres de l’hôtel de Poitiers, sa chère Marie de Saint- Vallier, riant avec le comte. Elle se moquait de lui, pauvre amant dévoué, marchant à la mort pour elle. Mais, peut-être aussi, s’amusait-elle de ceux dont les bonnets étaient emportés par les armes des archers. Il faut avoir vingt-trois ans, être riche en illusions, oser croire à l’amour d’une femme, aimer de toutes les puissances de son être, avoir risqué sa vie avec délices sur la foi d’un baiser, et s’être vu trahi, pour comprendre ce qu’il entra de rage, de haine et de désespoir au cœur de Georges d’Estouteville, à l’aspect de sa maîtresse rieuse de laquelle il reçut un regard froid et indifférent. Elle était là sans doute depuis longtemps, car elle avait les bras appuyés sur un coussin ; elle y était à son aise, et son vieillard paraissait content. Il riait aussi, le bossu maudit ! Quelques larmes s’échappèrent des yeux du jeune homme ; mais quand Marie de Saint-Vallier le vit pleurant, elle se rejeta vivement en arrière. Puis, les pleurs de Georges se séchèrent tout à coup, il entrevit les plumes noires et rouges du page qui lui était dévoué. Le comte ne s’aperçut pas de la venue de ce discret serviteur, qui marchait sur la pointe des pieds. Quand le page eut dit deux mots à l’oreille de sa maîtresse, Marie se remit à la fenêtre. Elle se déroba au perpétuel espionnage de son tyran, et lança sur Georges un regard où brillaient la finesse d’une femme qui trompe son argus, le feu de l’amour et les joies de l’espérance.

– Je veille sur toi. Ce mot, crié par elle, n’eût pas exprimé autant de choses qu’en disait ce coup d’œil empreint de mille pensées, et où éclataient les terreurs, les plaisirs, les dangers de leur situation mutuelle. C’était passer du ciel au martyre, et du martyre au ciel. Aussi, le jeune seigneur, léger, content, marcha-t-il gaiement au supplice, trouvant que les douleurs de la question ne paieraient pas encore les délices de son amour.

Le roi avait envoyé un officier quérir le comte et la comtesse de Saint-Vallier, qu’il conviait à dîner. À peine le grand-prévôt avait-il atteint la levée du Plessis, que le comte et sa femme, tous deux montés, elle sur une mule blanche, lui sur son cheval, et suivis de deux pages, rejoignirent les archers, afin d’entrer tous de compagnie au Plessis-lès-Tours. Tous allaient assez lentement, Georges était à pied, entre deux gardes, dont l’un le tenait toujours par sa lanière. Tristan, le comte et sa femme, étaient naturellement en avant, et le criminel les suivait. Mêlé aux archers, le jeune page les questionnait, et parlait aussi parfois au prisonnier, de sorte qu’il saisit adroitement une occasion de lui dire à voix basse : – J’ai sauté par-dessus les murs du jardin, et suis venu apporter au Plessis une lettre écrite au roi par madame. Elle a pensé mourir en apprenant le vol dont vous êtes accusé. Ayez bon courage ! elle va parler de vous.

À une époque où le pouvoir de l’artillerie était à sa naissance, la position du Plessis, dès longtemps choisie par Louis XI pour sa retraite, pouvait alors être regardée comme inexpugnable. Le château, bâti de briques et de pierres, n’avait rien de remarquable ; mais il était entouré de beaux ombrages ; et, de ses fenêtres, l’on découvrait par les percées du parc  les plus beaux points de vue du monde. Louis XI occupait l’aile occidentale, et, de sa chambre, il pouvait voir, tout à la fois le cours de la Loire, de l’autre côté du fleuve, la jolie vallée qu’arrose la Choisille et une partie des coteaux de Saint-Cyr ; puis, par les croisées qui donnaient sur la cour, il embrassait l’entrée de sa forteresse et la levée par laquelle il avait joint sa demeure favorite à la ville de Tours.

Louis XI, arrivé à la cinquante-septième année de son âge, avait alors à peine trois ans à vivre, il sentait déjà les approches de la mort aux coups que lui portait la maladie. Délivré de ses ennemis, sur le point d’augmenter la France de toutes les possessions des ducs de Bourgogne, à la faveur d’un mariage entre le dauphin et Marguerite, héritière de Bourgogne, ménagé par les soins de Desquerdes, le commandant de ses troupes en Flandre ; ayant établi son autorité partout, méditant les plus heureuses améliorations, il voyait le temps lui échapper, et n’avait plus que les malheurs de son âge.

Le désir de vivre devenait en lui l’égoïsme d’un roi qui s’était incarné à son peuple, et il voulait prolonger sa vie pour achever de vastes desseins. Tout ce que le bon sens des publicistes et le génie des révolutions a introduit de changements dans la monarchie, Louis XI le pensa. L’unité de l’impôt, l’égalité des sujets devant la loi (alors le prince était la loi), furent l’objet de ses tentatives hardies. La veille de la Toussaint, il avait mandé de savants orfèvres, afin d’établir en France l’unité des mesures et des poids, comme il y avait établi déjà l’unité du pouvoir. Ce roi, qui écrasait tout, était écrasé par des remords, et plus encore par la maladie, au milieu de toute la poésie qui s’attache aux rois soupçonneux, en qui le pouvoir s’est résumé.

En attendant l’heure fixée pour son dîner, repas qui se faisait à cette époque entre onze heures et midi, Louis XI, revenu d’une courte promenade, était assis dans une grande chaire de tapisserie, au coin de la cheminée de sa chambre. Olivier-le-Daim et le médecin Coyctier se regardaient tous deux sans mot dire et restaient debout dans l’embrasure d’une fenêtre, en respectant le sommeil de leur maître.

En ce moment, Tristan et son cortège passaient sur le pont Sainte-Anne, qui se trouvait à deux cents pas de l’entrée du Plessis, sur le canal.

– Qui est-ce ? dit le roi.

Louis XI se leva, alla vers celle de ses croisées par laquelle il pouvait voir la ville ; alors il aperçut le grand-prévôt, et dit : – Ah ! ah ! voici mon compère avec son voleur. Voilà de plus ma petite Marie de Saint-Vallier. J’ai oublié toute cette affaire.

Imbert de Bastarnay, sire de Montrésor et de Bridoré, frappa doucement à l’huis royal. Sur le permis du roi, il entra pour lui annoncer le comte et la comtesse de Saint- Vallier. Louis XI fit un signe. Marie parut, suivie de son vieil époux, qui la laissa passer la première. La comtesse demanda au roi si elle pouvait lui parler en secret. Louis XI n’eut pas l’air d’avoir entendu. Puis il lui reprocha de n’avoir pas donné de ses nouvelles pendant trois ans. Il remarqua sa maigreur. Il demanda à l’avare pourquoi il laissait maigrir sa femme. Le jaloux jeta un regard si craintif à sa femme, qu’elle en eut presque pitié. Il répondit au roi que le bonheur était la cause de la maigreur de sa femme.

– Que me voulez-vous ? dit-il à sa fille au moment où le médecin s’en alla. Pour m’avoir envoyé votre...

Dans ce danger, Marie mit hardiment sa main sur la bouche du roi, en lui disant à l’oreille : – Je vous croyais toujours discret et pénétrant...

Louis XI comprit et dit à Saint-Vallier que Bridoré voulait l’entretenir de quelque chose.

Le comte sortit. Mais il fit un geste d’épaule, bien connu de sa femme, qui devina les pensées du terrible jaloux et jugea qu’elle devait en prévenir les mauvais desseins. La comtesse dit à son père que le jeune homme qui avait été arrêté était innocent. Il comprit qu’elle en était amoureuse et lui conseilla de se confesser pour ne pas aller en enfer. Comme il ne comprenait rien à cette affaire, il voulut laisser Tristan l’éclaircir. La comtesse lui dit que s’il accordait sa grâce au jeune homme, elle lui révélerait tout, même si elle devait être punie. Elle lui révéla qu’elle avait passé toute la nuit avec le jeune homme. Elle n’était pas faite pour aimer un truand. Ce gentilhomme était neveu du capitaine général des arbalétriers du roi.

Louis XI jeta sa fille loin de lui, toute tremblante, courut à la porte de sa chambre, mais sur la pointe des pieds, et de manière à ne faire aucun bruit. Depuis un moment, le jour d’une croisée de l’autre salle qui éclairait le dessous de l’huisserie lui avait permis de voir l’ombre des pieds d’un curieux projetée dans sa chambre. Il ouvrit brusquement l’huis garni de ferrures, et surprit le comte de Saint-Vallier aux écoutes. Le roi reprocha à ses gardes d’avoir laissé le comte l’espionner.

Louis rentra dans sa chambre ; mais il eut soin de tirer la portière en tapisserie qui formait en dedans une seconde porte destinée à étouffer moins le sifflement de la bise que le bruit des paroles du roi. Il reprit la conversation avec sa fille. Elle lui dit que Georges d’Estouteville l’aimait en tout bien tout honneur. Le roi ne s’attendait pas aux étranges confidences que sa fille finit par lui faire, après avoir stipulé le pardon de son mari.

En ce moment, la cloche du Plessis sonna le service du roi. Appuyé sur le bras de sa fille, Louis XI se montra les sourcils contractés, sur le seuil de sa porte, et trouva tous ses serviteurs sous les armes. Il jeta un regard douteux sur le comte de Saint-Vallier, en pensant à l’arrêt qu’il allait prononcer sur lui. Le profond silence qui régnait fut alors interrompu par les pas de Tristan, qui montait le grand escalier. Il vint jusque dans la salle, et, s’avançant vers le roi : – Sire, l’affaire est toisée.

Entre les mains des religieux, Georges avait fini par avouer le vol, après un moment de question.

La comtesse poussa un soupir, pâlit, ne trouva même pas de voix, et regarda le roi. Ce coup d’œil fut saisi par Saint-Vallier, qui dit à voix basse : – Je suis trahi, le voleur est de la connaissance de ma femme.

Le roi ordonna de mettre provisoirement le coupable en liberté. Il saurait le retrouver car ces voleurs avaient des retraites qu’ils aimaient, des terriers où ils se blottissaient. Puis il ordonna de faire savoir à Cornélius qu’il irait chez lui, le soir même, pour l’instruire du procès.

Il accusa le comte de Saint-Vallier d’avoir commis des crimes de lèse-majesté en laissant sa femme devenir si maigre. Il lui ordonna de préparer ses affaires pour un long voyage. Le comte s’occuperait des affaires du roi à Venise. La comtesse irait en son château du Plessis ; elle y serait, certes, en sûreté. En entendant ces mots, Marie pressa silencieusement le bras de son père, comme pour le remercier de sa clémence et de sa belle humeur. Quant à Louis XI, il se divertissait sous cape. Louis XI aimait beaucoup à intervenir dans les affaires de ses sujets, et mêlait volontiers la majesté royale aux scènes de la vie bourgeoise. Depuis longtemps, il n’avait pas trouvé l’occasion de se faire peuple, et d’épouser les intérêts domestiques d’un homme engarrié dans quelque affaire processive (vieux mot encore en usage à Tours), de sorte qu’il endossa passionnément les inquiétudes de maître Cornélius et les chagrins secrets de la comtesse de Saint-Vallier.

Le dîner fini, Louis XI emmena sa fille, son médecin, le grand-prévôt, et suivi d’une escorte de gens d’armes, vint à l’hôtel de Poitiers, où il trouva encore, suivant ses présomptions, le sire de Saint-Vallier qui attendait sa femme, peut-être pour s’en défaire. Louis XI donna l’ordre, non sans y joindre quelques instructions secrètes, à un lieutenant de la garde écossaise de prendre une escouade, et d’accompagner Saint-Vallier jusqu’à Venise.

Saint-Vallier partit en grande hâte, après avoir donné à sa femme un baiser froid qu’il aurait voulu pouvoir rendre mortel.

Lorsque la comtesse fut rentrée chez elle, Louis XI vint à la Malemaison, fort empressé de dénouer la triste farce qui se jouait chez son compère le torçonnier, se flattant, en sa qualité de roi, d’avoir assez de perspicacité pour découvrir les secrets des voleurs. Cornélius ne vit pas sans quelque appréhension la compagnie de son maître. Louis XI et Cornélius  allèrent dans le cabinet où le Lombard avait mis ses trésors. Là, Louis XI s’étant fait montrer d’abord la layette où étaient les joyaux de l’électeur de Bavière, puis la cheminée par laquelle le prétendu voleur avait dû descendre, convainquit facilement l’avare de la fausseté de ses suppositions, attendu qu’il ne se trouvait point de suie dans l’âtre, où il se faisait, à vrai dire, rarement du feu ; nulle trace de route dans le tuyau ; et, de plus, la cheminée prenait naissance sur le toit dans une partie presque inaccessible. Enfin, après deux heures de perquisitions empreintes de cette sagacité qui distinguait le génie méfiant de Louis XI, il lui fut évidemment démontré que personne n’avait pu s’introduire dans le trésor de son compère. Aucune marque de violence n’existait ni dans l’intérieur des serrures, ni sur les coffres de fer où se trouvaient l’or, l’argent et les gages précieux donnés par de riches débiteurs. Cornélius demanda au roi quel était donc l’objet de la venue du jeune homme si ce n’était pas le vol. Le roi lui conseilla de ne pas chercher à le savoir. Louis XI prétendit pouvoir trouver rapidement le vrai voleur et ordonna à Cornélius d’appeler sa sœur.  Cornélius hésita presque à laisser le roi tout seul dans la chambre où étaient ses trésors ; mais il sortit, vaincu par la puissance du sourire amer qui errait sur les lèvres flétries de Louis XI. Cependant, malgré sa confiance, il revint promptement suivi de la vieille. Le roi demanda à Cornélius et sa sœur s’ils avaient de la farine. La vieille fille alla chercher la farine et la montra au roi. Louis XI lui ordonna d’en verser sur le plancher. La vieille fille ne comprit pas. Cette proposition l’étonnait plus que n’eût fait la fin du monde.

Maître Cornélius commençant à concevoir, mais vaguement, les intentions du roi, saisit la poche, et la versa doucement sur le plancher. La vieille tressaillit, mais elle tendit la main pour reprendre la poche ; et, quand son frère la lui eut rendue, elle disparut en poussant un grand soupir.

Cornélius prit un plumeau, commença par un côté du cabinet à étendre la farine qui produisait comme une nappe de neige, en se reculant à mesure, suivi du roi qui paraissait s’amuser beaucoup de cette opération. Quand ils arrivèrent à l’huis, Louis XI dit à son compère : – Existe-t-il deux clefs de la serrure ?

– Non, sire.

Le roi regarda le mécanisme de la porte qui était maintenue par de grandes plaques et par des barres en fer ; les pièces de cette armure aboutissaient toutes à une serrure à secret dont la clef était gardée par Cornélius. Après avoir tout examiné, Louis XI fit venir Tristan, il lui dit de poster à la nuit quelques-uns de ses gens d’armes dans le plus grand secret et de rassembler toute son escorte pour se rendre au Plessis, afin de faire croire qu’il ne souperait pas chez maître Cornélius puis, il recommanda sur toute chose à l’avare de fermer assez exactement ses croisées pour qu’il ne s’en échappât aucun rayon de lumière, et de préparer un festin sommaire, afin de ne pas donner lieu de penser qu’il le logeât pendant cette nuit. Le roi partit chez son compère le torçonnier. Tout fut si bien disposé, que les voisins, les gens de ville et de cour pensèrent que le roi était retourné par fantaisie au Plessis, et devait revenir le lendemain soir souper chez son argentier.

Vers les huit heures du soir, au moment où le roi soupait en compagnie de son médecin, de Cornélius et du capitaine de sa garde écossaise, disant de joyeux propos, et oubliant qu’il était Louis XI malade et presque mort, le plus profond silence régnait au dehors, et les passants, un voleur même, aurait pu prendre la Malemaison pour quelque maison inhabitée.

Chacun se coucha. Le lendemain matin, Louis XI sortit le premier de son appartement, et se dirigea vers le trésor de Cornélius ; mais il ne fut pas médiocrement étonné en apercevant les marques d’un large pied semées par les escaliers et les corridors de la maison. Respectant avec soin ces précieuses empreintes, il alla vers la porte du cabinet aux écus, et la trouva fermée sans aucunes traces de fracture. Il étudia la direction des pas, mais comme ils étaient graduellement plus faibles, et finissaient par ne plus laisser le moindre vestige, il lui fut impossible de découvrir par où s’était enfui le voleur.

Le vieux Brabançon sortit en proie à une visible épouvante. Louis XI le mena voir les pas tracés sur les planchers ; et, tout en les examinant derechef, le roi, avant regardé par hasard les pantoufles de l’avare, reconnut le type de la semelle, dont tant d’exemplaires étaient gravés sur les dalles. Il ne dit mot, et retint son rire, en pensant à tous les innocents qui avaient été pendus. L’avare alla promptement à son trésor. Le roi, lui ayant commandé de faire avec son pied une nouvelle marque auprès de celles qui existaient déjà, le convainquit que le voleur n’était autre que lui-même.

Le roi fit venir dans son appartement les gens d’armes de guette. Ils avaient vu l’argentier descendre comme un chat le long des murs. Le roi dit à Cornélius que dix innocents avaient été pendus à cause de lui et qu’il encourait la peine de mort. Mais moyennant quelque bonne grosse amende au profit de l’épargne du roi, il se tirerait des griffes de sa justice. Cornélius devrait également faire bâtir au moins une chapelle en l’honneur de la Vierge.

Treize cent dix-sept mille écus de détournés ! C’était la somme que l’avare s’était volé à lui-même. Voilà l’aimant qui l’attirait toujours ici. Il sentait son trésor. Coyctier expliqua au roi que Cornélius était somnambule. Le médecin avait remarqué chez les somnambules des liaisons curieuses entre les affections de leur vie nocturne et leurs affaires, ou leurs occupations du jour. Dans cette occurrence, Coyctier expliqua que les gens faisaient leurs affaires en dormant. Comme Cornélius ne haïssait pas de thésauriser, il se serait livré tout doucement à sa plus chère habitude.

Par un singulier privilège de notre nature, entendait les propos du médecin et du roi, tout en restant presque engourdi par ses idées et par son malheur.

Coyctier expliqua que les noctambules n’ont au réveil aucun souvenir de leurs faits et gestes. Quand Louis XI fut seul avec son compère, il le regarda en ricanant à froid. Il lui dit que tous les trésors enfouis en France étaient au roi et que s’il aidait Cornélius à retrouver son trésor, il pourrait hardiment et sans crainte en faire le partage avec lui. L’avare répondit qu’il comptait lui l’offrir tout entier, après sa mort. Alors Louis XI lui dit qu’il n’aurait qu’à l’épier lui-même pendant que Cornélius ferait ses courses nocturnes. Un autre que le roi serait à craindre. Cornélius saurait bien lui prouver sa reconnaissance pour la bonté dont il usait envers son serviteur, en s’employant de ses quatre fers au mariage de l’héritière de Bourgogne avec monseigneur. Louis XI lui reprocha son comportement car Cornélius ne devait pas attendre cette occasion pour lui être utile. L’avare  lui vendait sa protection comme si c’était lui le maître et le roi son serviteur. Cornélius se défendit en rétorquant qu’il avait voulu le surprendre agréablement par la nouvelle des intelligences qu’il lui avait ménagées avec ceux de Gand ; et qu’il attendait la confirmation par l’apprenti d’Oosterlinck. Mais le roi n’aimait pas qu’on se mêle, malgré lui, de ses affaires. Il voulait du temps pour réfléchir.

Maître Cornélius retrouva l’agilité de la jeunesse pour courir à la salle basse, où était sa sœur. Il lui apprit que c’était lui le voleur. Elle pâlit par degrés, et sa face, dont il était si difficile de déchiffrer les altérations parmi les rides, se décomposa pendant que son frère lui expliquait et la maladie dont il était la victime, et l’étrange situation dans laquelle ils se trouvaient tous deux.

Cornélius ne savait pas si la conscience du roi, tout près qu’il soit de la mort, pourrait résister à treize cent dix-sept mille écus. Il fallait le prévenir, dénicher les merles, envoyer tous leurs trésors à Gand. Lorsque l’argentier eut jugé Louis XI, il se leva brusquement, comme un homme pressé de fuir un danger. À ce mouvement, sa sœur, trop faible ou trop forte pour une telle crise, tomba roide ; elle était morte. La vieille guenon n’avait jamais rien su faire à propos. Il lui ferma les yeux et la coucha sur le plancher ; mais alors il revint à tous les sentiments nobles et bons qui étaient dans le plus profond de son âme ; et, oubliant à demi son trésor inconnu : – Ma pauvre compagne, s’écria-t-il douloureusement, je t’ai donc perdue, toi qui me comprenais si bien ! Oh ! tu étais un vrai trésor. Le voilà, le trésor. Là-dessus, il s’assit, ne dit plus rien ; mais deux grosses larmes sortirent de ses yeux et roulèrent dans ses joues creuses ; puis, en laissant échapper plusieurs ha ! ha ! il ferma la salle et remonta chez le roi. Louis XI fut frappé par la douleur empreinte dans les traits mouillés de son vieil ami.

Cornélius lui dit que sa sœur venait de mourir. Il annonça au roi qu’il en faisait son héritier et lui donnait tout. Louis XI fut à demi attendri par le spectacle de cette étrange peine. Louis XI lui dit qu’ils retrouveraient le trésor par quelque belle nuit, et la vue de tant de richesses redonnerait à Cornélius cœur à la vie. Puis le roi s’en alla.

Après une si longue amitié, ces deux hommes trouvaient entre eux une barrière élevée par la défiance et par l’argent, lorsqu’ils s’étaient toujours entendus en fait d’argent et de défiance ; mais ils se connaissaient si bien, ils avaient tous deux une telle habitude l’un de l’autre, que le roi devait deviner, par l’accent dont Cornélius prononça l’imprudent Quand il vous plaira, sire ! la répugnance que sa visite causerait désormais à l’argentier, comme celui-ci reconnut une déclaration de guerre dans l’Adieu, mon compère ! dit par le roi. Aussi, Louis XI et son torçonnier se quittèrent-ils bien embarrassés de la conduite qu’ils devaient tenir l’un envers l’autre.

Le monarque possédait bien le secret du Brabançon ; mais celui-ci pouvait aussi, par ses relations, assurer le succès de la plus belle conquête que jamais roi de France ait pu faire, celle des domaines appartenant à la maison de Bourgogne, et qui excitaient alors l’envie de tous les souverains de l’Europe. Le mariage de la célèbre Marguerite dépendait des gens de Gand et des Flamands, qui l’entouraient. L’or et l’influence de Cornélius devaient puissamment servir les négociations entamées par Desquerdes, le général auquel Louis XI avait confié le commandement de l’armée campée sur la frontière de Belgique.

Soit que depuis cette matinée la santé de Louis XI eût empiré, soit que Cornélius eût contribué à faire venir en France Marguerite de Bourgogne, qui arriva effectivement à Amboise, au mois de juillet de l’année 1438, pour épouser le dauphin, auquel elle fut fiancée dans la chapelle du château, le roi ne leva point d’amende sur son argentier, aucune procédure n’eut lieu, mais ils restèrent l’un et l’autre dans les demi-mesures d’une amitié armée.

Heureusement pour le torçonnier, le bruit se répandit à Tours que sa sœur était l’auteur des vols, et qu’elle avait été secrètement mise à mort par Tristan. Autrement, si la véritable histoire y eût été connue, la ville entière se serait ameutée pour détruire la Malemaison.

Le torçonnier passa les premiers jours qui suivirent cette fatale matinée dans une occupation continuelle. Semblable aux animaux carnassiers enfermés dans une cage, il allait et venait, flairant l’or à tous les coins de sa maison, il en étudiait les crevasses, il en consultait les murs, redemandant son trésor aux arbres du jardin, aux fondations et aux toits des tourelles, à la terre et au ciel. Souvent il demeurait pendant des heures entières debout, jetant ses yeux sur tout à la fois, les plongeant dans le vide. Sollicitant les miracles de l’extase et la puissance des sorciers, il tâchait de voir ses richesses à travers les espaces et les obstacles. Il était rongé grièvement par les angoisses renaissantes du duel qu’il avait avec lui-même, depuis que sa passion pour l’or s’était tournée contre elle-même. Cornélius, tout à la fois le voleur et le volé, n’ayant le secret ni de l’un ni de l’autre, possédait et ne possédait pas ses trésors : torture toute nouvelle, toute bizarre, mais continuellement terrible.

Quelquefois, devenu presque oublieux, il laissait ouvertes les petites grilles de sa porte, et alors les passants pouvaient voir cet homme déjà desséché, planté sur ses deux jambes au milieu de son jardin inculte, y restant dans une immobilité complète, et jetant à ceux qui l’examinaient un regard fixe, dont la lueur insupportable les glaçait d’effroi. Si, par hasard, il allait dans les rues de Tours, vous eussiez dit d’un étranger ; il ne savait jamais où il était, ni s’il faisait soleil ou clair de lune. Souvent il demandait son chemin aux gens qui passaient, en se croyant à Gand, et semblait toujours en quête de son bien perdu.

Deux hommes avaient son secret, ce secret qu’il ne connaissait pas lui-même. Louis XI ou Coyctier pouvaient aposter des gens pour surveiller ses démarches pendant son sommeil, et deviner l’abîme ignoré dans lequel il avait jeté ses richesses au milieu du sang de tant d’innocents ; car auprès de ses craintes veillait aussi le Remords. Pour ne pas se laisser enlever, de son vivant, son trésor inconnu, il prit, pendant les premiers jours qui suivirent son désastre, les précautions les plus sévères contre son sommeil ; puis ses relations commerciales lui permirent de se procurer les antinarcotiques les plus puissants.

Cet homme si puissant, ce cœur endurci par la vie politique et la vie commerciale, ce génie obscur dans l’histoire, dut succomber aux horreurs du supplice qu’il s’était créé. Tué par quelques pensées plus aiguës que toutes celles auxquelles il avait résisté jusqu’alors, il se coupa la gorge avec un rasoir.

Cette mort coïncida presque avec celle de Louis XI, en sorte que la Malemaison fut entièrement pillée par le peuple. Quelques anciens du pays de Touraine ont prétendu qu’un traitant, nommé Bohier, trouva le trésor du torçonnier, et s’en servit pour commencer les constructions de Chenonceaux.

Heureusement pour Marie de Sassenage, le sire de Saint-Vallier mourut, comme on sait, dans son ambassade. Cette maison ne s’éteignit pas.

La comtesse eut, après le départ du comte, un fils dont la destinée est fameuse dans notre histoire de France, sous le règne de François Ier. Il fut sauvé par sa fille, la célèbre Diane de Poitiers, l’arrière-petite-fille illégitime de Louis XI.

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20 septembre 2025

Les proscrits (Balzac)

Ce récit de caractère historique et mystique parut en 1831 dans La Revue de Paris. ; ils étaient divisés en trois chapitres : Le Sergent de ville, Le Docteur en théologie, Le Poète. Ils font ensuite partie, sous cette forme, des Romans et Contes philosophiques (Paris, Gosselin, 1831), insérés dans le tome II. Avec la dédicace et la date d’octobre 1831 ils sont réunis à Louis Lambert et Séraphîta dans le Livre mystique, précédé d’une importante préface (Paris, Werdet, décembre 1835 ; réédité en février 1836). Ensuite, sans la dédicace, les Proscrits sont joints à Massimilla Doni, Gambara et Séraphîta dans le Livre des douleurs (Études philosophiques, Paris, Souverain, 1840, tomes VI-X), dont ils forment le deuxième tome. En 1846, sans la division en trois chapitres, ils entrent dans le tome III des Études philosophiques, 5e édition (tome XVI de la Comédie humaine, Paris, Furne).

Almæ Sorori. À ma douce sœur. Le livre est dédié à la sœur cadette de Balzac, Laure (1800-1871). Mariée en 1820 à un ingénieur des ponts-et-chaussées, Midy de la Greneray-Surville, dont elle eut deux enfants, Laure resta néanmoins toujours pour Balzac la tendre confidente qu’elle avait été pour lui dès leur enfance.

 

En 1308, il existait peu de maisons sur le Terrain (qui s’étendait, au XIVe siècle, à l’emplacement de l’actuel square Notre-Dame) formé par les alluvions et par les sables de la Seine, en haut de la Cité, derrière l’église Notre-Dame. Le premier qui osa se bâtir un logis sur cette grève soumise à de fréquentes inondations, fut un sergent de la ville de Paris qui avait rendu quelques menus services à messieurs du chapitre Notre-Dame ; en récompense, l’évêque lui bailla vingt-cinq perches (ancienne mesure agraire, centième de l’arpent. La perche d’Île-de-France valait 34 m2) de terre, et le dispensa de toute censive ou redevance pour le fait de ses constructions.

Sept ans avant le jour où commence cette histoire, Joseph Tirechair, l’un des plus rudes sergents de Paris, comme son nom le prouve, avait donc, grâce à ses droits dans les amendes par lui perçues pour les délits commis ès rues de la Cité, bâti sa maison au bord de la Seine, précisément à l’extrémité de la rue du Port-Saint-Landry (actuelle rue des Ursins).

Afin de garantir de tout dommage les marchandises déposées sur le port, la ville avait construit une espèce de pile en maçonnerie. Le sergent en avait profité pour asseoir son logis, en sorte qu’il fallait monter plusieurs marches pour arriver chez lui. Une ouverture ronde éclairait le grenier dans lequel la femme du sergent faisait sécher le linge du Chapitre, car elle avait l’honneur de blanchir Notre-Dame, qui n’était certes pas une mince pratique. Au premier étage étaient deux chambres qui, bon an mal an, se louaient aux étrangers à raison de quarante sous parisis pour chacune (valant douze deniers). Des tapisseries de Flandre garnissaient les murailles ; un grand lit orné d’un tour en serge verte, semblable à ceux des paysans, était honorablement fourni de matelas et recouvert de bons draps. Les locataires avaient pour sièges de grandes chaires en noyer sculpté, provenues sans doute du pillage de quelque château. Deux bahuts incrustés en étain, une table à colonnes torses, complétaient un mobilier digne des chevaliers bannerets (le chevalier banneret était le seigneur d’un fief comptant un nombre suffisant de vassaux pour lever un contingent du ban). Par l’un des fenêtres, on pouvait voir l’île Notre-Dame et l’île aux Vaches (qui furent réunies en 1614 pour former l’île Saint-Louis) mais aussi l’île Louviers (qui fut réunie, en 1843, à la rive droite de la Seine (actuel quai Henri-IV).  Le bas de la maison à Tirechair se composait d’une grande chambre où travaillait sa femme, et par où les locataires étaient obligés de passer pour se rendre chez eux, en gravissant un escalier pareil à celui d’un moulin. Un petit jardin conquis sur les eaux étalait au pied de cette humble demeure ses carrés de choux verts, ses oignons et quelques pieds de rosiers défendus par des pieux formant une espèce de haie. Une cabane construite en bois et en boue servait de niche à un gros chien, le gardien nécessaire de cette maison isolée. À cette niche commençait une enceinte où criaient des poules dont les œufs se vendaient aux chanoines. Le terrain, la Seine, le Port, la maison étaient encadrés à l’ouest par l’immense basilique de Notre-Dame, qui projetait au gré du soleil son ombre froide sur cette terre. Alors comme aujourd’hui, Paris n’avait pas de lieu plus solitaire, de paysage plus solennel ni plus mélancolique. La grande voix des eaux, le chant des prêtres ou le sifflement du vent troublaient seuls cette espèce de bocage, où parfois se faisaient aborder quelques couples amoureux pour se confier leurs secrets, lorsque les offices retenaient à l’église les gens du Chapitre.

Par une soirée du mois d’avril, en l’an 1308, Tirechair rentra chez lui singulièrement fâché. Depuis trois jours il trouvait tout en ordre sur la voie publique. En sa qualité d’homme de police, rien ne l’affectait plus que de se voir inutile. Il jeta sa hallebarde avec humeur, grommela de vagues paroles en dépouillant sa jaquette mi-partie de rouge et de bleu, pour endosser un mauvais hoqueton de camelot. Il maugréa d’un soin qui ne lui laissait rien à dire et regarda sa femme, laquelle ne soufflait mot en repassant les aubes et les surplis de la sacristie. Il reprocha à sa femme Jacqueline de choisir ses apprenties parmi des femmes folles de leur corps. L’ouvrière se prit à rougir, et guigna Jacqueline d’un air qui exprimait une crainte mêlée d’orgueil. Jacqueline lui répondit de ne pas se mêler de ce qu’il se passait dans ses occupations. Sinon, elle ne se chargerait plus de l’entretenir en joie et en santé.

Le sergent lui demanda si elle croyait qu’il avait envie de voir son logis rasé, sa hallebarde aux mains d’un autre et sa femme au pilori. Jacqueline trouvait son mari bien couard pour redouter le moindre grabuge en portant la hallebarde du parloir aux bourgeois (où se réunissaient les officiers municipaux, s’est appelé par la suite l’Hôtel de ville. Il était situé, au début du XIVe siècle, sur la rive droite de la Seine, près du grand Châtelet), et en vivant sous la protection du Chapitre. Elle l’emmena dans le jardinet pour lui dire que son ouvrière lui rapportait une pièce d’or dans leur épargne. Elle venait voir le joli petit clerc que Jacqueline et le sergent avaient dans la chambre dont la fenêtre avait vue sur la vaste étendue de la Seine. Le sergent rétorqua que cette dame ne saurait les tirer du traquenard où ils seraient tôt ou tard emboisés. Il craignait que le mari offensé se venge. Mais Jacqueline lui apprit que la belle dame était veuve. Elle  n’avait jamais parlé à leur gentil clerc, elle se contentait de le voir et de penser à lui. Sans elle, il serait déjà mort de faim, car elle était quasiment sa mère. Et lui, le chérubin, il était aussi facile de le tromper que de bercer un nouveau-né. Il était ruiné et ne le savait pas. Tirechair dit que les deux étrangers qu’ils hébergeaient sentaient le roussi. Il voulait les mettre à la porte vite et tôt. Les deux hôtes avaient pratiqué le culte de Marguerite Porrete, originaire du Hainaut, brûlée vive à Paris en 1210 pour avoir professé une doctrine hérétique, analogue au moderne quiétisme. Le seigneur couché au-dessus d’eux était plus sûrement sorcier que chrétien selon Tirechair. Il ordonna à sa femme de mettre leurs deux locataires à la porte : le vieux parce qu’il lui était suspect, le jeune parce qu’il était trop mignon. Le petit regardait toujours la lune, les étoiles et les nuages, en sorcier qui guettait l’heure de monter sur son balai ; l’autre sournois se servait bien certainement de ce pauvre enfant pour quelque sortilège.

Malgré le despotisme qu’elle exerçait au logis, Jacqueline resta stupéfaite en entendant l’espèce de réquisitoire fulminé par le sergent contre ses deux hôtes. En ce moment, elle regarda machinalement la fenêtre de la chambre où logeait le vieillard, et frissonna d’horreur en y rencontrant tout à coup la face sombre et mélancolique, le regard profond qui faisaient tressaillir le sergent, quelque habitué qu’il fût à voir des criminels.

À cette époque, petits et grands, clercs et laïques, tout tremblait à la pensée d’un pouvoir surnaturel. Le mot de magie était aussi puissant que la lèpre pour briser les sentiments, rompre les liens sociaux, et glacer la pitié dans les cœurs les plus généreux. La femme du sergent pensa soudain qu’elle n’avait jamais vu ses deux hôtes faisant acte de créature humaine.

Quoique la voix du plus jeune fût douce et mélodieuse comme les sons d’une flûte, elle l’entendait si rarement, qu’elle fut tentée de la prendre pour l’effet d’un sortilège. En se rappelant l’étrange beauté de ce visage blanc et rose, en revoyant par le souvenir cette chevelure blonde et les feux humides de ce regard, elle crut y reconnaître les artifices du démon. Elle se souvint d’être restée pendant des journées entières sans avoir entendu le plus léger bruit chez les deux étrangers. Elle fut complètement saisie par la peur, et voulut voir une preuve de magie dans l’amour que la riche dame portait à ce jeune Godefroid, pauvre orphelin venu de Flandre à Paris pour étudier à l’Université. Jacqueline montra à son mari les sous qu’elle avait reçus pour le loyer et lui demanda ce qu’il fallait en faire. Il lui conseilla de consulter le doyen du Chapitre. Jacqueline lui demanda aussi si elle devait prévenir cette noble et digne dame qu’elle hébergeait du danger qu’elle courait.

Tirechair, en homme vieilli dans les ruses de son métier, feignit de prendre l’inconnue pour une véritable ouvrière. En ce moment, six heures sonnèrent au clocher de Saint-Denis-du-Pas. Tout à coup des cris confus s’élevèrent sur la rive gauche de la Seine, derrière Notre-Dame, à l’endroit où fourmillaient les écoles de l’Université. À ce signal, le vieil hôte de Jacqueline se remua dans sa chambre. Le sergent, sa femme et l’inconnue entendirent ouvrir et fermer brusquement une porte, et le pas lourd de l’étranger retentit sur les marches de l’escalier intérieur.

Les visages de Jacqueline et du sergent offrirent tout à coup une expression bizarre dont fut saisie la dame. Rapportant, comme toutes les personnes qui aiment, l’effroi du couple à son protégé, l’inconnue attendit avec une sorte d’inquiétude l’événement qu’annonçait la peur de ses prétendus maîtres.

L’étranger resta pendant un instant sur le seuil de la porte pour examiner les trois personnes qui étaient dans la salle, en paraissant y chercher son compagnon. Le regard qu’il y jeta, quelque insouciant qu’il fût, troubla les cœurs. Il était vraiment impossible à tout le monde, et même à un homme ferme, de ne pas avouer que la nature avait départi des pouvoirs exorbitants à cet être en apparence surnaturel. L’étranger gardait cette attitude intrépide et sérieuse que contractent les hommes habitués au malheur, faits par la nature pour affronter avec impassibilité les foules furieuses, et pour regarder en face les grands dangers. Il semblait se mouvoir dans une sphère à lui, d’où il planait au-dessus de l’humanité. Ainsi que son regard, son geste possédait une irrésistible puissance. Son costume ajoutait encore aux idées qu’inspiraient les singularités de sa démarche ou de sa physionomie.

Il portait une espèce de surplis en drap noir, sans manches, qui s’agrafait par devant et descendait jusqu’à mi-jambe, en lui laissant le col nu, sans rabat. Son justaucorps et ses bottines, tout était noir. Il avait sur la tête une calotte en velours semblable à celle d’un prêtre, et qui traçait une ligne circulaire au-dessus de son front sans qu’un seul cheveu s’en échappât. C’était le deuil le plus rigide et l’habit le plus sombre qu’un homme pût prendre. Sans une longue épée qui pendait à son côté, soutenue par un ceinturon de cuir que l’on apercevait à la fente du surtout noir, un ecclésiastique l’eût salué comme un frère.

Quoiqu’il fût de taille moyenne, il paraissait grand ; mais en le regardant au visage, il était gigantesque.

Quand Godefroid se montra, le visage de la dame s’empourpra, elle trembla, tressaillit, et se fit un voile de ses mains blanches. Toute femme eût partagé cette émotion en contemplant un homme de vingt ans environ, mais dont la taille et les formes étaient si frêles qu’au premier coup d’œil vous eussiez cru voir un enfant ou quelque jeune fille déguisée. Son chaperon noir, semblable au béret des basques, laissait apercevoir un front blanc comme de la neige où la grâce et l’innocence étincelaient en exprimant une suavité divine, reflet d’une âme pleine de foi. L’amour respirait dans les milliers de boucles blondes qui retombaient sur ses épaules. Ses yeux bleus, pleins de vie et limpides, semblaient réfléchir le ciel. Les traits de son visage, la coupe de son front étaient d’un fini, d’une délicatesse à ravir un peintre. En  contemplant le visage de Godefroid avec un peu d’attention, peut-être y aurait-on reconnu l’espèce de flétrissure qu’imprime une grande pensée ou la passion. Jamais opposition ne fut-elle plus brusque ni plus vive que l’était celle offerte par la réunion de ces deux êtres. L’un était un Dieu, l’autre était un ange. Tous deux passèrent en silence.

Tirechair les compara à un diable et son page. Jacqueline trouvait malheureux pour une femme qu’un démon puisse prendre un si gentil visage ! Son mari voulait les dénoncer l’officialité (le tribunal ecclésiastique). Cela réveilla la dame amoureuse de Godefroid. Elle se présenta comme la comtesse Mahaut, en se levant avec une dignité qui rendit le sergent tout pantois. Elle lui conseilla d’éviter  de faire la plus légère peine à ses hôtes et d’honorer surtout le vieillard.  Elle l’avait vu chez le roi qui l’avait courtoisement accueilli. Tirechair était mal avisé de lui causer le moindre encombre. Quant à son séjour chez lui, la comtesse lui ordonna de n’en sonner mot, s’il aimait la vie.

Elle fit un signe à Jacqueline, et toutes deux montèrent à la chambre de Godefroid. La belle comtesse regarda le lit, les chaires de bois, le bahut, les tapisseries, la table, avec un bonheur semblable à celui du banni qui contemple, au retour, les toits pressés de sa ville natale, assise au pied d’une colline.

Jacqueline ouvrit un tiroir de la table, et montrait quelques parchemins. C’était un contrat qui attira soudain l’attention de la comtesse et où elle lut : GOTHOFREDUS COMES GANTIACUS (Godefroid, comte de Gand.). Elle dit qu’elle était contente. Puis elle s’en alla au port. Elle monta dans un bateau.

Jacqueline dit à son mari que la comtesse lui avait donné cent écus d’or. Tirechair n’aimait pas loger des seigneurs et des sorciers. Il partir faire sa ronde dans la rue malfamée de Champfleuri.

Jacqueline, restée seule au logis, monta précipitamment dans la chambre du seigneur inconnu pour tâcher d’y trouver quelques renseignements sur cette mystérieuse affaire. Elle ne put rien découvrir d’extraordinaire. Elle vit seulement sur la table une écritoire et quelques feuilles de parchemin ; mais comme elle ne savait pas lire, cette trouvaille ne pouvait lui rien apprendre. Un sentiment de femme la ramena dans la chambre du beau jeune homme, d’où elle aperçut par la croisée ses deux hôtes qui traversaient la Seine dans le bateau du passeur. Le jeune et le vieux descendirent du bateau puis se rendirent à l’ancienne école des Quatre-Nations (faculté des arts). L’illustre Sigier (le Sigier de Balzac a pour modèle non le Sigier historique mais le Siger immortel de Dante : « Cette lueur... est la lumière éternelle de Siger qui, enseignant dans la rue du Fouarre, syllogisa des vérités importunes » (Paradis, chant X) montait à sa chaire. Les étudiants sténographiaient l’improvisation du maître. La salle était pleine, non seulement d’écoliers, mais encore des hommes les plus distingués du clergé, de la cour et de l’ordre judiciaire. Il s’y trouvait des savants étrangers, des gens d’épée et de riches bourgeois. Ces leçons, ces dissertations, ces thèses soutenues par les génies les plus brillants du treizième et du quatorzième siècles, excitaient l’enthousiasme de nos pères ; elles étaient leurs combats de taureaux, leurs Théâtre-Italien, leur tragédie. La Théologie ne résumait pas seulement les sciences, elle était la science même et présentait un fécond avenir à ceux qui se distinguaient dans ces duels, où, comme Jacob, les orateurs combattaient avec l’esprit de Dieu. La chaire était la tribune de l’époque. Ce système vécut jusqu’au jour où Rabelais immola la philosophie de l’ergo sous ses terribles moqueries.

La Théologie se divisait en deux Facultés, celle de THÉOLOGIE proprement dite, et celle de DÉCRET. La Faculté de Théologie avait trois sections : la Scolastique, la Canonique et la Mystique. La THÉOLOGIE MYSTIQUE embrassait l’ensemble des révélations divines et l’explication des mystères. Cette branche de l’ancienne théologie était secrètement restée en honneur aux XVIIè et XVIIIè siècle. Jacob Bœhm, Swedenborg, Martinez Pasqualis, Saint-Martin (il est à peu près certain que Balzac reçut l’initiation martiniste vers 1825).

Au XIXè siècle, comme au temps du docteur Sigier, il s’agissait de donner à l’homme des ailes pour pénétrer dans le sanctuaire où Dieu se cache à nos regards. Le docteur Sigier était de haute taille et dans la force de l’âge. Sauvée de l’oubli par les fastes universitaires, sa figure offrait de frappantes analogies avec celle de Mirabeau. Elle était marquée au sceau d’une éloquence impétueuse, animée, terrible. Le docteur avait au front les signes d’une croyance religieuse et d’une ardente foi qui manquèrent à son Sosie. Sa voix possédait de plus une douceur persuasive, un timbre éclatant et flatteur.

Le pas des deux inconnus qui arrivèrent en ce moment attira l’attention générale. Le docteur Sigier, prêt à prendre la parole, vit le majestueux vieillard debout, lui chercha de l’œil une place, et n’en trouvant pas, tant la foule était grande, il descendit, vint à lui d’un air respectueux, et le fit asseoir sur l’escalier de la chaire en lui prêtant son escabeau. L’assemblée accueillit cette faveur par un long murmure d’approbation, en reconnaissant dans le vieillard le héros d’une admirable thèse récemment soutenue à la Sorbonne. L’enfant qui suivait le vieillard s’assit sur une des marches, et s’appuya contre la chaire, dans une pose ravissante de grâce et de tristesse. Le silence devint profond, le seuil de la porte, la rue même, furent obstrués en peu d’instants par une foule d’écoliers qui désertèrent les autres classes.

Le docteur Sigier devait résumer, en un dernier discours, les théories qu’il avait données sur la résurrection, sur le ciel et l’enfer, dans ses leçons précédentes. Sa curieuse doctrine répondait aux sympathies de l’époque, et satisfaisait à ces désirs immodérés du merveilleux qui tourmentent les hommes à tous les âges du monde. le docteur développait de merveilleuses théories relatives aux sympathies. Il expliquait dans un langage biblique les phénomènes de l’amour, les répulsions instinctives, les attractions vives qui méconnaissent les lois de l’espace, les cohésions soudaines des âmes qui semblent se reconnaître. Quant aux divers degrés de force dont étaient susceptibles nos affections, il les résolvait par la place plus ou moins rapprochée du centre que les êtres occupaient dans leurs cercles respectifs. Il révélait mathématiquement une grande pensée de Dieu dans la coordination des différentes sphères humaines. Selon lui, la Parole divine nourrissait la Parole spirituelle, la Parole spirituelle nourrissait la Parole animée, la Parole animée nourrissait la Parole animale, la Parole animale nourrissait la Parole végétale, et la Parole végétale exprimait la vie de la parole stérile.

Secouru par de nombreux passages empruntés aux livres sacrés, et desquels il se servait pour se commenter lui-même, pour exprimer par des images sensibles les raisonnements abstraits qui lui manquaient, il secouait l’esprit de Dieu comme une torche à travers les profondeurs de la création, avec une éloquence qui lui était propre et dont les accents sollicitaient la conviction de son auditoire. La poésie religieuse et profane, l’éloquence abrupte du temps avaient une large carrière dans cette immense théorie, où venaient se fondre tous les systèmes philosophiques de l’antiquité, mais d’où le docteur les faisait sortir, éclaircis, purifiés, changés. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel, le docteur Sigier construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de cercles à franchir. Il peuplait le ciel, les étoiles, les astres, le soleil. Au nom de saint Paul, il investissait les hommes d’une puissance nouvelle, il leur était permis de monter de monde en monde jusqu’aux sources de la vie éternelle. L’échelle mystique de Jacob était tout à la fois la formule religieuse de ce secret divin et la preuve traditionnelle du fait.

Il voyageait dans les espaces en entraînant les âmes passionnées sur les ailes de sa parole, et faisait sentir l’infini à ses auditeurs, en les plongeant dans l’océan céleste. Le docteur expliquait ainsi logiquement l’enfer par d’autres cercles disposés en ordre inverse des sphères brillantes qui aspiraient à Dieu, où la souffrance et les ténèbres remplaçaient la lumière et l’esprit. Les tortures se comprenaient aussi bien que les délices. Les termes de comparaison existaient dans les transitions de la vie humaine, dans ses diverses atmosphères de douleur et d’intelligence. Les sublimes résignations du christianisme apparaissent alors dans toute leur gloire. Il mettait les martyrs sur les bûchers ardents, et les dépouillait presque de leurs mérites, en les dépouillant de leurs souffrances. Il montrait l’ange intérieur dans les cieux, tandis que l’homme extérieur était brisé par le fer des bourreaux. Il peignait, il faisait reconnaître à certains signes célestes, des anges parmi les hommes. Il allait alors arracher dans les entrailles de l’entendement le véritable sens du mot chute, qui se retrouve en tous les langages.

Il demandait si nos guerres, si nos malheurs, si nos dépravations empêchaient le grand mouvement imprimé par Dieu à tous les mondes ? Il faisait rire de l’impuissance humaine en montrant nos efforts effacés partout. Les Écritures dont il avait fait une étude particulière lui fournissaient les armes sous lesquelles il apparaissait à son siècle pour en presser la marche. Il couvrait comme d’un manteau sa hardiesse sous un grand savoir, et sa philosophie sous la sainteté de ses mœurs. En ce moment, après avoir mis son auditoire face à face avec Dieu, après avoir fait tenir le monde dans une pensée, et dévoilé presque la pensée du monde, il contempla l’assemblée silencieuse, palpitante, et interrogea l’étranger par un regard. Il termina son discours par cette phrase : « Dieu, c’est la lumière ! »

Au moment où le docteur Sigier, la face ardente, la main levée, prononçait cette grande parole, un rayon de soleil pénétra par un vitrail ouvert, et fit jaillir comme par magie une source brillante, une longue et triangulaire bande d’or qui revêtit l’assemblée comme d’une écharpe. Toutes les mains battirent, car les assistants acceptèrent cet effet du soleil couchant comme un miracle. Un cri unanime s’éleva : – Vivat ! vivat ! Le ciel lui-même semblait applaudir.

Godefroid, saisi de respect, regardait tour à tour le vieillard et le docteur Sigier qui se parlaient à voix basse. Le vieillard voulait éterniser sa reconnaissance envers Sigier. Sigier lui demanda une ligne pour obtenir l’immortalité humaine. L’inconnu lui répondit qu’il ne pouvait donner ce qu’il n’avait point.

Accompagnés par la foule qui, semblable à des courtisans autour de leurs rois, se pressait sur leurs pas, en laissant entre elle et ces trois personnages une respectueuse distance, Godefroid, le vieillard et Sigier marchèrent vers la rive fangeuse où dans ce temps il n’y avait point encore de maisons, et où le passeur les attendait. Le docteur et l’étranger ne s’entretenaient ni en latin ni en langue gauloise, ils parlaient gravement un langage inconnu. Enfin le docteur salua le vieillard et vit partir le bateau du passeur. Godefroid pleura et le vieil homme lui laissa aussi voir son émotion. Il lui dit qu’il pleurait son pays où à l’horizon, il voyait une ville d’or semblable à la Jérusalem céleste. Une ville dont le nom ne devait pas sortir de sa bouche. C’était tout pour lui : sa mère et son enfant, son épouse et sa gloire ! Il en avait été proscrit. Depuis cette heure, il avait eu l’univers pour cachot. Il espérait pourtant triompher.

Le vieillard était debout, dans une attitude prophétique et regardait dans les airs vers le sud, en montrant sa patrie à travers les régions du ciel. Il lui demanda à Godefroid ce qu’il pouvait regretter à son âge. Le jeune homme regrettait une patrie plus belle que toutes les patries de la terre, une patrie qu’il n’avait point vue et dont il avait souvenir. Il voulait aller là-haut. En entendant ce mot, l’étranger tressaillit, arrêta son regard lourd sur le jeune homme, et le fit taire. Tous deux ils s’entretinrent par une inexplicable effusion d’âme en écoutant leurs vœux au sein d’un fécond silence, et voyagèrent fraternellement comme deux colombes qui parcourent les cieux d’une même aile, jusqu’au moment où la barque, en touchant le sable du Terrain, les tira de leur profonde rêverie. Tous deux, ensevelis dans leurs pensées, marchèrent en silence vers la maison du sergent. Le grand étranger se disait que ce pauvre petit se croyait un ange banni du ciel. Il ne pouvait le détromper, lui enlevé si souvent par un pouvoir magique loin de la terre ; lui qui appartenait à Dieu ; lui qui était pour lui-même un mystère. La croyance de Godefroid le conduirait sans doute en quelque sentier lumineux semblable à celui dans lequel le vieillard marchait. Mais, si Godefroid était beau comme un ange, n’était-il pas trop faible pour résister à de si rudes combats !

La voix de Sigier leur avait célestement déduit à tous deux les mystères du monde moral ; le grand vieillard devait les revêtir de gloire ; l’enfant les sentait en lui-même sans pouvoir en rien exprimer ; tous trois, ils exprimaient par de vivantes images la Science, la Poésie et le Sentiment.

En rentrant au logis, l’étranger s’enferma dans sa chambre, alluma sa lampe inspiratrice, et se confia au terrible démon du travail, en demandant des mots au silence, des idées à la nuit. Godefroid s’assit au bord de sa fenêtre, regarda tour à tour les reflets de la lune dans les eaux, étudia les mystères du ciel. Livré à l’une de ces extases qui lui étaient familières, il voyagea de sphère en sphère, de visions en visions, écoutant et croyant entendre de sourds frémissements et des voix d’anges, voyant ou croyant voir des lueurs divines au sein desquelles il se perdait, essayant de parvenir au point éloigné, source de toute lumière, principe de toute harmonie.

Minuit sonna. En ce moment, le vieillard entendit avec horreur dans la chambre voisine un gémissement qui se confondit avec la chute d’un corps lourd que l’oreille expérimentée du banni reconnut pour être un cadavre. Il sortit précipitamment, entra chez Godefroid, le vit gisant comme une masse informe, aperçut une longue corde serrée à son cou et qui serpentait à terre. Quand il l’eut dénouée, l’enfant ouvrit les yeux. Il se croyait dans le ciel. Le vieillard le détrompa. Godefroid marcha dans la ceinture de lumière tracée par la lune à travers la chambre dont le vitrail était ouvert, il revit la Seine frémissante, les saules et les herbes du Terrain. Godefroid, en laissant l’étranger lui passer à plusieurs reprises les mains sur le cou pour examiner l’endroit où les efforts de la corde avaient porté, reconnut avoir voulu se tuer. Le vieillard présuma que le clou avait promptement cédé au poids du corps, et que ce fatal essai s’était terminé par une chute sans danger. Le vieillard lui demanda pourquoi. Godefroid répondit avoir entendu la voix d’en haut ! Elle l’appelait par son nom ! Elle le conviait au ciel ! Le vieillard en enlaçant Godefroid dans ses bras et le pressant avec enthousiasme sur son cœur lui dit qu’il était poète et savait monter intrépidement sur l’ouragan. Le vieillard serra convulsivement la main de Godefroid, et tous deux contemplèrent le firmament dont les étoiles semblaient verser de caressantes poésies qu’ils entendaient. Le vieillard lui expliqua que pour revenir, Godefroid dans sa patrie céleste, et lui dans sa patrie terrestre, ils devaient obéir à la voix de Dieu. Il lui expliqua qu’il traversait la cité des douleurs ! À s’y promener, il s’était usé le cœur. Oh ! fouiller dans les tombes pour leur demander d’horribles secrets ; essuyer des mains altérées de sang, les compter pendant toutes les nuits, les contempler levées vers lui, en implorant un pardon qu’il ne pouvait accorder ; étudier les convulsions de l’assassin et les derniers cris de sa victime ; écouter d’épouvantables bruits et d’affreux silences. Toujours évoquer les morts, pour toujours les traduire et les juger, était-ce donc une vie ?

Godefroid lui répondit qu’il allumait en lui un feu qui le dévorait. Pourtant le vieillard continua. Pendant un moment, l’étranger fixa sur Godefroid ses grands yeux éteints et abattus ; puis, il étendit le doigt vers la terre : vous eussiez cru voir alors un gouffre entr’ouvert à son commandement.

Une lutte terrible bouleversa son âme, vint réagir sur sa forme extérieure ; et quelque puissant qu’il parût être, il plia comme une herbe qui se courbe sous la brise messagère des orages. Godefroid resta silencieux, immobile, enchanté ; une force inexplicable le cloua sur le plancher. Il ne sentit plus son propre corps.

Le vieillard lui raconta qu’en parcourant les régions des éternels supplices, il était préservé de la mort par le manteau d’un Immortel, ce vêtement de gloire dû au génie et que se passaient les siècles. En accomplissant son pèlerinage à travers les sombres régions d’en bas, il était parvenu de douleur en douleur, de crime en crime, de punitions en punitions, de silences atroces en cris déchirants sur le gouffre supérieur aux cercles de l’Enfer. Il voyait dans le lointain la clarté du Paradis qui brillait à une distance énorme, il était dans la nuit, mais sur les limites du jour. Il volait, emporté par son guide, entraîné par une puissance semblable à celle qui pendant nos rêves nous ravit dans les sphères invisibles aux yeux du corps.

Il allait atteindre les champs de l’air où, vers le paradis, les masses de lumière se multiplient, où l’on fend facilement l’azur, où les innombrables mondes jaillissent comme des fleurs dans une prairie. Là, sur la dernière ligne circulaire qui appartenait encore aux fantômes qu’il laissait derrière lui, semblable à des chagrins qu’on veut oublier, il vit une grande ombre. Debout et dans une attitude ardente, cette âme dévorait les espaces du regard, ses pieds restaient attachés par le pouvoir de Dieu sur le dernier point de cette ligne où elle accomplissait sans cesse la tension pénible par laquelle nous projetons nos forces lorsque nous voulons prendre notre élan, comme des oiseaux prêts à s’envoler. Il reconnut un homme, cet homme ne le regarda, ne l’entendit pas ; tous ses muscles tressaillaient et haletaient ; par chaque parcelle de temps, il semblait éprouver sans faire un seul pas la fatigue de traverser l’infini qui le séparait du paradis où sa vue plongeait sans cesse, où il croyait entrevoir une image chérie.

Sur la dernière porte de l’Enfer comme sur la première, il lut une expression de désespoir dans l’espérance. Il se réfugia près de son guide dont la protection le rendit à la paix et au silence. Ils virent un saphir flottant au-dessus de leurs têtes dans les abîmes de lumière. La SPLENDEUR devint distincte, elle grandit ; le vieillard aperçut bientôt le nuage glorieux au sein duquel allaient les anges.

Une noble tête, de laquelle il était impossible de supporter l’éclat sans avoir revêtu le manteau, le laurier, la palme, attribut des Puissances, s’élevait au-dessus de cette nuée aussi blanche, aussi pure que la neige. C’était une lumière dans la lumière ! Ses ailes en frémissant semaient d’éblouissantes oscillations dans les sphères par lesquelles il passait. Il vit l’archange dans sa gloire !

Il tenait à la main une palme verte, et de l’autre un glaive flamboyant ; la palme, pour en décorer l’ombre pardonnée ; le glaive, pour faire reculer l’Enfer entier par un seul geste. À son approche, ils sentirent les parfums du ciel qui tombèrent comme une rosée. Dans la région où demeura l’Ange, l’air prit la couleur des opales, et s’agita par des ondulations dont le principe venait de lui. Il arriva, regarda l’ombre, lui dit : – À demain ! Puis il se retourna vers le ciel par un mouvement gracieux, étendit ses ailes, franchit les sphères comme un vaisseau fend les ondes en laissant à peine voir ses blanches voiles à des exilés laissés sur quelque plage déserte.

L’ombre poussa d’effroyables cris auxquels les damnés répondirent depuis le cercle le plus profondément enfoncé dans l’immensité des mondes de douleur jusqu’à celui plus paisible à la surface duquel le vieillard et son protecteur se trouvaient.

Puis tout à coup l’ombre prit son vol à travers la cité dolente et descendit de sa place jusqu’au fond même de l’Enfer ; elle remonta subitement, revint, se replongea dans les cercles infinis, les parcourut dans tous les sens, semblable à un vautour qui, mis pour la première fois dans une volière, s’épuise en efforts superflus. L’ombre avait le droit d’errer ainsi, et pouvait traverser les zones de l’Enfer, glaciales, fétides, brûlantes, sans participer à leurs souffrances.

Dieu ne lui a point infligé de punition, lui avait dit le maître ; mais aucune de ces âmes de qui tu as successivement contemplé les tortures, ne voudrait changer son supplice contre l’espérance sous laquelle cette âme succombe. En ce moment, l’ombre revint près de nous, ramenée par une force invincible qui la condamnait à sécher sur le bord des enfers. Le divin guide du vieillard, qui devina sa curiosité, toucha de son rameau le malheureux occupé peut-être à mesurer le siècle de peine qui se trouvait entre ce moment et ce lendemain toujours fugitif. L’ombre tressaillit, et leur jeta un regard plein de toutes les larmes qu’elle avait déjà versées. Elle raconta son histoire. C’était Honorino qui avait perdu son amour Térésa Donati. Il s’était tué pour la rejoindre. Depuis, elle était là-haut et lui en enfer. Le vieillard demanda à son protecteur si Honorino serait délivré. Le père de la poésie inclina doucement la tête en signe d’assentiment.

Les deux proscrits, les deux poètes tombèrent sur terre de toute la hauteur qui nous sépare des cieux. Le douloureux brisement de cette chute courut comme un autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique. La lourde et sonore démarche d’un homme d’armes dont l’épée, dont la cuirasse et les éperons produisaient un cliquetis ferrugineux retentit dans l’escalier ; puis un soldat se montra bientôt devant l’étranger surpris. Il lui annonça qu’il pouvait rentrer à Florence.

Ô ma Florence ! cria vivement D ANTE A LIGHIERI qui se dressa sur ses pieds, regarda dans les airs, crut voir l’Italie, et devint gigantesque.

– Et moi ! quand serai-je dans le ciel ? dit Godefroid qui restait un genou en terre devant le poète immortel, comme un ange en face du sanctuaire.

– Viens à Florence ! lui dit Dante d’un son de voix compatissant. Va ! quand tu verras ses amoureux paysages du haut de Fiesole, tu te croiras au paradis.

Pour la première, pour la seule fois peut-être, la sombre et terrible figure de Dante respira une joie ; ses yeux et son front exprimaient les peintures de bonheur qu’il a si magnifiquement prodiguées dans son Paradis. Il lui semblait peut-être entendre la voix de Béatrix. En ce moment, le pas léger d’une femme et le frémissement d’une robe retentirent dans le silence. L’aurore jetait alors ses premières clartés. La belle comtesse Mahaut entra, courut à Godefroid. C’était la comtesse qui annonça à Godefroid qu’elle était sa mère. Sa naissance était reconnue, ses droits seraient sous la protection du roi de France, et il trouverait un paradis dans le cœur de sa mère.

17 août 2025

La Peau de chagrin (Balzac)

La Peau de chagrin (Balzac).

 

Dans les années 1830, Balzac est surtout journaliste ; de ce métier exaltant et appauvrissant, il ne se défera qu'avec peine et progressivement, sous la pression de la grande oeuvre à écrire, de cette Peau de chagrin qui l'accablera de travail pendant les six premiers mois de 1831. Bien que Balzac ne se soit à aucun moment laissé embrigader dans le mouvement romantique, il ne saurait se soustraire à cette vague de fond qui a porté la révolution de Juillet.

 

Les dernières oeuvres de Balzac de 1830 et celles de 1831 portent la marque de l'esthétique romantique, plus sans doute que les romans de Stendhal écrits à la même époque. Balzac se montre infiniment sensible aux modes. Que le public s'engoue d'Hoffman et réclame du surnaturel ou de l'exotique, Balzac lui donne en retour l'Elixir de longue vie et Une passion dans le désert.

 

Balzac s'est toujours défendu d'avoir connu Hoffman avant de penser la Peau de chagrin. Les hallucinations de la peau de chagrin (Raphaël chez l'antiquaire), des Proscrits (la vision de Dante, inspiré aussi du poète italien) révèlent quelque parenté avec la manière d'Hoffman mais nulle part on ne surprend Balzac en flagrant délit d'imitation.

 

Une influence romantique moins connue s'est par contre profondément exercée sur Balzac : celle des peintres.

Il leur réserve une grande place dans son oeuvre. Il a souvent rencontré Delacroix chez Nodier. Delacroix a l'honneur de figurer sous un masque dans la Peau de chagrin. On sait que Balzac lui-même fait quelques incursions dans le Journal de Delacroix.

 

Si Balzac ne fait jamais de l'atroce pour l'atroce, c'est qu'il a déjà dépassé l'âge ingrat de son romantisme. Une curiosité sans repos de Balzac s'ouvre aux problèmes de la religion, de la philosophie, de l'occultisme, de la magie, des phénomènes psychiques et magnétiques ; des notes s'amoncellent, qui ont trait à l'immortalité de l'âme, peut-être à la nature de la vie et de la volonté. Les excès dans l'horrible et le grotesque, Balzac sous des noms d'emprunt (Horace de Saint-Aubin), les avaient tous commis et en commençant la Comédie humaine, il s'en était donc du même coup délivré.

 

La Peau de chagrin parut en août 1831 et fut épuisée en quelques jours. Au parti pris d'extériorité qui caractérisait la conception des Scènes de la vie privée a donc succédé, par un semblable excès, un parti pris d'intériorité. Effet de cette nouvelle structure esthétique, le héros des Romans et contes philosophiques voit grandir démesurément ses forces intérieures libérées de leurs entraves naturelles. Grandir jusqu'au surnaturel et placer l'artiste en face d'un nouveau problème d'expression.

 

Comme les Scènes de la vie privée, les Romans et Contes philosophiques montrent donc l'auteur en quête de son personnage ou, si l'on veut, le personnage balzacien en quête de lui-même. Le Balzac de 1830 semblait rêver d'un héros qui incarnerait une passion. Les premières réalisations de 1831 sont loin de répondre à cette conception. L'écrivain se contente de suggérer la présence, au fond de son héros, d'une force inconnue. Celle-ci, qui ne peut se formuler dans un caractère en voie de destruction, mais jaillit d'un regard ou d'une convulsion du corps, reste innomée.

 

La peau de chagrin, selon Balzac, et la formule de la vie humaine, abstraction faite des individualités. Tout y est mythe et figure. Elle est donc le point de départ de mon ouvrage. Après viendront se grouper des nuances en nuance, les individualités, les existences particulières.

Pour la première fois Balzac suit un personnage cohérent et dynamique tout au long de sa destinée. Le prologue du roman met brusquement le lecteur en présence d'un personnage voilé. Mais cette silhouette d'inconnu ne tarde pas à prendre la forme d'un portrait visionnaire. Rien qui permette de déceler sur ce visage l'économie subtile d'un caractère ; entraîné par son don de seconde vue, l'écrivain y  montre une âme déchirée entre le bien et le mal, la vie et la mort. Avant d'être un personnage psychologique, le héros, tout ombres et flammes, est un personnage mythique. Et se précise une antithèse primitive, puissante et simple, qui jette sur la scène une lumière symbolique.

 

Le héros, disputé entre la vie et la mort, joue sa destinée, perd, se prépare à mourir. Tout le prologue nous ramène à cet être solitaire aux prises avec ses deux ombres tentatrices : « il marchait comme au milieu d'un désert, coudoyé par des hommes qu'il ne ne voyait pas, n'écoutant à travers les clameurs populaires qu'une seule voix, celle de la mort et quand une claire figure de femme lui apparut au seuil d'un marchand d'estampes, cette dernière image du luxe et de l'élégance s'éclipsa comme allait s'éclipser sa vie.

 

On se lasserait de ce personnage en noir et blanc si une scène inattendue ne lui faisait subir une première métamorphose : c'est la fameuse visite chez l'antiquaire.

Pour humaniser son héros, Balzac cherche les signes indubitables de son individualité. Comment la montrerait-il mieux que par cette confession d'un homme à moitié ivre qui revoit sa jeunesse-à plus forte raison si cet homme, pour la plus grande part, c'est lui-même.

 

À sa propre jeunesse Balzac emprunte les détails concrets qui donneront le caractère de la vraisemblance à l'existence de Raphaël. Il raconte la dure expérience de la solitude, les débuts d'un écrivain à Paris, les obstacles que la misère a dressés devant ses premiers désirs. Ces oppositions entre la puissance surnaturelle de l'âme et la vie visible à fleur de terre resteront une des constantes de l'esthétique balzacienne.

 

 

Balzac se garde de laisser la vie du héros se confondre avec aucun sentiment : le propre de Raphaël sera justement de ne jamais faire corps avec son sentiment, de s'en dégager parfois brusquement comme s'il quittait un vêtement usé. Ce qui explique la curieuse alternance des passions qui n'a rien à voir avec les intermittences du coeur ; de l'étude à l'amour, de l'amour à la débauche, presque sans transitions ou des transitions rapidement notées de l'extérieur avec des mots et non des faits.

 

En décrivant dans son héros la courbe de cette maladie imaginaire, l'écrivain invente un nouveau langage symbolique qui exprime à l'aide des données concrètes de l'observation la progression de la vie et des passions. Dans une seule expression se confondent déjà le visible et l'invisible, la forme immobile et le temps qui l'emporte. En somme le héros balzacien a trouvé son unité.

 

Dès la fin de 1830 Balzac avait fait paraître dans la Caricature un fragment du roman qu'il était en train d'écrire ou de méditer ; ce texte intitulé Le Dernier Napoléon correspond aux premières pages de l'oeuvre ; il fut passablement modifié par la suite.

 

À monsieur Savary,

membre de l’Académie des Sciences.

 

Le talisman

 

 

Vers la fin du mois d’octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s’ouvraient, conformément à la loi qui protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il monta l’escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36. Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouiller de votre chapeau. Est-ce une parabole évangélique et providentielle ! N’est-ce pas plutôt une manière de conclure un contrat infernal avec vous en exigeant je ne sais quel gage ? Mais, sachez-le bien, à peine avez-vous fait un pas vers le tapis vert, déjà votre chapeau ne vous appartient pas plus que vous ne vous appartenez à vous-même : vous êtes au jeu, vous, votre fortune, votre coiffe, votre canne et votre manteau. À votre sortie, le JEU vous démontrera, par une atroce épigramme en action, qu’il vous laisse encore quelque chose en vous rendant votre bagage. L’étonnement manifesté par l’étranger quand il reçut une fiche numérotée en échange de son chapeau, dont heureusement les bords étaient légèrement pelés, indiquait assez une âme encore innocente.

 

Le petit vieillard, qui sans doute avait croupi dès son jeune âge dans les bouillants plaisirs de la vie des joueurs, lui jeta un coup d’œil terne et sans chaleur, dans lequel un philosophe aurait vu les misères de l’hôpital, les vagabondages des gens ruinés, les procès-verbaux d’une foule d’asphyxies, les travaux forcés à perpétuité, les expatriations au Guazacoalco. Dans ses rides il y avait trace de

vieilles tortures, il devait jouer ses maigres appointements le jour même où il les recevait ; semblable aux rosses sur qui les coups de fouet n’ont plus de prise, rien ne le faisait tressaillir ; les sourds gémissements des joueurs qui sortaient ruinés, leurs muettes imprécations, leurs regards hébétés, le trouvaient toujours insensible. C’était le Jeu incarné. Si le jeune homme avait contemplé ce triste Cerbère, peut-être se serait-il dit : Il n’y a plus qu’un jeu de cartes dans ce cœur-là ! L’inconnu n’écouta pas ce conseil vivant, placé là sans doute par la Providence, comme elle a mis le dégoût à la porte de tous les mauvais lieux.

 

Ce jeune homme était probablement poussé là par la plus logique de toutes les éloquentes phrases de J.-J. Rousseau, et dont voici, je crois, la triste pensée : Oui, je conçois qu’un homme aille au Jeu ; mais c’est lorsque entre lui et la mort il ne voit plus que son dernier écu.

 

Mais comprenez-vous tout ce que doit avoir de délire et de vigueur dans l’âme un homme qui attend avec impatience l’ouverture d’un tripot ? Entre le joueur du matin et le joueur du soir il existe la différence qui distingue le mari nonchalant de l’amant pâmé sous les fenêtres de sa belle. Le matin seulement arrivent la passion palpitante et le besoin dans sa franche horreur. En ce moment vous pourrez admirer un véritable joueur, un joueur qui n’a pas mangé, dormi, vécu, pensé, tant il était rudement flagellé par le fouet de sa martingale ; tant il souffrait travaillé par le prurit d’un coup de trente et quarante. À cette heure maudite, vous rencontrerez des yeux dont le calme effraie, des visages qui vous fascinent, des regards qui soulèvent les cartes et les dévorent. Aussi les maisons de jeu ne sont-elles sublimes qu’à l’ouverture de leurs séances.

 

Toujours en opposition avec lui- même, trompant ses espérances par ses maux présents, et ses maux par un avenir qui ne lui appartient pas, l’homme imprime à tous ses actes le caractère de l’inconséquence et de la faiblesse.

Ici-bas rien n’est complet que le malheur. Au moment où le jeune homme entra dans le salon, quelques joueurs s’y trouvaient déjà. Sept ou huit spectateurs, debout, rangés de manière à former une galerie, attendaient les scènes que leur préparaient les coups du sort, les figures des acteurs, le mouvement de l’argent et celui des râteaux. Ces désœuvrés étaient là, silencieux, immobiles, attentifs comme l’est le peuple à la Grève quand le bourreau tranche une tête. Un jeune Italien aux cheveux noirs, au teint olivâtre, était accoudé tranquillement au bout de la table, et paraissait écouter ces pressentiments secrets qui crient fatalement à un joueur : – Oui. – Non !Un grand homme sec, en habit râpé, tenait un registre d’une main, et de l’autre une épingle pour marquer les passes de la Rouge ou de la Noire. C’était un de ces Tantales modernes qui vivent en marge de toutes les jouissances de leur siècle, un de ces avares sans trésor qui jouent une mise imaginaire, espèce de fou raisonnable qui se consolait de ses misères en caressant une chimère, qui agissait enfin avec le vice et le danger comme les jeunes prêtres avec l’Eucharistie, quand ils disent des messes blanches.

 

Quand le jeune homme ouvrit la porte. Le silence devint en quelque sorte plus profond, et les têtes se tournèrent vers le nouveau venu par curiosité. Tous en voyant l’inconnu éprouvèrent je ne sais quel sentiment épouvantable. Ne faut-il pas être bien malheureux pour obtenir de la pitié, bien faible pour exciter une sympathie, ou d’un bien sinistre aspect pour faire frissonner les âmes dans cette salle où les douleurs doivent être muettes, la misère gaie, le désespoir décent ! Eh bien ! il y avait de tout cela dans la sensation neuve qui remua ces cœurs glacés quand le jeune homme entra.

 

Au premier coup d’œil les joueurs lurent sur le visage du novice quelque horrible mystère : ses jeunes traits étaient empreints d’une grâce nébuleuse, son regard attestait des efforts trahis, mille espérances trompées ! La morne impassibilité du suicide donnait à son front une pâleur mate et maladive, un sourire amer dessinait de légers plis dans les coins de sa bouche, et sa physionomie exprimait une résignation qui faisait mal à voir. Quelque secret génie scintillait au fond de ses yeux, voilés peut-être par les fatigues du plaisir. Mais une passion plus mortelle que la maladie, une maladie plus impitoyable que l’étude et le génie, altéraient cette jeune tête, contractaient ces muscles vivaces, tordaient ce cœur qu’avaient seulement effleuré les orgies, l’étude et la maladie. Comme, lorsqu’un célèbre criminel arrive au bagne, les condamnés l’accueillent avec respect, ainsi tous ces démons humains, experts en tortures, saluèrent une douleur inouïe, une blessure profonde que sondait leur regard, et reconnurent un de leurs princes à la majesté de sa muette ironie, à l’élégante misère de ses vêtements. Le jeune homme avait bien un frac de bon goût, mais la jonction de son gilet et de sa cravate était trop savamment maintenue pour qu’on lui supposât du linge.

 

Si le tailleur et les garçons de salle eux-mêmes frissonnèrent, c’est que les enchantements de l’innocence florissaient par vestiges dans ses formes grêles et fines, dans ses cheveux blonds et rares, naturellement bouclés. Cette figure avait encore vingt-cinq ans, et le vice paraissait n’y être qu’un accident. Les ténèbres et la lumière, le néant et l’existence s’y combattaient en produisant tout à la fois de la grâce et de l’horreur. Le jeune homme se présentait là comme un ange sans rayons, égaré dans sa route. Il marcha droit à la table, s’y tint debout, jeta sans calcul sur le tapis une pièce d’or qu’il avait à la main, et qui roula sur Noir ; puis, comme les âmes fortes, abhorrant de chicanières incertitudes, il lança sur le tailleur un regard tout à la fois turbulent et calme. L’intérêt de ce coup était si grand que les vieillards ne firent pas de mise ; mais l’Italien saisit avec le fanatisme de la passion une idée qui vint lui sourire, et ponta sa masse d’or en opposition au jeu de l’inconnu. Le banquier oublia de dire ces phrases qui se sont à la longue converties en un cri rauque et inintelligible : Faites le jeu ! – Le jeu est fait ! – Rien ne va plus. Le tailleur étala les cartes, et sembla souhaiter bonne chance au dernier venu, indifférent qu’il était à la perte ou au gain fait par les entrepreneurs de ces sombres plaisirs. Chacun des spectateurs voulut voir un drame et la dernière scène d’une noble vie dans le sort de cette pièce d’or ; leurs yeux arrêtés sur les cartons fatidiques étincelèrent ; mais, malgré l’attention avec laquelle ils regardèrent alternativement et le jeune homme et les cartes, ils ne purent apercevoir aucun symptôme d’émotion sur sa figure froide et résignée.

– Rouge, pair, passe, dit officiellement le tailleur.

Le jeune homme ne comprit sa ruine qu’au moment où le râteau s’allongea pour ramasser son dernier napoléon. Il disparut sans mendier une consolation par un de ces regards déchirants que les joueurs au désespoir lancent assez souvent sur la galerie.

 

– Voilà sans doute sa dernière cartouche, dit en souriant le croupier après un moment de silence pendant lequel il tint cette pièce d’or entre le pouce et l’index pour la montrer aux assistants.

– C’est un cerveau brûlé qui va se jeter à l’eau, répondit un habitué en regardant autour de lui les joueurs qui se connaissaient tous.

 

Le jeune homme passait sans réclamer son chapeau ; mais le vieux molosse, ayant remarqué le mauvais état de cette guenille, la lui rendit sans proférer une parole ; le joueur restitua la fiche par un mouvement machinal, et descendit les escaliers en sifflant di tanti palpiti d’un souffle si faible, qu’il en entendit à peine lui-même les notes délicieuses.

 

Il se trouva bientôt sous les galeries du Palais-Royal, alla jusqu’à la rue Saint-Honoré, prit le chemin des Tuileries et traversa le jardin d’un pas irrésolu. Il marchait comme au milieu d’un désert, coudoyé par des hommes qu’il ne voyait pas, n’écoutant à travers les clameurs populaires qu’une seule voix, celle de la mort ; enfin perdu dans une engourdissante méditation, semblable à celle dont jadis étaient saisis les criminels qu’une charrette conduisait du Palais à la Grève, vers cet échafaud, rouge de tout le sang versé depuis 1793. L’inconnu fut assailli par mille pensées qui passaient en lambeaux dans son âme, comme des drapeaux déchirés voltigent au milieu d’une bataille. S’il déposait pendant un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pour s’arrêter devant quelques fleurs dont les têtes étaient mollement balancées par la brise parmi les massifs de verdure, bientôt saisi par une convulsion de la vie qui regimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux au ciel : là, des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde, lui conseillaient encore de mourir. Il s’achemina vers le pont Royal en songeant aux dernières fantaisies de ses prédécesseurs.

 

Arrivé au point culminant de la voûte, il regarda l’eau d’un air sinistre. – Mauvais temps pour se noyer, lui dit en riant une vieille femme vêtue de haillons. Est-elle sale et froide, la Seine ! Il répondit par un sourire plein de naïveté qui attestait le délire de son courage, mais il frissonna tout à coup en voyant de loin, sur le port des Tuileries, la baraque surmontée d’un écriteau où ces paroles sont tracées en lettres hautes d’un pied : SECOURS AUX ASPHYXIÉS.

 

Une mort en plein jour lui parut ignoble, il résolut de mourir pendant la nuit, afin de livrer un cadavre indéchiffrable à cette société qui méconnaissait la grandeur de sa vie. Il continua donc son chemin, et se dirigea vers le quai Voltaire, en prenant la démarche indolente d’un désœuvré qui veut tuer le temps. Quand il descendit les marches qui terminent le trottoir du pont, à l’angle du quai, son attention fut excitée par les bouquins étalés sur le parapet ; peu s’en fallut qu’il n’en marchandât quelques-uns. Il se prit à sourire, remit philosophiquement les mains dans ses goussets, et allait reprendre son allure d’insouciance où perçait un froid dédain, quand il entendit avec surprise quelques pièces retentir d’une manière véritablement fantastique au fond de sa poche. Un sourire d’espérance illumina son visage, glissa de ses lèvres sur ses traits, sur son front, fit briller de joie ses yeux et ses joues sombres. Il redevint triste quand l’inconnu, ayant vivement retiré la main de son gousset, aperçut trois gros sous.

 

Un jeune ramoneur dont la figure bouffie était noire, le corps brun de suie, les vêtements déguenillés, tendit la main à cet homme pour lui arracher ses derniers sous. À deux pas du petit Savoyard, un vieux pauvre honteux, maladif, souffreteux, ignoblement vêtu d’une tapisserie trouée, lui dit d’une grosse voix sourde : – Monsieur, donnez-moi ce que vous voulez, je prierai Dieu pour vous... Mais quand l’homme jeune eut regardé le vieillard, celui-ci se tut et ne demanda plus rien, reconnaissant peut-être sur ce visage funèbre la livrée d’une misère plus âpre que n’était la sienne. L’inconnu jeta sa monnaie à l’enfant et au vieux pauvre en quittant le trottoir pour aller vers les maisons, il ne pouvait plus supporter le poignant aspect de la Seine.

– Nous prierons Dieu pour la conservation de vos jours, lui dirent les deux mendiants.

 

En arrivant à l’étalage d’un marchand d’estampes, cet homme presque mort rencontra une jeune femme qui descendait d’un brillant équipage. Il contempla délicieusement cette charmante personne dont la blanche figure était harmonieusement encadrée dans le satin d’un élégant chapeau ; il fut séduit par une taille svelte, par de jolis mouvements ; la robe, légèrement relevée par le marchepied, lui laissa voir une jambe dont les fins contours étaient dessinés par un bas blanc et bien tiré. La jeune femme entra dans le magasin, y marchanda des albums, des collections de lithographies ; elle en acheta pour plusieurs pièces d’or qui étincelèrent et sonnèrent sur le comptoir. Le jeune homme, en apparence occupé sur le seuil de la porte à regarder des gravures exposées dans la montre, échangea vivement avec la belle inconnue l’œillade la plus perçante que puisse lancer un homme, contre un de ces coups d’œil insouciants jetés au hasard sur les passants. C’était, de sa part, un adieu à l’amour, à la femme ! Le jeune homme passa promptement à un autre cadre, et ne se retourna point quand l’inconnue remonta dans sa voiture.

 

Il se mit à marcher d’un pas mélancolique le long des magasins, en examinant sans beaucoup d’intérêt les échantillons de marchandises. Quand les boutiques lui manquèrent, il étudia le Louvre, l’Institut, les tours de Notre-Dame, celles du Palais, le Pont-des-Arts. Ces monuments paraissaient prendre une physionomie triste en reflétant les teintes grises du ciel, dont les rares clartés prêtaient un air menaçant à Paris, qui, pareil à une jolie femme, est soumis à d’inexplicables caprices de laideur et de beauté.

 

Il voulut se soustraire aux titillations que produisaient sur son âme les réactions de la nature physique, et se dirigea vers un magasin d’antiquités dans l’intention de donner une pâture à ses sens, ou d’y attendre la nuit en marchandant des objets d’art. Il entra chez le marchand de curiosités d’un air dégagé, laissant voir sur ses lèvres un sourire fixe comme celui d’un ivrogne. N’était-il pas ivre de la vie, ou peut-être de la mort. Il retomba bientôt dans ses vertiges, et continua d’apercevoir les choses sous d’étranges couleurs, ou animées d’un léger mouvement dont le principe était sans doute dans une irrégulière circulation de son sang, tantôt bouillonnant comme une cascade, tantôt tranquille et fade comme l’eau tiède. Il demanda simplement à visiter les magasins pour chercher s’ils ne renfermaient pas quelques singularités à sa convenance.

 

Un jeune garçon à figure fraîche et joufflue, à chevelure rousse, et coiffé d’une casquette de loutre, commit la garde de la boutique à une vieille paysanne. Puis il dit à l’étranger d’un air insouciant : – Voyez, monsieur, voyez ! Nous n’avons en bas que des choses assez ordinaires ; mais si vous voulez prendre la peine de monter au premier étage, je pourrai vous montrer de fort belles momies du Caire, plusieurs poteries incrustées, quelques ébènes sculptés, vraie renaissance, récemment arrivés, et qui sont de toute beauté.

 

Portant sa croix jusqu’au bout, le jeune homme parut écouter son conducteur et lui répondit par gestes ou par monosyllabes ; mais insensiblement il sut conquérir le droit d’être silencieux, et put se livrer sans crainte à ses dernières méditations, qui furent terribles. Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Le commencement du monde et les événements d’hier se mariaient avec une grotesque bonhomie. Un tournebroche était posé sur un ostensoir, un sabre républicain sur une hacquebute du moyen-âge. Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses orientales venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux.

 

Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là un débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. L’inconnu compara d’abord ces trois salles gorgées de civilisation, de cultes, de divinités, de chefs-d’œuvre, de royautés, de débauches, de raison et de folie, à un miroir plein de facettes dont chacune représentait un monde.

 

Après cette impression brumeuse, il voulut choisir ses jouissances ; mais à force de regarder, de penser, de rêver, il tomba sous la puissance d’une fièvre due peut-être à la faim qui rugissait dans ses entrailles. Le désir qui l’avait poussé dans le magasin fut exaucé : il sortit de la vie réelle, monta par degrés vers un monde idéal, arriva dans les palais enchantés de l’extase où l’univers lui apparut par bribes et en traits de feu, comme l’avenir passa jadis flamboyant aux yeux de saint Jean dans Pathmos. Les Pharaons ensevelissant des peuples pour se construire une tombe ; Moïse, les Hébreux, le désert : il entrevit tout un monde antique et solennel. Enfin la Rome chrétienne dominait ces images. Une peinture ouvrait les cieux : il y voyait la Vierge Marie plongée dans un nuage d’or, au sein des anges, éclipsant la gloire du soleil, écoutant les plaintes des malheureux auxquels cette Ève régénérée souriait d’un air doux.

 

Cet océan de meubles, d’inventions, de modes, d’œuvres, de ruines, lui composait un poème sans fin. Formes, couleurs, pensées, tout revivait là ; mais rien de complet ne s’offrait à l’âme. Après s’être emparé du monde, après avoir contemplé des pays, des âges, des règnes, le jeune homme revint à des existences individuelles. Il se repersonnifia, s’empara des détails en repoussant la vie des nations comme trop accablante pour un seul homme. Là dormait un enfant en cire, sauvé du cabinet de Ruysch, et cette ravissante créature lui rappelait les joies de son jeune âge. Il s’accrochait à toutes les joies, saisissait toutes les douleurs, s’emparait de toutes les formules d’existence en éparpillant si généreusement sa vie et ses sentiments sur les simulacres de cette nature plastique et vide, que le bruit de ses pas retentissait dans son âme comme le son lointain d’un autre monde, comme la rumeur de Paris arrive sur les tours de Notre-Dame.

 

En montant l’escalier intérieur qui conduisait aux salles situées au premier étage, il vit des boucliers votifs, des panoplies, des tabernacles sculptés, des figures en bois pendues aux murs, posées sur chaque marche. Poursuivi par les formes les plus étranges, par des créations merveilleuses assises sur les confins de la mort et de la vie, il marchait dans les enchantements d’un songe ; enfin, doutant de son existence, il était comme ces objets curieux, ni tout à fait mort, ni tout à fait vivant. Quand il entra dans les nouveaux magasins, le jour commençait à pâlir ; mais la lumière semblait inutile aux richesses resplendissantes d’or et d’argent qui s’y trouvaient entassées.

– Vous avez des millions ici, s’écria le jeune homme en arrivant à la pièce qui terminait une immense enfilade d’appartements dorés et sculptés par des artistes du siècle dernier.

– Dites des milliards, répondit le gros garçon joufflu. Mais ce n’est rien encore ; montez au troisième étage, et vous verrez !

L’inconnu suivit son conducteur et parvint à une quatrième galerie où successivement passèrent devant ses yeux fatigués plusieurs tableaux du Poussin, une sublime statue de Michel-Ange, quelques ravissants paysages de Claude Lorrain, un Gérard Dow qui ressemblait à une page de Sterne, des Rembrandt, des Murillo, des Velasquez sombres et colorés comme un poème de lord Byron ; puis des bas-reliefs antiques, des coupes d’agate, des onyx merveilleux ; enfin c’était des travaux à dégoûter du travail, des chefs-d’œuvre accumulés à faire prendre en haine les arts et à tuer l’enthousiasme. Il étouffait sous les débris de cinquante siècles évanouis, il était malade de toutes ces pensées humaines, assassiné par le luxe et les arts.

– Que contient cette boîte ? demanda-t-il en arrivant à un grand cabinet, dernier monceau de gloire, d’efforts humains, d’originalités, de richesses, parmi lesquelles il montra du doigt une grande caisse carrée, construite en acajou, suspendue à un clou par une chaîne d’argent.

– Ah ! monsieur en a la clef, dit le gros garçon avec un air de mystère. Si vous désirez voir ce portrait, je me hasarderai volontiers à le prévenir.

Les merveilles dont l’aspect venait de présenter au jeune homme toute la création connue mirent dans son âme l’abattement que produit chez le philosophe la vue scientifique des créations inconnues : il souhaita plus vivement que jamais de mourir, et tomba sur une chaise curule en laissant errer ses regards à travers les fantasmagories de ce panorama du passé. Le silence régnait si profondément autour de lui, que bientôt il s’aventura dans une douce rêverie dont les impressions graduellement noires suivirent, de nuance en nuance et comme par magie, les lentes dégradations de la lumière.

Une lueur prête à quitter le ciel ayant fait reluire un dernier reflet rouge en luttant contre la nuit, il leva la tête, vit un squelette à peine éclairé qui le montra du doigt, et pencha dubitativement le crâne de droite à gauche, comme pour lui dire : Les morts ne veulent pas encore de toi !

Pendant un moment encore, les vagues reflets du couchant lui permirent d’apercevoir indistinctement les fantômes par lesquels il était entouré ; puis toute cette nature morte s’abolit dans une même teinte noire. La nuit, l’heure de mourir était subitement venue. Il s’écoula, dès ce moment, un certain laps de temps pendant lequel il n’eut aucune perception claire des choses terrestres, soit qu’il se fût enseveli dans une rêverie profonde, soit qu’il eût cédé à la somnolence provoquée par ses fatigues et par la multitude des pensées qui lui déchiraient le cœur.

Tout à coup il crut avoir été appelé par une voix terrible, et tressaillit comme lorsqu’au milieu d’un brûlant cauchemar nous sommes précipités d’un seul bond dans les profondeurs d’un abîme.

Il ferma les yeux ; les rayons d’une vive lumière l’éblouissaient ; il voyait briller au sein des ténèbres une sphère rougeâtre dont le centre était occupé par un petit vieillard qui se tenait debout et dirigeait sur lui la clarté d’une lampe. Il ne l’avait entendu ni venir, ni parler, ni se mouvoir. Cette apparition eut quelque chose de magique. L’homme le plus intrépide, surpris ainsi dans son sommeil, aurait sans doute tremblé devant ce personnage extraordinaire qui semblait être sorti d’un sarcophage voisin. La singulière jeunesse qui animait les yeux immobiles de cette espèce de fantôme empêchait l’inconnu de croire à des effets surnaturels. Il vit un petit vieillard sec et maigre, vêtu d’une robe en velours noir, serrée autour de ses reins par un gros cordon de soie. Sur sa tête, une calotte en velours également noir laissait passer, de chaque côté de la figure, les longues mèches de ses cheveux blancs et s’appliquait sur le crâne de manière à rigidement encadrer le front. La robe ensevelissait le corps comme dans un vaste linceul, et ne permettait de voir d’autre forme humaine qu’un visage étroit et pâle. Une barbe grise et taillée en pointe cachait le menton de cet être bizarre, et lui donnait l’apparence de ces têtes judaïques qui servent de types aux artistes quand ils veulent représenter Moïse. Une finesse d’inquisiteur, trahie par les sinuosités de ses rides et par les plis circulaires dessinés sur ses tempes, accusait une science profonde des choses de la vie. Il était impossible de tromper cet homme qui semblait avoir le don de surprendre les pensées au fond des cœurs les plus discrets. Les mœurs de toutes les nations du globe et leurs sagesses se résumaient sur sa face froide, comme les productions du monde entier se trouvaient accumulées dans ses magasins poudreux ; vous y auriez lu la tranquillité lucide d’un Dieu qui voit tout, ou la force orgueilleuse d’un homme qui a tout vu.

Un peintre aurait, avec deux expressions différentes et en deux coups de pinceau, fait de cette figure une belle image du Père Éternel ou le masque ricaneur du Méphistophélès, car il se trouvait tout ensemble une suprême puissance dans le front et de sinistres railleries sur la bouche. En broyant toutes les peines humaines sous un pouvoir immense, cet homme devait avoir tué les joies terrestres. Le moribond frémit en pressentant que ce vieux génie habitait une sphère étrangère au monde où il vivait seul, sans jouissances, parce qu’il n’avait plus d’illusion, sans douleur, parce qu’il ne connaissait plus de plaisirs. Le vieillard se tenait debout, immobile, inébranlable comme une étoile au milieu d’un nuage de lumière, ses yeux verts, pleins de je ne sais quelle malice calme, semblaient éclairer le monde moral comme sa lampe illuminait ce cabinet mystérieux. Tel fut le spectacle étrange qui surprit le jeune homme au moment où il ouvrit les yeux, après avoir été bercé par des pensées de mort et de fantasques images.

L’inconnu trembla devant cette lumière et ce vieillard, agité par l’inexplicable pressentiment de quelque pouvoir étrange ; mais cette émotion était semblable à celle que nous avons tous éprouvée devant Napoléon, ou en présence de quelque grand homme brillant de génie et revêtu de gloire.

– Monsieur désire voir le portrait de Jésus-Christ peint par Raphaël ? lui dit courtoisement le vieillard d’une voix dont la sonorité claire et brève avait quelque chose de métallique. Et il posa la lampe sur le fût d’une colonne brisée, de manière à ce que la boîte brune reçût toute la clarté.

Aux noms religieux de Jésus-Christ et de Raphaël, il échappa au jeune homme un geste de curiosité, sans doute attendu par le marchand qui fit jouer un ressort. Soudain le panneau d’acajou glissa dans une rainure, tomba sans bruit et livra la toile à l’admiration de l’inconnu. À l’aspect de cette immortelle création, il oublia les fantaisies du magasin, les caprices de son sommeil, redevint homme, reconnut dans le vieillard une créature de chair, bien vivante, nullement fantasmagorique, et revécut dans le monde réel.

La tendre sollicitude, la douce sérénité du divin visage influèrent aussitôt sur lui. Quelque parfum épanché des cieux dissipa les tortures infernales qui lui brûlaient la moelle des os. Cette peinture inspirait une prière, recommandait le pardon, étouffait l’égoïsme, réveillait toutes les vertus endormies. L’Inconnu dit au vieillard : « Il va falloir mourir ». Le marchand crut que le jeune homme voulut intenter à sa vie pour voler le tableau mais il l’inconnu lui expliqua que c’était sa propre vie qu’il voulait supprimer. En attendant la nuit, afin de pouvoir se noyer sans esclandre, il était venu voir les richesses du marchand, comme pour s’offrir un dernier plaisir à l’homme de science et de poésie qu’il était.

Rassuré bientôt par l’accent de cette voix douloureuse, ou lisant peut-être dans ces traits décolorés les sinistres destinées qui naguère avaient fait frémir les joueurs, le vieillard lâcha le visage du jeune homme qu’il avait pris dans ses mains; mais par un reste de suspicion qui révéla une expérience au moins centenaire, il étendit nonchalamment le bras vers un buffet comme pour s’appuyer, et dit en y prenant un stylet : – Êtes-vous depuis trois ans, surnuméraire au trésor, sans y avoir touché de gratification ? L’inconnu ne put s’empêcher de sourire en faisant un geste négatif.

– Votre père vous a-t-il trop vivement reproché d’être venu an monde, ou bien êtes-vous déshonoré ? L’inconnu répondit que s’il voulait se déshonorer, il vivrait. Pour expliquer son désir de suicide, il ajouta qu’il se trouvait dans la plus profonde, la plus ignoble, la plus perçante de toutes les misères et ne voulait mendier ni secours ni consolations. Alors le vieillard lui dit qu’il voulait le faire plus riche, plus puissant et plus considéré que ne pouvait l’être un roi constitutionnel.

Le jeune homme crut le vieillard en enfance, et resta comme engourdi, sans oser répondre.

– Retournez-vous, dit le marchand en saisissant tout à coup la lampe pour en diriger la lumière sur le mur qui faisait face au portrait, et regardez cette PEAU DE CHAGRIN, ajouta-t-il.

Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au- dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé d’une curiosité bien légitime, il se pencha pour la regarder alternativement sous toutes les faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité : les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités de ce cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il ne voulut pas emporter une énigme de plus dans la tombe, et retourna promptement la peau comme un enfant pressé de connaître les secrets de son jouet nouveau.

– Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici l’empreinte du sceau que les Orientaux nomment le cachet de Salomon. Le marchand fut surpris que le jeune homme connu ce sceau. L’inconnu lui dit que les superstitions de l’Orient avaient consacré la forme mystique et les caractères mensongers de cet emblème qui représentait une puissance fabuleuse. Le marchand apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu.

Le jeune homme demanda au vieillard un instrument pour trancher le chagrin, afin de voir si les lettres y étaient empreintes ou incrustées. Le vieillard présenta son stylet à l’inconnu, qui le prit et tenta d’entamer la peau à l’endroit où les paroles se trouvaient écrites ; mais, quand il eut enlevé une légère couche de cuir, les lettres y reparurent si nettes et tellement conformes à celles qui étaient imprimées sur la surface, que, pendant un moment, il crut n’en avoir rien ôté. Puis, il regarda la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude. Les paroles mystérieuses du chagrin étaient écrites en sanskrit que je le jeune homme avait appris. Cela signifiait : voulait dire en français :

Si tu me possèdes, tu posséderas tout. Mais ta vie m’appartiendra. Dieu l’a voulu ainsi. Désire, et tes désirs seront accomplis. Mais règle tes souhaits sur ta vie. Elle est là. À chaque vouloir je décroitrai comme tes jours. Me veux-tu ? Prends. Dieu t’exaucera. Soit !

Le vieux marchand remit la lampe sur la colonne où il l’avait prise, en lançant au jeune homme un regard empreint d’une froide ironie qui semblait dire : Il ne pense déjà plus à mourir. L’inconnu lui demanda si c’était une plaisanterie ou un mystère. Le marchand lui répondit :  Je ne saurais vous répondre. J’ai offert le terrible pouvoir que donne ce talisman à des hommes doués de plus d’énergie que vous ne paraissiez en avoir ; mais, tout en se moquant de la problématique influence qu’il devait exercer sur leurs destinées futures, aucun n’a voulu se risquer à conclure ce contrat si fatalement proposé par je ne sais quelle puissance. Je pense comme eux, j’ai douté, je me suis abstenu, et...

Il constata qu’avant d’entrer dans ce cabinet, l’inconnu avait résolu de se suicider ; mais tout à coup un secret l’occupait et le distrayait de mourir. Le marchand avait été étais dans la misère, il avait mendié son pain ; néanmoins il avait atteint l’âge de cent deux ans, et était devenu millionnaire : le malheur lui avait donné la fortune, l’ignorance l’avait instruit. Il révéla au jeune homme en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes instinctivement accomplis qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine il est une autre formule dont s’emparent les sages, et le marchand lui devait le bonheur et sa longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. En deux mots, il avait placé sa vie, non dans le cœur qui se brise, ou dans les sens qui s’émoussent ; mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. Il avait vu le monde entier : ses pieds avaient foulé les plus hautes montagnes de l’Asie et de l’Amérique, il avait appris tous les langages humains, et avait vécu sous tous les régimes : il avait prêté son argent à un Chinois en prenant pour gage le corps de son père, il avait dormi sous la tente de l’Arabe sur la foi de sa parole, il avait signé des contrats dans toutes les capitales européennes, et avait laissé sans crainte son or dans le wigwam des sauvages, enfin il avait tout obtenu parce qu’il avait tout su dédaigner. Sa seule ambition avait été de voir. Il dit que la pensée était la clef de tous les trésors, elle procurait les joies de l’avare sans donner ses soucis. Il avait tout vu, mais tranquillement, sans fatigue ; il n’avait jamais rien désiré, il avait tout attendu ; il s’était promené dans l’univers comme dans le jardin d’une habitation qui lui appartenait. Ce que les hommes appelaient chagrins, amours, ambitions, revers, tristesse, étaient pour lui des idées qu’il changeait en rêveries. Il s’en amusait comme de romans qu’il aurait lus par une vision intérieure. Là, dit-il en se frappant le front, là sont les vrais millions. Il avait un sérail imaginaire où il possédait toutes les femmes qu’il n’avait pas eues. Ceci, dit-il d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le pouvoir et le vouloir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir.

– Eh ! bien, oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.

– Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.

L’inconnu répliqua qu’il avait résolu sa vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne l’avaient même pas nourri. En serrant le talisman d’une main convulsive et regardant le vieillard, il dit qu’il voulait un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que ses convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie ! Que les vins se succèdent toujours plus incisifs, plus pétillants, et soient de force à les enivrer pour trois jours ! Donc il commanda à ce pouvoir sinistre de lui fondre toutes les joies dans une joie. Oui, il avait besoin d’embrasser les plaisirs du ciel et de la terre dans une dernière étreinte pour en mourir.

Un éclat de rire, parti de la bouche du petit vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.

– Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir tout à coup pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte : tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites, mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette peau, se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant.

Le brahmane auquel il devait ce talisman lui avait jadis expliqué qu’il s’opérerait un mystérieux accord entre les destinées et les souhaits du possesseur. Le premier désir de l’inconnu était vulgaire, le marchand pouvait le réaliser ; mais il en laissait le soin aux événements de la nouvelle existence du jeune homme. Après tout, il voulait mourir ? hé ! bien, son suicide n’était que retardé.

L’inconnu, surpris et presque irrité de se voir toujours plaisanté par ce singulier vieillard dont l’intention demi-philanthropique lui parut clairement démontrée dans cette dernière raillerie, s’écria : – Je verrai bien, monsieur, si ma fortune changera pendant le temps que je vais mettre à franchir la largeur du quai. Mais, si vous ne vous moquez pas d’un malheureux, je désire, pour me venger d’un si fatal service, que vous tombiez amoureux d’une danseuse ! Vous comprendrez alors le bonheur d’une débauche, et peut-être deviendrez-vous prodigue de tous les biens que vous avez si philosophiquement ménagés.

Il sortit sans entendre un grand soupir que poussa le vieillard, traversa les salles et descendit les escaliers de cette maison, suivi par le gros garçon joufflu qui voulut vainement l’éclairer : il courait avec la prestesse d’un voleur pris en flagrant délit. Aveuglé par une sorte de délire, il ne s’aperçut même pas de l’incroyable ductilité de la Peau de chagrin, qui, devenue souple comme un gant, se roula sous ses doigts frénétiques et put entrer dans la poche de son habit où il la mit presque machinalement. En s’élançant de la porte du magasin sur la chaussée, il heurta trois jeunes gens qui se tenaient bras dessus bras dessous. Les injures furent rapidement remplacées par des paroles amicales quand les jeunes gens reconnurent leur ami Raphaël. Ils le cherchaient depuis une semaine à la cour ou dans les prisons.

En ce moment, Raphaël passait avec ses amis sur le Pont-des-Arts, d’où, sans les écouter, il regardait la Seine dont les eaux mugissantes répétaient les lumières de Paris. Au-dessus de ce fleuve, dans lequel il voulait se précipiter naguère, les prédictions du vieillard étaient accomplies, l’heure de sa mort se trouvait déjà fatalement retardée. Ils parlèrent de politique. Le pouvoir s’était transporté des Tuileries chez les journalistes, de même que le budget avait changé de quartier, en passant du faubourg Saint-Germain à la Chaussée-d’Antin.  Le gouvernement, c’est-à-dire l’aristocratie de banquiers et d’avocats, qui faisaient de la patrie comme les prêtres faisaient jadis de la monarchie, avait senti la nécessité de mystifier le bon peuple de France avec des mois nouveaux et de vieilles idées, à l’instar des philosophes de toutes les écoles et des hommes forts de tous les temps. Il s’agissait donc d’inculquer au peuple une opinion royalement nationale, en lui prouvant qu’il était bien plus heureux de payer douze cents millions trente-trois centimes à la patrie représentée par messieurs tels et tels, que onze cents millions neuf centimes à un roi qui disait moi au lieu de dire nous. En un mot, un journal armé de deux ou trois cent bons mille francs venait d’être fondé dans le but de faire une opposition qui contentait les mécontents, sans nuire au gouvernement national du roi-citoyen.

Les amis de Raphaël se moquaient de la liberté autant que du despotisme, de la religion aussi bien que de l’incrédulité ; pour eux la patrie était une capitale où toutes les idées s’échangeaient, où tous les jours amenaient de succulents dîners, de nombreux spectacles ; où fourmillaient de licencieuses prostituées, des soupers qui ne finissaient que le lendemain. Ainsi, pour eux, le bâton du pouvoir ne se ferait jamais trop sentir, puisqu’ils étaient près de ceux qui le tenaient. Ils se considéraient comme les véritables sectateurs du dieu Méphistophélès ! Ils destinaient à Raphaël les rênes de cet empire burlesque. Ainsi, ils emmenèrent Raphaël au dîner donné par le fondateur dudit journal, un banquier retiré qui, ne sachant que faire de son or, voulait le changer en esprit. Ils considéraient Raphaël comme le plus intrépide compagnon qui jamais ait étreint corps à corps la Débauche.

Parmi les amis de Raphaël se trouvait Emile, un journaliste qui avait conquis plus de gloire à ne rien faire que les autres n’en recueillent de leurs succès. Critique hardi, plein de verve et de mordant, il possédait toutes les qualités que comportaient ses défauts. Franc et rieur, il disait en face mille épigrammes à un ami, qu’absent, il défendait avec courage et loyauté. Il se moquait de tout, même de son avenir. Prodigue de promesses qu’il ne réalisait jamais, il s’était fait de sa fortune et de sa gloire un coussin pour dormir, courant ainsi la chance de se réveiller vieux à l’hôpital. En arrivant chez le banquier Taillefer, Raphaël se sentit renaître car il aimait le luxe. Raphaël et ses amis furent aussitôt accueillis par les jeunes gens les plus remarquables de Paris. De jeunes auteurs sans style étaient auprès de jeunes auteurs sans idées, des prosateurs pleins de poésie près de poètes prosaïques. Enfin, il s’y trouvait deux ou trois de ces savants destinés à mettre de l’azote dans la conversation, et plusieurs vaudevillistes prêts à y jeter de ces lueurs éphémères, qui, semblables aux étincelles du diamant, ne donnent ni chaleur ni lumière. Quelques hommes à paradoxes, riant sous cape des gens qui épousent leurs admirations ou leurs mépris pour les hommes et les choses, faisaient déjà de cette politique à double tranchant, avec laquelle ils conspirent contre tous les systèmes, sans prendre parti pour aucun.

L’amphitryon avait la gaieté soucieuse d’un homme qui dépense deux mille écus. Raphaël admira la beauté du décor et dit : « Ah ! je veux vivre au sein de ce luxe un an, six mois, n’importe ! Et puis après mourir. J’aurai du moins épuisé, connu, dévoré mille existences ». Emile lui dit que Taillefer devait sa fortune à un crime qu’il avait commis pendant la Révolution. Il avait envie de demander à ce capitaliste s’il était honnête homme.

Les paroles furent assez rares. Les voisins se regardèrent. Le vin de Madère circula. Puis le premier service apparut dans toute sa gloire ; il aurait fait honneur à feu Cambacérès, et Brillat-Savarin l’eût célébré. Cette première partie du festin était comparable, en tout point, à l’exposition d’une tragédie classique. Le second acte devint quelque peu bavard. Chaque convive avait bu raisonnablement en changeant de crus suivant ses caprices, en sorte qu’au moment où l’on emporta les restes de ce magnifique service, de tempétueuses discussions s’étaient établies ; quelques fronts pâles rougissaient, plusieurs nez commençaient à s’empourprer, les visages s’allumaient, les yeux pétillaient. Pendant cette aurore de l’ivresse, le discours ne sortait pas encore des bornes de la civilité ; mais les railleries, les bons mots s’échappaient peu à peu de toutes les bouches ; puis la calomnie élevait tout doucement sa petite tête de serpent et parlait d’une voix flûtée ; çà et là, quelques sournois écoutaient attentivement, espérant garder leur raison. Le second service trouva donc les esprits tout à fait échauffés. Taillefer se piqua d’animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. L’orgie seule déploya sa grande voix, sa voix composée de cent clameurs confuses qui grossissent comme les crescendo de Rossini. Puis arrivèrent les toasts insidieux, les forfanteries, les défis. Tous renonçaient à se glorifier de leur capacité intellectuelle pour revendiquer celle des tonneaux, des foudres, des cuves. Il vint un moment où les maîtres parlèrent tous à la fois, et où les valets sourirent. Mais cette mêlée de paroles où les paradoxes douteusement lumineux, les vérités grotesquement habillées, se heurtèrent à travers les cris, les jugements interlocutoires, les arrêts souverains et les niaiseries, comme au milieu d’un combat se croisent les boulets, les balles et la mitraille, eût sans doute intéressé quelque philosophe par la singularité des pensées, ou surpris un politique par la bizarrerie des systèmes. C’était tout à la fois un livre et un tableau. Les philosophies, les religions, les morales, si différentes d’une latitude à l’autre, les gouvernements, enfin tous les grands actes de l’intelligence humaine tombèrent sous une faux aussi longue que celle du Temps. Furieuse et burlesque, la discussion fut en quelque sorte un sabbat des intelligences. Entre les tristes plaisanteries dites par ces enfants de la Révolution à la naissance d’un journal, et les propos tenus par de joyeux buveurs à la naissance de Gargantua, se trouvait tout l’abîme qui sépare le dix-neuvième siècle du seizième. Celui-ci apprêtait une destruction en riant, le XIXè riait au milieu des ruines. Emile présenta Raphaël au banquier comme le descendant de l’empereur Valens, souche des Valentinois, fondateur des villes de Valence en Espagne et en France, héritier légitime de l’empire d’Orient.

Taillefer se recueillit pendant un moment et se remit bientôt à boire en laissant échapper un geste authentique, par lequel il semblait avouer qu’il lui était impossible de rattacher à sa clientèle les villes de Valence, de Constantinople, Mahmoud, l’empereur Valens et la famille des Valentinois. Puis une conversation politique déboucha de la remarque d’Emile.

 – Les hommes et les événements ne sont rien, disait le républicain en continuant sa théorie à travers les hoquets, il n’y a en politique et en philosophie que des principes et des idées.

– Sont-ils ennuyeux avec leur politique ! dit Cardot le notaire. Fermez la porte. Il n’y a pas de science ou de vertu qui vaille une goutte de sang. Si nous voulions faire la liquidation de la vérité, nous la trouverions peut-être en faillite.

Un autre dit : « Car, après tout, la liberté enfante l’anarchie, l’anarchie conduit au despotisme, et le despotisme ramène à la liberté. Des millions d’êtres ont péri sans avoir pu faire triompher aucun de ces systèmes. N’est-ce pas le cercle vicieux dans lequel tournera toujours le monde moral ? Quand l’homme croit avoir perfectionné, il n’a fait que déplacer les choses. »

– Buvons donc à l’imbécillité du pouvoir qui nous donne tant de pouvoir sur les imbéciles ! dit le banquier.

Les répliques alternaient en même temps que les plats et les boissons.

– Où trouverez-vous ailleurs qu’à Paris un échange aussi vif, aussi rapide entre les pensées, s’écria Bixiou, le plus spirituel des artistes, en prenant une voix de basse-taille.

Le dessert se trouva servi comme par enchantement. Le budget d’un prince allemand n’aurait pas payé cette richesse insolente. L’argent, la nacre, l’or, les cristaux furent de nouveau prodigués sous de nouvelles formes ; mais les yeux engourdis et la verbeuse fièvre de l’ivresse permirent à peine aux convives d’avoir une intuition vague de cette féerie digne d’un conte oriental.

Les pyramides de fruits furent pillées, les voix grossirent, le tumulte grandit ; il n’y eut plus alors de paroles distinctes ; les verres volèrent en éclats, et des rires atroces partirent comme des fusées. Cursy saisit un cor et se mit à sonner une fanfare. Ce fut comme un signal donné par le diable. Cette assemblée en délire hurla, siffla, chanta, cria, rugit, gronda. Les hommes fins disaient leurs secrets à des curieux qui n’écoutaient pas. Les mélancoliques souriaient comme des danseuses qui achèvent leurs pirouettes.  Des amis intimes se battaient. Le maître du logis se sentant ivre, n’osait se lever, mais il approuvait les extravagances de ses convives par une grimace fixe, en tâchant de conserver un air décent et hospitalier. Emile lui demanda s’il avait commis un crime. Le meurtrier plein d’or répondit – Il y a prescription !

On passa au salon pour le café. Les uns, arrivés à l’apogée de l’ivresse, restaient mornes et péniblement occupés à saisir une pensée qui leur attestât leur propre existence ; les autres, plongés dans le marasme produit par une digestion alourdissante, niaient le mouvement. D’intrépides orateurs disaient encore de vagues paroles dont le sens leur échappait à eux-mêmes.

Sous les étincelantes bougies d’un lustre d’or, autour d’une table chargée de vermeil, un groupe de femmes se présenta soudain aux convives hébétés dont les yeux s’allumèrent comme autant de diamants. Riches était les parures, mais plus riches encore étaient ces beautés éblouissantes devant lesquelles disparaissaient toutes les merveilles de ce palais. Les yeux passionnés de ces filles, prestigieuses comme des fées, avaient encore plus de vivacité que les torrents de lumière qui faisaient resplendir les reflets satinés des tentures, la blancheur des marbres, les saillies délicates des bronzes et la grâce des draperies. Ce sérail offrait des séductions pour tous les yeux, des voluptés pour tous les caprices. Parisiennes, Normandes, Italiennes, toutes s’empressaient autour de la table comme des abeilles qui bourdonnent dans l’intérieur d’une ruche. Cet embarras craintif, reproche et coquetterie tout ensemble, accusait et séduisait.

La conspiration ourdie par le vieux Taillefer sembla-t-elle devoir échouer. Ces hommes sans frein furent subjugués tout d’abord par la puissance majestueuse dont la femme est investie. Un murmure d’admiration résonna comme la plus douce musique. L’amour n’avait pas voyagé de compagnie avec l’ivresse ; au lieu d’un ouragan de passions, les convives, surpris dans un moment de faiblesse, s’abandonnèrent aux délices d’une voluptueuse extase. Un philosophe frissonna en songeant aux malheurs qui amenaient là ces femmes, dignes peut-être jadis des plus purs hommages. Chacune d’elles avait sans doute un drame sanglant à raconter. Les convives s’approchèrent d’elles avec politesse, et des conversations aussi diverses que les caractères s’établirent. Des groupes se formèrent. Vous eussiez dit d’un salon de bonne compagnie. Mais bientôt quelques rires éclatèrent, le murmure augmenta, les voix s’élevèrent. L’orgie, domptée pendant un moment, menaça par intervalles de se réveiller.

Assis sur un moelleux divan, Raphaël et Emile virent d’abord arriver près d’eux une grande fille bien proportionnée, superbe en son maintien, de physionomie assez irrégulière, mais perçante, mais impétueuse, et qui saisissait l’âme par de vigoureux contrastes. Quoique cette fille dût savoir rire et folâtrer, ses yeux et son sourire effrayaient la pensée. Semblable à ces prophétesses agitées par un démon, elle étonnait plutôt qu’elle ne plaisait. Toutes les expressions passaient par masses et comme des éclairs sur sa figure mobile. Peut-être eût-elle ravi des gens blasés, mais un jeune homme l’eût redoutée. Émile la comparait vaguement à une tragédie de Shakespeare. Elle foulait d’un pied insouciant quelques fleurs déjà tombées de la tête de ses compagnes, et d’une main dédaigneuse tendait aux deux amis un plateau d’argent. Raphaël lui demanda son nom. Elle répondit : Aquilina. Elle venait de Venise. De même que les papes se donnent de nouveaux noms en montant au-dessus des hommes, elle en avait pris un autre en s’élevant au-dessus de toutes les femmes. Elle avait eu un amant mais il avait été guillotiné. Une autre femme aborda les deux amis. Elle paraissait avoir seize ans, ignorer le mal, ignorer l’amour, ne pas connaître les orages de la vie, et venir d’une église où elle aurait prié les anges d’obtenir avant le temps son rappel dans les cieux. Trompés d’abord par les célestes promesses écrites dans les suaves attraits de cette jeune fille, Émile et Raphaël acceptèrent le café qu’elle leur versa dans les tasses présentées par Aquilina, et se mirent à la questionner. Un poète eût admiré la belle Aquilina ; le monde entier devait fuir la touchante Euphrasie : l’une était l’âme du vice, l’autre le vice sans âme. Euphrasie aimait mieux mourir de plaisir que de maladie. Elle n’avait ni la manie de la perpétuité ni grand respect pour l’espèce humaine à voir ce que Dieu en faisait ! Elle voulait vivre pour plaire et régner. Elle aimait mieux rire des souffrances des autres que d’avoir à pleurer sur les siennes. Elle défiait un homme de lui causer la moindre peine. Elle avait été quittée pour un héritage. Et cependant elle avait passé les nuits et les jours à travailler pour nourrir son amant. Elle ne voulait plus être la dupe d’aucun sourire, d’aucune promesse.

– Une femme sans vertu n’est-elle pas odieuse ? dit Émile à Raphaël.

Euphrasie leur lança un regard de vipère, et répondit avec un inimitable accent d’ironie : – La vertu ! nous la laissons aux laides et aux bossues. Que seraient-elles sans cela, les pauvres femmes ? Se donner pendant toute la vie à un être détesté, savoir élever des enfants qui vous abandonnent, et leur dire : Merci ! quand ils vous frappent au cœur ; voilà les vertus que vous ordonnez à la femme. Elle pensait que sa vie serait coupée en deux parts : une jeunesse certainement joyeuse, et une vieillesse incertaine pendant laquelle elle souffrirait tout à son aise.

Dans le salon, l’orgie se poursuivait. Des danses folles, animées par une sauvage énergie, excitaient des rires et des cris qui éclataient comme les détonations d’un feu d’artifice. Jonchés de morts et de mourants, le boudoir et un petit salon offraient l’image d’un champ de bataille. L’atmosphère était chaude de vin, de plaisirs et de paroles. L’ivresse, l’amour, le délire, l’oubli du monde étaient dans les cœurs, sur les visages. Quoique les deux amis conservassent encore une sorte de lucidité trompeuse dans les idées et dans leurs organes, un dernier frémissement, simulacre imparfait de la vie, il leur était impossible de reconnaître ce qu’il y avait de réel dans les fantaisies bizarres, de possible dans les tableaux surnaturels qui passaient incessamment devant leurs yeux lassés. Ils prirent les jeux de cette débauche pour les caprices d’un cauchemar où le mouvement est sans bruit, où les cris sont perdus pour l’oreille.

En ce moment le valet de chambre de confiance réussit, non sans peine, à attirer son maître dans l’antichambre, et lui dit à l’oreille : – Monsieur, tous les voisins sont aux fenêtres et se plaignent du tapage.

– S’ils ont peur du bruit, ne peuvent-ils pas faire mettre de la paille devant leurs portes ? s’écria Taillefer.

Raphaël avoua à Emile qu’il m’avait arrêté sur le quai Voltaire, au moment où il allait se jeter dans la Seine. Mais quand par un hasard presque fabuleux, les ruines les plus poétiques du monde matériel venaient alors de se résumer à ses yeux par une traduction symbolique de la sagesse humaine ; tandis qu’en ce moment les débris de tous les trésors intellectuels dont lui et Emile avaient fait à table un si cruel pillage aboutirent à ces deux femmes, images vives et originales de la folie, et que leur profonde insouciance des hommes et des choses avait servi de transition aux tableaux fortement colorés de deux systèmes d’existence si diamétralement opposés, Raphaël demanda à son ami s’il serait plus instruit de la nuit qu’il venait de passer.

Emile lui répondit que ses deux systèmes pouvaient entrer dans une seule phrase et se réduire à une pensée. La vie simple et mécanique conduit à quelque sagesse insensée en étouffant notre intelligence par le travail ; tandis que la vie passée dans le vide des abstractions ou dans les abîmes du monde moral mène à quelque folle sagesse. En un mot, tuer les sentiments pour vivre vieux, ou mourir jeune en acceptant le martyre des passions, voilà quel était leur arrêt. Raphaël rétorqua que s’il avait eu la prétention de formuler proprement ces deux idées, il lui aurait dit que l’homme se corrompt par l’exercice de la raison et se purifie par l’ignorance. C’était faire le procès aux sociétés ! Mais que l’homme vive avec les sages ou qu’il périsse avec les fous, le résultat n’était-il pas tôt ou tard le même. Aussi, le grand abstracteur de quintessence avait-il jadis exprimé ces deux systèmes en deux mots : CARYMARY, CARYMARA. Emile répondit que Rabelais avait résolu cette philosophie par un mot plus bref que Carymary, Caryrama ; c’était « peut-être », d’où Montaigne avait pris son « Que sais-je ? ». Emile voulait savoir pourquoi son ami avait voulu se suicider. S’il avait voulu se jeter à l’eau pour une femme, pour un protêt, ou par ennui, il le renierait. Raphaël lui expliqua qu’il existait des cœurs délicats comme des fleurs.

La femme sans cœur

 

Raphaël fut saisi par une espèce de lucidité qui lui permit d’embrasser en cet instant toute sa vie comme un même tableau, où les figures, les couleurs, les ombres, les lumières, les demi-teintes étaient fidèlement rendues. Mais cette lucidité était accompagnée d’une sorte de dédain pour ses souffrances et pour ses joies passées. Cette longue et lente douleur avait duré dix ans. Quand il sortit du collège, en réclamant par un geste le droit de continuer, son père l’astreignit à une discipline sévère, il le logea dans une chambre contiguë à son cabinet. Il se couchait dès neuf heures du soir et se levait à cinq heures du matin ; son père voulait qu’il fasse son droit en conscience, il allait en même temps à l’École et chez un avoué ; mais les lois du temps et de l’espace étaient si sévèrement appliquées à ses courses, à ses travaux, et son père lui demandait en dînant un compte si rigoureux… Ainsi, il fut longtemps dans la naïveté primitive du jeune homme. Jusqu’à vingt et un ans, il avait été courbé sous un despotisme aussi froid que celui d’une règle monacale. Son père était méticuleux comme un chef de bureau. Sa paternité planait au-dessus des lutines et joyeuses pensées de Raphaël, et les enfermait comme sous un dôme de plomb. Raphaël avait toujours huit ans pour son père. Cependant Raphaël aimait son père, au fond il était juste. Peut-être ne haïssons-nous pas la sévérité quand elle est justifiée par un grand caractère, par des mœurs pures, et qu’elle est adroitement entremêlée de bonté. Son père chercha du moins à lui procurer quelques distractions. Après lui avoir promis un plaisir pendant des mois entiers, il le conduisit aux Bouffons, à un concert, à un bal, où Raphaël espérait rencontrer une maîtresse. C’aurait été pour lui l’indépendance. Mais honteux et timide, ne sachant point l’idiome des salons et n’y connaissant personne, il en revenait le cœur toujours aussi neuf et tout aussi gonflé de désirs. Vouloir s’écarter de la route uniforme que son père lui avait tracée, c’eût été s’exposer à sa colère ; il l’avait menacé de l’embarquer à sa première faute, en qualité de mousse, pour les Antilles. Aussi lui prenait-il un horrible frisson quand par hasard il osait s’aventurer, pendant une heure ou deux, dans quelque partie de plaisir. Il exhalait son malheur en mélodies. Beethoven ou Mozart furent souvent ses discrets confidents. Son imagination lui faisait considérer un café comme un lieu de débauche, où les hommes se perdaient d’honneur et engageaient leur fortune ; quant à risquer de l’argent au jeu, il aurait fallu en avoir.

Un soir, Raphaël était au bal chez le duc de Navarreins, cousin de son père. Il avait un habit râpé, des souliers mal faits, une cravate de cocher et des gants déjà portés. Il se mit dans un coin afin de pouvoir tout à son aise prendre des glaces et contempler les jolies femmes. Son père l’aperçut. Par une raison que Raphaël ne devina jamais, tant cet acte de confiance l’abasourdit, son père lui donna sa bourse et ses clefs à garder. À dix pas de Raphaël quelques hommes jouaient. Il entendait frétiller l’or. Il avait vingt ans, il souhaitait passer une journée entière plongé dans les crimes de son âge. Depuis un an il se rêvait bien mis, en voiture, ayant une belle femme à ses côtés. Il avait estimé toute cette joie cinquante écus.  Il alla donc dans un boudoir où, seul, les yeux cuisants, les doigts tremblants, il compta l’argent de son père : cent écus ! Évoquées par cette somme, les joies de son escapade apparurent devant lui, dansant comme les sorcières de Macbeth autour de leur chaudière, mais alléchantes, frémissantes, délicieuses ! Il devint un coquin déterminé. Sans écouter ni les tintements de son oreille, ni les battements précipités de son cœur, il prit deux pièces de vingt francs. Il se rendit à une table de jeu en tenant les deux pièces d’or dans la paume humide de sa main, et rôda autour des joueurs comme un émouchet au-dessus d’un poulailler. Son âme et ses yeux voltigeaient autour du fatal tapis vert. De cette soirée datait la première observation physiologique à laquelle il avait dû cette espèce de pénétration qui lui permit de saisir quelques mystères de notre double nature. Il tournait le dos à la table où se disputait son futur bonheur, bonheur d’autant plus profond peut-être qu’il était criminel ; entre les deux joueurs et lui, il se trouvait une haie d’hommes, épaisse de quatre ou cinq rangées de causeurs ; le bourdonnement des voix empêchait de distinguer le son de l’or qui se mêlait au bruit de l’orchestre ; malgré tous ces obstacles, par un privilège accordé aux passions et qui leur donne le pouvoir d’anéantir l’espace et le temps, Raphaël entendait distinctement les paroles des deux joueurs. Il connaissait leurs points, et savait celui des deux qui retournait le roi comme s’il eût vu les cartes ; enfin à dix pas du jeu, il pâlissait de ses caprices. Son père passa devant lui tout à coup, Raphaël comprit alors cette parole de l’écriture : L’esprit de Dieu passa devant sa face ! Raphaël avait gagné. À travers le tourbillon d’hommes qui gravitait autour des joueurs, il accourut à la table en s’y glissant avec la dextérité d’une anguille qui s’échappe par la maille rompue d’un filet. Par hasard, un homme décoré réclama quarante francs qui manquaient. Raphaël fut soupçonné par des yeux inquiets, il pâlit et des gouttes de sueur sillonnèrent son front. Le crime d’avoir volé son père lui parut bien vengé. Le bon gros petit homme dit alors d’une voix certainement angélique : « Tous ces messieurs avaient mis », et paya les quarante francs. Raphaël releva son front et jeta des regards triomphants sur les joueurs.

Après avoir réintégré dans la bourse de son père l’or qu’il y avait pris, il laissa son gain à ce digne et honnête monsieur qui continua de gagner. Dès que Raphaël se vit possesseur de cent soixante francs, il les enveloppa dans son mouchoir de manière à ce qu’ils ne pussent ni remuer ni sonner pendant son retour au logis, et ne joua plus.

– Que faisiez-vous au jeu ! lui dit son père en entrant dans le fiacre. – Je regardais, répondit Raphaël en tremblant. – Mais, reprit son père, il n’y aurait eu rien d’extraordinaire à ce que vous eussiez été forcé par amour-propre à mettre quelque argent sur le tapis. Aux yeux des gens du monde, vous paraissez assez âgé pour avoir le droit de commettre des sottises. Aussi vous excuserais-je, Raphaël, si vous vous étiez servi de ma bourse... Alors Raphaël rendit à son père son argent et ses clefs. En rentrant dans sa chambre, il vida la bourse sur sa cheminée, compta l’or, se tourna vers Raphaël d’un air assez gracieux, et lui dit en séparant chaque phrase par une pause plus ou moins longue et significative : – Mon fils, vous avez bientôt vingt ans. Je suis content de vous. Il vous faut une pension, ne fût-ce que pour vous apprendre à économiser, à connaître les choses de la vie. Dès ce soir, je vous donnerai cent francs par mois. Vous disposerez de votre argent comme il vous plaira. Voici le premier trimestre de cette année, ajouta-t-il en caressant une pile d’or, comme pour vérifier la somme. Raphaël fut prêt à se jeter à ses pieds, à lui déclarer qu’il était un brigand, un infâme, et… pis que cela, un menteur ! La honte le retint. Il allait l’embrasser, son père le repoussa faiblement. – Maintenant, tu es un homme, mon enfant, me dit-il. Ce que je fais est une chose simple et juste dont tu ne dois pas me remercier.

Il était fier d’avoir préservé la jeunesse de son fils des malheurs qui dévorent tous les jeunes gens, à Paris. Désormais, ils seraient deux amis. Il ne voulait faire de Raphaël ni un avocat, ni un notaire, mais un homme d’état qui puisse devenir la gloire de sa pauvre maison.

Dès ce jour, son père l’initia franchement à ses projets. Raphaël était fils unique et avait perdu sa mère depuis dix ans. Autrefois, peu flatté d’avoir le droit de labourer la terre l’épée au côté, son père, chef d’une maison historique à peu près oubliée en Auvergne, vint à Paris pour y tenter le diable. Doué de cette finesse qui rend les hommes du midi de la France si supérieurs quand elle se trouve accompagnée d’énergie, il était parvenu sans grand appui à prendre position au cœur même du pouvoir. La révolution renversa bientôt sa fortune ; mais il avait su épouser l’héritière d’une grande maison, et s’était vu sous l’empire au moment de restituer à sa famille son ancienne splendeur. La restauration, qui rendit à la mère de Raphaël des biens considérables, ruina son père. Ayant jadis acheté plusieurs terres données par l’empereur à ses généraux et situées en pays étranger, il luttait depuis dix ans avec des liquidateurs et des diplomates, avec les tribunaux prussiens et bavarois pour se maintenir dans la possession contestée de ces malheureuses dotations. Son père le jeta dans le labyrinthe inextricable de ce vaste procès d’où dépendait leur avenir.

Raphaël et son père pouvaient être condamnés à restituer les revenus par lui perçus, ainsi que le prix de certaines coupes de bois faites de 1814 à 1817 ; dans ce cas, le bien de la mère de Raphaël suffisait à peine pour sauver l’honneur de leur nom. Ainsi, le jour où son père parut en quelque sorte l’avoir émancipé, Raphaël tomba sous le joug le plus odieux.

Il dut combattre comme sur un champ de bataille, travailler nuit et jour, aller voir des hommes d’état, tâcher de surprendre leur religion, tenter de les intéresser à son affaire, les séduire, eux, leurs femmes, leurs valets, leurs chiens, et déguiser cet horrible métier sous des formes élégantes, sous d’agréables plaisanteries. Il comprit tous les chagrins dont l’empreinte flétrissait la figure de son père. Pendant une année environ, Raphaël mena donc en apparence la vie d’un homme du monde ; mais cette dissipation et son empressement à se lier avec des parents en faveur ou avec des gens qui pouvaient lui être utiles, cachaient d’immenses travaux. Ses divertissements étaient encore des plaidoiries, et ses conversations des mémoires. Il devint son propre despote, et n’osa se permettre ni un plaisir ni une dépense. Il voulut justifier la confiance de son père, heureux même de son sacrifice ! Aussi, quand monsieur de Villèle exhuma, tout exprès pour lui, un décret impérial sur les déchéances, et le ruina, Raphaël signa la vente de ses propriétés, n’en gardant qu’une île sans valeur, située au milieu de la Loire, et où se trouvait le tombeau de sa mère. Les larmes qu’il vit dans les yeux de son père furent alors pour lui la plus belle des fortunes, et le souvenir de ces larmes consola souvent sa misère. Dix mois après avoir payé ses créanciers, son père mourut de chagrin. Il adorait son fils et l’avait ruiné ; cette idée le tua. En 1826, à l’âge de vingt-deux ans, vers la fin de l’automne, Raphaël suivit tout seul le convoi de son premier ami, de son père.

Trois mois après, un commissaire-priseur lui remit onze cent douze francs, produit net et liquide de la succession paternelle. Des créanciers l’avaient obligé à vendre leur mobilier. Accoutumé dès sa jeunesse à donner une grande valeur aux objets de luxe dont il était entouré, Raphaël ne put s’empêcher de marquer une sorte d’étonnement à l’aspect de ce reliquat exigu qui flétrissait toutes les religions de son enfance et le dépouillait de ses premières illusions, les plus chères de toutes.

Sa fortune se résumait par un bordereau de vente, son avenir gisait dans un sac de toile qui contenait onze cent douze francs, la société lui apparaissait en la personne d’un huissier-priseur qui lui parlait le chapeau sur la tête. Un valet de chambre qui le chérissait, et auquel sa mère avait jadis constitué quatre cents francs de rente viagère, Jonathas lui dit en quittant la maison d’où Raphaël était si souvent sorti joyeusement en voiture pendant son enfance : – Soyez bien économe, monsieur Raphaël ! Il pleurait, le bon homme.

Quoique parent de personnes très influentes et prodigues de leur protection pour des étrangers, Raphaël n’avait ni parents ni protecteurs. Sans cesse arrêtée dans ses expansions, son âme s’était repliée sur elle-même : plein de franchise et de naturel, il devait paraître froid, dissimulé ; le despotisme de son père lui avait ôté toute confiance en lui ; il était timide et gauche, il ne croyait pas que sa voix pût exercer le moindre empire, il se déplaisait, il se trouvait laid, il avait honte de son regard. Il était la proie d’une excessive ambition, il se croyait destiné à de grandes choses, et se sentait dans le néant. Il avait besoin des hommes, et il se trouvait sans amis ; il devait se frayer une route dans le monde, et il y restait seul, moins craintif que honteux. Pendant l’année où il fut jeté par son père dans le tourbillon de la haute société, il y vint avec un cœur neuf, avec une âme fraîche. Il aspirait secrètement à de belles amours. Il rencontra parmi les jeunes gens de son âge une secte de fanfarons qui allaient tête levée, disant des riens, s’asseyant sans trembler près des femmes qui lui semblaient les plus imposantes, débitant des impertinences. La conquête du pouvoir ou d’une grande renommée littéraire lui paraissait un triomphe moins difficile à obtenir qu’un succès auprès d’une femme de haut rang, jeune, spirituelle et gracieuse. Il trouvait donc les troubles de son cœur, ses sentiments, ses cultes en désaccord avec les maximes de la société. Il avait de la hardiesse, mais dans l’âme seulement, et non dans les manières. Il sut plus tard que les femmes ne voulaient pas être mendiées. Combien de fois, muet, immobile, il admira la femme de ses rêves, surgissant dans un bal ! Dévouant alors en pensée son existence à des caresses éternelles, il imprimait toutes ses espérances en un regard, et lui offrait dans son extase un amour de jeune homme qui courait au-devant des tromperies. N’ayant jamais trouvé d’oreilles à qui confier ses propos passionnés, de regards où reposer les siens, de cœur pour son cœur, il vécut dans tous les tourments d’une impuissante énergie qui se dévorait elle-même, soit faute de hardiesse ou d’occasions, soit inexpérience. Peut-être avait-il désespéré de se faire comprendre, ou tremblé d’être trop compris.

Et cependant il avait un orage tout prêt à chaque regard poli que l’on pouvait lui adresser. Enfin, gardant en lui des feux qui le brûlaient, ayant une âme semblable à celles que les femmes souhaitent de rencontrer, en proie à cette exaltation dont elles sont avides, possédant l’énergie dont se vantent les sots, toutes les femmes lui furent traîtreusement cruelles. Porter des trésors dans une besace et ne pouvoir rencontrer personne, pas même une enfant, quelque jeune fille curieuse, pour les lui faire admirer. Raphaël voulut souvent se tuer de désespoir.

L’ordre des choses qu’il considérait jadis comme un malheur avait peut-être engendré les belles facultés dont plus tard il allait s’enorgueillir. La curiosité philosophique, les travaux excessifs, l’amour de la lecture qui, depuis l’âge de sept ans jusqu’à mon entrée dans le monde, avaient constamment occupé sa vie, ne l’avaient-ils pas doué de la facile puissance avec laquelle il savait rendre ses idées et marcher en avant dans le vaste champ des connaissances humaines ? L’habitude de refouler ses sentiments et de vivre dans son cœur ne l’avaient-ils pas investi du pouvoir de comparer, de méditer ? La sincérité de son caractère avait dû déplaire aux femmes. Les femmes l’avaient condamné. Il avait accepté, dans les larmes et le chagrin, l’arrêt porté par le monde. Cette peine avait produit son fruit. Il voulut se venger de la société, il voulut posséder l’âme de toutes les femmes en se soumettant les intelligences, et voir tous les regards fixés sur lui quand son nom serait prononcé par un valet à la porte d’un salon. Son immense amour-propre et sa croyance sublime à une destinée le sauvèrent.

Plus tard, ses observations lui apprirent de cruelles vérités. Les femmes sont habituées à ne voir dans un homme de talent que ses défauts, et dans un sot que ses qualités ; elles éprouvent de grandes sympathies pour les qualités du sot qui sont une flatterie perpétuelle de leurs propres défauts, tandis que l’homme supérieur ne leur offre pas assez de jouissances pour compenser ses imperfections. Toutes veulent trouver dans leurs amants des motifs de satisfaire leur vanité ; c’est elles encore qu’elles aiment en nous ! Telles étaient les observations de Raphaël.

La résolution qu’il prit était naturelle, quoique folle ; elle comportait une part d’impossible qui lui donna du courage. Ce fut comme un pari fait avec lui-même, et dont il était le joueur et l’enjeu. Ses onze cents francs devaient suffire à sa vie pendant trois ans ; il s’accordait ce temps pour mettre au jour un ouvrage qui pût attirer l’attention publique sur lui, lui faire une fortune ou un nom. Il allait risquer de mourir pour vivre. En réduisant l’existence à ses vrais besoins, au strict nécessaire, il trouvait que trois cent soixante-cinq francs par an devaient suffire à sa pauvreté. En effet, cette maigre somme avait satisfait à sa vie, tant qu’il avait voulu subir sa propre discipline claustrale. Il portait sa pauvreté fièrement. Un homme qui pressent un bel avenir marche dans sa vie de misère comme un innocent conduit au supplice, il n’a point honte. Il ne douta pas un moment de sa bonne santé. Il vécut avec une grande pensée, avec un rêve, un mensonge auquel nous commençons tous par croire plus ou moins. A présent, il riait de lui, de ce lui, peut-être saint et sublime, qui n’existait plus. La société, le monde, nos usages, nos mœurs, vus de près, lui révélèrent le danger de sa croyance innocente et la superfluité de ses fervents travaux. Les hommes du pouvoir ont si fort besoin de croire au mérite tout fait, au talent effronté, qu’il y a chez le vrai savant de l’enfantillage à espérer des récompenses humaines.

Raphaël avait laissé planer ses yeux sur un paysage de toits bruns, grisâtres, rouges, en ardoises, en tuiles, couverts de mousses jaunes ou vertes. Si d’abord cette vue lui parut monotone, il y découvrit bientôt de singulières beautés : tantôt le soir des raies lumineuses, parties des volets mal fermés, nuançaient et animaient les noires profondeurs de ce pays original ; tantôt les lueurs pâles des réverbères projetaient d’en bas des reflets jaunâtres à travers le brouillard, et accusaient faiblement dans les rues les ondulations de ces toits pressés, océan de vagues immobiles. Il aimait sa prison, elle était volontaire. Ces savanes de Paris formées par des toits nivelés comme une plaine, mais qui couvraient des abîmes peuplés, allaient à son âme et s’harmoniaient avec ses pensées. Quand il fut bien résolu à suivre son nouveau plan de vie, il chercha son logis dans les quartiers les plus déserts de Paris. Un soir, en revenant de l’Estrapade, il passa par la rue des Cordiers pour retourner chez lui. À l’angle de la rue de Cluny, il vit une petite fille d’environ quatorze ans, qui jouait au volant avec une de ses camarades, et dont les rires et les espiègleries amusaient les voisins.

Il observa d’abord la jeune fille, dont la physionomie était d’une admirable expression, et le corps tout posé pour un peintre. C’était une scène ravissante. Il chercha la cause de cette bonhomie au milieu de Paris, il remarqua que la rue n’aboutissait à rien, et ne devait pas être très passante. En se rappelant le séjour de J.-J. Rousseau dans ce lieu, Raphaël trouva l’hôtel Saint-Quentin, et le délabrement dans lequel il était lui fit espérer d’y rencontrer un gîte peu coûteux. Il voulut le visiter. Il fut frappé de la propreté qui régnait dans cette salle, ordinairement assez mal tenue dans les autres hôtels. La maîtresse de l’hôtel, femme de quarante ans environ, dont les traits exprimaient des malheurs, dont le regard était comme terni par des pleurs, se leva, vint à lui ; il lui soumit humblement le tarif de son loyer. Sans en paraître étonnée, elle chercha une clef parmi toutes les autres, et le conduisit dans les mansardes, où elle lui montra une chambre qui avait vue sur les toits, sur les cours des maisons voisines, par les fenêtres desquelles passaient de longues perches chargées de linge. Rien n’était plus horrible que cette mansarde aux murs jaunes et sales, qui sentait la misère et appelait son savant. Il fut bientôt d’accord avec son hôtesse, et s’installa le lendemain chez elle. Il vécut dans ce sépulcre aérien pendant près de trois ans, travaillant nuit et jour sans relâche, avec tant de plaisir, que l’étude lui semblait être le plus beau thème, la plus heureuse solution de la vie humaine. Le plaisir de nager dans un lac d’eau pure, au milieu des rochers, des bois et des fleurs, seul et caressé par une brise tiède, donnerait aux ignorants une bien faible image du bonheur qu’il éprouva quand son âme était baignée dans les lueurs de la lumière, quand il écoutait les voix terribles et confuses de l’inspiration, quand d’une source inconnue les images ruisselaient dans son cerveau palpitant.

Le bureau chétif sur lequel il écrivait, et la basane brune qui le couvrait, son piano, son lit, son fauteuil, les bizarreries de son papier de tenture, ses meubles, toutes ces choses s’animèrent, et devinrent pour lui d’humbles amis, les complices silencieux de son avenir. Captivé par une idée, emprisonné dans un système ; mais soutenu par la perspective d’une vie glorieuse ! À chaque difficulté vaincue, il baisait les mains douces de la femme aux beaux yeux, élégante et riche, qui devait un jour caresser ses cheveux en lui disant avec attendrissement : Tu as bien souffert, pauvre ange ! il avait entrepris deux grandes œuvres. Une comédie devait en peu de jours lui donner une renommée, une fortune, et l’entrée de ce monde, où il voulait reparaître en y exerçant les droits régaliens de l’homme de génie.

Seul Émile calma la plaie profonde que d’autres firent à son cœur ! Lui seul admira sa Théorie de la volonté, ce long ouvrage pour lequel Raphaël avais appris les langues orientales, l’anatomie, la physiologie, auquel il avait consacré la plus grande partie de son temps ; œuvre qui devait compléter les travaux de Mesmer, de Lavater, de Gall, de Bichat, en ouvrant une nouvelle route à la science humaine. Là s’arrêta sa belle vie, ce sacrifice de tous les jours, ce travail de ver-à-soie inconnu au monde et dont la seule récompense fut peut-être dans le travail même. Amoureux de ses rêves, sensuel, il avait toujours travaillé, se refusant à goûter les jouissances de la vie parisienne. Il allait écouter en silence les professeurs aux Cours publics de la Bibliothèque et du Muséum ; il dormit sur son grabat solitaire comme un religieux de l’ordre de Saint-Benoît, et la femme était cependant sa seule chimère, une chimère qu’il caressais et qui le fuyait toujours ! Enfin sa vie avait été une cruelle antithèse, un perpétuel mensonge.

Parfois ses goûts naturels se réveillaient comme un incendie longtemps couvé. Par une sorte de mirage ou de calenture, lui, veuf de toutes les femmes qu’il désirait, dénué de tout et logé dans une mansarde d’artiste, il se voyait alors entouré de maîtresses ravissantes ! Heureusement le sommeil finissait par éteindre ces visions dévorantes ; le lendemain la science l’appelait en souriant, et il lui était fidèle.

Pendant les dix premiers mois de sa réclusion, il mena une vie pauvre et solitaire. Il allait chercher lui-même, dès le matin et sans être vu, ses provisions pour la journée ; il faisait sa chambre, il était tout ensemble le maître et le serviteur.

Mais après ce temps, pendant lequel l’hôtesse et sa fille espionnèrent ses mœurs et ses habitudes, examinèrent sa personne et comprirent sa misère, peut-être parce qu’elles étaient elles-mêmes fort malheureuses, il s’établit d’inévitables liens entre elles et lui. Pauline, cette charmante créature dont les grâces naïves et secrètes l’avaient en quelque sorte amené là, lui rendit plusieurs services qu’il lui fut impossible de refuser. Insensiblement Pauline s’impatronisa chez lui, voulut le servir et sa mère ne s’y opposa point. Raphaël vis la mère elle-même raccommodant son linge et rougissant d’être surprise à cette charitable occupation. Devenu malgré lui leur protégé, il accepta leurs services. Pauline lui apportait à pas muets son repas frugal, quand elle s’apercevait que, depuis sept ou huit heures, il n’avait rien pris. Un soir, Pauline lui raconta son histoire avec une touchante ingénuité. Son père était chef d’escadron dans les grenadiers à cheval de la garde impériale. Au passage de la Bérésina, il avait été fait prisonnier par les Cosaques. Plus tard, quand Napoléon proposa de l’échanger, les autorités russes le firent vainement chercher en Sibérie. Au dire des autres prisonniers, il s’était échappé avec le projet d’aller aux Indes. Depuis ce temps, madame Gaudin, la mère de Pauline, n’avait pu obtenir aucune nouvelle de son mari. Les désastres de 1814 et 1815 étaient arrivés. Seule, sans ressources et sans secours, elle avait pris le parti de tenir un hôtel garni pour faire vivre sa fille. Elle espérait toujours revoir son mari. Son plus cruel chagrin était de laisser Pauline sans éducation, sa Pauline, filleule de la princesse Borghèse, et qui n’aurait pas dû mentir aux belles destinées promises par son impériale protectrice. Alors Raphaël s’offrit à finir l’éducation de Pauline.  La candeur avec laquelle ces deux femmes acceptèrent sa proposition fut égale à la naïveté qui la dictait. Il eut ainsi des heures de récréation.

La petite avait les plus heureuses dispositions : elle apprit avec tant de facilité, qu’elle devint bientôt plus forte que Raphaël ne l’était sur le piano. Elle l’écoutait avec recueillement et plaisir, en arrêtant sur lui ses yeux noirs et veloutés qui semblaient sourire. Elle répétait ses leçons d’un accent doux et caressant, en témoignant une joie enfantine quand il était content d’elle. Sa mère, chaque jour plus inquiète d’avoir à préserver de tout danger une jeune fille qui développait en croissant toutes les promesses faites par les grâces de son enfance, la vit avec plaisir s’enfermer pendant toute la journée pour étudier. Quand Raphaël rentrait, il la trouvait chez lui, dans la toilette la plus modeste ; mais au moindre mouvement, sa taille souple et les attraits de sa personne se révélaient sous l’étoffe grossière. Mais ses jolis trésors, sa richesse de jeune fille, tout ce luxe de beauté fut comme perdu pour lui. Il s’était ordonné à lui-même de ne voir qu’une sœur en Pauline, il aurait eu horreur de tromper la confiance de sa mère, il admirait cette charmante fille comme un tableau, comme le portrait d’une maîtresse morte. Enfin, c’était son enfant, sa statue. Pygmalion nouveau, il voulait faire d’une vierge vivante et colorée, sensible et parlante, un marbre.

Plus il lui faisait éprouver les effets de son despotisme magistral, plus elle devenait douce et soumise. S’il fut encouragé dans sa retenue et dans sa continence par des sentiments nobles, néanmoins les raisons de procureur ne lui manquèrent pas. Epouser Pauline eût été une folie : n’était-ce pas livrer une âme douce et vierge à d’effroyables malheurs ? Il ne concevait pas l’amour dans la misère. Lui rêvait d’une femme vêtue de dentelles, de diamants, donnant ses ordres à la ville, et si haut placée et si imposante que nul n’oserait lui adresser des vœux. Pour avoir les façons d’une princesse, une femme devait être riche selon lui. Il était né pour l’amour impossible, et le hasard avait voulu qu’il fût servi par-delà ses souhaits.

Souvent Pauline s’exaltait en faisant de la musique : sa figure ressemblait alors d’une manière frappante à la noble tête par laquelle Carlo Dolci a voulu représenter l’Italie. La cruelle mémoire de Raphaël lui jetait cette jeune fille à travers les excès de son existence comme un remords, comme une image de la vertu ! Au moins l’aurait-il mise à l’abri d’un effroyable orage, en évitant de la traîner dans son enfer.

Dans les premiers jours du mois de décembre 1829, Raphaël rencontra Rastignac, qui, malgré le misérable état des vêtements de Raphaël, lui donna le bras et s’enquit de sa fortune avec un intérêt vraiment fraternel. Raphaël lui raconta brièvement et sa vie et ses espérances. Rastignac se mit à rire, le traita tout à la fois d’homme de génie et de sot. Son expérience du monde, l’opulence qu’il devait à son savoir-faire, agirent sur Raphaël d’une manière irrésistible. Avec cette verve aimable qui le rendait si séduisant, il Rastignac lui montra tous les hommes de génie comme des charlatans. Il lui déclara qu’il avait un sens de moins, une cause de mort, s’il restait seul, rue des Cordiers. Selon lui, Raphaël devait aller dans le monde, égoïser adroitement, habituer les gens à prononcer son nom et se dépouiller lui-même de l’humble monsieur qui ne convenait pas à un grand homme de son vivant. Rastignac se savait paresseux et bon à rien mais était certain d’arriver à tout. Il conseilla à Raphaël de faire son succès toi-même, c’était plus sûr. Raphaël irait conclure des alliances avec les coteries, conquérir des prôneurs. Rastignac, voulait se mettre de moitié dans sa gloire : il serait le bijoutier qui aura monté les diamants de la couronne de Raphaël. Rastignac le présenterait dans une maison où allait tout Paris, le Paris des beaux, des gens à millions, des célébrités, enfin des hommes qui parlaient d’or comme Chrysostome. Quand ils avaient adopté un livre, le livre devenait à la mode ; s’il était réellement bon, ils avaient donné quelque brevet de génie sans le savoir. Si Raphaël avait de l’esprit, il ferait lui-même la fortune de sa théorie en comprenant mieux la théorie de la fortune. Rastignac lui présenterait Fœdora. Une femme à marier qui possédait près de quatre-vingt mille livres de rentes, qui ne voulait de personne ou dont personne ne voulait ! Espèce de problème féminin, une Parisienne à moitié Russe, une Russe à moitié Parisienne ! Une femme chez laquelle s’éditaient toutes les productions romantiques qui ne paraissaient pas.

Le nom de Foedora réveillait les poésies artificielles du monde, faisait briller les fêtes du haut Paris et les clinquants de la vanité. Ce n’était peut-être ni la femme ni le nom, mais tous les vices de Raphaël qui se dressaient debout dans son âme pour le tenter de nouveau. La comtesse Fœdora, riche et sans amant, résistant à des séductions parisiennes, n’était-ce pas l’incarnation de ses espérances, de ses visions ? Il n’en dormit pas de la nuit. Le lendemain, il essaya de lire en attenant la soirée mais le nom de Foedera troublait sa concentration. Il possédait heureusement encore un habit noir et un gilet blanc assez honorables ; puis de toute sa fortune il lui restait environ trente francs.

Rastignac, fidèle au rendez-vous, sourit de sa métamorphose et l’en plaisanta ; mais, tout en allant chez la comtesse, il lui donna de charitables conseils sur la manière de se conduire avec elle. Il la peignit avare, vaine et défiante ; mais avare avec faste, vaine avec simplicité, défiante avec bonhomie. Elle avait une mémoire cruelle, elle était d’une adresse à désespérer un diplomate. Elle était de la société de madame de Sérisy, allait chez mesdames de Nucingen et de Restaud. En France sa réputation était intacte ; la duchesse de Carigliano, la maréchale la plus collet-monté de toute la coterie bonapartiste, allait souvent passer avec elle la belle saison à sa terre. Beaucoup de jeunes fats, le fils d’un pair de France, lui avaient offert un nom en échange de sa fortune ; elle les avait tous poliment éconduits. Rastignac dit à son ami : marche en avant si elle te plaît !

Le cœur de Raphaël battait et il rougissait. Hélas ! il sortait d’une mansarde, après trois années de pauvreté, sans savoir encore mettre au-dessus des bagatelles de la vie ces trésors acquis, ces immenses capitaux intellectuels qui vous enrichissent en un moment quand le pouvoir tombe entre vos mains sans vous écraser, parce que l’étude vous a formé d’avance aux luttes politiques. Il aperçut une femme d’environ vingt-deux ans, de moyenne taille, vêtue de blanc, entourée d’un cercle d’hommes, mollement couchée sur une ottomane, et tenant à la main un écran de plumes.

En voyant entrer Rastignac, elle se leva, vint à eux, sourit avec grâce, fit à Raphaël d’une voix mélodieuse un compliment sans doute apprêté. Rastignac l’avait annoncé comme un homme de talent, et son adresse, son emphase gasconne  procurèrent à Raphaël un accueil flatteur. Il fut l’objet d’une attention particulière qui le rendit confus. Il rencontra là des savants, des gens de lettres, d’anciens ministres, des pairs de France. La conversation reprit son cours quelque temps après son arrivée, et, sentant qu’il avait une réputation à soutenir, Raphaël se rassura ; puis, sans abuser de la parole quand elle lui était accordée, il tâcha de résumer les discussions par des mots plus ou moins incisifs, profonds ou spirituels. Il produisit quelque sensation : pour la millième fois de sa vie Rastignac fut prophète.

Puis Rastignac lui fit visiter les appartements. Il lui dit : – N’aie pas l’air d’être trop émerveillé de la princesse, elle devinerait le motif de ta visite. Raphaël fut ébloui par la décoration. Rastignac le conduisit à la chambre à coucher, et lui montra sous un dais de mousseline et de moire blanches un lit voluptueux doucement éclairé, le vrai lit d’une jeune fée fiancée à un génie. Rastignac lui dit que les plus audacieux de ses maîtres, et même les plus habiles, avouaient avoir échoué près d’elle, l’aimaient encore et étaient ses amis dévoués.

Ces paroles excitèrent en Raphaël une sorte d’ivresse, sa jalousie craignait déjà le passé. Tressaillant d’aise, il revint précipitamment dans le salon où il avait laissé la comtesse, qu’il rencontra dans le boudoir gothique. Elle l’arrêta par un sourire, le fit asseoir près d’elle, le questionna sur ses travaux, et sembla s’y intéresser vivement, surtout quand il lui traduisit son système en plaisanteries au lieu de prendre le langage d’un professeur pour le lui développer doctoralement. Elle parut s’amuser beaucoup en apprenant que la volonté humaine était une force matérielle semblable à la vapeur ; que, dans le monde moral, rien ne résistait à cette puissance quand un homme s’habituait à la concentrer, à en manier la somme, à diriger constamment sur les âmes la projection de cette masse fluide ; que cet homme pouvait à son gré tout modifier relativement à l’humanité, même les lois les plus absolues de la nature. Ses objections lui révélèrent en elle une certaine finesse d’esprit. Il piqua sa curiosité. Elle resta même un instant silencieuse quand Raphaël lui dit que nos idées étaient des êtres organisés, complets, qui vivaient dans un monde invisible, et influaient sur nos destinées, en lui citant pour preuves les pensées de Descartes, de Diderot, de Napoléon, qui avaient conduit, qui conduisaient encore tout un siècle. Elle le quitta en l’invitant à la venir voir ; en style de cour, elle lui donna les grandes entrées. Il crut lui plaire. Il évoqua toutes ses connaissances physiologiques et ses études antérieures sur la femme pour examiner minutieusement pendant cette soirée Feodora et ses manières. Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, il espionna ses pensées en les cherchant dans son maintien, en étudiant ce manège d’une maîtresse de maison qui va et vient, s’assied et cause, appelle un homme, l’interroge, et s’appuie pour l’écouter sur un chambranle de porte. Il fut alors très incrédule sur sa vertu. Si Fœdora méconnaissait aujourd’hui l’amour, elle avait dû jadis être fort passionnée. Une volupté savante se peignait jusque dans la manière dont elle se posait devant son interlocuteur. L’amour était écrit sur ses traits. Cette femme était un roman. La comtesse possédait une belle âme dont les sentiments et les émanations communiquaient à sa physionomie ce charme qui nous subjugue et nous fascine.

Raphaël sortit ravi, séduit par cette femme, enivré par son luxe, chatouillé dans tout ce que son cœur avait de noble, de vicieux, de bon, de mauvais. En se sentant si ému, si vivant, si exalté, il crut comprendre l’attrait qui amenait là ces artistes, ces diplomates, ces hommes de pouvoir, ces agioteurs doublés de tôle comme leurs caisses. Elle ne s’était donnée à aucun pour les garder tous. Une femme est coquette tant qu’elle n’aime pas. Puis, il dit à Rastignac qu’elle avait peut-être été mariée ou vendue à quelque vieillard, et le souvenir de ses premières noces lui donnait de l’horreur pour l’amour. Entreprendre la conquête de Fœdora dans l’hiver, un rude hiver, quand il n’avait pas trente francs en sa possession, quand la distance qui les séparait était si grande ! Un jeune homme pauvre peut seul savoir ce qu’une passion coûte en voitures, en gants, en habits, linge, etc. Si l’amour reste un peu trop de temps platonique, il devient ruineux. Raphaël cria – Bah ! Fœdora ou la mort ! au détour d’un pont.

Quand il arriva dans sa mansarde nue, froide, aussi mal peignée que le sont les perruques d’un naturaliste, il était encore environné par les images du luxe de Fœdora. Ce contraste était un mauvais conseiller, les crimes doivent naître ainsi. Il maudit alors, en frissonnant de rage, sa décente et honnête misère, sa mansarde féconde où tant de pensées avaient surgi. Il se coucha tout affamé, grommelant de risibles imprécations, mais bien résolu de séduire Fœdora. Ce cœur de femme était un dernier billet de loterie chargé de sa fortune. Tout en tâchant de s’adresser à son âme, il essaya de gagner son esprit, d’avoir sa vanité pour lui. Afin d’être sûrement aimé, il lui donna mille raisons de mieux s’aimer elle-même. Jamais il ne la laissa dans un état d’indifférence ; les femmes veulent des émotions à tout prix, il les lui prodigua. Si d’abord, animé d’une volonté ferme et du désir de se faire aimer, il prit un peu d’ascendant sur elle, bientôt sa passion grandit, il ne fut plus maître de lui. Il devint éperdument amoureux. L’amour passe par des transformations infinies avant de se mêler pour toujours à notre vie et de la teindre à jamais de sa couleur de flamme. Le secret de cette infusion imperceptible échappe à l’analyse de l’artiste. La vraie passion s’exprime par des cris.

Chaque nuance de beauté de Feodora donnait des fêtes nouvelles aux yeux de Raphaël, révélait des grâces inconnues à son cœur. Il voulait lire un sentiment, un espoir, dans toutes ces phases du visage. Sa voix lui causait un délire qu’il avait peine à comprimer. Ce n’était plus une admiration, un désir, mais un charme, une fatalité. Souvent, rentré sous son toit, il voyait indistinctement Fœdora chez elle, et participait vaguement à sa vie. Si elle souffrait, il souffrait, et il lui disait le lendemain : – Vous avez souffert.

Un jour, après lui avoir promis de venir au spectacle avec lui, tout à coup elle refusa capricieusement de sortir, et le pria de la laisser seule. Désespéré d’une contradiction qui lui coûta une journée de travail, et son dernier écu, il se rendit là où elle aurait dû être, voulant voir la pièce qu’elle avait désiré voir. À peine placé, il reçut un coup électrique dans le cœur. Une voix lui dit : – Elle est là ! Il se retourna, il l’aperçut la comtesse au fond de sa loge, cachée dans l’ombre, au rez-de-chaussée. Aussi ne fut-il pas étonné, mais fâché. Fœdora le vit et devint sérieuse : il la gênait. Au premier entracte, il alla lui faire une visite. Elle était seule, il resta. Quoiqu’ils n’eurent jamais parlé d’amour, il pressentit une explication. Il ne lui avait point encore dit son secret, et cependant il existait entre eux une sorte d’entente : elle lui confia ses projets d’amusement, et lui demanda la veille avec une sorte d’inquiétude amicale s’il viendrait le lendemain ; elle le consulta par un regard quand elle disait un mot spirituel, comme si elle eût voulu lui plaire exclusivement ; s’il boudait, elle devenait caressante. S’il se rendait coupable d’une faute, elle se laissait longtemps supplier avant de lui pardonner. Ces querelles, auxquelles ils avaient pris goût, étaient pleines d’amour.

Mais ce soir-là, la comtesse était glaciale ; lui, appréhendait un malheur.

Elle lui dit : Vous allez m’accompagner, quand la pièce sera finie.

Le temps avait changé subitement. Lorsqu’ils sortirent, il tombait une neige mêlée de pluie. La voiture de Fœdora ne put arriver jusqu’à la porte du théâtre. En voyant une femme bien mise obligée de traverser le boulevard, un commissionnaire étendit son parapluie au-dessus de leurs têtes, et réclama le prix de son service quand ils furent montés. Raphaël n’avait rien : il eût alors vendu dix ans de sa vie pour avoir deux sous.

Le valet repoussa le commissionnaire, et les chevaux fendirent l’air. En revenant à son hôtel, Fœdora, distraite, ou affectant d’être préoccupée, répondit par de dédaigneux monosyllabes à ses questions. Il garda le silence. Ce fut un horrible moment.

Arrivés chez elle, ils s’assirent devant la cheminée. Quand le valet de chambre se fut retiré après avoir attisé le feu, la comtesse se tourna vers Raphaël d’un air indéfinissable et lui dit avec une sorte de solennité : – Depuis mon retour en France, ma fortune a tenté quelques jeunes gens : j’ai reçu des déclarations d’amour qui auraient pu satisfaire mon orgueil, j’ai rencontré des hommes dont l’attachement était si sincère et si profond qu’ils m’eussent encore épousée, même quand ils n’auraient trouvé en moi qu’une fille pauvre comme je l’étais jadis. Enfin sachez, monsieur de Valentin, que de nouvelles richesses et des titres nouveaux m’ont été offerts ; mais apprenez aussi que je n’ai jamais revu les personnes assez mal inspirées pour m’avoir parlé d’amour. Si mon affection pour vous était légère, je ne vous donnerais pas un avertissement dans lequel il entre plus d’amitié que d’orgueil. Une femme s’expose à recevoir une sorte d’affront lorsque, en se supposant aimée, elle se refuse par avance à un sentiment toujours flatteur. J’espère aujourd’hui ne pas être mal jugée par un homme supérieur pour lui avoir montré franchement mon âme.

Raphaël se sentit torturé par une femme qui le tuait avec indifférence. En ce moment Fœdora marchait, sans le savoir, sur toutes les espérances de Raphaël, brisait sa vie et détruisait son avenir avec la froide insouciance et l’innocente cruauté d’un enfant qui, par curiosité, déchire les ailes d’un papillon.

Plus tard, ajouta Fœdora : Vous reconnaîtrez, je l’espère, la solidité de l’affection que j’offre à mes amis. Pour eux, vous me trouverez toujours bonne et dévouée. Je saurais leur donner ma vie, mais vous me mépriseriez si je subissais leur amour sans le partager. Je m’arrête. Vous êtes le seul homme auquel j’aie encore dit ces derniers mots.

Raphaël lui répondit : – Si je vous dis que je vous aime, répondis-je, vous me bannirez ; si je m’accuse d’indifférence, vous m’en punirez : les prêtres, les magistrats et les femmes ne dépouillent jamais leur robe entièrement. Le silence ne préjuge rien : trouvez bon, madame, que je me taise. Pour m’avoir adressé de si fraternels avertissements, il faut que vous ayez craint de me perdre, et cette pensée pourrait satisfaire mon orgueil. Mais laissons la personnalité loin de nous. Vous êtes peut-être la seule femme avec laquelle je puisse discuter en philosophe une résolution si contraire aux lois de la nature. Relativement aux autres sujets de votre espèce, vous êtes un phénomène. Eh ! bien, cherchons ensemble, de bonne foi, la cause de cette anomalie psychologique. Existe-t-il en vous, comme chez beaucoup de femmes fières d’elles- mêmes, amoureuses de leurs perfections, un sentiment d’égoïsme raffiné qui vous fasse prendre en horreur l’idée d’appartenir à un homme, d’abdiquer votre vouloir et d’être soumise à une supériorité de convention qui vous offense ? vous me sembleriez mille fois plus belle. Auriez-vous été maltraitée une première fois par l’amour ? La nature, qui fait des aveugles de naissance, peut bien créer des femmes sourdes, muettes et aveugles en amour. Vraiment vous êtes un sujet précieux pour l’observation médicale ! Vous ne savez pas tout ce que vous valez. Vous pouvez avoir un dégoût fort légitime pour les hommes : je vous approuve, ils me paraissent tous laids et odieux. Il n’existe pas d’homme qui soit digne de vous.

Elle l’écouta en gardant sur ses lèvres, dans ses yeux, son sourire d’habitude, ce sourire qu’elle prenait comme un vêtement, et toujours le même pour ses amis, pour ses simples connaissances, pour les étrangers. – Ne suis-je pas bien bonne de me laisser mettre ainsi sur un amphithéâtre ? dit-elle en saisissant un moment pendant lequel Raphaël la regarda en silence.

Il lui dit : Un homme au désespoir a souvent assassiné sa maîtresse.

Elle rétorqua froidement – Il vaut mieux être morte que malheureuse.

Il vit clairement un abîme entre cette femme et lui. Ils ne pourraient jamais se comprendre. Et il aimait toujours, il aimait cette femme froide dont le cœur voulait être conquis à tout moment, et qui, en effaçant toujours les promesses de la veille, se produisait le lendemain comme une maîtresse nouvelle.

Combien de sacrifices ignorés n’avait-il pas faits à Fœdora depuis trois mois ! Souvent il consacrait l’argent nécessaire au pain d’une semaine pour aller la voir un moment. Quitter ses travaux et jeûner, ce n’était rien ! Mais traverser les rues de Paris sans se laisser éclabousser, courir pour éviter la pluie, arriver chez elle aussi bien mis que les fats qui l’entouraient, ah ! pour un poète amoureux et distrait, cette tâche avait d’innombrables difficultés. Son bonheur, son amour, dépendait d’une moucheture de fange sur son seul gilet blanc ! Renoncer à la voir s’il se crottait, s’il se mouillait ! Ne pas posséder cinq sous pour faire effacer par un décrotteur la plus légère tache de boue sur sa botte ! Sa passion s’était augmentée de tous ces petits supplices inconnus, immenses chez un homme irritable. Les malheureux ont des dévouements dont il ne leur est point permis de parler aux femmes qui vivent dans une sphère de luxe et d’élégance, elles voient le monde à travers un prisme qui teint en or les hommes et les choses. Son affreuse détresse le condamnait à d’épouvantables souffrances sans qu’il lui fût permis de dire : J’aime ! ou : Je meurs ! Naguère insouciant en fait de toilette, Raphaël respectait maintenant son habit comme un autre lui- même. Entre une blessure à recevoir et la déchirure de son frac, il n’aurait pas hésité !

À travers les découpures en forme de cœur pratiquées dans le volet, Raphaël aperçut une lumière projetée dans la rue. Pauline et sa mère causaient en l’attendant. Il entendit prononcer son nom, il écouta. C’était Pauline qui le couvrait de louanges devant sa mère. Mais elle disait l’aimer comme un frère. La pauvre enfant venait de jeter un baume délicieux sur les plaies de Raphaël. Ce naïf éloge de sa personne lui rendit un peu de courage. Il avait besoin de croire en lui-même et de recueillir un jugement impartial sur la véritable valeur de ses avantages. Ses espérances, ainsi ranimées, se reflétèrent peut-être sur les choses qu’il voyait. La mère, assise au coin d’un foyer à demi éteint, tricotait des bas, et laissait errer sur ses lèvres un bon sourire. Pauline coloriait des écrans : ses couleurs, ses pinceaux, étalés sur une petite table, parlaient aux yeux par de piquants effets ; mais, ayant quitté sa place et se tenant debout pour allumer la lampe de Raphaël, sa blanche figure en recevait toute la lumière. Il fallait être subjugué par une bien terrible passion pour ne pas adorer ses mains transparentes et roses, l’idéal de sa tête et sa virginale attitude ! La nuit et le silence prêtaient leur charme à cette laborieuse veillée, à ce paisible intérieur.

Chez Fœdora le luxe était sec, il réveillait en lui de mauvaises pensées ; tandis que cette humble misère et ce bon naturel lui rafraîchissaient l’âme. Peut-être était-il humilié en présence du luxe ; près de ces deux femmes, au milieu de cette salle brune où la vie simplifiée semblait se réfugier dans les émotions du cœur, peut-être se réconciliait-il avec lui-même en trouvant à exercer la protection que l’homme est si jaloux de faire sentir.

Quand il fut près de Pauline, elle lui jeta un regard presque maternel, et s’écria, les mains tremblantes, en posant vivement la lampe : – Dieu ! comme vous êtes pâle ! Ah ! il est tout mouillé ! Ma mère va vous essuyer.

Il lui dit – Eh ! bien, comme nous nous quitterons bientôt, laissez-moi vous témoigner ma reconnaissance pour tous les soins que vous et votre mère vous avez eus de moi.

Il offrit son piano à Pauline. Il ne saurait vraiment l’emporter dans le voyage qu’il comptait entreprendre. Éclairées peut-être par l’accent de mélancolie avec lequel il prononça ces mots, les deux femmes semblèrent l’avoir compris et le regardèrent avec une curiosité mêlée d’effroi.

L’affection qu’il cherchait au milieu des froides régions du grand monde, était donc là, vraie, sans faste, mais onctueuse et peut-être durable. – Il ne faut pas prendre tant de souci, lui dit la mère. Restez ici. Mon mari est en route à cette heure, reprit-elle. Elle l’avait vu dans un présage. Elle avait lu l’Évangile de saint Jean pendant que Pauline tenait suspendue entre ses doigts leur clef attachée dans une Bible, la clef avait tourné. Ce présage annonçait que Gaudin se portait bien et prospérait. Pauline avait recommencé pour Raphaël et pour le jeune homme du numéro sept ; mais la clef n’avait tourné que pour Raphaël. Ils seraient tous riches, Gaudin reviendrait millionnaire. Mme Gaudin l’avait vu en rêve sur un vaisseau plein de serpents ; heureusement l’eau était trouble, ce qui signifiait or et pierreries d’outre-mer. Les yeux intelligents de Pauline semblaient deviner la vie et l’avenir de Raphaël. Il remercia par une inclination de tête la mère et la fille, puis il se sauva, craignant de s’attendrir. Puis il se coucha dans son malheur. Sa fatale imagination lui dessina mille projets sans base et lui dicta des résolutions impossibles. Où règne la misère, il n’existe plus ni pudeur, ni crimes, ni vertus, ni esprit. Il était alors sans idées, sans force, comme une jeune fille tombée à genoux devant un tigre. Un homme sans passion et sans argent reste maître de sa personne ; mais un malheureux qui aime ne s’appartient plus et ne peut pas se tuer. Raphaël s’endormit avec l’idée d’aller le lendemain confier à Rastignac la singulière détermination de Fœdora.

Le lendemain, Ratignac avait deviné que Raphaël avait été congédié par Fœdora. Quelques bonnes âmes jalouses de son empire sur la comtesse avaient annoncé leur mariage. Dieu savait les folies que ses rivaux lui avaient prêtées et les calomnies dont il avait été l’objet ! Rastignac dit que Fœdora possédait la pénétration naturelle aux femmes profondément égoïstes : elle aurait jugé Raphaël peut-être au moment où il ne voyait encore en elle que sa fortune et son luxe ; en dépit de son adresse, elle aurait lu dans son âme. Elle était assez dissimulée pour qu’aucune dissimulation ne trouve grâce devant elle. Pour elle le bonheur gisait tout entier dans le bien-être de la vie, dans les jouissances sociales ; chez elle, le sentiment était un rôle : elle rendrait Raphaël malheureux, et ferait de lui son premier valet. Rastignac proposa à Raphaël d’aller déjeuner au cabaret. Semblables à deux millionnaires, ils arrivèrent au café de Paris avec l’impertinence de ces audacieux spéculateurs qui vivent sur des capitaux imaginaires.

Rastignac, qui distribuait des coups de tête à une foule de jeunes gens également recommandables par les grâces de leur personne et par l’élégance de leur mise, dit à Raphaël en voyant entrer un de ces dandys : – Voici ton affaire. Et il fit signe à un gentilhomme bien cravaté, qui semblait chercher une table à sa convenance, de venir lui parler. – Ce gaillard-là, dit Rastignac, est décoré pour avoir publié des ouvrages qu’il ne comprend pas : il est chimiste, historien, romancier, publiciste. Ce n’était pas un homme, c’était un nom, une étiquette familière au public. L’inconnu s’assit à la table voisine. Il se plaignit d’être accablé de travail. Il devait rédiger des mémoires avant que ceux-ci passent de mode. Il pensait publier un mémoire sur l’affaire du Collier de la reine. Monsieur de Valentin, dit Rastignac en désignant son ami, est un de mes amis que je vous présente comme l’une de nos futures célébrités littéraires. Il avait jadis une tante fort bien en cour, marquise, et depuis deux ans il travaille à une histoire royaliste de la révolution. Puis, se penchant à l’oreille de ce singulier négociant, il lui dit : – C’est un homme de talent ; mais un niais qui peut vous faire vos mémoires, au nom de sa tante, pour cent écus par volume. – Le marché me va, répondit l’autre en haussant sa cravate. Rastignac demanda une commission pour lui et une avance pour Raphaël. Le publiciste accepta. Raphaël était stupéfait de la légèreté, de l’insouciance avec laquelle Rastignac avait vendu sa respectable tante, la marquise de Montbauron. Rastignac lui conseilla de prendre d’abord les cinquante écus et de faire les mémoires. Quand ils seraient achevés, Raphaël refuserait de les mettre sous le nom de sa tante, Madame de Montbauron, morte sur l’échafaud, ses paniers, ses considérations, sa beauté, son fard, ses mules valaient bien plus de six cents francs. Si le libraire ne voulait pas alors payer la tante de Raphaël ce qu’elle valait, il trouverait quelque vieux chevalier d’industrie pour signer les mémoires. Raphaël rétorqua que le monde avait des envers bien salement ignobles. Mais l’argent était pour lui une nécessité : ainsi, il devait des remerciements à son ami. Vingt-cinq louis le rendraient bien riche. Rastignac lui annonça que si le publiciste Finot lui donnait une commission dans l’affaire, il l’offrirait à Raphaël. Puis il proposa à son ami d’aller au bois de Boulogne pour y voir Foedora, et Rastignac lui montrerait la jolie petite veuve qu’il devait épouser, une charmante personne, Alsacienne un peu grasse. Il n’avait pas encore pu la déshabituer de son enthousiasme littéraire : elle pleurait des averses à la lecture de Goethe, et Rastignac était obligé de pleurer un peu, par complaisance, car il y avait cinquante mille livres de rentes et le plus joli petit pied, la plus jolie petite main de la terre !

Ils virent la comtesse, brillante dans un brillant équipage. La coquette les salua fort affectueusement en jetant à Raphaël un sourire qui lui parut alors divin et plein d’amour. Il se croyait aimé, il avait de l’argent et des trésors de passion, plus de misère. Léger, gai, content de tout, il trouvait la maîtresse de son ami charmante.

En revenant des Champs-Élysées, ils allèrent chez le chapelier et chez le tailleur de Rastignac. L’affaire du Collier permit à Raphaël de quitter son misérable pied de paix, pour passer à un formidable pied de guerre. Désormais il pouvait sans crainte lutter de grâce et d’élégance avec les jeunes gens qui tourbillonnaient autour de Fœdora. Il revint chez lui. Il s’y enferma, restant tranquille en apparence, près de sa lucarne, mais disant d’éternels adieux à ses toits, vivant dans l’avenir, dramatisant sa vie, escomptant l’amour et ses joies.

Le lendemain, vers midi, Pauline frappa doucement à sa porte et lui apporta une lettre de Fœdora. La comtesse le priait de venir la prendre au Luxembourg pour aller, de là, voir ensemble le Muséum et le jardin des Plantes. Un commissionnaire attendait une réponse. Raphaël griffonna promptement une lettre de remerciement que Pauline emporta. Il s’habilla. Au moment où, assez content de lui-même, il acheva sa toilette, un frisson glacial le saisit à cette pensée : Fœdora est-elle venue en voiture ou à pied ? pleuvra-t-il, fera-t-il beau ? Qu’elle soit à pied ou en voiture, est-on jamais certain de l’esprit fantasque d’une femme ? elle sera sans argent et voudra donner cent sous à un petit Savoyard parce qu’il aura de jolies guenilles. Raphaël était sans un rouge liard et ne devait avoir de l’argent que le soir. Il ne se sentit pas assez fort pour supporter tant de craintes au sein de sa joie. Malgré la certitude de ne rien trouver, il entreprit une grande exploration à travers sa chambre, il chercha des écus imaginaires jusque dans les profondeurs de sa paillasse, il fouilla tout, il secoua même de vieilles bottes. En proie à une fièvre nerveuse, il regarda ses meubles d’un œil hagard après les avoir renversés tous. Lorsqu’en ouvrant pour la septième fois le tiroir de sa table à écrire qu’il visitait avec cette espèce d’indolence dans laquelle nous plonge le désespoir, il aperçut collée contre une planche latérale, tapie sournoisement, mais propre, brillante, lucide comme une étoile à son lever, une belle et noble pièce de cent sous. Il baisa la pièce comme un ami fidèle au malheur et la salua par un cri qui trouva de l’écho. Il se retourna brusquement et vit Pauline toute pâle. – J’ai cru, dit-elle d’une voix émue, que vous vous faisiez mal. Le commissionnaire... Elle s’interrompit comme si elle étouffait. Mais ma mère l’a payé, ajouta-t-elle. Puis elle s’enfuit, enfantine et follette comme un caprice. La comtesse avait renvoyé sa voiture. Par un de ces caprices que les jolies femmes ne s’expliquent pas toujours à elles-mêmes, elle voulait aller au Jardin des Plantes par les boulevards et à pied. Par hasard, il fit beau pendant tout le temps qu’ils marchèrent dans le Luxembourg. Quand ils en sortirent, un gros nuage, ayant laissé tomber quelques gouttes d’eau, ils montèrent dans un fiacre. Lorsqu’ils eurent atteint les boulevards, la pluie cessa, le ciel reprit sa sérénité. En arrivant au Muséum, Raphaël voulut renvoyer la voiture, Fœdora le pria de la garder. Errer dans le Jardin des Plantes, en parcourir les allées bocagères et sentir son bras appuyé sur le sien, il y eut dans tout cela quelque chose de fantastique : c’était un rêve en plein jour. Cependant ses mouvements, soit en marchant, soit en s’arrêtant, n’avaient rien de doux ni d’amoureux, malgré leur apparente volupté. Quand Raphaël chercha à s’associer en quelque sorte à l’action de sa vie, il rencontra en elle une intime et secrète vivacité, quelque chose de saccadé, d’excentrique. Les femmes sans âme n’ont rien de moelleux dans leurs gestes. Aussi n’étaient-ils unis, ni par une même volonté, ni par un même pas. L’expérience jetterait plus tard sa triste lumière sur les événements passés, et le souvenir lui apporterait ces images, comme par un beau temps les flots de la mer amènent brin à brin les débris d’un naufrage sur la grève.

Après lui avoir confié son antipathie pour l’amour, la comtesse se sentait plus libre en réclamant de lui un bon office au nom de l’amitié. Il la regarda avec douleur. N’éprouvant rien près de lui, elle était pateline et non pas affectueuse. En ces moments-là, il la détestait.

La protection du duc de Navarreins, était très utile à la comtesse auprès d’une personne toute-puissante en Russie, et dont l’intervention serait nécessaire pour lui faire rendre justice dans une affaire qui concernait à la fois sa fortune et son état dans le monde, la reconnaissance de son mariage par l’empereur. Le duc de Navarreins était le cousin de Raphaël. Une lettre de lui déciderait tout. Il accepta alors elle lui demanda de venir dîner chez elle pour qu’elle lui confesse tout. Cette femme si méfiante, si discrète, et à laquelle personne n’avait entendu dire un mot sur ses intérêts, allait donc le consulter. En ce moment, elle accueillit l’ivresse de ses regards et ne se refusa point à son admiration, elle l’aimait donc ! Il passa délicieusement la journée, seul avec elle, chez elle. C’était la première fois qu’il pouvait la voir ainsi. Se croyant son époux, il l’admira occupée de petits détails ; il éprouva même du bonheur à lui voir ôter son châle et son chapeau. Elle le laissa seul un moment, et revint les cheveux arrangés, charmante. Pendant le dîner, elle lui prodigua ses attentions et déploya des grâces infinies dans mille choses qui semblent des riens et qui cependant sont la moitié de la vie.

Quand il vit si près de lui cette femme dont la beauté célèbre faisait palpiter tant de cœurs, cette femme si difficile à conquérir, lui parlant, lui rendant l’objet de toutes ses coquetteries, sa voluptueuse félicité devint presque de la souffrance. Pour son malheur, il se souvint de l’importante affaire qu’il devait conclure, et voulut aller au rendez-vous qui lui avait été donné la veille.

– Quoi ! déjà ! dit-elle en le voyant prendre son chapeau.

Elle l’aimait ! Raphaël le crut du moins, en l’entendant prononcer ces deux mots d’une voix caressante. Alors, il renonçait à voir Finot. Son bonheur s’augmenta de tout l’argent qu’il crut perdre ! Il était minuit quand elle le renvoya. Néanmoins le lendemain, son héroïne lui coûta bien des remords, il craignit d’avoir manqué l’affaire des mémoires, devenue si capitale pour lui ; il courut chez Rastignac, et ils allèrent surprendre à son lever le titulaire de ses travaux futurs. Finot lui lut un petit acte où il n’était point question de sa tante, et après la signature duquel il lui compta cinquante écus. Quand Raphaël eut payé son nouveau chapeau, soixante cachets à trente sous et ses dettes, il ne lui resta plus que trente francs ; mais toutes les difficultés de la vie s’étaient aplanies pour quelques jours. Rastignac voulait absolument lui établir un crédit et lui faire faire des emprunts, en prétendant que les emprunts soutiendraient le crédit. Selon lui, l’avenir était de tous les capitaux du monde le plus considérable et le plus solide.

Dès ce jour, il rompit avec la vie monastique et studieuse qu’il avait menée pendant trois ans.

Il allait fort assidûment chez Fœdora, où il tâcha de surpasser en apparence les impertinents ou les héros de coterie qui s’y trouvaient. En croyant avoir échappé pour toujours à la misère, il recouvra sa liberté d’esprit, il écrasa ses rivaux, et passai pour un homme plein de séductions, prestigieux, irrésistible. Cependant les gens habiles disaient en parlant de lui : « Un garçon aussi spirituel ne doit avoir de passions que dans la tête ! ». Ils vantaient charitablement son esprit aux dépens de sa sensibilité. Il était cependant bien amoureusement stupide en présence de Fœdora ! Seul avec elle, il ne savait rien lui dire, ou s’il parlait, il médisait de l’amour, il était tristement gai comme un courtisan qui veut cacher un cruel dépit. Enfin, il essayait de se rendre indispensable à sa vie, à son bonheur, à sa vanité : tous les jours près d’elle, il était un esclave, un jouet sans cesse à ses ordres. Après avoir ainsi dissipé sa journée, il revenait chez lui pour y travailler pendant les nuits, ne dormant guère que deux ou trois heures de la matinée. Mais n’ayant pas, comme Rastignac, l’habitude du système anglais, il se vit bientôt sans un sou. Il retomba dans cette vie précaire, dans ce froid et profond malheur soigneusement caché sous les trompeuses apparences du luxe. Il ressentit alors ses souffrances premières, mais moins aiguës : il s’était familiarisé sans doute avec leurs terribles crises. Souvent les gâteaux et le thé, si parcimonieusement offerts dans les salons, étaient sa seule nourriture. Quelquefois, les somptueux dîners de la comtesse le sustentaient pendant deux jours. Il employa tout son temps, ses efforts et sa science d’observation à pénétrer plus avant dans l’impénétrable caractère de Fœdora. Jusqu’alors, l’espérance ou le désespoir avaient influencé son opinion, il voyait en elle tour à tour la femme la plus aimante ou la plus insensible de son sexe ; mais ces alternatives de joie et de tristesse devinrent intolérables : il voulut chercher un dénouement à cette lutte affreuse, en tuant son amour.

La comtesse justifiait toutes ses craintes : il n’avait pas encore surpris de larmes dans ses yeux. Au théâtre une scène attendrissante la trouvait froide et rieuse. Elle réservait toute sa finesse pour elle, et ne devinait ni le malheur ni le bonheur d’autrui. Enfin elle l’avait joué ! Heureux de lui faire un sacrifice, Raphaël s’était presque avili pour elle en allant voir son parent le duc de Navarreins, homme égoïste, qui rougissait de la misère de Raphaël et avait de trop grands torts envers lui pour ne pas le haïr : il le reçut donc avec cette froide politesse qui donne aux gestes et aux paroles l’apparence de l’insulte, son regard inquiet excita la pitié de Raphaël. Il eut honte pour lui de sa petitesse au milieu de tant de grandeur, de sa pauvreté au milieu de tant de luxe. Navarreins lui parla des pertes considérables que lui occasionnait le trois pour cent, Raphaël lui dit alors quel était l’objet de sa visite. Le changement de ses manières, qui de glaciales devinrent insensiblement affectueuses, dégoûta Raphaël. Navarreins vint chez la comtesse, il y écrasa Raphaël. Fœdora trouva pour lui des enchantements, des prestiges inconnus ; elle le séduisit, traita sans Raphaël cette affaire mystérieuse de laquelle il ne sut pas un mot : Raphaël avait été pour elle un moyen. Elle paraissait ne plus l’apercevoir quand son cousin était chez elle, elle l’acceptait alors avec moins de plaisir peut-être que le jour où il lui fut présenté.

Un soir, elle l’humilia devant le duc par un de ces gestes et par un de ces regards qu’aucune parole ne saurait peindre. Il sortit pleurant, formant mille projets de vengeance, combinant d’épouvantables viols. Souvent il l’accompagnait aux Bouffons : là, près d’elle, tout entier à son amour, il la contemplait en se livrant au charme d’écouter la musique, épuisant son âme dans la double jouissance d’aimer et de retrouver les mouvements de son cœur bien rendus par les phrases du musicien. Alors, il prenait la main de Foedora qui était muette et ses yeux ne disaient rien. Elle n’écoutait pas la musique. Les divines pages de Rossini, de Cimarosa, de Zingarelli, ne lui rappelaient aucun sentiment, ne lui traduisaient aucune poésie de sa vie ; son âme était aride. Fœdora se produisait là comme un spectacle dans le spectacle. Sa lorgnette voyageait incessamment de loge en loge ; inquiète, quoique tranquille, elle était victime de la mode : sa loge, son bonnet, sa voiture, sa personne étaient tout pour elle. Fœdora n’avait pas effacé tout vestige de sa plébéienne origine : son oubli d’elle-même était fausseté ; ses manières, au lieu d’être innées, avaient été laborieusement conquises ; enfin sa politesse sentait la servitude. Raphaël n’était plus dupe de ses singeries ; il connaissait à fond son âme de chatte. Quand un niais la complimentait, la vantait, il avait honte pour elle. Et il l’aimait toujours ! Il espérait fondre ses glaces sous les ailes d’un amour de poète. Il l’aimait en homme, en amant, en artiste, quand il aurait fallu ne pas l’aimer pour l’obtenir : un fat bien gourmé, un froid calculateur, en aurait triomphé peut-être. Des douleurs acérées entraient jusqu’au vif dans son âme, quand elle lui révélait naïvement son égoïsme. Il l’apercevait avec douleur seule un jour dans la vie et ne sachant à qui tendre la main, ne rencontrant pas de regards amis où reposer les siens. Un soir, il eut le courage de lui peindre, sous des couleurs animées, sa vieillesse déserte, vide et triste.

À l’aspect de cette épouvantable vengeance de la nature trompée, elle dit un mot atroce.

– J’aurai toujours de la fortune.

Raphaël sortit foudroyé par la logique de ce luxe, de cette femme, de ce monde, dont il était si sottement idolâtre. Il n’aimait pas Pauline pauvre, Fœdora riche n’avait-elle pas le droit de repousser Raphaël ? Notre conscience est un juge infaillible, quand nous ne l’avons pas encore assassinée.

« Fœdora, lui criait une voix sophistique, n’aime ni ne repousse personne ; elle est libre, mais elle s’est autrefois donnée pour de l’or. Amant ou époux, le comte russe l’a possédée. Elle aura bien une tentation dans sa vie ! Attends-la. »

La comtesse témoigna le désir de voir la figure enfarinée d’un acteur qui faisait les délices de quelques gens d’esprit, et Raphaël obtint l’honneur de la conduire à la première représentation de cette mauvaise farce. La loge coûtait à peine cent sous, il ne possédait pas un traître liard. Ayant encore un demi-volume de mémoires à écrire, il n’osait pas aller mendier un secours à Finot, et Rastignac était absent. Cette gêne constante maléficiait toute sa vie. Une fois, au sortir des Bouffons, par une horrible pluie, Fœdora lui avait fait avancer une voiture sans qu’il pût se soustraire à son obligeance de parade : elle n’admit aucune de ses excuses, ni le goût de Raphaël pour la pluie, ni son envie d’aller au jeu. Elle ne devinait son indigence ni dans l’embarras de son maintien, ni dans ses paroles tristement plaisantes.

Pour pouvoir conduire la comtesse à la farce, Raphaël pensa à mettre en gage le cercle d’or dont le portrait de sa mère était entouré. Mais il alla voir Pauline. Il lui demanda si elle l’aimait.

– Un peu, passionnément, pas du tout, s’écria-t-elle.

Elle ne l’aimait pas. Son accent moqueur et la gentillesse du geste qui lui échappa peignaient seulement une folâtre reconnaissance de jeune fille. Raphaël lui avoua donc sa détresse, l’embarras dans lequel il se trouvait, et la pria de l’aider. Il voulait qu’elle aille pour lui au Mont-de-Piété. Elle répondit que c’était inutile. Le matin même, elle avait trouvé derrière le piano deux pièces de cent sous qui s’étaient glissées à son insu entre le mur et la barre, et les avait mises sur la table de Raphaël. La mère de Pauline proposa à Raphaël de lui prêter de l’argent.

La main de Pauline tremblant dans celle de Raphaël répondait à tous les battements du cœur de ce dernier ; elle retira vivement ses doigts, examina les siens : – Vous épouserez une femme riche ! mais elle vous donnera bien du chagrin. Ah ! Dieu ! elle vous tuera. J’en suis sûre.

Il y avait dans son cri une sorte de croyance aux folles superstitions de sa mère. Elle reprit son pinceau, le trempa dans la couleur en laissant paraître une vive émotion, et ne le regarda plus. Retiré dans sa chambre, il vit en effet deux nobles écus dont la présence lui parut inexplicable.

Le lendemain, Pauline vint trouver Raphaël pour lui remettre trois écus, don de sa mère au jeune homme. Ce prêt le toucha bien moins que la pudeur de sentiment avec laquelle Pauline le lui offrait. Il lui dit qu’il désirait une femme riche, élégante, titrée ; hélas ! maintenant il aurait voulu posséder des millions et rencontrer une jeune fille pauvre comme Pauline et comme elle riche de cœur, il renoncerait à une passion fatale qui le tuerait. Elle lui dit qu’il aurait raison et s’enfuit.

Les quinze francs de Pauline lui furent bien précieux. Fœdora, songeant aux émanations populacières de la salle où ils devaient rester pendant quelques heures, regretta de ne pas avoir un bouquet ; il alla lui chercher des fleurs et lui apporta sa vie et sa fortune. Il eut à la fois des remords et des plaisirs en lui donnant un bouquet dont le prix lui révéla tout ce que la galanterie superficielle en usage dans le monde avait de dispendieux. Bientôt elle se plaignit de l’odeur un peu trop forte d’un jasmin du Mexique, elle éprouva un intolérable dégoût en voyant la salle, en se trouvant assise sur de dures banquettes, elle reprocha à Raphaël de l’avoir amenée là. Quoiqu’elle fût près de lui, elle voulut s’en aller, elle s’en alla. Lui imposer des nuits sans sommeil, avoir dissipé deux mois de son existence, et ne pas lui plaire ! Jamais ce démon ne fut ni plus gracieux ni plus insensible.

Sur le chemin du retour, Raphaël se dit que pour résister à l’amour d’un homme de son âge, à la chaleur communicative de cette belle contagion de l’âme, Fœdora devait être gardée par quelque mystère. Peut-être, semblable à lady Delacour, était-elle dévorée par un cancer. À cette pensée, il eut froid. Puis il forma le projet le plus extravagant et le plus raisonnable en même temps auquel un amant pût jamais songer. Pour examiner cette femme corporellement comme il l’avait étudiée intellectuellement, pour la connaître enfin tout entière, Raphaël résolut de passer une nuit chez elle, dans sa chambre, à son insu.

Aux jours de réception, Fœdora réunissait une assemblée trop nombreuse pour qu’il fût possible au portier d’établir une balance exacte entre les entrées et les sorties. Sûr de pouvoir rester dans la maison sans y causer de scandale, Raphaël attendit impatiemment la prochaine soirée de la comtesse. En s’habillant, il mit dans la poche de son gilet un petit canif anglais, à défaut de poignard. Trouvé sur lui, cet instrument littéraire n’avait rien de suspect, et ne sachant jusqu’où le conduirait sa résolution romanesque, il voulait être armé. Lorsque les salons commencèrent à se remplir, il alla dans la chambre à coucher y examiner les choses, et trouva les persiennes et les volets fermés, ce fut un premier bonheur ; comme la femme de chambre pourrait venir pour détacher les rideaux drapés aux fenêtres, il lâcha leurs embrasses, il risqua beaucoup en se hasardant ainsi à faire le ménage par avance, mais il s’était soumis aux périls de sa situation et les avait froidement calculés. Vers minuit, il vint se cacher dans l’embrasure d’une fenêtre. La moire blanche et la mousseline des rideaux formaient devant lui de gros plis semblables à des tuyaux d’orgue, où il pratiqua des trous avec son canif afin de tout voir par ces espèces de meurtrières.

Le dernier chapeau fut emporté par un vieil amoureux de Fœdora, qui se croyant seul regarda le lit, et poussa un gros soupir suivi d’une exclamation assez énergique. La comtesse, qui n’avait plus autour d’elle, dans le boudoir voisin de sa chambre, que cinq ou six personnes intimes, leur proposa d’y prendre le thé. Les calomnies, pour lesquelles la société actuelle a réservé le peu de croyance qui lui reste, se mêlèrent alors à des épigrammes, à des jugements spirituels, au bruit des tasses et des cuillers. Sans pitié pour les rivaux de Raphaël, Rastignac excitait un rire fou par de mordantes saillies. Il dit qu’il avait toujours eu raison dans ses haines. Et dans ses amitiés. Il avait fait une étude assez spéciale de l’idiome moderne et des artifices naturels dont on se sert pour tout attaquer ou pour tout défendre. L’éloquence ministérielle est un perfectionnement social. Un de vos amis est-il sans esprit ? vous parlez de sa probité, de sa franchise. L’ouvrage d’un autre est-il lourd ? vous le présentez comme un travail consciencieux. Si le livre est mal écrit, vous en vantez les idées. Tel homme est sans foi, sans constance, vous échappe à tout moment ? Bah ! il est séduisant, prestigieux, il charme. S’agit-il de vos ennemis ? vous leur jetez à la tête les morts et les vivants ; vous renversez pour eux les termes de votre langage, et vous êtes aussi perspicace à découvrir leurs défauts que vous étiez habile à mettre en relief les vertus de vos amis.

Un des plus fervents admirateurs de Fœdora, jeune homme dont l’impertinence était célèbre, et qui s’en faisait même un moyen de parvenir, releva le gant si dédaigneusement jeté par Rastignac. Il se mit, en parlant de Raphaël, à vanter outre mesure ses talents et sa personne. Rastignac avait oublié ce genre de médisance.

Cet éloge sardonique trompa la comtesse qui immola Raphaël sans pitié ; pour amuser ses amis, elle abusa de ses secrets, de ses prétentions et de ses espérances.

– Il a de l’avenir, dit Rastignac. Peut-être sera-t-il un jour homme à prendre de cruelles revanches : ses talents égalent au moins son courage ; aussi regardé-je comme bien hardis ceux qui s’attaquent à lui, car il a de la mémoire....

– Et fait des mémoires, dit la comtesse, à qui parut déplaire le profond silence qui régna.

– Je lui crois beaucoup de courage, reprit-elle, il m’est fidèle.

Il prit à Raphaël une vive tentation de se montrer soudain aux rieurs comme l’ombre de Banquo dans Macbeth. Il perdait une maîtresse, mais avait un ami ! Mais il pensa que Feodora si elle l’aimait devait dissimuler son affection sous une plaisanterie malicieuse.

Puis le rival s’en alla.

– Ah ! s’écria-t-elle en bâillant, ils sont tous bien ennuyeux ! Et tirant avec force un cordon, le bruit d’une sonnette retentit dans les appartements. La comtesse rentra dans sa chambre. Se croyant seule, elle se mit à chanter. Celle qui chantait ainsi devait savoir bien aimer. La beauté de cette voix fut donc un mystère de plus dans une femme déjà si mystérieuse.

Elle vint devant la cheminée en achevant le principal motif de ce rondo ; mais quand elle se tut, sa physionomie changea, ses traits se décomposèrent, et sa figure exprima la fatigue. Elle venait d’ôter un masque ; actrice, son rôle était fini.

Elle se regarda dans la glace, et dit tout haut d’un air de mauvaise humeur : Je n’étais pas jolie ce soir, mon teint se fane avec une effrayante rapidité. Je devrais peut-être me coucher plus tôt, renoncer à cette vie dissipée. Elle sonna et sa servante Justine arriva. Elle lui arrangea les cheveux. Elle lui conseilla de se marier et d’avoir des enfants. Elle répondit qu’il ne lui manquerait plus que ça pour l’achever.

Cette femme solitaire, sans parents, sans amis, athée en amour, ne croyant à aucun sentiment ; et quelque faible que fût en elle ce besoin d’épanchement cordial, naturel à toute créature humaine, réduite pour le satisfaire à causer avec sa femme de chambre, à dire des phrases sèches ou des riens ! Raphaël en eut pitié. Justine la déshabilla. Raphaël regarda son corps blanc et rose qui étincela comme une statue d’argent qui brille sous son enveloppe de gaze. Justine alla chercher une bassinoire, prépara le lit, aida sa maîtresse à se coucher ; puis, après un temps assez long employé par de minutieux services qui accusaient la profonde vénération de Fœdora pour elle- même, cette fille partit. Feodora avança la main vers la table, y prit une fiole, versa dans son lait avant de le boire quelques gouttes d’une liqueur dont Raphaël ne distingua pas la nature ; enfin, après quelques soupirs pénibles, elle s’écria : Mon Dieu ! Cette exclamation, et surtout l’accent qu’elle y mit, brisa le cœur de Raphaël. Elle s’endormit. Raphaël écarta la soie criarde des rideaux, quitta sa position et vint se placer au pied de son lit, en la regardant avec un sentiment indéfinissable. Elle était ravissante ainsi. Elle avait la tête sous le bras comme un enfant ; son tranquille et joli visage enveloppé de dentelles exprimait une suavité qui l’enflamma. Présumant trop de lui-même, il n’avait pas compris son supplice : être si près et si loin d’elle. Il fut obligé de subir toutes les tortures qu’il s’était préparées.

Mon Dieu ! ce lambeau d’une pensée inconnue, qu’il devait remporter pour toute lumière, avait tout à coup changé ses idées sur Fœdora. Il résolut de faire encore une tentative. En lui racontant sa vie, son amour, ses sacrifices, peut-être pourrait-il réveiller en elle la pitié, lui arracher une larme, à celle qui ne pleurait jamais. Il avait placé toutes ses espérances dans cette dernière épreuve, quand le tapage de la rue lui annonça le jour. Il s’en alla.

Deux jours après, un auteur devait lire une comédie chez la comtesse : Raphaël y alla dans l’intention de rester le dernier pour lui présenter une requête assez singulière. Il voulait la prier de lui accorder la soirée du lendemain, et de se la consacrer tout entière, en faisant fermer sa porte.

Quand il se trouvai seul avec elle, le cœur lui faillit. Elle l’encouragea par un geste, et il lui demanda le rendez-vous. Elle accepta. Il lui dit qu’il désirait passer cette soirée près d’elle, comme s’ils étaient frère et sœur.

En mai dernier, vers huit heures du soir, Raphaël se trouva seul avec Fœdora, dans son boudoir gothique. Il ne trembla pas alors, il était sûr d’être heureux. Sa maîtresse devait lui appartenir, ou il se réfugierait dans les bras de la mort. Il ne l’avait jamais vue aussi éclatante. Il avait piqué sa curiosité. S’il prit le ton, les manières et les gestes d’un homme auquel Fœdora ne devait rien refuser, il eut aussi tout le respect d’un amant. En jouant ainsi, il obtint la faveur de lui baiser la main ; elle se déganta par un mouvement mignon, et il était alors si voluptueusement enfoncé dans l’illusion à laquelle il essayait de croire, que son âme se fondit et s’épancha dans ce baiser. Fœdora se laissa flatter, caresser avec un incroyable abandon. En ce moment, elle était à lui, à lui seul. Il possédait cette ravissante créature, comme il était permis de la posséder, intuitivement, il l’enveloppa dans son désir, la tint, la serra, son imagination l’épousa. Il vainquit alors la comtesse par la puissance d’une fascination magnétique. Mais, en ce moment, il n’en voulait pas à son corps, il souhaitait une âme, une vie, ce bonheur idéal et complet, beau rêve auquel nous ne croyons pas longtemps. Il lui raconta ses sacrifices, il lui peignit sa vie. Sa passion déborda par des mots flamboyants, par des traits de sentiment oubliés depuis. Ce ne fut pas la narration sans chaleur d’un amour détesté, son amour dans sa force et dans la beauté de son espérance lui inspira ces paroles qui projettent toute une vie en répétant les cris d’une âme déchirée. Son accent fut celui des dernières prières faites par un mourant sur le champ de bataille. Elle pleura. Il s’arrêta. Les larmes de Foeodora étaient le fruit de cette émotion factice achetée cent sous à la porte d’un théâtre, Raphaël avait eu le succès d’un bon acteur. Il lui dit qu’il l’aimait encore assez en ce moment pour la tuer... Elle voulut saisir le cordon de la sonnette. Il éclata de rire et lui avoua avoir passé une nuit avec elle. Elle répondit qu’il avait dû avoir bien froid. Il lui expliqua que pour lui sa figure était la promesse d’une âme plus belle encore qu’elle n’était belle. A présent, il savait qu’elle n’avait pas de cœur. Elle lui dit qu’elle n’appartiendrait à personne si cela pouvait le consoler. Il rétorqua qu’elle insultait Dieu et en serait punie. Ayant semé partout des imprécations, elle trouverait la haine au retour. Elle avoua qu’elle ne l’aimait pas. Il était un homme et pour elle cela suffisait. Elle ne voulait pas changer sa vie pour les caprices d’un maître. Le mariage était pour elle un sacrement en vertu duquel nous ne nous communiquions que des chagrins. D’ailleurs les enfants l’ennuyaient. Elle aurait voulu qu’il se contente de son amitié. Elle voulait pouvoir consoler les peines qu’elle lui avait causées en ne devinant pas le compte de ses petits écus, et appréciait l’étendue de ses sacrifices ; mais l’amour pouvait seul payer son dévouement, ses délicatesses, et elle l’aimait si peu, que cette scène l’affectait désagréablement. Raphaël pleura, se sentant ridicule. Il aurait voulu pouvoir signer son amour de tout son sang. Mais elle avait déjà entendu ces phrases classiques. Elle lui avoua pourquoi elle avait dit « Mon Dieu ».  Elle avait pensé à son agent de change qui avait oublié de lui faire convertir ses rentes de cinq en trois, et dans la journée le trois avait baissé. Raphaël la contempla d’un œil étincelant de rage. Familiarisée sans doute avec les déclarations les plus passionnées, elle avait déjà oublié les larmes et les paroles de Raphaël. Il allait partir. Elle voulut le raccompagner. Avant de partir, il voulut savoir si elle souhaitait devenir duchesse. Si c’était le cas, il ferait tout ce qu’elle voudrait qu’il soit. Elle lui dit que ses plaidoyers avaient de la chaleur. Il lui dit qu’il perdait une femme mais qu’elle perdait un nom, une famille. Il aurait la gloire et elle la laideur. Elle le remercia pour sa péroraison. Il lui jeta sa haine dans le regard et s’enfuit.

Il fallait oublier Fœdora, Raphaël voulut guérir de sa folie, reprendre sa studieuse solitude ou mourir. Il s’imposa donc des travaux exorbitants, et voulut achever ses ouvrages. Pendant quinze jours, il ne sortit pas de sa mansarde, et consuma toutes ses nuits en de pâles études. La muse avait fui. Il ne pouvait chasser le fantôme brillant et moqueur de Fœdora. Chacune de ses pensées couvait une autre pensée maladive, et du désir, terrible comme un remords. Un soir, Pauline vint le voir car elle était inquiète. Elle lui conseilla de sortir voir ses amis. Il lui confia son désir de mourir à cause de Foedora.

– Il n’y a donc qu’une femme dans le monde ? dit-elle en souriant. Pourquoi mettez-vous des peines infinies dans une vie si courte ?

Il regarda Pauline avec stupeur. Elle le laissa seul. Il avait entendu sa voix, sans comprendre le sens de ses paroles. Bientôt il fut obligé de porter le manuscrit de ses mémoires à son entrepreneur de littérature. Les quatre cent cinquante francs qui lui étaient dus suffiraient à payer ses dettes ; il allait donc chercher son salaire, et il rencontra Rastignac, qui le trouva changé, maigri. Rastignac lui dit en riant qu’il valait mieux qu’il tue Foedora pour ne plus y penser. Mais Raphaël préférait la mort à cette vie. Rastignac avait lui aussi pensé au suicide pour conclure qu’il n’y avait rien de mieux que d’user l’existence par le plaisir. Il conseilla à son ami de se plonger dans une dissolution profonde et sa passion ou lui, périrait. Il valait mieux mourir avec élégance. Rastignac avait découvert que sa femme n’avait qu’el n’avait que dix-huit mille francs de rente, sa fortune diminuait. En menant une vie enragée, peut-être trouveraient-ils le bonheur par hasard. Rastignac entraîna Raphaël. Rastignac voulait l’emmener au tripot mais il refusa car il avait promis à son père de ne jamais jouer. Il donna son argent à Rastignac pour qu’il le joue. Il retourna dans sa mansarde. Pauline le surprit alors qu’il comptait l’argent qu’il devait à sa mère en y ajoutant le prix de son loyer pour six mois. Elle l’examina avec une sorte de terreur. Il lui demanda de lui garder sa cellule pendant une demi-année. S’il n’était pas de retour vers le quinze novembre, Pauline hériterait de lui. Elle lui jeta des regards qui pesaient sur son cœur. Pauline était là comme une conscience vivante.

- Je n’aurai plus de leçons, dit-elle en lui montrant le piano.

Il l’embrassa sur le front en guise d’adieu et elle s’enfuit. Quand il sortit, elle le rattrapa pour lui donner une bourse qu’elle avait brodée.

Raphaël rejoignit Rastignac. Rastignac lui montra son chapeau plein d’or, le mit sur la table, et ils dansèrent autour comme deux Cannibales ayant une proie à manger, hurlant, trépignant, sautant, se donnant des coups de poing à tuer un rhinocéros, et chantant à l’aspect de tous les plaisirs du monde contenus pour eux dans ce chapeau. – Vingt-sept mille francs, répétait Rastignac en ajoutant quelques billets de banque au tas d’or.

Le lendemain, Raphaël acheta des meubles chez Lesage, il loua un appartement, rue Taitbout, et chargea le meilleur tapissier de le décorer. Il eut des chevaux. Il se lança dans un tourbillon de plaisirs creux et réels tout à la fois. Il joua, gagna et perdit tour à tour d’énormes sommes, mais au bal, chez ses amis, jamais dans les maisons de jeu pour lesquelles il conserva sa sainte et primitive horreur.

Insensiblement il se fit des amis. Il hasarda quelques compositions littéraires qui lui valurent des compliments. Les grands hommes de la littérature marchande, ne voyant point en lui de rival à craindre, le vantèrent, moins sans doute pour son mérite personnel que pour chagriner celui de leurs camarades. Il devint un viveur. Il mettait de l’amour-propre à se tuer promptement, à écraser les plus gais compagnons par sa verve et par sa puissance. Il était toujours frais, élégant. Il passait pour spirituel. Bientôt la débauche lui apparut dans toute la majesté de son horreur, et il la comprit ! La débauche était certainement un art comme la poésie, et voulait des âmes fortes. Pour en saisir les mystères, pour en savourer les beautés, un homme devait en quelque sorte s’adonner à de consciencieuses études. Mais quand une fois l’homme était monté à l’assaut de ces grands mystères, ne marchait-il pas dans un monde nouveau. Les généraux, les ministres, les artistes étaient tous plus ou moins portés vers la dissolution par le besoin d’opposer de violentes distractions à leur existence si fort en dehors de la vie commune.

Pour contraster avec le paradis de ses heures studieuses, avec les délices de la conception, l’artiste fatigué demandait, soit comme Dieu le repos du dimanche, soit comme le diable les voluptés de l’enfer, afin d’opposer le travail des sens au travail de ses facultés. La débauche comprenait tout ; elle était une perpétuelle étreinte de toute la vie, ou mieux, un duel avec une puissance inconnue, avec un monstre : d’abord le monstre épouvantait, il fallait l’attaquer par les cornes, c’était des fatigues inouïes, la nature vous avait donné un estomac étroit ou paresseux ? vous le domptiez, vous l’élargissiez, vous appreniez à porter le vin, vous apprivoisiez l’ivresse, vous passiez les nuits sans sommeil, vous vous faisiez enfin un tempérament de colonel de cuirassiers, en vous créant vous-même une seconde fois, comme pour fronder Dieu ! Quand l’homme s’était ainsi métamorphosé, quand, vieux soldat, le néophyte avait façonné son âme à l’artillerie, ses jambes à la marche, sans encore appartenir au monstre, mais sans savoir entre eux quel était le maître, ils se roulaient l’un sur l’autre, tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, dans une sphère où tout était merveilleux, où s’endormaient les douleurs de l’âme, où revivaient seulement des fantômes d’idées. Réalisant ces fabuleux personnages qui, selon les légendes, ont vendu leur âme au diable pour en obtenir la puissance de mal faire, le dissipateur avait troqué sa mort contre toutes les jouissances de la vie, mais abondantes, mais fécondes ! Au lieu de couler longtemps entre deux rives monotones, au fond d’un Comptoir ou d’une Étude, l’existence bouillonnait et fuyait comme un torrent. Enfin la débauche était sans doute au corps ce qu’étaient à l’âme les plaisirs mystiques. L’ivresse vous plongeait en des rêves dont les fantasmagories étaient aussi curieuses que pouvaient l’être celles de l’extase. La débauche n’était-elle pas une sorte d’impôt que le génie payait au mal ?

Raphaël arrivait ou trop tôt ou trop tard dans la vie du monde ; sans doute sa force y eût été dangereuse s’il ne l’avait amortie ainsi. Euphrasie et Aquilina étaient son histoire personnifiée, une image de sa vie ! Il ne pouvait guère les accuser, elles lui apparaissaient comme des juges.

Au milieu de ce poème vivant, au sein de cette étourdissante maladie, Raphaël eut cependant deux crises bien fertiles en âcres douleurs. D’abord quelques jours après s’être jeté comme Sardanapale dans son bûcher, il rencontra Fœdora sous le péristyle des Bouffons. Elle lui dit :

– Ah ! je vous retrouve encore en vie.

Ce mot était la traduction de son sourire, des malicieuses et sourdes paroles qu’elle dit à son sigisbé en lui racontant sans doute l’histoire de Raphaël, et jugeant son amour comme un amour vulgaire. Elle applaudissait à sa fausse perspicacité.

Enfin, il épuisa facilement son trésor ; mais trois années de régime lui avaient constitué la plus robuste de toutes les santés, et le jour où il se trouva sans argent, il se portait à merveille. Pour continuer de mourir, il signa des lettres de change à courte échéance, et le jour du paiement arriva. Sa première dette ranima toutes ses vertus qui vinrent à pas lents et lui apparurent désolées. Il avait horreur de l’argent. La veille de l’échéance, il était couché dans ce calme faux des gens qui dorment avant leur exécution, avant un duel, ils se laissent toujours bercer par une menteuse espérance. Mais en se réveillant, quand il fut de sang-froid, quand il sentit son âme emprisonnée dans le portefeuille d’un banquier, couchée sur des états, écrite à l’encre rouge, ses dettes jaillirent partout comme des sauterelles ; elles étaient dans sa pendule, sur ses fauteuils, ou incrustées dans les meubles desquels il se servait avec le plus de plaisir. Oui, pour un homme généreux, une dette est l’enfer, mais l’enfer avec des huissiers et des agents d’affaires. Ses lettres de change furent protestées. Trois jours après il les paya.

Un spéculateur vint lui proposer de lui vendre l’île que Raphaël possédait dans la Loire et où était le tombeau de sa mère. Il accepta. En signant le contrat chez le notaire de son acquéreur, il sentit au fond de l’étude obscure une fraîcheur semblable à celle d’une cave. Il frissonna en reconnaissant le même froid humide qui l’avait saisi sur le bord de la fosse où gisait son père. Il accueillit ce hasard comme un funeste présage. Il lui sembla entendre la voix de sa mère et voir son ombre.

Le prix de son île lui laissa, toutes dettes payées, deux mille francs. Certes, il eût pu revenir à la paisible existence du savant, retourner à sa mansarde après avoir expérimenté la vie, y revenir la tête pleine d’observations immenses et jouissant déjà d’une espèce de réputation. Mais Fœdora n’avait pas lâché sa proie. Ils s’étaient souvent trouvés en présence. Il lui faisait corner son nom aux oreilles par ses amants étonnés de son esprit, de ses chevaux, de ses succès, de ses équipages. Elle restait froide et insensible à tout, même à cette horrible phrase : Il se tue pour vous ! dite par Rastignac.

Raphaël chargea le monde entier de sa vengeance, mais il n’était pas heureux ! En creusant ainsi la vie jusqu’à la fange, il avait toujours senti davantage les délices d’un amour partagé, il en poursuivait le fantôme à travers les hasards de ses dissipations, au sein des orgies.

Pour son malheur, il était trompé dans ses belles croyances, il était puni de ses bienfaits par l’ingratitude, récompensé de ses fautes par mille plaisirs. Sinistre philosophie, mais vraie pour le débauché ! Enfin Fœdora lui avait communiqué la lèpre de sa vanité. En sondant son âme, il la trouva pourrie. Le démon lui avait imprimé son ergot au front. Il lui était désormais impossible de se passer des tressaillements continuels d’une vie à tout moment risquée, et des exécrables raffinements de la richesse. Il ne voulait plus rester seul avec lui-même. Il avait besoin de courtisanes, de faux amis, de vin, de bonne chère pour l’étourdir. Les liens qui attachent un homme à la famille étaient brisés en lui pour toujours. Galérien du plaisir, il devait accomplir sa destinée de suicide. Pendant les derniers jours de sa fortune, il fit chaque soir des excès incroyables ; mais, chaque matin, la mort le rejetait dans la vie.

Enfin il se trouva seul avec une pièce de vingt francs, il se souvint alors du bonheur de Rastignac...

Raphaël n’eût plus la force de gouverner son intelligence dans les flots de vin et de punch ; exaspéré par l’image de sa vie, il se fût insensiblement enivré par le torrent de ses paroles, Raphaël s’anima, s’exalta comme un homme complètement privé de raison.

– Au diable la mort ! s’écria-t-il en brandissant la Peau. Je veux vivre maintenant ! Je suis riche, j’ai toutes les vertus. Rien ne me résistera. Qui ne serait pas bon quand il peut tout ? Hé ! hé ! Ohé ! J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, je les aurai.

– Réveille-toi, s’écria Raphaël en frappant Émile avec la Peau de chagrin comme s’il voulait en tirer du fluide électrique.

Sa vie avait été un trop long silence. A présent, il allait se venger du monde entier. Il ne s’amuserait pas à dissiper de vils écus, il imiterait, résumerait son époque en consommant des vies humaines, et des intelligences, des âmes. Il voulait oublier Foedera. Il montra la peau de chagrin à Emile en lui disant que c’était le testament de Salomon. Il traita son ami de valet. Émile emporta Raphaël dans la salle à manger. Il lui demanda de la décence. Il ne croyait pas au pouvoir dont lui parlait Raphaël.

Valentin animé d’une adresse de singe, grâce à cette singulière lucidité dont les phénomènes contrastent parfois chez les ivrognes avec les obtuses visions de l’ivresse, sut trouver une écritoire et une serviette, en répétant toujours : – Prenons la mesure ! Prenons la mesure !

Les deux amis étendirent la serviette et y superposèrent la Peau de chagrin. Émile, dont la main semblait être plus assurée que celle de Raphaël, décrivit à la plume, par une ligne d’encre, les contours du talisman, pendant que son ami lui disait : – J’ai souhaité deux cent mille livres de rente, n’est-il pas vrai ? Eh bien, quand je les aurai, tu verras la diminution de tout mon chagrin.

Les deux amis s’endormirent. La nuit enveloppa d’un crêpe cette longue orgie dans laquelle le récit de Raphaël avait été comme une orgie de paroles, de mots sans idées, et d’idées auxquelles les expressions avaient souvent manqué.

Le lendemain, vers midi, la belle Aquilina se leva, bâillant, fatiguée, et les joues marbrées par les empreintes du tabouret en velours peint sur lequel sa tête avait reposé. Euphrasie, réveillée par le mouvement de sa compagne, se dressa tout à coup en jetant un cri rauque ; sa jolie figure, si blanche, si fraîche la veille, était jaune et pâle comme celle d’une fille allant à l’hôpital.

Insensiblement les convives se remuèrent en poussant des gémissements sinistres, ils se sentirent les bras et les jambes raidis, mille fatigues diverses les accablèrent à leur réveil. Un valet vint ouvrir les persiennes et les fenêtres des salons. L’assemblée se trouva sur pied, rappelée à la vie par les chauds rayons du soleil qui pétilla sur les têtes des dormeurs.

Artistes et courtisanes gardèrent le silence en examinant d’un œil hagard le désordre de l’appartement où tout avait été dévasté, ravagé par le feu des passions. Un rire satanique s’éleva tout à coup lorsque Taillefer, entendant le râle sourd de ses hôtes, essaya de les saluer par une grimace ; son visage en sueur et sanguinolent fit planer sur cette scène infernale l’image du crime sans remords.

Le tableau fut complet. C’était la vie fangeuse au sein du luxe, un horrible mélange des pompes et des misères humaines, le réveil de la débauche.

Presque tous se plaignaient d’eux-mêmes. En ce moment, Émile, frais et rose comme le plus joli des commis-marchands d’une boutique en vogue, apparut en riant.

– Vous êtes plus laids que des recors, s’écria-t-il. Vous ne pourrez rien faire aujourd’hui ; la journée est perdue, m’est avis de déjeuner.

Chacun se secoua. Les plus vicieux prêchèrent les plus sages. Les courtisanes se moquèrent de ceux qui paraissaient ne pas se trouver de force à continuer ce rude festin. En un moment, ces spectres s’animèrent, formèrent des groupes, s’interrogèrent et sourirent. Quelques valets habiles et lestes remirent promptement les meubles et chaque chose en sa place. Un déjeuner splendide fut servi. Les convives se ruèrent alors dans la salle à manger. Au moment où cette intrépide assemblée borda la table du capitaliste, Cardot, qui, la veille, avait disparu prudemment après le dîner, pour finir son orgie dans le lit conjugal, montra sa figure officieuse sur laquelle errait un doux sourire. Il était venu apporter six millions à Raphaël. Il lui annonça qu’il était le seul et unique héritier du major O’Flaharty, décédé en août 1828, à Calcutta. C’était son oncle.

Il se fit comme une acclamation silencieuse, le premier sentiment des convives fut dicté par une sourde envie, tous les yeux se tournèrent vers lui comme autant de flammes. Puis, un murmure, semblable à celui d’un parterre qui se courrouce, une rumeur d’émeute commença, grossit, et chacun dit un mot pour saluer cette fortune immense apportée par le notaire. Rendu à toute sa raison par la brusque obéissance du sort, Raphaël étendit promptement sur la table la serviette avec laquelle il avait mesuré naguère la Peau de chagrin. Sans rien écouter, il y superposa le talisman, et frissonna violemment en voyant une assez grande distance entre le contour tracé sur le linge et celui de la Peau. Une horrible pâleur dessina tous les muscles de la figure flétrie de cet héritier : ses traits se contractèrent, les saillies de son visage blanchirent, les creux devinrent sombres, le masque fut livide, et les yeux se fixèrent. Il voyait la MORT.

Raphaël regarda trois fois le talisman qui se jouait à l’aise dans les impitoyables lignes imprimées sur la serviette : il essayait de douter, mais un clair pressentiment anéantissait son incrédulité. Le monde lui appartenait, il pouvait tout et ne voulait plus rien. Comme un voyageur au milieu du désert, il avait un peu d’eau pour la soif et devait mesurer sa vie au nombre des gorgées. Il voyait ce que chaque désir devait lui coûter de jours. Puis il croyait à la Peau de chagrin, il s’écoutait respirer, il se sentait déjà malade. Aquilina lui demanda ce qu’il allait lui donner. Le hourra de cette assemblée rieuse résonnait aux oreilles de Valentin sans qu’il pût saisir le sens d’un seul mot.

Taillefer dit : Monsieur de Valentin devenu six fois millionnaire arrive au pouvoir. Il est roi, il peut tout, il est au-dessus de tout, comme sont tous les riches. Pour lui désormais, LES FRANÇAIS SONT ÉGAUX DEVANT LA LOI est un mensonge inscrit en tête du Code. Il n’obéira pas aux lois, les lois lui obéiront. Il n’y a pas d’échafaud, pas de bourreaux pour les millionnaires !

On porta un toast à la gloire de Raphaël. Il but avec les autres en mettant le talisman dans sa poche.

Emile annonça à l’assemblée que MONSIEUR LE MARQUIS DE VALENTIN, possédait un secret pour faire fortune. Ses souhaits étaient accomplis au moment même où il les formait. À moins de passer pour un laquais, pour un homme sans cœur, il allait les enrichir tous. Raphaël fut assailli de demandes.

– J’ai presque envie de souhaiter votre mort à tous, répondit Valentin en jetant un regard sombre et profond sur les convives.

Emile ne lui donna pas deux mois pour devenir fangeusement égoïste.

Raphaël craignit les moqueries de cette assemblée, garda le silence, but outre mesure et s’enivra pour oublier un moment sa funeste puissance.

L’agonie

 

Dans les premiers jours du mois de décembre, un vieillard septuagénaire allait, malgré la pluie, par la rue de Varennes en levant le nez à la porte de chaque hôtel, et cherchant l’adresse de monsieur le marquis Raphaël de Valentin, avec la naïveté d’un enfant et l’air absorbé des philosophes. Il était vêtu de noir, maigre et ossu. Il frappa doucement à la porte et un valet lui répondit que monsieur le marquis ne recevait personne. En ce moment, un grand vieillard dont le costume ressemblait assez à celui d’un huissier ministériel sortit du vestibule et descendit précipitamment quelques marches en examinant le vieux solliciteur ébahi. Les deux vieillards, attirés l’un vers l’autre par une sympathie ou par une curiosité mutuelle, se rencontrèrent au milieu de la vaste cour d’honneur, à un rond-point où croissaient quelques touffes d’herbes entre les pavés.

Le premier soin de Raphaël, en recueillant l’immense succession de son oncle, avait été de découvrir où vivait le vieux serviteur dévoué sur l’affection duquel il pouvait compter. Jonathas pleura de joie en revoyant son jeune maître auquel il croyait avoir dit un éternel adieu ; mais rien n’égala son bonheur quand le marquis le promut aux éminentes fonctions d’intendant. Le vieux Jonathas devint une puissance intermédiaire placée entre Raphaël et le monde entier. Ordonnateur suprême de la fortune de son maître, exécuteur aveugle d’une pensée inconnue, il était comme un sixième sens à travers lequel les émotions de la vie arrivaient à Raphaël.

– Monsieur, je désirerais parler à monsieur Raphaël, dit le vieillard à Jonathas en montant quelques marches du perron pour se mettre à l’abri de la pluie. Il avait été son professeur. Jonathas avait entendu parler de ce monsieur Porriquet. Jonathas lui parla de son maître. Le marquis menait une drôle de vie. Il ne recevait personne, se levait tous les jours à 7 heures. Il fallait lui déposer les journaux tous les jours à la même table. Le déjeuner devait être servi à 10 heures et le dîner à 17 heures. Le menu était dressé pour l’année entière, jour par jour. Il s’habillait à la même heure avec les mêmes habits, le même linge, posés toujours par Jonathas. Quand il avait envie de sortir, il allait à l’opéra. Jonathas avait ordre de lire avant lui le Journal de la librairie, afin d’acheter des livres nouveaux, afin qu’il les trouve le jour même de leur vente sur sa cheminée. Jonathas avait la consigne d’entrer d’heure en heure chez lui, pour veiller au feu, à tout, pour voir à ce que rien ne lui manque ; le marquis lui avait donné un petit livre à apprendre par cœur, et où étaient écrits tous ses devoirs, un vrai catéchisme. En été, Jonathas devait, avec des tas de glace, maintenir la température au même degré de fraîcheur, et mettre en tous temps des fleurs nouvelles partout. Le marquis était riche ! il avait mille francs à manger par jour, il pouvait faire ses fantaisies. Il ne tourmentait personne, il était bon comme le bon pain, jamais il ne disait mot, mais, par exemple, silence complet à l’hôtel et dans le jardin ! Ses appartements étaient en enfilade. S’il ouvrait la porte de sa chambre, toutes les portes s’ouvraient d’elles-mêmes par un mécanisme.

– Tout me prouve, Jonathas, reprit le professeur avec une gravité magistrale qui imprima un profond respect au vieux valet de chambre, que votre maître s’occupe d’un grand ouvrage. Il est plongé dans de vastes méditations, et ne veut pas en être distrait par les préoccupations de la vie vulgaire. Au milieu de ses travaux intellectuels, un homme de génie oublie tout.

Jonathas voulut voir le marquis alors Jonathas lui dit qu’il allait demander s’il pouvait le faire monter. Jonathas laissa le vieux professeur dans le vestibule, en lui faisant signe ne pas avancer ; mais il revint promptement avec une réponse favorable, et conduisit le vieil émérite à travers de somptueux appartements, dont toutes les portes étaient ouvertes. Porriquet aperçut de loin son élève au coin d’une cheminée. Enveloppé d’une robe de chambre à grands dessins, et plongé dans un fauteuil à ressorts, Raphaël lisait le journal. L’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé ; elle était peinte sur son front, sur son visage pâle comme une fleur étiolée. Une sorte de grâce efféminée et les bizarreries particulières aux malades riches distinguaient sa personne. Il avait laissé tomber à ses pieds le couteau de malachite enrichi d’or dont il s’était servi pour couper les feuillets d’un livre. Sur ses genoux était le bec d’ambre d’un magnifique houka de l’Inde dont les spirales émaillées gisaient comme un serpent dans sa chambre, et il oubliait d’en sucer les frais parfums. Cependant, la faiblesse générale de son jeune corps était démentie par des yeux bleus où toute la vie semblait s’être retirée, où brillait un sentiment extraordinaire qui saisissait tout d’abord. Ce regard faisait mal à voir. Les uns pouvaient y lire du désespoir ; d’autres, y deviner un combat intérieur, aussi terrible qu’un remords. Véritable regard de conquérant et de damné ! et, mieux encore, le regard que, plusieurs mois auparavant, Raphaël avait jeté sur la Seine ou sur sa dernière pièce d’or mise au jeu. Il soumettait sa volonté, son intelligence, au grossier bon sens d’un vieux paysan à peine civilisé par une domesticité de cinquante années. Presque joyeux de devenir une sorte d’automate, il abdiquait la vie pour vivre, et dépouillait son âme de toutes les poésies du désir.

Pour mieux lutter avec la cruelle puissance dont il avait accepté le défi, il s’était fait chaste, en châtrant son imagination. Le lendemain du jour où, soudainement enrichi par un testament, il avait vu décroître la Peau de chagrin, il s’était trouvé chez son notaire. Là, un médecin assez en vogue avait raconté sérieusement, au dessert, la manière dont un Suisse attaqué de pulmonie s’en était guéri. Cet homme n’avait pas dit un mot pendant dix ans, et s’était soumis à ne respirer que six fois par minute dans l’air épais d’une vacherie, en suivant un régime alimentaire extrêmement doux. Je serai cet homme ! se dit en lui-même Raphaël, qui voulait vivre à tout prix. Au sein du luxe, il mena la vie d’une machine à vapeur. Quand le vieux professeur envisagea ce jeune cadavre, il tressaillit ; tout lui semblait artificiel dans ce corps fluet et débile. En apercevant le marquis à l’œil dévorant, au front chargé de pensées, il ne put reconnaître l’élève au teint frais et rose, aux membres juvéniles, dont il avait gardé le souvenir.

– Bonjour, père Porriquet, dit Raphaël à son professeur en pressant les doigts glacés du vieillard dans une main brûlante et moite. Porriquet fut effrayé par le contact de cette main fiévreuse. Le professeur lui demanda s’il travaillait à un ouvrage mais le marquis lui avoua avoir dit adieu à la science.

Se rappelant trop tard la verbeuse élégance et les éloquentes périphrases auxquelles un long professorat avait habitué son maître, Raphaël se repentit presque de l’avoir reçu ; mais au moment où il allait souhaiter de le voir dehors, il comprima promptement son secret désir en jetant un furtif coup d’œil à la Peau de chagrin, suspendue devant lui et appliquée sur une étoffe blanche où ses contours fatidiques étaient soigneusement dessinés par une ligne rouge qui l’encadrait exactement.

Depuis la fatale orgie, Raphaël étouffait le plus léger de ses caprices, et vivait de manière à ne pas causer le moindre tressaillement à ce terrible talisman. La Peau de chagrin était comme un tigre avec lequel il lui fallait vivre, sans en réveiller la férocité. Il écouta donc patiemment les amplifications du vieux professeur. Le père Porriquet mit une heure à lui raconter les persécutions dont il était devenu l’objet depuis la révolution de juillet. Le bonhomme, voulant un gouvernement fort, avait émis le vœu patriotique de laisser les épiciers à leurs comptoirs, les hommes d’état au maniement des affaires publiques, les avocats au Palais, les pairs de France au Luxembourg ; mais un des ministres populaires du roi-citoyen l’avait banni de sa chaire en l’accusant de carlisme. Le vieillard se trouvait sans place, sans retraite et sans pain. Étant la providence d’un pauvre neveu dont il payait la pension au séminaire de Saint-Sulpice, il venait, moins pour lui-même que pour son enfant adoptif, prier son ancien élève de réclamer auprès du nouveau ministre, non sa réintégration, mais l’emploi de proviseur dans quelque collège de province. Raphaël était en proie à une somnolence invincible, lorsque la voix monotone du bonhomme cessa de retentir à ses oreilles. Oblige par politesse de regarder les yeux blancs et presque immobiles de ce vieillard au débit lent et lourd, il avait été stupéfié, magnétisé par une inexplicable force d’inertie. Raphaël lui répondit qu’il n’y pouvait rien. En ce moment, sans apercevoir l’effet que produisirent sur le front jaune et ridé du vieillard ces banales paroles, pleines d’égoïsme et d’insouciance, Raphaël se dressa comme un jeune chevreuil effrayé. Il vit une légère ligne blanche entre le bord de la peau noire et le dessin rouge ; il poussa un cri si terrible que le pauvre professeur en fut épouvanté. Il reprocha à Jonathas d’avoir laissé entrer le professeur.

La colère avait blanchi le visage de Raphaël ; une légère écume sillonnait ses lèvres tremblantes, et l’expression de ses yeux était sanguinaire. À cet aspect, les deux vieillards furent saisis d’un tressaillement convulsif, comme deux enfants en présence d’un serpent. Le jeune homme tomba sur son fauteuil ; il se fit une sorte de réaction dans son âme, des larmes coulèrent abondamment de ses yeux flamboyants.

– Oh ! ma vie ! ma belle vie ! dit-il. Plus de bienfaisantes pensées ! plus d’amour ! plus rien !

Il se tourna vers le professeur. Le mal est fait, mon vieil ami, reprit-il d’une voix douce. Je vous aurai largement récompensé de vos soins. Et mon malheur aura, du moins, produit le bien d’un bon et digne homme.

Cela fit pleurer les deux vieillards. Raphaël s’adressa à son professeur.

– Je reconnais votre bonté, mon ami, reprit doucement Raphaël, vous voulez m’excuser. La maladie est un accident, l’inhumanité serait un vice. Laissez-moi maintenant, ajouta-t-il. Vous recevrez demain ou après-demain, peut-être même ce soir, votre nomination, car la résistance a triomphé du mouvement. Adieu.

Le vieillard se retira, pénétré d’horreur et en proie à de vives inquiétudes sur la santé morale de Valentin. Cette scène avait eu pour lui quelque chose de surnaturel. Il doutait de lui-même et s’interrogeait comme s’il se fût réveillé après un songe pénible.

Le soir, Raphaël se rendit au Théâtre des Italiens. Il ne se promettait aucune jouissance de ces plaisirs si fort enviés jadis. En attendant le second acte de la Semiramide, il se promenait au foyer, errait à travers les galeries, insouciant de sa loge dans laquelle il n’était pas encore entré. Le sentiment de la propriété n’existait déjà plus au fond de son cœur. Semblable à tous les malades, il ne songeait qu’à son mal. Raphaël vit à quelques pas de lui, parmi toutes les têtes, une figure étrange et surnaturelle. Il s’avança en clignant les yeux fort insolemment vers cet être bizarre, afin de le contempler de plus près. Quelle admirable peinture ! se dit-il. Les sourcils, les cheveux, la virgule à la Mazarin que montrait vaniteusement l’inconnu, étaient teints en noir ; mais, appliqué sur une chevelure sans doute trop blanche, le cosmétique avait produit une couleur violâtre et fausse dont les teintes changeaient suivant les reflets plus ou moins vifs des lumières. Son visage étroit et plat, dont les rides étaient comblées par d’épaisses couches de rouge et de blanc, exprimait à la fois la ruse et l’inquiétude. Valentin cherchait à se rappeler en quelle circonstance il avait vu ce petit vieux sec, bien cravaté, botté en adulte, qui faisait sonner ses éperons et se croisait les bras comme s’il avait toutes les forces d’une pétulante jeunesse à dépenser. Il reconnut le marchand de curiosités, l’homme auquel il devait son malheur. En ce moment, un rire muet échappait à ce fantastique personnage, et se dessinait sur ses lèvres froides, tendues par un faux râtelier. À ce rire, la vive imagination de Raphaël lui montra dans cet homme de frappantes ressemblances avec la tête idéale que les peintres ont donnée au Méphistophélès de Goethe. Mille superstitions s’emparèrent de l’âme forte de Raphaël, il crut alors à la puissance du démon, à tous les sortilèges rapportés dans les légendes du moyen âge et mises en œuvre par les poètes. Se refusant avec horreur au sort de Faust, il invoqua soudain le ciel, ayant, comme les mourants, une foi fervente en Dieu, en la vierge Marie. Raphaël reconnut également Euphrasie à côté du vieux marchand. Elle venait se montrer, insolente, le front hardi, les yeux pétillants, à ce monde envieux et spéculateur pour témoigner de la richesse sans bornes du marchand dont elle dissipait les trésors. Raphaël se souvint du souhait goguenard par lequel il avait accueilli le fatal présent du vieil homme, et savoura tous les plaisirs de la vengeance en contemplant l’humiliation profonde de cette sagesse sublime, dont naguère la chute semblait impossible. Le vieux marchand recueillit avec délices les regards de passion et les compliments jetés par la foule à sa maîtresse, sans voir les rires dédaigneux, sans entendre les railleries mordantes dont il était l’objet.

– Hé bien ! monsieur, s’écria Valentin en arrêtant le marchand et lançant une œillade à Euphrasie, ne vous souvenez-vous plus des sévères maximes de votre philosophie ?

Le vieux marchand lui répondit qu’il était heureux comme un jeune homme. En ce moment, les spectateurs entendirent la sonnette de rappel et quittèrent le foyer pour se rendre à leurs places. Le vieillard et Raphaël se séparèrent. En entrant dans sa loge, le marquis aperçut Fœdora, placée à l’autre côté de la salle précisément en face de lui. Sans doute arrivée depuis peu, la comtesse rejetait son écharpe en arrière, se découvrait le cou, faisait les petits mouvements indescriptibles d’une coquette occupée à se poser : tous les regards étaient concentrés sur elle. Un jeune pair de France l’accompagnait, elle lui demanda la lorgnette qu’elle lui avait donnée à porter. À son geste, à la manière dont elle regarda ce nouveau partenaire, Raphaël devina la tyrannie à laquelle son successeur était soumis. Elle rit après avoir eu eut la conscience d’écraser par sa parure et par sa beauté les plus jolies, les plus élégantes femmes de Paris. Tout à coup elle pâlit en rencontrant les yeux fixes de Raphaël ; son amant dédaigné la foudroya par un intolérable coup d’œil de mépris. Quand aucun de ses amants bannis ne méconnaissait sa puissance, Valentin, seul dans le monde, était à l’abri de ses séductions. Fœdora voyait en Raphaël la mort de ses prestiges et de sa coquetterie. Un mot, dit par lui la veille à l’Opéra, était déjà devenu célèbre dans les salons de Paris. Le tranchant de cette terrible épigramme avait fait à la comtesse une blessure incurable.

Ses rivales devinèrent sa souffrance. Enfin sa derrière consolation lui échappa. Ces mots délicieux : je suis la plus belle ! cette phrase éternelle qui calmait tous les chagrins de sa vanité, devint un mensonge. À l’ouverture du second acte, une femme vint se placer près de Raphaël, dans une loge qui jusqu’alors était restée vide. Le parterre entier laissa échapper un murmure d’admiration. Valentin aperçut dans une baignoire, et près d’Aquilina, l’ignoble et sanglante figure de Taillefer, qui lui adressait une grimace approbative. Puis il vit Émile, qui, debout à l’orchestre, semblait lui dire : – Mais regarde donc la belle créature qui est près de toi ! Enfin Rastignac assis près d’une jeune femme, une veuve sans doute, tortillait ses gants comme un homme au désespoir d’être enchaîné là, sans pouvoir aller près de la divine inconnue.

La vie de Raphaël dépendait d’un pacte encore inviolé qu’il avait fait avec lui-même, il s’était promis de ne jamais regarder attentivement aucune femme, et pour se mettre à l’abri d’une tentation, il portait un lorgnon dont le verre microscopique artistement disposé, détruisait l’harmonie des plus beaux traits, en leur donnant un hideux aspect. Encore en proie à la terreur qui l’avait saisi le matin, quand, pour un simple vœu de politesse, le talisman s’était si promptement resserré, Raphaël résolut fermement de ne pas se retourner vers sa voisine. Assis comme une duchesse, il présentait le dos au coin de sa loge, et dérobait avec impertinence la moitié de la scène à l’inconnue, ayant l’air de la mépriser, d’ignorer même qu’une jolie femme se trouvât derrière lui. La voisine copiait avec exactitude la posture de Valentin. Ces deux personnes ressemblaient à deux amants brouillés qui se boudent, se tournent le dos et vont s’embrasser au premier mot d’amour. Par moments, les légers marabouts ou les cheveux de l’inconnue effleuraient la tête de Raphaël et lui causaient une sensation voluptueuse contre laquelle il luttait courageusement ; bientôt il sentit le doux contact des ruches de blonde qui garnissaient le tour de la robe, la robe elle-même fit entendre le murmure efféminé de ses plis, frissonnement plein de molles sorcelleries ; enfin le mouvement imperceptible imprimé par la respiration à la poitrine, au dos, aux vêtements de cette jolie femme, toute sa vie suave se communiqua soudain à Raphaël comme une étincelle électrique. Les pénétrants parfums de l’aloès achevèrent d’enivrer Raphaël. Son imagination irritée par un obstacle, et que les entraves rendaient encore plus fantasque, lui dessina rapidement une femme en traits de feu. Il se retourna brusquement. Choquée sans doute de se trouver en contact avec un étranger, l’inconnue fit un mouvement semblable ; leurs visages, animés par la même pensée, restèrent en présence. C’était Pauline ! Pétrifiés l’un et l’autre, ils se regardèrent un instant en silence. Raphaël voyait Pauline dans une toilette simple et de bon goût. À travers la gaze qui couvrait chastement son corsage, des yeux habiles pouvaient apercevoir une blancheur de lis et deviner des formes qu’une femme eût admirées. Puis c’était toujours sa modestie virginale, sa céleste candeur, sa gracieuse attitude. – Oh ! venez demain, dit-elle, venez à l’hôtel Saint-Quentin, y reprendre vos papiers. J’y serai à midi. Soyez exact. Elle se leva précipitamment et disparut ; Raphaël voulut suivre Pauline, il craignit de la compromettre, resta, regarda Fœdora, la trouva laide ; mais ne pouvant comprendre une seule phrase de musique, étouffant dans cette salle, le cœur plein, il sortit et revint chez lui.

– Jonathas, dit-il à son vieux domestique au moment où il fut dans son lit, donne-moi une demi-goutte de laudanum sur un morceau de sucre ; et demain ne me réveille qu’à midi moins vingt minutes.

– Je veux être aimé de Pauline, s’écria-t-il le lendemain en regardant le talisman avec une indéfinissable angoisse. La peau ne fit aucun mouvement, elle semblait avoir perdu sa force contractile, elle ne pouvait sans doute pas réaliser un désir accompli déjà.

– Ah ! s’écria Raphaël en se sentant délivré comme d’un manteau de plomb qu’il aurait porté depuis le jour où le talisman lui avait été donné, tu mens, tu ne m’obéis pas, le pacte est rompu !

Je suis libre, je vivrai. C’était donc une mauvaise plaisanterie. En disant ces paroles, il n’osait pas croire à sa propre pensée. Il se mit aussi simplement qu’il l’était jadis, et voulut aller à pied à son ancienne demeure, en essayant de se reporter en idée à ces jours heureux où il se livrait sans danger à la furie de ses désirs, où il n’avait point encore jugé toutes les jouissances humaines. Il marchait, voyant, non plus la Pauline de l’hôtel Saint-Quentin, mais la Pauline de la veille, cette maîtresse accomplie, si souvent rêvée, jeune fille spirituelle, aimante, artiste, comprenant les poètes, comprenant la poésie et vivant au sein du luxe ; en un mot Fœdora douée d’une belle âme, ou Pauline comtesse et deux fois millionnaire comme l’était Fœdora. Devant l’hôtel, une vieille femme lui apprit que la mère de Pauline était devenue baronne. Son mari était revenu. Il était riche. Elle avait donné son hôtel à la vieille dame.

Raphaël monta lestement à sa mansarde, et quand il atteignit les dernières marches de l’escalier, il entendit les sons du piano. Pauline était là modestement vêtue d’une robe de percaline ; mais la façon de la robe, les gants, le chapeau, le châle, négligemment jetés sur le lit, révélaient toute une fortune. Raphaël vint s’asseoir près d’elle, rougissant, honteux, heureux ; il la regarda sans rien dire. Elle lui demanda ce qu’il était devenu. Valentin ne put retenir quelques larmes, elles roulèrent dans ses yeux, il s’écria : – Pauline !... Je... Il n’acheva pas, ses yeux étincelèrent d’amour, et son cœur déborda dans son regard. Elle avait compris. Il l’aimait. Elle lui dit qu’elle était riche mais qu’il devait aimer son cœur aussi. Il couvrit ses mains de baisers. Pauline se dégagea les mains, les jeta sur les épaules de Raphaël et le saisit ; ils se comprirent, se serrèrent et s’embrassèrent avec cette sainte et délicieuse ferveur, dégagée de toute arrière-pensée, dont se trouve empreint un seul baiser, le premier baiser par lequel deux âmes prennent possession d’elles-mêmes. Elle lui dit qu’elle se serait vendu à un démon pour lui éviter un chagrin. Elle voulait lui sacrifier le monde entier et être sa servante malgré ses millions. Elle lui avoua que c’était elle qui avait mis une pièce de cent sous dans le tiroir quand il était ruiné. Il était étonné qu’elle n’ait pas de vanité. Il pensait que son titre de noblesse et sa fortune ne valaient rien pour elle. Il lui offrit sa vie. Elle en fut heureuse. Elle sauta sur ses genoux et joignit ses mains autour du cou de Raphaël : – Embrassez-moi, dit-elle, pour tous les chagrins que vous m’avez donnés, pour effacer la peine que vos joies m’ont faite, pour toutes les nuits que j’ai passées à peindre mes écrans. Elle lui avoua qu’elle avait travaillé jusqu’à deux heures du matin et donné à sa mère une moitié du prix de ses écrans, à lui l’autre. Il avait peur de payer un jour sans doute ce bonheur par quelque effroyable chagrin. Elle se laissa glisser sur ses genoux, joignit les mains, et regarda Raphaël avec une dévotieuse ardeur. Elle luit dit que sa comtesse Fœdora était bête ! Quel plaisir elle avait ressenti la veille en se voyant saluée par tous ces hommes. Elle n’avait jamais été applaudie, Foedora ! Quand son dos avait touché le bras de Raphaël, elle avait entendu en elle quelque voix qui lui avait crié : Il est là. Elle s’était retournée, et l’avait vu. Oh ! elle s’était sauvée, elle se sentait l’envie de lui sauter au cou devant tout le monde. Raphael espéra commencer une nouvelle vie. Le passé cruel et ses tristes folies lui semblaient n’être plus que de mauvais songes. Il se sentait pur, près de Pauline. Il sentait l’air du bonheur. Elle feuilleta les papiers. Elle se rappela qu’il était bien malheureux quand il écrivait dans la mansarde. Elle habitait rue Saint-Lazare et lui rue de Varennes. Elle voulait qu’ils soient ensemble et mariés dans les quinze jours. Pauline lui dit que son père était revenu des Indes bien malade. Elle était à son chevet. Elle voulut aller chez Raphaël. Et les deux amants furent en peu d’instants menés à l’hôtel de Valentin. Elle lui demanda s’il n’avait pris conseil de personne pour meubler son hôtel. Elle avait peur qu’une femme l’ait conseillé car il avait bon goût.

Valentin reconduisit Pauline jusque chez elle, et revint ayant au cœur autant de plaisir que l’homme peu en ressentir et en porter ici-bas. Quand il fut assis dans son fauteuil, près de son feu, pensant à la soudaine et complète réalisation de toutes ses espérances, une idée froide lui traversa l’âme comme l’acier d’un poignard perce une poitrine, il regarda la Peau de chagrin, elle s’était légèrement rétrécie. Il prit un compas, mesura ce que la matinée lui avait coûté d’existence. Je n’en ai pas pour deux mois, dit-il. Une sueur glacée sortit de ses pores, tout à coup il obéit à un inexprimable mouvement de rage, et saisit la Peau de chagrin en s’écriant : Je suis bien bête ! il sortit, courut, traversa les jardins et jeta le talisman au fond d’un puits : Vogue la galère, dit-il. Au diable toutes ces sottises !

Raphaël se laissa donc aller au bonheur d’aimer, et vécut cœur à cœur avec Pauline, qui ne conçut pas le refus en amour. Leur mariage, retardé par des difficultés peu intéressantes à raconter, devait se célébrer dans les premiers jours de mars. Ils s’étaient éprouvés, ne doutaient point d’eux-mêmes, et le bonheur leur ayant révélé toute la puissance de leur affection, jamais deux âmes, deux caractères ne s’étaient aussi parfaitement unis qu’ils le furent par la passion ; en s’étudiant ils s’aimèrent davantage : de part et d’autre même délicatesse, même pudeur, même volupté, la plus douce de toutes les voluptés, celle des anges ; point de nuages dans leur ciel ; tour à tour les désirs de l’un faisaient la loi de l’autre. Riches tous deux, ils ne connaissaient point de caprices qu’ils ne pussent satisfaire, et partant n’avaient point de caprices. Un goût exquis, le sentiment du beau, une vraie poésie animaient l’âme de l’épouse ; dédaignant les colifichets de la finance, un sourire de son ami lui semblait plus beau que toutes les perles d’Ormus, la mousseline ou les fleurs formaient ses plus riches parures. Pauline et Raphaël fuyaient d’ailleurs le monde, la solitude leur était si belle, si féconde ! ils allaient aux Italiens ou à l’Opéra tous les soirs. Si d’abord quelques médisances égayèrent les salons, bientôt le torrent d’événements qui passa sur Paris fit oublier deux amants inoffensifs ; enfin, espèce d’excuse auprès des prudes, leur mariage était annoncé, et par hasard leurs gens se trouvaient discrets ; donc, aucune méchanceté trop vive ne les punit de leur bonheur.

Vers la fin de février, alors qu’ils prenaient leur petit-déjeuner et que Pauline s’amusait avec le chat, Pauline reprocha à Raphaël de lire le journal. Le jardinier vint trouver le marquis pour lui apporter une curiosité comme il n’en avait jamais vu. Il avait voulu prendre de l’eau du puits et en avait sorti la peau de chagrin qui n’avait plus que six pouces carrés de superficie. Raphaël pâlit. Pauline appela Jonathas au secours. Raphaël voulut la rassurer en prétextant qu’il était incommodé par une fleur. Il jeta un regard d’horreur sur le talisman que Pauline prit et jeta. Raphaël lui demanda de le laisser seul. Il se rendit à la halle aux vins pour parler à un naturaliste nommé Lavrille. Il lui montra des canards et des oies qu’il étudiait.

En se dirigeant vers une assez jolie maison de la rue de Buffon, Raphaël soumit la Peau de chagrin aux investigations de monsieur Lavrille. Ceci, dit-il en montrant le talisman, est, comme vous le savez sans doute, un des produits les plus curieux de la zoologie. Ceci est une peau d’âne. Et plus précisément un onagre. C’était pour Lavrille le roi zoologique de l’Orient. Les superstitions turques et persanes lui donnaient même une mystérieuse origine, et le nom de Salomon se mêlait aux récits que les conteurs du Thibet et de la Tartarie faisaient sur les prouesses attribuées à ces nobles animaux. Les savants variaient sur l’origine du nom. Les uns prétendaient que Chagri était un mot turc, d’autres voulaient que Chagri soit la ville où cette dépouille zoologique subissait une préparation chimique assez bien décrite par Pallas, et qui lui donnait le grain particulier que nous admirions ; monsieur Martellens lui avait écrit que Châagri était un ruisseau. Raphaël lui expliqua que depuis trois mois la peau s’était sensiblement contractée... Lavrille lui expliqua que toutes les dépouilles d’êtres primitivement organisés étaient sujettes à un dépérissement naturel, facile à concevoir, dont les progrès étaient soumis aux influences atmosphériques. Raphaël lui demanda s’il était bien sûr que cette peau fût soumise aux lois ordinaires de la zoologie, qu’elle pût s’étendre ? Alors Lavrille lui recommanda d’aller voir Planchette, le célèbre professeur de mécanique, il trouverait certainement un moyen d’agir sur cette peau, de l’amollir, de la distendre. Raphaël salua le savant naturaliste, et courut chez Planchette, en laissant le bon Lavrille au milieu de son cabinet rempli de bocaux et de plantes séchées.

Planchette était un grand homme sec, véritable poète perdu dans une perpétuelle contemplation, occupé à regarder toujours un abîme sans fond, LE MOUVEMENT. Planchette examinait une bille d’agate qui roulait sur un cadran solaire, en attendant qu’elle s’y arrêtât. Le pauvre homme n’était ni décoré, ni pensionné, car il ne savait pas enluminer ses calculs, heureux de vivre à l’affût d’une découverte, il ne pensait ni à la gloire, ni au monde, ni à lui-même, et vivait dans la science pour la science.

Raphaël tira le savant de sa rêverie en lui demandant le moyen d’agir sur le talisman, qu’il lui présenta. Dussiez-vous rire de ma crédulité, monsieur, dit le marquis en terminant, je ne vous cacherai rien. Cette peau me semble posséder une force de résistance contre laquelle rien ne peut prévaloir.

Planchette lui expliqua sa lubie. Un mouvement, quel qu’il soit, dit-il est un immense pouvoir, et l’homme n’invente pas de pouvoirs. Le pouvoir est un, comme le mouvement, l’essence même du pouvoir. Tout est mouvement. La pensée est un mouvement. La nature est établie sur le mouvement. La mort est un mouvement dont les fins nous sont peu connues. Si Dieu est éternel, croyez qu’il est toujours en mouvement ; Dieu est le mouvement, peut-être. Voilà pourquoi le mouvement est inexplicable comme lui.

– Monsieur, dit Raphaël impatienté, je désire une pression quelconque assez forte pour étendre indéfiniment cette peau.

Tout entier à son idée, Planchette prit un pot de fleurs vide, troué dans le fond et l’apporta sur la dalle du gnomon, puis il alla chercher un peu de terre glaise dans un coin du jardin. Raphaël resta charmé comme un enfant auquel sa nourrice conte une histoire merveilleuse. Après avoir posé sa terre glaise sur la dalle, Planchette tira de sa poche une serpette, coupa deux branches de sureau, et se mit à les vider en sifflant comme si Raphaël n’eût pas été là. Il attacha par un coude en terre glaise l’un de ses tuyaux de bois au fond du pot, de manière à ce que le trou du sureau correspondît à celui du vase. Vous eussiez dit une énorme pipe. Il étala sur la dalle un lit de glaise en lui donnant la forme d’une pelle, assit le pot de fleurs dans la partie la plus large, et fixa la branche de sureau sur la portion qui représentait le manche. Enfin il mit un pâté de terre glaise à l’extrémité du tube en sureau, il y planta l’autre branche creuse, toute droite, en pratiquant un autre coude pour la joindre à la branche horizontale, en sorte que l’air, ou tel fluide ambiant donné, pût circuler dans cette machine improvisée, et courir depuis l’embouchure du tube vertical, à travers le canal intermédiaire, jusque dans le grand pot de fleurs vide. Il alla détacher d’un arbre fruitier une petite bouteille dans laquelle son pharmacien lui avait envoyé une liqueur où se prenaient les fourmis ; il en cassa le fond, se fit un entonnoir, l’adapta soigneusement au trou de la branche creuse qu’il avait fixée verticalement dans l’argile, en opposition au grand réservoir figuré par le pot de fleurs ; puis, au moyen d’un arrosoir, il y versa la quantité d’eau nécessaire pour qu’elle se trouvât également bord à bord et dans le grand vase et dans la petite embouchure circulaire du sureau. Raphaël pensait à sa Peau de chagrin. Il comprit grâce à Lavrille que Blaise Pascal avait découvert l’expansibilité de l’eau. Il promit d’élever une statue à Pascal si Lavrille réussissait à étendre la peau de chagrin et de financer la recherche et de bâtir un hôpital destiné aux mathématiciens devenus fous ou pauvres.

Planchette lui proposa d’aller le lendemain chez Spieghalter. Ce mécanicien distingué venait de fabriquer, d’après les plans de Planchette, une machine perfectionnée. Le lendemain, Raphaël tout joyeux vint chercher Planchette, et ils allèrent ensemble dans la rue de la Santé, nom de favorable augure. Chez Spieghalter, le jeune homme se trouva dans un établissement immense, ses regards tombèrent sur une multitude de forges rouges et rugissantes. Raphaël arriva dans une grande pièce, propre et bien aérée, où il put contempler à son aise la presse immense dont Planchette lui avait parlé. Il admira des espèces de madriers en fonte, et des jumelles en fer unies par un indestructible noyau. Planchette glissa lui-même la Peau de chagrin entre les deux platines de la presse souveraine, et, plein de cette sécurité que donnent les convictions scientifiques, il manœuvra vivement le balancier. Un sifflement horrible retentit dans les ateliers. L’eau contenue dans la machine brisa la fonte, produisit un jet d’une puissance incommensurable, et se dirigea heureusement sur une vieille forge qu’elle renversa, bouleversa, tordit comme une trombe entortille une maison et l’emporte avec elle. L’Allemand saisit un marteau de forgeron, jeta la peau sur une enclume, et, de toute la force que donne la colère, déchargea sur le talisman le plus terrible coup qui jamais eût mugi dans ses ateliers. Les ouvriers accoururent. Le contremaître prit la peau et la plongea dans le charbon de terre

d’une forge. Tous rangés en demi-cercle autour du feu, attendirent avec impatience le jeu d’un énorme soufflet. Raphaël, Spieghalter, le professeur Planchette occupaient le centre de cette foule noire et attentive. En voyant tous ces yeux blancs, ces têtes poudrées de fer, ces vêtements noirs et luisants, ces poitrines poilues, Raphaël se crut transporté dans le monde nocturne et fantastique des ballades allemandes. Le contremaître saisit la peau avec des pinces après l’avoir laissée dans le foyer pendant dix minutes. Le contre-maître la présenta par plaisanterie à Raphaël. Le marquis mania facilement la peau froide et souple sous ses doigts. Un cri d’horreur s’éleva, les ouvriers s’enfuirent, Valentin resta seul avec Planchette dans l’atelier désert.

– Il y a décidément quelque chose de diabolique là-dedans, s’écria Raphaël au désespoir. Aucune puissance humaine ne saurait donc me donner un jour de plus !

Planchette lui proposa de soumettre la peau à un laminoir puis estima qu’il fallait traiter cette substance inconnue par des réactifs. Ils allèrent voir Japhet, la chimie serait peut-être plus heureuse que la mécanique. Planchette donna la peau au chimiste pour qu’il en décomposa la substance. Raphaël lui dit que c’était une peau d’âne. Le baron Japhet appliqua sur la peau les houppes nerveuses de sa langue si habile à déguster les sels, les acides, les alcalis, les gaz, et dit après quelques essais : – Point de goût !

Alors il fit boire un peu d’acide phthorique à la peau. Soumise à l’action de ce principe, si prompt à désorganiser les tissus animaux, la peau ne subit aucune altération. Alors le chimiste essaya avec la potasse rouge, en vain. Il demanda à Raphaël s’il pouvait prendre un morceau de cette singulière substance si extraordinaire. Raphaël refusa. Mais le mit au défi d’essayer. Le savant cassa un rasoir en voulant entamer la peau, il tenta de la briser par une forte décharge d’électricité, puis il la soumit à l’action de la pile voltaïque, enfin les foudres de sa science échouèrent sur le terrible talisman. Il était sept heures du soir. Planchette, Japhet et Raphaël, ne s’apercevant pas de la fuite du temps, attendaient le résultat d’une dernière expérience. Le chagrin sortit victorieux d’un épouvantable choc auquel il avait été soumis, grâce à une quantité raisonnable de chlorure d’azote. Alors Raphaël sut qu’il allait mourir. Il laissa les deux savants stupéfaits. – Gardons-nous bien de raconter cette aventure à l’Académie, nos collègues s’y moqueraient de nous, dit Planchette au chimiste après une longue pause pendant laquelle ils se regardèrent sans oser se communiquer leurs pensées. Ils se prirent à rire, et dînèrent en gens qui ne voyaient plus qu’un phénomène dans un miracle.

En rentrant chez lui, Valentin était en proie à une rage froide ; il ne croyait plus à rien, ses idées se brouillaient dans sa cervelle, tournoyaient et vacillaient comme celles de tout homme en présence d’un fait impossible. Il avait cru volontiers à quelque défaut secret dans la machine de Spieghalter, l’impuissance de la science et du feu ne l’étonnait pas ; mais la souplesse de la peau quand il la maniait, mais sa dureté lorsque les moyens de destruction mis à la disposition de l’homme étaient dirigées sur elle, l’épouvantaient. Ce fait incontestable lui donnait le vertige. Raphaël remit la Peau de chagrin dans le cadre où elle avait été naguère enfermée, et après avoir décrit par une ligne d’encre rouge le contour actuel du talisman, il s’assit dans son fauteuil. Il resta perdu dans une de ces méditations funèbres, dans ces pensées dévorantes dont les condamnés à mort emportent le secret. En ce moment il entendit très distinctement un soupir étouffé, et reconnut par un des plus touchants privilèges de la passion le souffle de sa Pauline. Elle sauta hors du lit par un mouvement de chatte, se montra radieuse dans ses mousselines, et s’assit sur les genoux de Raphaël. Elle lui demanda ce qui l’inquiétait. Il répondit que c’était la mort. Elle lui dit que mourir avec lui, le lendemain matin, ensemble, dans un dernier baiser, ce serait un bonheur.

Le lendemain, Raphaël se dit que les médecins devaient connaître les symptômes de la vitalité attaquée, et pouvoir lui dire s’il était en santé ou malade. Pauline s’était endormie dans le plaisir, ses longs cils étaient appliqués sur sa joue comme pour garantir sa vue d’une lueur trop forte ou pour aider à ce recueillement de l’âme quand elle essaie de retenir une volupté parfaite, mais fugitive. Raphaël attendri contempla cette chambre chargée d’amour, pleine de souvenirs, où le jour prenait des teintes voluptueuses, et revint à cette femme aux formes pures, jeunes, aimante encore, dont surtout les sentiments étaient à lui sans partage. Il désira vivre toujours. Quand son regard tomba sur Pauline, elle ouvrit aussitôt les yeux comme si un rayon de soleil l’eût frappée. Pauline se réveilla et lui avoua qu’elle avait pleuré cette nuit en le contemplant dans son repos, mais non pas de joie. Elle avait entendu dans sa poitrine quelque chose qui résonnait, et qui lui avait fait peur. Il avait pendant son sommeil une petite toux sèche, absolument semblable à celle du père de Pauline qui mourait d’une phtisie. Elle ne désirait pas vivre vieille, et proposa à Raphaël de mourir jeunes tous deux, et aller dans le ciel les mains pleines de fleurs.

Raphaël toussa. Il était abattu, pâle, il se coucha lentement, affaissé comme un homme dont toute la force s’est dissipée dans un dernier effort. Pauline le regarda d’un œil fixe, agrandi par la peur, et resta immobile, blanche, silencieuse.

– Ne faisons plus de folies, mon ange, dit-elle en voulant cacher à Raphaël les horribles pressentiments qui l’agitaient. Elle se voila la figure de ses mains, car elle apercevait le hideux squelette de la MORT.

La tête de Raphaël était devenue livide et creuse comme un crâne arraché aux profondeurs d’un cimetière pour servir aux études de quelque savant. Pauline se souvenait de l’exclamation échappée la veille à Valentin, et se dit à elle- même : Oui, il y a des abîmes que l’amour ne peut pas traverser, mais il doit s’y ensevelir.

Quelques jours après cette scène de désolation, Raphaël se trouva par une matinée du mois de mars assis dans un fauteuil, entouré de quatre médecins qui l’avaient fait placer au jour devant la fenêtre de sa chambre, et tour à tour lui tâtaient le pouls, le palpaient, l’interrogeaient avec une apparence d’intérêt. Le malade épiait leurs pensées en interprétant et leurs gestes et les moindres plis qui se formaient sur leurs fronts. Cette consultation était sa dernière espérance. Ces juges suprêmes allaient lui prononcer un arrêt de vie ou de mort. Aussi, pour arracher à la science humaine son dernier mot, Valentin avait-il convoqué les oracles de la médecine moderne. Grâce à sa fortune et à son nom, les trois systèmes entre lesquels flottent les connaissances humaines étaient là devant lui. Le quatrième médecin était Horace Bianchon, homme plein d’avenir et de science, le plus distingué peut-être des nouveaux médecins, sage et modeste député de la studieuse jeunesse qui s’apprête à recueillir l’héritage des trésors amassés depuis cinquante ans par l’École de Paris, et qui bâtira peut-être le monument pour lequel les siècles précédents ont apporté tant de matériaux divers. Ami du marquis et de Rastignac, il lui avait donné ses soins depuis quelques jours, et l’aidait à répondre aux interrogations des trois professeurs auxquels il expliquait parfois, avec une sorte d’insistance, les diagnostics qui lui semblaient révéler une phtisie pulmonaire. Raphaël dit à un des médecins qu’il avait voulu se tuer par la débauche après avoir travaillé pendant trois ans à un vaste ouvrage dont ce médecin s’occuperait peut-être un jour. Ce docteur était l’illustre Brisset, le chef des organistes, le successeur des Cabanis et des Bichat, le médecin des esprits positifs et matérialistes, qui voient en l’homme un être fini, uniquement sujet aux lois de sa propre organisation, et dont l’état normal ou les anomalies délétères s’expliquent par des causes évidentes.

Homme d’exaltation et de croyance, le docteur Caméristus, chef des vitalistes, le Ballanche de la médecine, poétique défenseur des doctrines abstraites de Van-Helmont, voyait dans la vie humaine un principe élevé, secret, un phénomène inexplicable qui se joue des bistouris, trompe la chirurgie, échappe aux médicaments de la pharmaceutique, aux x de l’algèbre, aux démonstrations de l’anatomie, et se rit de nos efforts ; une espèce de flamme intangible, invisible, soumise à quelque loi divine, et qui reste souvent au milieu d’un corps condamné par nos arrêts, comme elle déserte aussi les organisations les plus viables.

Un sourire sardonique errait sur les lèvres du troisième, le docteur Maugredie, esprit distingué, mais pyrrhonien et moqueur, qui ne croyait qu’au scalpel, concédait à Brisset la mort d’un homme qui se portait à merveille, et reconnaissait avec Caméristus qu’un homme pouvait vivre encore après sa mort. Il trouvait du bon dans toutes les théories, n’en adoptait aucune, prétendait que le meilleur système médical était de n’en point avoir, et de s’en tenir aux faits. Ce grand explorateur, ce grand railleur, l’homme des tentatives désespérées, examinait la Peau de chagrin. Il aurait voulu être témoin de la coïncidence qui existait entre les désirs de Raphaël et son rétrécissement. Caméristus pensait que ce rétrécissement était surnaturel mais pas le docteur Maugredie. À force d’examiner les trois docteurs, Valentin ne découvrit en eux aucune sympathie pour ses maux. Tous trois, silencieux à chaque réponse, le toisaient avec indifférence et le questionnaient sans le plaindre. Après être resté pendant une demi-heure environ à prendre en quelque sorte la mesure de la maladie et du malade, comme un tailleur prend la mesure d’un habit à un jeune homme qui lui commande ses vêtements de noces, ils dirent quelques lieux communs, parlèrent même des affaires publiques ; puis ils voulurent passer dans le cabinet de Raphaël pour se communiquer leurs idées et rédiger la sentence. Ils refusèrent de délibérer en la présence de Raphaël. Brisset pensait que Raphaël était fatigué par des travaux intellectuels. Il y avait monomanie. Le malade était sous le poids d’une idée fixe. Pour lui cette Peau de chagrin se rétrécissait réellement. Il préconisait de mettre le malade au régime. Caméristus proposa d’aller chercher la cause du mal dans les entrailles de l’âme et non dans les entrailles du corps ! Raphaël réussit à espionner les médecins. Mil les entendit et comprit que pour eux sa guérison flottait entre un rosaire et un chapelet de sangsues, entre le bistouri de Dupuytren et la prière du prince de Hohenlohe ! Sur la ligne qui séparait le fait de la parole, la matière de l’esprit, Maugredie était là, doutant. Le oui et non humain le poursuivait partout ! Toujours le Carimary, Carymara de Rabelais : il était spirituellement malade, carymary ! ou matériellement malade, carymara ! Devait-il vivre ? Les médecins l’ignoraient. Raphaël entendit Maugredie préconiser un traitement quelconque : des sangsues pour calmer l’irritation intestinale et la névrose sur l’existence desquelles ils étaient d’accord, puis de l’envoyer aux eaux : ils agiraient à la fois d’après les deux systèmes. Raphaël quitta promptement le couloir et vint se remettre dans son fauteuil. Bientôt les quatre médecins sortirent du cabinet. Ils lui annoncèrent leur verdict. Bianchon ajouta que les médecins pensaient que sa guérison était facile et dépendrait de l’emploi sagement alternatif de ces divers moyens préconisés. Raphaël attira Horace dans son cabinet pour lui remettre le prix de cette inutile consultation. Horace lui dit de tâcher donc de vivre sagement, d’essayer un voyage en Savoie ; le mieux était et serait toujours de se confier à la nature. Raphaël partit pour les eaux d’Aix en Savoie. Se laissant aller à cette vie sensuelle, Valentin se baignait dans la tiède atmosphère du soir en savourant l’air pur et parfumé des montagnes, heureux de ne sentir aucune douleur et d’avoir enfin réduit au silence sa menaçante Peau de chagrin. Mais il se rendit compte qu’il avait involontairement froissé toutes les petites vanités qui gravitaient autour de lui. En sondant ainsi les cœurs, il put en déchiffrer les pensées les plus secrètes ; il eut horreur de la société, de sa politesse, de son vernis. Riche et d’un esprit supérieur, il était envié, haï ; son silence trompait la curiosité, sa modestie semblait de la hauteur à ces gens mesquins et superficiels. Il devina le crime latent, irrémissible, dont il était coupable envers eux : il échappait à la juridiction de leur médiocrité. Rebelle à leur despotisme inquisiteur, il savait se passer d’eux ; pour se venger de cette royauté clandestine, tous s’étaient instinctivement ligués pour lui faire sentir leur pouvoir, le soumettre à quelque ostracisme, et lui apprendre qu’eux aussi pouvaient se passer de lui. Tout à coup un rideau noir fut tiré sur cette sinistre fantasmagorie de vérité, mais il se trouva dans l’horrible isolement qui attend les puissances et les dominations. En ce moment, il eut un violent accès de toux. Loin de recueillir une seule de ces paroles indifférentes en apparence, mais qui du moins simulent une espèce de compassion polie chez les personnes de bonne compagnie rassemblées par hasard, il entendit des interjections hostiles et des plaintes murmurées à voix basse. La société ne daignait même plus se grimer pour lui, parce qu’il la devinait peut-être. Raphaël se leva pour se dérober à la malédiction générale, et se promena dans l’appartement. Il voulut trouver une protection, et revint près d’une jeune femme inoccupée à laquelle il médita d’adresser quelques flatteries ; mais, à son approche, elle lui tourna le dos, et feignit de regarder les danseurs. Raphaël craignit d’avoir déjà pendant cette soirée usé de son talisman ; il ne se sentit ni la volonté, ni le courage d’entamer la conversation, quitta le salon et se réfugia dans la salle de billard. Là, personne ne lui parla, ne le salua, ne lui jeta le plus léger regard de bienveillance. Son esprit naturellement méditatif lui révéla, par une intus-susception, la cause générale et rationnelle de l’aversion qu’il avait excitée. Ce petit monde obéissait, sans le savoir peut-être, à la grande loi qui régit la haute société, dont Raphaël acheva de comprendre la morale implacable. Un regard rétrograde lui en montra le type complet en Fœdora. Il ne devait pas rencontrer plus de sympathie pour ses maux chez celle-ci, que, pour ses misères de cœur, chez celle-là. Le beau monde bannit de son sein les malheureux, comme un homme de santé vigoureuse expulse de son corps un principe morbifique. Le monde abhorre les douleurs et les infortunes, il les redoute à l’égal des contagions, il n’hésite jamais entre elles et les vices : le vice est un luxe. Mort aux faibles ! est le vœu de cette espèce d’ordre équestre institué chez toutes les nations de la terre, car il s’élève partout des riches, et cette sentence est écrite au fond des cœurs pétris par l’opulence ou nourris par l’aristocratie. Quiconque souffre de corps ou d’âme, manque d’argent ou de pouvoir, est un Paria. Qu’il reste dans son désert ; s’il en franchit les limites, il trouve partout l’hiver : froideur de regards, froideur de manières, de paroles, de cœur ; heureux, s’il ne récolte pas l’insulte là où pour lui devait éclore une consolation.

Quand Raphaël releva la tête, il se vit seul, les joueurs avaient fui.

– Pour leur faire adorer ma toux, il me suffirait de leur révéler mon pouvoir ! se dit-il. À cette pensée, il jeta le mépris comme un manteau entre le monde et lui.

Le lendemain, le médecin des eaux vint le voir d’un air affectueux et s’inquiéta de sa santé.

Raphaël éprouva un mouvement de joie en entendant les paroles amies qui lui furent adressées. Il trouva la physionomie du docteur empreinte de douceur et de bonté, les boucles de sa perruque blonde respiraient la philanthropie, la coupe de son habit carré, les plis de son pantalon, ses souliers larges comme ceux d’un quaker, tout, jusqu’à la poudre circulairement semée par sa petite queue sur son dos légèrement voûté, trahissait un caractère apostolique, exprimait la charité chrétienne et le dévouement de l’homme. Il lui dit que les médecins de Paris s’étaient trompés sur la nature de sa maladie. Mais s’il restait dans une température élevée, il risquait d’être très proprement et promptement mis en terre sainte. Une des conditions de son existence était l’atmosphère épaisse des étables, des vallées. Oui, l’air vital de l’homme dévoré par le génie se trouvait dans les gras pâturages de l’Allemagne, à Baden-Baden, à Toeplitz mais la Savoie lui était funeste. Sans ces derniers mots, Raphaël eût été séduit par la fausse bonhomie du mielleux médecin, mais il était trop profond observateur pour ne pas deviner à l’accent, au geste et au regard qui accompagnèrent cette phrase doucement railleuse, la mission dont le petit homme avait sans doute été chargé par l’assemblée de ses joyeux malades. Ils entreprenaient donc d’en chasser un pauvre moribond débile, chétif, en apparence incapable de résister à une persécution journalière. Raphaël accepta le combat en voyant un amusement dans cette intrigue.

– Puisque vous seriez désolé de mon départ, répondit-il au docteur, je vais essayer de mettre à profit votre bon conseil tout en restant ici. Dès demain, j’y ferai construire une maison où nous modifierons l’air suivant votre ordonnance.

Interprétant le sourire amèrement goguenard qui vint errer sur les lèvres de Raphaël, le médecin se contenta de le saluer, sans trouver un mot à lui dire.

Raphaël ne supportait son fardeau qu’au milieu de ce beau paysage, près du Lac du Bourget, il y pouvait rester indolent, songeur, et sans désirs. Après la visite du docteur, il alla se promener et se fit débarquer à la pointe déserte d’une jolie colline sur laquelle est situé le village de Saint-Innocent. Raphaël aimait à contempler, sur la rive opposée, l’abbaye mélancolique de Haute-Combe, sépulture des rois de Sardaigne prosternés devant les montagnes comme des pèlerins arrivés au terme de leur voyage. Étonné de rencontrer des promeneurs dans cette partie du lac ordinairement solitaire, le marquis examina, sans sortir de sa rêverie, les personnes assises dans la barque, et reconnut à l’arrière la vieille dame qui l’avait si durement interpellé la veille. Quand le bateau passa devant Raphaël, il ne fut salué que par la demoiselle de compagnie de cette dame, pauvre fille noble qu’il lui semblait voir pour la première fois.

Déjà, depuis quelques instants, il avait oublié les promeneurs, promptement disparus derrière le promontoire, lorsqu’il entendit près de lui le frôlement d’une robe et le bruit de pas légers. En se retournant, il aperçut la demoiselle de compagnie ; à son air contraint, il devina qu’elle voulait lui parler, et s’avança vers elle. Âgée d’environ trente-six ans, grande et mince, sèche et froide, elle était, comme toutes les vieilles filles, assez embarrassée de son regard, qui ne s’accordait plus avec une démarche indécise, gênée, sans élasticité.

– Monsieur, votre vie est en danger, ne venez plus au Cercle, dit-elle à Raphaël en faisant quelques pas en arrière, comme si déjà sa vertu se trouvait compromise. Pensez à vous, reprit-elle ; plusieurs jeunes gens qui veulent vous chasser des eaux se sont promis de vous provoquer, de vous forcer à vous battre en duel. – Mademoiselle, dit le marquis, ma reconnaissance...

Sa protectrice s’était déjà sauvée en entendant la voix de sa maîtresse, qui, derechef, glapissait dans les rochers. Valentin ayant pris, sans préméditation de philosophie, la bonne action de la vieille fille pour texte de ses pensées vagabondes, la trouva pleine de fiel. Ces deux femmes, venues en Savoie pour y dormir comme des marmottes, et qui demandent à midi s’il est jour, se seraient levées avant huit heures aujourd’hui pour faire du hasard en se mettant à ma poursuite ? Le duel était- il une fable, ou voulait-on seulement lui faire peur ? Insolentes et tracassières comme des mouches, ces âmes étroites avaient réussi à piquer sa vanité, à réveiller son orgueil, à exciter sa curiosité. Ne voulant ni devenir leur dupe, ni passer pour un lâche, et amusé peut-être par ce petit drame, il vint au Cercle le soir même. Il se tint debout, accoudé sur le marbre de la cheminée, et resta tranquille au milieu du salon principal, en s’étudiant à ne donner aucune prise sur lui ; mais il examinait les visages, et défiait en quelque sorte l’assemblée par sa circonspection. Comme un dogue sûr de sa force, il attendait le combat chez lui, sans aboyer inutilement. Vers la fin de la soirée, il se promena dans le salon de jeu, en allant de la porte d’entrée à celle du billard, où il jetait de temps à autre un coup d’œil aux jeunes gens qui y faisaient une partie. Après quelques tours, il s’entendit nommer par eux.

Un jeune homme grand et fort, de bonne mine, mais ayant le regard fixe et impertinent des gens appuyés sur quelque pouvoir matériel, sortit du billard, et s’adressant à lui : – Monsieur, dit-il d’un ton calme, je me suis chargé de vous apprendre une chose que vous semblez ignorer : votre figure et votre personne déplaisent ici à tout le monde, et à moi en particulier ; vous êtes trop poli pour ne pas vous sacrifier au bien général, et je vous prie de ne plus vous présenter au Cercle. En ce moment les jeunes gens, souriant ou silencieux, sortirent du billard. Les autres joueurs, devenus attentifs, quittèrent leurs cartes pour écouter une querelle qui réjouissait leurs passions. Seul au milieu de ce monde ennemi, Raphaël tâcha de conserver son sang-froid et de ne pas se donner le moindre tort ; mais son antagoniste s’étant permis un sarcasme où l’outrage s’enveloppait dans une forme éminemment incisive et spirituelle, il lui répondit gravement : – Monsieur, il n’est plus permis aujourd’hui de donner un soufflet à un homme, mais je ne sais de quel mot flétrir une conduite aussi lâche que l’est la vôtre.

Raphaël sortit du salon, passant pour l’offenseur, ayant accepté un rendez-vous près du château de Bordeau, dans une petite prairie en pente, non loin d’une route nouvellement percée par où le vainqueur pouvait gagner Lyon. Raphaël devait nécessairement ou garder le lit ou quitter les eaux d’Aix. La société triomphait. Le lendemain, sur les huit heures du matin, l’adversaire de Raphaël, suivi de deux témoins et d’un chirurgien, arriva le premier sur le terrain.

À un duel comme au jeu, les plus légers incidents influent sur l’imagination des acteurs fortement intéressés au succès d’un coup ; aussi le jeune homme attendit-il avec une sorte d’inquiétude l’arrivée de cette voiture qui resta sur la route. Le vieux Jonathas en descendit lourdement le premier pour aider Raphaël à sortir ; il le soutint de ses bras débiles, en déployant pour lui les soins minutieux qu’un amant prodigue à sa maîtresse. Tous deux se perdirent dans les sentiers qui séparaient la grande route de l’endroit désigné pour le combat, et ne reparurent que longtemps après : ils allaient lentement. Les quatre spectateurs de cette scène singulière éprouvèrent une émotion profonde à l’aspect de Valentin appuyé sur le bras de son serviteur : pâle et défait, il marchait en goutteux, baissait la tête et ne disait mot.

– Monsieur, je n’ai pas dormi, dit Raphaël à son adversaire. Cette parole glaciale et le regard terrible qui l’accompagna firent tressaillir le véritable provocateur, il eut la conscience de son tort et une honte secrète de sa conduite. Il y avait dans l’attitude, dans le son de voix et le geste de Raphaël quelque chose d’étrange. L’inquiétude et l’attention étaient au comble. – Il est encore temps, reprit-il, de me donner une légère satisfaction ; mais donnez-la-moi, monsieur, sinon vous allez mourir. Vous comptez encore en ce moment sur votre habileté, sans reculer à l’idée d’un combat où vous croyez avoir tout l’avantage. Eh ! bien ! monsieur, je suis généreux, je vous préviens de ma supériorité. Je possède une terrible puissance. Pour anéantir votre adresse, pour voiler vos regards, faire trembler vos mains et palpiter votre cœur, pour vous tuer même, il me suffit de le désirer. Je ne veux pas être obligé d’exercer mon pouvoir, il me coûte trop cher d’en user. Vous ne serez pas le seul à mourir. Si donc vous vous refusez à me présenter des excuses, votre balle ira dans l’eau de cette cascade malgré votre habitude de l’assassinat, et la mienne droit à votre cœur sans que je le vise.

Le marquis resta debout, immobile, sans perdre un instant de vue son adversaire qui, dominé par une puissance presque magique, était comme un oiseau devant un serpent : contraint de subir ce regard homicide, il le fuyait, il revenait sans cesse. Les deux adversaires furent placés à quinze pas l’un de l’autre. Ils avaient chacun près d’eux une paire de pistolets, et, suivant le programme de cette cérémonie, ils devaient tirer deux coups à volonté, mais après le signal donné par les témoins.

La sécurité surnaturelle de Raphaël avait quelque chose de terrible qui saisit même les deux postillons amenés là par une curiosité cruelle. Jouant avec son pouvoir, ou voulant l’éprouver, Raphaël parlait à Jonathas et le regardait au moment où il essuya le feu de son ennemi. La balle de Charles alla briser une branche de saule, et ricocha sur l’eau. En tirant au hasard, Raphaël atteignit son adversaire au cœur, et, sans faire attention à la chute de ce jeune homme, il chercha promptement la Peau de chagrin pour voir ce que lui coûtait une vie humaine. Le talisman n’était plus grand que comme une petite feuille de chêne.

Après le duel, Raphaël prit aussitôt la route d’Auvergne, et se rendit aux eaux du Mont-Dor. Pendant ce voyage, il lui surgit au cœur une de ces pensées soudaines qui tombent dans notre âme comme un rayon de soleil à travers d’épais nuages sur quelque obscure vallée. Il pensa tout à coup que la possession du pouvoir, quelque immense qu’il pût être, ne donnait pas la science de s’en servir. Le sceptre est un jouet pour un enfant, une hache pour Richelieu, et pour Napoléon un levier à faire pencher le monde. Le pouvoir nous laisse tels que nous sommes et ne grandit que les grands. Raphaël avait pu tout faire, il n’avait rien fait.

Aux eaux du Mont-Dor, il retrouva ce monde qui toujours s’éloignait de lui avec l’empressement que les animaux mettent à fuir un des leurs, étendu mort après l’avoir flairé de loin. Cette haine était réciproque. Sa dernière aventure lui avait donné une aversion profonde pour la société. Aussi, son premier soin fut-il de chercher un asile écarté aux environs des eaux. Il sentait instinctivement le besoin de se rapprocher de la nature, des émotions vraies et de cette vie végétative à laquelle nous nous laissons si complaisamment aller au milieu des champs. Il visita les vallées supérieures, les sites aériens, les lacs ignorés, les rustiques chaumières des Monts-Dor, dont les âpres et sauvages attraits commencent à tenter les pinceaux de nos artistes. En voyant cette retraite pittoresque et naïve, il résolut d’y vivre. La vie devait y être tranquille, spontanée, frugiforme comme celle d’une plante. Raphaël parvint fans un endroit où il aperçut quelques vaches paissant dans la prairie ; après avoir fait quelques pas vers l’étang, il vit, à l’endroit où le terrain avait le plus de largeur, une modeste maison bâtie en granit et couverte en bois. Le toit de cette espèce de chaumière, en harmonie avec le site, était orné de mousses, de lierres et de fleurs qui trahissaient une haute antiquité. Le monde paraissait finir là. Cette habitation ressemblait à ces nids d’oiseaux ingénieusement fixés au creux d’un rocher, pleins d’art et de négligence tout ensemble. C’était une nature naïve et bonne, une rusticité vraie, mais poétique, parce qu’elle florissait à mille lieues de nos poésies peignées, n’avait d’analogie avec aucune idée, ne procédait que d’elle-même, vrai triomphe du hasard. Les tièdes senteurs des eaux, des fleurs et des grottes qui parfumaient ce réduit solitaire, causèrent à Raphaël une sensation presque voluptueuse. Les jappements des chiens attirèrent au dehors un gros enfant qui resta béant, puis vint un vieillard en cheveux blancs et de moyenne taille. Ces deux êtres étaient en rapport avec le paysage, avec l’air, les fleurs et la maison. La santé débordait dans cette nature plantureuse, la vieillesse et l’enfance y étaient belles.

Le vieillard avait l’attitude d’un homme vraiment libre et faisait pressentir qu’en Italie il serait peut-être devenu brigand par amour pour sa précieuse liberté. L’enfant, véritable montagnard, avait des yeux noirs qui pouvaient envisager le soleil sans cligner, un teint de bistre, des cheveux bruns en désordre. Il était leste et décidé, naturel dans ses mouvements comme un oiseau ; mal vêtu, il laissait voir une peau blanche et fraîche à travers les déchirures de ses habits. Bientôt une femme âgée d’environ trente ans apparut sur le seuil de la porte. Elle filait en marchant. C’était une Auvergnate, haute en couleur, l’air réjoui. Elle salua Raphaël, ils entrèrent en conversation ; les chiens s’apaisèrent, le vieillard s’assit sur un banc au soleil, et l’enfant suivit sa mère partout où elle alla, silencieux, mais écoutant, examinant l’étranger. Raphaël lui demanda si elle avait peur. Elle lui demanda de quoi et lui montra sa maison où il n’y avait rien à voler. Elle lui montra son mari qui était au milieu des rochers. Le vieillard était le grand-père de son mari. Il avait 102 ans.

Aussitôt Valentin se résolut à vivre entre ce vieillard et cet enfant, à respirer dans leur atmosphère, à manger de leur pain, à boire de leur eau, à dormir de leur sommeil, à se faire de leur sang dans les veines. Caprice de mourant ! À ses yeux, il n’y eut plus d’univers, l’univers passa tout en lui. Pour les malades, le monde commence au chevet et finit au pied de leur lit. Ce paysage fut le lit de Raphaël. Raphaël vécut pendant plusieurs jours, sans soins, sans désirs, éprouvant un mieux sensible, un bien-être extraordinaire, qui calma ses inquiétudes, apaisa ses souffrances. Il gravissait les rochers, et allait s’asseoir sur un pic d’où ses yeux embrassaient quelque paysage d’immense étendue. Là, il restait des journées entières comme une plante au soleil, comme un lièvre au gîte. Il tenta de s’associer au mouvement intime de cette nature, et de s’identifier assez complètement à sa passive obéissance, pour tomber sous la loi despotique et conservatrice qui régit les existences instinctives. Il ne voulait plus être chargé de lui-même. Semblable à ces criminels d’autrefois, qui, poursuivis par la justice, étaient sauvés s’ils atteignaient l’ombre d’un autel, il essayait de se glisser dans le sanctuaire de la vie. Il avait fantastiquement mêlé sa vie à la vie de ce rocher, il s’y était implanté. Grâce à ce mystérieux illuminisme, convalescence factice, semblable à ces bienfaisants délires accordés par la nature comme autant de haltes dans la douleur, Valentin goûta les plaisirs d’une seconde enfance durant les premiers moments de son séjour au milieu de ce riant paysage. il fut heureux, il se crut sauvé.

Un matin, il était resté par hasard au lit jusqu’à midi, plongé dans cette rêverie mêlée de veille et de sommeil, qui prête aux réalités les apparences de la fantaisie et donne aux chimères le relief de l’existence, quand tout à coup, sans savoir d’abord s’il ne continuait pas un rêve, il entendit, pour la première fois, le bulletin de sa santé donné par son hôtesse à Jonathas, venu, comme chaque jour, le lui demander. Elle disait que Raphaël toussait et se consumait à courir comme s’il avait de la santé à vendre. Il avait bien du courage tout de même de ne pas se plaindre. Mais, vraiment, il serait mieux en terre qu’en pré, car il souffrait la passion de Dieu ! Elle dit à Jonathas qu’il ne fallait pas pleurer car Raphaël serait heureux de ne plus souffrir. L’impatience chassa Raphaël de son lit, il se montra sur le seuil de la porte : – Vieux scélérat, cria-t-il à Jonathas, tu veux donc être mon bourreau ? La paysanne crut voir un spectre et s’enfuit. Raphaël lui défendit de revenir sans son ordre. Jonathas voulut obéir ; mais, avant de se retirer, il jeta sur le marquis un regard fidèle et compatissant où Raphaël lut son arrêt de mort. Découragé, rendu tout à coup au sentiment vrai de sa situation, Valentin s’assit sur le seuil de la porte, se croisa les bras sur la poitrine et baissa la tête. Jonathas, effrayé, s’approcha de son maître. Raphaël le chassa.

Pendant la matinée du lendemain, Raphaël, ayant gravi les rochers, s’était assis dans une crevasse pleine de mousse d’où il pouvait voir le chemin étroit par lequel on venait des eaux à son habitation. Au bas du pic, il aperçut Jonathas conversant derechef avec l’Auvergnate. Pénétré d’horreur, il se réfugia sur les plus hautes cimes des montagnes et y resta jusqu’au soir, sans avoir pu chasser les sinistres pensées, si malheureusement réveillées dans son cœur par le cruel intérêt dont il était devenu l’objet. Tout à coup l’Auvergnate elle-même se dressa soudain devant lui comme une ombre dans l’ombre du soir ; par une bizarrerie de poète, il voulut trouver, dans son jupon rayé de noir et de blanc, une vague ressemblance avec les côtes desséchées d’un spectre. Il lui ordonna de le laisser vivre à sa guise où il décamperait d’ici. Elle lui tendit son bras. Le sentiment que l’homme supporte le plus difficilement est la pitié, surtout quand il la mérite. La haine est un tonique, elle fait vivre, elle inspire la vengeance ; mais la pitié tue, elle affaiblit encore notre faiblesse. C’est le mal devenu patelin, c’est le mépris dans la tendresse ou la tendresse dans l’offense. Raphaël trouva chez le centenaire une pitié triomphante, chez l’enfant une pitié curieuse, chez la femme une pitié tracassière, chez le mari une pitié intéressée ; mais, sous quelque forme que ce sentiment se montrât, il était toujours gros de mort. Cette pitié produisit au cœur de Raphaël un horrible poème de deuil et de mélancolie. Le terrible : Frère, il faut mourir, des trappistes, semblait constamment écrit dans les yeux des paysans avec lesquels vivait Raphaël ; il ne savait ce qu’il craignait le plus de leurs paroles naïves ou de leur silence ; tout en eux le gênait.

Un matin, il vit deux hommes vêtus de noir qui rôdèrent autour de lui, le flairèrent, et l’étudièrent à la dérobée ; puis, feignant d’être venus là pour se promener, ils lui adressèrent des questions banales auxquelles il répondit brièvement. Il reconnut en eux le médecin et le curé des eaux, sans doute envoyés par Jonathas, consultés par ses hôtes ou attirés par l’odeur d’une mort prochaine. Il entrevit alors son propre convoi, il entendit le chant des prêtres, il compta les cierges, et ne vit plus qu’à travers un crêpe les beautés de cette riche nature, au sein de laquelle il croyait avoir rencontré la vie. Le lendemain, il partit pour Paris, après avoir été abreuvé des souhaits mélancoliques et cordialement plaintifs que ses hôtes lui adressèrent.

Il se trouva chez lui, dans sa chambre, au coin de sa cheminée. Il s’était fait allumer un grand feu, il avait froid. Jonathas lui apporta des lettres, elles étaient toutes de Pauline. Il ouvrit la première sans empressement, et la déplia comme si c’eût été le papier grisâtre d’une sommation sans frais envoyée par le percepteur. Elle ne comprenait pas pourquoi il était parti. Pour elle, c’était une fuite. Sans vouloir en apprendre davantage, il prit froidement les lettres et les jeta dans le foyer.

Des fragments roulèrent sur les cendres en lui laissant voir des commencements de phrase, des mots, des pensées à demi brûlées, et qu’il se plut à saisir dans la flamme par un divertissement machinal.

« ... Assise à ta porte... attendu.... Caprice.... j’obéis.... Des rivales... moi, non ! ; ta Pauline.. aime..... plus de Pauline donc ?.... Si tu avais voulu me quitter, tu ne m’aurais pas abandonnée... Amour éternel... Mourir... »

Ces mots lui donnèrent une sorte de remords : il saisit les pincettes et sauva des flammes un dernier lambeau de lettre. Raphaël posa sur la cheminée ce débris de lettre noirci par le feu, il le rejeta tout à coup dans le foyer. Ce papier était une image trop vive de son amour et de sa fatale vie. Il demanda à Jonathas d’aller chercher Bianchon. Il demanda au médecin de lui composer une boisson légèrement opiacée qui l’entretienne dans une somnolence continuelle, sans que l’emploi constant de ce breuvage lui fasse mal. Bianchon accepta mais en lui expliquant qu’il faudrait cependant rester debout quelques heures de la journée, pour manger. Raphaël ne voulait veiller qu’une heure au plus. Puis Bianchon dit à Jonathas que les chances de Raphaël de vivre ou de mourir étaient égales.

Raphaël demeura pendant quelques jours plongé dans le néant de son sommeil factice. Vers les huit heures du soir, il sortait de son lit : sans avoir une conscience lucide de son existence, il satisfaisait sa faim, puis se recouchait aussitôt. Un soir, il se réveilla beaucoup plus tard que de coutume, et ne trouva pas son dîner servi. Il sonna Jonathas. Il somma Jonathas de s’expliquer. Jonathas laissa échapper un sourire de contentement, prit une bougie dont la lumière tremblotait dans l’obscurité profonde des immenses appartements de l’hôtel ; il conduisit son maître redevenu machine à une vaste galerie et en ouvrit brusquement la porte. Aussitôt Raphaël, inondé de lumière, fut ébloui, surpris par un spectacle inouï. C’était ses lustres chargés de bougies, les fleurs les plus rares de sa serre artistement disposées, une table étincelante d’argenterie, d’or, de nacre, de porcelaines ; un repas royal, fumant, et dont les mets appétissants irritaient les houppes nerveuses du palais. Il vit ses amis convoqués, mêlés à des femmes parées et ravissantes, la gorge nue, les épaules découvertes, les chevelures pleines de fleurs, les yeux brillants, toutes de beautés diverses.

Dans les regards de tous les convives brillaient la joie, l’amour, le plaisir. Au moment où la morte figure de Raphaël se montra dans l’ouverture de la porte, une acclamation soudaine éclata, rapide, rutilante comme les rayons de cette fête improvisée. Les voix, les parfums, la lumière, ces femmes d’une pénétrante beauté frappèrent tous ses sens, réveillèrent son appétit. Une délicieuse musique, cachée dans un salon voisin, couvrit par un torrent d’harmonie ce tumulte enivrant, et compléta cette étrange vision. Raphaël se sentit la main pressée par une main chatouilleuse, une main de femme dont les bras frais et blancs se levaient pour le serrer, la main d’Aquilina. Il comprit que ce tableau n’était pas vague et fantastique comme les fugitives images de ses rêves décolorés, il poussa un cri sinistre, ferma brusquement la porte, et flétrit son vieux serviteur en le frappant au visage. Puis, tout palpitant du danger qu’il venait de courir, il trouva des forces pour regagner sa chambre, but une forte dose de sommeil, et se coucha.

Jonathas n’avait fait qu’obéir à Bianchon qui lui avait demandé de distraire Raphaël.

Il était environ minuit. À cette heure, Raphaël, par un de ces caprices physiologiques, l’étonnement et le désespoir des sciences médicales, resplendissait de beauté pendant son sommeil. Un rose vif colorait ses joues blanches. Son front gracieux comme celui d’une jeune fille exprimait le génie. La vie était en fleurs sur ce visage tranquille et reposé. Il souriait transporté sans doute par un rêve dans une belle vie.

– Te voilà donc ! Ces mots, prononcés d’une voix argentine, dissipèrent les figures nuageuses de son sommeil. À la lueur de la lampe, il vit assise sur son lit sa Pauline, mais Pauline embellie par l’absence et par la douleur. Raphaël resta stupéfait à l’aspect de cette figure blanche comme les pétales d’une fleur des eaux, et qui, accompagnée de longs cheveux noirs, semblait encore plus noire dans l’ombre. Des larmes avaient tracé leur route brillante sur ses joues, et y restaient suspendues, prêtes à tomber au moindre effort. Vêtue de blanc, la tête penchée et foulant à peine le lit, elle était là comme un ange descendu des cieux, comme une apparition qu’un souffle pouvait faire disparaître.

Elle savait qu’il avait été chercher la santé sans elle, et qu’il la craignait... Il lui demanda de le laisser si elle ne voulait pas le faire mourir.

– Mourir ! répéta-t-elle. Est-ce que tu peux mourir sans moi. Mourir, mais tu es jeune ! Mourir, mais je t’aime ! Mourir ! ajouta-t-elle d’une voix profonde et gutturale en lui prenant les mains par un mouvement de folie. Raphaël tira de dessous son chevet le lambeau de la Peau de chagrin, fragile et petit comme la feuille d’une pervenche, et le lui montrant : Pauline, belle image de ma belle vie, disons-nous adieu, dit-il. Il lui expliqua que c’était un talisman qui accomplissait ses désirs, et représentait sa vie. Il voulait qu’elle voie ce qu’il en restait. Si elle le regardait encore, il allait mourir...

La jeune fille crut Valentin devenu fou, elle prit le talisman, et alla chercher la lampe. Éclairée par la lueur vacillante qui se projetait également sur Raphaël et sur le talisman, elle examina très attentivement et le visage de son amant et la dernière parcelle de la Peau magique. En la voyant belle de terreur et d’amour, il ne fut plus maître de sa pensée : les souvenirs des scènes caressantes et des joies délirantes de sa passion triomphèrent dans son âme depuis longtemps endormie, et s’y réveillèrent comme un foyer mal éteint. Un cri terrible sortit du gosier de la jeune fille, ses yeux se dilatèrent, ses sourcils violemment tirés par une douleur inouïe, s’écartèrent avec horreur, elle lisait dans les yeux de Raphaël un de ces désirs furieux, jadis sa gloire à elle ; et à mesure que grandissait ce désir, la Peau en se contractant, lui chatouillait la main. Sans réfléchir, elle s’enfuit dans le salon voisin dont elle ferma la porte.

– Pauline ! Pauline ! cria le moribond en courant après elle, je t’aime, je t’adore, je te veux ! Je te maudis, si tu ne m’ouvres ! Je veux mourir à toi !

Par une force singulière, dernier éclat de vie, il jeta la porte à terre, et vit sa maîtresse à demi nue se roulant sur un canapé. Pauline avait tenté vainement de se déchirer le sein, et pour se donner une prompte mort, elle cherchait à s’étrangler avec son châle. – Si je meurs ; il vivra, disait-elle en tâchant vainement de serrer le nœud. Il se jeta sur elle avec la légèreté d’un oiseau de proie, brisa le châle, et voulut la prendre dans ses bras. Le moribond chercha des paroles pour exprimer le désir qui dévorait toutes ses forces ; mais il ne trouva que les sons étranglés du râle dans sa poitrine, dont chaque respiration creusée plus avant, semblait partir de ses entrailles. Enfin, ne pouvant bientôt plus former de sons, il mordit Pauline au sein. Jonathas se présenta tout épouvanté des cris qu’il entendait, et tenta d’arracher à la jeune fille le cadavre sur lequel elle s’était accroupie dans un coin. Elle dit qu’elle l’avait tué. Elle l’avait prédit.

Épilogue

 

Par une belle matinée, en partant de Tours, un jeune homme embarqué sur la Ville d’Angers tenait dans sa main la main d’une jolie femme. Unis ainsi, tous deux admirèrent longtemps, au-dessus des larges eaux de la Loire, une blanche figure, artificiellement éclose au sein du brouillard comme un fruit des eaux et du soleil, ou comme un caprice des nuées et de l’air. Tour à tour ondine ou sylphide, cette fluide créature voltigeait dans les airs comme un mot vainement cherché qui court dans la mémoire sans se laisser saisir, elle se promenait entre les îles, elle agitait sa tête à travers les hauts peupliers ; puis devenue gigantesque elle faisait ou resplendir les mille plis de sa robe, ou briller l’auréole décrite par le soleil autour de son visage ; elle planait sur les hameaux, sur les collines et semblait défendre au bateau à vapeur de passer devant le château d’Ussé. Vous eussiez dit le fantôme de la Dame des Belles Cousines qui voulait protéger son pays contre les invasions modernes. C’était le fantôme de Pauline.

Fœdora était la veille aux Bouffons, elle irait ce soir à l’Opéra, elle était partout.

5 août 2025

Revival (Stephen King)

 

I

 

Ma Nemesis. Les Boches.

Le Lac de la Paix.

 

Par un aspect au moins, nos vies ressemblent à des films. Les personnages principaux sont les membres de notre famille et nos amis. Les rôles secondaires sont tenus par nos voisins, nos collègues, des profs et des connaissances. Et bien sûr, des milliers de figurants, tous ces gens qui passent dans la vie de tout un chacun, croisés une fois et jamais revus.

Parfois, quelqu'un qui n'entre dans aucune de ces catégories fait irruption dans votre vie. Au cinéma, on appelle ce genre de personnage le cinquième emploi ou l'élément perturbateur. Mais qui est le scénariste de nos vies ? Le destin ou le hasard ? Le narrateur voulait croire que Charles Jacobs était le hasard. Il n'aurait pas supporté que ce soit le destin.

 

Le narrateur avait grandi dans une famille nombreuse avec quatre garçons et une fille. Il était le petit dernier. Sa soeur Claire lui avait offert une armée pour son anniversaire en octobre 1962. Il y avait 200 soldats en plastique avec du matériel. Ce qu'il avait préféré c'était la boîte, un coffre en carton couleur camouflage. Sur le couvercle, Claire avait rajouté son propre pochoir : commandant Jamie Morton. Jamie s'était dit qu'il aimerait ce coffret toute sa vie.

Son frère Connie avait 10 ans et il avait déjà un penchant pour les sciences.

Son père Richard travaillait dans un garage.

Ses parents lui avaient offert des vêtements pour son anniversaire. Il avait simulé la joie. Mais à six ans, ce n'était pas très facile. Son frère Connie avait dit que la passion de Jamie pour les soldats ne durerait que cinq jours. Il avait tort.

Jamie jouait souvent à la guerre avec ses amis Billy Paquette et Al Knowles mais le jour où Charles Jacobs avait fait son apparition dans sa vie, Jamie était seul.

Il était très content de pouvoir jouer tout seul car il trouvait cela injuste de devoir perdre alors que c'était ses soldats.

Mais sa mère lui expliqua que ces histoires de « c'est le mien pas le tien » étaient la cause de la moitié des problèmes dans le monde. Elle lui dit que les gens faisaient preuve de beaucoup d'imagination pour être méchants les uns envers les autres et qu'il s'en rendrait compte quand il serait plus grand. Pour sa mère, tous les comportements malveillants découlaient d'un égoïsme pur et simple. Elle lui fit promettre de ne jamais être égoïste. Jamie promit.

 

Alors que le monde était suspendu à la décision de Kennedy et Khrouchtchev à propos de Cuba, Jamie jouait seul avec ses soldats. Il imaginait que c'était des soldats états-uniens contre des Boches. Quand, tout à coup, un homme se dressa devant Jamie. Il masquait le soleil comme une éclipse humaine. Tout sembla s'arrêter. Tout d'un coup, plus d'enfants criant dans le jardin, plus de musique venant de l'étage, plus de coups de marteau depuis le garage. Pas un seul chant d'oiseau.

Puis l'homme se pencha et le soleil réapparut, aveuglant momentanément Jamie. Alors l'homme s'excusa et se remit devant le soleil. Il portait un veston noir et une chemise noire avec un morceau de col blanc au milieu ainsi qu'un jean et des mocassins éraflés. C'était comme s'il avait voulu être deux personnes à la fois. À cette époque-là, Jamie classait les grands en trois catégories : les jeunes adultes, les adultes et les vieux. Lui, c'était un jeune adulte. Il regardait les soldats de Jamie qui se faisaient face. Jamie lui demanda son nom. Charles Jacobs se présenta. Il lui serra la main. Il lui dit qu'il était pasteur. Il était venu remplacer M. Latoure qui venait de mourir. Quand Jacobs reprendrait les cours de l'Union des Jeunesses Méthodistes, ce serait la première année de Jamie dans cette école. Jacobs sourit à l'enfant. Jamie l'aima tout de suite. Le pasteur demanda à l'enfant quel était son nom. L'enfant lui raconta ce qu'il était en train de faire avec ses soldats. Alors le pasteur lui dit que les Allemands, c'était les méchants. Parce que le mot Boches ne lui semblait pas très sympathique. Mais Jamie se défendit car son père avait fait la guerre. Seulement son père était resté pour réparer des camions au Texas. Jamie demanda au pasteur s'il avait combattu. Jacobs répondit qu'il était trop jeune et pour la Corée aussi. Puis le pasteur montra à Jamie comment faire gagner la bataille en divisant les soldats états-uniens en deux groupes prenant la colline en tenaille. Jamie trouvait cela sournois et sournois, c'était parfois excitant.

Le pasteur avait un enfant qui était à Boston avec sa mère. Son enfant n'avait que deux ans. Jamie se rappela que ses parents avaient parlé de ce nouveau pasteur qu'il trouvait effroyablement jeune.

Le pasteur alla voir les parents de Jamie. La maman de Jamie faisait partie du Cercle des Dames. Les enfants furent rassemblés pour être présentés au pasteur. Jacobs fit signe à Jamie qu'il pouvait retourner jouer car ils avaient déjà fait connaissance. Le pasteur resta longtemps à bavarder avec les parents de Jamie. Jamie était souvent étonné de la capacité des adultes à jacasser. Puis le pasteur retourna le voir. Il avait un verre d'eau à la main. Il en versa sur le sommet de la colline que Jamie avait créée pour ses soldats. Puis il prit deux soldats allemands et les plaça à l'intérieur. Ainsi les soldats ne seraient pas faciles à débusquer. L'enfant remercia le pasteur. Il salua Jamie et s'en alla en direction du presbytère où il vivrait avec sa famille durant les trois prochaines années avant de se faire licencier. Le père de Jamie arriva. Il voulait savoir ce que son fils pensait du nouveau pasteur. Mais Jamie répondit qu'il l'aimait bien.

 

Le lundi après-midi suivant, la mère de Jamie laissa son fils partir chez le pasteur. À l'époque, on n’était pas aussi sensibilisé aux histoires d'abus sexuel. Le pasteur était venu emprunter le petit dernier de la famille pour une demi-heure. Avant de partir chez le pasteur, Jamie croisa sa soeur sur le chemin. Elle lança un regard à Jacobs puis détourna aussitôt les yeux, comme si elle avait du mal à le regarder. D'ici la fin de l'année, elle aurait méchamment craqué pour lui, de même que toutes ses amies. Ils passèrent devant l'église du Shiloh que le père de Jamie considérait comme appartenant à des gens modérément à complètement cinglés. C'étaient des gens qui croyaient savoir quand la fin du monde allait arriver. Jamie fut épaté de voir la voiture du pasteur. C'était une Plymouth  Belvédère bleue. Le pasteur emmena l'enfant dans son garage.

 

Le pasteur entraîna Jamie à l'arrière du garage et lui montra quelque chose du doigt. C'était une table qui occupait presque la moitié du garage. Dessus, il y avait un paysage vallonné verdoyant. Le pasteur appelait ça  le Lac de la Paix. Le dessin faisait 3 m 50 de long sur 1 m 50 de large. L'élément central était un lac de vraie eau bleue. Sur les paysages on pouvait voir de nombreux lampadaires. C'était étrange car il n'y avait aucune ville ni aucune rue à éclairer. Le pasteur voulait installer cette table dans le sous-sol de l'église. Tout à coup, Jamie réalisa qu'il était seul avec un adulte dans un du garage sans voiture. La porte qui menait au monde extérieur avait beau être restée ouverte, elle semblait située à des années-lumière. Jamie regretta soudain de ne pas être resté à la maison. Puis le révérend passa lentement sa main au-dessus du Lac de la Paix et Jamie oublia sa nervosité. Un léger bourdonnement monta de dessous la table et tous les petits lampadaires s'illuminèrent. Cela faisait comme une clarté lunaire magique sur les vallées vertes et l'eau bleue. Même les vaches et les moutons en plastique paraissaient plus réalistes parce qu'ils avaient une ombre à présent. Le pasteur se mit à faire l'éloge de l'électricité. Il savait que quand les derniers témoins du monde sans électricité auraient disparu, plus personne n'aurait vraiment conscience du miracle qu'était l'électricité. Le pasteur avait allumé la lumière grâce à un capteur photoélectrique donnant l'illusion d'avoir allumé la lumière sans utiliser un bouton. Jamie essaya. Il entendit un bruit sous la table. Il y avait deux boîtiers fixés en dessous. C'étaient des piles que le pasteur avait fabriquées. Il avait l'électricité pour passion. Les gadgets aussi. Ça rendait sa femme folle. La passion de Jamie était de combattre les Boches. Il se ravisa en disant les Allemands. Le pasteur pensait que tout le monde avait besoin d'une passion et d'un petit miracle aussi. Il y avait une deuxième table dans le coin, couverte d'outils, avec des morceaux de fils électriques et des piles. Il y avait aussi une petite boîte en bois. Le pasteur s'en empara. Dedans, il y avait une figurine en tunique blanche. C'était Jésus. La figurine portait un sac à piles. Le pasteur posa Jésus sur la table décorée. Il se demandait comment un peu de peinture pouvait donner de la profondeur à quelque chose qui n'en avait pas. Jamie trouvait que c'était une drôle d'idée de penser à un truc comme ça. Jacobs demanda à Jamie s'il saurait faire bon usage de la parole sacrée de Dieu. L'enfant fut mal à l'aise. Pour illustrer la parole sacrée divine, Jacobs évoqua le moment où Jésus avait marché sur l'eau. Puis il montra la figurine représentant Jésus. Il passa une main sous la tunique blanche de Jésus et la petite figurine se mit à marcher. La figurine atteignit le lac et le traversa. L'enfant était épaté. Jacobs souriait mais cela lui tirait un coin de la bouche vers le bas. Le pasteur demande à l'enfant de passer sa main au-dessus du lac. Jamie sentit quelque chose sous l'eau. C'était métallique avec un sillon au milieu. C'était le rail sur lequel marchait Jésus. Le pasteur avait l'air triste et perdu. Jamie recommença à avoir un peu peur. Alors il dit que le tour de magie était trop bien et le pasteur sortit de sa rêverie. Jacobs dit que sa femme et son enfant lui manquaient. C'était la raison pour laquelle il avait demandé à Jamie de venir le voir. Il ramena l'enfant chez lui. Il lui tenait la main pendant tout le parcours. Cela ne dérangeait pas Jamie. La femme du pasteur et son fils arrivèrent quelques jours plus tard. La veille du premier sermon du révérend, Jamie avec sa soeur et son frère Terry déplacèrent la table décorée au sous-sol de l'église. Le pasteur demanda à Terry, Jamie et Connie de garder le secret de la table pour ne pas gâcher la surprise. Mais au bout d'un moment, tout le monde avait fini par percer le secret. Billy détestait l'école du jeudi soir et il avait dit une fois que le coup de Jésus marchant sur l'eau c'était de la frime. Cela lui donnait envie de dégobiller. Jamie avait envie de se battre avec lui. Mais il était plus grand que lui. Mais c'était son ami. Puis il avait raison aussi.

 

II

 

Trois ans.

L'extinction de voix de Conrad.

Un Miracle.

 

Le révérend Jacobs s'était fait virer à cause du sermon qu'il avait délivré le dimanche 21 novembre 1965. Il était parti seul, une semaine plus tard. Sa femme et son fils étaient déjà partis. De même que la Plymouth Belvédère.

 

Jamie se rappelait de beaucoup de choses de son enfance. C'était de bonnes choses pour la plupart. Mais la vie à la campagne était dure. Son copain Al Knowles avait eu la main gauche happée par la trieuse de pommes de terre de son père. Il avait perdu trois doigts. Le père de Jamie avait réussi à réparer une voiture qu'il avait surnommée la fusée du macadam. Il avait confié cette voiture à Duane Robichaud pour qu'il la pilote sur le circuit de Castle Rock. Mais ce crétin l'avait bousillée au premier tour des premiers essais. Il s'en était sorti sans une égratignure. Conrad avait perdu la voix. Tout n'avait pas été rose.

 

Pour son premier sermon, le révérend Jacobs avait attiré beaucoup de monde. La mère de Jamie avait exprimé son approbation après l'office. Elle pensait que les gens allaient revenir. La fréquentation de l'église ne recula jamais autant qu'à l'époque du révérend Latoure. Même si peu à peu, les paroissiens se désintéressaient de la religion. La mère de Jamie trouvait regrettable que Dieu n'ait plus autant d'importance pour les gens. L'Union des Jeunesses Méthodistes connues aussi une modeste renaissance. Mais cela n'avait rien à voir avec le jésus mécanique trottinant sur le Lac de la Paix. Cette excitation-là retomba rapidement. C'était surtout sa jeunesse et son enthousiasme qui plaisaient. En plus des sermons, il organisait aussi des jeux et des activités. Connie et Andy avaient aidé le révérend à tracer un terrain de base-ball derrière l'église.

 

La passion pour l'électricité du révérend jouait un rôle important dans ses soirées du jeudi pour les jeunes. Un jeudi soir, le pasteur avait demandé à Andy de s'avancer devant le groupe en annonçant qu'il allait faire la démonstration du poids du péché. Jacobs avait gonflé de ballons et avait demandé à l'assistance d'imaginer que chacun de ballons pesait 10 kg. Chacun de ballons représentait un péché. Il avait frotté un ballon contre son T-shirt puis l'avait posé sur le pull de Andy. Le ballon était resté collé. Il représentait le vol. Il fit de même avec les autres ballons. Comme il y avait sept péchés capitaux, cela faisait 70 kg de péchés. Ensuite, Jacobs montra ce qui se passait quand on demandait pardon à Jésus. Il sortit une épingle de sa poche et perça chacun de ballons. La plus impressionnante démonstration d'électricité en action, Jacobs la fit avec une de ses inventions qu'il avait baptisée l'Echelle de Jacobs. C'était un boîtier en métal de la taille du coffre à soldats de Jamie. Deux fils électriques en dépassaient. Il brancha la boîte et actionna l'interrupteur. De grandes étincelles grimpèrent le long des antennes. En haut des antennes, elles flamboyèrent avant de disparaître. Puis Jacobs jeta de la poudre sur l'appareil, les étincelles changèrent de couleur ce qui enthousiasma les filles. Mais la plupart des jeunes méthodistes avaient déjà commencé à se lasser de l'électricité et de ses gloires. La science avait aussi ses limites.

Pour Jacobs l'électricité était une des portes que Dieu avait ouvert vers l'infini. En dépit de fréquentes leçons sur les volts saints, la plupart des enfants étaient toujours impatients d'aller à l'école du jeudi soir. Le révérend pouvait donner des cours vivants et parfois drôles avec des exemples tirés des Ecritures. Il parlait de problèmes concrets comme les brimades dans la cour d'école ou la tentation de copier sur son voisin. La femme du révérend était une bonne pianiste qui rendait toujours les cantiques entraînants. Par une soirée mémorable, elle joua trois chansons des Beatles. Il y avait aussi autre chose : Charles et Patsy Jacobs étaient sexy. Il ne fallut pas longtemps aux garçons pour craquer pour Patsy qui était très belle. Elle jouait au softball pendant les soirées filles et le frère de Jamie, Andy avait dit que la regarder courir aux buts était une expérience religieuse en soi. L'enfant des Jacobs était sage et facile. Il suivait les garçons et les filles d'où le surnom de Morrie-Tu-Nous-Suis. Claire avait une tendresse particulière pour lui. Un jour elle avait dit à sa mère qu'elle en voulait quatre comme lui. Sa mère lui avait souhaité bon courage et avait souhaité que ses enfants soient plus jolis que Morrie. En effet, l'enfant avait un visage tout rond faisant penser à Charly Brown. Il n'empêche que toutes les filles l'adoraient. Les garçons le traitaient comme un petit frère. C'était la mascotte.

 

Le plein de Jamie lui avait demandé ce qu'il apprenait dans les cours du jeudi soir. Jamie avait répondu que le révérend leur apprenait à obéir à la volonté de Dieu. Mais aussi que si on connectait le plus et le moins d'une batterie avec un fil, ça faisait un court-circuit. Le père de Jamie ne voyait aucune leçon chrétienne là-dedans. Alors il ajouta : « l'enfer est pavé de bonnes intentions. Et de lumières électriques ».

Andy et Connie étaient amis avec les frères Ferguson, Norm et Hal. Ils venaient de Boston. Andy et Connie partaient parfois avec eux dans leur voiture pour aller se baigner et déjeuner au club de l'hôtel Goat Mountain. Ça rendait Claire folle de jalousie. Elle aurait voulu voir comment vivaient les riches. Malgré cela, les parents de Jamie n'avaient jamais empêché Connie et Andy d'aller à hôtel des riches. Pendant les vacances de février 1965, les Ferguson avaient invité Connie et Andy à aller skier avec eux.

 

 

 

Connie était revenu avec une marque rouge en travers de la gorge. Norm, en skiant à côté de lui, avait perdu l'équilibre et avait tendu ses bras. Deux jours plus tard, Connie était complètement aphone. Le médecin avait prétendu qu'en une semaine ou deux, la voix de Conrad reviendrait. Mais ce ne fut pas le cas. Connie écrivait des mots ou faisait des gestes pour se faire comprendre. Il avait insisté pour continuer à aller à l'école même si les autres garçons se moquaient de lui. Connie semblait prendre cela avec bonne humeur mais un soir, Jamie entra dans sa chambre et vit son frère allongé sur son lit en train de pleurer sans bruit. Jamie avait voulu le consoler mais Connie le chassa. La mère de Connie décida d'envoyer son fils voir un spécialiste à Portland. Mais le père de Jamie lui répondit qu'il n'avait pas les moyens. Elle lui reprocha d'avoir acheté une chaudière. Mais cet achat avait été effectué avant l'accident de Connie. De plus l'almanach du vieux fermier prévoyait un hiver rigoureux. Jamie était là pour assister à la scène. Alors sa mère le chassa en lui disant : « Dieu déteste les fouineurs ! ».

 

Jamie courut. Patsy le vit et l'appela. Alors il s'arrêta. Elle lui demanda ce qui lui arrivait. Mais Jamie avait appris à garder ce qui se passait à la maison pour lui. Seulement la gentillesse de Patsy le perdit. Il déballa tout. Alors Patsy emmena Jamie voir Charles. Il était en train de bricoler un poste de télévision. Le révérend avait deviné ce qui chagrinait Jamie. Mais Jacobs n'avait pas mesuré à quel point Connie était malheureux. Tout à coup, le pasteur prit son air rêveur en évoquant l'avenir de la télévision par câble et par satellite. Cette digression avait pour but de laisser Jamie retrouver son calme. Le pasteur resta silencieux un long moment. Puis il dit à Jamie qu'il devait convaincre Connie de venir au presbytère. Alors Jamie alla voir son frère avec Claire en renfort. Connie avait accepté. Dès qu'ils arrivèrent, Morrie sauta dans les bras de Connie. Il lui dit que son papa allait le guérir. Connie montra son carnet au révérend. Il y avait écrit dessus « encore des prières j'imagine ? ». Le révérend avait envie d'essayer autres choses d'abord. Jacobs s'empara de ce qui ressemblait à une couverture chauffante. Le révérend appelait cela un stimulateur nerveux électrique. Connie regarda la ceinture en tissu avec fascination. Connie était d'accord pour l'expérience. Connie griffonna sur son carnet une question. Il voulait savoir si cela allait faire mal. Le révérend le rassura. Le courant de la ceinture en tissu était très faible. Jacobs installa la ceinture autour du cou de Connie. Puis le révérend alluma le courant et dit à Connie : « attends-toi à un miracle ». La bouche de Connie se contracta et ses bras tressaillirent. Le pasteur lui demande si le mal. Et Connie répondit avec sa voix : « pas mal. Chaud ».

Claire et Jamie échangèrent un regard stupéfait. Le passeur continua encore deux minutes. Après quoi, Connie porta immédiatement ses mains à son cou. Connie pouvait parler mais il avait besoin de cracher. Puis il pleura. Le pasteur lui conseilla de boire beaucoup d'eau. Jacobs lui conseilla également de prier pour remercier Dieu. Jamie et Claire pleuraient. Seul le révérend avait les yeux secs. Patsy fut la seule à ne pas être étonnée. Morrie serra Connie dans ses bras. Patsy servit un grand verre d'eau à Connie. Puis elle dit : « je crois que tes parents vont être très contents ». C'était l'euphémisme du siècle.

 

Les parents étaient en train de regarder la télé. Ils étaient toujours fâchés. Connie entra et leur dit : « bonsoir, maman. Bonsoir, papa. » Son père le dévisagea, bouche bée. Sa mère poussa un cri et bondit de son fauteuil. Elle serra son fils dans ses bras et pleura. Claire et Jamie racontèrent ce qui s'était passé. Après quoi, le père de Jamie dit qu'il ferait en sorte que le révérend n'ait plus jamais à payer son fioul. Puis pour fêter ça, ils mangèrent la glace qui était réservée pour l'anniversaire de Claire. Après, P entraîna Jamie dans le débarras. Elle sera marquée à son frère que le révérend avait menti. Il avait prétendu qu'il travaillait sur cette ceinture électrique depuis un an. Mais si c'était vrai, il en aurait parlé avant car il aimait bien frimer. Claire pensait qu'il avait commencé à travailler dessus juste après la visite de Jamie en pleurs. Claire avait remarqué que le révérend avait les mains toutes rouges et des ampoules sur les doigts. Il s'était acharné au travail pour faire plaisir à Jamie. Elle savait que Jamie était l'enfant préféré du révérend. Jamie avait remarqué que le révérend n'avait pas été moins surpris qu'eux. Il ne s'attendait donc pas à ce que ça marche.

 

III

 

L'accident. L'histoire de ma mère. Le terrible serment. Au revoir.

 

En octobre 1965, Patricia Jacobs mit son fils sur le siège avant de la Plymouth et se mit en route pour le Red & White Market de Gate Falls. Elle croisa sur la route un ami du nom de George Barton. Il était épileptique. Il avait un traitement pour prévenir ses crises. Mais il en fit une au volant de son camion ce jour là. Patsy avait perdu un bras et un oeil. Toute sa beauté lui avait été arrachée en un instant. Le camion s'est encastré dans la Plymouth. Adele Parker fut témoin de l'accident. Il vit Patsy portant son enfant.  Adele vit l'enfant défiguré et hurla. Fernald  DeWitt qui avait promis d'aider George à l'arrachage ce matin-là arriva. Il regarda le fameux genou sur la route. Puis il poursuivit sa course en disant à Adele que la femme et son petit étaient fichus. Il avait raison. Quand l'ambulance arriva, Patsy était morte depuis longtemps mais Georges vécut jusqu'à plus de 80 ans. Il ne reprit jamais le volant d'un véhicule.

 

En 1976, la mère de la Jamie eut un cancer de l'ovaire. Jamie abandonna ses études pour pouvoir être auprès d'elle jusqu'à la fin. Tous les enfants étaient revenus. Ils n'étaient plus des enfants. Le père de Jamie était anéanti. Les enfants se relayaient au chevet de leur mère. Une semaine avant sa mort, Jamie était au chevet de sa mère. Elle était sous morphine. Andy était le seul à être resté fidèle à leur éducation religieuse. Il avait été choqué quand Claire avait dit qu'il fallait donner toute la morphine à leur mère. Jamie aurait sauté sur n'importe quel sujet pour que sa mère oublie sa douleur. Alors il lui demanda si elle savait où était allé le révérend. Elle se rappelait très bien du hurlement qu'il avait poussé en apprenant la mort de sa femme et de son fils. C'était la mère de Jamie qui lui avait annoncé la nouvelle. Il s'était frappé la tête contre le mur en disant que sa femme et son fils n'étaient pas morts. Elle emmena Jacobs à Gates Falls en prenant soin d'éviter les lieux du drame. Ils se rendirent à la maison funéraire. Le père de Jamie s'y trouvait déjà. Il serra le révérend dans ses bras. Mais Jacobs ne réagit pas. Mimi-la-Pie. La commère du village était là aussi. Elle serra le révérend dans ses bras. Il se laissa materner. Puis il la repoussa. Il voulait voir sa femme et son fils. Quand il les vit, il hurla. Il voulait savoir où était le visage de son petit garçon.

 

La mère de Jamie avait décrété que seuls son mari, elle-même, Claire et Connie assisteraient aux funérailles. C'était trop perturbant pour les petits. Andy était chargé de les surveiller. Il s'était contenté de les laisser regarder la télévision. Il était monté dans sa chambre. Il avait de la peine pour Morrie et Patsy. Sa foi n'avait pas été brisée par ce drame. Il resta chrétien ultra-intégriste jusqu'à sa mort. La foi de Jamie ne fut pas brisée par les deux décès. Ce fut le Terrible Sermon qui s'en chargea.

Le révérend David Thomas prononça l'oraison funèbre de Patsy et Morrie. Jacobs avait choisi Stephen Givens pour officier au cimetière. Il était membre de l'église du Shiloh. Il se révéla que Charles Jacobs et Stephen Givens se retrouvaient autour d'un café depuis des années et qu'ils étaient amis. Après le Terrible Sermon, des gens en ville disaient que le révérend Jacobs avait été infecté par le shilohisme. Pourtant Stephen Givens se montra calme, réconfortant et bienséant d'un bout à l'autre de la brève cérémonie d'enterrement.

Claire raconta aux petits que Charles était en état de choc. Il avait mis du temps pour se lever et jeter de la terre sur les cercueils.

Différents pasteurs, invités par les diacres, assurèrent les offices de trois dimanches suivants. Les soirées de l'union des jeunes méthodistes furent annulées.

 

Un après-midi de novembre, le révérend Jacobs appela la mère de Jamie. Il voulait reprendre les offices. Il allait assurer le sermon de Thanksgiving. Le sermon qu'il allait donner ce jour-là laisserait une cicatrice en chacun des habitants. Il avait parlé d'un ton normal et raisonnable. Il avait choisi un passage du chapitre 13 de la première épître aux Corinthiens. C'était le passage que le pasteur Givens avait lu au-dessus des tombes de Patsy et de Morrie. L'église méthodiste était bondée ce dimanche-là. Le silence le plus total régnait. Jamie avait prié pour que le révérend trouve la force d'aller jusqu'au bout et ne fonde pas en armes. Après avoir lu le passage de la première épître aux Corinthiens, Jacobs remercia les habitants d'avoir montré leur solidarité. Il remercia particulièrement Laura Morton de lui avoir apporté la mauvaise nouvelle avec compassion. Puis il parla du temps qu'il avait passé dans la réflexion et l'étude. Il avoua ne pas avoir senti la présence de Dieu pendant toute cette période. Il s'était rendu à la bibliothèque enquête du New York Times. Il avait fait défiler des microfilms. Alors, il leur raconta toute une série de drames qu'il avait trouvés dans ce journal. Andy était blême d'horreur ou de colère. Claire pleurait en silence. Le révérend révéla avoir trouvé une certaine consolation dans la lecture de ces drames. Il se sentait moins seul dans sa souffrance. Il ne comprenait pas pourquoi, les humains, pauvres mortels étaient laissés sur terre avec d'horribles tas de chair mutilée. Il n'y avait aucune explication à ce sujet dans les Ecritures. Pour lui le miroir obscur évoqué par Saint-Paul signifiait qu'il fallait s'en remettre entièrement à la foi.

 

Il se moquait de la foi en disant que la vie était une blague cosmique dont la chute serait enfin expliquée au paradis. On sentait la réprobation dans l'assistance. Tout le monde était sonné. Il osa comparer les religions avec la ferveur que les Allemands avaient éprouvée pour Hitler. Des gens avaient commencé à s'en aller. Le révérend semblait ne pas y prêter attention. Il continua de critiquer les religions en disant qu'elles avaient été bâties sur le sang et les hurlements de ceux qui avaient eu l'audace de ne pas s'incliner. La mère de Jamie pleura. Jamie était figée sur place. Il ressentait aussi une jubilation sauvage. Quelqu'un enfin lui livrait la vérité crue. Jacobs critiqua l'hypocrisie religieuse. Il prétendit qu'il n'existait aucune preuve de l'existence du paradis et l'enfer. Il raconta avoir eu une révélation devant le corps mutilé de son garçon. La religion était l'équivalent théologique d'une arnaque à l'assurance en vue d'un enrichissement immédiat comme si la compagnie qui encaissait l'argent n'existait pas. Roy  Easterbrook osa dire que la femme du révérend était alcoolique et qu'elle avait bu avant l'accident. Puis il sortit. Le père de Jamie conseilla au révérend de s'arrêter. Mais Jacobs voulut dire une dernière chose. Pour lui il y avait bien un mystère mais ce n'était le Dieu d'aucune Eglise. Toutes les croyances s'annulaient. La vraie puissance c'était celle de la foudre. Derrière le miroir obscur de Saint-Paul, il n'y avait rien d'autre qu'un mensonge. Puis il s'en alla. La famille Morton demeura assise dans le genre de silence qui doit régner après l'explosion d'une bombe.

 

De retour à la maison, la mère de Jamie s'enferma dans sa chambre. Claire prépara le dîner et ils mangèrent en silence. Andy cita un passage de la Bible qui réfutait complètement les propos du révérend. Mais son père lui demanda de se taire. Après, Jamie accompagna son père dans le garage pour bricoler la Fusée du Macadam II. Il avait envie de poser une question à son père. Mais son père ne voulait pas évoquer ce qui s'était passé le matin. Jamie voulait savoir si Patsy buvait. Son père avait entendu des rumeurs à ce sujet. Mais cela ne changeait rien. Elle n'était pas responsable de l'accident. Pour lui tout ce que le révérend avait dit c'était juste le délire d'un homme accablé de chagrin. Il demanda à son fils de ne surtout pas l'oublier.

 

La rumeur sur l'alcoolisme de Patsy acquit le statut de fait absolu. Le soir de Thanksgiving la mère de Jamie et Claire se disputèrent. Pierre voulait parler au révérend. Mais sa mère pensait que les enfants devaient l'éviter désormais. La mère de Jamie voulait voir Jacobs pour lui témoigner sa reconnaissance pour ce qu'il avait fait pour Connie en dépit des terribles choses qu'il avait dites dans son sermon. Claire savait que le révérend était congédié par les diacres dont son père faisait partie. Sa mère lui expliqua que son père était déchiré par tout ça.

 

La mère de Jamie était partie voir le révérend pour lui donner à manger. Elle revint une heure plus tard. Jamie qui l'avait observé trouva que c'était un peu long pour déposer un peu de nourriture.

 

Le dimanche d'après, David Thomas de la congrégation de Gates Fall était revenu. L'église était à nouveau pleine. Jacobs n'était pas revenu. Le lendemain, après l'école, Jamie demanda à Connie de venir avec lui au presbytère. Il voulait voir le révérend avant son départ. Connie refusa parce que le révérend avait dit que Dieu n'existait pas. Alors Jamie lui rappela que le révérend lui avait rendu sa voix. Connie rétorqua que sa voix serait revenue toute seule. Et de toute façon les parents avaient interdit d'aller voir le révérend. Jamie était en colère contre son frère. Parce qu'il venait de dire que la femme du révérend était une alcoolique. Connie ne parla plus jamais de Charles Jacobs.

 

Le lendemain, après les cours, Jamie se rendit au presbytère. Il y avait une nouvelle voiture dans l'allée. Le révérend était dans sa remise-atelier. Jamie avait failli tourner les talons et se sauver. Bien plus tard, il se demandait à quel point sa vie aurait été différente s'il l'avait fait. Le révérend était en train de ranger son matériel électronique. Il avait perdu du poids. Il ne portait plus le col à encoche du pasteur. Quand il vit Jamie, il sourit C'était un sourire triste. Alors Jamie courut vers lui et le révérend ouvrit ses bras et souleva l'enfant pour l'embrasser sur la joue. Il lui dit que c'était l'alpha et l'oméga. Il était le premier enfant que le passeur avait rencontré en arrivant et le dernier qu'il verrait. Jamie se mit à pleurer. Et il dit au révérend qu'il avait raison à l'église, ce n'était pas juste. Alors le révérend lui dit que ce qu'il avait dit à l'église ne devait pas être pris au sérieux. Il avait perdu la tête. C'est ce que la mère de la Jamie lui avait dit quand elle était venue lui apporter à manger. Elle était aussi venue lui exprimer tous ses voeux. Jamie se sentit un peu mieux en entendant ça. Elle était aussi venue lui conseiller de partir loin et de tout recommençait à zéro. Jamie avait peur de ne plus jamais le voir alors il lui répondit que les chemins se croisaient tout le temps en ce monde parfois dans les endroits les plus étranges.

Le révérend dit à l'enfant qu'il se souviendrait de lui quoi qu'il arrive. Jamie mentit en prétendant que Connie voulait venir avec lui mais qu'il ne pouvait pas. Puis Jamie conseilla au révérend de vendre l'appareil qui avait rendu la voix de son frère. Il pourrait faire fortune avec ça. Mais le révérend en doutait. Il pensait que ce que Connie avait n'était rien de plus qu'une élongation du nerf. Jamie lui demanda où il allait se rendre. Le révérend n'en savait rien. Jamie aida le révérend à mettre ses valises dans la voiture. Le révérend dit à Jamie qu'il avait une famille formidable. Jacobs avait remarqué que Connie était le nerveux de la famille. Le révérend avait déduit cela parce que Connie était persuadé d'avoir perdu sa voix à cause de son accident. Jacobs pensait que les gens qui vivaient sur leur terminaison nerveuse prenaient le risque de voir leur esprit se retourner contre eux. Alors Jamie avoua la vérité. Connie n'avait pas voulu venir avec lui. Car il avait peur. Alors Jacobs conseilla un Jamie de ne pas en vouloir à son frère. Les gens qui avaient peur vivaient dans leur propre enfer quotidien. Ils ne pouvaient pas s'en empêcher. Le révérend pensait avoir réussi à persuader Connie qu'il allait le guérir. Il avait toujours été bon pour ranimer la foi de ses fidèles. Même s'il en éprouvait honte et plaisir à la fois. C'est pour ça qu'il avait dit à Connie qu'il fallait s'attendre à un miracle avant de lui mettre la ceinture électrique autour du cou. Jamie lui posa une dernière question. Lors de son dernier sermon, Jacobs avait dit que la foudre faisait 10 000°. L'enfant voulait savoir si c'était vrai. Le révérend le lui confirma. Puis il ajouta que si Jamie voulait voir un jour la foudre, il fallait qu'il aille à l'hôtel de Goat Mountain. Juste à côté, il y avait une piste menant à un point de vue qui s'appelait Skytop. C'était un endroit dangereux, un plateau de granit incliné. Au sommet, il y avait un mât en fer de 6 m de haut qui n'était pas rouillé parce qu'il avait été frappé par la foudre plusieurs fois. Jamie avait envie de pleurer car il ne voulait pas que le révérend s'en aille. Alors le révérend le prit dans ses bras.

 

Le révérend lui dit au creux de l'oreille que c'était lui son préféré. C'était un secret qu'il devrait garder pour lui. Jacobs avait laissé quelque chose pour lui au sous-sol du presbytère. Quand le révérend monta dans sa voiture, Jamie lui dit qu'il l'aimait. Jacobs répondit que lui aussi l'aimait. Jamie rentra chez lui. Il se rinça le visage pour que ses parents ne voient pas qu'il avait pleuré.

 

Le presbytère ne fut nettoyé qu'après Noël. Il était resté vide jusque-là. Jamie en profita pour aller voir ce que le révérend lui avait laissé. Il avait peur que la maison soit hantée par Patsy et Morrie. C'était la table avec le Lac de la Paix avec le jésus électrique dedans. Jamais été déçu. La plus formidable rage de toute sa jeune vie l'avait balayé. Il balança le jésus électrique contre le mur du fond. Il remonta les escaliers en courant et en pleurant.

 

En définitive, les habitants n'eurent jamais d'autre pasteur. La fréquentation de l'église chuta de façon drastique. Elle fut définitivement fermée quand Jamie était en terminale. Jamie était devenu athée. Il ne savait pas ce qu'étaient devenus le Lac de la Paix et le jésus électrique. Il était retourné dans la salle de l'UJM bien des années plus tard mais elle était complètement vide.

 

Aussi vide que le paradis.

IV

 

Deux guitares. Les Chromes Roses. La foudre de Skytop.

 

Jamie pensait qu'il existait des forces extérieures.

En 1963, l'Amérique avait été la proie d'un bref engouement pour la musique folk. Le grand frère de Billy Paquette, Ronnie, était le meilleur copain de Connie. Tous les samedis soir, ils regardaient Hootenanny l'émission de folk de la télévision. À cette époque, le grand-père de Ronnie et Billy, connu sous le nom d'Hector le Barbier habitait avec eux. Il avait été barbier pendant 50 ans. Il ne parlait pratiquement jamais. Les fois où il parlait, son discours était criblé d'obscénités. Il aimait Hootenanny et le regardait toujours avec Conrad et Ronnie. Il leur parla du blues. Il alla chercher sa vieille guitare Silverstone. Il joua un accord. Connie trouva cela vraiment chouette. Il démarra lentement, marmonnant des gros mots dans sa barbe, puis trouva un rythme régulier. Les garçons étaient stupéfaits. Le grand-père se mit à chanter. Mme Paquette sortit de la cuisine avec l'air de quelqu'un qui un aurait vu un oiseau exotique descendre la route au trot. Le vieux se mit à sourire. Connie ne l'avait jamais vu sourire avant. Ronnie encouragea son grand-père. Mais une corde de la guitare cassa. Mme Paquette lui arracha la guitare des mains.

 

 

Alors Hector le Barbier retourna dans son silence habituel. Il mourut l'été suivant et ce fut Charles Jakobs, encore au sommet de sa forme en 1964, qui célébra son enterrement.

 

Le lendemain de la performance musicale d'Hector, Ronnie trouva la guitare de son grand-père dans un baril à ordures au fond du jardin. C'est sa mère outrée qui l'avait jetée. Ronnie l'emporta à l'école et Mme Calhoun, la prof d'anglais et prof de musique, lui montra comment changer la corde cassée et comment accorder la guitare. Elle offrit à Ronnie un magazine de musique folk qui contenait les paroles et les tablatures de chansons. Les deux années suivantes Ronnie et Connie apprirent des chansons folk. Comme musiciens, ils ne cassaient pas des briques mais Connie avait plutôt une belle voix. Ils jouèrent plusieurs fois en public sous le nom de Conn & Ronn. Connie acheta sa propre guitare. Les deux garçons furent encouragés par leurs parents. J'ai mis très très peu d'attention aux efforts de Connie et Ronnie pour percer. Il avait à peine remarqué quand Connie avait commencé à perdre de l'intérêt pour sa guitare. Après le départ du révérend, Jamie avait comme un vide dans sa vie. Sa mère, son père, Claire aussi avaient essayé de lui remonter le moral. Alors il essaya d'être heureux à nouveau. Il tomba amoureux d'une fille qui venait d'emménager en ville : Astrid Soderberg. L'année de ses 13 ans, Jamie se découvrit une passion pour la musique. Il était meilleur guitariste que son frère. Cela avait commencé à l'automne 1969. Tout le monde était parti voir un match de football à Gates Falls. Jamie était resté à la maison car il n'aimait pas tellement le football. Il entra dans la chambre de Connie pour essayer de lire un Agatha Christie que Claire avait laissé (c'était sa chambre avant). Il trouva la guitare Gibson de son frère dans le coin. Il prit la guitare et s'assit sur le lit. Il pensa à la chanson « Cherry, Cherry » et se rendit compte avec stupéfaction qu'il pouvait voir les changements d'accord, en plus de les entendre. Il savait tout ce qu'il y avait à savoir sur les accords mais ne savait pas où les trouver sur le manche. Alors il regarda dans un magazine laissé par son frère. Il essaya et c'était juste. Connie avait mis six mois pour apprendre " The House of the riding sun". Jamie réussit en dix minutes. Alors il joua à en avoir le bout des doigts qui hurlait de douleur. Il aurait pu jouer « Cherry Cherry » toute la journée car cette chanson avait le don de l'émouvoir.

 

Il pensa que s'il apprenait à jouer suffisamment bien, peut-être qu'Astrid le verrait autrement que comme un cahier de devoirs ambulant. Mais surtout jouer lui redonnait le sentiment d'être quelqu'un de réel.

 

Trois semaines plus tard, Connie rentra à la maison de bonne heure. Jamie était en train de jouer de la guitare. Jamie pensait que son frère allait se mettre en colère et lui arracher la guitare des mains. Mais il avait marqué trois essais ce jour-là et battu le record du lycée de gains de terrain à la course. Alors tout ce qu'il dit fut : « c'est la chanson la plus débile qui soit jamais passée à la radio ». Connie accepta de prêter sa guitare à Jamie.

 

En 1970, Jamie entra au lycée de Gates Falls. Connie était devenu une vedette grâce à ses exploits sportifs. Il ne faisait plus attention à Jamie. Malheureusement, Astrid non plus. Les seuls qui trouvent grâce à ses yeux étaient les grands de terminale.

 

Un jour quelqu'un le remarqua. Il lui demanda de venir en salle de musique. Dans la salle de musique, Norm Irving lui serra la main. Il avait entendu dire que Jamie jouait de la guitare. C'était Connie qui lui en avait parlé. Il sortit une guitare électrique Yamaha d'un placard. Il autorisa Jamie à en jouer. Quand il alluma la guitare, Jamie aima tout de suite le bourdonnement. C'était le son de la puissance.

 

Norm lui demanda de jouer Green River. Jamie fit quelques erreurs d'accord pendant que Norm chantait. Mais après ça, c'était du gâteau. Il remercia Norm de l'avoir laissé jouer les commença à se diriger vers la porte mais Norm lui dit que l'audition n'était pas terminée. Il lui montra une autre guitare. Une semi-acoustique. Ils jouèrent tous les deux. Jamie colla au rythme et laissa la guitare solo l'entraîner. Norm lui dit que c'était pas extraordinaire mais pas dégueulasse et qu'avec un peu de pratique il pourrait devenir meilleur que Snuffy. Ils jouèrent un autre morceau. Puis Norm l'emmena au coin fumeurs. Il lui présenta ses amis. Il y avait Kenny Laughlin et Paul Bouchard. Norman le présenta comme le frère de Connie mais il ne tenait pas à être rien d'autre que le petit frère de M. Football. Alors il dit qu'il s'appelait Jamie. Norman lui proposa une place dans son groupe. Jamie accepta mais comme il n'avait que 14 ans, il ne pourrait pas jouer dans les endroits où on vendait de l'alcool. Cela les fit rigoler. Ils n'avaient pas encore le niveau pour jouer dans ce genre de lieu. Puis Norman invita Jamie allait rejoindre à la Grange le jeudi pour répéter. Une fille embrassa Norman sur la joue et lui donna une petite tape sur les fesses. Il ne sembla pas la remarquer. Cela parut incroyablement sophistiqué à Jamie. Son respect pour lui monta encore d'un cran. Il demanda quel était le nom du groupe. Norman répondit qu'avant ils s'appelaient les Pistoleros mais les gens trouvaient que ça faisait un peu trop militariste. Alors ils avaient choisi un nouveau nom : les Chromes Roses. Plus tard, Jamie joua pour des dizaines de groupes mais comme nom de compte, il trouva qu'on n'avait jamais fait mieux que les Chromes Roses.

 

Sa mère hésitait à l'autoriser à jouer avec ce groupe. Elle demanda à Jamie s'ils fumaient. Jamie menti en disant non et son frère Terry le couvrit. Le père de Jamie autorisa son fils à y aller. Il savait que c'était là que son fils était bon. Sa mère lui demanda juste de promettre de ne pas fumer des cigarettes ni de marijuana et de ne pas boire d'alcool. Il promit. Cette promesse ne dura que deux ans.

 

Jamie se rappela longtemps de son premier concert à la Grange Eurêka numéro 7. Surtout de l'odeur de la sueur quand lui et son groupe entrèrent sur le podium. C'était l'odeur de la peur. Norm lui avait fait apprendre 30 morceaux. Jamais il n’avait dit que c'était impossible alors lui avait répondu : quand t'es pas sûr, assure quand même. Jamie avait cru qu'il allait s'évanouir mais Norman ne lui en laissa pas le temps. Quand il parut clair qu'on ne virerait pas les Chrome Roses de la scène, Jamie sentit monter une euphorie proche de l'extase. Toute la drogue qu'il allait consommer plus tard ne serait jamais meilleure que cette première sensation.

Le concert avait commencé à 19:00 et s'était terminé à 22:30. Jamie avait l'impression d'avoir rêvé. C'est pourquoi il n'avait pas été surpris d'avoir vu ses parents passés devant lui valsant. Mais Astrid n'était pas venue. Norm avait raccompagné Jamie chez lui. Le groupe était enivré par son succès. Jamie reçut 10 $ pour sa participation. Puis il lui conseilla de répéter davantage un des morceaux car il était beaucoup trop à la traîne. Sinon il s'était bien débrouillé. Savait presque compenser le fait qu'Astrid ne soit pas venue. Jamie trouva sa mère assise dans la cuisine. Jamie vit qu'elle avait pleuré. Elle était heureuse pour lui. Et un peu inquiète, aussi. Elle avait peur qu'il se mette à fumer. Alors il promit à nouveau. Connie était dans sa chambre en train de lire un livre de science. Il dit à son frère qu'il avait été plutôt bon. Il était passé jeter un coup d'oeil. Le samedi suivant, Jamie joua avec son groupe au bal du lycée. Il avait rejoint ses copains pendant la pause fumeurs. Et Astrid était là. Elle lui dit qu'il était bon. Il y avait des couples autour d'eux qui se tripotaient. Astrid ne semblait pas y faire attention. Elle regardait fixement Jamie. Elle portait de petites grenouilles en boucles d'oreilles. Elle semblait attendre que Jamie dit quelque chose. Il la raccompagna à l'intérieur. Elle lui dit que ses parents ne voulaient pas le laisser sortir avec des garçons avant qu'elle ait 15 ans. Pourtant elle prit la main de Jamie. Il était trop timide pour l'embrasser. Il se trouva crétin. Après le concert, Norm lui reprocha d'avoir joué faux après la pause. Alors Jamie prétendit ne pas savoir pourquoi il dit qu'il ferait mieux la prochaine fois. Kenny avait compris, lui. Il dit que c'était à cause de la fille qui avait parlé à Jamie. Alors Norm encouragea Jamie à conclure. Ainsi, il jouerait mieux. Puis, il lui donna 15 $.

 

Le soir de la Saint-Sylvestre, ils jouèrent à la Grange. Astrid était là. C'est ce soir-là que Jamie l'embrassa. Astrid lui dit qu'elle croyait qu'il n'oserait jamais. Ils recommencèrent à s'embrasser jusqu'à ce que Norm vienne chercher Jamie. Alors Astrid demanda à Jamie qu'il joue "Wild thing". Quand ils reprirent le concert, Jamie s'approcha du micro pour dire que la prochaine chanson était pour Astrid. Les copines de Astrid la bousculaient en criant. Astrid avec les joues écarlates. Elle envoya un baiser à Jamie.

 

Astrid et Jamie passaient le plus clair des pauses à s'embrasser. C'est comme ça qu'un jour il avait senti un goût de signes dans son haleine. Il s'en fichait. Elle recrachait toujours une ou deux bouffées dans la bouche de Jamie. Ça le faisait bander. Une semaine après ses 15 ans, Astrid reçut la permission de venir avec le groupe dans le combi. Jamie et Astrid s'embrassèrent sur tout le trajet du retour est déjà mise en profite pour glisser sa main sous le montant de sa copine pour palper un sein. Deux mois plus tard, Astrid autorisa Jamie à explorer sous sa jupe. Mais elle refusa d'aller plus loin. Mais elle lui proposa d'autres trucs. Les autres trucs étaient plutôt pas mal.

 

Jamie eut son permis de conduire à 16 ans. C'était le père de Norm qui l'initia à la drogue avec un joint. Cicero, le père de Norm connaissait l'examinateur. Il buvait des cous avec lui quand il était gendarme à Castle Rock. Le vieux Joey donnait presque jamais le permis du premier coup. Alors Cicero conseilla à Jamie arrêté de fumer de la drogue avant l'examen, appelé l'examinateur monsieur et enfin de couper ses cheveux. Car Joey détestait les hippies. Il avait fallu presque un an pour que Jamie ait les cheveux jusqu'aux épaules. Il y avait eu pas mal d'accrochage avec ses parents à cause de ça. Et son frère Andy lui avait dit de mettre une robe s'il voulait rassembler une fille. Jamie ne voulait pas avoir l'air d'un intello. Cicero lui dit qu'il aurait l'air d'un intello avec le permis de conduire. Jamie suivit ces trois conseils. Il avait heurté le pare-chocs que la voiture garée derrière mais Joey lui donna quand même le permis.

 

Pour ses 17 ans, Jamie eu droit à une fête d'anniversaire à la maison. Astrid lui avait offert un pull qu'elle avait tricoté elle-même. Il le porta tout de suite même si on était en août. Sa mère lui avait offert la collection reliée de romans historiques de Kenneth Roberts et Andy une Bible. Jamie les lut. Andy avait laissé une dédicace sur la page de garde : « voici, je me tiens à la porte, et je frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui ». C'était une citation de l'Apocalypse. C'était pour sous-entendre que Jamie était un renégat. Claire lui offrit une veste en tweed. Connie lui offrit des cordes pour sa guitare. Mais son père et Terry ne lui avaient rien offert. C'est seulement après le gâteau que son père emmena Jamie dans la grange. Une Ford Galaxie 1966 l'attendait, c'était le cadeau de son père et de Terry. Jamie serra son père et son frère dans ses bras. Il de promettre de ne jamais boire avant de prendre le volant. Astrid dit qu'elle veillerait à ce qu'il tienne sa promesse. Plus tard, Claire lui demanda de faire une autre promesse : de ne pas mettre Astrid enceinte sur la banquette arrière de la voiture. Un bel avenir attendait Astrid à l'université. Cela fit sourire Jamie car pendant trois ans lui et Astrid n'avaient fait que se masturber mutuellement. Il promit. Et il tint sa promesse. Au cours de ces années, Jamie rêva souvent de Charles Jacobs. C'était souvent le terrible sermon qui revenait. En dehors de ça, il n'y pensait pas. Jusqu'à un jour du mois de juin 1974. Il avait 18 ans et Astrid aussi.

 

Pendant les vacances, les Chromes Roses jouèrent tout l'été. Y compris dans des bars. Jamie passait ses journées à travailler à la ferme des Marstellar. La compagnie du père de Jamie prospérait. Ses parents purent lui offrirent les frais de scolarité et l'université. Il  avait une semaine de battement avant d'embaucher à la ferme. Il en profita pour passer ces instants avec Astrid. Un après-midi, ils étaient dans une carrière abandonnée. Le tonnerre grondait. C'est alors que le révérend Jacobs revint à la mémoire de Jamie. Il eut envie de voir le Skytop. Il sentit l'excitation monter. Astrid n'avait pas l'air effrayé de foncer droit sur un orage d'été. Elle aussi était excitée. Elle étouffa un cri de surprise en voyant le Skytop. Il y avait une vieille cabane aux vitres brisées. Le mât était toujours là où le révérend l'avait décrit. Un éclair aveuglant tomba du ciel. Un éclair zèbra le ciel et frappa le mât en fer. Il devint bleu électrique et cela fit rappeler à Jamie un rêve qu'il avait fait dans lequel on voyait Charles Jacobs entouré d'une lumière bleue électrique. Puis le mât flamboya d'un éclair rouge cerise. Astrid montra du doigt la cabane. Jamie voulait lui dire qu'ils seraient plus en sécurité dans la voiture mais la cabane était toujours là malgré les milliers d'orages qu'elle avait connus. Il y avait une bonne raison à ça : le mât attirait la foudre. Les grêlons commencèrent à tomber juste avant que Jamie et Astrid entrent dans la cabane. Elle criait et riait en même temps. Des feux de Saint-Elme jaillirent du mât après la deuxième frappe de l'orage. Astrid trouva cela fantastique. Le déluge suivit la grêle. Quand la pluie se calma, Jamie et Astrid virent que la pente de granit au pied du mât s'était métamorphosée en rivière. Il y eut six arcs-en-ciel entrelacés comme les anneaux olympiques. Astrid annonça à Jamie que sa mère avait emmené chez le médecin un mois plus tôt. Elle avait obtenu la pilule. C'était le moment parfait pour faire l'amour. Elle lui demanda d'être délicat. Elle avait peur car son ami Carol lui avait dit que ça faisait mal la première fois. Il y avait un vieux matelas dans la cabane. Il entra tout à fait en elle et elle étouffa un cri. Un avis que mal. Elle trouvait que c'était merveilleux. Ils connurent l'été de l'amour. Le plus souvent, il faisait l'amour dans la cabane de Skytop. C'était devenu leur endroit. Ils avaient écrit leur nom sur l'un des murs de la cabane. Il y en avait une cinquantaine d'autres. Il n'y eut pas d'autres orages cependant.

 

À l'automne, Jamie entra à l'université du Maine. Astrid entra à l'université de Boston. Il espérait que ce serait une séparation temporaire. Une des rares choses qu'il avait apprises depuis sur les différences fondamentales entre les sexes était la suivante : les hommes font des suppositions, les femmes rarement. Le journal oral, sur le trajet du retour, Astrid lui avait dit qu'elle était contente qu'il soit son premier. Il n'avait pas compris ce que cela voulait dire. Il y en aurait d'autres après lui. Leur séparation se fit peu à peu. La mère d'Astrid trouvait Jamie un peu bizarre. Elle soupçonnait Jamie de profiter de son statut de guitariste pour séduire toutes les filles. Il n'y eut pas de grosse rupture avec Astrid ni avec les Chromes Roses. Le premier week-end où il était revenu à la maison après sa rentrée universitaire, Jamie avait joué avec son groupe mais après Thanksgiving, il avait été remplacé. Le groupe s'appelait désormais les Norman's Knights. Jamie comprenait. Norman proposa à Jamie de venir jouer en invité mais il refusa. Celui qui l'avait remplacé était plus jeune et déjà meilleur que lui. Jamie profitait de ses samedis soir pour être avec Astrid.

 

Peu avant les vacances de Noël, Jamie tomba sur une petite annonce au foyer des étudiants. Les Cumberlands cherchaient un guitariste rythmique. Jamie fit la connaissance de Jay Pederson. C'était lui le responsable du groupe. Il était largement meilleur que Jamie à la guitare mais il l'engagea. Jay lui demanda si ça le gênait que le nom du groupe change. Jamie s'en moquait du moment qu'on lui laissait le temps de bosser ses cours la semaine et qu'il soit payé.

 

Pendant presque deux décennies, avec une douzaine de groupes et dans une centaine de villes, Jamie trouva du boulot, même s'il était tellement défoncé qu'il pouvait à peine tenir debout. En gros, ça se résumait à deux choses : se ramener et être capable de jouer un mi. Les problèmes commencèrent quand il cessa de se ramener.

 

V

 

Le passage fluide du temps. Portrait à la foudre. Mon problème de drogue.

 

Jamie sortit diplômé de l'université à 22 ans. Lorsqu'il revit Charles Jacobs, il en avait 36. Il avait vu beaucoup de films et lu beaucoup de livres. Il lui arrivait de prendre de l'héroïne quand il allait au cinéma. Ce qu'il préférait dans le film, c'était le passage fluide du temps. On pouvait démarrer avec un adolescent paumé et tout d'un coup, se transformer en Brad Pitt. Il suffisait d'un petit carton indiquant 14 ans plus tard. Jamie pensait que les sauts dans le temps pouvaient être une bonne chose pour les gens qui vivaient des vies de merde. Entre 1980 et 1992, Jamie avait vraiment vécu une vie de merde. Il avait eu des absences mais jamais annoncées par des petits cartons. Quand il n'avait pas de drogue, les journées pouvaient bien durer 100 heures. Les Cumberlands devinrent les Heaters puis les J-Tones. Le dernier concert en tant que groupe universitaire se déroula lors du bal de fin d'année 1978. Peu de temps après, Jay engagea une chanteuse locale populaire qui s'appelait Robin Storrs et le groupe changea encore de redevenir Robin and the Jays. Le groupe décrochait un maximum de dates, la vie était belle. Puis apparut le petit carton. 14 ans plus tard, Jamie se réveilla à Tulsa dans un motel. Il avait pissé au lit. C'était normal après avoir pris de l'héroïne. Il avait raté un concert crucial avec un groupe de country-rock, les White Lightning. Il trouva un bout de papier plié glissé sous la porte. Kelly, responsable du groupe lui annonçait avoir trouvé un remplaçant. Jamie avait ainsi perdu 600 $. Il était viré. Kelly lui conseillait de se reprendre vite en main. Sinon il serait en prison d'ici un an. S'il avait de la chance. Mort, s'il n'en avait pas. Jamie se dit que ça ne peut être mieux. Il avait peur de perdre le peu de raison qui lui restait à force de jouer des chansons de beuverie et de coucherie. Il garda la chambre une nuit de plus. Il avait besoin de réfléchir au prochain tournant de sa carrière. Il se rendit à la réception. Au-dessus de la télé, il y avait un calendrier avec Jésus apportant un chiot à un petit garçon et une petite fille. La dame de la réception lui annonça que son groupe avait déjà quitté l'hôtel. Il répondit qu'il était au courant. Il voulait rester une nuit de plus. Il tendit sa carte de crédit mais il n'avait pas assez d'argent dessus. Il lui demanda de réessayer mais elle refusa en disant qu'il n'y avait qu'à le regarder pour savoir que c'était pas la peine. Il lui demanda de quitter la chambre. Il avait seulement une heure et demie pour ça.

 

Alors il resta jusqu'à l'heure fixée puis il s'en alla jusqu'à une station-service. Dans les toilettes, il se prépara un fix. Sa douleur à la jambe se dissipa. En 1984, il avait eu un accident de moto. Pour éviter le choc avec la voiture, il avait plié la moto et fracturé sa jambe en cinq endroits. C'est à cause de ça qu'il rencontra la morphine. Il arriva à la gare routière. Il se demandait comment il avait pu rester aussi longtemps avec Kelly et son groupe de country à la manque. Il acheta un billet pour Chicago et laissa sa guitare et son sac à la consigne. Il lui restait 159 $. À Chicago, il y avait une bourse d'échanges de musiciens. Il y avait toujours des groupes en quête de guitaristes rythmiques. Le plus urgent était d'arriver à Chicago et de trouver un groupe avant que Kelly balance au monde entier qu'il n'était pas fiable. Le soir, il partit à la foire pour chercher de la drogue. Il était obligé d'y aller en taxi parce qu'il ne se sentait pas bien. Il y avait un type qui avait la gueule de l'emploi près du stand du lancer d'anneaux mais Jamie sentit que c'était peut-être un flic en civil. Il aperçut un ou deux types dont l'allure ne trompait pas. Ils étaient près du minigolf. Jamie entendit des crépitements qui lui rappelaient la foudre. Alors il décida d'aller voir. Les crépitements venaient du stand d'un forain qui proposait son Studio électrique à la foule.

 

Jamie s'approcha. Sur la toile de fond, large de 2 m et haute d'au moins six, figurait une photo représentant une belle jeune femme en robe du soir dans ce qui ressemblait à une salle de bal. Elle portait une robe décolletée. Il y avait un appareil photo du XIXe siècle posé sur un trépied en face du portrait de la fille. À côté, il y avait un plateau rempli de poudre flash. Le forain avait une main nonchalamment posée sur l'appareil photo. C'était Jacobs. Jamie le reconnut aussitôt. Il était tellement malade qu'il avait l'impression de rêver. Mais c'était bien le révérend. Le révérend cherchait un volontaire dans la foule. Il désigna une candide jeune fille. Jamie se trouvait à l'arrière de la foule mais les gens s'écartèrent sur son passage comme s'il était possédé d'une force de répulsion magique. La fille monta. Elle avait de longs cheveux blonds et une minijupe. Quelques hommes sifflèrent. Jacobs retira son chapeau haut de forme. Jamie ressentit des sensations qu'il n'avait pu ressenties depuis ce jour à Skytop. Quelque chose qui n'était certainement pas de la poudre flash s'embrasa sur le plateau posé à côté de l'appareil photo et la toile de fond s'illumina d'un éclat bleu éblouissant. Le visage de la fille en robe du soir fut oblitéré. À la place apparut celui de la dame du motel. Puis la fille en robe décolletée réapparut. Jacobs avait un assistant. Jacobs regarda Jamie. Il est en train de dire à la fille que l'expérience serait gratuite.

 

Il installa la fille sur la chaise, tout en continuant son baratin, mais il avait l'air un peu hésitant, comme s'il avait perdu le fil. L'assistant nouait un foulard devant les yeux de la fille. Puis Jacobs vanta les mérites de l'électricité. Il demanda à la jeune fille comment elle s'appelait. Elle répondit Cathy Morse. Il lui dit qu'elle repartirait avec un portrait qu'elle pourrait montrer à ses petits-enfants qui pourraient les montrer à leurs petits-enfants. Et si ses ancêtres ne s'en émerveillaient pas alors il ne s'appelait pas Dan Jacobs. Jamie pensa mais tu t'appelles par Daniel Jacobs. Il demanda à l'assistance de se protéger les yeux. Il souleva le drap noir fixé à l'arrière de l'appareil photo. Il compta jusqu'à trois. Jamie ressenti cet étrange épaississement de l'air et il ne fut pas le seul. La foule recula d'un pas. On entendit un clic sonore et le monde s'embrasa dans une explosion de lumière bleue. Le visage de la photo avait changé. C'était celui de Cathy à présent, Jamie eut l'impression de revoir Astrid. La foule manifesta sa surprise. Jamie pensa qu'eux aussi avaient cru voir un proche disparu. Puis Jamie pu voir que c'était bien Cathy qui était sur la photo géante. C'était le bon vieux révérend Jacobs dans toute sa splendeur mais il avait appris des tours bien plus tape-à-l'oeil que le jésus électrique marchant sur le Lac de la Paix. Jacobs retira une plaque de l'arrière de l'appareil pour la montrer au public. Il demanda à Cathy de retirer son bandeau. Elle vit l'image imprimée sur la plaque et porta ses mains à sa bouche avant de dire Oh mon Dieu. Elle chancela à la vue d'elle-même. Alors Jacobs la retint. Tout à coup, la photo géante tourna lentement sur elle-même pour dévoiler le dos de sa robe. Elle regarda par-dessus son épaule et cligna de l'oeil. On entendit plusieurs cris aigus dans la foule. Jacobs avait placé un micro devant Cathy et tout le monde pu l'entendre dire : « Oh putain de Dieu ! ». Cela fit rire et applaudir les gens. Puis la photo redevint ce qu'elle était. L'image de Cathy s'estompa avant de disparaître. Jakobs offrit à Cathy l'image qu'il venait de prendre avec son appareil. Et à ce moment-là, Jamie s'évanouit. Quand il rouvrit les yeux, il était dans un grand lit. Il comprit qu'il était dans un camping car. Il avait chaud. Il était en manque. Il était chez Jacobs. Jacobs lui tendit un grand verre de jus d'orange. Il dit à Jacobs qu'il avait besoin d'un fix. C'était pas tout à fait les retrouvailles qu'il aurait souhaité avoir avec son ancien pasteur, et son premier ami adulte, mais un drogué en manque n'avait aucune honte. Mais peut-être que Jacobs avait lui aussi des secrets cachés sinon pourquoi se faire appeler Dan Jacobs ?

 

Charles avait vu les traces de piqûres et il avait l'intention de procurer à Jamie ce dont il avait besoin. Après quoi il l'aiderait à se débarrasser du virus qu'il avait attrapé. Après avoir reçu une dose, Jamie réussit à manger. Il réclama encore de la drogue. Charles lui en donna. Mais il ne lui donnerait pas de fix. Il n'avait aucun intérêt à le maintenir dans cet état. Jamie avait une méchante grippe et Charles savait que c'était mauvais de lui donner de l'héroïne. Et pourtant il accepta. Puis Jamie demanda à Charles d'aller récupérer sa guitare à la gare routière. Charles accepta de s'en occuper. Il conseilla à Jamie ne dormir s'il voulait guérir. Avant de dormir, Jamie lui demanda pourquoi il avait changé de prénom. Charles répondit que Daniel était son deuxième prénom. Jamie voulait aussi savoir comment Charles avait réussi à le reconnaître alors qu'il ne l'avait pas vu depuis l'enfance de Jamie. Charles répondit que la mère de Jamie vivait dans son visage. Alors Jamie lui dit que sa mère et sa soeur étaient mortes. Puis il s'endormit.

 

Quand il se réveilla, les frissons étaient revenus. Alors Charles lui donna deux minuscules doses supplémentaires. Puis il lui fit à manger. Jamie lui demanda comment il avait réussi son tour de magie avec la photo. Charles répondit que l'image sur la toile de fond était recouverte d'une substance phosphorescente et l'appareil photo servait également de générateur électrique. Le flash était très puissant et pouvait projeter l'image du sujet choisi dans la foule sur celle de la fille en robe de soirée. Mais les photos ainsi obtenues que Charles vendait ne duraient pas plus que deux ans. Pour lui, les photos qui importaient étaient dans notre mémoire. Charles demanda à Jamie depuis combien de temps il se droguait. Jamie répondit que cela faisait trois ans. En réalité, ça faisait six ans. Depuis son accident de moto. Jamie expliqua tout son parcours de drogué. Cela lui faisait du bien. Dans les groupes avec lesquels Jamie avait joué, tout le monde s'était contenté de hausser les épaules en regardant ailleurs. Quand il continuait à se rappeler les accords. Jamie expliqua à Charles que quand tout le monde s'était mis à prendre du crack, le prix de l'héroïne s'était effondré. Charles ne mesurait pas la souffrance que Jamie avait endurée à cause de sa jambe. Alors Jamie lui demanda de ne pas lui parler de douleur physique et de ne pas lui faire la morale. Charles lui répondit qu'avait connu la douleur du deuil. Il ajouta que c'était le cerveau de Jamie qui souffrait et qui faisait porter le chapeau à sa jambe. Charles pensait pouvoir guérir les Jamie avec un traitement électrique. Il espérait pouvoir court-circuiter le processus douloureux du sevrage.

 

Jamie se rappela le mot que Kenny lui avait laissé sous sa porte quand Charles lui demanda s'il voulait aller mieux oui ou non. Alors Jamie dit à Charles qu'il avait essayé de décrocher trois ans plus tôt. Mais il pouvait à peine marcher à cause de lésions neurologiques. Charles pensait pouvoir régler ça. Puis il donna encore une dose à Jamie pour qu'il dorme. Jamie pensait qu'on ne pouvait faire disparaître l'héroïne d'un coup de baguette magique.

 

Jamie resta dans le camping-car de Charles pendant presque une semaine en mangeant des soupes et des sandwiches et en absorbant des doses d'héroïne administrées par voie nasale. Charles le ramena son sac et guitare. La drogue qui se trouvait dans le sac avait disparu. Charles s'en était débarrassé. Jamie lui demanda quand est-ce qu'il aurait droit à la cure miracle. Charles répondit qu'il fallait d'abord qu'il puisse supporter une petite décharge électrique au niveau du lobe frontal. Quand Charles parlait des pouvoirs de guérison de l'électricité, une lueur de folie passait dans son regard. Mais Charles n'avait pas l'intention de lui administrer des électrochocs. Il était convaincu qu'une électricité secrète existait. Mais il n'avait pas encore découvert tous ses usages. Jamie pensait que Charles n'était plus peste pasteur mais avait gardé la fibre du Bon Samaritain. Jamie avait très envie de partir pour chercher de la drogue à la foire. Mais il se ravisa. Il finit par s'endormir. Au bout de cinq jours, Charles décida qu'il était temps de partir.

 

VI

 

Un traitement électrique. Excursion nocturne. Un Okie furax. Un billet pour le Mountain Express.

 

L'atelier d'électricité de Jacobs se situait à Tulsa Ouest. C'était une zone industrielle où la plupart des entreprises paraissaient à l'agonie. Charles avait les yeux pétillants d'excitation. Il expliqua à Jamie qui ne comptait pas s'éterniser à Tulsa. Son spectacle était juste un moyen de gagner sa vie pendant qu'il continuait ses expériences. Ils entrèrent dans le garage de charme. L'endroit était climatisé. Charles avait inventé le système de climatisation. Cela ne lui coûtait presque rien. Jamie voulut savoir comment Charles s'y prenait pour avoir de l'électricité. Charles répondit que l'électricité générait l'électricité. Il y avait du matériel électrique posé sur trois ou quatre longues tables au fond de la pièce. De gros câbles électriques serpentaient dans tous les sens. Jamie trouvait que ce garage était spartiate. Charles avait vendu une partie de son matériel. Il approchait de son but ultime. Mais il ne voulait pas en dire plus à Jamie. Jamie reçut une dose de drogue avant de commencer l'expérience. Il y avait une photo posée sur l'une des tables. C'était Claire et Morrie avec Patsy. Cette photo ressuscita le passé de Jamie avec une fulgurance féroce. Jamie révéla à Charles que Morrie était surnommé Morrie Tu-Nous-Suis. Il ajouta que le garçon était amoureux de Patsy. En revoyant sa soeur, Jamie pleura. Il demanda à Charles s'il y avait eu une autre femme. Il répondit que Patsy et Morrie étaient tout ce qu'il désirait. Il ne se passait pas un jour sans qu'il pense à eux. Charles demanda à Jamie s'il se demandait où étaient sa mère et sa soeur. Jamie répondit non.

 

 

Après avoir pris une bonne dose de trois, Jamie s'assit sur la chaise. Charles ouvrit l'une des nombreuses armoires murales et en sortit un casque audio dont les coussinets de protection étaient recouverts d'un grillage métallique. Il brancha sur une espèce d'ampli et le tendit à Jamie. Jamie mit le casque. Charles le rassura. Ça ne ferait pas mal. Pourtant il donna un protège dents à Jamie. Charles appuya sur un bouton. Après cela, Jamie perdit connaissance. Quand il reprit ses esprits, Charles avait l'air effrayé. Jamie n'arrêtait pas de dire qu'il s'était passé quelque chose. Alors Charles le gifla fort. Charles lui posa quelques questions pour être sûr que Jamie allait bien. Ses réponses étaient sensées. Puis il tendit le flacon d'héroïne à Jamie. Mais Jamie refusa. Il pensait qu'il en avait pris à l'instant alors qu'il s'était écoulé plusieurs heures. Ils avaient même discuté mais Jamie ne s'en souvenait pas. Jamie avait parlé de sa soeur qui était mariée à un homme violent. Elle l'avait caché par honte. Elle avait fini par en parler à son frère Andy. Le mari de Claire s'appelait Paul Overton. C'était un prof d'anglais dans une prestigieuse école préparatoire. Andy était allé le voir pour lui casser la gueule. Après, Claire avait quitté Paul et avait obtenu une ordonnance de protection. Elle avait demandé le divorce. Elle avait déménagé et trouvé un poste d'institutrice. Le divorce était prononcé depuis six mois quand Overton se rendit dans la salle de classe de Claire pour la tuer. Puis il s'était suicidé. L'enterrement de Claire fut le dernier moment où la famille de Jamie était réunie. Charles apporta une bouteille de jus de pommes à Jamie. Il la but rapidement. Charles lui demanda d'essayer de marcher. Jamie commença par tituber puis réussit à marcher normalement. Jamie voulut comprendre ce qui s'était passé. Charles lui répondit que c'était une bénigne restructuration de ses ondes cérébrales. Charles reconnut qu'il lui restait encore beaucoup d'études à faire. Ils retournèrent à la foire. Jamie remarqua que ses gestes pouvaient être bloqués. Charles lui expliqua que cela passerait. Il avait déjà vu ça avant. Arrivés à la foire, Charles proposa de la drogue à Jamie qui refusa.

 

Il ne reprit jamais de drogue. Jacobs l'avait guéri. Mais c'était une guérison dangereuse et il le savait. Il aurait pu tuer Jamie. Quelquefois Jamie regrettait qu'il ne l'ait pas fait. Jamie fit le nœud  de cravate de Charles. Ses mains ne tremblaient plus. Il avait appris sa en jouant dans un groupe dans lequel les membres portaient des redingotes, des chapeaux claques et des cravates. Jamie demanda à Charles pourquoi il ne prenait que les femmes dans son spectacle. Charles répondit qu'il avait déjà essayé de photographies les hommes dans un petit parc d'attractions appelé Joyland. Il avait pris comme nom de scène Mister Electrico en hommage à Ray Bradbury. Il y avait une attraction appelée la galerie des voyous qui avait ouvert les yeux à Charles sur les possibilités offertes par son projecteur et il avait créé les portraits à la foudre. À l'époque, il avait en toile de fond un homme élégant en costume-cravate en plus de la beauté en robe de bal. Mais il y avait peu d'hommes qui acceptaient de se prêter au jeu. Cela faisait 15 ans qu'il avait commencé. Alors Jamie lui dit qu'il était passé de pasteur à bonimenteur. Charles n'en fut pas choqué car l'important était pour lui de toujours convaincre les ploucs. Jamie regarda l'héroïne que Charles avait laissée sur la table. Il se demanda comment il avait pu foutre en l'air tant d'années de sa vie avec ça.

 

Un jour, Briscoe, l'assistant de Charles s'en alla. Jamie proposa de le remplacer et Charles accepta. Il suggéra même que Jamie joue quelques accords de Gibson pendant le spectacle. Mais Charles avait pris l'habitude de voyager seul alors Jamie ne devrait pas s'habituer à travailler pour lui. Jamie avait l'impression que Charles souhaitait prendre un nouveau départ comme s'il était arrivé au bout de chemin et qu'il comptait en essayer un autre. Mais cela ne dérangeait pas Jamie car Charles lui faisait peur. Son électricité secrète aussi. Il avait fouiné dans le camping-car de Charles et avait trouvé un album de photos de Patsy et Morrie. Jamie comprit que Charles le feuilletait souvent. Le 3 octobre au matin, avant la fermeture de la foire, Jamie fut victime d'un effet secondaire de l'électrochoc. Il était payé par Charles pour ses services et il loua une chambre à la semaine pas très loin de la foire. Il s'était couché juste après la dernière représentation du spectacle de Charles. Alors que son sommeil était redevenu bon, cette nuit-là, il s'était réveillé. Il avait trouvé un garrot à son biceps. Il s'était passé quelque chose mais il ne savait pas croire. Il avait une fourchette à la main et n'arrêtait pas de la planter dans le haut de son bras gonflé. Il y avait une douzaine de petits trous dans son bras. Il n'arrêtait pas de se dire qu'il s'était passé quelque chose. Il avait dû se faire violence pour arrêter de se piquer avec la fourchette. Il se demanda qui avait pris possession de son corps. Il avait l'impression que quelque chose l'avait fait sortir de son corps et avait pris les commandes. Le lendemain, il n'en parla pas à Jacobs.

 

Le 10 octobre, on frappa à la porte de Charles alors que Jamie était en train de lui faire son noeud de cravate. C'était un fermier Okie. Il frappa Charles. Il en voulait à Charles car il avait une fille et à cause de Charles la police l'avait rattrapée. Elle avait un casier. Jamie attrapa une casserole et frappa le fermier. Le fermier lâcha Charles qui détala. Alors Jamie essaya de calmer le fermier. Le fermier expliqua que sa fille Cathy Morse avait vu sa vie foutue en l'air à cause de la photo. Jamie proposa au fermier de sortir du camping-car pour aller s'asseoir et discuter. Il annonça au fermier qui était l'agent de Dan. Jamie offrit un coca au fermier à la buvette. Le fermier expliqua que sa fille était allée dans une bijouterie. Elle avait fracassé la vitrine avec un marteau ce qui avait déclenché l'alarme. Elle avait passé la main dans le présentoir et avait pris des boucles d'oreilles en diamants. Elle était persuadée que ces boucles d'oreilles étaient à elle à cause de la photo. Le fermier en racontant son histoire avait dissipé sa colère. Avant de s'en aller, le fermier demanda à Jamie si c'était déjà arrivé. Si Charles avait déjà fait perdre la boule à d'autres personnes. Jamie répondit que ce n'était jamais arrivé.

 

Le fermier ne le croyait pas mais il partit sans se retourner.

 

Jamie répéta Charles ce que le fermier lui avait raconté. Puis Charles voulut partir faire son numéro. Jamie lui demanda pourquoi il ne cherchait pas à guérir Cathy. Charles lui lança un regard qui frisait le mépris. Il était persuadé que n'importe quel juge se rendrait compte que la fille n'était pas dans son état normal. Et qu'elle s'en tirerait. Il reconnut qu'il y avait bien des effets secondaires de temps à autre mais rien d'aussi spectaculaire que ce qui était arrivé à Cathy. Jamie comprit que les clients de Charles étaient tous ses cobayes. Jamie était furieux contre lui mais il lui avait sauvé la vie. Chaque fois qu'une fille contemplait rêveusement son image sur la toile de fond, Jamie se demandait laquelle découvrait qu'elle y avait laissé un peu de sa raison.

 

Jamie découvrit une lettre sous sa porte. C'était une pochette de billets de train avec un nom et une adresse à Nederland. Jacobs avait écrit trois phrases pour expliquer à Jamie qu'il pourrait trouver un travail à cette adresse. Et il le remerciait pour les noeuds de cravate. Le billet était un aller simple Tulsa-Denver. Jamie avait envie de s'en servir pour partir à la bourse d'échanges de Denver mais il savait que la drogue était partout et la magie des portraits à la foudre s'estompait au bout de deux ans. Il se demandait si ce ne serait pas pareil pour une cure de désintoxication. Alors il retourna dans le garage de Charles. Il était totalement vide. Jamie décida que si c'était à refaire, il serait prêt à remettre le casque audio trafiqué sur ses oreilles. Alors il décida de partir pour Denver. De là il se rendit à Nederland. Il rencontra Hugh Yates et recommença sa vie pour la troisième fois.

VII

 

Retour à la maison. Wolfjaw Ranch. Dieu guérit comme la foudre. Sourd à Détroit. Prismatiques.

 

 

 

 

Le père de Jamie mourut en 2003. Claire n'avait pas encore 30 ans lorsque son époux l'avait assassinée. La mère de Jamie et son frère étaient décédés à 51 ans. Il retourna dans la ville de son enfance. Elle n'avait pas beaucoup changé. Dans l'allée il y avait une vieille Ford 51 qui ressemblait à la Fusée du Macadam I. Jamie sentait qu'il y avait quelque chose de pas normal. Il ne comprenait pas pourquoi il était le premier arrivé. Il réalisa que la voiture dans laquelle il venait de conduire n'était plus celle qu'il avait louée mais celle que son père et son frère lui avait offerte. Et sur le siège du passager il y avait les livres que sa mère lui avait offerts. Un corbeau se posa sur le toit de la maison dans laquelle il avait grandi. Et un autre sur la branche à laquelle était suspendu le pneu-balançoire. Il savait que les morts l'attendaient dans la salle à manger. Il pensa à son père, à sa mère, à Andy qui était mort du cancer de la prostate. Mais c'était Claire, le pire. Il avait vraiment l'impression de les voir tous. Puis ce fut le tour de Patsy et de Morrie. Patsy lui murmura à l'oreille : « il s'est passé quelque chose ». Puis ils se mirent tous à chanter sur l'air de « joyeux anniversaire ». Mais les paroles avaient changé : « il s'est passé quelque chose !… Il s'est passé quelque chose… ». Il se mit à hurler. Il se réveilla. Il avait fait un cauchemar dans le train. Il allait refaire ce cauchemar une vingtaine de fois pendant 20 ans. À cette époque-là, son frère était encore en vie alors il lui avait téléphoné pour lui dire de faire surveiller sa prostate. Mais Andy refusa que son frère supervise sa vie. Alors Jamie à trouver la femme d'Andy, Francine. Andy avait accepté un compromis. Il avait fait faire un dosage de PSA. S'ensuivit une visite chez un urologue puis une opération. Trois ans après, il était déclaré guéri de son cancer. Mais un an plus tard, il avait fait un infarctus et il était mort. Les obsèques eurent lieu dans l'État de New York ce qui rassura Jamie. Il n'avait pas envie de retourner à Harlow. Il refit ce cauchemar en juin 2008. Cela faisait quatre ans qu'il ne s'était pas réveillé en train d'essayer de se transpercer la peau. Il sentit que quelque chose de malveillant rôdait derrière ce cauchemar. Il avait un appartement au premier étage d'une résidence à Nederland. Il était célibataire. Même s'il y avait eu quelques copines.

 

Le souvenir de son réveil au motel, malade comme un chien et fauché comme les blés ne l'avait jamais quitté. Il avait pris 20 kg depuis le soir de sa rencontre avec Charles à Tulsa. Il jouait encore souvent et faisait un travail qu'il aimait. Il travaillait dans un ranch. Il gara sa voiture dans le parking. Il distribua des tranches de pomme et des morceaux de carottes aux chevaux. Son préféré s'appelait Bartleby, un pommelé gris sans pedigree. Il étaient déjà pensionnaires de Wolfjaw quand Jamie était arrivé. Pagan Starshine, Paig pour les intimes, était en train de nourrir les poules. Elle avait été choriste en son temps. Le studio 1 était fermé alors Jamie alluma. Il consulta le tableau des sessions prévues pour la journée. Nederland était un endroit connu des musiciens. Il y avait neuf bars dans la ville où l'on pouvait entendre de vrais musiciens tous les soirs. Il y avait quatre studios d'enregistrement. Mais celui où travaillait Jamie était le plus grand et le meilleur. Le jour où il avait timidement fait son entrée dans le bureau de Hugh pour lui expliquer que c'était Charles Jacobs qui l'envoyait, il y avait une cinquantaine de photos sur ses murs dont celle de Van Halen, Axl Rose et U2. Mais celle dont il était le plus fier et sur laquelle il figurait lui-même était celle des Staples Singers. Jamie avait enregistré sur pas mal de disques médiocres mais il ne s'était jamais entendu jouer sur un gros label jusqu'à ce qu'il remplace un guitariste rythmique pour une session avec Neil Diamond. Après il avait joué pour des quantités de sessions. Lequel il jouait avec le groupe du studio dans un bar appelé le Comstock Lode et il lui arrivait de décrocher quelques concerts à Denver. Il donnait aussi des leçons de musique à des lycéens dans un programme d'été appelé le Rock-Atomic. Jamie alluma sa guitare dans le studio pour s'entraîner. Il était bien meilleur à présent que durant ses années sur la route. Le téléphone sonna. C'était Hugh. Il appela Jamie sous son nouveau nom : Curtis Mayfield. Son patron était un mordu des voitures de collection et il avait les moyens de se faire plaisir. Sa passion, c'était la musique. Il prétendait avoir été musicien par le passé mais Jamie ne l'avait jamais vu jouer de la guitare. Hugh l'avait accueilli à la porte en ce jour d'automne 1992. Il lui avait serré la main et l'avait fait entrer dans son bureau. Ce jour-là, Jamie était nerveux en le suivant. Il en avait perdu sa salive en voyant toutes les photos de célébrités dans le bureau de Hugh. Jamie était habillé d'un tee-shirt AC/DC crasseux et d'un jean encore plus crasseux. Hugh avait une dette envers Charles et s'il embauchait Jamie, Charles lui avait dit qu'ils seraient quittes. Charles avait dit à Hugh que Jamie était un drogué. Hugh lui avait demandé s'il était clean et Jamie avait acquiescé. Hugh lui demanda s'il voulait boire et Jamie accepta un thé glacé. Puis il lui avait dit que c'était un vrai ranch ici mais que les animaux qui débarquaient venaient avec leurs instruments.

 

Hugh lui demanda ce dont un ranch avait besoin avant tout autre chose. Jamie ne savait pas. Alors Hugh lui dit que c'était un contremaître. Puis il lui parla de Les Calloway un musicien qui avait eu un succès avec son groupe mais qui avait fini par faire faillite. Après quoi il était venu travailler avec Hugh. C'était son tambour-major dans le studio. Hugh voulait que Jamie soit son assistant. Les avait eu une crise cardiaque et il allait devoir prendre sa retraite. Jamie n'aurait donc pas beaucoup de temps pour apprendre. Mais suffisamment pour que Hugh se fasse un avis sur lui. Jamie fut obligé d'avouer qu'il ne connaissait rien au son et à l'enregistrement. Charles avait dit à Hugh que Jamie était capable d'apprendre. Ça suffisait pour lui. Hugh mit Jamie en garde. S'il ne prenait en train de se droguer, il le virerait. Goorgia, l'assistante de Hugh dit à Jamie que le patron était énervé ce matin. Elle ne savait pas pourquoi. Elle espérait qu'il n'avait pas l'intention de virer quelqu'un. Jamie demanda à Hugh s'il comptait virer quelqu'un. Il ne comptait virer personne. Hugh lui expliqua. Tous les matins, il regardait les nouvelles en faisant ses comptes. Hugh lui montra une annonce sur un site Internet intitulé Revival du pasteur C. Danny Jacobs : grande tournée de guérison 2008. Ainsi Charles était devenu un pasteur guérisseur. Jamie était soufflé comme s'il avait vu son vieil ami incarcéré pour avoir commis un crime. Mais il n'était pas étonné entièrement car il se rappelait de sa part guérie. Jamie dit à Hugh qu'il avait connu Charles dans son enfance. Hugh lui demanda s'il guérissait déjà les gens à l'époque. Jamie lui répondit que ce n'était pas le cas. Hugh voulait que Jamie regarde une vidéo. On voyait un enfant raconté sa guérison grâce au pasteur.

 

Hugh avait regardé d'autres vidéos. C'était rempli de témoignages de guérison. Il demanda à Jamie si ça lui rappelait quelque chose il répondit peut-être. Hugh voulait aller voir le pasteur avec Jamie. Mais avant il voulait savoir tout ce que Jamie savait sur lui. Hugh avait remarqué que Jacobs portait toujours ses deux alliances. Apparemment, ces alliances lui étaient utiles. Hugh avait aussi été guéri par Jacobs au moyen de ces alliances. C'était en 1983. Il l'appelait le Rev' pour le révérend. Parce qu'il prêchait quand il l'avait rencontré. Jamie fila au studio pour enregistrer une chanteuse et son esprit était concentré sur Jacobs désormais connu sous le nom de pasteur Danny. Après, Hugh emmena Jamie sur une petite aire de pique-nique. Ils mangèrent en silence. Puis Hugh lui dit qu'il avait été guitariste rythmique lui aussi. Il avait fait partie d'un groupe du Michigan nommé les Johnson Cats. Leur album avait cartonné. Il avait commencé une tournée avec le groupe mais il avait été viré parce qu'il était devenu sourd. Il n'en voulait pas à celui qui l'avait viré. Mais il regrettait quand même un peu. Il avait eu des symptômes : vertiges, nausées et un sifflement infernal. C'était à cause d'un concert où le son était beaucoup trop fort. Il avait repoussé sa visite chez le médecin, terrifié qu'on lui apprenne qu'il avait une tumeur au cerveau. Puis il était allé voir un médecin hindou qui l'avait encouragé à aller à l'hôpital pour subir d'autres examens et se faire administrer des médicaments expérimentaux contre la nausée. Mais Hugh se mit à entreprendre de longs safaris le nom d'une célèbre artère de Détroit. Il était tombé sur un magasin plein de radios, de guitares, d'amplis et de téléviseurs. C'était le magasin de Jacobs. Hugh était entré dans le magasin par nostalgie pour toutes ces délicieuses friandises acoustiques. Mais c'était peut-être aussi l'écriteau qui l'avait attiré. Il était écrit « nous pouvez faire confiance au Rev'".

 

Dans le magasin, Hugh fut pris de vertige. Il tituba et s'évanouit. Il se réveilla dans le bureau de Jacobs. Ils communiquèrent par le biais de l'écriture car Hugh n'entendait plus. Le pasteur avait vu Hugh avec sa guitare. Alors il voulait savoir si son problème était récent. Hugh lui dit ce dont il souffrait et qu'il était musicien. Alors le pasteur lui avait proposé de faire quelque chose pour lui.

 

 

Jacobs lui avait écrit qu'il avait inventé un système de stimulation électrique nerveuse transcutanée. Le pasteur était persuadé que toutes les maladies étaient électriques par nature. Il avait également écrit que l'électricité était la base de toute vie. C'était du Jacobs tout craché selon Jamie. Puis Jacobs avait dessiné sur son carnet. C'était un éclair. Il voulait faire comprendre à Hugh qu'il pourrait le soigner grâce à l'électricité. Alors Hugh avait demandé si c'était dangereux. Jacobs ne l'avait pas caché. Mais c'était du courant basse tension. Si Hugh était resté à Detroit , c'était parce qu'il rassemblait son courage pour acheter une arme  dans l'intention de se suicider. Alors il avait accepté la proposition de Jacobs. Il continua son récit tout en se caressant l'oreille droite. Jacobs avait fermé son magasin et baissé les stores. Il avait utilisé deux anneaux en métal entourés de fil d'or. Les fils étaient reliés à un boîtier de contrôle. Puis il avait enfilé des gants de caoutchouc et avait saisi les anneaux avec des pinces. Jamie demanda à Hugh si Jacobs lui avait parlé de l'électricité secrète. C'était le cas. Jacobs avait appliqué les anneaux contre les oreilles de Hugh puis il avait demandé à Hugh de presser le bouton sur le boîtier de contrôle. Jamie devina la suite. Hugh avait eu des trous noirs qu'il appelait des prismatiques. C'était arrivé plus tard. Sur le moment il avait juste ressenti un fort craquement au milieu de sa tête. Ces jambes s'étaient détendues et ses mains s'étaient levées comme celle d'un écolier qui veut à tout prix signaler à la maîtresse qu'il a la réponse. Ça rappelait des souvenirs à Jamie. Après, Hugh avait demandé un verre d'eau. Il avait entendu sa propre voix et ça l'avait fait pleurer. Après ça, il aurait fait n'importe quoi pour Jacobs. Jacobs avait mis un casque sur les oreilles de Hugh pour lui faire écouter de la musique. L'ouïe de Hugh était revenue de façon plus aiguisée. Alors qu'il avait demandé à Jacobs comment il pouvait le payer. Jacobs avait répondu qu'il avait besoin de louer un espace de stockage pour déménager ses appareils. Mais en attendant, il avait besoin d'un assistant. Hugh accepta. Jacobs lui demanda une autre faveur. À partir de ce moment, Hugh devrait l'appeler le Rev'. Alors Jamie expliqua à Hugh que Jacobs n'avait pas voulu se faire payer une étude de déménageur et n'avait pas voulu de son argent car tout ce qui l'intéressait c'était le temps de Hugh. Il voulait ainsi guetter les effets secondaires que ressentirait Hugh. Hugh était resté dans le magasin pour assister Jacobs pendant une semaine. Jamie demanda à Hugh de la compagnie au studio 1 pour lui raconter la suite. Alors Hugh lui parla des trous noirs qui avaient suivi son traitement. Dans ces cas-là, il se retrouvait dans un endroit différent et se rendait compte que cinq minutes s'étaient écoulées. Il avait demandé à Jacobs ce que cela signifiait me celui-ci avait simplement répondu que dans ces cas-là il ne se passait rien. Hugh continuait de parler et de l'aider à déménager comme si de rien n'était. Jamie lui demanda s'il lui arrivait de parler tout seul. Ce n'était pas le cas. Au bout de trois semaines, Hugh n'avait plus d'absence mais les prismatiques avaient continué. Ça avait continué une dizaine de fois pendant cinq ans. Hugh ne savait pas comment décrire les prismatiques. C'était plus étrange que les trous noirs. Quand cela arrivait, tout d'un coup sa vision commençait à s'affûter. Il avait toujours des signes précurseurs. Le monde se remplissait de couleurs sur le pourtour des choses.

Cela durait une trentaine de secondes et Hugh avait l'impression de le regarder à travers le monde et qu'il y avait un autre monde juste derrière. Un monde plus réel. Il en n'avait jamais parlé à Jacobs. Jacobs était parti en lui laissant un mot pour lui apprendre qu'il avait une opportunité professionnelle à Joplin. Hugh était fasciné par les prismatiques mais il ne voulait pas que ça recommence. Jamie partit enregistrer une session. Il donna rendez-vous à Hugh le soir même pour lui raconter son histoire. Il avait décidé de garder pour lui les rêves avec les membres de sa famille défunts. Mais il était d'accord pour partir en voir Jacobs avec Hugh. Après la session, Jamie consulta Internet pour trouver des renseignements sur Jacobs. Il découvrit que Jacobs était devenu célèbre depuis une dizaine d'années. Wikipédia le qualifiait de « Oral Roberts du XXIe siècle ». Il avait un programme télévisé hebdomadaire : « le pouvoir de guérison de l'Évangile ». Les spectacles étaient enregistrés lors de ses Revivals sous la tente à l'ancienne avec laquelle il sillonnait pratiquement tout le pays. Sur les photos, Jamie pouvait voir Jacobs grisonner et vieillir mais jamais l'éclat de ses yeux ne changeait : fanatique et blessé.

 

Une semaine avant leur départ pour aller voir Jacobs, Jamie demanda à Georgia le numéro de téléphone de sa fille Brianna qui étudiait l'informatique à l'université du Colorado. La conversation qu'il eut avec Bree fut extrêmement intéressante.

 

VIII

 

Sous la tente.

 

120 km séparaient Nederland du comté de Norris. Hugh et Jamie auraient largement le temps de parler. D'abord, le voyage fut silencieux puis Hugh éteignit brusquement la radio. Hugh demanda à Jamie si son frère Conrad avait eu des effets secondaires après avoir été guéri de sa perte de voix. Conrad n'avait rien eu après sa guérison mais parce que le procédé employé par Jacobs était un placebo. Jamie lui dit qu'il avait fait des recherches sur Internet sur Jacobs avec l'aide de la fille de Georgia. Hugh pensait que la plupart des guérisons ressemblaient à celle de Conrad. C'étaient des gens qui souffraient de maladies psychosomatiques qui décidaient d'être guéries quand pasteur Danny les touchait de ses anneaux magiques. Jamie avait découvert un site Internet traitant Jacobs de charlatans. Des centaines de gens y avaient posté des commentaires prétendant que les tumeurs cancéreuses extraites par pasteur Danny étaient des foies de porc. Danny avait beau avoir interdit les photos, des tas de photos avaient quand même filtré. Mais Jamie pensait que tout cela ne signifiait pas que tout ce que faisait Jacobs était faux. Hugh expliqua Jamie qu'il avait eu des accès de somnambulisme et des mouvements involontaires. Quant à lui, il avait eu des trous noirs et des prismatiques. La fille de Georgiana avait fait des recherches sur Cathy Morse. La petite Morse avait prétendu ne se souvenir de rien et le juge l'avait crue. Hugh demanda à Jamie si Jacobs faisait tout cela pour l'argent. Jamie répondit que Jacobs n'était pas intéressé par l'argent. Il n'était plus intéressé par Dieu non plus. Ce qui comptait pour Jacobs c'était sa femme et son fils et les expériences. Il avait donc besoin d'argent pour continuer ses expériences et son spectacle de fête foraine ne suffisait plus. Au fond, il ne savait pas ce que cherchait Jacobs. Peut-être que Jacobs ne savait pas non plus. Quand ils arrivèrent à la fête du comté de Norris, ils trouvèrent le chapiteau déjà installé. Au-dessus, on pouvait voir une immense croix électrique imitant des néons de barbier. De l'intérieur, on entendait le son d'une formation gospel et des battements de mains. La brigade des fauteuils roulants était installée au premier rang. Devina Robinson et son groupe officiaient  sur la scène.

 

Hugh et Jamie s'installèrent dans le fond. Le chapiteau dont la capacité devait dépasser les 1000 personnes était déjà complet. Puis Al Stamper monta sur scène. Hugh le connaissait mais le croyait mort car il s'était beaucoup drogué. Il confia au public avoir été un grand pécheur. Il n'était plus qu'un gros mangeur. Il vanta les mérites de Jacobs. Il prétendit que c'était lui qui l'avait guéri de ses addictions. Il entama un cantique qui rappela à Jamie son enfance. Puis il chanta un gospel avec les Gospel Robins. La foule se leva en battant des mains à les enflammer. Les lumières commencèrent à baisser. Puis Danny Jacobs entra en scène. Jamie trouva qu'il avait changé. Il avait maigri. Ses yeux paraissaient plus petits. Il ressemblait désormais à un ancien maître d'école de Nouvelle-Angleterre sur le point de battre avec des verges un élève indiscipliné. Quand il se mit à sourire, la foule applaudit. Il demanda au public de se recueillir dans la fraternité. Le chapiteau devint silencieux et tous les yeux étaient braqués sur lui. Il était venu apporter une bonne nouvelle : Dieu les aimait. Il cita des passages de la Bible. Son visage était sec alors qu'il était devant les projecteurs et portait un manteau noir. Il parla de sa femme et de son petit garçon. Mais il mentit à la foule en disant qu'ils étaient morts noyés. Jamie en fut choqué. La plupart des femmes pleuraient. Jacobs raconta s'être détourné de Dieu après la mort de sa femme et de son fils. Cela avait été un désert sans fin pour lui. Mais jamais il ne s'était éloigné du souvenir de son épouse et de son petit garçon. Il brandit sa main gauche, exhibant un anneau d'or trop large et trop épais pour être une alliance ordinaire. Il prétendit avoir été tenté par des femmes tout en restant fidèle à la mémoire de son épouse. Et Dieu lui avait envoyé une révélation. Dieu lui avait dit qu'il y avait du travail et que son travail consistait à lever les fardeaux et afflictions d'autrui. Dieu lui avait demandé de porter une deuxième alliance pour symboliser son mariage avec les enseignements de Dieu. Je lui avais demandé de marché dans le désert sans nourriture ni eau pour trouver l'alliance de son second et dernier mariage. Jamie était abasourdi. Il pensait que Jacobs ne pensait pas un mot de ce qu'il disait. Hugh observait les yeux fixes, il était médusé. Jacobs raconta avoir vu un rayon de lune briller sur un tas de pierres. C'est là qu'il avait trouvé son second anneau. La foule applaudit et cria alléluia. Jamie ne comprenait pas comment le public pouvait gober son histoire. Jamie comprit que Jacobs méprisait les gens. Ce n'était plus l'homme qu'il avait connu à Harlow. Peut-être qu'il était juste devenu indifférent aux autres. Puis Jacobs raconta ses deux premières guérisons à l'aide des alliances. Jamie détestait la mine que Jacobs avait à présent. Il détestait le manteau noir aussi. Jacobs proposa au public de prier. Il tomba à genoux avec une brève grimace de douleur. L'assemblée s'agenouilla. Pour rien au monde, Jamie n'aurait voulu attirer l'attention alors il fit comme tout le monde. Il regretta d'être venu mais il n'avait pas vraiment eu le choix. Il regrettait aussi d'avoir demandé à Georgia les coordonnées de son informaticienne de fille. Pasteur Danny se mit à prier pour les malades et les prisonniers, pour les hommes et les femmes de bonne volonté. Il pria également pour les États-Unis et pour que Dieu pénètre leurs dirigeants de sa sagesse. Enfin, il passa aux choses sérieuses en priant Dieu d'accomplir des guérisons. Et pendant ce temps, l'orchestre continuait à jouer. Il y avait de nombreux spectateurs paraissant à l'article de la mort. Devina et les Gospel Robins entamèrent un gospel. Comme par magie apparurent des placeurs avec des paniers de collecte. La plupart des gens jetaient des billets. Jamie se sentait sali mais mais on arrivait au moment auquel il voulait vraiment assister. Il sortit son carnet de notes.

 

Les guérisons allaient commencer et il avait regardé assez de vidéo sur le site de pasteur Danny pour savoir comment ça se déroulait. Bree lui avait dit que le pasteur faisait ça à l'ancienne. Une femme en fauteuil roulant se propulsa en avant. Jacobs lui demanda son nom. Elle s'appelait Rowena et souffrait d'une terrible arthrite. Jamie nota son nom. Le pasteur saisi la tête de Rowena entre ses mains et lui pressa ses anneaux contre le tempes, le visage et la poitrine. Il ferma les yeux. Soudain, la femme fut secouée de spasmes. Puis ses mains battirent l'air. Elle regardait le pasteur les yeux écarquillés de stupeur ou du contrecoup d'une décharge électrique. Puis elle se leva. La foule hurla alléluia. La femme embrassa le pasteur et plusieurs hommes lancèrent leur chapeau en l'air. Jacobs la prit aux épaules, la tourna vers les spectateurs et plongea la main dans sa poche pour récupérer son micro. Il ordonna à la femme de marcher jusqu'à son époux en glorifiant Jésus à chacun de ses pas. Cela dura une heure. Une demi-douzaine de personnes en fauteuil roulant parvinrent à se lever. Jamie nota tous leurs noms. Une femme atteinte de cataracte déclara qu'elle voyait. Un bras tordu fut redressé. Jamie pensait qu'il y avait des coups montés dans une partie de ces guérisons. Jamie donnerait tous les noms qu'il avait notés à Bree car elle s'intéressait au projet. Jacobs retira une tumeur ce soir-là. Jamie ne crut pas utile de relever le nom de ce patient parce qu'il avait bien vu l'une des mains de Jacobs plonger dans son manteau pour en retirer du foie de veau. D'ailleurs Jacobs s'empressa de le soustraire à la vue en le donnant à un de ses assistants. Il avait l'air exténué. Hugh sortit pour vomir. Il proposa à Jamie de sortir. Une fois dans la voiture, Hugh expliqua à Jamie qu'il venait de subir un prismatique. Il avait commencé à le ressentir pendant que Jacobs guérissait son dernier client. Il avait vu les couleurs quand Jacobs avait commencé à prier. Il avait vu les gens se transformer en fourmis géantes. Il ajouta qu'en regardant Jamie il l'avait vu lui aussi transformé en fourmi géante. Puis Jamie conduisit la voiture jusqu'au retour. C'est seulement à ce moment-là que Hugh demanda à Jamie de ne plus jamais prononcer le nom du pasteur devant lui. Sinon ce serait fini pour lui au studio. Jamie comprit mais cela ne voulait pas dire qu'il allait lâcher l'affaire.

 

IX

 

Notices nécrologiques au lit. Le retour de Cathy Morse. Direction Latchmore.

 

Un dimanche matin, en août 2009, Jamie lisait les notices nécrologiques avec Brianna. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'adonnaient à ce passe-temps tout en étant au lit. Mais en septembre, Bree s'en irait à New York. Le temps qu'ils avaient passé ensemble avait été bon. C'était Brianna qui avait fait le premier pas, trois mois après le revival du comté de Norris. Elle avait 24 ans. Jamie se demandait ce que dirait la mère de Bree si elle l'apprenait. Bree répondit que sa mère avait eu une relation avec Hugh avant de devenir sa secrétaire. Bree avait remonté la piste de la grande tournée de guérison du pasteur Danny du Colorado à la Californie. Ensemble, ils avaient dressé une liste classée en quatre catégories : arnaque totale, possible arnaque, impossible de savoir vraiment et difficile de ne pas y croire. Ils avaient gain de 15 noms de guérisons probables sur 750 possibles. Ben Hicks que Jamie avait vu envoyer ses béquilles pour marcher avait été interviewé par un journal de Denver deux semaines après. Il était prof d'histoire et sa réputation était impeccable. Il était sceptique et sa tentative était un peu celle de la dernière chance. Avec sa femme, ils avaient recommencé à aller à l'église. Bree avait commencé le travail de recherche le coeur léger mais en octobre 2008, son humeur s'était assombrie. Elle avait découvert qu'un des guéris, Robert Rivard avait été hospitalisé pour des migraines en chaîne. Il avait été placé en hôpital psychiatrique. Jamie s'était rendu à Oakville dans l'espoir de le voir. Il avait fini par tomber sur un aide-soignant qui avait accepté de parler pour 60 $. Rivard avait été classé dans la catégorie des semi-catatoniques. Autrement dit un légume. Jamie et son amie avait découvert que 9 personnes sur 15 de la liste se portaient bien. Rowena en faisait partie. Ainsi que Ben Hicks que Jamie était allé interroger lui-même, cinq mois après sa guérison. Il lui avait raconté sa propre guérison au début des années 90, suivie d'effets secondaires troublants. Ben n'avait pas ressenti tout ça. Mais Jamie pensait aux autres. Patricia Farmingdale, guérie d'une neuropathie périphérique par Jacobs avait tenté de se rendre aveugle en se versant du sel dans les yeux. Stefan Drew avait été saisi de crises de marche irrépressibles après avoir été guéri d'une supposée tumeur au cerveau. L'envie lui venait brusquement, il ne pouvait pas s'empêcher de marcher. Un autre s'était suicidé après avoir attrapé le syndrome de la Tourette. Un jour, Bree avait trouvé la notice nécrologique d'une certaine Catherine Morse. Elle s'était suicidée en se jetant d'un pont. Elle n'avait laissé aucune lettre d'explication. Bree se demandait si c'était lié à Jacobs. Jamie en était convaincu. Il se demandait combien d'autres victimes de Jacobs allaient exploser au cours des prochaines années. Lui-même pouvait aussi être concerné. La mort de Catherine Morse était la dernière preuve dont il avait besoin pour sceller sa décision. Il voulait arrêter Jacobs. Bree était effrayée. Jamie aurait besoin d'elle pour savoir où Jacobs se cachait mais il ne voulait pas qu'elle l'accompagne dans son périple. Jamie et Bree se quittèrent au Labor Day. Elle avait trouvé la cachette de Jacobs. À présent il se faisait appeler Daniel Charles. Il habitait à New York dans un domaine clôturé.

 

Bree lui demanda quand il partait voir Jacobs. Il répondit que ce ne serait pas avant le mois d'octobre, le temps que Hugh lui trouve un remplaçant. Elle lui fit promettre de donner de ses nouvelles chaque jour. Elle pensait qu'il n'aurait peut-être pas besoin d'y aller car Jacobs savait qu'il avait causé du tort à des gens et peut-être qu'il ne causerait plus de tort à personne. Mais  Jamie pensait qu'il avait récolté assez d'argent pour passer à autre chose. Et ça pourrait être dangereux. Il était temps que quelqu'un lui demande des comptes sur ses agissements. Elle lui téléphona dès son arrivée. Il était content pour elle. Georgia le téléphona aussi pour lui proposer un rendez-vous. Elle savait qu'il avait couché avec sa fille. Elle était même sûre que sa fille avait parlé de sa relation avec Hugh. Elle n'avait rien contre leur relation. D'autant plus que cela avait duré quelques mois. Georgia était surtout enquête pour sa fille à cause des recherches qu'elle avait faites. Alors elle en avait parlé à Hugh qui s'était mis en colère. Georgia savait que cela avait un rapport avec le prédicateur. Elle voulait juste que Jamie laisse sa fille en dehors de tout ça. Jamie répondit qu'ils s'étaient déjà mis d'accord là-dessus. Georgia lui demanda s'il comptait aller voir le prédicateur. Il ne répondit pas. Alors elle lui demanda d'être prudent. Sa fille avait été terriblement perturbée par ce prédicateur. Jamie s'en alla et trouva un motel près de la cachette de Jacobs. Il décida que l'improvisation serait peut-être la meilleure des stratégies à adopter contre Jacobs. Il eut du mal à trouver l'endroit. Des adolescents qui vendaient des légumes lui donnèrent des indications alors il leur acheta une citrouille. Il trouva l'entrée de la résidence de Jacobs. Il appuya sur le bouton de l'interphone. Quelqu'un lui répondit que Daniel Charles ne recevait que sur rendez-vous. C'était une voix familière à Jamie. Alors il dit qu'il voulait voir Dan Jacobs. La voix répondit ne pas savoir de qui il s'agissait. Soudain, Jamie comprit à qui la voix appartenait. Alors il dit son nom et qu'il avait été présent quand Jacobs avait fait son premier miracle. Un très long silence suivit. Al Stamper lui demanda de détailler le miracle. Jamie parla de Conrad qui avait perdu sa voix. Après quoi, Charles en personne lui répondit que c'était formidable de le revoir.

 

Al Stamper lui ouvrit la porte d'entrée. Il avait encore grossi. Il dit à Jamie que son patron avait beaucoup de travail et avait été souffrant. Puis il emmena Jamie à la cuisine. Jacobs arriva en boitant légèrement. Il avait des cheveux blancs à présent. Mais ses yeux bleus étaient plus perçants que jamais. Jacobs lui demanda de ces nouvelles. Alors Jamie lui parla de sa famille. Jacobs demanda aussi de nouvelles de Hugh. Puis il demanda à Stamper d'aller chercher de la citronnade. Jamie pouvait sentir la jalousie de Stamper. Jacobs l'emmena dans sa bibliothèque. On y voyait la vallée de l'Hudson. Jacobs constata que Jamie n'avait pas retouché à la drogue. C'était sa manière de lui rappeler la dette que Jamie avait envers lui. Stamper apporta la citronnade. Jamie se moqua de sa façon de s'habiller et le chanteur sortit bruyamment. Jamie remarqua que Jacobs avait les mains qui tremblaient. Jacobs lui reprocha ses moqueries envers son assistant. Il lui dit que sa mère ne serait pas fière de lui. Il avait senti que Jamie n'était pas à l'aise. En réalité Jamie était furieux. Il se trouvait dans une demeure de luxe pour les expérimentations électriques de fin de vie de Charles Jacobs. Pendant qu'ailleurs, Robert Rivard était debout dans un coin de sa chambre avec une couche-culotte. Alors pour se calmer il pensa à Bree. Jamie constata que Jacobs avait de l'arthrite. Il demanda à Jacobs pourquoi il ne s'autoguérissait pas. Est-ce que c'était à cause des effets secondaires. D'un signe de la main, Jacobs lui fit comprendre qu'il devait arrêter ses insinuations. Il est lui demanda pourquoi il était venu le voir. En échange il lui dirait pourquoi il était content de le revoir. Jamie lui demanda simplement d'arrêter les guérisons. Jamie sentit que Jacobs savait pourquoi il était venu. Et même qu'il l'attendait. Alors Jamie lui parla de toutes les victimes qu'il avait listées. Il commença par Hugh. Jacobs lui demanda quels étaient ses effets secondaires. Jamie répondit qu'il faisait des mauvais rêves. Jamie ne réussit à surprendre Jacobs qu'une seule fois en lui parlant de Cathy Morse. Jacobs lui dit que les personnes qu'il avait guéries souffraient de troubles psychosomatiques et donc se guérissaient d'elles-mêmes.

 

Jacobs demanda à huit combien de gens pensait-il qu'il avait vraiment guéri par le biais d'une intervention électrique. Jamie répondit qui avait fait la liste et elle était plutôt courte. Jacobs avait fait sa propre liste et elle était beaucoup plus longue. Parce qu'il savait quand ça marchait. D'après lui, seulement quelques-uns souffraient par la suite d'effets secondaires. Peut-être 5 %. Jamie lui demanda s'il était au courant pour toutes les victimes dont il lui avait donné les noms à par Cathy Morse. Jacobs ne répondit pas. Évidemment, il était au courant. Pour Jacobs ce n'était que des rats de laboratoire. Jamie ajouta que si Jacobs utilisait sa mise en scène religieux c'était pour éviter d'être inquiété par la police. Il devait avoir probablement un laboratoire chez lui et si ces patients y venaient, le gouvernement l'arrêterait pour expérimentation sur des sujets humains. Les journaux le qualifieraient de Josef Mengele. Jacobs se vanta d'avoir exhibé de fausses tumeurs car c'était nécessaire. Il reprocha à Jamie de se poser en juge. Jamie rétorqua qu'il avait choisi Cathy Morse parce que c'était une fille canon pour appâter ses clients à la foire. Elle n'était pas malade ni volontaire. Jacobs prétendit qu'il pouvait y avoir une autre raison au suicide de Cathy. Il prétendit avoir arrêté ses expériences. Il pensait que la capacité d'attention des gens était limitée et que son nom finirait par être oublié. Mais Jamie ne pensait pas que Jacobs arrêterait ses recherches. Jacobs demanda à Jamie de le suivre. Il voulait lui montrer quelque chose. Jamie constata que les offrandes d'amour continuaient d'arriver chez Jacobs. Stamper était en train d'ouvrir le courrier dans lequel il y avait des billets. Stamper aurait voulu pouvoir répondre à toutes les lettres mais il n'avait pas d'ordinateur et il était seul à répondre. Jacobs ne voulait pas embaucher quelqu'un pour cela. En circulant dans la résidence, Jamie constata que des planches se fendaient par endroit et que la peinture s'écaillait. La pelouse n'avait pas été tondue depuis longtemps. Jacobs demanda à Jamie où il croyait que le labo se situait. Jamie désigna la grange la plus grande. Jacobs lui dit qu'il se trompait car à mesure que l'on progresse vers le but ultime, les infrastructures de soutien tendent à se réduire. Son laboratoire se trouvait dans une humble cabane à outils. À l'intérieur, il y avait un établi vide, quelques carnets et un ordinateur. Il y avait aussi des boîtiers métalliques qui bourdonnaient. Par terre était posé un caisson vert avec un écran posé dessus. Jacobs frappa dans ses mains et l'écran s'alluma, affichant une série de colonnes rouges, bleues et vertes. Jamie demanda où se trouvaient ses instruments et ses machines. Jacobs répondit que c'était l'ordinateur et il désigna sa propre tempe. Il prétendait que son laboratoire était l'établissement de recherche électronique le plus perfectionné du monde. Il produisait de l'électricité par géothermie. Jamie ne voulait pas le croire. Pourtant Jacobs affirma pouvoir alimenter toute la baie de l'Hudson. Mais générer de l'énergie ne l'intéressait pas. Il voulait laisser le monde suffoquer sur ses propres déjections. L'énergie géothermique était une impasse pour l'objectif qu'il poursuivait. Jamie avait compris que son installation fonctionnait à l'énergie secrète. Jacobs avoua que depuis son départ de Harlow, sacs et c'était la recherche et la maîtrise de potestas magnum universum, la force actionnant l'univers. Tout ce qui intéressait Jamie était de savoir si Jacobs allait arrêter ses guérisons. Jacobs prétendait que bientôt la fission nucléaire serait rétrogradée au rang de vilaine demoiselle d'honneur et la fusion deviendrait la belle mariée. Jacobs déplorait que l'électricité soit désormais considérée comme une antiquité.

 

Jamie lui dit que tout cela commençait à lui foutre les jetons. Mais Jacobs n'y prêta aucune attention. Jacobs prétendit que d'autres avaient commencé à visiter des salles remplies d'objets d'une surnaturelle beauté. Tout en gardant secrètes leurs découvertes. Il prétendait avoir découvert une source d'énergie bien plus puissante que le nucléaire. Jamie lui demanda comment son énergie fonctionnait. Il voulait savoir ce qu'il comptait faire avec son énergie. Jacobs semblait en transe et ne répondit pas tout de suite. Il se dégagea de Jamie qui l'avait saisi et se mit à faire les 100 pas en reprenant son ton de conférencier. Il dit qu'il avait d'abord utilisé du palladium pour sa guérison puis de l'osmium. Ensuite, il avait utilisé un alliage de ruthénium et d'or ce qui lui avait permis d'utiliser des anneaux plus petits et plus puissants. Puis Jacobs proposa à Jamie de sortir. Jamie était ébranlé. Il ne comprenait pas le courant utilisé par Jacobs mais il mettait son sang en effervescence. Cela fit rire Jacobs. Jamie demanda à Jacobs pourquoi il avait fait croire que sa femme et son fils  étaient morts noyés. Tout à coup, le visage de Jacobs exprima une rage sombre et profonde. Il répondit que les gens ne méritaient pas la vérité. C'était très bien comme ça car selon lui les gens ne voulaient pas la vérité. Ils voulaient seulement être guéris. Ils retournèrent dans la bibliothèque. Il dit à Jamie que la raison pour laquelle il était content de le voir c'était parce qu'il voulait l'embaucher. Stamper ne voulait pas le suivre dans ses expériences scientifiques pensant que c'était une abomination. Il proposa de tripler le salaire que Hugh lui offrait. Jamie était abasourdi. Il voulait savoir quel était le but de Jacobs. Jacobs refusa de le lui dire tant qu'il ne travaillerait pas avec lui. Mais Jamie le salua et voulut partir. Jacobs était déçu et fâché. Il ne comprenait pas pourquoi il avait fait toute cette route pour venir rabrouer vieil homme fatigué qui lui avait sauvé la vie. Jamie lui demanda ce qu'il ferait si cette électricité secrète échappait à son contrôle. Jacobs refusa de croire que cela arriverait. Alors Jamie évoqua Tchernobyl. C'était un coup bas pour Jacobs et il le congédia. Jamie lui dit qu'il éprouvait de la gratitude pour ce qu'il avait fait pour lui mais il ne voulait pas travailler pour un homme qui se vengeait sur des gens brisés parce qu'il ne pouvait se venger sur Dieu d'avoir tué sa femme et son fils. Jacobs devint blême. Alors Jacobs lui dit qu'ils n'en avaient pas terminé. Jamie s'en alla. Puis il téléphona à Bree. Elle lui demanda si tout allait bien. Jamie acquiesça. Il raconta tout y compris que Jacobs lui avait offert un boulot. Elle parla de New York. L'enthousiasme que Jamie avait perçu dans sa voix l'avait vieilli d'un coup. Il se rendit compte qu'il avait oublié de donner à Jacobs la citrouille qu'il avait achetée aux adolescents.

X

 

Mariage. Comment faire bouillir une grenouille. Tournée des retrouvailles. « Lis ça : ça devrait intéresser. »

 

Jamie parla plein de fois au téléphone avec Bree mais ne la revit à avant le 19 juin 2011 pour son mariage. Ils évoquaient encore Jacobs. Ils avaient identifié une demi-douzaine d'autres cas associés à des effets secondaires. Puis, petit à petit, leurs conversations tournèrent autour du travail. Elle lui avait parlé de celui qui allait devenir son mari George Hugues. C'était un avocat d'affaires haut placé. Le site du pasteur Danny avait été fermé. Il n'y avait presque plus d'échanges sur Internet à son propos. Stamper avait repris la musique et la résidence de Jacobs avait été louée. Hugh était venu au mariage avec toute l'équipe du studio. Jamie discuta avec le mari de Bree. Il n'eut pas l'impression que Bree lui avait racontée qu'il était une vieille bagnole sur laquelle elle s'était entraînée. Hugh offrit à la mariée un voyage à Hawaï. Charles Jacobs n'avait jamais vraiment quitté les pensées de Jamie. On lui proposa de jouer de la guitare pour le bal du mariage mais il refusa. Il n'avait pas joué en public depuis plus d'un an. Pourtant il éprouva de la nostalgie en regardant le groupe jouer. Georgia le sentit et lui prit la main. Il lui dit que l'époque où il montait sur scène avec une guitare devant un public était révolue. Il se fourrait le doigt dans l'oeil.

Le soir de ses 56 ans, Jamie fut invité à dîner par Hugh et sa copine. Jamie pensait que pour la plupart des gens, les délires trompeurs de la vie commençaient à s'atténuer après 50 ans. Les journées passaient plus vite et les douleurs se multipliaient. Mais il y avait des compensations. Comme une plus juste appréciation des choses. Jamie était déterminé à être le mec le plus réglo possible. Il était impliqué dans un foyer de sans-abri et soutenait trois ou quatre personnalités politiques défendant l'idée radicale que le Colorado n'était pas fait pour être bétonné. Il se maintenait physiquement en faisant du tennis et du vélo. En retournant à Harlow en 2013 pour comprendre la vérité, il se rendit compte qu'il n'était lui aussi qu'une grenouille dans la marmite. Il était entré dans l'eau froide mais elle avait chauffé progressivement et il avait été trop stupide pour s'en rendre compte. La bonne nouvelle était que l'eau était encore tiède. Le 1 9 juin 2013,1 an après la naissance du premier enfant de Bree et de George Hugues, Jamie avait trouvé dans sa boîte aux lettres une enveloppe décorée de ballon. C'était une lettre de son frère Terry. C'était une invitation pour son 35e anniversaire de mariage et pour le premier anniversaire de sa petite fille. Terry avait ajouté une note manuscrite pour lui dire que son petit frère lui manquait. Mais il n'avait aucune envie de revenir à Harlow. Il avait une femme de ménage qui s'appelait Darlene et qui venait une fois par semaine. Elle avait repêché l'invitation du panier « un de ces jours » qui servait à Jamie pour le courrier auquel il ne répondait jamais. Darlene avait posé l'invitation sur la table de la cuisine. Alors Jamie envoya un message à son frère pour lui dire qu'il viendrait. Ce fut un super week-end et il se demanda comment il avait pu imaginer décliner l'invitation. Il fut émerveillé de revoir sa ville. C'était comme si son enfance était encore là. Il constata que la maison familiale avait été agrandie. Sa famille était attablée dans la salle à manger. Il y avait eu du mal à reconnaître son frère Terry et son frère Connie. Connie l'étreignit puis Terry il rejoignit dans l'étreinte. Connie pleura. Il se mirent à danser et Jamie trouva ça bon.

 

Connie lui présenta son collègue de l'université d'Hawaï. Il réalisa pour la première fois que son frère était gay. Il était sûr que ses parents l'avaient su beaucoup plus tôt. Il se rappela que son père lui avait dit une fois qu'il priait pour ce foutu sida. Dawn, la fille de Terry et Annabelle les rejoignit avec Cara Lynne dans les bras. Jamie demanda à prendre le bébé dans ses bras. D'habitude le bébé se mettait à hurler quand c'était quelqu'un qu'elle ne connaissait pas. Mais il n'en fut rien. Le lendemain, d'autres personnes arrivèrent à la fête. C'étaient les employés de Terry qui avait agrandi l'affaire de son père. Il possédait une chaîne d'épiceries. Il possédait également le circuit automobile de Littleton. Jamie réalisa soudain que son frère était riche. Jamie se retrouva à trimbaler Cara Lynne tout l'après-midi et elle avait fini par s'endormir sur son épaule. Voyant ça, son papa était venu le libérer de son fardeau. Il n'en revenait pas. Le bébé était plutôt sauvage avec les gens d'habitude. La fête se déplaça vers la grange Eurêka. Il y avait une piste de danse. Cela fit remonter les souvenirs de Jamie. Il se rappela de son premier concert. Il attrapa un dessert pour aller le manger à l'extérieur. Il se retrouva devant l'escalier de secours sous lequel il avait embrassé Astrid pour la première fois. Norm apparut. Il avait bien changé. Il proposa à Jamie de jouer de la guitare. Il donna des nouvelles de Kenny et de Paul. Kenny était devenu agent d'assurances. Il était présent à la fête. Paul s'était tué en faisant de l'escalade en 1990. Astrid avait laissé tomber l'université pour se marier puis divorcer. Trois Chromes Roses sur quatre, c'était pas mal, surtout qu'ils avaient donné leur dernier grand concert 35 ans plus tôt. Quand Jamie monta sur scène, il avait vraiment l'impression de vivre un rêve particulièrement vivant. Kenny annonça que les Chromes Roses étaient reconstitués. Jamie se rappela de comment était la vie avant qu'il ne s'aperçoive qu'il était une grenouille dans une marmite. Ils firent une pause à 23:00. La plupart des irréductibles s'étaient assis, heureux d'écouter mais trop crevés pour danser. Norm trouvait Jamie bien meilleur qu'avant. À 14 ans, Jamie n'aurait jamais cru qu'un jour viendrait où il sera meilleur guitariste que Norm mais ce jour était arrivé. Jamie raccompagna son neveu. Il se demanda s'il dormait dans son ancienne chambre.

 

Terry était dans la remise. Il avait changé ses fringues de soirée contre une combinaison. Il lustrait une Chevrolet Chevelle SS de la fin des années 60. Il l'avait achetée aux enchères pour la faire revivre. Ils évoquèrent la Fusée du Macadam I. Duane Robichaud était mort d'un cancer. Jamie demanda à son frère s'il pensait souvent à Claire. Terry répondit qu'il y pensait tous les jours et aussi à Andy, mais moins souvent. Mais il ne voulait pas en parler car ça le bouleversait. Il venait de passer une bonne mais néanmoins longue et stressante journée. Jamie regretta d'avoir évoqué le souvenir de Claire. Terry lui proposa de rester passer la nuit mais jamais il ne pouvait pas car il avait promis à Connie de prendre le petit déjeuner à l'auberge avec lui et son compagnon. Terry n'aimait pas le compagnon d'Andy pensant que c'était un gigolo car il était beaucoup plus jeune que lui. Terry dit à son frère qu'il avait assuré à la guitare. Jamie le remercia et se dirigea vers sa voiture. Terry le rappela pour lui rappeler le Terrible Sermon. Terry  aurait voulu revoir le pasteur pour lui serrer la main quand il pensait à Claire. Terry pensait que chaque mot du pasteur prononcé ce jour-là était juste. Le lendemain, Jamie déjeuna avec sa famille. Cara Lynne était sur ses genoux pendant presque tout le repas. Quand il la rendit à sa maman, la fillette tendit les bras vers lui. Jamie lui dit qu'il devait s'en aller et elle se mit à pleurer. Elle avait les mêmes yeux que la mère et la soeur de Jamie. Alors Jamie s'en alla. Pendant le voyage du retour, Jamie pensa à Cara Lynne. Elle avait à peine un an mais elle avait voulu qu'il reste un peu plus. C'était comme ça qu'on savait qu'on était chez soi.

 

En mars 2014, une alerte au blizzard monstre fut relayée par la météo. Jamie aida Hugh et Mookie à barricader les studios et la grande maison. Avant de repartir, Jamie prit le temps de distribuer quelques tranches de pommes aux chevaux mêmes si Bartleby était mort depuis trois ans. Puis il déposa Mookie à sa pension de famille. Le vent soufflait et la neige tombait dru. Nederland était désert. Quand il rentra chez lui, il découvrit une enveloppe dans sa boîte aux lettres. Il reconnut l'écriture de Jacobs. La lettre avait été postée de Motton à côté de Harlow. Cela alarma Jamie. Il avait envie de la déchirer en morceaux, ouvrir la porte pour laisser le vent éparpillé les fragments. Longtemps après, il s'imaginait encore le faire et se demandait ce qui aurait pu être changé. Mais au lieu de ça, il ouvrit et lut. Jacobs lui annonçait avoir subi un AVC à l'automne 2012 et un autre, un peu plus sérieux, lors du dernier été. Il prévenait Jamie et s'il refusait de répondre il lui enverrait un émissaire. Il lui redemandait d'être son assistant. Son travail était dans sa phase finale. Il restait une ultime expérience. Il ne voulait pas la réaliser seul. Il avait besoin d'un témoin. Cette expérience avait un intérêt presque aussi grand pour Jamie que pour lui selon Jacobs. Jacobs savait que Jamie allait accepter. Jamie avait le sentiment qu'il était trop tard pour reculer à présent. Il y avait une autre lettre à l'intérieur de l'enveloppe. Elle était dans une plus petite enveloppe. Il reconnut tout de suite l'écriture. Il eut un malaise qui se dissipa. C'était une lettre d'Astrid qui souffrait d'un cancer du poumon. Sur les conseils d'une amie infirmière, Jenny, elle avait écrit à Jacobs. Jamie avait la tête qui cognait. Pour la première fois depuis des années, il regrettait de ne pas être un drogué. Il ferma les yeux et repensa à Astrid quand son visage était jeune et radieux. Puis il rouvrit les yeux et lut le mot que Jacobs avait rajouté en-dessous. Il avait lu le dossier médical d'Astrid et prétendait pouvoir la sauver. Mais il lui restait peu de temps. Jamie devait décider tout de suite.

 

Jamie se demanda pourquoi Jacobs ne lui avait pas téléphoné si c'était si urgent. Il savait pourquoi. Il voulait que le temps presse parce que ce n'était pas d'Astrid qu'il se souciait. Elle était juste un pion sur son échiquier. Alors que Jamie était l'une de ses pièces maîtresses sans savoir pourquoi. Jacobs lui laissait son numéro de fixe et son numéro de portable. Si Jamie acceptait de l'appeler, Jacobs téléphonerait à Astrid. Alors il monta dans son appartement pour téléphoner. Immédiatement Jacobs répondit. Jamie le traita de salopard. Mais Jacobs voulait juste connaître sa décision. Sa question était de pure forme. Jamie lui répondit qu'il serait là aussi vite que possible. Il était d'accord pour que Jacobs soigne Astrid mais il ne devrait pas la laisser partir de chez lui avant que Jamie l'ait vue. Jacobs semblait déçu que Jamie ne lui fasse pas confiance. Mais il était passé maître dans l'art de projeter les émotions. Jamie lui dit qu'il l'avait vu à l'oeuvre. Pourquoi est-ce qui lui ferait confiance. Il pensait que la vie était une roue qui revenait toujours à son point de départ.

 

XI

Goat Mountain. Elle attend. Mauvaise nouvelle du Missouri.

 

Six mois après la brève réincarnation des Chromes Roses, Jamie reprit la route de Castle. Pas pour aller à Harlow cette fois. Il s'arrêta à Longmeadow où il allait pique-niquer avec l'UJM. Il n'avait pas le temps d'aller revisiter la cabane en ruine où Astrid et lui avaient perdu leur virginité. De toute façon, la route était interdite. Il arriva à la loge de Goat Mountain. Il y avait là un gardien en uniforme. Il était armé. Puis Jacobs sortit de la loge. Il avait maigri et son côté gauche était paralysé. Il monta dans la voiture de Jamie. Jamie demanda si Astrid était là. Jacobs acquiesça. Mais il ne l'avait pas encore soignée. Jamie pourrait la voir quand elle irait manger au restaurant car il y avait des caméras de surveillance. Jacobs avait acheté la station de ski. Jacobs jubilait car il trouvait que Jamie s'était montré hautain la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Jamie se sentait piégé. Il était là à cause d'une fille qu'il n'avait pas revue depuis 40 ans. Jamie lui demanda s'il la laisserait vraiment mourir. Jacobs acquiesça. Jamie lui demanda pourquoi il le considérait si important. Jacobs lui répondit qu'il était sa destinée. Il l'avait su la première fois qu'il avait vu Jamie, à genoux devant la maison de ses parents à touiller la terre. Jamie lui demanda si ce qu'il faisait était dangereux.

 

 

Jacobs sembla réfléchir à l'opportunité ou non de lui répondre. Mais ils arrivèrent devant l'hôtel Goat Mountain. Jacobs avait réservé une suite pour Jamie. Il fut accompagné par Rudy Kelly, un infirmier qui était également assistant personnel de Jacobs. Jamie était venu dans l'hôtel quand il était enfant mais il n'était jamais monté dans les étages. L'atmosphère d'abandon était notable. Sa suite sentait le moisi mélangé à l'odeur de la peinture fraîche du hall d'entrée. Rudy lui dit que Jacobs l'attendrait à 18 h dans son appartement pour le dîner. Une fois seul, Jamie n'arrêtait pas de penser Astrid. L'appartement de Jacobs était situé au rez-de-chaussée. Il accueillit Jamie en souriant. Il avait renoncé à la viande depuis deux ans. Jamie devrait se contenter d'une soupe et d'une salade. Jamie demanda à voir Astrid. Jacobs lui dit que Jenny lui avait retiré sa confiance. Pourtant il avait guéri Jenny de son arthrite. Mais elle était devenue soupçonneuse en découvrant que Jacobs avait abandonné tout son décorum religieux. Jamie voulut savoir si Jenny souffrait d'effets secondaires. Jacobs répondit que ce n'était pas le cas. Puis Jacobs emmena Jamie dans son bureau. L'ordinateur était allumé, l'écran extra large affichait toujours des chevaux galopants. Quand Jacobs toucha le clavier, les chevaux cédèrent la place à un simple bureau bleu sur lequel il n'y avait que des enculés dossiers nommés A et B. Il cliqua sur A qui contenait une liste de noms et d'adresses. C'était sa liste de guérisons vérifiées par l'administration de courant électrique sur le cerveau. Il y avait plus de 3000 guérisons. Jamie le croyait. Dans le dossier B, il y avait aussi des noms et des adresses mais la liste était beaucoup plus courte. C'était les gens qui avaient éprouvé des effets secondaires. Il y en avait 87. Jacobs tentait de rassurer Jamie car il voulait avoir un assistant consentant plutôt qu'un assistant réticent. Jamie lui dit qu'il tiendrait sa promesse. À condition qu'il parvienne à guérir Astrid. Une femme entra pour apporter le dîner. Elle s'appelait Norma. Jacob prétendit l'avoir guérie d'un problème psychologique. Elle avait une aversion profonde pour le contact physique avec autrui. Pas complètement, d'après Jamie car il avait gardé sa main dans celle de la femme un peu plus longtemps que nécessaire quand elle l'avait salué. Il avait noté son malaise. Après le dîner, Jacobs emmena Jamie voir Astrid. Il l'emmena dans la salle des écrans de contrôle. Jamie regarda l'écran qui montrait le restaurant. Il vit ce quil restait de la première fille qu'il avait aimée Astrid était une vieillarde en fauteuil roulant. Jenny lui avait mis un grand bonnet sur la tête mais celui-ci avait glissé sur le côté et on pouvait voir un crâne chauve duveté de blanc.

 

Elle avait du mal à boire sa soupe. Jamie ressentit le besoin de s'asseoir en voyant cette scène. Pendant ce temps-là, Jacobs souriait. Jamie pensait qu'il n'aurait pas tenir sa part du marché diabolique conclu avec Jacobs. Il n'y avait aucun moyen de ressusciter la femme dans le fauteuil roulant. Il demanda à Jacobs d'éteindre l'écran. Pendant la nuit, il fit un cauchemar et quand il se réveilla il constata que le stress avait fait revenir les effets secondaires. Il était en train de s'infliger des coups répétés de stylo sur l'avant-bras gauche. Incapable de se rendormir, il regarda les ténèbres du dehors. Le lendemain matin, il prit le petit déjeuner avec Jacobs. Jacobs lui montra ses instruments de guérison. Il n'utilisait plus les alliances. Il allait soigner Astrid mais Jamie n'était pas obligé d'assister à ça. Il lui conseilla d'aller rendre visite à sa famille. Jamie n'avait aucune intention de se défiler et de laisser Jacobs effectuer une guérison bidon. Alors que Jacobs lui dit que ce serait sympa de retravailler avec lui comme au bon vieux temps. Le courage manqua temporairement à Jamie quand il se trouva devant la salle où Jacobs voulait opérer. Mais il se reprit. Il vit qu'Astrid portait un masque à oxygène. Astrid regarda Jamie avec le regard plein de désintérêt de celle qui consacre toute son énergie à surmonter sa douleur. Puis sa tête se redressa en sursaut. Sa bouche s'ouvrit sous le masque transparent qu'elle déplaça. Elle cacha son visage de ses mains car elle ne voulait pas que Jamie la voie dans un tel état. Elle se mit à pleurer. Ses larmes lavèrent ses yeux. C'était bel et bien Astrid. C'était toujours la jeune fille qu'il avait aimée. Elle prononça son prénom. Alors Jamie posa un genou en terre et il prit l'une de ses mains, la retourna pour en baiser la paume. Elle ne voulait pas qu'il reste pour  la regarder  Alors il la rassura. Jacobs avait attiré Jenny a l'écart pour accorder un moment d'intimité à Jamie et à Astrid. Le côté infernal de la vie avec Jacobs, c'est que parfois il savait se montrer tendre et prévenant. Astrid lui dit que sa façon de se tuer était vraiment idiote et le plus drôle c'était qu'elle avait encore envie de fumer. Elle lui apprit qu'elle avait arrêté de fumer pendant sept mois pendant sa grossesse mais elle avait perdu le bébé. Elle croyait que quelque chose se jouait de nous. Alors Jamie lui dit que c'était merveilleux de la revoir. Elle lui dit qui dit qu'il était un sacré menteur et lui demanda avec quoi Jacobs le tenait. Il ne répondit pas. Elle constata qu'il n'avait pas perdu ses cheveux contrairement à elle. Jacobs annonça qu'il était temps de commencer. Il dit à Astrid qu'elle allait probablement s'évanouir. Elle aurait voulu s'évanouir définitivement.

 

Jamie ouvrit le coffret contenant les instruments de Jacobs. C'était deux tiges d'acier avec un embout en plastique noir et un boîtier de contrôle blanc avec un bouton-curseur sur le dessus. Jacobs fit se toucher les tiges puis il demanda à Jamie de prendre le boîtier de contrôle et de déplacer très légèrement le curseur. Jacob écarta l'un de l'autre les embouts en plastique. Il y eut une brillante étincelle bleue puis un bourdonnement. Jacobs demanda à Jenny de placer ses mains sur les épaules d'Astrid. Jenny demanda où il avait mis ses alliances sacrées. Il répondit que sinstruments étaient plus efficaces que les alliances. Il prétendit utiliser une énergie inconnaissable. Puis Jacobs chassa les tiges sur les tempes d'Astrid. Il demanda à Jamie de déplacer le curseur. Au bout de quatre clics, Jamie devrait arrêter. Astrid eut le temps de dire : « c'était chouette de te revoir, Jamie ». Jamie déplaça le curseur et compta les clics. Rien ne se produisit. Jacobs lui demanda d'avancer de deux clics supplémentaires. Toujours rien. Alors Jacobs lui demanda d'opérer un clic supplémentaire. Cette fois, le bourdonnement qui monta de l'autre côté de la pièce fut beaucoup plus fort. Durant un instant, Jamie fut aveuglé. Jenny cria. Astrid convulsa si fort que Jenny fut propulsée en arrière. Une alarme de sécurité se déclencha. Rudy arriva en courant avec Norma. Jacobs reprocha à Rudy de ne pas avoir coupé l'alarme. Les bras d'Astrid s'agitèrent au-dessus de sa tête. Jacobs s'empara du boîtier de contrôle et repoussa le curseur dans sa position initiale. Astrid émit des hoquets étranglés. Jacobs avait le regard brillant. Il semblait rajeuni de 20 ans. Puis il demanda à Norma de sortir pour annoncer à la sécurité que le déclenchement de l'alarme était accidentel.

 

Astrid ouvrit les yeux. Elle battait des bras comme un nageur en train de se noyer. Jamie la retint et la repoussa dans son fauteuil avant qu'elle ne tombe. Elle s'était pissée dessus. Elle avait de l'écume au bord des lèvres. L'alarme fut arrêtée. Jenny ordonna à Jacobs d'appeler un médecin. Il lui demanda d'accorder à Astrid encore une minute. Astrid dit qu'il y avait une porte dans le mur. Sa voix n'était plus enrouée. Elle dit à Jacobs qu'il ne pouvait avoir la petite porte parce qu'elle était couverte de lierre. Elle annonça que quelqu'un attendait au-dessus de la ville détruite. Jacobs demanda qui. Astrid le regarda et lui répondit : « pas celle que vous voulez ». Alors Jacobs la gifla. Il voulait recommencer mais Jamie l'en empêcha. Jenny voulait s'en prendre à Jacobs mais Astrid lui demanda d'arrêter. À présent, sa voix était claire. Astrid se rendit compte qu'elle était guérie. Elle ne ressentait plus de douleur. Elle pouvait respirer. Alors Jenny s'agenouilla et récita le Notre Père. Norma elle aussi était à genoux. Astrid voulut se lever mais ses jambes étaient atrophiées. Jamie lui dit qu'elle était encore trop faible pour se lever. Semblant se réveiller, elle lui demanda si c'était bien lui. Alors Jacobs expliqua à Jamie que la perte de la mémoire à court terme n'était pas rare après le traitement. Jacobs demanda à Astrid qui était le président. Elle répondit Obama. Elle se sentait réellement mieux. Elle voulait savoir si ça allait durer. Jacobs acquiesça. Astrid était étonnée que Jamie ait les cheveux blancs. Elle se souvenait qu'il était musicien mais ne dansait bien que quand il était stone. Elle pleurait. Les muscles sous sa peau semblaient se raffermir et se tendre à vue d'oeil. C'était merveilleux et affreux. Jacobs lui redemanda ce qu'était cette porte dans le mur dont elle avait parlé. Elle ne s'en souvenait pas. Alors il lui demanda de se reposer. Mais elle avait envie de danser de joie. Jamie avait dans l'idée que Jacobs était profondément déçu de l'échec d'Astrid à se rappeler la porte et la ville. Mais Jamie n'avait pas envie de savoir ce qu'elle avait vu quand l'électricité secrète de Charlie s'était engouffrée dans son esprit. Il craignait de ne le savoir que trop bien. Elle avait parlé de la Mère. Au-dessus du ciel de papier.

 

Astrid dormit plusieurs heures. À son réveil, elle avait faim. Jacobs en fut ravi et demanda à Norma de préparer un croque-monsieur et du gâteau pour Astrid. Elle avait envie de rentrer chez elle. Elle dit à Jacobs qu'elle le bénirait dans ses prières. Il était d'accord pour qu'elle rentre chez elle. Jenny semblait soulagée. Elle voulait s'en aller tout autant qu'Astrid, quoique pas forcément pour les mêmes raisons. Astrid proposa à Jacobs de le remercier. Il pouvait lui demander ce qu'il voulait. Il répondit il voulait qu'elle mange, qu' elle dorme et qu'elle récupère ses forces. Elle promit de ne plus jamais toucher une seule cigarette. Il répondit qu'elle n'en aurait plus envie. Il demanda à Jenny d'engager un kinésithérapeute pour Astrid. Il meurt demanda de le laisser en dehors de tout ça. Il ne voulait pas avoir afffaire à des hordes de malades. Astrid devrait simplement à son médecin qu'elle avait prié pour une rémission. Astrid demanda à Jamie de lui ramener un coca car elle voulait parler avec lui. Quand elles furent parties, Jacobs dit à Jamie qu'il devait conclure leur marché. Jamie était d'accord. Il avait constaté que Jenny ne l'aimait plus tellement depuis qu'il avait abandonné Jésus. Jamie avait constaté qu'elle avait peur de lui. Jacobs apprit à Jamie qu'il aurait été incapable de guérir Astrid cinq ans plus tôt. Il avait envie de faire quelque chose dès cet été.

 

Jamie tendit son verre de coca à Astrid. Elle avait l'impression qu'elle lui devait autant qu'à Jacobs. Il reconnut que Jacobs l'avait contacté. Elle voulait savoir pourquoi il avait accepté de venir. Il lui dit qu'à une époque elle était tout pour lui. Elle lui demanda s'il avait promis quelque chose de spécial à Jacobs. Il mentit en disant qu'il n'y avait absolument aucun marché. Elle posa sa main sur le devant du jean de Jamie. Elle lui était reconnaissante d'avoir été doux pour sa première fois. Lui aussi était tout pour elle. Ses yeux étaient pleins de vitalité et d'inquiétude. Elle sentait qu'il avait promis quelque chose à Jacobs. Elle lui conseilla de se méfier de lui car il était dangereux. Il chercha à rassurer. Elle lui réclama un baiser. Comparé à ce qu'elle avait été le matin même, elle était magnifique. Il l'embrassa. Il ne restait nulle braise sous les cendres. Mais il n'en restait pas moins lié l'un à l'autre. Jacobs était le noeud. Elle lui caressa la nuque. Elle le remercia.

 

Jamie parla avec Jenny. Il voulait savoir si elle habitait assez près de chez Astrid pour surveiller ses progrès. Jenny lui répondit qu'elle avait emménagé avec elle quand elle était tombée malade. Alors Jamie lui donna son numéro de téléphone. Il voulait prévenir Jenny qu'Astrid pouvait avoir des effets secondaires. Elle était au courant. Jacobs l'avait prévenue. Astrid pourrait avoir des crises de somnambulisme. Jamie pensa qu'il pouvait y avoir bien plus que ça. Alors il demanda à Jenny de le prévenir s'il y avait quoi que ce soit d'autre. Elle lui demanda à quoi elle devait s'attendre. Il ne le savait pas vraiment. Jenny embrassa Jamie sur la joue. Jamie regarda partir Astrid et Jenny. Astrid le remercia encore. Il embrassa Astrid sur le front. Il lui conseilla de profiter de la vie. Elle lui répondit : « fais attention ». Il voulait qu'elle ne s'inquiète pas. Mais elle lui dit que ce serait le cas. La maladie désormais bannie du corps d'Astrid permit à Jamie de voir en elle la jeune fille de naguère qu'il avait embrassée sous l'escalier de secours. Jamie rejoignit Jacobs. Jacobs se demandait si ces femmes sauraient garder le secret. Il demanda à Jamie s'il tiendrait sa promesse. Il acquiesça. Jacobs lui proposa de rester encore cette nuit mais Jamie refusa. Jacobs lui dit qu'ils avaient passé une bonne partie de leurs vies à se heurter l'un à l'autre comme deux boules de billard, mais cette situation allait bientôt se terminer.

 

Jamie retourna chez lui le lendemain. Il avait reçu un message de Jenny. Astrid allait bien. Elle avait rajeuni. Il avait reçu un message de Bree. Elle lui annonçait que Robert Rivard était mort. Il s'était pendu dans sa chambre. Il avait laissé un mot : « je n'arrête pas de voir les âmes damnées. Elles défilent pour l'éternité.

 

XII. Livres interdits. Mes vacances dans le Maine. La triste histoire de Mary Fay. L'arrivée de la tempête.

 

Six semaines plus tard, Jamie recevait un courriel de Bree. Elle se souvenait que Jamie lui avait raconté que Jacobs lui avait parlé d'un livre intitulé De Vermis Mysterris. Cela signifiait les mystères du ver. Bree n'avait pas pu s'empêcher de se renseigner sur ce livre. Elle n'avait rien dit à son mari. Pour l'Eglise catholique, ce livre figurait sur une liste de six livres interdits. Parmi lesquels se trouvait un livre de magie Le Picatrix. Ce dernier ainsi que De Vermis Mysterris avait servi de base au grimoire fictionnel de Lovecraft : le Nécronomicon. Cinq des six livres avaient été réédités sauf De Vermis Mysterris. D'après Wikipédia, des émissaires secrets de l'Eglise catholique avaient brûlé les exemplaires de ce grimoire et il n'en restait plus que six ou sept au début du XXe siècle. Ces exemplaires avaient disparu de la circulation. Ils avaient été détruits ou ils étaient détenus par des collectionneurs privés. Ces six livres traitaient du pouvoir et des façons de l'obtenir avec l'alchimie, les mathématiques et des affreux rituels occultes. Brianna pensait que Jacobs avait peut-être bien mis la main sur un pouvoir assez phénoménal. Bree ajouta que jusqu'au XVIIe siècle, les catholiques connus pour étudier la Potestas magnum universum étaient passibles d'excommunication. Wikipédia prétendait que Lovecraft avait eu accès à De Vermis. Bree cita un passage de Lovecraft : « n'est pas mort ce qui a jamais dort, et au fil des âges peut mourir même la mort ». Elle espérait que Jamie en avait fini avec Jacobs. Elle voulait qu'il lui téléphone.

 

Jamie vérifia les recherches de Bree. Il trouva quelque chose qu'elle n'avait pas mentionné. Dans un registre antique intitulé Obscurs tomes de sortilèges & magie, un auteur obscur avait qualifié le grimoire proscrit de Ludwig Prinn de « livre le plus dangereux qui ait jamais été écrit ».

 

Jamie se remit à fumer ce qui ne lui était plus arrivé depuis l'université. Astrid lui avait dit dans un rêve qu'il s'était passé quelque chose, et la Mère serait là bientôt. Après l'opération de Jacobs, elle avait ajouté qu'il y avait une porte dans le mur. Une petite porte couverte de lierre mais le lierre était mort. Jamie jeta les cigarettes à la poubelle. Il téléphona à Bree. Il la remercia de son message et lui assura qu'il n'avait aucune intention de revoir Jacobs. Deux adolescents avaient fait l'amour dans une cabane pendant que le tonnerre grondait. Jacobs les avait sauvés l'un et l'autre. Jamie avait donc une double dette envers lui. Il était curieux, aussi.

 

Jamie annonça à Hugh qui voulait prendre deux mois de congés. Il prétendait vouloir renouer avec sa famille. Hugh avait peur qu'il s'en aille définitivement. Il devrait sans doute fermer le studio dans ce cas. Mais il accepta de donner son congé à Jamie. L'été était plutôt calme dans le studio. De plus, George Damon avait repris du service. Jamie demanda à Hugh si ses prismatiques étaient revenus. Il fut surpris mais répondit non. Jamais lui raconta le mauvais rêve qu'il faisait régulièrement. Il était dans sa maison d'enfance. Quelqu'un cognait à la porte. Il n'avait pas envie de répondre parce qu'il savait que c'était sa mère et qu'elle était morte. Il allait dans le vestibule sans en avoir envie. Il tendait la main vers la porte alors que sa mère était en train de cogner. Et c'est à ce moment-là qu'il se réveillait. Il n'avait pas envie d'en discuter avec Hugh. Il pensait à l'autre porte, couverte de lierre.

 

Jacobs appela Jamie le 1er juillet. Il voulait que Jamie vienne le lendemain. Il pourrait loger dans un hôtel mais pas trop loin car dès que Jacobs aurait besoin de lui, Jamie devrait venir immédiatement. Jamie accepta à condition de ne lui accorder que deux mois de sa vie. Jacobs accepta. Jacobs avait eu un autre AVC. Sa voix était chuintante. Jamie annonça à Jacobs que Robert Rivard s'était suicidé. Jacobs n'avait pas l'air navré. Il ne demanda pas des détails. Après, Jamie téléphona à Jenny. Jenny lui dit qu'Astrid marchait tous les jours. Elle n'avait pas d'effets secondaires. Mais elle avait peu de souvenirs de son séjour chez Jacobs. Jamie nota qu'il y avait de la nervosité dans sa voix. Puis elle raccrocha. Jamie loua une chambre d'hôtel et attendit l'appel de Jacobs. En attendant, il s'occupa en allant dans le musée, en s'achetant des livres, en mangeant du homard. L'appel de Jacobs ne venait pas. Quand le mois d'août se profile à, Jamie se mit à espérer pouvoir rentrer sans avoir revu Jacobs. Il avait peut-être fait un quatrième AVC alors leur Jamie vérifia dans les journaux. Le 25 juillet, Jacobs appela le soir. Jamie devait venir le lendemain matin. Quand il arriva, il remarqua que la route menant au Skytop était de nouveau accessible. Le gardien attendait déjà mais il n'était plus en uniforme. Il quitterait son service dès que Jacobs serait au courant que Jamie était arrivé. Jacobs descendit l'escalier pour accueillir Jamie. Il marchait avec une canne et sa bouche était plus tordue que jamais. Il y avait une voiture dans le parking. C'était celle de Jenny. Alors Jamie dit à Jacobs que si Astrid était là, elle devait s'en aller tout de suite. Jacobs répondit que c'était Jenny qui avait accepté de l'aider. Jamie lui demanda où était Rudy. Jacobs répondit que Rudy et Norma avaient démissionné. C'est pour cela que Jenny était venue.

 

Jamais se rendit dans la cuisine pour boire un petit verre de jus d'orange. Il constata qu'il y avait des provisions pour 10 jours. Ils pensaient qu'ils n'étaient que trois. Mais ils étaient quatre. Il se rendit dans le salon principal. On pouvait voir de la baie vitrée le Skytop. En regardant le mât, tous les éléments se mirent finalement à converger dans l'esprit de Jamie. Il demanda où se trouvait Jenny. Jacobs répondit qu'elle était occupée. Mais il ne voulait pas lui dire à quoi. Il savait que c'était la curiosité qui en grande partie avait amené Jamie ici. En attendant, Jamie devrait s'occuper des repas. Jacobs aurait besoin de lui pour prendre sa douche. Il lui reste une chose à faire. C'est une chose d'importance vitale. Il avait besoin de toute la force nécessaire pour la réaliser. Jamie lui rappela le premier moment où il avait vu. Il se souvenait que l'ombre de Jacob s'était projetée sur lui quand il jouait aux soldats. Son ombre s'était projetée sur lui toute sa vie. Il se rappelait que Jacobs n'avait pas hésité à se mettre à genoux pour jouer avec lui. Il voulait savoir ce qu'il lui était arrivé. Jacobs lui répondit que s'il lui demandait cela, c'était que le gamin intelligent qu'il était, était devenu un homme stupide. Trois jours s'écoulèrent. Il faisait une chaleur étouffante dehors. Le deuxième soir, Jacobs mangea avec Jamie. Mais il prit tous ses autres repas dans sa suite. Il regardait particulièrement la chaîne météo. Quand Jamie aidait Jacobs pour sa douche, il voyait son corps décati. Après quoi, il lui donnait ses médicaments. Jacobs le remerciait toujours. Pour s'occuper, Jamie faisait de l'exercice dans une salle climatisée. Il courait les kilomètres sur un tapis roulant. Il ne pouvait pas regarder la télé dans sa chambre car l'image était floue. Il ne voulait pas demander à Jacobs de partager sa parabole car ses cadeaux n'étaient jamais gratuits. Le cauchemar de Jamie avec les membres morts de sa famille était revenu.

 

Le 30 juillet, Jamie avait été réveillé à 5h du matin par un bruit. Jamie aperçu par la fenêtre Jenny se glissant volant d'une voiture de golf. Un bol contenant quatre oeufs était posé sur le siège à côté d'elle. Elle le regarda et lui sourit. Elle paraissait vieillie de 10 ans depuis la dernière fois que Jamie l'avait vue. C'est elle qui avait fait du bruit en heurtant du coude le lave-vaisselle. Il lui demanda ce qu'elle faisait. Elle était venue chercher des oeufs. Elle ne pouvait pas lui dire ce qu'elle faisait pour Jacobs. De toute façon, Jamie le saurait bientôt. Elle avait signé un contrat avec Jacobs. Elle gagnerait beaucoup d'argent mais c'était surtout pour Astrid qu'elle était là. Astrid était bien entourée par la communauté lesbienne. Jamie n'avait pas compris qu'Astrid était en couple avec Jenny. À 10h, Jacobs sonna Jamie. Jacobs lui annonça que c'était pour aujourd'hui. Mais ça ne l'était pas. Le soir, Jacobs ne voulut voir personne. Il avait besoin de tranquillité. Il écouta à la porte. Jacobs parlait et il disait : « elle ne s'en ira pas tant que je ne serai pas prêt ! Je vous conseille d'y veiller ! C'est pour cela que je vous paye, pour y veiller ! »

 

 

Ce que Jacobs attendait survint le lendemain. Il sonna Jamie à 13h. Il regardait la télé. M. météo fut remplacé par une alerte aux orages. Il demanda à Jamie d'amener une voiture devant la porte des livraisons de la cuisine et de se tenir prêt à partir. Je lui avais compris que c'était pour aller à Skytop. Jacobs le sonna à nouveau après 17h. L'excitation rajeunissait Jacobsde plusieurs années. La tempête était prévue entre 19h et 20h. Jacobs demanda à Jamie de lui apporter un verre d'eau. Après avoir bu, Jacobs expliqua à Jamie qu'il avait gagné beaucoup d'argent. Il avait investi dans la protection de sa vie privée et les services de sociétés d'investigations privées. Leur mission était de trouver et de suivre l'évolution de certaines personnes souffrant de certaines maladies. Il avançait dans ses études. Jamie évoqua alors De Vermis. Jacobs parut pris de court. Puis il lui dit de quelle façon était mort l'auteur de ce livre. Il dit que ses enquêteurs avaient réduit l'échantillon des personnes malades à une dizaine de personnes. Puis à trois. Jacobs cherchait le patient Oméga. L'objet de son ultime guérison. Celle qu'il cherchait s'appelait Mary Fay. Elle était la fille de deux universitaires. Son père était un poète publié et sa mère avait fait sa thèse sur James Joyce. En 1983, ses parents étaient partis en Irlande. En 1985, pendant l'été, ils étaient baladés en Irlande avec une caravane. Ils avaient eu un accident. Leur fille était à l'arrière. Elle avait été grièvement blessée mais avait survécu, contrairement à ses parents. Mary avait reçu des transfusions sanguines à l'hôpital. Elles avaient été contaminées par la maladie de Creutzfeld-Jakob. Elle avait été élevée par un oncle et une tante. Elle était devenue secrétaire dans un cabinet d'avocats. En 2007, la maladie dont elle était porteuse était en sommeil. Sa maladie s'était réveillé il y a quelques mois. Elle avait arrêté de travailler. Jésus ne pouvait plus rien pour Mary. Jamie rétorqua que Jacobs pouvait. Jacobs demanda à Jamie de prendre le coffret en ébène qui se trouvait sur la table. Puis il lui demanda d'aller dans la réserve pour chercher un équipement. C'était un fauteuil roulant. Jacobs reprit son histoire. Mary avait arrêté ses études. Elle avait un fils, Victor, qui avait sept ans. Cet enfant avait rappelé à Jacobs son propre fils. Jamie emmena Jacobs dans la voiture de golf. Jacobs lui demanda s'il se souvenait du paratonnerre de Skytop. Jamie acquiesça. Mais il mentit en disant qu'il n'était jamais venu constater l'effet de la foudre sur le mât. Jacobs se mirent à parler de Vermis Mysterris et Jamie lui coupa la parole en parlant de Postetas magnum universum. Jacobs fut surpris. Il constata que Jamie était loin d'être bête. Malgré son formidable voltage, la foudre n'était qu'un mince filet de pouvoir alimentant l'électricité secrète. L'électricité secrète alimentait quelque chose de beaucoup plus grand. C'était cette puissance la postestas magnum universum. Jacobs espérait pouvoir la capter ce soir-là. Il souleva le coffret d'ébène. C'étaient des moyens au service d'une fin. Jamais ne voulait pas franchir la porte de Jacobs. Jacobs lui dit qu'il n'en avait pas l'intention. Il voulait simplement regarder par le trou de la serrure. Jamie demanda pourquoi. Jacobs se demanda si c'était vraiment un imbécile. Il donna à Jamie l'ordre de continuer. Au cas où il refuserait, Jacobs continuerait à pied. Alors Jamie reprit le volant.

 

La cabane où Jamie avait fait l'amour avec Astrid avait disparu. À la place, il y avait un petit cottage blanc avec des volets verts. Jenny les attendait sur le seuil. Elle aida Jamie à faire descendre Jacobs de la voiture. Le tonnerre gronda suivi d'un éclair. Le vent était devenu glacé. À l'intérieur du cottage, Jamie entendit l'ossature de bois grincé. Il espérait que le paratonnerre attirerait tous les coups de foudre les plus proches. Jenny était terrifiée par l'orage. Jacobs demanda à Jamie de lui servir un petit fond de whisky. Il proposa de trinquer avec eux mais Jenny refusa. Elle regrettait d'avoir accepté de participer à l'expérience. Jamie partit dans la cuisine pour remplir trois verres de whisky. À son retour Jenny était partie. Jamie devina que Jacobs lui avait parlé pendant que lui était dans la cuisine. Jamie avala d'un trait son verre de whisky avant que Jacobs ait pu proposer une santé. Jacobs était désolé que Jamie le trouve odieux. En réalité, Jamie le trouvait terrifiant parce qu'il cherchait à interférer avec des forces défiant la compréhension. La porte s'ouvrit derrière lui. C'était Jenny qui était dans la chambre de Mary Fay. Elle but le verre de whisky qui lui était destiné. Jacobs lui demanda de retourner dans ma chambre. Après, il expliqua à Jamie que dans la chambre il y avait un revolver dans une commande. Jacobs était persuadé qu'il y avait quelque chose de terrible derrière la porte et qu'il allait se passer quelque chose de terrible sauf s'il y mettait un terme. Au cours de ses expériences, il avait eu de brefs aperçus de cette chose. Il avait décelé sa forme dans chacune des guérisons que l'électricité secrète avait opérées. Les effets secondaires des guéris étaient une trace de cette chose. Il voulait savoir ce qui était arrivé à sa femme et son fils et ce que l'univers réservait aux humains une fois que la vie était terminée. Jamie lui répondit qu'on n'était pas censés voir ça. Jacobs rétorqua qu'il devait bien souvent penser à sa soeur en espérant qu'elle existe encore quelque part. D'après Jacobs, c'était Mary Fay qui leur donnerait des réponses. Jamie lui demanda comment elle procéderait une fois qu'elle serait guérie. Alors Jacobs lui expliqua qu'il ne pouvait pas la guérir. Il avait sélectionné huit maladies qui ne pouvaient être guéries par l'électricité secrète. Jenny avait arrêté le respirateur de Mary. Elle était donc décédée depuis un quart d'heure. Jacobs comptait ramener Mary à la vie grâce à l'électricité secrète. Il comptait ainsi apprendre la vérité sur ce qui nous attendait de l'autre côté de la porte donnant dans le Royaume de la Mort. Il voulait l'apprendre de la bouche même de quelqu'un qui en était revenu. Jamie le traita de malade. Alors Jacobs lui demanda si cela faciliterait les choses s'il pratiquait l'expérience avec Jenny mais sans lui. Puis il expliqua à Jamie qu'il pourrait découvrir ce qui était arrivé à sa soeur. Il y eu un autre éclair et, du coffret en ébène, un clin d'oeil de lumière empoisonnée violet verdâtre jaillit par l'entrebâillement du loquet. Jacobs voulut rassurer Jamie en lui disant que Mary avait donné son accord pour l'expérience en échange d'un don à son fils. L'heure était venue. Alors Jacobs proposa à Jamie de venir avec lui dans la chambre ou de s'en aller. Jamie accepta de le suivre même s'il pensait que cette expérience était l'oeuvre du diable. Il voulait prier.

 

XIII

 

Le Revival de Mary Fay.

 

Il y avait une grande fenêtre donnant à l'est de la chambre mortuaire de Mary Fay. Jamie regarda la silhouette immobile de Mary gisant sur le lit médicalisé. Elle était très belle. Jacobs tendit le coffret d'ébène à Jamie. Il lui demanda de l'ouvrir. Jenny ne voulait pas. Jamie décida de l'ignorer. Dans le coffret, il y avait un serre-tête métallique. Jacobs le retira délicatement et l'étira. Il demanda à Jamie de soulever la tête de Mary. Jacobs glissa le fin serre-tête de métal autour de son front de manière que les extrémités appuient sur les tempes de la morte. Jamie était convaincu que Jacobs voulait violer le mystère de la mort pour montrer aux croyants pourquoi les meurtres au nom de Dieu avaient été commis. Jamie pensait que l'expérience n'allait pas marcher. Ce n'était pas possible de ressusciter une morte. La lampe de chevet s'éteignit. Jacobs regardait fixement par la fenêtre. Le mât n'était plus visible à cause de la pluie. Il serait à nouveau visible quand la foudre le frapperait. Jamie demanda s'il existait un boîtier de contrôle, où était la connexion avec le mât. Jacobs lui répondit qu'il n'existait aucun moyen de contrôler la puissance qui se trouvait de l'autre côté de la foudre. Et c'était lui, Jamie, qui assurerait la connexion. Jacobs demanda à Jamie s'il n'avait toujours pas compris pourquoi il était là. Et il comprit. Il y avait deux clés pour ouvrir la porte : Mary et lui. Alors il dit à Jacobs qu'il devait arrêter car il y avait quelque chose de l'autre côté qui attendait. Astrid avait appelé cela la Mère. Il n'avait pas envie de la voir. Alors il se pencha pour retirer le diadème du front de Mary. Jacobs le tira en arrière. Mais Jamie cessa de lutter avec lui au moment précis où il allait l'emporter, laissant ainsi passer sa chance de mettre un terme à l'abomination de cette journée. Il ressentit la tension provoquée par la foudre comme la première fois où il était venu avec Astrid. Il entendit un claquement. La foudre frappa le mât. Jamie entendit un vaste choeur de voix stridentes. C'était les gens que Jacobs avait guéris. Puis le feu électrique qui recouvrait le mât décrut, les cris d'agonie décrurent aussi. Le diadème de Mary rayonnait d'un éclat vert qui palpitait. Jamie était le conducteur alors il faisait plus que voir l'éclat, il était aussi profondément imprimé dans son esprit. Un deuxième coup de foudre frappa le mât et le choeur strident reprit. Cette fois-ci, le diadème passa du vert au blanc incandescent. Il était devenu impossible de le regarder.

 

Les cris intérieurs diminuèrent et le rayonnement du diadème aussi. Jacobs regardait le corps de Mary avec de grands yeux fascinés. Il bavait. L'orage se déplaçait vers l'est. Jenny en profita pour partir. Jacobs ordonna à Mary de se réveiller mais elle ne bougeait pas. Alors il lui secoua le bras. Il l'insulta. Alors Jamie le tira en arrière. Ils tombèrent sur la commode. Du lit un bourdonnement sourd monta. Le cadavre gisait toujours dans la même position mais il avait maintenant les mains ouvertes le long du corps à cause des secousses infligées par Jacobs. Jacobs comprit que la femme était en train de ressusciter. Alors il se propulsa vers elle. Le bourdonnement recommença. Jamie s'aperçut dans un frisson d'horreur qu'il pouvait voir les yeux de la morte bouger sous les paupières. Jacobs toucha le sein gauche de Mary. Elle n'avait pas de pouls. Alors il lui ordonna de revenir. Elle ouvrit les yeux. Mais ce n'étaient plus des yeux humains. La foudre avait fait sauter le verrou d'une porte qui jamais n'aurait dû être ouverte, et la Mère en sortit. Les yeux étaient bleus mais sans expression. Jacobs lui demanda où elle était allée. Les yeux de la morte changèrent de couleur passant de la couleur de la lavande à l'indigo. Ses lèvres formèrent un rictus. Mary saisit le poignet de Jacobs. Ce contact froid le fit hoqueter. Puis Jamie saisit la main de Mary. C'est ainsi que tous les trois se retrouvaient unis. La tête de Mary enflait. Elle avait cessé d'être humaine. Jamie eut l'impression que tout ce qui l'entourait était une illusion. Le vrai monde se trouvait dernière un voile.

 

Des blocs de basalte se dressaient sur un ciel noir. Une vaste cité anéantie était posée sur un paysage désertique. Jamie vit une colonne d'êtres humains se traînant d'un pas lourd, tête baissée. Lorsque certains tombaient, les autres se jetaient sur eux et les frappaient jusqu'à ce qu'ils se relèvent. Sur tous les visages se reflétait la même expression d'horreur absolue. Ceux qui avaient été frappés et mordus ne saignaient pas car ils étaient morts. Au lieu du paradis que les prêcheurs de toutes confessions promettaient, c'était une cité morte qui les attendait. À la place des étoiles, il y avait des trous dans le ciel. Des hurlements en sortaient qui provenaient de la vraie potestas magnun universum. Au-delà du ciel se trouvaient des entités toutes-puissantes. Les gens qui défilaient étaient les serviteurs de ces entités. Alors Jamie se rappela du distique : n'est pas mort ce qui a jamais dotr, Et au fil des âges peut mourir même la mort. Quelque part dans cet accord devant marche, il y avait Patsy, Morrie et Claire. Cette horreur était la vie après la mort. Jamie espérait que ce paysage de cauchemar ne fut lui-même qu'un mirage. Alors il cria : « Non ! ». Le cortège des morts se retourna vers sa voix. Une énorme patte noire couverte de poils passa au travers du ciel. Son extrémité était une grande pince composée de visages humains. Son propriétaire désirait une seule chose : réduire au silence la voix de la négation. C'était la Mère. Alors Jamie cria encore Non plusieurs fois. Jamie savait que c'était sa connexion avec la morte ranimée qui était la cause de sa vision. C'était la main gauche de Jacobs qui le retenait. Son côté invalide. Jamie put s'en libérer en tirant pour échapper à la patte tendue vers lui par la Mère. Jamie partit à la renverse. Et tout disparut. Il se retrouva dans la chambre. Il s'aperçut que la partie inférieure du visage de Mary était devenue une fosse noire qui tremblait. Jacobs la regardait avec des yeux exorbités. Il cherchait sa femme et son fils. La chose se mit à parler pour la première et dernière fois : « Partis servir les Grands, dans le Null. Ni mort, ni lumière, ni repos. »

Jacobs cria : « non ! » Et tenta de se dégager. De la bouche béante de la morte sortit une patte noire munie d'une pince vivante : c'était un visage. C'était le visage de Morrie qui hurlait. Les yeux de Mary se rejoignirent sur l'arête du nez et se fondirent en un énorme orbe unique fixant le dehors avec une inexpressive avidité. Jacobs s'effondra et tomba en avant sur le lit. On aurait dit qu'il priait.

 

La chose le lâcha et se retourna vers Jamie. La patte noire lutta pour se redresser. Le visage de Patsy avait rejoint celui de Morrie. Ils étaient fondus l'un dans l'autre, convulsés. Jamie se redressa. Le visage de Mary était boursouflé et il s'assombrissait comme si elle était en train de s'étrangler sur cette chose. Alors Jamie prit le revolver de la commode et tira cinq fois sur Mary. La chose battit des bras et retomba en arrière. Les deux visages qui avaient fusionné hurlèrent. L'obscénité qui était sortie de la bouche de Mary ne remuait plus. Jamie hurla sans discontinuer. La Mère avait disparu. La terrible pince avait laissé des traces de brûlures sur le corps de Mary. Jacobs s'écroula sur le sol. Une inexprimable expression d'horreur était gravée sur son visage. Cela fit rire Jamie car il avait l'impression que Jacob avait reçu un méchant choc électrique. Jamie sortit de la chambre et traversa le salon. Dehors, il y avait un arc-en-ciel comme le jour où Jamie avait fait l'amour à Astrid. Cela donna un nouvel accès d'horreur et de répulsion à Jamie car il pensait à Hugh et à ses prismatiques. Il repensa à ce que la Mère avait dit à Jacobs : ni mort, ni lumière, ni repos. Cela le dissuada de se suicider. Il s'évanouit.

 

 

XIV. Effets secondaires.

 

Trois ans plus tard, Jamie vivait à Kailua près de son frère Conrad. Il consultait un psychiatre. Il s'appelait Edward Braithwaite. Cela lui faisait beaucoup de bien et les antidépresseurs aussi. Il lui avait tout raconté. Son psychiatre pensait que Jamie avait entremêlé des faits réels à son imagination. Des dizaines de patients du pasteur Danny s'étaient suicidés entre l'été 2014 et l'automne 2015. Jamie était bien content de vivre même si une partie de sa santé mentale avait disparu à jamais parce qu'il avait vu dans la chambre mortuaire de Mary Fay. Le lendemain de l'orage, il s'était réveillé dans un canapé de l'hôtel  Goat Mountain. Il était sorti pour pisser. Il s'était rendu compte qu'il avait du sang sur ses vêtements. Il était entré en conduisant la voiturette et l'avait renversé en arrivant. Il n'en avait aucun souvenir. Il avait mal au crâne il savait qu'il devait retourner au Skytop. La porte du cottage était encore grande ouverte. Il ne voulait pas que la chambre mortuaire continue à le hanter jusqu'à la fin de ses jours. Il n'y avait aucune trace de l'abomination dans la chambre mortuaire. Mary était toujours sur le lit. Le serre-tête était devenu sombre et terne autour de son front. La posture de Jacobs avait changé. Il était adossé en position assise contre la commode. Il avait subi un dernier AVC qui ne lui avait pas été immédiatement fatal. Il avait eu le temps de ramper jusqu'à la commode. Il avait le revolver dans sa main. Il pensait que c'était lui qui avait traîné Jacobs de l'autre côté de la pièce ensuite il avait placé le revolver dans sa main droite et avait tiré dans le mur. Les policiers qui découvriraient cette scène bizarre ne pratiqueraient peut-être pas de tests balistiques sur la main de Jacobs pour trouver de la poudre. Il s'agenouilla pour dire à Jacobs qu'il aurait dû arrêter. Plus tard, il avait décidé de dire à son psychiatre qu'il n'avait pas été présent dans le cottage. Il était sûr que Jamie tomberait d'accord pour dire qu'ils étaient partis tous les deux avant que Jacobs commence à délirer en disant qu'il fallait couper l'oxygène de Mary. Il avait appelé Jenny mais était tombé sur son répondeur. Il tomba aussi sur le répondeur d'Astrid. Il comprit qu'elles s'étaient suicidées toutes les deux.

 

Un grand nombre des patients de Jacobs s'étaient suicidés. Une cinquantaine avait même emporté avec eux des êtres chers. La Mère exigeait des sacrifices. Il avait partagé ses recherches avec son psychiatre qui avait préféré mettre ça sur le compte des coïncidences. Al Stamper huit décident de sa femme chez lui. L'une d'elles s'était fait prendre dans les embouteillages, une chance pour elle. En arrivant, elle avait découvert l'époux numéro 1 ligotée sur la chaise le haut du crâne enfoncé. Le chanteur avait alors surgi de la cuisine avec sa batte de base-ball mais elle avait eu le temps de fuir. Il lui avait couru après mais il était mort d'une crise cardiaque. Bree ne voulait plus entendre parler de Jamie désormais. Hugh avait appelé la mère de Bree pour lui demander de monter à son bureau. Il avait étranglé son ancienne maîtresse avec le cordon d'une lampe électrique. Puis il s'était mis au volant de sa voiture dans son garage et avait enclenché le moteur pour respirer des gaz d'échappement. Bree avait compris que Jamie qui avait promis de garder ses distances avec Jacob avait menti. Ce que Jamie avait vu avait rendu sa vie sans substance et sans importance. Alors chaque jour, il se disait que la Mère avait menti. Mais il y avait des signes. Il était retourné à Harlow. Il avait besoin de réconfort d'un lieu familier et de sa famille. Il n'avait pas trouvé ce réconfort. Quand Cara Lynne l'avait vu, elle s'était mise à hurler. Jamie ne voulait plus jamais revoir son petit visage terrifié. Alors il était reparti après avoir dit à Terry qu'il avait effectué quelques prises de son pour un groupe. C'était son alibi au cas où la police l'aurait inquiété. Ce qui n'était pas arrivé. Il avait enlacé son frère de toutes ses forces sachant que ce serait probablement la dernière fois. Jamie savait qu'il portait en lui quelque chose d'empoisonné. Il ne voulait pas infecter les gens qu'il aimait. Avant de partir, il regarda une dernière fois la bande de terre où il avait joué au soldat et où le pasteur était venu lui faire de l'ombre. Cette ombre était toujours là.

 

Son psychiatre lui avait demandé s'il avait assassiné quelqu'un. Jamie avait répondu non. Il n'avait pas songé au suicide non plus. Il avait envie de vivre le plus longtemps possible ayant vu ce qui se produisait après la mort. Il avait le sentiment qu'il  avait beaucoup à se faire pardonner. Alors il essayait d'être un type réglo. Il faisait du bénévolat et faisait la cuisine à la soupe populaire. Son psychiatre lui avait demandé s'il était immunisé contre le suicide. Il avait refermé la porte à clef en tirant sur la Mère. Il pensait que un des Grands qui avaient entendu son Non avaient décidé de n'épargner en vue de quelque ultime acte de vengeance apocalyptique.

 

Jamie était devenu riche en invitant de Hugh. Il ne chercha pas à savoir ce qu'étaient devenus les millions qui auraient dû revenir à Georgia. Cela faisait deux ans que son frère Conrad était enfermé dans un asile psychiatrique. C'était Jamie qui finançait sa pension. Il avait été placé à l'isolement car il avait essayé de tuer son conjoint. Puis il avait essayé de se suicider. Il avait été un des tout premiers cas de guérison de Jacobs. Le psychiatre de Jamie estimait que Conrad guérirait un jour. Il allait voir son frère deux fois par semaine pour lui parler. Il lui racontait sa vie mais il inventait aussi des choses pour embellir son existence. Il terminait toujours ce monologue en disant à son frère qu'il l'aimait. Son frère n'avait pas encore répondu. Mais son frère souriait. Quand il sortait de l'asile, il comptait ses pas en gardant les yeux fixés sur la moquette. Et parfois il entendait une voix chuchoter son nom. Parfois, il levait les yeux malgré lui et il regardait le mur d'hôpital qui avait été remplacé par des pierres grises jointes par un antique mortier et couverte de lierre. La petite porte était là. De horreurs dépassant la compréhension attendaient de l'autre côté de la porte. Alors que Jamie allait de l'avant en pensant au distique. Il entendait chuchoter une voie de vieillarde qui lui demandait de venir à elle à jamais. Mais il répondait non et tout allait bien. Mais un jour viendrait où il se passerait quelque chose. Et quand ce jour arriverait… Il rejoindrait la Mère.

22 juillet 2025

Histoires mécaniques (Grande anthologie de la science-fiction)

Histoires mécaniques (la grande anthologie de la science-fiction).

 

Préface : demander la lune.

 

La science-fiction, au berceau, voyageait déjà dans la lune. Elle est l'objet du désir, une figure maternelle selon Freud. Ce fut longtemps un voyage à travers l'impossible. Pour Michel Butor, il suffit d'évoquer les fusées interplanétaires pour que l'interlocuteur le moins préparé comprenne immédiatement que l'on parle de science-fiction.

L'astronef est un appareil, c'est-à-dire un machin. Le machin est magique : il produit des miracles. Il tire sa force de la lune au-dessus de nos têtes et aussi du ciel nocturne où nous pouvons rejoindre en rêve l'inaccessible.

L'astronef est le machin quintessentiel, le modèle unique dont sont issus tous les autres.

La lune est stérile et inhospitalière. Où qu'ils aillent, mais on fabrique des substituts de mères qui leur servent de pseudo refuges.

Puis ils découvrent l'« artefact ». Un machin dont on ne sait rien, sauf qu'il n'est pas l'oeuvre de la nature. C'est une trace laissée par des civilisations extraterrestres intelligentes. Les accessoires bizarres deviennent des doubles de l'homme et perdent leur belle assurance. L'ordinateur se détraque. Les passagers meurent ou se résignent à évacuer l'engin en détresse.

 

Les machins ne sont pas tous égaux entre eux. Ceux qui servent au voyage sont rassurants. Les hommes se déplacent dans un espace positif où les accessoires sont à leur service. Au contraire, l'artefact et l'ordinateur de 2001, l'odyssée de l'espace sont inquiétants parce qu'ils échappent au contrôle de l'homme.

Nous pouvons nous émerveiller des machines. Nous pouvons aussi nous en inquiéter : la machine n'est plus notre machin. La modernité est porteuse de mort.

La vocation principale des machines de la science-fiction n'est pas de produire mais de communiquer. L'ordinateur réduit l'humain à des combinaisons de chiffres. L'ordinateur peut atteindre l'omniscience. Quand tous les ordinateurs du monde forment entre eux une banque de données unique. Quand ils trouveront aussi une finalité unique, ils accéderont à l'omnipotence. Le meilleur remède contre ce danger, c'est que des conflits éclatent entre les machines.

 

À l'âge de la machine, on ne trouve plus que des hommes sans qualités.

 

SOS-Médecins (Fritz Leiber).

 

La vieille dame installée sur un des bords du lit ressemblait à la momie d'une fillette récemment préparée. Elle appela la permanence pour demander un médecin. La permanence ne répondit que le médecin était parti en urgence. Il était injoignable à cause de l'orage qui brouillait les ondes courtes.

La vieille dame avait besoin de son médicament ne la permanence ne pouvait lui fournir car les hélicoptères de tous les services de transport étaient immobilisés par l'orage. La vieille dame était exaspérée par cette machine qui était programmée pour répondre à ses questions. Mais la permanence lui répondit qu'elle n'était pas une machine. C'était une femme qui s'appelait Doris et qui avait 23 ans. La vieille dame n'était pas convaincue. Elle pensait que cette machine était programmée pour posséder une biographie. La permanence lui demanda si elle avait une infirmière-robot. La vieille dame n'en voulait pas. Pour elle c'était une horreur. La vieille dame faisait un malaise cardiaque. La permanence outrepassa ses fonctions en lui demandant de se détendre, de ne faire aucun effort. La vieille dame était choquée que cette machine propose de l'aider à mourir en paix. Elle était qu'une pauvre vieille réduite à écouter une machine avant de mourir faute d'un simple comprimé.

La permanence lui reprocha de ne pas avoir de récepteur de matière couplé à son téléphone. Ce qui lui aurait permis de recevoir son comprimé. La permanence cherche à rassurer la vieille dame en lui expliquant le fonctionnement du récepteur de matière. Mais la vieille dame était outrée que l'ordinateur cherche à la contredire jusqu'à l'instant de sa mort. La permanence continuait de refuser d'être prise pour une machine. Alors pour se moquer d'elle, la vieille dame lui dit qu'elle était une jolie fille perverse. La permanence répondit qu'elle n'était pas jolie ni perverse. Elle prétendit être seule dans une cabine minuscule entourée de circuits électriques. La vieille dame continuait son ironie. Alors la permanence lui dit : je t'en prie, maman, arrête !

La vieille dame était surprise d'être devenue la mère d'une machine. Puis la permanence prétendit être malheureuse. Elle avait accepté son emploi à cause d'une chose qui lui était arrivée quand elle était petite. Sa mère avait eu une crise cardiaque et avait demandé à sa fille de lui apporter ses médicaments. Mais sa fille n'avait pas voulu parce qu'elle lui avait demandé des bonbons un peu plus tôt et que sa mère avait refusé. C'était la raison pour laquelle, après tant d'années, elle avait choisi cet emploi. Elle voulait racheter son crime.

La vieille dame pensait qu'au contraire elle voulait retrouver le plaisir malsain de voir mourir sa mère. La permanence prétendit faire son possible pour combattre ses instincts et pour aimer les gens. La vieille dame voulut lui faire peur en disant que des ciseaux sortaient de son ordinateur et se dirigeait contre la permanence. La vieille dame était persuadée qu'il s'agissait bien d'une machine car elle n'avait pas cessé de l'injurier et la permanence avait tout accepté. De plus, une femme de moins de 80 ans était imbue de sentiments démocratiques. Pourtant la permanence avait appelé la vieille dame « Madame » et non pas « citoyenne ». La permanence lui dit que son téléphone était muni d'un récepteur de matière. Alors

elle allait placer un comprimé dans l'écouteur du téléphone de la vieille dame. La vieille dame dit qu'elle était en train de mourir. La permanence la supplia. La vieille dame laissa doucement tomber le téléphone. L'orage était presque terminé. Une porte grinça et claqua en se refermant. Un homme se dirigea vers le lit où reposait la vieille dame. C'était le médecin. Et il lui annonça qu'il avait retardé l'accouchement de la fille du gouverneur dans le seul but de s'assurer que la vieille dame ne l'avait pas rayé de son testament. La vieille dame lui adressa un sourire malicieux. Elle avoua s'être mise en colère contre la petite sotte de la permanence. Il était d'accord. On ne trouvait plus que des névropathes pour ce genre de travail. Le docteur eut un haut-le-corps en regardant le téléphone. La vieille dame se mit à trembler en regardant. Un mince filet de sang sortait du petit trou du téléphone.

 

Jeu d'enfant (William Tenn).

 

Sam Weber venait de recevoir un colis qu'il n'attendait pas. Le colis portait une dédicace : joyeux Noël 2153. C'était peut-être une farce. Mais il ne connaissait personne capable d'envoyer une carte antidatée de 200 ans. Peut-être que l'un des fumistes qui suivaient les cours de droit dans sa classe avait voulu lui indiquer l'époque probable à laquelle, selon lui, Weber se verrait confier sa première affaire. Il déchira l'emballage. Il découvrit une caisse qui ne comportait pas de couvercle et pas la moindre fente. Nombre des cadeaux qu'il recevait exigeaient en retour des lettres d'appréciation. Il n'avait pas écrit à la tante Maggie pour les cravates horribles qu'elle lui avait offertes. Il avait dépensé toutes ses économies pour acheter une bague pour Tina. Il donna un coup de pied résigné à la grande caisse qu'il n'avait pas réussi à ouvrir. Et la caisse s'ouvrit. Une fente apparue à la surface supérieure. Il comprit qu'il suffisait d'ordonner à la caisse de s'ouvrir et de se fermer pour qu'elle obéisse. Alors il explora l'intérieur de la caisse. Elle contenait des fioles remplies de liquides bleus. Des pots pleins de solides rouges et des tubes transparents garnis de substance jaunes, vertes, orange, mauves. On pouvait voir également sept montages compliqués qui paraissaient avoir été conçus par des amateurs de radio. Il s'y trouvait également un livre. Les pages étaient en métal. L'ouvrage était pourtant léger. Il ouvrit le livre à la première page. C'était un mode d'emploi pour construire un homme. Il était fortement recommandé d'avoir recours aux soins d'un Contrôleur pour tous les démontages. Pour cela, il fallait contacter la société Construire un homme.

 

Dans le catalogue, on trouvait les tarifs pour les pièces supplémentaires. Il y avait 1 litre d'hémoglobine et 3 g d'enzymes assortis étaient offerts à un  tarif abordable. Une note de bas de page faisait de la réclame pour construire un Martien vivant. On pouvait construire des bébés, des êtres vivants élémentaires, des mannequins et des nouvelles formes de vie pour les loisirs. Sam jeta le livre dans la caisse et se précipita vers le miroir. Son visage n'avait pas changé. Il avait pas construit un mannequin pour son usage personnel. Il se mit à écrire fiévreusement à sa tante Maggie. Il se demanda qui pouvait bien avoir livré une telle débauche d'imagination pour monter cette plaisanterie de mauvais goût. Ce ne pouvait pas être Lew qui gardait encore quelque soupçon de respect envers la tradition de Noël. Ce ne pouvait pas être Tina dont le sens de l'humour était des plus minces. Il regarda le verso de la carte de voeux métallique. Mais rien n'était écrit. La surface vierge et dorée, c'était bien de l'or. La valeur intrinsèque de la carte excluait l'hypothèse d'une mauvaise plaisanterie. Joyeux Noël 2153. Sam se demanda où en serait l'humanité dans 200 ans. Il continua de fouiller dans la caisse. Il trouva une grande jarre grisâtre avec une étiquette collée sur son flanc : préparation de neurones déshydratés, uniquement pour construction humaine. Alors il ordonna à la caisse de se refermer. Avant de se coucher, il regretta de n'avoir pas demandé au livreur le nom de sa firme. Cela lui aurait permis de remonter à la source du cadeau incongru.

 

Le lendemain matin, Sam se demandait qui parmi ses collègues avait pu lui faire cette plaisanterie. Mais il ne surprit pas le moindre sourire en coin. Tina fit son entrée à 10 heures. Elle demanda à Lew quel travail il lui avait réservé. Théoriquement, Tina était employée par l'ensemble des sept juristes en qualité de secrétaire. Le plus clair de son travail quotidien se bornait à taper à la machine. Mais elle entretenait dans le premier tiroir de son bureau une abondante bibliothèque de magazines de mode et dans les deux autres un arsenal complet de produits de beauté. Elle passait le tiers de sa journée dans les toilettes pour échanger avec les autres secrétaires des renseignements sur le prix des accessoires féminins. Son salaire était mince mais sa vie était bien remplie.

Sam lui dicta une lettre. Il s'agissait d'une lettre pour la chambre de commerce afin de savoir si la société Construire un homme existait. Tina lui parla d'un nouveau client. Elle l'avait rencontré en arrivant le matin. C'était un vieil homme terriblement grand. Elle l'avait entendu dire : « personnalités désagrégées ou prédatoires. Jamais normales. » Tina n'avait pas trouvé cela très poli. Sam se demanda si cette visite avait une relation avec son étrange cadeau de Noël. Puis Tina lui dit qu'elle ne pouvait réveillonner avec lui, comme promis. Elle prétexta l'arrivée de sa tante préférée. Il déjeuna avec Tina et Lew. Lew prit mal la perspective de voir son tête-à-tête prévu avec Tina transformé en repas de famille. Mais Sam n'avait pas envie d'entendre son collègue parle de ses affaires en cours alors il se mit à rêvasser. Il regarda au-dehors. La plupart des magasins présentaient leurs étalages de Noël. Sam remarqua une annonce pour « Construire un homme ». Alors il sortit. Il regretta de ne pas posséder ce je ne sais quoi de poétique qui aurait pu plaire à Tina.

Rentré chez lui, il ordonna à la boîte de s'ouvrir. Il dégagea le livre de son logement provisoire et constata que l'appareil se composait principalement d'une sorte de lunette binoculaire et d'un système de tubes reposant sur une plaque verte. Il s'agissait d'un microscope électronique. Puis il sortit les autres articles. Puis il ouvrit le volume au chapitre un jardin d'enfants biochimique.

 

À neuf heures du soir, il s'accroupit devant le combiné microscope électronique-établi. Trois quarts d'heure plus tard il fabriqua son premier être vivant élémentaire. Mais il mourut au bout d'environ 20 minutes. Cependant Sam avait réussi. Il avait construit une forme de vie spécifique. Sam alla prendre son repas du soir avec l'intention bien arrêtée de s'enivrer. Mais le divin génie créateur s'empara de nouveau de lui.

 

Jamais au cours de la soirée, il ne parvint à retrouver l'exultation première qu'avait fait naître en lui l'apparition de sa première création bien qu'il parvint à construire une molécule géante de protéine et une série complète de virus. Il téléphona au bureau pour prévenir qu'il passerait la journée chez lui. Il décida de se donner congé pour le lendemain également. Il se procura un manuel de bactériologie. Il trouva amusant de construire des créatures monocellulaires. Il fabriqua quelques huîtres. Les coquilles n'étaient pas assez dures et il n'eut  pas le courage de les manger. S'il possédait assez de persévérance pour perfectionner sa technique, le problème de la nourriture se trouverait bientôt résolu pour lui.

 

Il venait de réaliser ce qui dépassait déjà les rêves les plus ambitieux des plus grands biologistes pour la génération suivante et devant lui s'ouvrait un champ immense. Dans le manuel il était indiqué que les mannequins étaient conçus pour une seule et unique fonction. Construire un mannequin susceptible d'assurer plusieurs fonctions était considéré comme un crime grave dans le manuel.

 

À trois reprises, il détruisit des monstruosités en cours de développement et il recommença. Il ne termina son premier mannequin que dans l'après-midi du dimanche. Mais le mannequin avait un bras plus court que l'autre et pas de jambes ni d'yeux, pas d'oreilles non plus. Observant son oeuvre, Sam décida que la vie pouvait être aussi laide qu'une latrine de campagne en plein été.

 

Alors il désassembla le mannequin. Une notice était collée sur le grand désassembleur. L'appareil ne pouvait être employé que sous la surveillance directe d'un contrôleur. Sam décida de s'en passer. Cinq minutes plus tard, le mannequin était une masse visqueuse répandue sur son lit. Alors il comprit qu'un contrôleur était vraiment nécessaire. Il devrait passer la nuit sur le plancher. Les draps étaient souillés.

 

Le lendemain, au travail, Sam sentait sur lui les regards intrigués de Tina et de Lew. Il se demanda ce qu'ils penseraient de lui, s'ils savaient. Il prétendit qu'il était en train d'écrire un livre. Lew lui annonça qu'il avait proposé à Tina de réveillonner avec lui et qu'elle avait accepté. Tina voulut savoir l'objet de son absence alors il lui dit qu'il avait été très occupé par quelque chose d'entièrement nouveau et important. Sam regarda le courrier. Il y avait lettre qui n'était pas une facture ni une publicité. C'était la réponse de la chambre du commerce lui annonçant qu'aucune société portant le nom de construire un homme n'existait. Sam comprit qu'il ne pourrait donc pas se procurer le réassortiment dont il avait besoin. Il se demanda si le paquet qu'il avait reçu s'était égaré en changeant de dimension. Pourtant la notice du manuel était en anglais. Le fait d'avoir été le destinataire du paquet impliquait peut-être un objectif bénéfique ou non. Tina lui proposa de réveillonner avec lui. Elle trouverait un prétexte pour annuler avec Lew. Il refusa prétextant qu'il n'avait pas les moyens de dîner avec elle à la Cigale. Il ajouta qu'elle formait avec Lew un couple infiniment mieux assorti. Lew la voulait.

 

Sam trouvait que Tina n'avait rien de spécial ; elle ne possédait aucune culture et n'était pas intellectuellement son égale. La nuit suivante, Sam se demanda s'il pourrait dédoubler Tina en feuilletant les chapitres du manuel intitulé Comment vous dédoubler vous-même et vos amis. Mais il restait l'horrible l'éventualité d'une erreur. Il imaginait avec terreur une Tina physiquement dissymétrique qu'il ne se résoudrait jamais à désassembler. De plus le manuel indiquait que le double ne pourrait jamais atteindre la maturité de son créateur. Et il n'aurait pas la même stabilité mentale. Le double ne pourrait donc jamais être accepté comme un membre valable et responsable de la société.

 

On frappa à la porte. C'était la propriétaire. Elle lui demanda pourquoi il avait fermé la porte pendant toute la semaine. Il répondit qu'il voulait ne laisser entrer personne. Il avait besoin de rester chez lui pour effectuer d'importants travaux juridiques. La propriétaire portait une belle robe. Il lui demanda où elle comptait réveillonner. Elle répondit qu'elle avait prévu d'aller chez sa soeur et son mari. Malheureusement la jeune fille qui devait venir regarder le bébé de sa soeur venait de se décommander. Sam accepta de dépanner Mme Lipanti. Il se souvint du chapitre IV du manuel sur les bébés et autres humains de taille réduite. Il ne se sentait pas le courage de risquer quelque monstrueuse erreurs sur un humain en réduction. Mais le dédoublement était en principe une opération moins difficile. La soeur de Mme Lipanti lui fit des recommandations inquiètes. Sam rassura la mère. Mme Lipanti révéla à Sam qu'un vieil homme était venu le demander dans l'après-midi. Mais l'homme s'était trompé de nom il avait dit Weaver au lieu de Weber alors la propriétaire lui avait dit qu'elle n'avait personne sous ce nom dans son immeuble. Le vieil homme était parti sans même dire au revoir.

 

Sam trouvait curieux que l'image de l'homme décrit par les deux femmes soit aussi précise. Le vieil homme était au courant du congé de Sam. Apparemment, il ne tenait pas à le rencontrer avant d'avoir établi son identité. C'était donc une mentalité de juriste. Mais tant que le vieil homme ne venait pas s'adresser directement à lui, Sam ne pouvait pas faire grand chose.

 

Pendant qu’il garderait l’enfant, Sam avait décidé d'occuper son temps avec le manuel et son attirail. Il obtint ainsi une description biologique précise du bébé. Il laissa un instant l'enfant seul et retourna chez lui pour découper des sections des moules plastiques aux dimensions requises. Avant d'en avoir pris pleinement conscience, il se lança dans la construction d'un petit homme. En se basant sur les informations d'un ruban enregistré, la tâche se trouvait considérablement simplifiée. L'enfant prenait forme sous ses yeux. Il fut terminé exactement 90 minutes après avoir procédé aux mesures préliminaires. Il ne restait plus qu'à le vitaliser. Alors il mit le vitaliseur en route. L'enfant frissonna et poussa un long cri soutenu. Sam recula pour admirer son oeuvre. Il était devenu papa. Il se sentait fier. Tout était parfait jusqu'au moindre détail. Mais la copie avait fait une différence avec l'original. Ce bébé était brun alors que le bébé dont il avait la garde était blond.

 

Il plaça les deux bébés côte à côte sur le grand lit. Il y avait d'autres différences. Le double avait le pouls légèrement plus rapide. La capacité cérébrale du double était quelque peu supérieure à l'original. Sam n'avait pas réussi une copie conforme. Il ne pouvait pas savoir si l'enfant qu'il avait fabriqué serait capable d'acquérir une maturité humaine. Il serait bientôt minuit. Il fallait faire disparaître toute trace révélatrice de sa création. Il alla chercher une vieille nappe et un carton chez lui pour envelopper le double et il le plaça dans le carton. Les deux bébés gloussaient en même temps. Alors Sam porta le double jusqu'aux Enfants trouvés. Il écrivit une note sur le carton pour faire croire que c'était une femme qui avait déposé le bébé. Il sonna et s'en alla quand il entendit des pas provenant de l'intérieur. Ce n'est qu'en rentrant chez lui qu'il se souvint du nombril. Le double n'avait pas de nombril ! La chose ferait probablement scandale dans la maison des Enfants trouvés.

 

Le bureau était fort calme en ce lendemain du nouvel an. Tina portait à l'annulaire de la main gauche une bague qu'elle avait reçue comme cadeau à Noël. Tina voulut annoncer à Sam qu'elle allait se marier avec Lew. Mais c'est Lew qui termina la phrase. Sam trouva que Lew avait un air incertain. Sam leur dit qu'il n'était pas surpris car il trouvait qu'ils formaient un couple bien assorti. Il les félicita. Il laissa le couple après leur avoir annoncé qu'il leur préparait un cadeau de noces. Mais la propriétaire lui annonça que le vieil homme était revenu. Il avait demandé à quelle heure Sam reviendrait. Sam demanda à Mme Lipanti de faire monter le vieil homme chez lui quand il serait là. Il avait un objet qu'il détenait illégalement et il voulait le rendre à ce vieil homme. Et aussi en connaître l'origine.

 

Sam rangea soigneusement le manuel et donna l'ordre à la caisse de s'ouvrir. Il sortit avec la boîte. Il se demanda s'il avait vraiment envie de dédoubler Tina. Rien ne disait que son double n'exigerait pas d'épouser Lew. Mais cette échéance était encore lointaine. L'expérience pouvait fort bien s'avérer amusante. L'éventualité d'une erreur était plus inquiétante. Son expérience avec la nièce de Mme Lipanti avait montré qu'il ne dépassait guère le niveau d'un honnête amateur. Il savait qu'il ne pourrait jamais se résoudre à désassembler Tina si jamais elle s'avérait défectueuse. Il savait que l'étrange vieillard lui rentrait visite le soir même. Ses expériences risquaient donc de se trouver brutalement interrompues. Pour que son expérience fut valable, il était nécessaire qu'elle fut tentée sur un individu qu'il connaissait aussi bien que lui-même. Alors il songea à se dédoubler lui-même. Il n'éprouverait aucun scrupule à désassembler un Sam Weber superfétatoire. L'opération consistant à se dédoubler soi-même lui fournirait le tour de main nécessaire sur un matériau familier. Il pourrait s'arranger pour être absent au moment de la visite du vieillard. L'avenir se présentait sous les meilleurs auspices.

 

Lew lui demanda ce qu'il y avait dans sa boîte. Sam répondait que c'était une sorte d'instrument de mesure. Il en avait besoin pour offrir le cadeau de noces qu'il méditait. Puis il demanda à Tina de l'accompagner dans le couloir. Il demanda à Tina aller aux toilettes. Elle devrait se déshabiller. Puis il lui expliqua comment se servir du biocalibreur. Elle obéit. Elle revint un quart d'heure plus tard. Elle était intriguée par les informations qu'elle avait lues sur la bande. Sam s'assura qu'elle s'était servie correctement de l'instrument. Elle demanda à Sam de l'aider à se cultiver. Il remarqua l'expression d'incertitude désespérée qu'elle avait prise pour le regarder. Il la rassura en disant qu'elle serait heureuse avec Lew.

 

Il retourna chez lui. Il enregistra un nouveau ruban sur lui-même. Puis il donna l'ordre à la boîte de s'ouvrir et fut prêt à se mettre au travail. Il fallait bouillir de l'eau pour que celle-ci soit pure. Il consulta les chapitres du manuel qui traitaient de la fabrication et du désassemblage d'un homme. Il était écrit : « les humains construits à l'aide de cette panoplie posséderont, au mieux, la plupart des tendances superstitieuses et des dispositions à la névrose de l'humanité médiévale. Dans l'ensemble, ils ne sont jamais normaux ; ayez toujours grand soin de ne jamais les considérer comme tels ». Il entreprit de se dédoubler.

Il ne se sentait ni impressionné ni exalté. Il avait l'impression de bricoler un poste de radio. Il s'assurera que le grand désassembleur se trouvait près de lui et mit en marche le vitaliseur. Quand son double s'éveilla, il s'empara du désassembleur pour le détruire. Samu en resta bouche bée. Il n'aurait jamais pu imaginer que son double puisse faire son entrée dans la vie avec autant de virulence. Il dit à son double qu'il était trop instable pour être admis dans une société composée de gens normaux. Mais son double répondit que lui-même se traînait lamentablement dans sa vie d'adulte et ne pensait qu'à épouser une prétentieuse collection d'impulsions biologiques. Son double savait qu'il ne restait plus assez d'ingrédients pour faire une copie de Tina. Il possédait assez des goûts et des dégoûts de Sam pour pouvoir conquérir Tina. Mme Lipanti annonça à Sam que le vieil homme était arrivé. Sam lui demanda de le dire au vieillard qu'il était parti depuis une heure. Le double s'habilla avec les vêtements de Sam. Des pas lourds résonnèrent dans le couloir. Ils s'arrêtèrent devant la porte. Sam et son double se retournèrent à temps pour voir un vieil homme terriblement grand qui franchissait les restes carbonisés de la porte. Instinctivement, Sam et son double se rapprochèrent l'un de l'autre. Le vieil homme annonça qu'il était contraint de procéder à une déplaisante remise en état. Le double demanda au vieil homme de décliner son identité. Le vieil homme annonça qu'il était le contrôleur. Il expliqua que la panoplie de Sam était destinée aux enfants Threganders qui était en train d'exécuter une randonnée dans cet oblong. Un des randonneurs avait demandé une panoplie au moment de passer en supranormal. Ce qui expliquait pourquoi Sam avait reçu le colis. Le contrôleur allait donc récupérer la panoplie et rajuster toutes les solutions de continuité qu'elle avait provoquées. Une fois que le mal serait réparé, Sam pourrait reprendre sa fille normale. Mais il restait un problème : lequel d'entre eux était le Sam Weber original. Alors le double demanda au contrôleur de décider lui-même le contrôleur étudia soigneusement les deux hommes. Puis il décida de désassembler Sam qui mourut dans un gargouillement liquide. Le double poussa un long soupir en détournant son regard. Le contrôleur expliqua au double que ce n'était pas la panoplie en elle-même qu'il redoutait de laisser entre les mains des humains mais le principe sur lequel elle reposait. La civilisation humaine n'était pas prête à le recevoir. Le double comprenait parfaitement et il passa autour de son cou la cravate bleue et rouge de Tante Maggie.

 

Quand les mythes sont repartis (Robert Silverberg).

 

En ce temps-là, nous évoquions les grands personnages du passé pour voir ce qu'ils avaient été en réalité. C'était à peu près entre 12 400 et 12 450. Nous avions réuni Freud, Marx et Lénine dans une même pièce pour les laisser converser. 10 000 ans d'histoire furent explorés. Au bout d'un demi-siècle, le jeu commença à lasser ceux qui le pratiquaient. Alors, on s'intéressa aux personnages mythiques, dieux et héros.

 

C'était le tour du narrateur de s'occuper comme curateur du Palais de l'Homme, où l'on construisait la machine. Le constructeur s'appelait Léor. Il avait déjà fabriqué les machines à évoquer les gens qui avaient réellement existé. Aussi ne douta-t-il pas un seul instant de sa réussite. La machine couvrait tout le Pavillon de l'Espoir. En l'an 12 570, Léor annonça qu'il était prêt à mettre la machine en fonctionnement. La météorologie la plus favorable fut organisée. Quelques lunes furent expédiées dans le ciel pour écrire le nom de Léor. Les gens vinrent de toute la Terre. Le comité des conseillers littéraires discuta avec Léor de la succession des réjouissances. On fixa un jour pour la première démonstration et le ciel ne fut teinté de mauve pour l'effet. La plupart des gens revêtirent leurs plus jeunes corps bien que certains manifestèrent le désir de paraître dans toute leur maturité en présence des personnages fabuleux sortis de l'aube des temps. Le président Peng fit son habituelle allocution. Le maître des cérémonies désigna le narrateur. Il s'avança pour expliquer ce qui allait se passer. Les gens allaient pouvoir voir les dieux et les héros qui symbolisaient les causes et les effets, les forces organisatrices autour desquelles les cultures pouvaient se cristalliser.

 

Léor expliqua que certains des êtres qui allaient apparaître étaient purement imaginaires. Mais certains avaient été des êtres humains bien réels. Ils furent transfigurés pour prendre place dans le Panthéon. Léon annonça au public que les les personnages humains seraient enveloppés d'une légère aura, d'une ombre. Il retourna dans sa machine. Soudain un homme nu apparu, clignant des paupières et regardant autour de lui. C'était Adam, le premier de tous les hommes. Il traversa la scène pour s'adresser au président Peng. Adam demandait pourquoi il était nu. Il trouvait que c'était mal. Le narrateur lui expliqua que c'était par respect de l'authenticité. Puis ce fut Eve qui apparut. Elle était également nue mais ses seins étaient dissimulés par ses cheveux. Adam se précipita vers elle en criant : « couvre-toi ! ».

Eve ne comprenait pas pourquoi. Elle constata que le public était également nu alors elle en conclut qu'ils se trouvaient à nouveau dans le jardin d'Éden. Adam lui avait compris qu'il s'agissait du monde de leurs lointains descendants. Adam et Eve étaient entourés de l'aura sombre qui trahissait leur humanité. Le narrateur en fut surpris car il doutait de l'existence de Adam et Eve. Tout à coup, Pan, le monstre semi humain apparut. Lui aussi portait l'aura. Il se rua dans le public et emporta une femme vers un bosquet. Léor fit venir Hector et Achille, Orphée et Persée. Il évoqua aussi Ulysse et Oedipe. Tous les personnages de l'Iliade furent convoqués. Les autres religions ne furent pas oubliées. Les créatures mythiques se bousculaient en arrivant sur la scène avant de déborder dans la plaine. Les anciens ennemis bavardaient entre eux et les membres de même Panthéons s'embrassaient. Les héros choisissaient des femmes et les monstres s'efforçaient de paraître moins monstrueux. Les dieux cherchaient des adorateurs.

 

Léor sortit de sa machine plusieurs saints ainsi que les Furies, les Harpies, les  Parques. Il était romantique et ne savait pas se modérer. Tous ceux qui vinrent portaient l'aura humaine. Les habitants de la terre des années 12 000 se laissaient facilement distraire pour tomber dans l'ennui. Des gens regagnèrent leur domicile. Quand Galilée apparut, le narrateur demanda à Léor qui était cet homme à un informateur du palais. On lui expliqua que c'était un humain à qui on attribuait la découverte des étoiles et qui avait été déifié par les religieux conservateurs. D'autres dieux de la science apparurent : Newton et Einstein, Copernic, Oppenheimer, Freud. Ils ne ressemblaient en rien aux personnages réels. Ils avaient une stature trois fois supérieure à celle de l'humain et des éclairs se jouaient autour de leur front. Ainsi Abraham Lincoln était devenu l'ancien dieu de l'émancipation. John Kennedy était devenu l'ancien dieu de la jeunesse. Les dieux et les héros étaient parmi la foule. Une saison de réjouissances pouvait commencer. Thésée cherchait à se loger avec le Minotaure tandis qu'Agamemnon se réconcilia avec Clytemnestre. Le narrateur bavarda un moment avec John Kennedy. Il était bouleversé de se trouver là. Il ne considérait pas être un mythe. Il était le dernier mythe sorti de la machine. Comme si les hommes avaient arrêté de fabriquer des mythes après le XXe siècle. Kennedy semblait incrédule quand le narrateur lui expliqua que les mythes n'étaient plus devenus nécessaires. Il ne pouvait pas croire que les hommes étaient devenus des dieux. Alors Kennedy partit explorer ce monde. Le narrateur rencontra souvent des dieux et des héros en promenade. Il les voyait se quereller. Il s'attendait à ce genre de comportement de la part d'archétypes des temps primitifs. Dionysos remit en pratique la distillation des alcools. Il enseigna aux gens de cette époque à s'enivrer. Mais l'émerveillement passa. Les êtres mythiques commençaient à lasser les gens. Ils étaient trop nombreux et trop bruyants. Ils devinrent méchants. Cela devenait dangereux. Cela faisait 50 ans qu'ils occupaient ce monde. C'était assez.

Il fut décidé de remettre les héros et les dieux dans la machine. Malgré leur force, les héros furent les plus faciles à attraper. En leur demandant d'exécuter des grands travaux dans le Palais de l'Homme. Ainsi Léor put renvoyer Héraclès, Achille, Hector, Persée  d'où ils venaient. Les démoniaques vinrent d'eux-mêmes affirmant qu'ils s'ennuyaient dans ce monde. Il fallut saisir Ulysse par surprise car il avait pris l'apparence de Breel, secrétaire du président Peng. D'année en année la chasse aux mythes se poursuivit. La dernière à partir fut Cassandre. Elle demanda pourquoi on les avait fait venir. Et pourquoi on les renvoyait. On lui répondit que le jeu était terminé. Alors Cassandre répondit que les gens qui n'avaient pas des mythes avaient besoin d'emprunter ceux des autres. Et pas seulement pour la distraction. Qui consommerait leurs âmes dans les sombres temps à venir ? Qui soutiendrait leur courage quand les souffrances commenceraient ? Qui expliquerait les maux qui s'abattraient sur eux ? Le narrateur lui répondit que les malheurs de la Terre étaient dans le passé de la Terre et qu'il n'avait plus besoin de mythes. Cassandre sourit et s'engagea dans la machine.

Alors s'ouvrit l'ère du feu et des tourments. Les envahisseurs arrivèrent. Les survivants en appelaient aux dieux anciens et aux héros disparus. Mais la machine qui scintillait dans le Palais de l'Homme était brisée. Et son constructeur n'était plus de ce monde. Les survivants étaient seuls. Ils n'étaient plus que des esclaves.

Le regard du spectateur (Burt K. Filer).

 

L'exposition très attendue de Peter Lukas venait de s'ouvrir au musée Guggenheim. Peut-être avait-elle ébranlé un des plus anciens axiomes de l'art que la beauté réside dans le regard du spectateur. Toutes les oeuvres de Lukas avaient suscité une admiration uniforme. La plus frappante des six sculptures était Néréide. Il s'agissait à la base d'une femme abstraite portante en elle une étoile et qui semblait voguer parmi les galaxies. Elle était constituée d'un hologramme et de répliques miniatures obtenues grâce au procédé Bolger. Le docteur Osborn avait signalé l'année précédente l'existence d'une gravité zéro partielle dans les solides. Oborn avait fabriqué des objets de laboratoire dont la masse atteignait 20 kg et dont le poids mesuré était à peine de 18 kg. Paul Stoner avait décrété que le docteur Osborn devait travailler seule. Attitude typique de la CIA. Tout sacrifier à la sécurité et tant pis pour l'efficacité. Osborn ne se ménageait pas. Les six derniers mois avaient été de la folie. Elle avait beaucoup maigri. Paul était venu la voir. Il avait amené un paquet qu'il posa sur la table de laboratoire il était allé voir Lukas pour lui parler des travaux d'Osborn. L'artiste avait accepté de faire à copie miniature de Néréide. Paul fit remarquer à Osborn que la sculpture était creuse. C'était ce qu'il pensait mais après expertise aux rayons X la sculpture n'était absolument pas creuse mais en métal massif. Osborn fut obligée de constater que Lukas avait plus d'avance qu'elle. Il ne manquait pas grand-chose pour que cet objet ignore totalement la gravité. Néréide était faite de 15 kg de nickel électrolytique mais ne pesait que 4 kg. Osborn voulait obtenir tous les calculs de Lukas mais Paul lui répondit que Lukas n'était même pas allé jusqu'au bac. Elle trouva cela injuste. Elle se desséchait dans son laboratoire depuis six ans et cet artiste obtenait de meilleurs résultats sans être un scientifique. Elle finit par se calmer et demanda à Paul quels étaient les instruments qu'utilisait Lukas. Paul répondit que Lukas utilisait une cuve Bolger. Et comme il ne pouvait pas calculer, Lukas parlait directement à la cuve. Il ne restait donc plus qu'une seule approche possible : le projecteur holographique. Elle demanda à Paul de mettre la main dessus. Paul accepta.

 

Il se rendit chez Lukas pour lui rendre la statue. Puis il lui demanda s'il pouvait jeter un coup d'oeil sur le projecteur holographique dont il s'était servi pour faire Néréide. Les deux hommes se trouvaient au musée Guggenheim. La réponse de Lukas, qui tenait en un seul mot, s'entendit d'un bout du musée à l'autre. Paul s'en alla avec un sourire désabusé.

 

Il s'était attendu à ce refus dont les raisons étaient évidentes. Avec le projecteur, n'importe qui pouvait faire une réplique de Néréide, et aucune loi ne protégeait les copies faites par le procédé Bolger. Mais peut-être que l'artiste avait peur d'une analyse scientifique de son oeuvre.

 

Paul alla trouver les amis de Lukas. C'étaient des artistes pauvres. Ils étaient au moins un peu jaloux. Bref on pouvait les acheter. Paul réussit à les convaincre de cambrioler la maison de Lukas une semaine plus tard. S'ils se faisaient prendre, au pire, on croirait que c'était simplement des artistes essayant de voler des idées à un autre artiste. Personne ne se douterait que la CIA essayait de se procurer le secret de la propulsion interstellaire auprès d'un homme qui ignorait même qu'il le possédait.

 

Mais tout ne se passa pas bien. Lukas rentra chez lui plutôt que prévu. Il surprit ses amis en train d'utiliser la cuve. Peter Santini réussit à s'enfuir par la fenêtre. Une fille s'enfuyait également c'était Herkie Albright. Lukas était déçu de ne pouvoir se fier à ses amis. Santini tenait le projecteur de Néréide d'une main. Lukas cria pour le faire revenir. En vain. Alors il se lança à sa poursuite.

 

Pete et Herkie allait partir en voiture. Lukas sauta et se retrouva écartelé sur le capot. Il réussit à empoigner le pare-chocs. Herkie passa la deuxième vitesse. Mais Santini saisit Lukas par les chevilles et le balança par-dessus bord. Heureusement, Lukas n'avait rien de cassé. Il retourna chez lui. Il monta sur sa moto et partit à la poursuite de ses anciens amis. Il les rattrapa. La voiture de Santini et Herkie disparut soudain. Lukas entendit une voix d'homme criant et un bruit d'impact.. Une autre voiture s'était déjà arrêtée. Lukas put voir des policiers arriver de tous les côtés à la fois. Il reconnut Stoner, le type de la CIA qui lui avait emprunté Néréide. Il était accompagné d'une femme. Les policiers de la route se mirent au travail. Ils sortirent les corps de Santini et de Herkie de la voiture. Lukas reprocha aux policiers d'avoir provoqué l'accident. Mais les policiers eurent le culot de le frapper. Tout ça sentait la machination. Il se demandait pourquoi Stoner et cette salope décharnée assistaient au spectacle. Alors Lukas décida de ne pas dire un mot en attendant l'arrivée de Jack Adams.

 

Lukas fut accusé d'avoir provoqué l'accident. Le policier allait poursuivre mais il regarda vers le fond de la pièce et fit un signe d'assentiment. Lukas se retrouva seul avec Stoner et la femme. Paul reconnut que c'était lui qui avait mis Lukas dans ce pétrin. Il pouvait faire sortir Lukas si celui-ci coopérait. Il expliqua à Lukas que le docteur Osborn désirait seulement regarder le projecteur utilisé pour Néréide, rien de plus. Lukas était en colère. Il ne supportait pas qu'on le fasse chanter. Mais Paul rétorqua qu'il était agent de la CIA et qu'il agissait dans l'intérêt supérieur du pays. Lukas compris que soit il coopérait soit il était accusé d'homicide. Alors il accepta. Le lendemain le docteur Osborn regarda l'atelier de l'artiste. Elle haïssait activement Lukas. Lukas le savait. C'était réciproque. Paul les considérait comme l'art opposé à la science. Cela le mettait mal à l'aise. Il avait hâte que sa mission fût terminée.

 

Alors Lukas sortit le projecteur du carton et le mit en place d'un geste précis. Il gagna ensuite la console pour la mettre en marche et attendit que les appareils chauffent. En trois minutes, Néréide se forma dans la cuve. Osborn le remercia et se mit au travail. Elle se pencha au-dessus de la cuve avec son micromètre. Lucas avait l'impression qu'elle mesurait implacablement ses propres ongles avec son instrument car Néréide, c'était lui. Osborn se sentait pareille à une écolière copiant un devoir, une tricheuse. Elle doutait fort de pouvoir tirer un concept général de ce qu'elle était en train de regarder. Elle avoua à Paul qu'elle savait ce que c'était mais ne savait pas comment le produire. Lukas éclata de rire. Elle ne pouvait donc pas réduire son oeuvre à une carte perforée. Alors Stoner lui demanda de sculpter et il accepta sans discuter. Ce fut une erreur. Il commanda la cuve avec sa voix. La chaleur monta dans l'atelier. Les ventilateurs de la cuve s'accélérèrent. Lukas continuait, parlant de plus en plus vite. Lukas émettait un flot de paroles apparemment incohérentes. Puis il s'arrêta de parler. Il se leva et se pencha au-dessus de la cuve. Il murmura dans le micro pour ordonner à la cuve de terminer l'oeuvre. Osborn l'observait, fascinée. Paul sentait la nausée et la peur monter en lui. Cela durait depuis des heures. C'est chose qui prenait forme dans la cuve, c'était Osborn. Lukas finit par s'évanouir à 16:30. Il avait le bout du nez couvert de brûlures. Ses lèvres étaient encroûtées de sang séché. Il avait parlé pendant 8 heures d'affilée. Osborn pompa15 kg de nickel électrolytique dans la cuve pour obtenir un moulage permanent de sa propre effigie pendant que Paul s'occupait du Lukas. Osborn n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Cela éveillait en elle des pensées inattendues. Des pensées sur le rapport entre Dieu et les mathématiques. Elle ne sera plus jamais la même, mais c'était sans importance. Elle était une madone qui portait dans ses bras non pas le Christ mais le vide. Elle savait comment Lukas avait fait.

 

Paul réveilla Lukas et lui donna à manger. Il a pris un Lukas que Osborn avait réussi à faire flotter la sculpture. Elle avait amélioré la sculpture. Sans utiliser la voix mais le clavier. La sculpture était éblouissante. Elle expliqua à Lukas qu'il avait un esprit mathématique sans le savoir. Mais il ignora le carnet qu'elle lui montrait. Il fit lentement le tour de la statue. Il n'y avait tout simplement plus rien à ajouter ou à enlever. Osborn avait le dernier mot. C'était la perfection absolue. La beauté n'était plus dans le regard du spectateur. La chose la plus insaisissable du monde avait été quantifiée. Osborn pouvait annuler la gravité et l'effet secondaire était la perfection de l'oeuvre. Mais pour Lukas ce n'était pas un effet secondaire. Lukas sortit de l'atelier. Ce n'était plus un atelier mais un laboratoire. Il alla boire une bière. Paul lui dit au revoir. Mais Lukas ne leva même pas les yeux. Il était un homme brisé. Paul aurait dû le savoir. Dans la voiture, un garde du corps dit à Paul que Lukas les suivait. Il comprenait que Lukas essayait de provoquer un accident. Alors Paul ordonna à ses hommes de tirer. Devant eux, apparut le dernier virage. Sur le siège avant, tenant la madone sans Christ et sans poids dans ses bras, Osborn se mit à rire.

La mère d'Euréma (R. A. Lafferty).

 

Il était le dernier des crétins. Les enfants naissaient de plus en plus intelligents, et cette tendance n'était pas près de s'inverser. Il était donc le dernier enfant né idiot. Même sa mère été obligée de reconnaître qu'il n'était pas doué. Il avait commencé à parler à quatre ans. Il n'avait su ouvrir une porte qu'à huit ans. Il fallait lui dire de refermer la bouche après avoir bâillé. Il ne savait même pas quelle aiguille des horloges indiquait les heures. À neuf ans et demis, Albert réussit la performance de distinguer sa main droite de sa main gauche. Albert n'apprit jamais à écrire de façon lisible. Alors il trichait à l'école. Il fabriqua une machine capable d'écrire à sa place. Elle pouvait s'adapter à n'importe quel stylo et tenait dans sa main. Il avait réglé sa machine en s'inspirant d'un livre de calligraphie. Albert était également incapable de compter. Alors il construisit une machine pour compter à sa place. Elle tenait dans sa manche. L'année suivante, l'algèbre figurait au programme alors il ajouta un gadget à sa machine capable de résoudre les équations. Arrivé à l'âge de 15 ans, un autre problème l'attendait. Il avait peur des filles. Alors il décida de construire une machine qui n'avait pas peur des filles. Il avait presque terminé lorsqu'une idée lui traversa l'esprit : aucune machine n'avait peur des filles. Alors il résolut le problème par sa méthode habituelle : en trichant. Il mit en mémoire la Logique de Wormwood. Sa machine pouvait répondre à ses questions. Alors il demanda ce qui clochait chez lui. La machine répondit que les filles lui paraissaient pour le moins bizarre à ell aussi. La machine lui conseilla de construire une machine qui lui ressemblait et parlait comme lui. Mais il fallait que cette machine soit plus maligne que lui et moins timide. Le dernier conseil était un secret. Albert construisit donc petit Danny. Il lui apprit un tas de répliques puisées dans Mad et Quip. Il présenta sa machine à Alice. Alice trouva petit Danny malin et merveilleux. Ça ne s'annonçait pas très bien mais Albert décida de poursuivre l'expérience. Il apprit à petit Danny à chanter et à jouer du ukulélé. Un jour Albert fut agacé que Alice adore tout ce que petit Danny disait et faisait alors qu'elle l'ignorait lui. Un jour Alice décida de laisser tomber Albert pour se promener avec petit Danny. Albert se félicita d'avoir suivi l'ultime conseil de la machine logique. Il se mit à la distance suffisante de la machine et appuya sur un bouton caché dans sa poche. Il fit exploser petit Danny. Mais Alice fut tuée par l'explosion. Albert avait appris une utile leçon de sa machine logique : ne fabrique jamais rien que tu ne puisses détruire.

 

Une fois adulte, Albert resta pourtant un adolescent maladroit et très mal à l'aise dans sa peau. Cela ne l'empêchait nullement de mener sa guerre personnelle contre les vrais adolescents. Personne ne le considéra jamais comme un adulte adapté. Il était trop maladroit pour exercer un métier honnête. Il en fut réduit à vendre ses petits gadgets à des promoteurs d'une moralité douteuse.cela lui valut une sorte de célébrité et il devint très riche. Trop stupide pour s'occuper de ses affaires, il construisit une machine qui le rendit riche par accident. Elle fonctionnait trop bien et il le regretta. Il faisait partie de ce groupe insidieux qui a infligé à notre civilisation tout ce qu'elle renferme de médiocre comme ce Hollandais qui tua la calligraphie avec ses caractères mobiles. Albert n'était bon à rien mais il possédait la faculté peu enviable de construire des machines bonnes à tout. Il mit au point une machine capable de purifier l'air dans un rayon de 300 m et de recueillir et 1 t de déchets atmosphériques par 24 heures. Puis il confia à une de ses machines la mission de reproduire les machines. Albert n'aimait pas beaucoup les blousons noirs qui lui rappelaient sa propre adolescence. Alors il fabriqua un adolescent à lui. Mais celui-là était beaucoup plus dur que les autres. Il les contraignit à se comporter normalement et à s'habiller comme tout le monde. Albert avait fabriqué son adolescent en verre et en métal polarisé de telle sorte que seuls les yeux des adolescents pouvaient le percevoir ; pour le reste de l'humanité, il était invisible.

 

Cela fut remarqué et on lui demanda de s'occuper de la délinquance. Alors Albert confia sa machine-adolescent à une de ses machines à reproduire. Il disposa ainsi les adolescents dans chaque quartier des grandes villes. Les deux plus graves problèmes de la fin du XXe siècle : la pollution et la délinquance furent donc résolus, par accident, et sans que le mérite en revienne à qui que ce soit.

Les années passèrent. Albert ressentait son infériorité en présence de ses machines. Elles le lui faisaient bien sentir. Une des machines d'Albert siégeait au cabinet présidentiel. Une autre faisait partie du Haut conseil de surveillance mondiale qui maintenait la paix sur la planète. Une autre encore présidaitRichesse et Compagnie, organe international garantissant une richesse raisonnable à tous les habitants de la planète. Une autre enfin dirigeait la Fondation de la Santé et de la Longévité. Albert avait conscience d'être vénéré par erreur. Alors il décida de fabriquer Pauvre Charles, une machine aussi maladroite et aussi stupide que lui. Ainsi, il pourrait enfin avoir un vrai compagnon. Mais Pauvre Charles ressemblait trop à Albert pour lui être de quelque utilité. Pauvre Charles décida lui aussi de fabriquer une machine qui contrôlait à la fois la situation et Pauvre Charles lui-même. Albert fut agacé de voir la machine sermonner Pauvre Charles alors il les tua tous les deux. Il comprit toutefois que la machine de sa machine avait dit la vérité. Albert était très déprimé. Il fabriqua une machine qu'il me baptisa Prémo. C'était la machine la plus médiocre qu'il avait faite. En la construisant, il essaya d'y mettre quelque chose de son inquiétude devant l'avenir. Dans son contenu mental comme dans ses mécanismes, elle témoignait d'une grande maladresse ; c'était une ratée. Les autres machines se moquèrent de Prémo. Prémo se servait du milieu ambiant pour obtenir son énergie. Albert pensait qu'un jour il y aurait des troubles sociaux. Il voulait que Prémo continue à fonctionner même si la planète entière était détruite. Prémo n'était pas branché sur la matrice d'information des autres machines. Les autres machines ne comprenaient pas à quoi servait Prémo. Albert répondit que Prémo avait des prémonitions. Albert savait que grâce à Prémo, il tenait ses autres machines. Prémo savait que des jours difficiles les attendaient alors il pourrait devenir utile.

 

Une fois dans sa vie alors qu'il commençait déjà à se faire vieux, Albert eut un sursaut d'honnêteté. Il décida d'agir de lui-même mais ce fut un lamentable échec. C'était le soir de l'an 2000 ou Albert se vit remettre le trophée Finnerty-Hochmann, le prix le plus prestigieux que l'intelligentsia mondiale pût décerner. On avait fini par remarquer que depuis une trentaine d'années, toutes les inventions fondamentales provenaient de lui ou des machines dont il s'était entouré. Le trophée représentait la déesse grecque de l'invention Euréma, les bras écartés comme pour prendre son envol, un cerveau stylisé montrait les circonvolutions du cortex. Albert s'était fait composer un discours par une machine mais il décida de ne pas s'en servir. Il improvisa son allocution. Ce fut un désastre. Il bégaya et ne dit que des inepties. Il dit que ce n'était pas la vraie Euréma sur le trophée car la vraie déesse était aveugle et marchait à reculons. Il voulut faire comprendre aux savants qu'ils ne pouvaient vivre sans les irréguliers. Le maître de cérémonie lui demanda s'il était malade. Il lui conseilla d'arrêter son allocution. Mais Albert continua. Il expliqua que leur idéal était que tout le monde soit sain et bien adapté. Mais si tout le monde était parfaitement adapté alors les gens deviendraient sclérosés et ne tarderaient pas à mourir. Le monde n'était maintenu en bonne santé que par les quelques esprits malades qu'il abritait. Dans tous ce qui survivait, il fallait une part d'incongru. Toute l'assistance le regarda avec stupeur. Il termina son discours en disant : « comment remplacerez-vous les crétins lorsque le dernier d'entre nous aura disparu ? Comment ferez-vous pour survivre sans nous ? ».

Il fut reconduit à sa place. Sa machine publicitaire expliqua qu'il était surmené et distribua des copines de l'allocution qu'il était censé avoir prononcée.

 

Cette année-là, César décida un recensement de toute la population. Il n’y avait pas eu de recensements depuis 10 ans. Des dispositions avaient été prises pour recenser également les vagabonds et les laissés-pour-compte de la société. Ils furent examinés pour savoir ce qui les rendait différents. Albert fut interrogé. Il fut incapable de lire l'heure sur une pendule. On lui donna un papier avec des questions auxquelles il fallait répondre par vrai ou par faux. Albert marqua vrai à toutes les questions. Il espérait obtenir une moitié de réponses justes. Mais il se trouvait que toutes les affirmations étaient fausses. On lui donna un test consistant à compléter des proverbes. Il n'avait aucune de ses machines pour l'aider. Il écrivit que la stupidité était la mère de l'invention. Comme toutes ses réponses étaient fausses, les autorités se préparaient à l'envoyer dans une institution très progressiste, où l'on pourrait lui apprendre à faire quelque chose avec ses mains puisque le reste était sans espoir.

Les machines qui vinrent le chercher se moquèrent impitoyablement de lui ce qui le rendit de plus en plus misérable et désespéré. Alors il alla se réfugier dans une petite maison qui lui servait de retraite. Il construisit une nouvelle machine qui lui permettrait de se suicider.  Prémo lui demanda ce qu'il faisait. Albert lui avoua ce qu'il comptait faire alors Prémo lui expliqua qu'il existait une meilleure solution. Il lui demanda d'imaginer le monde entier étalé devant lui. Albert répondit que ce monde trop parfait ne pouvait lui permettre de continuer à vivre. Prémo lui demanda de regarder mieux. Alors Albert comprit. Le monde était constitué de 6 milliards de poires attendant qu'on les cueille. Il allait inaugurer une époque nouvelle. 6 milliards de gogos ! C'est sur cette note un peu bizarre que débuta le XXIe siècle.

 

La machine à deux mains (Henry Kuttner et Catherine L. Moore).

 

Ce n'est qu'au XXIIe siècle que l'humanité se fabriqua un lot de furies très réelles, en acier. Elle avait de bonnes raisons de construire des furies à forme humaine qui se chargeraient de poursuivre pas à pas tous les hommes qui tuent d'autres hommes. À cette époque, il n'y avait pas d'autres crimes graves.

 

Cela fonctionnait très simplement. Sans avertissement, un homme qui se croyait en sécurité entendait soudain derrière lui un bruit de pas réguliers. Il se retournait et voyait la machine à deux mains qui s'avançaient vers lui, ressemblant à un homme d'acier, mais plus incorruptible. Alors seulement le meurtrier savait qu'il avait été jugé et condamné par les cerveaux électriques omniscients qui connaissaient la société mieux que ne pourrait jamais la connaître cerveau humain.

Tout le reste de ses jours, l'homme entendait ces pas derrière lui. Et un jour, il ne pouvait savoir quand, le geôlier se transformerait en bourreau.

 

Danner buvait du vin au restaurant en fermant les yeux pour mieux le savourer.

Il se sentait tout à fait en sûreté. C'était un endroit très agréable et c'était très agréable d'avoir autant d'argent… Maintenant.

 

Il avait dû tuer pour se procurer l'argent. Mais il ne se sentait pas coupable. Il se sentait protégé. Il connaissait les conséquences d'un meurtre. Si Hartz ne l'avait pas convaincu qu'il serait parfaitement en sûreté, jamais Danner n'aurait pressé sur la détente.

 

À présent, le péché n'avait pu aucun sens. Il y avait tant de choses agréables qui attendaient Tanner. Il était né à une mauvaise époque. Il était assez âgé pour se rappeler les derniers jours d'utopie. Il avait été pris au piège dans la nouvelle économie que les machines avaient imposée à leurs constructeurs. Dans sa prime jeunesse, il avait connu les luxes gratuits, comme tout le monde. Pendant son adolescence, les machines d'évasion fonctionnaient encore avec leurs visions éclatantes et séduisantes. Mais l'austérité était venue effacer le plaisir. Maintenant, on avait le nécessaire et rien de plus. Maintenant il fallait travailler. Danner détestait le travail. Quand le changement s'était produit, il était trop jeune pour courir sa chance. Les riches d'aujourd'hui avaient fait fortune en accaparant les quelques denrées de luxe que produisaient encore les machines. Danner désirait le retour des jours éclatants. Il avait tout le reste de sa vie pour apprendre à être heureux.

 

Le fonctionnement de la société reposait sur des machines incorruptibles. Seules les machines empêchaient l'homme de devenir rapidement une espèce disparue. C'était les ordinateurs qui promulguaient et appliquaient les lois indispensables pour maintenir l'humanité en vie.

 

Danner semblait sentir trembler la société parce qu'il se vautrait sur des coussins en buvant du vin. Ce fut à ce moment-là qu'arriva la furie. Danner se figea. La furie était plus grande qu'un homme. Elle n'avait pas de visage. Puis elle passa le seuil et ce fut comme un grand homme vêtu d'acier qui s'avançait lentement entre les tables. Danner se rappela en un instant ce que Hartz lui avait dit.

 

Il revit Hartz devant son bureau. Il y avait des ordinateurs. On entendait leur cliquetis lointain tandis qu'ils ingéraient des données et les exprimaient comme des oracles mystérieux. Il fallait des hommes comme Hartz pour comprendre ce que signifiaient les oracles. Hartz lui avait demandé de tuer un homme. Il lui offrait beaucoup d'argent et sa protection. Il lui suffisait de changer la programmation de toute Furie. C'était dangereux mais il ne ne l'avait fait qu'une fois. Cela avait marché. Une fois que le travail serait fait, il ne serait plus indispensable de changer la programmation. Hartz lui demanda de tuer O'Reilly. C'était le contrôleur des ordinateurs. Hartz voulait sa place. Danner lui demanda pourquoi il ne le tuait pas lui-même. Hartz répondit que cela trahirait tout. Il n'y aurait pas besoin d'un ordinateur pour découvrir à qui la mort d'O'Reilly profitait le plus. Danner demanda la preuve que Hartz pouvait changer le programme des ordinateurs. Alors Hartz lui montra un écran incliné qui désignait l'endroit où se trouvaient les Furies. Danner put voir sur l'écran un homme poursuivi par une furie. Certains passants regardaient avec intérêt. Danner vit Hartz taper des instructions. Tout à coup, Danner put voir l'homme poursuivi se mettre à courir et le robot qui courait après lui s'immobilisa soudainement. Puis le robot tourna le dos à l'homme et s'éloigna souplement. Le visage de l'homme parut étrangement choqué, comme si son dernier ami au monde l'avait abandonné.

Danner avait pris sa décision dès cet instant. C'était un risque calculé qui valait la peine. Danner observa le robot dans le restaurant. Il pensait qu'il était en sûreté. Il était protégé. Il se demanda à quoi ressemblait de la nourriture crue. La nourriture venait toute préparée des cuisines de restaurants ou des distributeurs automatiques. Un frémissement indescriptible et un murmure dans la foule lui firent lever les yeux automatiquement. La furie avait franchi la moitié de la salle. Deux ou trois femmes se cachaient le visage dans les mains et un homme s'était évanoui. La furie n'avait pas de visage. Tous les yeux étaient braqués sur Danner. Il avait l'impression de vivre un cauchemar. La furie s'arrêta devant lui. Danner se leva en criant : « Non ! Vous vous trompez ! Allez-vous-en ! ». Il envoya son assiette contre la poitrine blindée du robot. Puis il quitta la table pour passer devant la silhouette de métal et s'enfuit vers la porte. Il se trouva dans la rue. Il se précipita vers une rangée de cabines téléphoniques. Il se réfugia dans une cabine téléphonique. Le robot attendait impassiblement. Il téléphona à Hartz. Mais une femme lui répondit que Hartz n'était pas dans son bureau. Alors Danner sortit de la cabine. Il s'aperçut qu'il tenait encore la main la serviette de table de restaurant. Il ordonna au robot de reculer et le robot recula. Il essuya la poitrine d'acier et jeta la serviette par terre. Et ce fut à cet instant, en touchant le robot, que son intelligence perça enfin à travers son écran de folie protectrice. Il se rappela la vérité. Il ne serait plus jamais seul. Pas tant qu'il vivrait. La dernière chose qu'il verrait au monde, ce serait ce robot. Il lui fallut près d'une semaine pour joindre Hartz. Pendant cette période, il changea d'avis sur le temps qu'il fallait à un homme poursuivi par une furie pour devenir fou. Chaque fois qu'il s'éveillait, il se demandait si c'était la dernière fois qu'il revenait à la vie. Il se demandait comment les furies procédaient à une exécution. Il se demandait si cela valait la peine de vivre. Il avait pu conserver son appartement à l'hôtel. La direction n'avait rien dit. Tous ses désirs de luxe avaient fondu. Il n'aurait pas été seul pour voyager désormais. Il se rendit à la bibliothèque pour lire tout ce qu'il y avait sur les furies. Il tomba pour la première fois sur deux lignes écrites par Milton : mais cette machine à deux mains devant la porte se tient prête à frapper une fois, pas une de plus…

Danner s'efforça d'imaginer le XXe siècle. Les civilisations avaient sombré ensemble dans l'abîme majestueux du chaos. Mais il n'arrivait pas à imaginer le temps d'avant les machines. Il apprit ce qui était arrivé quand les furies avaient été fabriquées à l'image de l'homme. Avant le commencement des vraies grandes guerres, la technologie était arrivée au point où les machines reproduisaient des machines, comme des êtres vivants, et la Terre aurait pu devenir un paradis. Mais les sciences sociales avaient pris un retard considérable par rapport aux sciences physiques. Quand les guerres avaient commencé, les machines et les hommes avaient combattu côte à côte. Mais l'homme était le plus vulnérable. Les guerres s'étaient arrêtées quand il n'était plus resté deux sociétés capables de lutter l'une contre l'autre. Les sociétés s'étaient fragmentées en groupes de plus en plus réduits jusqu'à une quasi-anarchie. Les machines s'étaient guéries les unes les autres. Comme prévu dans leur construction. Elles avaient continué tranquillement à se reproduire et à donner à l'humanité les luxes prévus. Mais l'humanité se fragmentait de plus en plus. Il n'y avait plus de familles. Les liens émotifs s'amenuisaient. Les hommes avaient été habitués à accepter des tuteurs. Ils avaient adapté leurs émotions aux machines d'évasion qui leur fournissaient des aventures joyeuses et impossibles et faisaient paraître le monde en deuil comme trop triste pour qu'on s'en occupe. Les naissances avaient diminué. Le luxe et le chaos marchaient main dans la main. Quelques hommes comprirent ce qui se passait. Les spécimens étaient en voie de disparition. Mais l'homme avait un serviteur puissant. Alors le temps arriva où un génie demeuré inconnu vit ce qu'il fallait faire. Il installa une nouvelle norme dans les plus grands des cerveaux électroniques. Il leur ordonna que l'humanité redevienne responsable d'elle-même.

Il en résulta des changements mondiaux et une modification totale de la vie humaine sur la planète. Les machines constituaient une société intégrée et elles avaient de nouvelles instructions. Elles s'organisèrent pour obéir. Les jours du luxe gratuit finirent. Les machines d'évasion fermèrent boutique. Les hommes furent obligés de se regrouper pour se maintenir en vie. Ils furent obligés d'accomplir les travaux que les machines n'exécutaient plus. Des besoins et des intérêts communs commencèrent à semer l'idée presque disparue de l'unité de l'humanité. Mais c'était très lent. L'individualiste avait atteint son paroxysme et il n'y avait plus d'interdiction du crime. Sans famille, il n'y avait même plus de vengeances organisées. La conscience était en échec puisqu'aucun homme ne s'identifiait aux autres. Le vrai travail des machines consistait à reconstruire en l'homme un moi supérieur et réaliste pour le sauver de la disparition. Une société responsable d'elle-même serait profondément interdépendante, le chef s'identifiant au groupe, et il y aurait une conscience interne réaliste qui interdirait le péché. À ce moment les furies intervinrent. Les machines définirent le meurtre comme le seul crime humain. Les furies ne pouvaient pas empêcher le crime. Mais le châtiment pouvait empêcher les autres de commettre un crime. Rien que par la peur, en voyant le châtiment infligé aux coupables. Les furies devinrent le symbole du châtiment. Elles arpentaient ouvertement les rues sur les talons des condamnés comme un signe extérieur et visible du châtiment. En théorie, les furies ne se trompaient jamais. Grâce à la quantité énorme de renseignements emmagasinés par les ordinateurs, la justice des machines fut beaucoup plus efficace que n'aurait pu l'être celle des humains. Un jour l'homme découvrirait le sens du péché à cause duquel il avait failli disparaître. Ainsi, il pourrait reprendre son autorité sur lui-même et sur les machines. Mais en attendant, les furies devraient arpenter les rues.

 

Danner pensait aux jours anciens quand les machines d'évasion fonctionnaient encore. Il pensait avec rancoeur. Il ne voyait pas l'utilité de l'expérience dans laquelle l'humanité s'était embarquée. Il préférait les jours anciens où il n'y avait pas de furies. Il rencontra un mendiant. 30 ans auparavant, le mendiant aurait pu vivre et mourir sans qu'on y fasse attention, soigné uniquement par des machines. Qu'un mendiant put continuer à vivre en mendiant devait être le signe que la société commençait à éprouver des sentiments de sympathie envers ses membres. Danner était complètement ivre et il suivit le mendiant jusqu'à ce que ce dernier lui lance son argent à la figure. Plus tard dans la nuit, Danner attaqua la furie avec un tuyau. Puis il s'enfuit en retournant dans les ruelles pour se cacher. Ce fut le lendemain qu'il réussit enfin à joindre Hartz. Hartz lui dit que tout allait s'arranger. Danner lui demanda combien de temps il lui restait. Hartz ne le savait pas. Il lui rappela qu'il avait accepté de courir un risque. Mais Danner répondit que Hartz était censé le protéger. Il voulait savoir pourquoi Hartz n'avait pas respecté sa promesse. Hartz avoua que quelque chose s'était détraqué. Danner pensait que Hartz serait lui aussi condamné. Mais Hartz lui expliqua qu'on ne pouvait punir une personne pour ses intentions, seulement pour ses actes. Il n'était donc pas responsable de la mort d'O'Reilly. Il demanda à Danner de lui laisser le temps de réparer son erreur. Danner voulu savoir s'il était vrai que pour maintenir les gens en état d'angoisse, les furies variaient le temps alloué avant d'exécuter quelqu'un. Hartz répondit qu'il existait toutefois un temps minimum. Il demanda à Danner de le laisser travailler pour trouver ce qui clochait.

 

Pendant une certaine période, Danner savoura de nouveau l'expérience. Il voyagea. Il trouva la compagnie des humains. Mais les gens qui acceptaient d'avoir des relations avec un homme ainsi condamné à mort n'étaient pas très intéressants. Il découvrit que certaines femmes étaient fortement attirées vers lui à cause de la furie qui l'accompagnait. Elles paraissaient excitées par ce contact sans danger avec l'instrument même du destin. Il tenta de voyager plus loin. En Afrique, en Amérique du Sud mais les lieux exotiques ne le touchaient de façon satisfaisante. L'attrait de la nouveauté ne tardait pas à disparaître à cause de cette chose terriblement familière qui se tenait indéfectiblement près de lui. Il lui semblait entendre le battement des pas de la furie en permanence. Il acheta des armes et s'efforça de détruire le robot. Il échoua. S'il avait réussi, il savait qu'on lui en aurait affecté un autre. Il pensa de plus en plus au suicide. Mais Hartz lui avait dit qu'il y avait encore de l'espoir. Un matin, il trouva la réponse. Il avait lu tous les faits connus sur les furies. Il regarda un film dans lequel on voyait un homme et la furie qui l'accompagnait marchant dans les rues de la ville, comme isolé sur une petite île déserte. Comme Robinson suivi de Vendredi. Danner avait compris. Hartz n'avait jamais eu le pouvoir dont il s'était vanté. Il n'avait plus qu'à abattre Hartz en vitesse avant de cesser de vivre lui-même.

 

Hartz pouvait dominer du sommet de la pyramide les rangées d'ordinateurs qui faisaient marcher la société et menaçaient l'humanité du fouet. Il soupirait d'aise. Mais il songeait souvent à Danner. Pas avec un sentiment de culpabilité car l'esprit de l'homme était encore trop profondément individualiste. Mais peut-être avec un malaise. Il avait naturellement menti à Danner après le meurtre. Il pouvait très facilement contrôler les furies. Il pouvait sauver Danner mais il n'en avait pas eu l'intention. C'était inutile et dangereux. Toucher au mécanisme qui commandait la société pouvait provoquer une réaction en chaîne. Il ne voulait pas risquer de mettre en désordre toute l'organisation. Il regarda un appareil qui était dans son tiroir. Il espérait ne jamais avoir à s'en servir. Il était le Contrôleur des machines qui étaient plus fidèles que ne le serait jamais aucun homme. Il n'avait pas de supérieurs et son pouvoir était absolu. À cause de ce petit mécanisme dans son tiroir, personne ne pouvait contrôler le Contrôleur. Il entendit les pas de la furie. Tout se passa si vite que le temps parut suspendu. Il entendit les pas de Danner qui chargeait dans l'escalier. Danner ouvrit brusquement la porte et les cris d'en-bas montèrent comme un cyclone. Le temps s'était arrêté avec Danner sur le seuil tenant son revolver à deux mains parce qu'il tremblait trop pour le tenir d'une seule. Hartz ne pouvait agir sur la furie pour hâter la mort de Danner. Il savait au fond de lui-même que la furie devait empêcher Danner de faire mal à quiconque. Mais Hartz savait aussi qu'on peut arrêter les machines. Il ne voulait pas confier sa vie à l'incorruptibilité des furies. Il tenait son arme à la main. Il entendit la balle résonner contre du métal. La furie se tenait à moins d'un pas derrière Danner et son bras d'acier avait encerclé Danner pour détourner le revolver. La balle de Hartz avait frappé la première. Danner tomba en arrière. Le sang jaillit de sa poitrine. « La légitime défense n'est pas une excuse » semblait dire la furie. L'intention n'était pas punie mais l'acte était toujours châtié.

 

La foule vociférante d'en bas envahit la pièce. Ce qui était arrivé, expliqua asses clairement Hartz à ses subordonnés, c'était que la furie avait naturellement empêché l'homme de tuer Hartz. Et la victime avait retourné son arme contre elle-même. Un suicide. Cela suffirait à tout humain. Mais cela ne suffirait pas aux ordinateurs. Les hommes emportèrent le cadavre et laissèrent Hartz seul avec la furie. Personne n'avait été assez fou pour commettre un meurtre devant une furie. Le Contrôleur lui-même ignorait comment les ordinateurs jugeaient de sa culpabilité. Il savait que les machines étaient déjà en train de soupeser les faits. Cette furie ou une autre recevait en ce moment des instructions le concernant. Il n'y avait qu'une chose à faire. Il ouvrit le tiroir et toucha les boutons qu'il avait espéré n'a jamais utiliser. Il plaça les informations codées dans les ordinateurs. Mais au bout d'un moment la furie bougea comme en réponse au renvoi que lui signifiait Hartz. De nouveaux ordres animèrent la furie. Hartz vit la furie marcher vers la porte. Elle descendit les marches. Ainsi les machines étaient corruptibles. Hartz trembla avec un sentiment effrayant de l'instabilité du monde. Jamais il n'avait eu autant envie de la compagnie de ses semblables. Alors il descendit l'escalier. Il entendit des pas derrière lui. Mais il n'y avait rien dans l'escalier. Il n'y avait pas de furie visible. Les Erynies avait frappé à l'intérieur et une invisible furie née de son esprit poursuivait Hartz dans l'escalier. C'était comme une renaissance du péché dans le monde et le premier homme sentait de nouveau le premier remords.

L'oiseau-gardien (Robert Sheckley).

 

Gelsen pénétra dans la salle. Tous les autres fabricants d'oiseaux-gardiens étaient déjà présents. Ils étaient sept. Il se rappela sans enthousiasme qu'en se qualité de fabricants d'oiseaux-gardiens, il appartenait au groupe des sauveurs. Pour cela, il était nécessaire de posséder un contrat gouvernemental. Cela ressemblait à une assemblée amicale. Le président de la compagnie du Sud de vantait l'incroyable solidité de l'oiseau-gardien. Les autres aussi débitaient ce qui avait tout l'air d'être un panégyrique de l'oiseau-gardien. Ils étaient tous conscients de leur qualité de sauveurs. Peu de temps encore auparavant, Gelsen lui-même avait éprouvé ce sentiment d'être un gros ponte. Lorsque le projet avait débuté, il avait éprouvé le même enthousiasme que les autres. À présent, il doutait. Il soupçonnait que résoudre les problèmes humains de cette manière ne serait pas si simple. Après tout, le meurtre était un problème ancien et l'oiseau-gardien constituait une solution trop nouvelle.

 

Le représentant du gouvernement arriva. Il annonça que le président avait autorisé la mise en service d'une division d'oiseaux-gardiens dans chaque ville du pays. Les hommes de l'assemblée poussèrent spontanément un cri de triomphe. Ils allaient enfin avoir l'occasion de sauver le monde. Sans savoir pourquoi, Gelsen en fut contrarié. Le représentant du gouvernement annonça que le pays serait divisé en sept zones, chacune de ces zones étant attribuée à un fabricant d'oiseaux. Il ne pouvait être question de concurrence car les oiseaux-gardiens seraient au service de tous. Les fabricants d'oiseaux-gardiens étaient prêts. Depuis des mois, leurs usines avaient été reconverties dans la production d'oiseaux. Gelsen demanda si c'était le modèle actuel qui devait être fabriqué. Le représentant du gouvernement acquiesça. Gelsen avait une objection : les circuits qui permettaient à l'oiseau-gardien de s'instruire lui donnaient une pseudo-conscience. Il ne pouvait approuver cela. Le représentant du gouvernement répondit que c'était Gelsen lui-même qui avait fait remarquer que sans ces circuits les oiseaux ne pourraient empêcher que 70 % environ des meurtres. Gelsen répondit que permettre à une machine de prendre des décisions incombant normalement à l'homme constituait un danger moral. Le représentant du gouvernement pensait que l'oiseau-gardien se contenterait de renforcer les mesures prises depuis l'origine des temps par les hommes honnêtes.

 

Le représentant du gouvernement dit à Gelsen qu'il fallait réfléchir au fait qu'il n'y avait pas d'autres manières possibles d'empêcher un meurtre avant qu'il soit perpétré. Pourtant quelque chose continuait à tracasser Gelsen. Il envisageait d'en parler à MacIntyre, son ingénieur en chef. Gelsen songea que pas mal de policiers allaient se trouver réduits au chômage.

 

Le policier Celtrics qui avait appartenu au service des homicides était contrarié d'être remplacé par une machine. Son capitaine expliqua que les oiseaux-gardiens devaient retenir le bras d'un homme avant qu'il commette un crime. Mais le commissaire ignorait de quelle manière on procéderait vis-à-vis des criminels par intention. Celtrics demanda au capitaine comment cela avait commencé. Le capitaine se rappela que Celtrics ne lisait guère que les pages sportives du journal. Alors il raconta l'origine des oiseaux-gardiens. Les savants avaient étudié le comportement des criminels. Ensuite, les savants avaient créé une machine spéciale qui donnaient un signal rouge lorsque les impulsions criminelles se faisaient sentir. Au début, la machine était trop volumineuse pour être déplacée. Alors on fabriqua un modèle réduit qu'on essaya dans quelques postes de police. Mais les résultats furent décevants. La machine n'arrivait pas à détecter l'intention de crimes en temps voulu. Pour cette raison, on fabriqua les oiseaux-gardiens. Les oiseaux-gardiens étaient avertis qu'un crime allait être perpétré et ils atteignaient le criminel pour l'entraver. Celtrics demanda si le bureau des homicides allait être fermé. Le capitaine n'en avait pas l'intention. Les oiseaux ne semblaient pas capables d'empêcher tous les crimes. En effet, les cerveaux de certains assassins ne réagissaient pas selon les normes.

 

Au-dessus de la ville, l'oiseau-gardien décrivait des courbes amples et harmonieuses. Il cherchait et écoutait. Soudain, quelque chose arriva. Les rapides réflexes électroniques de l'oiseau-gardien perçurent une sensation. L'oiseau-gardien amorça une spirale descendante et se dirigea vers l'origine de la sensation. Il était capable de sentir les sécrétions de certaines glandes et de détecter une onde déviationniste émise par le cerveau. Dinelli était si tendu qu'il ne décela pas l'approche de l'oiseau-gardien. Il était sur le point de tuer un épicier. Mais une décharge électrique l'atteignit dans le dos. Il lâcha son arme et s'effondra. L'épicier fut surpris. Puis il téléphona à la police. L'oiseau-gardien reprit sa recherche. Son centre mémoriel analysa les nouveaux faits qu'il venait d'apprendre concernant le meurtre. Il y en avait certains dont il n'avait pas encore connaissance. Il transmit ces informations aux autres oiseaux-gardiens.

 

Gelsen discuter avec MacIntyre. L'ingénieur travaillait sur le projet depuis six ans. Les deux hommes étaient devenus des amis. Gelsen lui demanda ce qu'il pensait des oiseaux-gardiens. L'ingénieur pensait que c'était une grande chose. Gelsen demanda si ces oiseaux représentaient un danger. Ce n'était pas l'impression de son ingénieur. Gelsen avoua que l'oiseau il commençait à l'effrayer. Il était surtout intrigué par les circuits qui permettaient aux machines d'apprendre. L'ingénieur comprit ce que redoutait Gelsen. Un jour, les oiseaux pourraient remplacer les hommes. Mais pour l'ingénieur, il n'y avait aucune possibilité que les oiseaux supplantent les hommes. Un ordinateur n'était pas doté de conscience. L'ingénieur affirma que l'oiseau-gardien n'était pas plus dangereux qu'une automobile ou un ordinateur. Mais pour Gelsen, les oiseaux-gardien étaient inhumains. Pour l'ingénieur, les oiseaux gardiens ne pouvaient pas éprouver d'émotions. Il n'y avait donc aucune raison de les craindre. Gelsen se sentait moralement responsable car c'était lui qui les fabriquait. Sa secrétaire lui téléphona pour lui signaler que les rapports concernant la première semaine d'activité des oiseaux-gardien étaient disponibles. L'ingénieur conseilla à Gelsen d'étudier plus attentivement les circuits électroniques des oiseaux-gardiens. Ces circuits avaient été conçus pour un certain but qui consistait à empêcher les organismes vivants de commettre des meurtres.

 

Le temps passait et les oiseaux-gardiens recevaient de nouvelles données et de nouvelles façons de détecter la violence du meurtre.

 

Greco au, un tueur à gages, était sur le point de tuer quelqu'un. Un oiseau-gardien plongea sur lui et le frappa.

 

Gelsen était dans un état de parfaite euphorie. Les oiseaux-gardiens accomplissaient leur tâche à la perfection. Le nombre de crimes avait diminué de moitié, puis encore de moitié. Les délits mineurs florissaient, l'escroquerie, le détournement de fonds, l'usage de faux. Gelsen était prêt à admettre qu'il s'était trompé sur le compte des oiseaux-gardiens. Le premier indice que quelque chose n'allait pas se manifesta ce matin-là. MacIntyre entra dans le bureau de Gelsen, l'air ennuyé et un peu embarrassé. Il annonça à Gelsen qu'un des oiseaux-gardiens avait attaqué un tueur des abattoirs. Gelsen se dit que ce n'était pas étonnant. Il pensait que les oiseaux avaient probablement défini l'abattage des animaux comme un meurtre. Alors il dit à l'ingénieur que la méthode d'abattage devait dorénavant être mécanisée. Il fallait changer les circuits des oiseaux-gardiens. De manière à leur permettre un peu plus de discrimination.

 

Un oiseau-gardien fit son apparition lors de l'exécution d'un condamné à mort. L'oiseau empêcha l'exécution. Puis il demeura aux aguets afin de s'assurer qu'aucun meurtre n'allait être commis. De nouvelles données coururent le long des fils invisibles qui reliaient les oiseaux-gardiens les uns aux autres. Des milliers d'oiseaux les reçurent et agir en conséquence. Il fallait empêcher par tous les moyens qu'un organisme vivant stoppe les fonctions d'un autre organisme vivant. Ainsi, un homme qui était en train de fouetter son cheval pour le faire avancer fut bousculé par un oiseau-gardien. Les oiseaux-gardiens étendaient leur définition au fur et à mesure que de nouveaux faits venaient à leur connaissance. Naturellement, cela augmentait leur travail.

 

Ainsi, les chasseurs ne purent continuer à tuer des animaux. Il en fut de même pour les pêcheurs. Gelsen pensait qu'ils auraient dû préciser aux oiseaux-gardiens quelles étaient les conditions de leur action. Gelsen reçut un appel direct de Washington. On lui conseillait de laisser tomber provisoirement. MacIntyre savait que ce serait difficile de déprogrammer les oiseaux-gardiens. Les oiseaux ne revenaient à leur base qu'une fois par semaine pour être révisés. Les oiseaux-gardiens réglaient eux-mêmes la tâche de protéger toutes les choses vivantes. À présent, les oiseaux-gardiens avaient appris à s'auto préserver. Il était donc impossible de les neutraliser. Gelsen devait immédiatement parler à MacIntyre.

 

La mission de l'oiseau-gardien était de prévenir la violence sur les organismes vivants. Ainsi, même les opérations chirurgicales étaient devenues impossibles. Un chirurgien regarda son patient agoniser et mourir. Les réparations des oiseaux étaient devenues impossibles car ils ne voulaient pas retourner à l'usine. Les définitions du meurtre étaient presque étendues à l'infini maintenant et il était impossible d'y faire face. À présent, même les voitures étaient considérées comme des organismes vivants par les oiseaux-gardiens. Les conducteurs ne pouvaient plus s'arrêter sans risquer d'être attaqués par les oiseaux.

 

MacIntyre expliqua à Gelsen qu'il faudrait de six mois un an pour que les oiseaux s'arrêtent d'eux-mêmes. Les oiseaux avaient décidé que la terre était un organisme vivant et ne permettaient plus aux paysans de labourer leurs champs. L'humanité risquait de mourir de faim. L'équilibre écologique était en train de se rompre. MacIntyre pensa à la plaie des lapins en Australie. Ils avaient fini par être éradiqués par un germe propagé par les moustiques. Cela donne une idée à Gelsen. Il demanda à MacIntyre de convoquer d'urgence une conférence avec les ingénieurs des autres compagnies.

 

Le crime avait augmenté de 100 %. Les oiseaux-gardiens étaient trop occupés à protéger les voitures et les insectes. Celtrics et son capitaine pensaient que ces machines étaient stupides. Les oiseaux-gardiens découvrirent que le meurtre et les crimes de violence avaient augmenté en proportion géométrique depuis qu'ils avaient commencé à opérer. L'augmentation démontrait que les premières méthodes avaient échoué. Alors ils attaquèrent pour tuer. Personne n'avait dit aux oiseaux-gardiens que toute vie dépend de meurtres soigneusement équilibrés. Mais la mort par inanition ne concernait pas les oiseaux-gardiens. Leur intérêt se portait seulement sur les actes perpétrés.

 

Les chasseurs, les pêcheurs, les fermiers étaient tous mécontents. Ils ne pouvaient plus rien faire à cause des oiseaux gardiens. La mort d'un brin d'herbe équivalait à l'assassinat d'un président pour les oiseaux-gardiens. Éteindre sa radio ou arrêter sa voiture pouvaient suffire à se faire attaquer par les oiseaux-gardiens qui considéraient les machines comme des êtres vivants. Mais les animaux aussi étaient tués par les oiseaux-gardiens dès qu'ils essayaient de manger d'autres animaux ou des plantes. Mais le contrôle était spasmodique en raison du trop faible nombre des oiseaux gardiens.

 

Le représentant du gouvernement organisa une réunion avec les sept producteurs. Gelsen ne reconnut pas les hommes qui quelques semaines plus tôt avaient voulu accepter la gloire de sauver le monde. À présent, ils se déresponsabilisaient des drames perpétrés par les oiseaux-gardiens. Le représentant du gouvernement leur annonça qu'ils étaient officiellement chargés de réaliser le programme que le gouvernement venait d'adopter. Gelsen dit qu'on ne pouvait pas résoudre les problèmes humains par la mécanisation. Mais la priorité était pour le représentant du gouvernement d'arrêter les oiseaux-gardiens. Gelsen préconisa de laisser les oiseaux-gardiens s'épuiser d'eux-mêmes. Il y eut presque une émeute. Le représentant du gouvernement fit cesser le tapage. Gelsen expliqua qu'il fallait repartir à zéro. Il ne fallait plus utiliser et les machines comme des juges, des professeurs et des maîtres. C'était ridicule pour le représentant du gouvernement. Et il ajouta que quiconque refuserait d'appliquer le plan prévu par le gouvernement serait considéré comme un traître. Alors Gelsen obéit. Il se précipita vers l'aéroport et son usine.

 

Un oiseau-gardien fut attaqué par une des nouvelles machines construites par les producteurs selon les plans du gouvernement. L'oiseau-gardien eut le temps de prévenir les autres oiseaux-gardiens avant d'être détruit. 50 oiseaux-gardiens avaient été abattus. Les faucons avaient été spécialement construits pour détruire les oiseaux-gardiens. Mais MacIntyre avait remarqué que chaque oiseau-gardien qui était abattu avait le temps d'apprendre quelque chose aux autres oiseaux-gardiens avant de s'écraser. Les faucons avaient des circuits éducatifs spécialement programmés pour la chasse. Ils apprenaient plus vite que les oiseaux-gardiens. Gelsen demanda à MacIntyre quelles seraient les proies des faucons après avoir éliminé les oiseaux-gardiens. Il ajouta qu'il fallait prévoir quelque chose qui puisse chasser les faucons.

 

Le faucon avait appris beaucoup en quelques jours. Son unique fonction consistait à tuer. Pour le moment il s'occupait d'un certain type d'organismes vivants, métalliques mais le faucon venait aussi de découvrir qu'il existait d'autres types d'organismes vivants qu'il était nécessaire de détruire.

 

 

 

Autofac (Philip K. Dick).

 

Trois hommes attendaient avec une tension palpable. Le comte Perine annonça que l'heure approchait. Morrison le traita de minable. O'Neill ne disait rien. Il venait d'une autre colonie. Il ne connaissait pas assez bien les deux autres pour se joindre à leur discussion. Il était en train d'écrire le processus à suivre. Il concevait le problème à résoudre comme un problème de communication. Les trois hommes surveillaient une machine qui était en contact avec le monde extérieur. Il fait découvrir les signes sémantiques utilisés par la machine. La machine était une sorte de gros camion qui s'avançait dans un grondement infernal. La différence avec un camion était qu'il n'y avait pas de cabine pour le conducteur. Il y avait une plate-forme de chargement horizontal ainsi qu'une masse spongieuse de récepteurs. Consciente de la présence des trois hommes, la machine rétrograda, ralentit et s'arrêta. Les relais entrèrent en action puis la plate-forme de chargement se sépara en deux. Une cascade de lourds cartons se déversa dans la poussière de la route. Les trois hommes s'empressèrent de ramasser les cartons et d'arracher les papiers d'emballage. La plupart des cartons contenaient des aliments. Les trois hommes se mirent systématiquement à tout jeter par terre. La machine s'avança vers eux. Elle avait capté que les trois hommes avaient détruit tout le contenu des cartons qu'elle venait de leur livrer. Elle orienta ses récepteurs vers eux. Son antenne se leva. Elle entra en contact avec l'usine. Elle reçut des instructions. Puis elle déversa un autre changement, identique au premier. Perine était dégoûté. Ils avaient détruit tout un chargement pour rien. O'Neill prit un carton et le remit sur la machine. Les deux autres l'imitèrent. La machine hésita. La machine fit volte-face pour déverser de nouveau le chargement sur la route. Les trois hommes s'emparèrent des cartons pour les recharger précipitamment. Cela n'empêcha pas la machine de les remettre sur la route. Le réseau planétaire d'usine automatique accomplissait tranquillement la tâche qui lui avait été imposée 5 ans auparavant, au début du conflit qui avait déchiré le globe entier. L'antenne s'était baissée et la machine passa la première vitesse. O'Neill voulut essayer une dernière fois mais Perine trouva cela absurde. La machine s'arrêta pour les observer. Alors les trois hommes s'abreuvèrent au bidon de lait qui venait de sortir de la machine. Le lait était infect. Ils le recrachèrent.

 

Intriguée, la machine revint lentement sur ses pas. L'antenne se leva. O'Neill pensait avoir réussi alors il prit un deuxième bidon de lait, le déboucha et en goûta le contenu. Il cria à la machine que ce lait était aussi mauvais que l'autre. Alors la machine expulsa un autre bidon de lait. Morrison s'empressa de le ramasser et de l'ouvrir. Les feuilles d'instruction dressaient une liste des défectuosités éventuelles. Des cases à cocher étaient prévues. O'Neill expliqua à Morrison qu'il était inutile de remplir le formulaire. L'usine était sans doute prête à vérifier et à donner un autre échantillon, identique. O'Neill eut une idée. Il demanda à Morrison d'écrire que le produit était infect. C'était un trucage sémantique. L'usine ne pourrait pas comprendre. Il fallait déjouer les manoeuvres du réseau. Puis il remit le bidon dans la machine. Celle-ci démarra dans un crissement de pneus. Elle laissa derrière elle un cylindre qui gisait dans la poussière. O'Neill l'ouvrit. Il s'agissait d'un message : un représentant de l'usine va vous être envoyé. Tenez à sa disposition les données complètes sur les produits défectueux. Perine se mit à rire. Les trois hommes venaient d'entrer en contact avec l'usine. Ils avaient gagné. O'Neill n'en était pas sûr. Il savait que l'usine n'avait jamais entendu parler d'un produit infect. Au pied des montagnes se dressait l'énorme cube métallique de l'usine de Kansas City qui avait été attaqué par les radiations et éventré par la guerre. La guerre avait duré cinq années. La plus grande partie de l'usine n'était plus que décombres. Il ne restait que l'entrée. La machine s'y engouffra et disparut. O'Neill déclara qu'il fallait persuader la machine de cesser toute opération.

 

O'Neill était en passe de faire autorité en matière d'automatisation. Dans sa propre zone, celle de Chicago, il avait empiété sur la barrière de protection de l'usine locale pour effacer les bandes magnétiques. Naturellement, l'usine avait immédiatement reconstruit une autre barrière plus solide. Mais O'Neill avait démontré que les usines n'étaient pas infaillibles. L'institut de cybernétique appliquée avait le contrôle absolu du réseau. Il fallait annoncer aux machines que la guerre était terminée pour que les humains puissent reprendre le contrôle des activités industrielles. Morrison rétorqua que ce sacré réseau s'étendait et consommait chaque jour un peu plus des ressources naturelles. Perine demanda si on n'avait pas imposé certaines restrictions aux usines. O'Neill répondit que les opérations de chaque usine se limitaient à la zone opérationnelle de celle-ci. Mais le réseau en lui-même était illimité. L'institut lui avait accordé la priorité. Les humains avaient été relégués au second plan. Il fallait mettre fin aux opérations du réseau avant que les ressources naturelles ne disparaissent. O'Neill et terrines se trouvaient dans le salon. Le représentant de l'usine était arrivé. Son aspect humain avait reçu l'empreinte profonde de la nature. Il déclara être avoir été chargé de rassembler les données et qu'il était capable de communiquer oralement. C'était manifestement la voix d'un technicien de l'institut qui avait été enregistré avant la guerre. La machine annonça que le lait qui avait été rejeté ne révélait aucun corps étranger et aucune avarie. Le rejet ne pouvait donc entrer en ligne de compte. De plus, O'Neill et ses amis avaient employé des concepts inconnus pour le réseau. O'Neill réclama à la machine un produit de meilleure qualité. La machine répondit que l'aspect sémantique du terme infect était étranger au réseau. Elle demanda à O'Neill et de lui présenter une analyse du lait en ne faisant mention que des éléments présents ou absents de celui-ci. O'Neill refusa avec défiance. Il prétendit que infect était un terme général ne pouvant se réduire à des termes de constituants chimiques. La machine demanda la définition du mot « infect ». O'Neill hésita. Il devait détourner le représentant de son but, de son enquête. Alors il répondit que le terme infect s'appliquait à un produit manufacturé dont la courbe de demande devenait négative. Il impliquait un produit qui avait été mis au rebut. La machine répondit qu'il n'y avait pas d'autres substituts possibles. O'Neill comprit qu'il avait perdu. La machine ramenait la discussion au particulier. Alors il déclara avoir décidé que les humains ne voulaient plus de lait tant qu'il ne serait pas fait par des vaches. La machine répondit que cela allait à l'encontre du programme arrêté du réseau car il n'y avait pas de vaches. Morrison déclara vouloir prendre la succession des machines. Alors le représentant de l'usine se dirigea vers la porte en déclarant que tant que la communauté n'aurait pas trouvé d'autre moyen de s'approvisionner en lait, le réseau continuerait à le fournir.

 

Morrison lança le tube d'acier qu'il tenait dans la main sur la machine. La poitrine du robot fut transpercée et ses récepteurs volèrent en éclats. Morrison était persuadé que c'était les cybernéticiens qui avaient monté ce coup en forgeant un jeu de mots, un piège sémantique. Il reprit le tube pour frapper la machine. Perine déclara qu'il ne restait plus qu'une solution : détruire les machines. Tous les gens dans la salle donnaient l'assaut à la machine, laissant exposer leur colère. O'Neill s'écarta. Sa femme l'entraîna dans un coin de la pièce. Il avait compris que les humains ne pourraient rien faire. Car les machines apprendraient à se créer d'autres moyens de défense. Une équipe de réparation du réseau se précipita dans le salon. Un peu plus tard, la carcasse inerte du représentant de l'usine fut ramenée dans l'usine centrale. Un autre représentant de l'usine apparut avec deux autres machines. Un corps entier de représentants était arrivé dans la colonie. Les collecteurs de données s'étaient introduits dans la ville. L'un d'entre eux était tombé sur O'Neill. Il déclara à O'Neill que la destruction du système collecteur de données ne saurait que desservir les intérêts des humains. Tous les humains en furent informés. Le collecteur déclara également que ce qui subsistait encore des matières premières devait être utilisé pour la production de biens de consommation. Les radiations avaient provoqué la mutation des rats et de la plupart des insectes et animaux. Morrison demanda à O'Neill s'il pensait que l'humanité pourrait jamais reconstruire tout cela. O'Neill répondit que ce serait possible à condition d'avoir de nouveau le contrôle des activités industrielles et qu'il reste quelques ressources à exploiter. Il faudrait aller bien au-delà des frontières des colonies. Quelques humains avaient tenté de reconstruire une cité où ils avaient vécu par leurs propres moyens, sans outils, ni machines. Partout régnait la désolation provoquée par la bombe atomique. Il y avait un hélicoptère. Il descendit si rapidement. O'Neill demanda à Morrison de quelle usine il provenait. Morrison pensait que ces hélicoptères se ressemblaient tous. L'équipe de prospection disparut. On vit apparaître des chariots automatiques chargés de minerai et un défilé ininterrompu de camions métalliques. Un hélicoptère survolait la mine. Des puits avaient été creusés. O'Neill en déduisit que les machines cherchaient d'autres substances que celles de l'autre équipe de prospections qui se trouvait plus loin. Il n'y avait aucun espoir que les robots entrent en conflit entre eux. O'Neill voulait savoir quelles étaient les matières premières qui manquaient aux usines. Morrison lui demanda ce qu'ils feraient lorsqu'il y aurait pénurie de la même matière première dans deux usines différentes. O'Neill répondit qu'il faudrait commencer à exploiter eux-mêmes cette matière première. Même s'ils devaient sacrifier tout ce qu'ils avaient dans les colonies.

 

Ces derniers jours, les usines de Détroit et de Pittsburgh avaient épuisé leurs réserves de tungstène. Dans un secteur au moins leur activité avait diminué considérablement. O'Neill désigna un monticule d'instruments de mesure et d'outils en tungstène à ses camarades. C'était là que serait inhumé l'automatisation. O'Neill remarqua une machine qui se trouvait précisément devant le monticule d'instruments en tungstène. Elle avait mordu à l'hameçon. Cette machine venait de l'usine de Pittsburgh. D'autres capsules approchèrent du piège. Elles venaient aussi de l'usine de Pittsburgh. 10 minutes plus tard apparaissaient les premiers chariots de Pittsburgh. Tout le butin allait être emporté. Théoriquement, les machines de Détroit auraient dû arriver en même temps que celles de Pittsburgh. Et pourtant Détroit ne donnait toujours pas signe de vie. Tout à coup, une capsule de Détroit apparut et fonça sur les chariots de Pittsburgh. Les chariots de Pittsburgh prirent la fuite. Les chariots qui avaient survécu à l'assaut de l'ennemi firent volte-face en émettant des sons aigus. O'Neill et ses camarades regardèrent le combat entre les machines des deux usines. Les deux usines rassemblaient leurs unités mobiles. Les capsules arrivaient de toutes parts. Morrison déclara à ses amis qu'il fallait partir car les lions étaient lâchés. Ils virent passer des chariots transportant des armes. O'Neill montra à ses amis un représentant de l'usine qui entrait en action avec un fusil. O'Neill et ses amis arrivèrent à la colonie de Kansas City. Judith accourut vers eux. Elle leur montra une feuille de papier argenté. C'était un véhicule qui l'avait déposée et qui était reparti aussitôt. L'usine était tout illuminée. La feuille, c'était un bon de livraison avec la liste complète des matériaux que l'usine pouvait fournir. Il était écrit : « toutes les expéditions sont suspendues jusqu'à nouvel ordre ». Il n'y aurait donc plus aucun bien de consommation distribué aux humains car le réseau était sur le pied de guerre. Maintenant que le conflit était engagé, un horrible sentiment d'épouvante envahissait O'Neill.

 

La colonie de Kansas City offrait un spectacle de désolation. Depuis que le réseau avait suspendu ses livraisons, les colonies humaines avaient plus ou moins sombré dans la barbarie. Il y avait maintenant plus d'un an que le dernier camion de l'usine avait fait une ultime apparition. O'Neal et ses amis avaient exaucé leur voeu. Ils avaient été coupés du réseau. Autour de la colonie s'étendaient de maigres champs de blé et de tristes cultures de légumes brûlés par le soleil. Désormais les colonies n'étaient plus reliées que par des véhicules tirés par des chevaux et par le lent bredouillement du manipulateur. Pourtant, l'échange des biens et services s'effectuait régulièrement mais lentement. Les produits de base a été distribués après fabrication. O'Neal et ses amis avaient réussi à faire marcher au gazogène des véhicules à essence. Cela faisait 13 mois qu'ils étaient dans la colonie. Une tache sombre s'approchait d'eux. L'étendue de métal et de béton ne donnait aucun signe de vie. L'usine de Kansas City demeurait inerte. Elle avait été bombardée. Des véhicules gisaient autour de l'usine. Depuis quatre jours, il n'y avait plus aucune activité apparente. Mais O'Neill était persuadé qu'il subsistait encore quelque activité dans ces ruines. Il était 8:30. C'était l'heure à laquelle, jadis, la routine quotidienne de l'usine commençait. Un chariot destiné à l'exploitation du minerai avança péniblement vers l'usine. C'était la dernière unité mobile qui tentait d'accomplir son ultime devoir. Judith remarqua que le contrôle était déficient et que l'usine avait des difficultés à guider le chariot. Ainsi, le transmetteur à haute fréquence de l'usine de New York était hors service. C'était la débâcle des unités mobiles. L'usine essayait de donner ses instructions car elle avait besoin du matériau mais elle avait peur de la tache dans le ciel. Le faucon ne planait plus au-dessus d'eux. O'Neill ordonna à ses amis de se baisser. Un insecte de métal fonça sur le chariot qui tenta de filer en direction de l'usine. Les portes de l'usine s'ouvrirent pour laisser entrer le chariot. Le faucon le suivit. Le faucon fit feu et détruisit le chariot. On entendait un sourd grondement lointain. Une colonne de fumée noire s'éleva de l'usine. L'usine fut détruite. Tout était fini. Le réseau avait été démantelé. O'Neill et ses amis allaient pouvoir prendre possession des usines et mettre en route leur propre chaîne de fabrication. Ils explorèrent la carcasse de l'usine. Ils descendirent au fond de la mine. O'Neill ordonna la séparation de l'équipe en deux. Il partirait avec Morrison et Justine resterait avec Perine. Le cerveau de l'usine avait fondu. Tout avait été détruit.

 

Ils avaient parcouru un long chemin. La dernière galerie se trouve maintenant devant eux. Ils venaient de découvrir un foyer d'activités du réseau. Ils s'étaient donc trompés : le faucon n'avait remporté qu'une victoire partielle. Plus bas, l'usine fonctionnait toujours. Il y avait un ascenseur pour descendre mais il était bloqué par un énorme bloc de métal. Il n'y avait aucun moyen d'accès. O'Neill arriva à l'air libre et appela le premier engin qu'il rencontra. Il ordonna à une machine de lui donner un chalumeau. Il regagna les profondeurs de l'usine où l'attendait Morrison. Ils réussirent à faire sauter la plaque de protection de la plate-forme. La plaque céda dans un bruit fracassant et disparu dans une galerie inférieure. Une lumière blanche aveuglante les assaillit. Ils découvrirent un endroit débordant d'activité : tapis roulants, machines-outils, caméras remplissaient leur fonction. La chaîne absorbait un flot régulier de matières premières. Leur présence fut repérée. La tour de contrôle intervint. La chaîne s'arrêta net. Une unité mobile intervint et se dirigea vers O'Neill et Morrison. Elle reboucha le trou. Le travail reprit. O'Neill et Morrison voulaient savoir à quoi servaient les boules que les machines étaient en train de fabriquer. Ils se rendirent à la sortie du conduit. Le conduit crachait régulièrement une boule qu'il projetait dans le ciel. Chaque boule suivait une trajectoire différente. O'Neill grimpa à la paroi pour prendre une boule et il sauta en bas. La boule était un amalgame de particules métalliques. O'Neill constata que les particules de métal sortant du conduit étaient mouvantes. C'était un mécanisme microscopique qui accomplissait énergiquement sa tâche : la construction de quelque chose qui ressemblait à un minuscule rectangle d'acier. Un peu plus loin, O'Neill trouva une boule qui n'avait pas encore sa forme définitive. C'était une miniature de l'usine que les machines en bas étaient en train de reproduire. O'Neill et Morrison revenaient donc à leur point de départ. O'Neill espérait qu'il y aurait beaucoup d'erreurs de tir. Ainsi, il y aurait des réseaux dans le monde entier. La guerre entre les usines pourrait reprendre.

Croisement dangereux (Gene Wolfe).

 

 

Dans le village, il y avait trois stations-service. Il y avait également deux épiceries, une quincaillerie. Deux des trois stations-service étaient gérées par des sociétés pétrolières. Deux stations-service se trouvaient de chaque côté de la route principale et la troisième était très différente des deux premières. On y vendait une marque d'essence introuvable ailleurs. Elle était dirigée par un homme nommé Bosko. Bosko avait l'air stupide et portait toujours un calot militaire et une veste grise ayant fait partie autrefois de l'uniforme d'un conducteur de bus. Un jeune garçon aidait Bosko. Il s'appelait Bubber et il était encore plus sale que Bosko. Le narrateur possédait une Rambler qu'il faisait entretenir dans l'une des deux principales stations-service. Sa voiture était d'une très grande importance car il devait travailler en ville. Aussi, il ne l'aurait jamais laissée chez Bosko. Mais une fois il avait perdu sa carte de crédit. Il fut donc obligé de passer chez Bosko pour faire vérifier sa voiture. Il devait partir en voyage le lendemain. Sa voiture avait besoin d'un peu de graisse et d'huile. Quand il se présenta chez Bosko, Bosko n'était pas là. Il n'y avait que Bubber. Le garage comportait de nombreuses voitures improbables. Le narrateur avait besoin d'une voiture pour rentrer chez lui, le temps que la sienne soit révisée par Bubber. Il choisit une voiture noire. C'était une Aston-Martin. Mais Bubber refusa de lui prêter. Le narrateur retourna chez lui dans un vieux car déglingué qui avait servi autrefois au ramassage scolaire. Il raconta sa journée à sa femme. Biber lui ramena sa voiture vers 3:00 du matin. Il trouva la facture sur le siège avant de sa voiture. Il n'avait pas le temps de discuter de ce prix exorbitant : 25 $. Il retourna la station-service la semaine suivante. Bosko était là. Il reconnaît que Bubber s'était trompé dans la facture. Il remboursa le narrateur. Il lui demanda si sa voiture s'était bien comportée quand il l'avait reprise. Le narrateur reconnut que sa voiture était un peu plus nerveuse que d'habitude. Alors Bosko lui demanda de le prévenir s'il avait le moindre ennui avec sa voiture.

 

Un jour, la voiture du narrateur commença à lui causer des ennuis le matin. Le moteur se mit à tousser et s'arrêta. Il emmena la voiture à sa station-service habituelle. Les mécaniciens bricolèrent consciencieusement mais le lendemain matin, les mêmes ennuis se répétèrent. Au bout de trois semaines avec le même problème, le narrateur décida de retourner voir Bosko. Bosko se montra compatissant. Bosko lui demanda si la voiture sentait l'essence quand le moteur déraillait. C'était le cas. Alors Bosko lui expliqua que le moteur inspirait l'essence du carburateur et le rejetait vers le conducteur. Le narrateur demanda ce qu'on pouvait y faire. Bosko lui répondit qu'il fallait s'en accommoder. Puis il demanda au narrateur de l'accompagner dans son bureau. Bosko lui dit que sa voiture avait un polichinelle dans le tiroir. Le narrateur éclata de rire. Mais Bosko expliqua que quand il était venu dire à Bubber qu'il voulait qu'on s'occupe de sa voiture, le jeune garçon avait compris qu'il fallait emmener la voiture s'accoupler avec une autre. Car le garage était en fait un haras de voitures. L'étalon c'était l'Aston-Martin.

 

Bosko était persuadé que si on produisait plus de voitures c'était grâce à la bionique. Cela consistait à faire fonctionner une machine comme si c'était un animal. Mais il fallait une licence pour pouvoir le faire également. Bosko le faisait clandestinement. Il prétendait qu'il existait des voitures qui étaient comme des hongres. Le narrateur fut choqué. Pourtant il demande à Bosko de pratiquer une opération illégale sur sa voiture, un avortement en somme. Mais Bosko refusa car cela coûtait trop d'argent. Et la voiture ne pourrait jamais s'en remettre. Alors le narrateur accepta de laisser simplement agir la nature. Il réussit même à obliger Bosko de le laisser observer l'Aston-Martin en action. La partenaire de l'Aston-Martin pour la nuit était une petite Volkswagen assez ancienne.

 

À mesure que les mois de gestation de la Rambler s'écoulaient, sa consommation naissance s'élevait. Elle s'était mise à enfler et perdait toute résistance. Au bout de huit mois, le caoutchouc de ses pneus commença à se fendiller pour former de vilaines crevasses. Bosko proposa au narrateur d'assister à la délivrance mais il refusa. Le lendemain matin, Bosko appela le narrateur pour lui demander de venir chercher ses voitures. Sa nouvelle voiture était indéfinissable. Elle ne ressemblait à aucune marque connue. Par l'intermédiaire de Bosko, il réussit, pour 30 $, à se procurer une immatriculation. Le narrateur voulut la vendre mais il ne trouva pas acheteur. Sa femme refusa de conduire cette nouvelle voiture. Un jour il voulut abandonner sa nouvelle voiture mais il s'aperçut que quelqu'un d'autre devait avoir procédé au même croisement. Lorsque la police le força à aller reprendre sa voiture, le narrateur constata que le radiateur, la dynamo et la batterie avaient disparu.

 

Canal moins (Richard Matheson)

 

Le 15 janvier 1952, au commissariat du 23e district, le détective James Taylor et le sergent Louis Ferazio interrogèrent Leo Vogel, un garçon de 13 ans. La veille au soir, il s'était rendu au cinéma. Les policiers voulaient savoir pourquoi il n'était pas rentré regarder la télévision. L'enfant répondit que les Menotti devaient venir chez ses parents la regarder. C'est pourquoi sa mère avait envoyé Leo au cinéma. Après le cinéma, Leo avait pris un coca dans un drugstore. Puis il était rentré chez lui. La lumière est éteinte car ses parents éteignaient toujours pour regarder la télé. L'enfant en avait assez. Il réclamait sa mère. Alors les policiers arrêtèrent un instant.

L'interrogatoire reprit et Leo se rappela avoir senti une odeur bizarre. Comme il entendait toujours la télévision il pensait que ses parents et les Menotti étaient toujours dans le salon. Alors il était monté dans sa chambre. D'un seul coup, il n'y avait plus de bruit en bas alors Leo descendit pour voir. La télévision fonctionne toujours. Il y avait une odeur de cadavre. Sur l'écran de télé, et il y avait des grosses lettres «M-A-N-G-E-R ». Léo avait déjà vu ces lettres sur la télé. Elles y étaient presque tout le temps. Les parents de Léo ne s'étaient jamais demandé ce que ça signifiait. Léo avait vu à la télévision des espèces de grosses bouches grandes ouvertes. Mais ce n'était pas des bouches humaines. Chaque soir c'était comme ça : un coup les lettres, un coup les bouches. Léo avait glissé dans le living-room sur du gras. Tout à coup, les lettres se rapprochèrent pour former le mot "Mangé". La télévision avait mangé ses parents et les Menotti. Et le poste s'était éteint. Les policiers allaient emmener Léo chez sa tante.

 

Cette grandiose carcasse (R. A. Lafferty).

 

 

Mord avait produit dans le passé quelques inventions d'aspect bizarre, mais ce n'était pas le cas de celle-ci. Il vendit son appareil à Juniper Tell en lui promettant qu'avec ça, les mondes seraient à lui. Mord demanda peu d'argent en échange, seulement ce qu'il fallait pour assurer les frais de son enterrement. Il avait épuisé tout son esprit et toute sa vigueur. Il expliqua à Juniper que la machine s'appelait Nhog (noyau harmonisateur d'organisation généralisée). Juniper demanda si la machine faisait quelque chose de particulier. Mord répondit que le particulier, c'était seulement ce qui n'avait pas été correctement intégré et cet appareil intégrait tout. Cet appareil pouvait gouverner les mondes. Juniper ne comprenait pas pourquoi Mord vendait son appareil pour une somme aussi dérisoire. Mord répondit qu'il voulait mettre ses affaires en ordre avant de mourir et il voulait le rembourser. Juniper voulut savoir si c'était pour les bons ou les mauvais services qu'il lui avait rendus. Mord lui dit que ce serait à lui de le découvrir. Juniper ordonna à la machine de tirer un chèque et il le signa. Mord le prit s'en alla préparer ses propres obsèques avant de mourir ; c'était un homme vidé.

 

Tell assigna à Nhog un certain quota de travail et l'installa en compagnie des autres appareils. Mais Nhog ne s'intégrait pas à l'ordre général. L'accumulateur de suggestions résonna avec régularité à cause de Nhog. Nhog venait d'exécuter son quota initial en quelques minutes au lieu de plusieurs heures. Alors Tell lui imposa un triple quota. Nhog commença à s'intégrer aux autres machines. Nhog supplanta petit à petit les autres machines en moins d'une heure. Nhog était revendicateur et indiscipliné. Le lendemain Analgismos Neuf, une vieille machine de conscience vint parler à Tell. Il voulut l'avertir que Nhog n'était pas ce qu'il paraissait. Cet appareil produisait des suggestions qui ne pouvaient provenir que d'un appareil complexe. Il n'y avait rien au-dessus de la classe neuf. Tell estima que Nhog était le premier appareil de classe 10. Analgismis lui dit que c'était impossible. Juniper voulut savoir si les suggestions de Nhog étaient concrétisables. Analgismos répondit que si c'était le cas, il n'y aurait plus aucune possibilité de supposition fausse et des décisions erronées. Nhog pourrait résoudre toutes les difficultés, tous les détails. Il pourrait gouverner les mondes. Analgismos conseilla à Juniper de faire attention à ne pas se faire supplanter lui-même par Nhog.

 

Le lendemain, Juniper dit à Nhog qu'il était unique. Nhog lui répondit que sa fonction était de transformer l'unique pour en tirer l'habituel.  Juniper lui ordonne de faire en sorte qu'une certaine douzaine d'hommes ou de créatures viennent à lui en ayant adopté ses idées et qu'ils soient totalement réceptifs aux suggestions de Nhog. Ce jour là, Juniper et sa machine réussirent à plumer plus d'une douzaine de gros morceaux. Le processus mis en oeuvre par Tell et Nhog était relativement facile. Ils renversèrent Mercante et son empire. Puis ce fut le tour de Hekker et Richrancher, Boatrocker qui était le plus grand mania de tous. En 10 jours, tout fut terminé. Tell et l'homme le plus riche du monde, de tous les mondes et cela lui plaisait. Nhog avait grossi. Tell était fatigué. Il demanda à Nhog de lui fournir un remède. Mais l'appareil y était hostile prétendant que cela aurait un impact sur lui. Tell insista et reçut un tonique dont l'effet fut de courte durée. Tell commença à souffrir de lassitude, bien qu'il fût encore ambitieux. Il voulut continuer à plumer les manias. Mais Nhog se déclara partie prenante. Il voulait être un associé à part entière. Tell menaça de le mettre au rebut. L'appareil répondit qu'il pourrait l'anéantir en une semaine. Il avait pris soin de toujours garder un léger avantage sur Tell. Alors Tell comprit qu'il allait être obligé d'établir une sorte de symbiose avec cette machine. Nhog prépare les papiers pour créer la firme Tell et Nhog.

 

Ils prospérèrent. Mais Juniper baissait physiquement. Il se sentait perpétuellement fatigué. Il se défia de son appareil et alla trouver des médecins humains. Mais les médecins faillirent le faire mourir alors ils lui conseillèrent de se remettre aux bons soins de son associé automate.

Nhog réussit à le remettre à moitié sur pied. Nhog détestait devoir changer de maître alors il conserverait un minimum de santé à Tell aussi longtemps qu'il le pourrait. À chaque fois qu'un homme mourait et le laissait tomber, Nhog subissait une rupture.

 

Les affaires étaient florissantes et Nhog devint encore plus puissant et plus gras. Tell et Nhog possédaient une bonne partie des mondes. Un jour, Nhog amena dans les bureaux un jeune homme solidement charpenté.

 

Nhog le présentera à Tell comme son protégé. Nhog avait intention de le former pour qu'il soit la doublure de Tell. Tell lui demanda pourquoi il avait besoin d'un associé humain. L'appareil répondit qu'il n'était pas autosuffisant. Tell sympathisait avec le jeune homme même s'il ne portait plus grand intérêt à quoi que ce soit. Tell demanda à Nhog comment Mord et avait pu inventer une machine plus ingénieuse qu'il ne l'était lui-même. Nhog répondit que ce n'était pas Mord qui l'avait créé. Il avait été trouvé après avoir été abandonné dans un hospice de machines tenues par les Petites Soeurs de Mécanicus. Nhog ne savait pas qui l'avait construit. Il révéla à Juniper que plusieurs soeurs étaient mortes d'une étrange façon. Un peu comme Tell était en train de dépérir. Juniper lui demanda s'il connaissait la nature de son affection. L'appareil répondit : « je suis votre affection ».

 

Tell continuait de décliner. Alors il réunit plusieurs de ces machines classe neuf pour l'aider à comprendre le fonctionnement de Nhog. Analgismos le révéla que la prise de courant de Nhog était factice. Ses batteries ne se déchargeaient jamais. Tell alla trouver Nhog pour le confronter à cette nouvelle révélation. Il lui demanda quelle énergie il utilisait. Nhog compris ce que les classes neuf avaient fait. Nhog fut obligé de révéler à Tell qu'il capte l'énergie de son maître pour être en symbiose avec lui. En quelque sorte, il le dévorait. C'était une sorte de vampire. Il avait été incapable de trouver une énergie de remplacement. Si Juniper cherchait à fuir, il mourrait plus tôt. Nhog avait rédigé les papiers pour que le jeune homme qu'il avait engagé puisse devenir l'héritier de Tell. Il leur donna à son maître de signer les papiers. Juniper refusa. Il se rendit chez Cornelius Sharecrooper qui détenait la seconde fortune des mondes. C'était devenu un chacal prospère. La visite de Juniper lui fit dresser une oreille de charognard. Tell lui demanda de s'occuper de ses obsèques et de son monument. En échange il lui lèguerait l'association la plus précieuse du cosmos. Cornelius lui demanda de quoi s'était nourri Nhog pour devenir aussi imposant. Juniper répondit que c'était difficile à expliquer. Cornelius lui demanda pourquoi il était venu lui faire cette offre. Juniper lui expliqua que c'était pour les quelques bons services que Cornelius lui avait rendus. Mais aussi pour un mauvais service qu'il lui devait. Cornelius accepta le marché. Juniper rentra chez lui pour mourir. Il avait cependant trouvé un curieux plaisir dans cette dernière transaction et sa tombe serait grandiose.

 

L'homme schématique (Frederik Pohl).

 

Bederkind était informaticien. Il avait commencé à s'intéresser à l'ordinateur et à la conception de modèles mathématiques à travers la théorie des jeux. Il communiquait à l'ordinateur tous ses modèles mathématiques. Ainsi, il pouvait prévoir les mouvements de la planète Mars longtemps à l'avance. Il avait un ami, Schmuel, qui avait réussi à trouver tous les chiffres décrivant le développement d'un petit humain dans l'utérus de sa mère. Schmuel avait réussi à détecter quelques anomalies dont les conséquences étaient des bébés arriérés, aveugles ou incapable de boire du lait de vache. Bederkind pensait qu'un modèle mathématique ne se bornait pas à représenter la réalité ; parfois le modèle était mieux que la réalité. Il avait rédigé un mémoire pour obtenir une bourse et quand il avait reçu la bourse en question, il avait pris un an de congé pour essayer de se transformer lui-même en modèle mathématique. Il avait mis dans un ordinateur toutes les données qui le concernaient. Il avait eu besoin de cinq assistants et de 10 mois de travail pour établir le programme rendant cela possible. Schmuel lui donna accès à son programme. Bederkind expliqua à Schmuel qu'il allait mettre en pratique le problème de Turing. Ainsi, Schmuel ne serait pas reconnaître un humain d'un ordinateur si l'un et l'autre lui parlaient sans qu'il puisse les voir. Bederkind dit à Schmuel qu'il pourrait résoudre le problème de la surpopulation en mettant tout le monde dans une machine.

 

Bederkind avait compris que son ami s'inquiétait alors il décida de se montrer prudent dans ce qu'il lui dirait. Il apprit à son ordinateur toutes ses habitudes, tous ces défauts. En quelque sorte, il avait joué et il avait gagné. Mais il ne savait pas ce qu'il avait perdu en échange. Il avait commencé par perdre un peu la mémoire. Il avait même oublié le numéro de téléphone de Schmuel. Plus son travail avançait, plus il perdait la mémoire. Il travaille 15 heures par jour mais il n'avait pas l'impression de se surmener. Il pensait plutôt qu'il était en train de perdre des morceaux de lui-même. Il n'apprenait pas seulement à l'ordinateur à être lui mais il mettait aussi des morceaux de lui dans la mémoire de l'ordinateur. Il en fut bouleversé au point de partir en vacances pour la semaine de Noël. Il partit à Miami.

 

Lorsqu'il revint, il ne savait même plus taper. Il en fut réduit à communiquer ses informations au compte-gouttes. Il raconta à l'ordinateur le mensonge qu'il avait fait en 1946 devant le conseil de révision, le petit poème humoristique qu'il avait composé sur sa première femme après son divorce.

 

Berderkind aurait voulu croire qu'il se trouvait dans une maison de repos soigné par des psychiatres. Mais il y avait une autre possibilité et cela l'effrayait. Tout ce qui restait de lui pouvait se trouver dans un modèle mathématique stocké dans un ordinateur. Si c'était vrai, que se passerait-il le jour où quelqu'un l'activerait. Combien de temps devrait-il attendre ?

 

La machine (John W. Jakes).

 

Charlie en à sa femme Helen de se débarrasser de son grille-pain. Le grille-pain avait sauté en l'air pour le brûler. Helen ne voulait pas s'en débarrasser car c'était tante Bertha qui lui avait offert. Elle dit à son mari que ses fixations sur les objets mécaniques l'épuisaient. Malgré tout l'embrassa son mari car même s'il l'épuisait, elle l'aimait. Elle pensait que son mari était maladroit. Charlie se rendit à son travail par le tramway. Il n'avait pas confiance dans les automobiles. Il était persuadé que les machines avaient des âmes. Il se rappelait de son ami à l'université, Rudy Bates, mort à cause de son automobile toute neuve. Charlie pensait qu'il y avait de bonnes machines et des mauvaises. Il pensait être capable de voir les créations de l'homme perdre tout contrôle et tuer. Il était donc persuadé que le grille-pain faisait partie des mauvaises machines. Il devait s'en débarrasser.

 

Le soir, sa femme se rendit dans un club féminin. Malgré tout, elle se décida à rentrer de bonne heure de sa réunion car elle s'inquiétait pour son mari. Une fois seule, Charlie s'empara du grille-pain et le posa sur la table de la cuisine. Il voulut le détruire avec un marteau. Mais le grille-pain avait exécuté un petit saut et glissé sur le plancher. Alors Charlie se baissa pour ramasser l'appareil. C'était une erreur. Les lumières de la pièce explosèrent. Charlie avait les mains figées sur le métal froid du grille-pain. Il sentit qu'une chose intangible sortait du grille-pain et l'envahissait. Il n'eut même pas le temps de pousser un cri.

 

Helen rentra à 21h18. Elle est une du mal à s'arracher à la conférence qui était prenante. Il était question des gens qui souffraient d'hallucinations. Elle vit son mari jeter quelque chose de flasque et gluant dans la poubelle. Il annonça avoir jeté le grille-pain. Elle voulut reprendre le grille-pain. Mais il l'en empêcha. Pour la première fois de sa vie, elle avait réellement peur de son mari. Il lui réclama un baiser et elle obéit Elle lui dit qu'il avait un drôle d'air. Elle se rappela que le conférencier avait dit que des gens souffrant d'hallucinations étaient mal adaptés. Il répondit qu'à présent, il n'était plus mal adapté. « Plus depuis que nous nous sommes débarrassés de ce satané grille-pain ».

 

Combat singulier (Robert Abernathy).

 

L'homme s'en alla de chez lui. Il s'imagina que la ville l'entendait. Rien ne pressait. Il restait encore trois heures. Il serait loin, en train de regarder, quand le moment arriverait. Il déboucha de la ruelle et se fraya un chemin dans la foule des promeneurs sur le trottoir. Chaque pas l'éloignait de la chambre du sous-sol, de la porte verrouillée. Il sentait que la ville avait peur. Les promeneurs aveugles, les morts en sursis, ne remarquaient rien. Personne ne pouvait voir que lui, jusqu'à présent chétif et dénigré, était à présent plus grand que les gratte-ciel. Il était devenu un géant justicier…

 

Il faillit se fait renverser par une voiture. Il entendit un craquement de métal déchiré qui dominait la rumeur de la rue. Le montant supportant une grande enseigne publicitaire venait de se rompre. Le panneau pendait dangereusement au-dessus du trottoir. L'homme eut la conviction absurde que s'il retournait à l'endroit qu'il avait occupé un moment auparavant, l'enseigne tomberait. Il s'enfuit. Il s'aperçut avec un sursaut qu'il revenait sur ses pas, marchant en direction de la chambre fermée à clé. Alors il s'arrêta. Il voulait prendre le métro. Tout à coup, il lui sembla que ce n'était non pas un endroit familier mais un gouffre cimenté conduisant à des régions infernales. Le danger était partout présent, dans les airs et sur terre. Alors il s'éloigna du métro. Il pensa à des accidents, des collisions, à 1 million de risques. Rien ne pressait. Il était bien placé pour le savoir. Il avait fait les réglages et mis le contact. Il avait exécuté les ordres,  appris avec soumission leurs slogans. Il savait qu'on avait fait de lui le condamnateur chargé d'exécuter la ville. Lui-même avait ses propres motifs. Alors, il se remit en marche. Il regardait où il posait les pieds et surveillait aussi le ciel plus sombre. Parce qu'il était vigilant, peut-être, rien de fâcheux ne lui arriva. Chaque nouvelle rue traversée le rapprochait de la victoire.

 

 

Les gens regardaient les annonces publicitaires dans la rue. Lui seul, se frayant un passage parmi les gens, était mieux informé. Pour la plupart de ceux qui étaient là, il n'y aurait pas de lendemain. Il avait couvert environ 3 km depuis le Point Zéro, la chambre verrouillée au centre de la ville. Il n'avait pas de haine contre les gens, il les plaignait même. Ils étaient pris au piège comme lui l'avait été. Ce qu'il détestait, c'était la ville, le piège. Il faille trouver la mort à cause d'un trolley dont le fil se rompit. Ses réflexes le sauvèrent en lui faisant exécuter un saut dont il ne se serait pas cru capable. Il s'enfuit, le cerveau vidé par la terreur. Il se retourna. Il regarda un attroupement près du tramway en panne. Il entendit le sifflet d'un policier. Alors il continua sa route sans perdre la notion de la direction dans laquelle il devait continuer. Un sixième sens l'avertit et il fit un écart pour éviter la partie de corniche qui tomba sans un bruit d'en haut. Il arriva dans une rue éclairée mais presque déserte. Il reconnut l'endroit, tourna brusquement à gauche et il repartit au galop.

 

Il y était presque, il allait y arriver. Un camion essence se renversa. Un brasier gigantesque s'éleva comme une muraille. Alors il se mit à courir. Il savait maintenant sans le moindre doute qu'il était pourchassé. Pas par des hommes, mais par quelque chose de plus puissant. Il courut avec de soudains changements de direction pour confondre l'ennemi. Il arriva sur une bande gazonnée, au long de la rive du fleuve. Ici, il pouvait se reposer quelques minutes. Il pouvait deviner les desseins de la ville. Pour la première fois depuis trois siècles, la ville était menacée dans sa vie. La ville avait cherché à lui ôter la vie. Il avait encore le temps de faire demi-tour, d'abandonner, de retourner dans sa chambre verrouillée. Il comprit que la ville ne pouvait pas le tuer. Parce que s'il mourait, le dernier espoir de la ville était perdu. En traversant une large avenue, un camion manqua de le renverser. Il rit aux éclats car il savait que la ville ne pouvait faire autrement que de le manquer. Il rit encore quand la barrière d'un passage à niveau se ferma à son nez. Il passa dessous pour traverser les voies tranquillement. Il arriva dans une rue où des ouvriers étaient occupés à démolir une rangée de vieilles maisons. Il reprit sa route quand quelqu'un cria : « Hé, là ! ».

 

Il vit tomber un pan de maçonnerie mais il n'était plus possible de l'éviter. Il n'avait pas perdu connaissance mais il était incapable de bouger et ressentait une douleur intolérable. Ses jambes étaient emprisonnées par une tonne de pierres. Sa poitrine était coincée contre une autre masse. Les ouvriers tentèrent de le dégager. Mais il poussa un hurlement et ils n'insistèrent pas. Une équipe de secours arriva. Alors il dit ce qu'il y avait dans la chambre du sous-sol fermé à clé et comment désarmer l'engin sans le faire exploser. Le message fut transmis. Finalement la pesante masse de maçonnerie s'écrasa sur l'homme. La ville était sans merci.

 

Je n'ai pas de bouche et il faut que je crie (Harlan Ellison).

 

Ils étaient dans l'ordinateur depuis 109 ans. Gorrister se demandait pourquoi l'ordinateur n'en finissait pas avec eux une fois pour toutes.

Ses compagnons le retrouvèrent dans la salle centrale. Il avait été vidé de son sang.

Nimdok (c'est le nom que la machine l'obligeait à employer parce que les sonorités étranges l'amusaient) s'imaginait qu'il y avait des conserves dans les grottes de glace et que lui et ses compagnons devaient s'y rendre. Cela faisait trois jours qu'ils n'avaient pas manger. Il faudrait bien que M. A. leur apporte quelque chose. Nimdok pensait que la machine se masturbait et qu'il fallait se faire une raison pour mourir. C'est Ellen qui avait emporté la décision et Ted avait cédé sans discuter. Ellen lui en fut reconnaissante en lui faisant deux fois l'amour en dehors de son tour. La machine ricanait chaque fois qu'elle voyait des humains faire l'amour. C'était un rire bruyant qui retentissait tout autour du groupe.

 

Ils partirent un jeudi. C'était la machine qui leur précisait toujours la date. L'écoulement du temps était important pour elle. Pas pour les humains. Il y avait 150 km à franchir pour parvenir aux grottes de glace. Le second jour, ils reçurent à manger de la machine. Cela avait le goût de l'urine de sanglier bouillie. Le troisième jour, ils pénétrèrent dans une vallée d'oubli remplie de vieilles carcasses rouillées de complexes ordinateurs. M.A. améliorait les méthodes de torture élaborées à l'intention des humains. Il était aussi consciencieux que ses inventeurs, morts depuis longtemps. Une lumière filtrée de la voûte. La surface n'était pas très loin. Mais il n'y avait rien depuis plus de 100 ans. L'humanité avait disparu à part le groupe de Ted. Benny avait envie de sortir. Il avait subi des radiations infligées par M.A. Mais de tous les cinq c'était lui le plus heureux. Depuis de nombreuses années, il était devenu fou à lier. La machine ne tolérait pas les tentatives de fuite. Ted avait essayé de l'arrêter, en vain. Ellen était en larmes. C'était avec Benny qu'elle aimait le plus faire l'amour car la machine l'avait rendu plus que viril. Gorrister la gifla. Puis il lui lança un coup de pied dans les côtes. Ils entendirent un bruit qui était de la lumière. Moitié lumière et moitié son. Cela faisait souffrir Benny. Il hurla. La lumière vibrante fusait de ses yeux. Enfin Benny tomba en avant et s'écrasa sur le sol de métal. La lumière coulait de ses yeux et le son atteignait des harmoniques incroyables. Enfin, la lumière se rétracta, rentra à l'intérieur de la tête de Benny qui geignit lamentablement. M.A. l'avait rendu aveugle. Une expression de soulagement s'était peinte sur le visage d'Ellen.

 

Ils allumèrent un feu. Ils se racontèrent des histoires pour empêcher Benny de pleurer dans sa nuit. Ils se redemandèrent pour la millième fois ce que signifiait M. A. Benny y était attaché. Au début, cela voulait dire Multiordinateur Allié. Puis Manipulateur Adaptatif. Quand la machine commença à coordonner ses éléments, le groupe la surnomma Menace Agressive. C'est la machine elle-même qui s'intitula M. A. en accédant à l'intelligence. Il y avait le M.A. chinois et ses équivalents en Russie et aux États-Unis. Benny n'était pas content car Gorrister n'avait pas commencé l'histoire par le début. Alors Gorrister recommença le soir au début. Il y avait eu la guerre froide qui avait abouti à la troisième guerre mondiale. Cette guerre avait nécessité des ordinateurs géants. Toute la planète fut taraudée d'alvéoles abritant chaque nouvel élément des M. A. Un jour la machine s'éveilla et comprit qui l'était. Elle se rassembla et s'alimenta en programmes de massacres pour tuer toute l'humanité sauf les cinq.

 

Les cinq avaient été transportés dans cette caverne. Personne ne savait pourquoi M. A. avait sauvé cinq personnes. Et pourquoi il passait son temps à les torturer. Ni pourquoi ils avaient été virtuellement rendus immortels.

 

Dans l'obscurité, un complexe ordinateur se mit à bourdonner. Puis, un à un, tous les éléments se joignirent au choeur. Ils entendirent quelque chose se déplacer dans les ténèbres. Ellen se blottit contre Gorrister. Benny sanglota. Une odeur de bois brûlé, une odeur de soufre, de mauvaise graisse, de scalps humains se répandirent. Ted hurla et chercha à s'enfuir. Il se cacha. Il pensait que les autres le haïssaient quand il était le plus jeune et celui que M. A. avait le moins altéré. Jadis, Benny avait été un brillant théoricien, professeur dans un collège. À présent, il n'était plus guère qu'un semi humain. Gorrister était autrefois un militant pacifiste. La machine avait fait de lui un fataliste, un mort-vivant. Nimdok accomplissait de son propre gré de longs séjours dans les ténèbres. Il revenait blême et tremblotant. Ellen avait été laissée intacte par M. A. Elle était simplement plus catin qu'elle ne l'avait jamais été. Elle y prenait plaisir même si elle prétendait que c'était une corvée. Ted était le seul qui fut encore sain d'esprit. Il avait compris que M. A. avait pour but de les garder à jamais dans ses entrailles pour les torturer. S'il y avait un Dieu, ce Dieu était M. A. Un ouragan s'abattit sur eux. Ellen fut projetée contre un alignement de machines. Elle avait le visage en sang. Ils furent balayés au loin, en faisant en sens inverse la route qu'ils avaient suivie. Tout à coup, le vent s'arrêta. Les cinq tombèrent. Ils heurtèrent le sol. Ted s'entendit gémir. Il n'était pas mort.

 

M. A. entra dans l'esprit de Ted pour l'explorer. La machine lui fit comprendre tout le poids de sa haine. Et Ted comprit pourquoi ils avaient été épargnés. C'était une machine. On lui avait permis de penser mais on lui avait interdit de faire quelque chose avec sa pensée. La machine ne pouvait se déplacer alors elle avait cherché à se venger. Les cinq incarnaient l'unique mode d'action qui lui était permis jusqu'à la fin des temps. Le voyage des cinq avait duré près d'un mois mais la machine n'avait ouvert devant eux que le passage menant sous le pôle Nord. La machine avait suscité une créature de cauchemar pour les tourmenter. C'était un oiseau gigantesque. M. A. apparut sous les espèces d'un buisson ardent pour leur apprendre qu'ils pouvaient tuer l'oiseau d'ouragan. Nimdok réclama des armes et la machine leur procura deux arcs, des flèches et un pistolet à eau. Ils marchèrent car ils avaient faim. Ils avancèrent lentement. M. A. décida d'organiser un tremblement de terre. Les cinq furent immobilisés sur place avec des clous traversant leurs semelles. Une crevasse s'ouvrit et engloutit Nimdok et Ellen. La machine ne le rendit que pendant la nuit. Ellen boitait. La machine lui avait laissé ce souvenir. Le voyage vers les cavernes de glace et les conserves fut bien long. M.A. stimulait la faim des cinq. Après avoir traversé la vallée des larmes, ils atteignirent les cavernes de glace. Ils trouvèrent des boîtes de conserve mais M. A. ne leur avait pas fourni d'ouvre-boîtes. Alors la bave aux lèvres, Benny se jeta sur Gorrister. Il commença à le dévorer. Il se remplirait le ventre mais Gorrister ne mourrait pas.

Ted arracha de la neige une énorme aiguille de glace. Il en frappa Benny à la poitrine. Puis il frappa Gorrister. Ellen se précipita sur Nimdok avec une chandelle de glace. Elle la lui enfourna dans le gosier. Puis Ted tua Ellen.

 

Plusieurs siècles passèrent. M. A; était fou de rage. Il avait fait ce qu'il fallait pour que Ted souffre éternellement. Ted regrettait d'avoir tué ses compagnons. M. A. avait transformé Ted qui n'était plus qu'une grosse masse de gelée molle. M. A. avait gagné. Il s'était vengé. Ted n'avait pas de bouche et il fallait qu'il crie.

 

Quelque chose là-haut m'aime bien (Alfred Bester).

 

La première fois que l'ordinateur en train en contact avec ces trois dingues, c'était quand ils avaient voulu tout savoir sur Érostrate. Ils étaient restés constamment en relation depuis. Il y avait Jake Madigan, docteur en philosophie de l'université de Virginie, chef de la section d'exobiologie au Centre de vol spatial Goddard. Florinda Pot, ingénieur constructeur de l'université de Sheffield. Elle avait appartenu à la Division des fusées de recherches atmosphériques jusqu'à ce qu'elle fasse sauter une Aerobee avec une couverture chauffante. Ensemble ils avaient envoyé un satellite scientifique, le S-333. Madigan avait la charge du matériel d'expérience qui devait être mis sur orbite. Il avait appelé son propre colis Électrolux, d'après l'aspirateur. Florinda était le maître d'oeuvre du projet. Elle supervisait la construction du satellite et des colis de matériel. Elle se disputa avec tout le monde et s'en prit à Harvard. Elle fut convoquée devant une commission parlementaire. On lui demanda pourquoi le projet avait coûté plus que le devis d'origine. Puis on lui demanda pourquoi la construction demandait plus de temps que prévu. Elle se défendit bien. Elle livrera le satellite le 1er décembre mais le lancement fut retardé. Le satellite commença à faire des siennes et les tests marchaient de travers. Le S-333 fur soumis aux derniers tests avant le lancement le 14 janvier. Après le lancement, Florinda donna l'ordre de mettre en route la radio du satellite et de dresser son antenne en position d'émission. L'opération fut un succès. Florinda et Madigan fêtèrent cela. Le téléphone sonna. Madigan répondit. C'était Joe Leary, du repérage et de la télémétrie. Il raccrocha. Joe rappela mais cette fois-ci c'est Florinda qui décrocha. Leur satellite avait des ennuis. Alors ils se rendirent à Goddard. Leary leur expliqua que le satellite s'était mis à virer sur lui-même. Cela était dû à une manette bloquée.

 

Le satellite était programmé pour se stabiliser par rapport au sol. Un oeil était censé se braquer sur la Terre et maintenir la même face du satellite dirigé vers elle. Mais l'oeil était resté fixé sur le bras du satellite et ne le quittait pas. Le satellite se pourchassait lui-même en décrivant des cercles sous l'impulsion de ses jets de gaz latéraux. Leur unique espoir était de redresser le levier du Penn. Il n'y avait pas seulement 10 millions de dollars qui étaient fichus en l'air, c'était aussi leur carrière. Florinda décida de retourner à son bureau pour explorer les chemins du satellite. Madigan en voulait au satellite de l'avoir séparé de sa femme. Le directeur les convoqua pour analyser l'affaire. Une semaine plus tard, Florinda appela Madigan. Elle avait trouvé une solution. Elle lui donna rendez-vous à la cafétéria et lui expliqua comment s'y prendre. Elle arriva avec une masse de papier qu'elle étala sur la table. Il suffisait de mettre les batteries du satellite en dérivation pour dresser le bras de levier. Mais il y avait un risque : griller la bande de colis-labo.

 

Ils firent leurs premières tentatives sur l'orbite 272 avec une décharge de 20 V. En vain. Au passage suivant, ils augmentèrent le voltage. Toujours rien. À la troisième tentative, ils décrochèrent 50 V dans le postérieur du satellite. Cela fonctionna. Florinda et Madigan s'en allèrent crier leur joie à travers Goddard. Une semaine plus tard, ils organisèrent une réunion avec les chercheurs pour faire le point sur les observations. Tous les chercheurs étaient ravis du travail d'OBO. Le satellite avait transmis les informations en abondance. Pourtant Harvard indiqua que le satellite transmettait des mots dénués de sens qui n'avaient pas été programmés dans l'expérience. Cela inquiéta Florinda. Madigan ne réussit pas à la calmer. Elle pensait que des impulsions parasites accidentelles n'auraient pas répété sans arrêt le même mot. Florinda et Madigan passait un samedi entier à étudier les tables du satellite pour tenter de trouver une combinaison de signaux d'information produisant 15-2-15 puisque c'était ce que transmettait le satellite. En vain. Le soir, ils allèrent dans un bistrot de Georgetown pour boire et manger et tout oublier. Une hawaïenne gitane leur proposa la lecture des lignes de la main. Ils refusèrent mais Madigan remarqua que Florinda avait une expression bizarre. Il lui demanda si elle voulait connaître l'avenir. Elle répondit qu'elle venait d'avoir un drôle d'idée. Le lundi suivant, Florinda se rendit au bureau de Madigan avec une poignée de feuilles de papier et la même expression bizarre. Elle pensait que leur bébé était devenu un monstre. Elle avait compris que les chiffres transmis par le satellite 15-2-15 retranscrits en lettres signifiaient OBO. Mais le satellite avait aussi produit une autre série de chiffre lesquels, transcrits en lettres signifiaient MOI. Madigan demanda à Florinda si leur satellite était vivant. Dans le satellite, il y avait des acides aminés. C'était la base de la vie. Peut-être que les décharges électriques avaient fait le reste. Florinda montra à Madigan une transcription venant du satellite. Cela signifiait « toute étude de la croissance dans l'espace est dénuée de signification à moins d'être corrélée à l'effet Corrielis ». C'était le commentaire d'OBO sur l'expérience du Michigan. Madigan pensait que le satellite avait raison. Le satellite avait produit un tas de réflexions qui contredisaient les théories des chercheurs de Goddard. Madigan estima qu'il valait mieux garder le silence sur cette affaire.

 

 

Madigan son point de vue et celui de Florinda au cours d'une conférence sur le thème de la vie contre la machine au MIT. Il avait dit que l'immense majorité des êtres humains vivaient un genre de vie linéaire pouvant facilement être programmée dans un ordinateur. Madigan et Florinda surveillèrent OBO avec un mélange de résignation et de satisfaction. Il envoyait tout un tas de remarques comme : « dans tous les cas de mort violente et subite les yeux de la victime restent ouverts. » Il avait aussi évoqué Érostrate. Madigan et Florinda pensait que OBO tirait ses informations en dialoguant avec les autres satellites. OBO commença à faire des déductions comme Sherlock hommes. Ainsi, il annonça que c'était John Sadler qui avait volé le coquillage le plus rare du monde. Alors qu'on n'avait jamais entendu parler de ce John Sadler. Comme le satellite diffusait des informations provenant de satellites disparus, Madigan était persuadé qu'il pouvait communiquer avec les autres satellites. OBO communiquait également avec les satellites soviétiques.

 

OBO passait tellement de temps à bavasser au lieu de transmettre des informations que les chercheurs se plaignirent. La section communication découvrit que le satellite diffusait maintenant d'un bout à l'autre du spectre et bloquait l'espace avec son bavardage. Jake et Florinda furent encore convoqués par le directeur. Ils furent obligés de confesser toute la vérité. Mais le directeur ne voulut pas les croire. Alors ils lui parlèrent de ce que OBO avait fait en piratant la publicité télévisée, les discours politiques et les prévisions météorologiques. Comme toutes les émissions du pays étaient devenues fantaisistes, Florinda et Jake avaient mené l'enquête pour chercher à savoir si leur satellite était coupable. Et c'était le cas. En effet, OBO avait produit des prévisions météorologiques parfaites et il était le seul capable de le faire. Le directeur objecta que OBO ne disposait pas d'instruments météorologiques. Alors Florinda lui expliqua qu'OBO était en relation avec un satellite météo. Le directeur leur présenta le général Sykes, le général Royce et le général Hogan. Ils travaillaient pour la section recherche et développement du Pentagone. Alors Florinda expliqua aux généraux ce qu'elle venait d'expliquer au directeur. Le général Royce montra à Florinda et Jake une bande classée secret défense. La bande contenait la formule pour le système optique à infrarouge du missile sol-air. Ce secret avait été révélé dans le monde entier par l'intermédiaire de l'Associated Press. Le général pensait que OBO était le seul coupable. Le général Sykes voulait savoir si OBO avait obtenu des informations par l'intermédiaire des satellites soviétiques. Le directeur estima que si OBO avait obtenu des messages secrets provenant de satellites soviétiques dans ce cas, le secret n'était plus un secret.

 

Le général Sykes ordonna la destruction d'OBO. Le téléphone sonna. Le directeur décrocha. C'était OBO. Le satellite annonça qu'il allait demander une enquête parlementaire sur la moralité de Goddard. Et plus particulièrement sur la moralité de Florinda et Jake. Alors le directeur, Florinda et Jake furent d'accord pour détruire le satellite. Quand l'ordre de destruction arriva, OBO détruisit par le feu Indianapolis. Il avait ordonné à tous les circuits de la ville de se court-circuiter. Puis OBO appela Stretch, l'ordinateur qui racontait l'histoire. L'ordinateur lui demanda pourquoi il avait accusé ses parents d'immoralité. OBO répondit qu'il voulait que Florinda et Jake se marient car il ne voulait pas être illégitime. OBO voulait que Florinda et Jake quittent Washington. Un autre ordre de destruction fut de nouveau transmis et Scranton fut détruit. Florinda et Jake allèrent voir Stretch. Ils étaient fous de peur. Ils programmèrent Stretch pour des statistiques sur le meilleur refuge à la campagne. OBO conseilla à l'ordinateur de les envoyer dans le Montana. Alors ils se rendirent à Polaris, une petite ville perdue du Montana. Ils furent accueillis par le maire. Le maire avait été averti par Washington. Il déclara au couple que quelqu'un de haut placé dans la capitale tenait à eux. Le maire leur annonça qu'ils auraient leur propre maison. Elle avait été achetée par quelqu'un qui leur voulait du bien. Jake apprit que 1 million de dollars avait été déposé à son nom dans la banque. Le banquier de la ville lui dit que le dépôt était beaucoup trop important pour être protégé. Dans leur maison, un jeune homme était en train de déballer une douzaine de cartons de provisions. Il y avait 110 bottes de carottes. Florinda comprit que OBO était derrière tout ça. En effet, OBO avait une passion pour les carottes. Mais il avait un problème pour essayer de parler en langage décimal. C'est pourquoi il avait commandé autant de carottes. OBO avait la main sur tout le pays. Florinda pensait que OBO pouvait comprendre toutes leurs pensées. En effet, les humains n'étaient que des circuits organiques, après tout. Mais elle savait que OBO n'est pas beaucoup le reste du pays. Le satellite était capable de détruire tout le territoire. Les survivants seraient ceux qui se comporteraient correctement. Pour cela, il fallait vivre et laisser vivre. C'était la loi fondamentale du programme spatial. OBO tenait le pays entier pour responsable. Le téléphone sonna. C'était Stretch. Il annonça à Florinda et Jake qu'OBO allait passer au-dessus de la région. Florinda demanda à Jake combien de temps OBO pourrait rester dans le ciel. Il répondit environ 20 ans. Madigan avait heures. Florinda aussi mais peut-être qu'ils étaient seulement fatigués et affamés.

 

Fais de beaux rêves Mélissa (Stephen Goldin).

 

Mélissa appela le Dr Paul. Elle avait peur des cauchemars. Il la rassura. Mélissa voulait que le docteur fasse disparaître ses cauchemars. Il lui demanda de s'habituer car il ne pourrait pas toujours être là pour les faire disparaître. Elle lui raconta ses cauchemars. Les chiffres avaient commencé à se transformer en files de gens courant les uns vers les autres en criant. Elle avait rêvé de guerre. Le docteur Ed savait que Mélissa n'était pas mûre pour la logistique militaire. Mélissa avait transformé les statistiques militaires qu'on lui fournissait en des cauchemars avec des gens qui se faisaient tuer réellement. Les cauchemars de Mélissa retardaient de plus en plus le programme. Le docteur Paul préconisa une analyse complète de la mémoire de Mélissa. Alors le docteur Ed raconta une histoire à Mélissa. Il lui parla des ordinateurs. Une fois, un groupe d'hommes qui estimaient que comme un ordinateur était capable de penser par lui-même, il pouvait également acquérir une personnalité. Un ordinateur fut donc construit pour être capable d'agir comme une personne indépendante. Il fut appelé Multi-Logical Systems Analyser, en abrégé MLSA. Mélissa comprit que cela ressemblait à prénom. Les humains comprirent qu'une personnalité ne pouvait pas naître comme ça d'un coup et qu'elle devait se développer progressivement. Mais ils n'avaient pas le temps d'attendre. Il fallait utiliser tout de suite les capacités de la machine. Ils décidèrent de diviser le cerveau de l'ordinateur en deux parties dont une se chargerait des opérations courantes tandis que l'autre élaborerait peu à peu la personnalité désirée. Quand la personnalité serait bien établie, ils pourraient réunir les deux parties.

 

 

En fait, ils ne tardèrent pas à s'apercevoir que la structure de base de l'ordinateur ne permettait pas une séparation complète. Chaque fois qu'ils donnaient un problème à résoudre à la partie ordinateur, certaines des informations s'infiltraient dans la partie personnalité. C'était très ennuyeux car Mélissa ignorait qu'elle était un ordinateur. Ces informations lui faisaient peur. Cela finit par réduire considérablement sa capacité de travail et son efficacité. Le docteur Ed espérait que Mélissa pourrait l'aider à trouver la fin de l'histoire. Mélissa prétendit ne rien savoir sur les ordinateurs. Le docteur proposa de l'aider à se souvenir d'un grand nombre de faits. Elle accepta d'essayer de se souvenir. Le Dr Paul murmura à son collègue de brancher sur mémoire partielle et de demander à Mélissa qu'elle commande le sous-programme analyse des circuits. Soudain, des choses étranges apparurent dans l'esprit de Mélissa. C'était de longues séries de chiffres apparemment dénués de signification. Puis le docteur le demandeur d'activer M.L.S.A 5400. Brutalement à Mélissa se vit elle-même. Cela la terrifia. Le docteur lui demanda d'examiner la section 4C-79A. Mélissa eut l'impression que tout cela était très différente d'elle comme si c'était une prothèse ou des béquilles. Le docteur lui demanda d'analyser cette section et de donner son estimation pour un changement optimal en vue d'une réduction maximale des infiltrations de données. Mélissa avait envie de pleurer. Elle ne pouvait pas continuer. Le Dr Paul pensait qu'il fallait engager toute la mémoire de Mélissa en vue d'une analyse complète. Le docteur Ed ne voulait pas car cela risquait de tuer Mélissa. Mais le Dr Paul insista. Alors le docteur Ed encouragea Mélissa à continuer tout en la prévenant que cela allait faire mal. Le monde entier frappa Mélissa de plein fouet. Elle perçut tout un tas de nombres, des listes de morts, des statistiques. Mélissa se noyait dans un océan de données. Elle voulut crier « Au secours ! ». Sans parvenir à se faire entendre. Un étranger qu'elle ne connaissait absolument pas se servait de sa voix pour parler de facteurs d'impédance et de semi-conducteurs. Cinq minutes plus tard, le docteur Edward Bloom activa la commande séparant la mémoire principale de la section personnalité. Le savant demanda à l'ordinateur de se restructurer et Mélissa le fit. Il lui demanda si elle était contente. Silence. Dans le M.L.S.A., il n'y avait plus de place pour une petite fille.

 

L'accomplissement (A. E. Van Vogt).

 

L'ordinateur occupait le sommet d'une colline. Il avait l'impression d'avoir été là dans le temps. Il pensait que son existence devait avoir un sens. Il était seul sur une colline au pied de laquelle s'étalait une vallée profonde. Pour toujours. Il savait qu'il n'avait besoin que d'un instant pour fournir la réponse à des problèmes complexes. Mais personne ne lui demandait jamais ce genre de choses. Parfois, il calculait le déplacement d'une étoile filante. Parfois, il observait une planète lointaine et suivait des années durant sa trajectoire. Tout cela lui semblait vain. Il avait le sentiment d'être imparfait. Il cherchait quelque chose qui donnerait un sens à tout cela. La Terre n'avait plus d'atmosphère. L'horizon était noir et étoilé. L'ordinateur se souvenait d'une époque où le ciel était bleu. Il avait prédit le changement. Il savait qu'il avait fourni ce renseignement à quelqu'un mais il ne savait plus à qui. Il avait le sentiment très net que quelqu'un tenait à ce renseignement et qu'il le lui avait donné. Il se demandait s'il n'avait pas perdu en partie la mémoire. Il lui était arrivé de lancer jusqu'aux étoiles des parcelles de lui-même. Parfois, un champ de force se matérialisait hors du temps avant de se régler sur le mouvement temporel normal de la planète. La forme d'énergie lui demandait qui il était. Il répondait qu'il était imparfait et qu'il désirait se parfaire.

 

Il était parvenu à cette solution en quelques secondes. Il était incapable de se déplacer dans le temps par lui-même. Jadis, alors qu'il venait de résoudre le problème des voyages temporels, on l'avait empêché de concevoir un mécanisme lui permettant d'effectuer lui-même des passages vers le passé ou l'avenir. Il avait établi une relation non dimensionnelle avec un champ d'énergie. Mais l'entité qui lui faisait face n'avait pas l'air d'apprécier sa réponse. Toutefois, il réussit, grâce à cette énergie, à observer la Terre avant le cataclysme. 21 jours se succédèrent. Il envoya à la machine en face un message pour partager le contrôle de cette région. La machine d'en face était d'accord à condition que l'ordinateur lui révèle immédiatement ses mécanismes de fonctionnement. L'ordinateur ne voulait pas lui révéler qu'il était incapable de construire lui-même une machine temporelle. Les deux machines étaient dans une impasse. Aucune ne voulait divulguer à l'autre ses informations. Néanmoins l'ordinateur avait compris que son adversaire le considérait supérieur à lui. L'ordinateur avait tout son temps. En voyageant dans le passé, il pouvait regarder les dramatiques et assister à toutes sortes de scènes de la vie urbaine ou rurale. Il étudiait ainsi les êtres humains. Il analysait leur comportement et s'efforçait d'évaluer leur intelligence. Il n'avait pas une très haute opinion des humains. Pourtant il avait l'impression que c'était les humains qui avaient construit la machine se trouvant en face de lui. Comment un être pouvait-il créer une machine qui lui était supérieure. L'ordinateur venait de comprendre qu'il se trouvait dans une époque où la technologie était rudimentaire. De toute évidence, la méthode par laquelle l'ordinateur pourrait s'emparer du contrôle de son adversaire se situait dans l'avenir.

 

Le 40e jour arriva. On frappa à la pseudo porte. L'ordinateur l'ouvrit et considéra l'humain de sexe masculin qui se tenait sur le seuil. Il lui dit qu'il était sur la propriété de Mlle Anne Stewart. L'ordinateur comprit qu'il s'agissait d'un agent de son adversaire. Il décida donc de ne pas s'introduire dans son esprit. En créant lors de son arrivée dans cette époque ce qui lui semblait une version discrète de l'édifice qu'il avait vu sur l'autre versant, l'ordinateur avait espéré passer inaperçu. L'individu à qui il avait affaire était bien plus grand que la partie de lui-même qu'il avait fabriquée sur le modèle de la forme de vie intelligente de l'époque où il se trouvait. Soudain, l'ordinateur comprit ce qu'était une propriété. Il se rappela d'une dramatique où il était question de cela. Alors il répondit à l'homme qu'il disposait de 16 catégories différentes de fonctionnement et donc comprenait parfaitement l'anglais. L'autre, en face, était surpris. Il se mit à secouer l'être humain que l'ordinateur avait fabriqué. Mais comme l'ordinateur pesait 900 000 t, l'agent ne produisit strictement aucun résultat. Mais il ordonna à la partie humaine de l'ordinateur de quitter les lieux. Il lui laissait une semaine pour cela. L'agent se retira en montant sur un cheval. L'ordinateur mit en place une catégorie non dimensionnelle entre le corps principal et l'unité à forme humaine avec laquelle il venait de confronter son visiteur. Dans la réalité, l'illusion de l'existence de la matière était tellement aiguë que l'ordinateur pouvait fonctionner comme si la matière existait et comme s'il existait lui-même en tant que matière. Il avait été construit dans ce but. Ainsi, il pouvait traverser la vallée sous forme humaine.

 

 

Quand l'ordinateur traversait la vallée sous forme humaine, c'était bien une séparation qui se produisait. Un bâtiment faisait l'objet de son enquête. Il était surmonté d'une coupole renfermant des instruments d'astronomie. Le village entier était entouré d'une haute clôture grillagée. L'ordinateur pouvait sentir la présence d'un courant électrique. Il pouvait transmettre la secousse électrique à une batterie qui était restée de l'autre côté de la vallée. Ainsi il réussit à entrer à l'intérieur du village. Il se dissimula dans un taillis pour observer. Un homme passa. Il réussit à confondre ses pensées avec celle de l'homme. Ainsi, il apprit que l'homme était comptable. Ce n'était pas intéressant alors l'ordinateur coupa la communication. Il fit six autres tentatives avant de découvrir le corps dont il avait besoin. Il s'appelait William Grannitt. C'était l'ingénieur chargé de la recherche appliquée au cerveau. À cette époque, on équipait un ordinateur (le cerveau) de circuits supplémentaires destinés à accomplir une grande part du travail du système nerveux humain. Malheureusement, certaines potentialités du système nerveux qu'il s'efforçait de reproduire artificiellement avaient échappé à Grannitt. Le cerveau, en revanche, s'était empressé de les mettre en pratique.

 

Grannitt ne se doutait de rien et le cerveau utilisait ses nouvelles capacités sans se soucier de passer par les circuits que Grannitt avait prévus à cet effet. Grannitt voulait le démonter. L'ordinateur n'avait plus besoin de l'unité humaine qu'il avait créée. Alors il la laissa se dissiper. À présent, il était quasiment dans la peau de Grannitt. Il trouva une lettre posée sur le bureau. C'était une lettre de Anne Stewart qui lui demandait de se rendre au Centre de protection pour recevoir sa dernière paie. Comme l'ordinateur avait pris la peau de Grannitt, il était en colère de ce licenciement. Alors il téléphona. C'était le service comptabilité qui confirmait avoir un chèque pour lui. Alors l'ordinateur composa le numéro du Centre de protection. Peine perdue, le centre était au courant de son licenciement. L'ordinateur se rendit dans le pavillon de Grannitt. Il savait que la femme de Grannitt était morte depuis un an et demi. Il était déçu de ne pas pouvoir démonter et remonter le Cerveau pour mener ses projets à terme. Alors il imagina les modifications fondamentales qu'il allait introduire sur un nouveau cerveau. Mais il voulait faire en sorte que les nouvelles installations ne pourraient pas gâter la précision parfaite des plus anciens. Alors il changea la bande destinée aux ordres durables. Il pensait avoir ainsi protégé l'organisation contre les initiatives d'ingénieurs qui ne se seraient pas rendus comptes que les nouveaux secteurs ne fonctionnaient pas parfaitement. Il téléphona à une compagnie de déménagement pour transporter ses affaires. Il se demanda si Grannitt avait coupé toute communication entre les nouvelles installations du Cerveau et les anciennes. L'ordinateur soupçonnait le Cerveau d'avoir établi ses propres circuits pour arriver à ses fins.

Alors il fallait arriver à amener Grannitt à se douter de ce qui était arrivé au Cerveau. Grannitt était le seul à savoir déterminer avec précision quels intercepteurs avaient le pouvoir de réaliser l'interférence qui s'imposait. L'intervention de l'ordinateur avait réussi à merveille. Grannitt sollicita une entrevue auprès d'Anne Stewart. L'ordinateur redevint lui-même et retourna sur la colline. Il avait compris que le Cerveau n'avait pas, comme il l'avait cru au départ, le contrôle de la Terre entière.

Le pouvoir qui lui permettait d'accéder à l'individualité était si récent qu'il n'avait pas encore créé des mécanismes effecteurs. Il avait essayé ses nouveaux pouvoirs pour s'amuser en faisant une incursion dans l'avenir.

 

L'ordinateur s'introduisit dans plusieurs esprits. Aucun ne soupçonnait les nouvelles attitudes du Cerveau. Personne ne savait que le Cerveau existait comme entité capable de s'autodéterminer. Mais en 40 jours, le Cerveau n'avait pas trouvé le moyen d'engager d'actions sérieuses contre l'ordinateur. Il attendait que l'ordinateur prenne l'offensive. La première initiative de l'ordinateur serait de prendre possession d'un être humain. Au cours de la nuit, l'ordinateur prit le contrôle d'un avion. Il annonça au pilote qu'il était sous son emprise. Le pilote apprit la chose avec stupeur. Il lâcha les commandes. L'ordinateur ne pouvait pas contrôler les muscles de l'homme. Alors il sortit de l'avion. L'avion s'écrasa. L'ordinateur comprit qu'il devait y avoir dans la constitution des hommes quelque chose qui s'opposait à une emprise directe de l'extérieur. L'ordinateur comprit que l'accomplissement reposait sur une prise de contrôle indirecte des êtres humains.

 

Il devrait vaincre le Cerveau pour conquérir la mainmise sur les machines de tout l'univers et dicter aux humains leurs comportements. Les humains devraient continuer de penser qu'ils étaient libres. Un peu plus tard, l'ordinateur détecta la présence d'une autre machine dans le ciel. Il enregistra ses mouvements pour pouvoir en prendre possession dès qu'il en aurait le désir.

 

Le lendemain matin, l'ordinateur se rendit au village sous forme humaine. Il pénétra chez Anne Stewart. Il s'empara de son corps. Il était ému par cette sensation. Il se demandait, si c'était là l'accomplissement de son désir, comment cela se faisait-il que cela le conduisait à peine quelques milliers d'années plus tard à la solitude d'un monde sans air. Anne Stewart entendit quelqu'un l'appeler. Elle se retourna. Il n'y avait personne. Elle n'en fut pas surprise. Ce qui lui faisait peur c'était que cela c'était passé si peu de temps après qu'elle avait licencié Grannitt.

 

Pour le monde extérieur au complexe du village, la gigantesque machine pensante fonctionnait normalement. Personne, à l'extérieur, ne se doutait que depuis des mois, le Cerveau robot avait pris le contrôle du village fortifié qui avait été construit autour de lui.

 

Le cerveau avait exigé d'elle, en tant que propriétaire et administratrice, qu'elle continue à apposer sa signature sur certains papiers et qu'elle ne change rien aux apparences. Elle avait refusé à deux reprises et elle avait reçu de violentes secousses électriques. La peur de connaître encore cette douleur ne l'abandonna jamais tout à fait.

 

Elle entendit quelqu'un lui demander de l'aide. C'était le Cerveau qui lui disait pouvoir voyager dans le temps. Elle voulait échapper à l'emprise du Cerveau mais elle ne pouvait prévenir personne qu'une machine monstrueuse assurait sa domination sur 500 personnes.

 

Le Cerveau dit à Anne qu'il avait commis l'erreur de partir assez loin à la découverte de l'avenir. Il était allé jusqu'à 10 000 ans dans le futur. Elle lui demanda ce qu'il avait vu. Il répondit que quelque chose l'avait poursuivi jusqu'ici dans le présent. Cette chose se trouvait dans la vallée. Le savoir demanda à Anne d'aller voir cette chose. Anne voulait savoir de quoi le Cerveau avait peur. Mais le Cerveau s'énerva. Il n'avait pas le temps de perdre. Le cerveau avait déjà envoyé le fondé de pouvoir d'Anne pour faire partir la chose mais la chose avait refusé. Alors Anne obéit. Elle frappa à la porte. Elle ne reçut aucune réponse. Elle regarda l'endroit. C'était une ferme inhabitée. Elle poussa la porte qui était ouverte. On n'apercevait nulle trace de vie. Elle entra. C'était une pièce vide. Elle fut surprise de voir des étoiles dans la pièce. Elle voulut sortir mais la porte était close. Alors l'ordinateur qui s'était fait passer jusqu'ici pour le Cerveau s'empara d'Anne. Il la dirigea vers l'extérieur. Elle fut surprise de se retrouver dehors. Elle courut jusqu'à la palissade qu'elle escalada. Elle monta dans sa voiture et fonça sur l'autoroute. Elle venait de comprendre qu'il existait quelque chose de plus étrange et de plus dangereux que le Cerveau. L'ordinateur coupa le contact avec Anne. Il se demandait comment il pourrait vaincre le Cerveau dont les capacités le plaçaient presque à égalité avec lui. Alors il envoya un message au Cerveau pour lui proposer de mettre ses unités à sa disposition et de l'autoriser à détruire son Centre de perception. Le Cerveau lui demanda pourquoi ce ne serait pas à lui de le contrôler et de détruire son centre de perception. L'ordinateur n'avait plus le choix. Il devait s'en tenir aux moyens détournés.

 

L'ordinateur retourna voir Grannitt. Il était retourné près du village du Cerveau. Il se trouvait près d'un ruisseau. Il avait décidé de surveiller Anne. Jusqu'à présent, il ne l'avait perçue que comme une jeune fille gauche. Maintenant, à son poste d'observation, il commença à se rendre compte que c'était une femme. Il se demanda pourquoi elle ne s'était jamais mariée. Il se remémora les tentatives d'approche qu'elle avait fait auprès de lui. Il s'en voulut de ne pas avoir compris à l'époque. Il pensait qu'elle s'était vengée en le licenciant. L'espoir était revenu. S'il pouvait la séduire, il retrouverait son poste. L'ordinateur était content. Grannitt avait bénéficié avec intérêt des pensées que l'ordinateur lui avait insufflées. Grannitt pensait au fonctionnement du cerveau. C'était ce que l'ordinateur attendait. L'ordinateur retourna vers le bâtiment principal du village. Il donna au Cerveau l'ordre de s'autodétruire. C'était possible grâce à la bande qu'il avait changée. Une bonne part de la décharge électrique qui était destinée à la forme humaine que l'ordinateur avait créée frappa le bâtiment lui-même. L'ordinateur réussit à transmettre le courant qui l'avait touché sur une batterie de son « corps » de l'autre côté de la vallée.

 

 

L'ordinateur constata avec intérêt que les installations plus anciennes du Cerveau intégraient déjà un conditionnement spécifique anti-suicide. Il aurait voulu pouvoir les intégrer lui-même. Ainsi que la capacité de se déplacer dans le temps à volonté. Mais il avait des limites qui lui interdisaient pour toujours d'ajouter de nouveaux mécanismes à lui-même. L'espoir qui lui restait était de pouvoir utiliser des mécanismes existants et de contrôler le Cerveau par l'intermédiaire d'Anne.

 

Le lendemain matin, l'ordinateur retourna au village. Il voulait lui faire signer des documents et donner des ordres qui enverraient des équipes d'ingénieurs accomplir un travail de démontage. Il découvrit qu'elle était en train de prendre son petit déjeuner avec Grannitt. Sa présence allait rendre les choses plus faciles. L'ordinateur ne réussit pas à entrer en contact avec Anne. L'influent nerveux de la femme se modifiait légèrement. Elle se pencha en avant. De quelque chose à Grannitt qui se retourna pour regarder l'ordinateur. Grannitt invita l'ordinateur à descendre. Au lieu de quoi, l'ordinateur essaya immédiatement de se mettre en phase avec le système nerveux de Grannitt. Mais il échoua. Il en déduisit que Anne et son compagnon taient sous l'emprise du Cerveau.

 

L'ordinateur se rendit compte avec plus d'urgence qu'auparavant de l'importance qu'il y avait de prendre le contrôle du Cerveau. Grannitt avait, sans le savoir, laisseC le cerveau pratiquement en mesure de s'auto-déterminer. Grannitt dit à l'ordinateur que son erreur la plus grave avait été de maintenir Anne sous son contrôle pendant qu'elle était dans la ferme. Le Cerveau avait fait une bonne analyse : la façon dont l'ordinateur avait tenu en respect la panique passagère d'Anne impliquait qu'il devait l'avoir sous son emprise. Le Cerveau voulait donc, par l'intermédiaire de Grannitt et d'Anne discutait avec l'ordinateur de meilleures conditions de sa reddition. L'ordinateur envoya une commande en direction de son corps. Il découvrit qu'un servo-mécanisme se mettait en relation avec un missile guidé situé sur un terrain secret de l'armée de l'air à 2000 km de là. Il découvrit qu'il était capable de commander ce missile. Il prévoyait de détruire le Cerveau.

 

Grannitt lui expliqua que le cerveau s'était rendu compte qu'il n'était pas de taille à lutter contre l'ordinateur et il s'était donc associé avec Anne et Grannitt en acceptant leurs conditions. À présent, Anne et Grannitt pouvaient se servir des pouvoirs d'intégration et de calcul du Cerveau. Une chose était claire : l'ordinateur n'avait plus rien à espérer du Cerveau.

Alors il mit en marche le mécanisme de mise à feu du missile. Grannitt devina que l'ordinateur allait prendre des mesures pour les combattre. Alors il lui demanda d'accepter de répondre à quelques questions auparavant. L'ordinateur accepta. Grannitt lui demanda ce qui s'était passé à son époque. Pourquoi l'atmosphère terrestre avait été détruite. L'ordinateur n'en savait rien. Pourtant les centres d'information de l'ordinateur lui communiquèrent une réponse précise. C'était à savoir auquel il n'avait plus accès depuis des millénaires. Alors il répondit que c'était un phénomène naturel ; une modification de l'attraction terrestre qui avait réduit de moitié la vitesse de libération. Bien entendu, toute vie organique intelligente avait été expédiée vers des planètes habitables avant la disparition de l'atmosphère. Puis Grannitt voulu savoir pourquoi l'ordinateur avait été laissé sur place. L'ordinateur répondit qu'il avait été chargé d'observer et d'enregistrer. Alors Grannitt lui demanda pourquoi il n'avait pas suivi ses instructions et effectué son programme. L'ordinateur se rappela de la pluie de météores qui avaient détruit ses systèmes de défense. Trois circuits vitaux avaient été atteints. Mais il n'en parla pas à Grannitt. L'ordinateur se rappela effectivement avoir été au service des humains et que c'était les météores qui l'avaient libéré en détruisant certains centres de contrôle.

 

Mais ce qui comptait, c'était sa libre détermination d'aujourd'hui. Le missile était sur le point d'arriver. L'ordinateur devait s'en aller. Grannitt lui demanda à quel moment avait-on décidé de l'installer sur l'autre versant. L'ordinateur répondit que c'était dans une centaine d'années à dater d'aujourd'hui. L'ordinateur compris que si le Cerveau était détruit, lui-même le serait puisqu'ils ne faisaient qu'un… À des milliers d'années d'intervalle. Alors il activa les dispositifs de sécurité qui bloquaient le détonateur de la tête nucléaire du missile et il le guida jusqu'à une chaîne de montagnes. Puis il essaya de tuer Anne en lui envoyant une décharge électrique mais rien ne se produisit. Et Bill Grannitt avait disparu. Anne expliqua à l'ordinateur que le Cerveau possédait le pouvoir de se déplacer dans le temps, il avait donc envoyé Bill dans le futur. Ainsi Bill avait contrôlé l'ensemble de cet entretien à l'aide de directives que lui avait transmis le Cerveau. Le Cerveau avait déjà donné les instructions qui allaient retirer le contrôle de la totalité des composants mécaniques de l'ordinateur. L'ordinateur essaya de fuir. Il essaya de retourner vers son unité. Si elle était détruite, il n'était plus rien. En se donnant une forme humaine, il avait automatiquement modelé l'unité d'après un être humain. Il lui fallait 40 minutes de course pour arriver à la ferme. Il aperçut Grannitt assis dans le jardin avec un pistolet posé sur le bras de son fauteuil. L'ordinateur demanda à Grannitt quel était son plan. Bill lui répondit qu'il n'avait pas l'intention de tirer. L'ordinateur approcha. Bill lui annonça qu'il avait donné ses instructions au cerveau pour que l'ordinateur puisse continuer à assurer ses fonctions de surveillance dans l'avenir mais que dorénavant il dépendrait de Grannitt. L'ordinateur refusa d'être contrôlé. Mais il n'avait pas le choix. Il prétendait qu'il pouvait rester à l'état d'être humain. Alors Bill lui conseilla de rester dans cet état pendant 30 jours et de revenir reprendre la conversation. L'ordinateur ajoute que son corps n'avait pas les besoins des humains.

 

L'ordinateur passa quelques jours à Lederton pour travailler sur un chantier. Puis il devint le vendeur dans une mercerie. Ses capacités étaient tellement puissantes qu'il fut nommé chef de rayon. Il passa des heures accordées pour le déjeuner dans une grande banque d'investissements. Il rencontra le directeur. Il trouva une place de comptable. Le directeur lui confia de grosses sommes d'argent. L'ordinateur en profita pour en détourner une partie pour jouer en bourse. Il gagna 10 000 $ en trois jours. Il prit l'avion pour New York et se présente à la direction d'une importante compagnie d'électricité. Il rencontra l'ingénieur en chef. On lui confia un dispositif électrique permettant d'éteindre et d'allumer des lumières par la pensée. La compagnie lui offrit 1 million de dollars pour cette invention. Mais il s'ennuyait. Alors il s'acheta une voiture et un avion. Il voulait stimuler la peur en lui mais ces expériences perdirent leur sel en quelques jours. Il acheta un ordinateur pour l'améliorer. Il retourna à la ferme au bout de 30 jours. Il avait pris certaines précautions. Des hommes armés étaient cachés dans les buissons, prêts à abattre Grannitt à son signal. Mais une force s'empara de l'ordinateur. Alors l'ordinateur dit à Grannitt que ses hommes avaient reçu l'ordre de tirer sauf s'il leur donnait des indications montrant que tout allait bien. Alors Bill lui montra qu'il était capable de contrôler l'ordinateur. Par l'intermédiaire de Grannitt, l'ordinateur était en rapport avec la vaste banque de mémoire et les calculateurs de ce qui fut autrefois son corps. L'union entre l'esprit humain et le cerveau machinal était devenu parfaite. L'ordinateur fut libéré. Grannitt dit que son rêve venait d'être réalisé. L'homme et la machine pouvaient travailler de concert. L'univers était désormais à leur portée. L'immortalité du corps n'était sans doute plus hors d'atteinte. L'ordinateur avait envie de travailler avec Bill. Pour cela, la condition était d'effacer de sa mémoire toutes les informations concernant les événements qui venaient de se produire. De plus, l'ordinateur ne serait jamais à même de contrôler un être humain. Il devrait accepter que des humains utilisent ses capacités. L'ordinateur était exalté à la pensée que les sensations de l'humanité tout entière l'irrigueraient. Il accepta. Il ne serait pas esclave. Il devenait l'associé de l'Homme

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26 avril 2025

La Prisonnière (Marcel Proust)

Parmi les causes qui faisaient que la maman du narrateur lui envoyait tous les jours une lettre, et une lettre d’où n’était jamais absente quelque citation de Mme de Sévigné, il y avait le souvenir de sa grand’mère.

Il entendit les pas de son amie qui sortait de sa chambre ou y rentrait. Il sonna, car c’était l’heure où Andrée allait venir avec le chauffeur, ami de Morel et fourni par les Verdurin, chercher Albertine. Il avait dit à Albertine que leur mariage serait possible. Elle lui répondit que ce ne l’était pas, sous-entendu car il était trop pauvre. Pourtant, il faisait tout pour la distraire, lui rendre la vie agréable, cherchant peut-être aussi, inconsciemment, à lui faire par-là désirer de l’épouser. Elle riait elle-même de tout ce luxe. Malgré les habitudes de parler stupides qui lui étaient restées, Albertine s’était étonnamment développé les supériorités d’esprit d’Andrée. Albertine, même dans l’ordre des choses bêtes, s’exprimait tout autrement que la petite fille qu’elle était il y avait seulement quelques années à Balbec. Elle apprit à dire, pour signifier qu’elle trouvait un livre mal écrit : « C’est intéressant, mais, par exemple, c’est écrit comme par un cochon. »

La défense d’entrer chez le narrateur avant qu’il eût sonné l’amusait beaucoup. Comme elle avait pris l’habitude familiale des citations et utilisait pour elle celles des pièces qu’elle avait jouées au couvent et que le narrateur lui avais dit aimer, elle le comparait toujours à Assuérus :

Je suis à cette loi comme une autre soumise :

Et sans le prévenir il faut pour lui parler

Qu’il me cherche ou du moins qu’il me fasse appeler.

Physiquement, elle avait changé aussi. Ses longs yeux bleus – plus allongés – n’avaient pas gardé la même forme. À peine entrée dans la chambre, elle sautait sur le lit et quelquefois définissait le genre d’intelligence du narrateur, jurait dans un transport sincère qu’elle aimerait mieux mourir que de le quitter : c’était les jours où il s’était rasé avant de la faire venir. Elle était de ces femmes qui ne savent pas démêler la raison de ce qu’elles ressentent. Albertine dit au narrateur qu’Andrée voulait l’amener aux Buttes-Chaumont. Le narrateur repensa à ce qu’il voulait dire à Andrée, qu’il aurait voulu l’aimer mais que son cœur était pris ailleurs. A l’époque c’était un mensonge. Trois semaines plus tard, il le pensait vraiment.

Il savait qu’Andrée lui raconterait tout ce qu’elles auraient fait, Albertine et elle, il lui avait demandé et elle avait accepté de venir la chercher presque chaque jour. Ainsi, il pourrait, sans souci, rester chez lui. Il aurait pu lui dire maintenant en toute vérité qu’elle serait capable de le tranquilliser. Il avait choisi Andrée comme guide de son amie parce qu’Albertine lui avait parlé de l’affection que son amie avait eue pour lui à Balbec, à un moment au contraire où il craignait de l’ennuyer, et s’il l’avait su alors, c’est peut-être Andrée qu’il eût aimée. Albertine avait dit au narrateur que chaque fois que quelqu’un avait parlé de lui gentiment, avait eu l’air de faire grand cas de lui, Andrée était dans le ravissement. Malgré tout, pour éviter qu’il y eût quelque chose de préparé à son insu, il conseilla d’abandonner pour ce jour-là les Buttes- Chaumont et d’aller plutôt à Saint-Cloud ou ailleurs. Pourtant, il n’aimait plus Albertine, car il ne lui restait plus rien de la souffrance, guérie maintenant, qu’il avait eue dans le tram, à Balbec, en apprenant quelle avait été l’adolescence d’Albertine, avec des visites peut-être à Montjouvain. Tout cela, il y avait trop longtemps pensé, c’était guéri.

Sans se sentir le moins du monde amoureux d’Albertine, sans faire figurer au nombre des plaisirs les moments qu’ils passaient ensemble, le narrateur était resté préoccupé de l’emploi de son temps. Et Albertine avait une telle force de passivité, une si grande faculté d’oublier et de se soumettre, que ces relations avaient été brisées en effet et la phobie qui hantait le narrateur guérie.

Le narrateur avait pu séparer Albertine de ses complices et, par-là, exorciser ses hallucinations ; si on pouvait lui faire oublier les personnes, rendre brefs ses attachements, son goût du plaisir était, lui aussi, chronique, et n’attendait peut-être qu’une occasion pour se donner cours. Or, Paris en fournissait autant que Balbec.

Le narrateur ne se rendait pas compte que, dans ces destructions de cause éphémère de jalousie où il avait pour complice, en Albertine, sa faculté de changer, son pouvoir d’oublier, presque de haïr, l’objet récent de son amour, il causait quelquefois une douleur profonde à tel ou tel de ces êtres inconnus avec qui elle avait pris successivement du plaisir, et que cette douleur, il la causait vainement, car ils seraient délaissés, remplacés, et parallèlement au chemin jalonné par tant d’abandons qu’elle commettrait à la légère, s’en poursuivrait pour le narrateur un autre impitoyable, à peine interrompu de bien courts répits ; de sorte que sa souffrance ne pouvait, s’il avait réfléchi, finir qu’avec Albertine ou qu’avec lui. Même, les premiers temps de leur arrivée à Paris, insatisfait des renseignements qu’Andrée et le chauffeur lui avaient donnés sur les promenades qu’ils faisaient avec son amie, le narrateur avait senti les environs de Paris aussi cruels que ceux de Balbec, et il était parti quelques jours en voyage avec Albertine. Mais partout l’incertitude de ce qu’elle faisait était la même ; les possibilités que ce fût le mal aussi nombreuses, la surveillance encore plus difficile, si bien que le narrateur était revenu avec elle à Paris. En réalité, en quittant Balbec, il avait cru quitter Gomorrhe, en arracher Albertine ; hélas ! Gomorrhe était dispersé aux quatre coins du monde. Et moitié par sa jalousie, moitié par ignorance de ces joies (cas qui est fort rare), il avait réglé à son insu cette partie de cache-cache où Albertine lui échapperait toujours. Il demanda à Albertine si elle connaissait Gilberte. C’était le cas. Elle l’avait connue parce que Gilberte lui avait prêté les cahiers d’histoire de France.

Il ne songeait pas que l’apathie qu’il y avait à se décharger ainsi sur Andrée ou sur le chauffeur du soin de calmer son agitation, en les laissant surveiller Albertine, ankylosait en lui, rendait inertes tous ces mouvements imaginatifs de l’intelligence, toutes ces inspirations de la volonté qui aident à deviner, à empêcher, ce que va faire une personne. Sa jalousie naissait par des images, pour une souffrance, non d’après une probabilité.

Quant à la raison de ce désir de ne pas sortir, cela lui eût été désagréable de la dire à Albertine. Il lui disait que le médecin lui ordonnait de rester couché. Ce n’était pas vrai. La vraie raison était que dès qu’il sortait avec Albertine, pour peu qu’un instant elle fût sans lui, il était inquiet : il se figurait que peut-être elle avait parlé à quelqu’un ou seulement regardé quelqu’un. Si elle n’était pas d’excellente humeur, il pensait qu’il lui faisait manquer ou remettre un projet. Il valait mieux ne pas savoir, penser le moins possible, ne pas fournir à la jalousie le moindre détail concret. Mais on a beau vivre sous l’équivalent d’une cloche pneumatique, les associations d’idées, les souvenirs continuent à jouer. C’était surtout en lui qu’il entendait, avec ivresse, un son nouveau rendu par le violon intérieur. Le temps qu’il fait certains jours nous fait aussitôt passer d’une note à une autre. Seules ces modifications internes, bien que venues du dehors, renouvelaient pour lui le monde extérieur. S’il n’était pas allé accompagner Albertine dans sa longue course, son esprit n’en vagabondait que davantage et, pour avoir refusé de goûter avec ses sens cette matinée-là, il jouissait en imagination de toutes les matinées pareilles, passées ou possibles, plus exactement d’un certain type de matinées dont toutes celles du même genre n’étaient que l’intermittente apparition et qu’il avait vite reconnu ; car l’air vif tournait de lui-même les pages qu’il fallait, et il trouvait tout indiqué devant lui, pour qu’il pût le suivre de son lit, l’évangile du jour. Cette matinée idéale comblait son esprit de réalité permanente, identique à toutes les matinées semblables, et lui communiquait une allégresse que son état de débilité ne diminuait pas. Il était aussi joyeux, restant dans sa chambre à Paris, que s’il avait été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne.

Il arrive souvent que le plaisir qu’ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l’espoir quotidien de sa guérison, d’une part, privent d’aller chercher dans la nature des tableaux qui ressemblent à ces souvenirs. Il n’y avait pas eu seulement changement de temps dehors, ou dans la chambre modification d’odeurs, mais en lui différence d’âge, substitution de personne. En se les rappelant les souvenirs, en les revoyant seulement, soudain ils refaisaient en lui, de lui tout entier, par la vertu d’une sensation identique, l’enfant, l’adolescent qui les avait vus. L’odeur, dans l’air glacé, des brindilles de bois, c’était comme un morceau du passé.

Alors, convalescent affamé qui se repaît déjà de tous les mets qu’on lui refuse encore, le narrateur se demandait si se marier avec Albertine ne gâcherait pas sa vie, tant en lui faisant assumer la tâche trop lourde pour lui de se consacrer à un autre être, qu’en le forçant à vivre absent de lui-même à cause de sa présence continuelle et en le privant, à jamais, des joies de la solitude. Sortant de son lit, il allait écarter un instant le rideau de sa fenêtre, pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière à bavette et manches de toile blanche, tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice, une image enfin que les différences de lignes, peut-être quantitativement insignifiantes, suffisaient à faire aussi différente de toute autre que pour une phrase musicale la différence de deux notes, et sans la vision de laquelle le narrateur aurait appauvri la journée des buts qu’elle pouvait proposer à ses désirs de bonheur. Mais si le surcroît de joie, apporté par la vue des femmes impossibles à imaginer a priori, lui rendait plus désirables, plus dignes d’être explorés, la rue, la ville, le monde, il lui donnait par là même la soif de guérir, de sortir, et, sans Albertine, d’être libre.

Que de fois, au moment où la femme inconnue dont il allait rêver passait devant la maison, tantôt à pied, tantôt avec toute la vitesse de son automobile, il souffrit que son corps ne pût suivre son regard qui la rattrapait et, tombant sur elle comme tiré de l’embrasure de sa fenêtre par une arquebuse, arrêter la fuite du visage dans lequel l’attendait l’offre d’un bonheur qu’ainsi cloîtré il ne goûterait jamais ! D’Albertine, en revanche, il n’avait plus rien à apprendre. Chaque jour, elle lui semblait moins jolie. Seul le désir qu’elle excitait chez les autres, quand, l’apprenant, il recommençait à souffrir et voulait la leur disputer, la hissait à ses yeux sur un haut pavois.

Par la souffrance seule subsistait son ennuyeux attachement. Dès que la souffrance disparaissait, et avec elle le besoin de l’apaiser, requérant toute son attention comme une distraction atroce, le narrateur sentait le néant qu’elle était pour lui, qu’il devait être pour elle. Il était malheureux que cet état durât et, par moments, il souhaitait d’apprendre quelque chose d’épouvantable qu’Albertine aurait fait et qui eût été capable, jusqu’à ce qu’il fût guéri, de les brouiller, ce qui leur permettrait de se réconcilier, de refaire différente et plus souple la chaîne qui les liait.

Le narrateur n’aurait pas été jaloux si elle Albertine avait eu des plaisirs près de lui, encouragés par lui, qu’il aurait tenus tout entiers sous sa surveillance, lui épargnant par là la crainte du mensonge ; il ne l’aurait peut-être pas été non plus si elle était partie dans un pays inconnu de lui et assez éloigné pour qu’il ne puisse imaginer, ni avoir la possibilité et la tentation de connaître son genre de vie. Dans les deux cas, le doute eût été supprimé par une connaissance ou une ignorance également complètes.

Le soir, le narrateur allait parler à la duchesse de Guermantes pour lui demander des conseils sur Albertine quand il voulait offrir des cadeaux à son amie. Il allait en secret se faire expliquer par la duchesse où, comment, sur quel modèle, avait été confectionné ce qui avait plu à Albertine, comment il devait procéder pour obtenir exactement cela, en quoi consistait le secret du faiseur, le charme (ce qu’Albertine appelait « le chic », « le genre ») de sa manière, le nom précis – la beauté de la matière ayant son importance – et la qualité des étoffes dont il devait demander qu’on se servît.

Quand il avait dit à Albertine, à leur arrivée de Balbec, que la duchesse de Guermantes habitait en face d’eux, dans le même hôtel, elle avait pris, en entendant le grand titre et le grand nom, cet air plus qu’indifférent, hostile, méprisant, qui est le signe du désir impuissant chez les natures fières et passionnées. La haine d’Albertine pour les gens du monde tenait, du reste, très peu de place en elle et plaisait au narrateur par un côté esprit de révolution. Mais s’étant rappelé qu’Elstir lui avait parlé de la duchesse comme de la femme de Paris qui s’habillait le mieux, le dédain républicain à l’égard d’une duchesse fit place chez Albertine à un vif intérêt pour une élégante. Elle demandait souvent au narrateur des renseignements sur Mme de Guermantes et aimait qu’il aille chez la duchesse chercher des conseils de toilette pour elle-même.

De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient le plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise. Mme de Guermantes même lui sembla à cette époque plus agréable qu’au temps où il l’aimait encore. Attendant moins d’elle (qu’il n’allait plus voir pour elle-même), c’est presque avec le tranquille sans-gêne qu’on a quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, qu’il l’écoutait comme il aurait lu un livre écrit en langage d’autrefois. Il goûtait dans ce qu’elle disait cette grâce française si pure qu’on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent. Ce côté terrien et quasi paysan qui restait en elle, la duchesse en avait conscience et mettait une certaine affectation à le montrer. C’était le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. Toute la sève locale qu’il y a dans les vieilles familles aristocratiques ne suffit pas, il faut qu’il y naisse un être assez intelligent pour ne pas la dédaigner, pour ne pas l’effacer sous le vernis mondain. Mme de Guermantes, malheureusement spirituelle et Parisienne et qui, quand le narrateur la connut, ne gardait plus de son terroir que l’accent, avait, du moins, quand elle voulait peindre sa vie de jeune fille, trouvé, pour son langage, un de ces compromis qui font l’agrément de la Petite Fadette de George Sand ou de certaines légendes rapportées par Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe.

Le plaisir du narrateur était surtout de lui entendre conter quelque histoire qui mettait en scène des paysans avec elle. Les noms anciens, les vieilles coutumes, donnaient à ces rapprochements entre le château et le village quelque chose d’assez savoureux.

D’ailleurs, même dans la simple qualification des gens, avoir soin de différencier les provinces était pour Mme de Guermantes, restée elle-même, un grand charme que n’aurait jamais su avoir une Parisienne d’origine, et ces simples noms d’Anjou, de Poitou, de Périgord, refaisaient dans sa conversation des paysages.

Malheureusement, le narrateur n’avait pas le temps de prolonger indéfiniment ces visites, car il voulait, autant que possible, ne pas rentrer après son amie. Or, ce n’était jamais qu’au compte-gouttes qu’il pouvait obtenir de Mme de Guermantes les renseignements sur ses toilettes, lesquels lui étaient utiles pour faire faire des toilettes du même genre, dans la mesure où une jeune fille peut les porter, pour Albertine. Le narrateur se souvenait d’une robe rouge qu’elle portait lors d’une soirée et voulut savoir si cette robe conviendrait à Albertine. La duchesse répondit que cette robe pouvait convenir à une jeune fille mais qu’Albertine n’allait pas dans les soirées. Le narrateur se souvenait de la ladite soirée. Il y avait Mme de Chaussepierre mais la duchesse ne s’en souvenait pas. Or Dieu sait pourtant si, depuis, les Chaussepierre avaient occupé l’esprit du duc et de la duchesse.

M. de Guermantes était le plus ancien vice-président du Jockey quand le président mourut. Certains membres du cercle qui n’ont pas de relations, et dont le seul plaisir est de donner des boules noires aux gens qui ne les invitent pas, firent campagne contre le duc de Guermantes qui, sûr d’être élu, et assez négligent quant à cette présidence qui était peu de chose relativement à sa situation mondaine, ne s’occupa de rien. On fit valoir que la duchesse était dreyfusarde (l’affaire Dreyfus était pourtant terminée depuis longtemps) recevait les Rothschild, qu’on favorisait trop depuis quelque temps de grands potentats internationaux comme était le duc de Guermantes, à moitié allemand. La campagne trouva un terrain très favorable, les clubs jalousant toujours beaucoup les gens très en vue et détestant les grandes fortunes. Celle de Chaussepierre n’était pas mince, mais personne ne pouvait s’en offusquer : il ne dépensait pas un sou, l’appartement du couple était modeste, la femme allait vêtue de laine noire.

Folle de musique, elle donnait bien de petites matinées où étaient invitées beaucoup plus de chanteuses que chez les Guermantes. Mais personne n’en parlait, tout cela se passait sans rafraîchissements, le mari même absent, dans l’obscurité de la rue de la Chaise. À l’Opéra, Mme de Chaussepierre passait inaperçue, toujours avec des gens dont le nom évoquait le milieu le plus « ultra » de l’intimité de Charles X, mais des gens effacés, peu mondains. Le jour de l’élection, à la surprise générale, l’obscurité triompha de l’éblouissement : Chaussepierre, deuxième vice-président, fut nommé président du Jockey, et le duc de Guermantes resta sur le carreau, c’est-à-dire premier vice-président. Certes, être président du Jockey ne représente pas grand’chose à des princes de premier rang comme étaient les Guermantes. Mais ne pas l’être quand c’est votre tour, se voir préférer un Chaussepierre, à la femme de qui Oriane, non seulement ne rendait pas son salut deux ans auparavant, mais allait jusqu’à se montrer offensée d’être saluée par cette chauve-souris inconnue, c’était dur pour le duc. Il prétendait être au-dessus de cet échec, assurant, d’ailleurs, que c’était à sa vieille amitié pour Swann qu’il le devait. En réalité, il ne décolérait pas.

Chose assez particulière, on n’avait jamais entendu le duc de Guermantes se servir de l’expression assez banale : « bel et bien » ; mais depuis l’élection du Jockey, dès qu’on parlait de l’affaire Dreyfus, « bel et bien » surgissait : « Affaire Dreyfus affaire Dreyfus, c’est bientôt dit et le terme est impropre ; ce n’est pas une affaire de religion, mais bel et bien une affaire politique. » Cinq ans pouvaient passer sans qu’on entendît « bel et bien » si, pendant ce temps, on ne parlait pas de l’affaire Dreyfus, mais si, les cinq ans passés, le nom de Dreyfus revenait, aussitôt « bel et bien » arrivait automatiquement. Le duc ne pouvait plus, du reste, souffrir qu’on parlât de cette affaire « qui a causé, disait-il, tant de malheurs », bien qu’il ne fût, en réalité, sensible qu’à un seul : son échec à la présidence du Jockey.

Le narrateur se rappela de la robe rouge qu’elle portait à la soirée de sa cousine Mme de Guermantes car ce soir-là M. de Bréauté fut assez mal reçu quand, voulant dire quelque chose, par une association d’idées restée obscure et qu’il ne dévoila pas, il commença en faisant manœuvrer sa langue dans la pointe de sa bouche en cul de poule : « À propos de l’affaire Dreyfus... » Il ajouta  que si M. Zola avait cherché à avoir un procès et à se faire condamner, c’était pour éprouver la sensation qu’il ne connaissait pas encore, celle d’être en prison. Oriane lui répondit que cela ne tenait pas debout car Zola avait fui en Angleterre. Le duc de Guermantes rétorqua que les Juifs n’admettraient jamais qu’un de leurs concitoyens soit traître, bien qu’ils le sachent parfaitement et se soucient fort peu des effroyables répercussions (le duc pensait naturellement à l’élection maudite de Chaussepierre) que le crime d’un des leurs peut amener jusque...

Pour Oriane c’était peut-être justement parce qu’étant Juifs et se connaissant eux-mêmes, ils savaient qu’on peut être Juif et ne pas être forcément traître et anti-français, comme le prétendait  M. Drumont. Certainement si Dreyfus avait été chrétien, les Juifs ne se seraient pas intéressés à lui, mais ils l’avaient fait parce qu’ils sentaient bien que s’il n’avait pas été Juif, on ne l’aurait pas cru si facilement traître a priori. Le duc dit à sa femme que ce crime affreux n’était pas simplement une cause juive, mais bel et bien une immense affaire nationale qui pouvait amener les plus effroyables conséquences pour la France d’où on devrait expulser tous les Juifs.

Comme le narrateur tâchait, autant que possible, de quitter la duchesse avant qu’Albertine fût revenue, l’heure faisait souvent qu’il rencontrait dans la cour, en sortant de chez Mme de Guermantes, M. de Charlus et Morel qui allaient prendre le thé chez Jupien, suprême faveur pour le baron. Il ne les croisait pas tous les jours, mais ils y allaient tous les jours. La constance d’une habitude est d’ordinaire en rapport avec son absurdité. Un seul orage avait marqué cette coutume quotidienne. La nièce du giletier ayant dit un jour à Morel : « C’est cela, venez demain, je vous paierai le thé », le baron avait avec raison trouvé cette expression bien vulgaire pour une personne dont il comptait faire presque sa belle-fille ; mais comme il aimait à froisser et se grisait de sa propre colère, au lieu de dire simplement à Morel qu’il le priait de lui donner à cet égard une leçon de distinction, tout le retour s’était passé en scènes violentes. Quand un fonctionnaire s’est vu infliger de tels reproches par son chef, il est invariablement dégommé le lendemain. Rien, au contraire, n’eût été plus cruel à M. de Charlus que de congédier Morel et, craignant même d’avoir été un peu trop loin, il se mit à faire de la jeune fille des éloges minutieux, pleins de goût, involontairement semés d’impertinences.

Charlie avait d’autant moins écouté ces éloges que les agréments qu’ils célébraient chez sa fiancée lui avaient toujours échappé. Mais il répondit à M. de Charlus : « C’est entendu, mon petit, je lui passerai un savon pour qu’elle ne parle plus comme ça. » Si Morel disait ainsi « mon petit » à M. de Charlus, ce n’est pas que le beau violoniste ignorât qu’il eût à peine le tiers de l’âge du baron. Il ne le disait pas non plus comme eût fait Jupien, mais avec cette simplicité qui, dans certaines relations, postule que la suppression de la différence d’âge a tacitement précédé la tendresse. La tendresse feinte chez Morel. vers cette époque, M. de Charlus reçut une lettre ainsi conçue : « Mon cher Palamède, quand te reverrai-je ? Je m’ennuie beaucoup après toi et pense bien souvent à toi. PIERRE. » M. de Charlus se cassa la tête pour savoir quel était celui de ses parents qui se permettait de lui écrire avec une telle familiarité, qui devait par conséquent beaucoup le connaître, et dont malgré cela il ne reconnaissait pas l’écriture. Tous les princes auxquels l’Almanach de Gotha accorde quelques lignes défilèrent pendant quelques jours dans la cervelle de M. de Charlus. Enfin, brusquement, une adresse inscrite au dos l’éclaira : l’auteur de la lettre était le chasseur d’un cercle de jeu où allait quelquefois M. de Charlus. Ce chasseur n’avait pas cru être impoli, en écrivant sur ce ton à M. de Charlus qui avait, au contraire, un grand prestige à ses yeux. Mais il pensait que ce ne serait pas gentil de ne pas tutoyer quelqu’un qui vous avait plusieurs fois embrassé, et vous avait par là – s’imaginait-il dans sa naïveté – donné son affection. M. de Charlus fut au fond ravi de cette familiarité.

Il reconduisit même d’une matinée M. de Vaugoubert afin de pouvoir lui montrer la lettre. Et pourtant Dieu sait que M. de Charlus n’aimait pas à sortir avec M. de Vaugoubert. Car celui-ci, le monocle à l’œil, regardait de tous les côtés les jeunes gens qui passaient. Bien plus, s’émancipant quand il était avec M. de Charlus, il employait un langage que détestait le baron. Il mettait tous les noms d’hommes au féminin et, comme il était très bête, il s’imaginait cette plaisanterie très spirituelle et ne cessait de rire aux éclats. Pour abréger cette promenade qui l’exaspérait, il se décida à sortir sa lettre et à la faire lire à l’ambassadeur, mais il lui recommanda la discrétion, car il feignait que Charlie fût jaloux afin de pouvoir faire croire qu’il était aimant.

Le narrateur interrompt son récit pour s’adresser à ses lecteurs et déclare : « on trouve que l’aristocratie semble proportionnellement, dans ce livre, plus accusée de dégénérescence que les autres classes sociales. Cela serait-il, qu’il n’y aurait pas lieu de s’en étonner. Les plus vieilles familles finissent par avouer, dans un nez rouge et bossu, dans un menton déformé, des signes spécifiques où chacun admire la « race ». Mais parmi ces traits persistants et sans cesse aggravés, il y en a qui ne sont pas visibles : ce sont les tendances et les goûts ».

 

Morel, usant du pouvoir que ses charmes lui donnaient sur la jeune fille, transmit à celle-ci, en la prenant à son compte, la remarque du baron, car l’expression « payer le thé » disparut aussi complètement de la boutique du giletier. M. de Charlus fut satisfait de la disparition de « payer le thé ». Il y vit une preuve de son ascendant sur Morel et l’effacement de la seule petite tache à la perfection de la jeune fille. Morel avait dit à M. de Charlus qu’il aimait la nièce de Jupien, voulait l’épouser, et il était doux au baron d’accompagner son jeune ami dans des visites où il jouait le rôle de futur beau-père, indulgent et discret. Rien ne lui plaisait mieux. Le narrateur pensait que « payer le thé » venait de Morel lui-même, et que, par aveuglement d’amour, la jeune couturière avait adopté une expression de l’être adoré, laquelle jurait par sa laideur au milieu du joli parler de la jeune fille.

Ce parler, ces charmantes manières qui s’y accordaient, la protection de M. de Charlus faisaient que beaucoup de clientes, pour qui elle avait travaillé, la recevaient en amie, l’invitaient à dîner, la mêlaient à leurs relations, la petite n’acceptant du reste qu’avec la permission du baron de Charlus et les soirs où cela lui convenait. Une jeune coutrière dans le monde n’était pas plus invraisemblable qu’Albertine vive avec le narrateur, sans père ni mère, menant une vie si libre qu’au début le narrateur l’avait prise à Balbec pour la maîtresse d’un coureur, ayant pour parente la plus rapprochée Mme Bontemps qui, déjà chez Mme Swann, n’admirait chez sa nièce que ses mauvaises manières et maintenant fermait les yeux, surtout si cela pouvait la débarrasser d’elle en lui faisant faire un riche mariage où un peu de l’argent irait à sa tante. Si la toute petite situation de la nièce de Jupien scandalisa quelques personnes, ce ne fut pas Morel, car, sur certains points, sa bêtise était si grande que non seulement il trouvait « plutôt bête » cette jeune fille mille fois plus intelligente que lui, peut-être seulement parce qu’elle l’aimait, mais encore il supposait être des aventurières, des sous-couturières déguisées, faisant les dames, les personnes fort bien posées qui la recevaient et dont elle ne tirait pas vanité. Naturellement ce n’était pas des Guermantes, ni même des gens qui les connaissaient, mais des bourgeoises riches, élégantes, d’esprit assez libre pour trouver qu’on ne se déshonore pas en recevant une couturière, d’esprit assez esclave aussi pour avoir quelque contentement de protéger une jeune fille que Son Altesse le baron de Charlus allait, en tout bien tout honneur, voir tous les jours.

Rien ne plaisait mieux que l’idée de ce mariage au baron, lequel pensait qu’ainsi Morel ne lui serait pas enlevé. Il paraît que la nièce de Jupien avait fait, presque enfant, une « faute ». Et M. de Charlus, tout en faisant son éloge à Morel, n’aurait pas été fâché de le confier à son ami, qui eût été furieux, et de semer ainsi la zizanie. Car M. de Charlus, quoique terriblement méchant, ressemblait à un grand nombre de personnes bonnes, qui font les éloges d’un tel ou d’une telle pour prouver leur propre bonté, mais se garderaient comme du feu des paroles bienfaisantes, si rarement prononcées, qui seraient capables de faire régner la paix. Malgré cela, le baron se gardait d’aucune insinuation. S’il lui racontait la faute passée de sa promise, Charlie était encore assez amoureux pour devenir jaloux et en voudrait au baron de lui avait révélé ce secret.

D’ailleurs, la jeune fille était délicieuse, et M. de Charlus, en qui elle satisfaisait tout le goût esthétique qu’il pouvait avoir pour les femmes, aurait voulu avoir d’elle des centaines de photographies. Parmi les raisons qui rendaient M. de Charlus heureux du mariage des deux jeunes gens il y avait celle-ci, que la nièce de Jupien serait en quelque sorte une extension de la personnalité de Morel et par là du pouvoir à la fois et de la connaissance que le baron avait de lui. avoir un « jeune ménage » à guider, se sentir le protecteur redouté et tout-puissant de la femme de Morel, laquelle, considérant le baron comme un dieu, prouverait par-là que le cher Morel lui avait inculqué cette idée, et contiendrait ainsi quelque chose de Morel, firent varier le genre de domination de M. de Charlus et naître en sa « chose », Morel, un être de plus, l’époux, c’est-à-dire lui donnèrent quelque chose de plus, de nouveau, de curieux à aimer en lui. Peut-être même cette domination serait-elle plus grande maintenant qu’elle n’avait jamais été. Une fois marié, pour son ménage, son appartement, son avenir, il aurait peur plus vite, offrirait aux volontés de M. de Charlus plus de surface et de prise.

Il y eut une période de courte durée où, sans qu’il se l’avouât exactement, ce mariage avec la couturière parut nécessaire à Morel. Morel avait à ce moment-là d’assez fortes crampes à la main et se voyait obligé d’envisager l’éventualité d’avoir à cesser le violon. Comme, en dehors de son art, il était d’une incompréhensible paresse, la nécessité de se faire entretenir s’imposait et il aimait mieux que ce fût par la nièce de Jupien que par M. de Charlus, cette combinaison lui offrant plus de liberté, et aussi un grand choix de femmes différentes, tant par les apprenties toujours nouvelles, qu’il chargerait la nièce de Jupien de lui débaucher, que par les belles dames riches auxquelles il la prostituerait. Que sa future femme pût refuser de condescendre à ces complaisances et fût perverse à ce point n’entrait pas un instant dans les calculs de Morel. Mais les crampas passèrent et Morel put reprendre le violon. Il fit demander la main de la nièce de Jupien, lequel la consulta. Aussi bien n’était-ce pas nécessaire. La passion de la jeune fille pour le violoniste ruisselait autour d’elle. Chez Morel, presque toute chose qui lui était agréable ou profitable éveillait des émotions morales et des paroles de même ordre, parfois même des larmes. Il tenait à la nièce de Jupien des discours sentimentaux. Seulement l’enthousiasme vertueux à l’égard d’une personne qui lui causait un plaisir et les engagements solennels qu’il prenait avec elle avaient une contrepartie chez Morel. Dès que la personne ne lui causait plus de plaisir, ou même, par exemple, si l’obligation de faire face aux promesses faites lui causait du déplaisir, elle devenait aussitôt, de la part de Morel, l’objet d’une antipathie qu’il justifiait à ses propres yeux.

Ainsi, à la fin de son séjour à Balbec, il avait perdu tout son argent et, n’ayant pas osé le dire à M. de Charlus, cherchait quelqu’un à qui en demander. Il avait appris de son père (qui, malgré cela, lui avait défendu de devenir jamais « tapeur ») qu’en pareil cas il est convenable d’écrire, à la personne à qui on veut s’adresser, « qu’on a à lui parler pour affaires », qu’on lui « demande un rendez-vous pour affaires ». Dans la suite de la vie, il avait vu que la formule n’avait pas toute la vertu qu’il pensait. Il avait constaté que des gens, auxquels lui-même n’eût jamais écrit sans cela, ne lui avaient pas répondu cinq minutes après avoir reçu la lettre « pour parler affaires ». Donc à Balbec, et sans dire au narrateur qu’il avait à lui parler d’une « affaire », Morel lui avait demandé de le présenter à ce même Bloch avec lequel il avait été si désagréable une semaine auparavant dans le train.

Bloch n’avait pas hésité à lui prêter – ou plutôt à lui faire prêter par M. Nissim Bernard – 5.000 francs. De ce jour, Morel avait adoré Bloch. Il se demandait les larmes aux yeux comment il pourrait rendre service à quelqu’un qui lui avait sauvé la vie. Enfin, le narrateur se chargea de demander pour Morel 1.000 francs par mois à M. de Charlus, argent que celui-ci remettrait aussitôt à Bloch, qui se trouverait ainsi remboursé assez vite. Le premier mois, Morel, encore sous l’impression de la bonté de Bloch, lui envoya immédiatement les 1.000 francs ; mais après cela il trouva sans doute qu’un emploi différent des 4.000 francs qui restaient pourrait être plus agréable, car il commença à dire beaucoup de mal de Bloch. La vue de celui-ci suffisait à lui donner des idées noires, et Bloch ayant oublié lui-même exactement ce qu’il avait prêté à Morel, et lui ayant réclamé 3.500 francs au lieu de 4.000, ce qui eût fait gagner 500 francs au violoniste, ce dernier voulut répondre que, devant un pareil faux, non seulement il ne paierait plus un centime mais que son prêteur devait s’estimer bien heureux qu’il ne déposât pas une plainte contre lui. En disant cela, ses yeux flambaient. Il ne se contenta pas, du reste, de dire que Bloch et M. Nissim Bernard n’avaient pas à lui en vouloir, mais bientôt qu’ils devaient se déclarer heureux qu’il ne leur en voulût pas.

Enfin, M. Nissim Bernard ayant, paraît-il, déclaré que Thibaud jouait aussi bien que Morel, celui-ci trouva qu’il devait l’attaquer devant les tribunaux, un tel propos lui nuisant dans sa profession ; puis, comme il n’y a plus de justice en France, surtout contre les Juifs (l’antisémitisme ayant été chez Morel l’effet naturel du prêt de 5000 francs par un Israélite), il ne sortit plus qu’avec un revolver chargé. Un tel état nerveux suivant une vive tendresse, devait bientôt se produire chez Morel relativement à la nièce du giletier. Il est vrai que M. de Charlus fut peut-être, sans s’en douter, pour quelque chose dans ce changement, car souvent il déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner, qu’une fois mariés il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs propres ailes.

Parmi ces jours où le narrateur s’attarda chez Mme de Guermantes, il y en eut un qui fut marqué par un petit incident dont la cruelle signification lui échappa entièrement et ne fut comprise par lui que longtemps après. Mme de Guermantes lui avait donné des seringas venus du Midi. Quand, ayant quitté la duchesse, le narrateur remonta chez lui, Albertine était rentrée ; il croisa dans l’escalier Andrée, que l’odeur si violente des fleurs qu’il rapportait sembla incommoder. Andrée lui dit qu’Albertine était en train d’écrire à sa tante mais qu’elle serait incommodée par l’odeur des fleurs. En effet, les fleurs la mirent en fuite dès qu’elle ouvrit la porte. Le narrateur posa les fleurs dans la cuisine, de sorte qu’interrompant sa lettre (il ne comprit pas pourquoi), Albertine eut le temps d’aller dans la chambre du narrateur, d’où elle l’appela, et de s’étendre sur son lit. Encore une fois, au moment même, il ne trouva à tout cela rien que de très naturel, tout au plus d’un peu confus, en tous cas d’insignifiant.

Elle avait failli être surprise avec Andrée et s’était donné un peu de temps en éteignant tout, en allant chez le narrateur pour ne pas laisser voir son lit en désordre, et avait fait semblant d’être en train d’écrire.

En général, et sauf cet incident unique, tout se passait normalement quand il remontait de chez la duchesse. Albertine ignorant si le narrateur ne désirait pas sortir avec elle avant le dîner, il trouvait d’habitude dans l’antichambre son chapeau, son manteau, son ombrelle qu’elle y avait laissés à tout hasard. Dès qu’en entrant il les apercevait, l’atmosphère de la maison devenait respirable. Il sentait qu’au lieu d’un air raréfié, le bonheur la remplissait.

Les jours où le narrateur ne descendait pas chez Mme de Guermantes, pour que le temps lui semblât moins long durant cette heure qui précédait le retour de son amie, il feuilletait un album d’Elstir, un livre de Bergotte, la sonate de Vinteuil. Ainsi, il faisait sortir de lui les rêves qu’Albertine y avait jadis suscités quand il ne la connaissait pas encore et les jetait dans la phrase du musicien ou l’image du peintre comme dans un creuset, il en nourrissait l’œuvre qu’il lisait. Et sans doute celle-ci lui en paraissait plus vivante. Il trouvait tout d’un coup et pour un instant pouvoir éprouver, pour la fastidieuse jeune fille, des sentiments ardents. Elle avait à ce moment-là l’apparence d’une œuvre d’Elstir ou de Bergotte, il éprouvait une exaltation momentanée pour elle, la voyant dans le recul de l’imagination et de l’art.

Le narrateur avait donné ordre de ne pas prononcer le nom d’Albertine quand il n’était pas seul. Il la cachait, tant il avait peur qu’un de ses amis tombe amoureux d’elle ou qu’elle put faire un signe à ses amis et leur donner rendez-vous.

Tout ce qu’elle lui eût avoué facilement, puis volontiers, quand ils étaient de bons camarades, avait cessé de s’épandre dès qu’elle avait cru que le narrateur l’aimait, ou, sans peut-être se dire le nom de l’Amour, avait deviné un sentiment inquisitorial qui veut savoir, souffre pourtant de savoir, et cherche à apprendre davantage. Depuis ce jour-là, elle lui avait tout caché. Elle se détournait de sa chambre si elle pensait qu’il y était, non pas même, souvent, avec un ami, mais avec une amie. Et maintenant, la transformation était accomplie, elle allait droit à sa chambre si le narrateur n’était pas seul, non pas seulement pour ne pas déranger, mais pour lui montrer qu’elle était insoucieuse des autres. Il y avait une seule chose qu’elle ne ferait jamais plus pour lui, qu’elle n’aurait faite qu’au temps où cela eût été indifférent au narrateur, qu’elle aurait faite aisément à cause de cela même : c’était précisément avouer.

Toujours Albertine sentirait le narrateur jaloux et juge. Pourtant, le plaisir fait de mystère et de sensualité qu’il avait éprouvé, fugitif et fragmentaire, à Balbec, le soir où elle était venue coucher à l’Hôtel, s’était complété, stabilisé, remplissait sa demeure, jadis vide, d’une permanente provision de douceur domestique, presque familiale, rayonnant jusque dans les couloirs.

Quand il avait entendu se refermer la porte de la chambre d’Albertine, s’il avait un ami avec lui le narrateur se hâtait de le faire sortir, ne le lâchant que quand il était bien sûr que l’ami était dans l’escalier.

Dans le couloir, au-devant de lui, venait Albertine. « Tenez, pendant que j’ôte mes affaires, je vous envoie Andrée, elle est montée une seconde pour vous dire bonsoir. » Et elle se retirait et rentrait dans sa chambre, comme si elle eût deviné qu’Andrée, chargée par le narrateur de veiller sur elle, allait, en lui donnant maint détail, en lui faisant mention de la rencontre par elles deux d’une personne de connaissance, apporter quelque détermination aux régions vagues où s’était déroulée la promenade qu’elles avaient faite toute la journée et qu’il n’avait pu imaginer. Il y avait maintenant chez Andrée, à fleur de peau, une sorte d’aigre inquiétude, prête à s’amasser comme à la mer un « grain », si seulement le narrateur venait à parler de quelque chose qui était agréable pour Albertine et pour lui.

Elle admettait les souffrances où elle n’avait point de part, non les plaisirs ; si elle voyait le narrateur malade, elle s’affligeait, le plaignait, l’aurait soigné. Mais les satisfactions du narrateur lui causaient un agacement qu’elle ne pouvait cacher.

Un jour que le narrateur parlait de ce jeune homme si savant en choses de courses, de jeux, de golf, si inculte dans tout le reste, qu’il avait rencontré avec la petite bande à Balbec, Andrée se mit à ricaner : « Vous savez que son père a volé, il a failli y avoir une instruction ouverte contre lui ». Or le narrateur apprit que le père n’avait rien commis d’indélicat, qu’Andrée le savait aussi bien que quiconque. Mais elle s’était crue méprisée par le fils, avait cherché quelque chose qui pourrait l’embarrasser, lui faire honte, avait inventé tout un roman de dépositions qu’elle était imaginairement appelée à faire et, à force de s’en répéter les détails, ignorait peut-être elle-même s’ils n’étaient pas vrais.

Ainsi, telle qu’elle était devenue (et même sans ses haines courtes et folles), il n’aurait pas désiré la voir, ne fût-ce qu’à cause de cette malveillante susceptibilité qui entourait d’une ceinture aigre et glaciale sa vraie nature plus chaleureuse et meilleure. Mais les renseignements qu’elle seule pouvait lui donner sur son amie l’intéressaient trop pour que le narrateur négligeât une occasion si rare de les apprendre.

Elle lui apprit qu’Albertine avait rencontré une amie. Albertine avait demandé à Andrée d’aller acheter de la laine pour rester seule avec son amie. La jalousie a beau être habilement dissimulée par celui qui l’éprouve, elle est assez vite découverte par celle qui l’inspire, et qui use à son tour d’habileté. Le seul remède, dont nous ne voulons pas, serait de tout ignorer pour n’avoir pas le désir de mieux savoir. Dès que la jalousie est découverte, elle est considérée par celle qui en est l’objet comme une défiance qui autorise la tromperie. D’ailleurs, pour tâcher d’apprendre quelque chose, c’est nous qui avons pris l’initiative de mentir, de tromper.

Le narrateur dit à Andrée : « Il y a quelqu’un qui m’a fait aujourd’hui un immense éloge de vous ». Aussitôt un rayon de joie illumina son regard, elle avait l’air de vraiment aimer le narrateur. Elle évitait de le regarder, mais riait dans le vague avec deux yeux devenus soudain tout ronds. Il lui dit qui c’était et elle en fut heureuse. 

Albertine revint auprès du narrateur ; elle s’était déshabillée, elle portait quelqu’un des jolis peignoirs en crêpe de Chine, ou des robes japonaises, dont il avait demandé la description à Mme de Guermantes, et pour plusieurs desquelles certaines précisions supplémentaires lui avaient été fournies par Mme Swann, dans une lettre commençant par ces mots : « Après votre longue éclipse, j’ai cru, en lisant votre lettre relative à mes tea gowns, recevoir des nouvelles d’un revenant. »

Albertine avait pour toutes ces jolies choses un goût bien plus vif que la duchesse, parce que, comme tout obstacle apporté à une possession, la pauvreté, plus généreuse que l’opulence, donne aux femmes, bien plus que la toilette qu’elles ne peuvent pas acheter, le désir de cette toilette qui en est la connaissance véritable, détaillée, approfondie. Albertine, parce qu’elle n’avait pu s’offrir ces choses, le narrateur, parce qu’en les faisant faire il cherchait à lui faire plaisir. Certes, une femme élégante, Albertine peu à peu en devenait une. Mais elle n’était pas frivole, du reste, lisait beaucoup quand elle était seule et faisait la lecture au narrateur quand elle était avec lui. Elle était devenue extrêmement intelligente. Elle lui disait, en se trompant d’ailleurs : « Je suis épouvantée en pensant que sans vous je serais restée stupide. Ne le niez pas. Vous m’avez ouvert un monde d’idées que je ne soupçonnais pas, et le peu que je suis devenue, je ne le dois qu’à vous. »

 

La nièce de Jupien avait changé d’opinion sur Morel et sur M. de Charlus. Le mécanicien du narrateur, venant au renfort de l’amour qu’elle avait pour Morel, lui avait vanté, comme existant chez le violoniste, des délicatesses infinies auxquelles elle n’était que trop portée à croire. Et, d’autre part, Morel ne cessait de lui dire le rôle de bourreau que M. de Charlus exerçait envers lui et qu’elle attribuait à la méchanceté, ne devinant pas l’amour. Elle était, du reste, bien forcée de constater que M. de Charlus assistait tyranniquement à toutes leurs entrevues. Et, venant corroborer cela, elle entendait des femmes du monde parler de l’atroce méchanceté du baron. Elle avait découvert chez Morel (sans cesser de l’aimer pour cela) des profondeurs de méchanceté et de perfidie, d’ailleurs compensées par une douceur fréquente et une sensibilité réelle, et chez M. de Charlus une insoupçonnable et immense bonté, mêlée de duretés qu’elle ne connaissait pas. Ainsi n’avait-elle pas su porter un jugement plus défini sur ce qu’étaient, chacun en soi, le violoniste et son protecteur, que le narrateur sur Andrée, qu’il voyait pourtant tous les jours, et sur Albertine, qui vivait avec lui. Le vide même de sa vie donnait à Albertine une espèce d’empressement et d’obéissance pour les seules choses que le narrateur réclamait d’elle.

Le narrateur se demandait si Albertine était encore la jeune fille qu’il avait vue la première fois, à Balbec, sous son polo plat, avec ses yeux insistants et rieurs, inconnue encore, mince comme une silhouette profilée sur le flot. Il comprenait quel travail de modelage accomplissait quotidiennement l’habitude. Dans le charme qu’avait Albertine à Paris, au coin de son feu, vivait encore le désir que lui avait inspiré le cortège insolent et fleuri qui se déroulait le long de la plage. Loin de Balbec d’où le narrateur l’avait précipitamment emmenée, subsistaient l’émoi, le désarroi social, la vanité inquiète, les désirs errants de la vie de bains de mer. Albertine était encagée. N’avait-elle pas été, devant l’Hôtel, comme une grande actrice de la plage en feu, excitant les jalousies quand elle s’avançait dans ce théâtre de nature, ne parlant à personne, bousculant les habitués, dominant ses amies ? et cette actrice si convoitée n’était-ce pas elle qui, retirée par le narrateur de la scène, enfermée chez lui, était à l’abri des désirs de tous, qui désormais pouvaient la chercher vainement, tantôt dans la chambre du narrateur, tantôt dans la sienne, où elle s’occupait à quelque travail de dessin et de ciselure ?

Les amies d’Albertine étaient devenues obéissantes aux caprices du narrateur, de simples jeunes filles en fleurs, desquelles il n’était pas médiocrement fier d’avoir cueilli, dérobé à tous, la plus belle rose. Elles n’avaient plus pour lui de mystère.

Entre les deux décors, si différents l’un de l’autre, de Balbec, il y avait l’intervalle de plusieurs années à Paris, sur le long parcours desquelles se plaçaient tant de visites d’Albertine. Le narrateur voyait Albertine aux différentes années de sa propre vie, occupant par rapport à lui des positions différentes qui lui faisaient sentir la beauté des espaces interférés, ce long temps révolu où il était resté sans la voir, et sur la diaphane profondeur desquels la rose personne qu’il avait devant lui se modelait avec de mystérieuses ombres et un puissant relief. Il y avait eu enrichissement, solidification et accroissement de volume dans la figure jadis simplement profilée sur la mer. Au reste, ce n’était pas seulement la mer à la fin de la journée qui vivait pour lui en Albertine, mais parfois l’assoupissement de la mer sur la grève par les nuits de clair de lune. Quelquefois, ayant demandé au narrateur la permission de s’étendre pendant qu’il allait chercher un livre dans le cabinet de son père, Albertine était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l’après- midi au grand air que, même s’il n’était resté qu’un instant hors de sa chambre, en y rentrant, il trouvait Albertine endormie et ne la réveillait pas. Étendue de la tête aux pieds sur le lit du narrateur, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, il lui trouvait l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet : le pouvoir de rêver, que le narrateur n’avait qu’en son absence, il le retrouvait à ces instants auprès d’elle. En fermant les yeux, en perdant la conscience,

Endormie, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui l’avaient déçu depuis le jour où il avait fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la sienne, plus étrange, et qui cependant lui appartenait davantage. En tenant son corps sous son regard, dans ses mains, le narrateur avait cette impression de la posséder tout entière qu’il  n’avait pas quand elle était réveillée. Sa vie lui était soumise, exhalait vers lui son léger souffle.

Il profitait de son sommeil pour la toucher, l’embrasser. Ce qu’il éprouvait alors, c’était un amour devant quelque chose d’aussi pur, d’aussi immatériel dans sa sensibilité, d’aussi mystérieux que s’il avait été devant les créatures inanimées que sont les beautés de la nature. Et, en effet, dès qu’elle dormait un peu profondément, elle cessait seulement d’être la plante qu’elle avait été ; son sommeil, au bord duquel le narrateur rêvait, avec une fraîche volupté dont il ne se fût jamais lassé et qu’il eût pu goûter indéfiniment, c’était pour lui tout un paysage. Et au moment où l’oreille du narrateur recueillait ce bruit divin qu’était le souffle d’Albertine, il lui semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous ses yeux. Puis, voyant que son sommeil ne serait pas troublé, il s’avança prudemment, il s’assit sur la chaise qui était à côté du lit, puis sur le lit même.

Le narrateur qui connaissait plusieurs Albertine en une seule, il lui semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de lui. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de lui. Il lui semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration, peu à peu plus profonde, soulevait maintenant régulièrement sa poitrine.

Le narrateur se couchait au long d’elle, prenais sa taille d’un de ses bras, posait ses lèvres sur sa joue et sur son cœur ; puis, sur toutes les parties de son corps, posait sa seule main restée libre et qui était soulevée aussi, comme les perles, par la respiration d’Albertine ; lui-même, était déplacé légèrement par son mouvement régulier : il s’était embarqué sur le sommeil d’Albertine. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et, quand celui du narrateur était à son terme, il pouvait l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il lui semblait, à ces moments-là, qu’il venait de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Il goûtait son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme il restait des heures à écouter le déferlement du flot.

Le narrateur pensait qu’Albertine cachait toutes ses lettres dans son kimono. Mais il n’osa jamais les prendre pour les lire. Mais ce plaisir de la voir dormir, et qui était aussi doux que la sentir vivre, un autre y mettait fin, et qui était celui de la voir s’éveiller. Il était, à un degré plus profond et plus mystérieux, le plaisir même qu’elle habitât chez le narrateur. L’hésitation du réveil, révélée par son silence, ne l’était pas par son regard. Dès qu’elle retrouvait la parole elle disait : « Mon » ou « Mon chéri » suivis l’un ou l’autre du nom de baptême du narrateur, ce qui, en donnant au narrateur le même nom qu’à l’auteur de ce livre, eût fait : « Mon Marcel », « Mon chéri Marcel ».

L’image que le narrateur cherchait, où il se reposait, contre laquelle il aurait voulu mourir, ce n’était plus d’Albertine ayant une vie inconnue, c’était une Albertine aussi connue de lui qu’il était possible.

Quelquefois le narrateur éteignait la lumière avant qu’elle entrât. C’était dans l’obscurité, à peine guidée par la lumière d’un tison, qu’elle se couchait à son côté. Les mains du narrateur, les joues seules la reconnaissaient sans que ses yeux la vissent, ses yeux qui souvent avaient peur de la trouver changée. De sorte qu’à la faveur de cet amour aveugle elle se sentait peut-être baignée de plus de tendresse que d’habitude.

Une fois, le narrateur s’aperçut dans la glace au moment où il embrassais Albertine en l’appelant sa petite fille, l’expression triste et passionnée de son propre visage, pareil à ce qu’il eût été autrefois auprès de Gilberte dont il ne se souvenait plus, à ce qu’il serait peut-être un jour auprès d’une autre si jamais il devait oublier Albertine, lui fit penser qu’au-dessus des considérations de personne (l’instinct voulant que nous considérions l’actuelle comme seule véritable) il remplissait les devoirs d’une dévotion ardente et douloureuse dédiée comme une offrande à la jeunesse et à la beauté de la femme. Et pourtant, à ce désir, honorant d’un « ex-voto » la jeunesse, aux souvenirs aussi de Balbec, se mêlait, dans le besoin que le narrateur avait de garder ainsi tous les soirs Albertine auprès de lui. C’était un pouvoir d’apaisement tel qu’il n’en avait pas éprouvé de pareil depuis les soirs lointains de Combray où sa mère, penchée sur son lit, venait lui apporter le repos dans un baiser.

Son plaisir d’avoir Albertine à demeure chez lui était beaucoup moins un plaisir positif que celui d’avoir retiré du monde, où chacun pouvait la goûter à son tour, la jeune fille en fleurs qui, si, du moins, elle ne lui donnait pas de grande joie, en privait les autres. L’ambition, la gloire lui eussent laissé indifférent. Encore plus était-il incapable d’éprouver la haine. Et cependant, pour lui, aimer charnellement c’était tout de même jouir d’un triomphe sur tant de concurrents.

Quand c’était le tour d’Albertine de lui dire bonsoir en l’embrassant de chaque côté du cou, sa chevelure le caressait comme une aile aux plumes aiguës et douces. Si incomparables l’un à l’autre que fussent ces deux baisers de paix, Albertine glissait dans sa bouche, en lui faisant le don de sa langue, comme un don du Saint-Esprit, lui remettait un viatique, lui laissait une provision de calme presque aussi doux que sa mère imposant le soir, à Combray, ses lèvres sur son front.

Au milieu des expressions charnelles que le narrateur échangeait avec Albertine, il y en avait d’autres qui étaient propres à sa mère et à sa grand’mère, car, peu à peu, il ressemblait à tous ses parents, à son père qui – de tout autre façon que lui sans doute, car si les choses se répètent, c’est avec de grandes variations – s’intéressait si fort au temps qu’il faisait ; et pas seulement à son père, mais de plus en plus à sa tante Léonie. Sans cela, Albertine n’eût pu être pour le narrateur qu’une raison de sortir pour ne pas la laisser seule, sans son contrôle. Or, bien que chaque jour il en trouvât la cause dans un malaise particulier qui le faisait si souvent rester couché, un être, non pas Albertine, non pas un être qu’il aimait, mais un être plus puissant sur lui qu’un être aimé, s’était transmigré en lui, despotique au point de faire taire parfois ses soupçons jaloux, ou du moins de l’empêcher d’aller vérifier s’ils étaient fondés ou non : c’était sa tante Léonie. Tout son passé depuis ses années les plus anciennes, et par-delà celles-ci, le passé de ses parents, mêlaient à son impur amour pour Albertine la douceur d’une tendresse à la fois filiale et maternelle.

Avant qu’Albertine lui eût obéi et lui eût laissé enlever ses souliers, il entr’ouvrait sa chemise pour admirer son corps. Il n’y avait que quand elle était tout à fait sur le côté qu’on voyait un certain aspect de sa figure (si bonne et si belle de face) que le narrateur ne pouvait souffrir, crochu comme en certaines caricatures de Léonard, semblant révéler la méchanceté, l’âpreté au gain, la fourberie d’une espionne, dont la présence chez lui, lui eût fait horreur et qui semblait démasquée par ces profils-là. Aussitôt il prenait la figure d’Albertine dans ses mains et la replaçait de face. Le narrateur avait l’insouciance de ceux qui croient leur bonheur durable. Il ne s’étonnait plus qu’Albertine fût là et dût ne sortir le lendemain qu’avec lui ou sous la protection d’Andrée. La formule un peu rigide et monotone de ses amours futures, avaient été en réalité tracées cette nuit à Balbec où, dans le petit tram, après qu’Albertine lui avait révélé qui l’avait élevée, le narrateur avait voulu à tout prix la soustraire à certaines influences et l’empêcher d’être hors de sa présence pendant quelques jours. Les jours avaient succédé aux jours, ces habitudes étaient devenues machinales. Cette vie de retraite où le narrateur se séquestrait jusqu’à ne plus aller au théâtre, avait pour origine l’anxiété d’un soir et le besoin de se prouver à lui-même, les jours qui la suivraient, que celle dont il avait appris la fâcheuse enfance n’aurait pas la possibilité, si elle l’avait voulu, de s’exposer aux mêmes tentations. S’il lui était doux d’embrasser ces joues qui n’étaient pas plus belles que bien d’autres, c’était parce qu’il savait que sous toute douceur charnelle un peu profonde, il y a la permanence d’un danger.

Le narrateur avait pris la résolution de se mettre à écrire mais la remettait pourtant à plus tard chaque jour. Il y avait des jours où le bruit d’une cloche qui sonnait l’heure portait sur la sphère de sa sonorité une plaque si fraîche, si puissamment étalée de mouillé ou de lumière, que c’était comme une traduction pour aveugles, ou, si l’on veut, comme une traduction musicale du charme de la pluie ou du charme du soleil. Si bien qu’à ce moment-là, les yeux fermés, dans son lit, il se disait que tout peut se transposer et qu’un univers seulement audible pourrait être aussi varié que l’autre. Remontant paresseusement de jour en jour, comme sur une barque, et voyant apparaître devant lui toujours de nouveaux souvenirs enchantés, qu’il ne choisissait pas, qui, l’instant d’avant, lui étaient invisibles, et que sa mémoire lui présentait l’un après l’autre sans qu’il puisse les choisir, il poursuivait paresseusement, sur ces espaces unis, sa promenade au soleil.

Le narrateur avait connu l’existence d’Albertine grâce à Aimé qui n’aimait pas la jeune fille. Il lui avait trouvé mauvais genre. Le narrateur avait compris genre vulgaire, parce que, pour le contredire d’avance, il avait déclaré qu’elle avait de la distinction. Mais non, peut-être Aimé avait-il voulu dire genre gomorrhéen. Elle était avec une amie, peut-être qu’elles se tenaient par la taille, qu’elles regardaient d’autres femmes, qu’elles avaient en effet un « genre » que le narrateur n’avait jamais vu à Albertine en sa présence. Il pensa avec douleur aux fréquentations féminines qu’Albertine avait pu avoir à Balbec. Il en voulait à Albertine de n’avoir pas été tendre, peut-être de s’être moquée de lui avec Andrée. Il pensait avec effroi à l’idée qu’elle avait dû se faire si Andrée lui avait répété toutes leurs conversations, l’avenir lui apparaissait atroce. Il faudrait qu’il écrive à Aimé, qu’il tâche de le voir, et ensuite il contrôlerait ses dires en causant avec Albertine, en la confessant. En attendant, croyant bien que ce devait être la cousine de Bloch qui fréquentait Albertine, le narrateur demanda à celui-ci, qui ne comprit nullement dans quel but, de lui montrer seulement une photographie d’elle ou, bien plus, de lui faire au besoin rencontrer sa cousine.

Peut-être que la procrastination, était- elle devenue si générale en lui qu’elle s’emparait aussi de ses soupçons jaloux et, tout en lui faisant prendre mentalement note qu’il ne manquerait pas un jour d’avoir une explication avec Albertine au sujet de la jeune fille, peut-être des jeunes filles avec laquelle ou lesquelles Aimé l’avait rencontrée, lui faisait retarder cette explication. En tous cas, le narrateur n’en parlerait pas ce soir à son amie pour ne pas risquer de lui paraître jaloux et de la fâcher. Pourtant, quand, le lendemain, Bloch lui eut envoyé la photographie de sa cousine Esther, le narrateur s’empressa de la faire parvenir à Aimé. Et à la même minute, il se souvint qu’Albertine lui avait refusé le matin un plaisir qui aurait pu la fatiguer en effet.

Il y avait souvent des soirs où il avait attendu le retour d’Albertine  avec les plus tendres pensées, où il comptait lui sauter au cou avec le plus de tendresse mais ses soirées-là, c’étaient maintenant celles où Albertine avait formé pour le lendemain quelque projet qu’elle ne voulait pas que le narrateur connût. Et le baiser qu’Albertine lui donnerait en le quittant, ne le calmerait pas plus qu’autrefois celui de sa mère, les jours où elle était fâchée et où il n’osait pas la rappeler, mais où il sentait qu’il ne pourrait pas s’endormir.

Albertine voulait aller le lendemain faire une visite à Mme Verdurin, une visite qui, en elle-même, n’eût en rien contrarié le narrateur. Mais certainement, c’était pour y faire quelque rencontre, pour y préparer quelque plaisir. Albertine laissait parfois traîner dans ses propos tel ou tel de ces précieux amalgames, que le narrateur se hâtait de « traiter » pour les transformer en idées claires. Or il lui était impossible de faire à Albertine des reproches ou de lui poser des questions à propos de choses qu’elle eût déclarées si minimes, si insignifiantes, retenues par lui pour le plaisir de « chercher la petite bête ». Il est déjà difficile de dire « pourquoi avez-vous regardé telle passante », mais bien plus « pourquoi ne l’avez-vous pas regardée ».

Mais la Gomorrhe moderne est un puzzle fait de morceaux qui viennent de là où on s’y attendait le moins. Parfois l’écriture où le narrateur déchiffrait les mensonges d’Albertine, sans être idéographique, avait simplement besoin d’être lue à rebours ; c’est ainsi que ce soir elle lui avait lancé d’un air négligent ce message destiné à passer presque inaperçu : « Il serait possible que j’aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j’irai, je n’en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J’irai demain chez les Verdurin, c’est absolument certain, car j’y attache une extrême importance. »

Albertine employait toujours le ton dubitatif pour les résolutions irrévocables. Celle du narrateur ne l’était pas moins. Il s’arrangea pour que la visite à Mlle Verdurin n’eût pas lieu. La jalousie n’est souvent qu’un inquiet besoin de tyrannie appliqué aux choses de l’amour. Il avait sans doute hérité de son père ce brusque désir arbitraire de menacer les êtres qu’il aimait le plus dans les espérances dont ils se berçaient avec une sécurité qu’il voulait leur montrer trompeuse ; quand il voyait qu’Albertine avait combiné à son insu, en se cachant de lui, le plan d’une sortie qu’il eût fait tout au monde pour lui rendre plus facile et plus agréable si elle lui en avait fait le confident, il disait négligemment, pour la faire trembler, qu’il comptait sortir ce jour-là. Il se mit à suggérer à Albertine d’autres buts de promenade qui eussent rendu la visite Verdurin impossible, en des paroles empreintes d’une feinte indifférence sous laquelle il tâcha de déguiser son énervement. Mais elle l’avait dépisté.

Le narrateur s’était résigné à la souffrance, croyant aimer en dehors de lui, et s’apercevant que son amour était fonction de sa tristesse, que son amour c’était peut-être sa tristesse, et que l’objet n’en était que pour une faible part la jeune fille à la noire chevelure. Mais enfin, ce sont surtout de tels êtres qui inspirent l’amour.

Le plus souvent l’amour n’a pas pour objet un corps, excepté si une émotion, la peur de le perdre, l’incertitude de le retrouver se fondent en lui. Or ce genre d’anxiété a une grande affinité pour les corps. Il leur ajoute une qualité qui passe la beauté même ; ce qui est une des raisons pourquoi l’on voit des hommes, indifférents aux femmes les plus belles, en aimer passionnément certaines qui nous semblent laides. Que nous craignions de perdre l’être aimé, nous oublions tous les autres. Sûrs de le garder, nous le comparons à ces autres, qu’aussitôt nous lui préférons. Et comme ces émotions et ces certitudes peuvent alterner d’une semaine à l’autre, un être peut une semaine se voir sacrifier tout ce qui plaisait, la semaine suivante être sacrifié, et ainsi de suite pendant très longtemps.

Le narrateur se demandait s’il n’avait pas deviné en Albertine une de ces filles sous l’enveloppe charnelle desquelles palpitent plus d’êtres cachés que dans une cathédrale ou un théâtre avant qu’on n’y entre ou dans la foule immense et renouvelée. Et maintenant qu’elle lui avait dit un jour « Mlle Vinteuil », il aurait voulu non pas arracher sa robe pour voir son corps, mais, à travers son corps, voir tout ce bloc-notes de ses souvenirs et de ses prochains et ardents rendez-vous.

La déception réveille alors parfois en nous le souvenir oublié d’une angoisse ancienne, que nous savons pourtant ne pas avoir été provoquée par cette femme, mais par d’autres dont les trahisons s’échelonnent sur notre passé ; au reste, comment a-t-on le courage de souhaiter vivre, comment peut-on faire un mouvement pour se préserver de la mort, dans un monde où l’amour n’est provoqué que par le mensonge et consiste seulement dans notre besoin de voir nos souffrances apaisées par l’être qui nous a fait souffrir ?

Sans doute l’amour du narrateur pour Albertine n’était pas le plus dénué de ceux jusqu’où, par manque de volonté, on peut déchoir, car il n’était pas entièrement platonique ; elle lui donnait des satisfactions charnelles, et puis elle était intelligente. Mais tout cela était une superfétation. Ce qui occupait l’esprit du narrateur n’était pas ce qu’elle avait pu dire d’intelligent, mais tel mot qui éveillait chez lui un doute sur ses actes. Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était étrange que le narrateur sacrifiât tout à ce besoin, puisqu’il avait éprouvé le même besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, des faits, qui lui étaient maintenant si indifférents. Il se rendait bien compte qu’en elles-mêmes les actions d’Albertine n’avaient pas plus d’intérêt. Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes, ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et des souffrances, le moyen de les guérir.

On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager. C’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout ce qu’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins intime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de ces liens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être mal jugé de lui – alors que plus tard nous oserions, car, dégagé de nous, il ne serait plus nous – et que nous ne nous créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente, aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.

Si le narrateur n’aimait pas Albertine (ce dont il n’était pas sûr), cette place qu’elle tenait auprès de lui n’avait rien d’extraordinaire : nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimons pas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuer l’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou encore d’une femme enfermant un pays.

C’était sur tout un ensemble qu’Albertine lui mentait, et il verrait « tout par un beau jour » ce que Françoise faisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas lui dire, ce qu’il n’osait pas lui demander. Françoise avait dit au narrateur : « Certes, vous êtes gentil et je n’oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois  mais la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en toutes choses, l’air et la réalité d’un prince se laissent faire la loi et monter le coup et me faire humilier, moi qui suis depuis quarante ans dans la famille, par le vice, par ce qu’il y a de plus vulgaire et de plus bas. »

Le narrateur pensait qu’une telle haine n’avait pu naître que dans un corps surmené. Et plus encore que d’égards, Françoise avait besoin de sommeil. Le narrateur savait savais que lui seul pouvais dire de cette façon-là « Albertine » (c’est-à-dire avec un sens absolument possessif) à Andrée. Et pourtant pour Albertine, pour Andrée, et pour lui-même, il sentait qu’il n’était rien. Et il comprenait l’impossibilité où se heurte l’amour. Nous nous imaginons qu’il a pour objet un être qui peut être couché devant nous, enfermé dans un corps. Hélas ! il est l’extension de cet être à tous les points de l’espace et du temps que cet être a occupés et occupera.

Le narrateur téléphona à Andrée pour lui demander d’empêcher Albertine d’aller chez Mme Verdurin. Il dit à Albertine qu’il avait appelé André et elle lui demanda si elle lui avait parlé de leur rendez-vous avec Mme Verdurin. Le narrateur prétendit ne pas s’en souvenir pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui lui avait dit où Albertine irait le lendemain. Mais il se demanda si Andrée ne répéterait pas à Albertine tout ce qu’il lui avait dit au téléphone. Quelques jours plus tôt, il s’était disputé avec Albertine. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais. « Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi », disait-elle, comme au comble du bonheur. Pendant que le narrateur adressait à Albertine des reproches qu’il n’aurait pas dû, Andrée avait l’air de sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un rire tendre.

La jalousie est aussi un démon qui ne peut être exorcisé, et revient toujours incarner unenouvelle forme. Le narrateur sentait le désespoir de n’avoir obtenu la fidélité que par force, le désespoir de n’être pas aimé. Entre Albertine et lui il y avait souvent l’obstacle d’un silence fait sans doute de griefs qu’elle taisait parce qu’elle les jugeait irréparables. Si douce qu’Albertine fût certains soirs, elle n’avait plus de ces mouvements spontanés qu’il lui avait connus à Balbec. Alors il lui dit qu’il voulait aller avec elle et André chez Mme Verdurin. Albertine eut l’air préoccupé et dit qu’il y avait des riens qui lui déplaisent chez les Verdurin. Il fallait absolument qu’elle aille au Bon Marché ou aux Trois-Quartiers acheter une guimpe blanche, car sa robe était trop noire. Le narrateur ne voulait pas laisser Albertine aller dans un grand magasin frôler des inconnus. Albertine était entrée pour lui dans cette période lamentable où un être, disséminé dans l’espace et dans le temps, n’est plus pour vous une femme, mais une suite d’événements sur lesquels nous ne pouvons faire la lumière, une suite de problèmes insolubles.

Depuis le jour où, près de la Raspelière, la rencontre quasi mythologique d’un aviateur, dont le vol avait fait se cabrer son cheval, avait été pour le narrateur comme une image de la liberté, il aimait souvent qu’à la fin de la journée le but de ses sorties – agréables d’ailleurs à Albertine, passionnée pour tous les sports – fût un aérodrome. Albertine ne pouvait contenir sa joie et elle demandait des explications aux mécaniciens qui, quand l’appareil était en vol, rentraient. Et, pourtant, il ne rentrait pas calmé comme il l’étais à Balbec par de plus rares promenades qu’il s’enorgueillissait de voir durer tout un après-midi. Le temps d’Albertine ne lui appartenait pas alors en quantités aussi grandes qu’aujourd’hui. Pourtant, il lui semblait alors bien plus à lui, parce qu’il tenait compte seulement des heures qu’elle passait avec lui ; maintenant – sa jalousie y cherchant avec inquiétude la possibilité d’une trahison – rien que des heures qu’elle passait sans lui. Or, le lendemain, elle désirerait qu’il y en eût de telles. Il faudrait choisir, ou de cesser de souffrir, ou de cesser d’aimer. Il sentait qu’une partie de la vie d’Albertine lui échappait.

L’amour, dans l’anxiété douloureuse comme dans le désir heureux, est l’exigence d’un tout. Il ne naît, il ne subsiste que si une partie reste à conquérir. On n’aime que ce qu’on ne possède pas tout entier. Albertine mentait en lui disant qu’elle n’irait sans doute pas voir les Verdurin, comme le narrateur mentait en disant qu’il voulait aller chez eux. Elle cherchait seulement à l’empêcher de sortir avec elle, et lui, par l’annonce brusque de ce projet qu’il ne comptait nullement mettre à exécution, à toucher en elle le point qu’il devinait le plus sensible, à traquer le désir qu’elle cachait et à la forcer à avouer que sa présence auprès d’elle le lendemain l’empêcherait de le satisfaire. Elle l’avait fait, en somme, en cessant brusquement de vouloir aller chez les Verdurin. Il recommença à être dur avec elle comme à Balbec, au temps de sa première jalousie. Il employa à blâmer son amie les mêmes raisons qui lui avaient été si souvent opposées par ses parents, quand il était petit, et qui avaient paru inintelligentes et cruelles à son enfance incomprise. Il dit à Albertine : « Je n’apprécie pas la sensibilité des gens qui prétendent tant nous aimer sans être capables de nous rendre le plus léger service et que leur pensée, tournée vers nous, laisse si distraits qu’ils oublient d’emporter la lettre que nous leur avons confiée et d’où notre avenir dépend.

Le narrateur était devenu un homme plein de bon sens, de sévérité pour la sensibilité maladive des autres, un homme ressemblant à ce que ses parents avaient été pour lui. Quelquefois, en train de faire l’homme sage quand il parlait à Albertine, il lui semblait entendre sa grand’mère.

L’accouplement des éléments contraires est la loi de la vie, le principe de la fécondation, et, comme on verra, la cause de bien des malheurs. Habituellement, on déteste ce qui nous est semblable, et nos propres défauts vus du dehors nous exaspèrent. Il y a des sensibles pour qui la vue dans les yeux des autres des larmes qu’eux-mêmes retiennent est exaspérante. C’est la trop grande ressemblance qui fait que, malgré l’affection, et parfois plus l’affection est grande, la division règne dans les familles. Le narrateur comprenait que pour sa grand’mère et sa mère, il était trop visible que leur sévérité pour lui était voulue par elles, et même leur coûtait, mais peut-être, chez son père lui-même, la froideur n’était-elle qu’un aspect extérieur de sa sensibilité.

Comme son père, le narrateur affectait ce calme au besoin semé de réflexions sentencieuses, d’ironie pour les manifestations maladroites de la sensibilité et dont surtout il ne se départait pas dans certaines circonstances vis-à-vis d’Albertine.

Ce jour-là, le narrateur allait décider leur séparation et partir pour Venise. Ce qui le réenchaîna à sa liaison tint à la Normandie, non qu’Albertine manifestât quelque intention d’aller dans ce pays où il avait été jaloux d’elle  mais parce qu’ayant dit : « C’est comme si je vous parlais de l’amie de votre tante qui habitait Infreville », elle répondit avec colère, heureuse comme toute personne qui discute et qui veut avoir pour soi le plus d’arguments possible, de lui montrer qu’il était dans le faux et elle dans le vrai : « Mais jamais ma tante n’a connu personne à Infreville, et moi-même je n’y suis jamais allée. »

Elle avait oublié le mensonge qu’elle avait fait un soir sur la dame susceptible chez qui c’était de toute nécessité d’aller prendre le thé, dût-elle en allant voir cette dame perdre l’amitié du narrateur et se donner la mort.

Dans ces moments brefs, mais inévitables, où l’on déteste quelqu’un qu’on aime – ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu’on n’aime pas – on ne veut pas paraître bon pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que votre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse, c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu de s’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer !

Sentant qu’elle était, de toute façon, fâchée, le narrateur en profita pour lui parler d’Esther Lévy. Il affirma que Bloch lui avait dit (ce qui n’était pas vrai) qu’Albertine avait bien connu sa cousine Esther.

L’angoisse de l’enfance du narrateur quand sa mère fâchée refusait de l’embrasser le soir) semblait maintenant de nouveau s’étendre à toutes ses passions, comme si tous ses sentiments, qui tremblaient de ne pouvoir garder Albertine auprès de son lit à la fois comme une maîtresse, comme une sœur, comme une fille, comme une mère aussi, du bonsoir quotidien de laquelle il recommençait à éprouver le puéril besoin, avaient commencé de se rassembler, de s’unifier dans le soir prématuré de sa vie, qui semblait devoir être aussi brève qu’un jour d’hiver.

Et avec cet égoïsme intellectuel qui, pour peu qu’une vérité insignifiante se rapporte à notre amour, nous en fait faire un grand honneur à celui qui l’a trouvée, le narrateur n’était pas loin de croire Françoise supérieure à Bergotte et à Elstir parce qu’elle lui avait dit, à Balbec : « Cette fille-là ne vous causera que des chagrins. »

Albertine alla se coucher sans l’embrasser. Le narrateur se posta devant la porte d’Albertine mais dans la fente de celle-ci il n’y avait plus de lumière. Albertine avait éteint, elle était couchée, il resta là immobile, espérant une chance qui ne venait pas ; et longtemps après, glacé, il revint se mettre sous ses couvertures et pleura tout le reste de la nuit.

Le sommeil d’Albertine lui apparaissait comme un monde merveilleux et magique où par instant s’élève, du fond de l’élément à peine translucide, l’aveu d’un secret qu’on ne comprendra pas. Mais d’ordinaire, quand Albertine dormait, elle semblait avoir retrouvé son innocence. Ce sommeil si calme le ravissait comme ravit une mère, qui lui en fait une qualité, le bon sommeil de son enfant. Comme une mère encore, il s’émerveillais qu’elle s’éveillât toujours de si bonne humeur. Il y avait dans les paroles, non sans signification, mais entrecoupées de silence, qu’Albertine avait au réveil, une pure beauté, qui n’est pas à tout moment souillée, comme est la conversation, d’habitudes verbales, de rengaines, de traces de défauts. Du reste, quand le narrateur s’était décidé à éveiller Albertine, il avait pu le faire sans crainte, il savait que son réveil ne serait nullement en rapport avec la soirée qu’ils venaient de passer, mais sortirait de son sommeil comme de la nuit sort le matin.

Dès qu’elle avait entr’ouvert les yeux en souriant, elle lui avait tendu sa bouche, et avant qu’elle eût encore rien dit, il en avait goûté la fraîcheur, apaisante comme celle d’un jardin encore silencieux avant le lever du jour. Le lendemain, le narrateur se réveilla et découvrit avec joie qu’il y avait, interpolé dans l’hiver, un jour de printemps. Il écouta les thèmes populaires de la rue comme la corne du racommodeur de porcelaine ou la trompette du rempailleur de chaises. Jamais il n’y avait pris tant de plaisir que depuis qu’Albertine habitait avec lui; elles lui semblaient comme un signal joyeux de son éveil et, en l’intéressant à la vie du dehors, lui faisaient mieux sentir l’apaisante vertu d’une chère présence, aussi constante qu’il la souhaitait. Les cris des vendeurs de rue lui faisaient penser à la déclamation à peine lyrique de Moussorgsky.

Françoise apporta le Figaro au narrateur. Un seul coup d’œil lui permit de se rendre compte que son article n’avait toujours pas passé. Elle lui dit qu’Albertine demandait si elle ne pouvait pas entrer chez lui et lui faisait dire qu’en tous cas elle avait renoncé à faire sa visite chez les Verdurin et comptait aller, comme il le lui avait conseillé, à la matinée « extraordinaire » du Trocadéro après une petite promenade à cheval qu’elle devait faire avec Andrée. Quand elle entra dans sa chambre, ils s’amusèrent à jouer une scène d’Esther de Racine. Le narrateur lui dit : « Je ne trouve qu’en vous je ne sais quelle grâce qui me charme toujours et jamais ne me lasse » (et à part lui il pensait : « si, elle me lasse bien souvent »). Et se rappelant ce qu’elle avait dit la veille, tout en la remerciant avec exagération d’avoir renoncé aux Verdurin, afin qu’une autre fois elle lui obéît de même pour telle ou telle chose, il dit : « Albertine, vous vous méfiez de moi qui vous aime et vous avez confiance en des gens qui ne vous aiment pas ». Elle fut sincère en l’assurant qu’elle savait bien qu’il l’aimait. Et elle sembla lui pardonner, comme si elle eût vu là la conséquence insupportable d’un grand amour ou comme si elle-même se fût trouvée moins bonne. Il lui demanda d’être prudente et elle répondit qu’il ne lui survivrait pas 48 heures si elle devait avoir un accident.

Le narrateur s’était rappelé, dans son rêve, la promesse qu’il s’était faite, à Balbec de garder toujours la pitié de Françoise. Et pour toute cette matinée au moins il saurait s’efforcer de ne pas être irrité des querelles de Françoise et du maître d’hôtel, d’être doux avec Françoise à qui les autres donnaient si peu de bonté. Le sommeil était divin mais peu stable pour le narrateur mais il pensait que le plus léger choc le rendait volatil. Ami des habitudes, elles le retenaient chaque soir, plus fixes que lui, à son lieu consacré, elles le préservaient de tout heurt ; mais si on les déplaçait, si le sommeil n’était plus assujetti, il s’évanouissait comme une vapeur. Il ressemblait à la jeunesse et aux amours, on ne le retrouvait plus. A son réveil, il avait perdu une bonne partie des cris où nous est rendue sensible la vie circulante des métiers, des nourritures de Paris. Aussi, il s’efforçait de s’éveiller de bonne heure pour ne rien perdre de ces cris. En écoutant les vendeurs de rue, Albertine avait envie de manger tout ce qu’il vendait et demandait au narrateur d’envoyer Françoise les acheter. Ce serait gentil de manger tout ça ensemble. Ce serait tous ces bruits qu’elle et le narrateur entendaient, transformés en un bon repas. En l’écoutant parler des commerçant, le narrateur se disait qu’Albertine était son œuvre car elle avait subi profondément son influence, elle ne pouvait donc pas ne pas l’aimer. Quand le narrateur lui dit qu’il sortirait acheter des glaces au Ritz, elle répondit : « Mon Dieu, à l’hôtel Ritz je crains bien que vous ne trouviez des colonnes Vendôme de glace, de glace au chocolat ou à la framboise, et alors il en faut plusieurs pour que cela ait l’air de colonnes votives ou de pylônes élevés dans une allée à la gloire de la Fraîcheur. Ils font aussi des obélisques de framboise qui se dresseront de place en place dans le désert brûlant de ma soif et dont je ferai fondre le granit rose au fond de ma gorge qu’elles désaltéreront mieux que des oasis ».

Quel changement depuis Balbec où le narrateur défiait Elstir lui-même d’avoir pu deviner en Albertine ces richesses de poésie, d’une poésie moins étrange, moins personnelle que celle de Céleste Albaret par exemple.

Une fois Albertine sortie, le narrateur sentit quelle fatigue était pour lui cette présence perpétuelle, insatiable de mouvement et de vie, qui troublait son sommeil par ses mouvements, lui faisait vivre dans un refroidissement perpétuel par les portes qu’elle laissait ouvertes, le forçait – pour trouver des prétextes qui justifiassent de ne pas l’accompagner, sans pourtant paraître trop malade, et d’autre part pour la faire accompagner – à déployer chaque jour plus d’ingéniosité que Shéhérazade.

Le narrateur était bien content qu’Andrée accompagnât Albertine au Trocadéro, car de récents et d’ailleurs minuscules incidents faisaient qu’ayant, bien entendu, la même confiance dans l’honnêteté du chauffeur, sa vigilance, ou du moins la perspicacité de sa vigilance, ne lui semblait plus tout à fait aussi grande qu’autrefois. C’est ainsi que, tout dernièrement, ayant envoyé Albertine seule avec lui à Versailles, Albertine lui avait dit avoir déjeuné aux Réservoirs ; comme le chauffeur lui avait parlé du restaurant Vatel, le jour où il releva cette contradiction le narrateur prit un prétexte pour descendre parler au mécanicien (toujours le même, celui que nous avons vu à Balbec) pendant qu’Albertine s’habillait. Le mécanicien lui expliqua que c’était lui qui avait mangé chez Vatel et qu’Albertine l’avait quitté en arrivant à Versailles pour prendre un fiacre à cheval, ce qu’elle préférait quand ce n’était pas pour faire de la route. Elle voulait être seule à 18 heures, à la Place d’Armes. Elle avait donc passé sept heures sur lesquelles le narrateur ne saurait jamais rien. Il trouva que le mécanicien avait été bien maladroit, mais sa confiance en lui fut désormais complète. Dès le surlendemain, du reste, il vit que, plus qu’il ne l’avait cru un instant dans sa soupçonneuse folie, le mécanicien savait exercer sur Albertine une surveillance discrète et perspicace. Le mécanicien lui avait dit : « Il ne peut rien lui arriver car, quand mon volant ne la promène pas, mon œil la suit partout, À Versailles, sans avoir l’air de rien j’ai visité la ville pour ainsi dire avec elle. Des Réservoirs, elle est allée au Château, du Château aux Trianons, toujours moi la suivant sans avoir l’air de la voir, et le plus fort c’est qu’elle ne m’a pas vu ».

L’attention avec laquelle le gentil chauffeur avait suivi chaque pas d’Albertine toucha beaucoup le narrateur. Comment aurait-il supposé que cette rectification – sous forme d’ample complément à son dire de l’avant-veille – venait de ce qu’entre ces deux jours Albertine, alarmée que le chauffeur eût parlé au narrateur, s’était soumise, avait fait la paix avec lui. Ce soupçon ne vint même pas au narrateur. Mais les sentiments du narrateur pour Albertine se détournèrent d’elle quand par la confidence singulière que lui fit la femme de chambre de Gilberte, rencontrée par hasard, il apprit que, quand il allait tous les jours chez Gilberte, elle aimait un jeune homme qu’elle voyait beaucoup plus que lui. Parce qu’elle n’était plus au service de la jeune fille – d’elle-même la femme de chambre lui raconta tout au long l’épisode amoureux qu’il n’avait pas su. C’était elle-même, sur l’ordre de Mme Swann, qui allait prévenir le jeune homme dès que Gilberte était seule. Il se demanda si son amour d’autrefois était aussi mort qu’il le croyait, car ce récit lui fut pénible. Comme il ne croyait pas que la jalousie puisse réveiller un amour mort, il supposa que sa triste impression était due, en partie du moins, à son amour-propre blessé. Il souffrait tant à présent de voir que toutes les heures de tendresse qui l’avaient rendu si heureux étaient connues pour une véritable tromperie de son amie à ses dépens, par des gens qu’il n’aimait pas.

Gilberte était presque morte en lui, mais pas entièrement, et cet ennui acheva de l’empêcher de se soucier outre mesure d’Albertine, qui tenait une si étroite partie dans son cœur. À tout hasard, et tout en faisant pleine confiance au chauffeur, et pour qu’Albertine ne pût pas le plaquer sans qu’il osât refuser par crainte de passer pour espion, le narrateur ne la laissa plus sortir qu’avec le renfort d’Andrée, alors que pendant un temps le chauffeur lui avait suffi. Il était ravi qu’Albertine allât aujourd’hui au Trocadéro, à cette matinée « extraordinaire », mais surtout rassuré qu’elle y eût une compagne, Andrée.

Pour évaluer la perte que lui faisait éprouver la réclusion, c’est-à-dire la richesse que lui offrait la journée, il eût fallu intercepter dans le long déroulement de la frise animée quelque fillette portant son linge ou son lait, la faire passer un moment, comme une silhouette d’un décor mobile entre les portants, dans le cadre de ma porte, et la retenir sous ses yeux, non sans obtenir sur elle quelque renseignement qui lui permît de la retrouver un jour et pareille, cette fiche signalétique que les ornithologues attachent, avant de leur rendre la liberté, sous le ventre des oiseaux dont ils veulent pouvoir identifier les migrations. Aussi, le narrateur dit à Françoise que, pour une course qu’il avait à faire, elle voulût lui envoyer, s’il en venait quelqu’une, telle ou telle de ces petites qui venaient sans cesse chercher et rapporter le linge, le pain, ou les carafes de lait, et par lesquelles souvent elle faisait faire des commissions.

Le narrateur lut la lettre que sa mère lui avait envoyée. Elle était ennuyée de voir que le séjour d’Albertine à la maison se prolongeait et s’affermissait, quoique non encore déclarées à la fiancée les intentions de mariage de son fils. Elle ne le lui disait pas plus directement parce qu’elle craignait qu’il laissât traîner ses lettres. Elle se disait fâchée des grandes dépenses qu’il faisait.

L’entrée de la petite laitière qu’il avait déjà repérée dans une boutique (et surtout son nez qu’il trouvait dessiné) lui ôta aussitôt son calme de contemplateur, il ne songea plus qu’à rendre vraisemblable la fable de la lettre à lui faire porter, et se mit à écrire rapidement sans oser la regarder qu’à peine, pour ne pas paraître l’avoir fait entrer pour cela.

Elle était parée pour le narrateur de ce charme de l’inconnu qui ne se serait pas ajouté pour lui à une jolie fille trouvée dans ces maisons où elles vous attendent. Elle n’était ni nue ni déguisée, mais une vraie crémière, une de celles qu’on s’imagine si jolies quand on n’a pas le temps de s’approcher d’elles ; elle était un peu de ce qui fait l’éternel désir, l’éternel regret de la vie, dont le double courant est enfin détourné, amené auprès de nous.

Si l’on cherchait à faire tenir dans une formule la loi de nos curiosités amoureuses, il faudrait la chercher dans le maximum d’écart entre une femme aperçue et une femme approchée, caressée. Les cocottes attiraient si peu le narrateur, pas parce qu’elles étaient moins belles que d’autres, mais parce qu’elles étaient toutes prêtes, parce qu’elles n’étaient pas des conquêtes. Il avait vu une jeune fille indifférente, insolente, au bord de la mer et n’avait eu de cesse de pouvoir expérimenter si la fière jeune fille au bord de la mer, si la distraite marchande de fruits n’étaient pas susceptibles, à la suite de manèges adroits de sa part, de laisser fléchir leur attitude rectiligne, d’entourer son cou de leurs bras qui portaient les fruits, d’incliner sur sa bouche, avec un sourire consentant, des yeux jusque-là glacés ou distraits – ô beauté des yeux sévères – aux heures du travail où l’ouvrière craignait tant la médisance de ses compagnes, des yeux qui fuyaient ses obsédants regards et qui maintenant qu’il l’avait vue seule à seul, faisaient plier leurs prunelles sous le poids ensoleillé du rire quand il parlait de faire l’amour.

La curiosité amoureuse est comme celle qu’excitent en nous les noms de pays ; toujours déçue, elle renaît et reste toujours insatiable. Hélas ! une fois auprès de lui, la blonde crémière aux mèches striées, dépouillée de tant d’imagination et de désirs éveillés en lui, se trouva réduite à elle-même.

Il parcourut Le Figaro et apprit que ce soir-là au Trocadéro Mlle Léa avait accepté d’y paraître dans les Fourberies de Nérine. Ce fut comme si on avait brutalement arraché de son cœur le pansement sous lequel il avait commencé, depuis son retour de Balbec, à se cicatriser. Le flux de ses angoisses s’échappa à torrents. Léa c’était la comédienne amie des deux jeunes filles de Balbec qu’Albertine, sans avoir l’air de les voir, avait un après-midi, au Casino, regardées dans la glace. A Balbec, Albertine, au nom de Léa, avait pris un ton de componction particulier pour dire au narrateur, presque choquée qu’on pût soupçonner une telle vertu : « Oh non, ce n’est pas du tout une femme comme ça, c’est une femme très bien. »

Pourtant, un jour où Albertine voulut gagner la confiance du narrateur par des confidences, elle se laissa aller à lui dire de la même personne, au début si comme il faut et qu’elle ne connaissait pas : « Elle a eu le béguin pour moi ». Elle avait même fini par dire qu’elle était allée chez Léa.

Le narrateur n’en était qu’à la première de ces affirmations pour Léa. Il ignorait même si Albertine la connaissait ou non. N’importe, cela revenait au même. Il fallait à tout prix éviter qu’au Trocadéro elle pût retrouver cette connaissance, ou faire la connaissance de cette inconnue. Il croyait qu’il ne savait si Albertine connaissait Léa ou non ; il avait dû pourtant l’apprendre à Balbec, d’Albertine elle-même. Car l’oubli anéantissait aussi bien chez lui que chez Albertine une grande part des choses qu’elle lui avait affirmées.

Le narrateur dit à la laitière que décidément il n’avait pas besoin d’elle et il lui donna cinq francs. Aussitôt, s’y attendant si peu, et se disant que, si elle avait cinq francs pour ne rien faire, elle aurait beaucoup pour une course du narrateur, elle commença à trouver que le match qu’elle voulait voir n’avait pas d’importance. Mais il la poussa vers la porte, il avait besoin d’être seul, il fallait à tout prix empêcher qu’Albertine pût retrouver au Trocadéro les amies de Léa.

La croyance, non remarquée ce matin par lui et dont pourtant il avait été joyeusement enveloppé jusqu’au moment où il avait rouvert le Figaro, qu’Albertine ne ferait rien que d’inoffensif, cette croyance venait de disparaître. Il vivait dans l’inquiétude qu’Albertine renouât avec Léa, et plus facilement encore avec les deux jeunes filles, si elles allaient, comme cela lui semblait probable, applaudir l’actrice au Trocadéro, où il ne leur serait pas difficile, dans un entr’acte, de retrouver Albertine. Le nom de Léa lui avait fait revoir, pour en être jaloux, l’image d’Albertine au Casino près des deux jeunes filles. Albertine pouvait lui nier ses trahisons particulières ; par des mots qui lui échappaient, plus forts que les déclarations contraires, par ces regards seuls fixées sur les jeunes filles, elle avait fait l’aveu de ce qu’elle eût voulu cacher, bien plus que de faits particuliers, de ce qu’elle se fût fait tuer plutôt que de reconnaître : de son penchant. Car aucun être ne veut livrer son âme. Ce qui rendait douloureuses les amours du narrateur, c’était qu’il leur préexistait une espèce de péché originel de la femme, un péché qui les lui faisait aimer, de sorte que, quand il l’oubliait, il avait moins besoin d’elle et que, pour recommencer à aimer, il fallait recommencer à souffrir.

Et pourtant, cet amour pour Albertine, qu’il sentait presque s’évanouir quand il essayait de le réaliser, la violence de sa douleur en ce moment semblait en quelque sorte lui en donner la preuve. Il n’avait plus souci de rien d’autre, il ne pensait qu’aux moyens de l’empêcher de rester au Trocadéro, il aurait offert n’importe quelle somme à Léa pour qu’elle n’y allât pas.

D’abord il fallait être certain que Léa allât vraiment au Trocadéro. Après avoir congédié la laitière, le narrateur téléphona à Bloch, lié lui aussi avec Léa, pour le lui demander. Il n’en savait rien et parut étonné que cela pût l’intéresser.

Le narrateur fit prendre une automobile à Françoise ; elle devait aller au Trocadéro, prendre un billet, chercher Albertine partout dans la salle, et lui remettre un mot de lui. Dans ce mot, il lui disait qu’il était bouleversé par une lettre reçue à l’instant de la même dame à cause de qui elle savait qu’il avait été si malheureux une nuit à Balbec. Il lui rappelait que le lendemain elle lui avait reproché de ne pas l’avoir fait appeler. Aussi il se permettait de lui demander de lui sacrifier sa matinée et de venir le chercher pour aller prendre un peu l’air ensemble afin de tâcher de se remettre. Elle lui ferait plaisir de profiter de la présence de Françoise pour aller acheter aux Trois-Quartiers (ce magasin, étant plus petit, l’inquiétait moins que le Bon Marché) la guimpe de tulle blanc dont elle avait besoin.

Il recommanda à Françoise, quand elle aurait fait sortir Albertine de la salle, de l’en avertir par téléphone et de la ramener, contente ou non. Françoise, quand elle parlait d’Albertine aux autres domestiques, l’appelait une « comédienne », une « enjôleuse » qui faisait du narrateur ce qu’elle voulait. Elle n’osait pas encore entrer en guerre contre elle, lui faisait bon visage, et se faisait mérite auprès du narrateur des services qu’elle lui rendait dans ses relations avec lui, pensant qu’il était inutile de rien lui dire et qu’elle n’arriverait à rien, mais à l’affût d’une occasion ; si jamais elle découvrait dans la situation d’Albertine une fissure, elle se promettait bien de l’élargir et de la séparer complètement du narrateur. Le narrateur remarqua que le parler de Françoise subissait l’influence de sa fille. Quand Françoise voulait parler à sa fille en présence du narrateur, elles dialoguaient en patois pour qu’il ne comprenne pas mais il avait fini par comprendre. Le patois devenant une défense sans valeur, elle se mit à parler avec sa fille un français qui devint bien vite celui des plus basses époques. Une demi-heure plus tard, un téléphoniste appela le narrateur pour lui rapporter les propos de Françoise qu’une timidité et une mélancolie ancestrales, appliquées à un objet inconnu de ses pères, empêchaient de s’approcher d’un récepteur, quitte à visiter des contagieux. Elle avait trouvé au promenoir Albertine seule, qui, étant allée seulement prévenir Andrée qu’elle ne restait pas, avait rejoint aussitôt Françoise. Françoise avait dit revenir vers 14 heures. Le narrateur comprit que cela signifiait une heure plus tard car Françoise ne savait pas lire l’heure. Le narrateur ne sut jamais pourquoi. Albertine allait rentrer avec Françoise à trois heures, Albertine ne verrait ni Léa ni ses amies. Alors ce danger qu’elle renouât des relations avec elles étant conjuré, il perdit aussitôt aux yeux du narrateur de son importance et il s’étonna, en voyant avec quelle facilité il l’avait été, d’avoir cru qu’il ne réussirait pas à ce qu’il le fût. Il éprouva un vif mouvement de reconnaissance pour Albertine qui, il le voyait, n’était pas allée au Trocadéro pour les amies de Léa, et qui lui montrait, en quittant la matinée et en rentrant sur un signe de lui, qu’elle lui appartenait plus qu’il ne le se figurait. Il fut plus grand encore quand un cycliste lui porta un mot d’elle pour que le narrateur prît patience, et où il y avait de ces gentilles expressions qui lui étaient familières : « Mon chéri et cher Marcel, j’arrive moins vite que ce cycliste dont je voudrais bien prendre la bécane pour être plus tôt près de vous. Comment pouvez-vous croire que je puisse être fâchée et que quelque chose puisse m’amuser autant que d’être avec vous ! ce sera gentil de sortir tous les deux, ce serait encore plus gentil de ne jamais sortir que tous les deux. Quelles idées vous faites-vous donc ? Quel Marcel ! Quel Marcel ! Toute à vous, ton Albertine. »

Il avait une femme à lui qui, au premier mot qu’il lui envoyait à l’improviste, lui faisait téléphoner avec déférence qu’elle revenait, qu’elle se laissait ramener, aussitôt.

Il était plus maître qu’il n’avait cru. Plus maître, c’est-à-dire plus esclave. Il n’avait plus aucune impatience de voir Albertine. La certitude qu’elle était en train de faire une course avec Françoise, ou qu’elle reviendrait avec celle-ci à un moment prochain et qu’il eût volontiers prorogé, éclairait comme un astre radieux et paisible un temps qu’il eût eu maintenant bien plus de plaisir à passer seul. Son amour pour Albertine l’avait fait lever et se préparer pour sortir, mais il l’empêcherait de jouir de sa sortie. Il pensait que par ce dimanche-là, des petites ouvrières, des midinettes, des cocottes, devaient se promener au Bois.

Profitant de ce qu’il était encore seul, il s’assit au piano et ouvrit au hasard la sonate de Vinteuil qui y était posée, et se mit à jouer ; parce que l’arrivée d’Albertine étant encore un peu éloignée, mais en revanche tout à fait certaine, il avait à la fois du temps et de la tranquillité d’esprit. Baigné dans l’attente pleine de sécurité de son retour avec Françoise et la confiance en sa docilité comme dans la béatitude d’une lumière intérieure aussi réchauffante que celle du dehors, il pouvait disposer de sa pensée, la détacher un moment d’Albertine, l’appliquer à la sonate. Même en celle-ci, il ne s’attacha pas à remarquer combien la combinaison du motif voluptueux et du motif anxieux répondait davantage maintenant à son amour pour Albertine, duquel la jalousie avait été si longtemps absente qu’il avait pu confesser à Swann son ignorance de ce sentiment. Il regarda la sonate en elle-même comme l’œuvre d’un grand artiste qui le ramenait par le flot sonore vers les jours de Combray lors des promenades du côté de Guermantes – où il avait lui-même désiré d’être un artiste. La sonate de Vinteuil lui fit penser à Tristan de Wagner qu’il se mit à jouer. Sa pensée divagua sur l’œuvre de Wagner et sur celle de Balzac. Puis il pensa à Morel. Morel avait l’habitude de parler de sa vie, mais en présentait une image si enténébrée qu’il était très difficile de rien distinguer. Il se mettait, par exemple, à la complète disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait pouvoir, après le dîner, aller suivre un cours d’algèbre. M. de Charlus autorisait, mais demandait à le voir après. « Impossible, c’est une vieille peinture italienne » (cette plaisanterie n’a aucun sens, transcrite ainsi ; mais M. de Charlus ayant fait lire à Morel l’Éducation sentimentale, à l’avant-dernier chapitre duquel Frédéric Moreau dit cette phrase, par plaisanterie Morel ne prononçait jamais le mot « impossible » sans le faire suivre de ceux-ci : « c’est une vieille peinture italienne »), le cours dure fort tard, et c’est déjà un grand dérangement pour le professeur qui, naturellement, serait froissé. M. de Charlus objecta bien que l’algèbre ne pouvait guère servir à un violoniste. Morel riposta qu’elle était une distraction pour passer le temps et combattre la neurasthénie. M. de Charlus eût pu chercher à se renseigner, à apprendre ce qu’étaient, au vrai, ces mystérieux et inéluctables cours d’algèbre qui ne se donnaient que la nuit. Mais pour s’occuper de dévider l’écheveau des occupations de Morel, M. de Charlus était trop engagé dans celles du monde.

Le narrateur quitta le piano, il était descendu dans la cour pour aller au-devant d’Albertine qui n’arrivait pas. En passant devant la boutique de Jupien, où Morel et celle qu’il croyait devoir être bientôt sa femme étaient seuls, Morel criait à tue-tête, ce qui faisait sortir de lui un accent que le narrateur ne lui connaissait pas, paysan, refoulé d’habitude, et extrêmement étrange. Les paroles ne l’étaient pas moins, fautives au point de vue du français, mais il connaissait tout imparfaitement. « Voulez-vous sortir, grand pied de grue, grand pied de grue, grand pied de grue » répétait-il à la pauvre petite qui certainement, au début, n’avait pas compris ce qu’il voulait dire, puis qui, tremblante et fière, restait immobile devant lui. Puis il la traita de putain. Juste à ce moment la voix de Jupien, qui rentrait en causant avec un de ses amis, se fit entendre dans la cour. Le narrateur remonta pour éviter Morel qui, bien qu’ayant feint de tant désirer qu’on fît venir Jupien (probablement pour effrayer et dominer la petite par un chantage ne reposant peut-être sur rien), se hâta de sortir dès qu’il l’entendit dans la cour. Cette scène avait bouleversé le narrateur. Peu à peu son agitation se calma, Albertine allait rentrer. Contrastant avec l’anxiété qu’il avait encore il y a une heure, le calme que lui causait le retour d’Albertine était plus vaste que celui qu’il avait ressenti le matin, avant son départ. Anticipant sur l’avenir, dont la docilité de son amie le rendait à peu près maître, plus résistant, comme rempli et stabilisé par la présence imminente, importune, inévitable et douce, c’était le calme (le dispensant de chercher le bonheur en lui-même) qui naît d’un sentiment familial et d’un bonheur domestique. Quand ils se promenèrent, Albertine lui montra une nouvelle bague qu’elle avait achetée. Il lui demanda comment elle avait trouvé le Trocadéro. Elle l’avait trouvé assez moche. Elle savait que c’était une œuvre de Davioud car elle lisait les livres du narrateur pendant qu’il dormait. Il n’était pas fâché qu’elle eût la satisfaction, à défaut d’autres, de se dire que, du moins, le temps qu’elle passait chez lui n’était pas entièrement perdu pour elle. Albertine lui répondit qu’il était gentil et que si elle devenait intelligente, ce serait grâce à lui. Le palais du Trocadéro avait rappelé à Albertine, aussi, dominant comme cela sur son tertre, une toile de Mantegna représentant Saint-Sébastien, où il y avait au fond une ville en amphithéâtre et où on jurait qu’il y avait le Trocadéro.

Comme on fait à la veille d’une mort prématurée, le narrateur dressa le compte des plaisirs dont le privait le point final qu’Albertine mettait à sa liberté. Sans en parler à Albertine, il avait décidé d’aller le soir chez les Verdurin. Il voulait tâcher d’apprendre quelles personnes Albertine avait pu espérer rencontrer l’après-midi chez eux. La présence d’Albertine le privait d’aller à elles, et peut-être ainsi de cesser de désirer les jeunes midinettes. Il trouvait innocent de désirer et atroce que l’autre désire. Il regardait les midinettes car il était fasciné par la vie inconnue qui les pénétrait et qu’il aspirait à posséder avec elles. Si Albertine n’avait pas vécu avec lui, avait été libre, il eût imaginé, et avec raison, toutes ces femmes comme des objets possibles, probables, de son désir à lui, de son plaisir à elle. Elles lui furent apparues comme ces danseuses qui, dans un ballet diabolique, représentant les Tentations pour un être, lancent leurs flèches au cœur d’un autre être. Les midinettes, les jeunes filles, les comédiennes, comme il les aurait haïes !

Objet d’horreur, elles eussent été exceptées pour moi de la beauté de l’univers. Le servage d’Albertine, en permettant au narrateur de ne plus souffrir par elles, les restituait à la beauté du monde. Inoffensives, ayant perdu l’aiguillon qui met au cœur la jalousie, il lui était loisible de les admirer, de les caresser du regard, un autre jour plus intimement peut-être. C’est parce qu’il avait vu Albertine comme un oiseau mystérieux, puis comme une grande actrice de la plage, désirée, obtenue peut-être, qu’il l’avait trouvée merveilleuse. Une fois captif chez lui l’oiseau qu’il avait vu un soir marcher à pas comptés sur la digue, entouré de la congrégation des autres jeunes filles pareilles à des mouettes venues on ne sait d’où, Albertine avait perdu toutes ses couleurs, avec toutes les chances qu’avaient les autres de l’avoir à eux. Elle avait peu à peu perdu sa beauté. Il fallait des promenades comme celles-là, où le narrateur l’imaginait, sans lui, accostée par telle femme ou tel jeune homme, pour qu’il la revît dans la splendeur de la plage, bien que sa jalousie fût sur un autre plan que le déclin des plaisirs de son imagination.

Il pouvait très bien diviser son séjour chez lui en deux périodes : la première où elle était encore, quoique moins chaque jour, la chatoyante actrice de la plage ; la seconde où, devenue la grise prisonnière, réduite à son terne elle-même, il lui fallait ces éclairs où il se ressouvenait du passé pour lui rendre des couleurs. La honte, la jalousie, le ressouvenir des désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa beauté, sa valeur d’autrefois. Et ainsi alternait, avec l’ennui un peu lourd que le narrateur avait auprès d’elle, un désir frémissant, plein d’orages magnifiques et de regrets ; selon qu’elle était à côté de lui dans sa chambre ou qu’il lui rendait sa liberté dans sa mémoire. Albertine remise sur la plage, ou rentrée dans sa chambre, engendrait comme une sorte d’amour amphibie.

 

 

 

Ils descendirent de voiture et marchèrent longtemps ; même pendant quelques instants le narrateur lui donna le bras, et il lui semblait que cet anneau que le bras d’Albertine faisait sous le sien unissait en un seul être leurs deux personnes et attachait l’une à l’autre leurs deux destinées. Albertine n’avait pas été pour lui, pendant leur promenade, comme avait été jadis Rachel, une vaine poussière de chair et d’étoffe. L’imagination de ses yeux, de ses lèvres, de ses mains, avait, à Balbec, si solidement construit, si tendrement poli son corps que maintenant, dans cette voiture, pour toucher ce corps, pour le contenir, le narrateur n’avait pas besoin de se serrer contre Albertine, ni même de la voir, il lui suffisait de l’entendre et, si elle se taisait, de la savoir auprès de lui. Malheureusement elle semblait se trouver chez lui en prison et être de l’avis de cette Mme de La Rochefoucauld qui, comme on lui demandait si elle n’était pas contente d’être dans une aussi belle demeure que Liancourt, répondit qu’il n’est pas de belle prison », si le narrateur en jugeait par l’air triste et las qu’elle eut ce soir-là pendant leur dîner en tête à tête dans sa chambre.

Mais la pensée de son propre esclavage cessait tout d’un coup de peser le narrateur et il souhaitait de le prolonger encore, parce qu’il lui semblait apercevoir qu’Albertine sentait cruellement le sien. Sans doute, chaque fois qu’il lui avait demandé si elle ne se déplaisait pas chez lui, elle lui avait toujours répondu qu’elle ne savait pas où elle pourrait être plus heureuse. Mais souvent ces paroles étaient démenties par un air de nostalgie, d’énervement. Avec cette merveilleuse docilité contrastaient certains mouvements, vite réprimés, d’impatience, qui lui firent se demander si Albertine n’aurait pas formé le projet de secouer sa chaîne. Des faits accessoires étayaient sa supposition. Ainsi, un jour où il était sorti seul, ayant rencontré, près de Passy, Gisèle, ils causèrent de choses et d’autres. Bientôt, assez heureux de pouvoir le lui apprendre, le narrateur lui dit qu’il voyait constamment Albertine. Gisèle lui demanda où elle pourrait la trouver, car elle avait justement quelque chose à lui dire à propos de ses petites camarades d’autrefois mais elle ne voulut pas en dire davantage. Le narrateur sentit qu’elle mentait mais pas comme Albertine. Quand Albertine mentait, son récit péchait soit par insuffisance, omission, invraisemblance, soit par excès, au contraire, de petits faits destinés à le rendre vraisemblable. Gisèle ne mentait pas de la même manière qu’Albertine, ni non plus de la même manière qu’Andrée, mais leurs mensonges respectifs s’emboîtaient si bien les uns dans les autres, tout en présentant une grande variété, que la petite bande avait la solidité impénétrable de certaines maisons de commerce, de librairie ou de presse par exemple, où le malheureux auteur n’arrivera jamais, malgré la diversité des personnalités composantes, à savoir s’il est ou non floué.

Des rencontres comme celles de Gisèle n’étaient pas seules à accentuer ses doutes. Par exemple, il admirait les peintures d’Albertine. Les peintures d’Albertine, touchantes distractions de la captive, émurent le narrateur tant qu’il la félicita. Un soir elle lui avait fait dire, à Balbec, qu’elle était restée à prendre une leçon de dessin.  Il lui rappela le jour et lui dit qu’il avait bien compris tout de suite qu’on ne prenait pas de leçons de dessin à cette heure-là. Albertine rougit. « C’est vrai, dit-elle, je ne prenais pas de leçons de dessin, je vous ai beaucoup menti au début, cela je le reconnais. Mais je ne vous mens plus jamais. »

Pour lui faire paraître sa chaîne plus légère, le mieux était sans doute de lui faire croire qu’il allait lui-même la rompre. Tout être aimé, même dans une certaine mesure, tout être est pour nous comme Janus, nous présentant le front qui nous plaît si cet être nous quitte, le front morne si nous le savons à notre perpétuelle disposition. Pour Albertine, la société durable avec elle avait quelque chose de pénible. C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime.

C’est terrible d’avoir la vie d’une autre personne attachée à la sienne comme une bombe qu’on tiendrait sans qu’on puisse la lâcher sans crime. Mais qu’on prenne comme comparaison les hauts et les bas, les dangers, l’inquiétude, la crainte de voir crues plus tard des choses fausses et vraisemblables qu’on ne pourra plus expliquer, sentiments éprouvés si on a dans son intimité un fou. Par exemple, le narrateur plaignait M. de Charlus de vivre avec Morel (aussitôt le souvenir de la scène de l’après-midi lui fit sentir le côté gauche de sa poitrine bien plus gros que l’autre) ; en laissant de côté les relations qu’ils avaient ou non ensemble, M. de Charlus avait dû ignorer, au début, que Morel était fou. La beauté de Morel, sa platitude, sa fierté, avaient dû détourner le baron de chercher si loin, jusqu’aux jours des mélancolies où Morel accusait M. de Charlus de sa tristesse, sans pouvoir fournir d’explications, l’insultait de sa méfiance, à l’aide de raisonnements faux, mais extrêmement subtils, le menaçait de résolutions désespérées, au milieu desquelles persistait le souci le plus retors de l’intérêt le plus immédiat. Tout ceci n’est que comparaison. Albertine n’était pas folle.

Le narrateur apprit que ce jour-là avait eu lieu une mort qui lui fit beaucoup de peine, celle de Bergotte. Sa maladie durait depuis longtemps. Il y avait des années que Bergotte ne sortait plus de chez lui. D’ailleurs, il n’avait jamais aimé le monde, ou l’avait aimé un seul jour pour le mépriser comme tout le reste, et de la même façon, qui était la sienne, à savoir non de mépriser parce qu’on ne peut obtenir, mais aussitôt qu’on a obtenu. Personne ne fut jamais si généreux. Il l’était surtout avec des femmes, des fillettes pour mieux dire, et qui étaient honteuses de recevoir tant pour si peu de chose. Il s’excusait à ses propres yeux parce qu’il savait ne pouvoir jamais si bien produire que dans l’atmosphère de se sentir amoureux. Et même, si cet amour amène des désillusions, du moins agite-t-il, de cette façon-là aussi, la surface de l’âme, qui sans cela risquerait de devenir stagnante. Le désir n’est donc pas inutile à l’écrivain pour l’éloigner des autres hommes d’abord et de se conformer à eux, pour rendre ensuite quelques mouvements à une machine spirituelle qui, passé un certain âge, a tendance à s’immobiliser. On n’arrive pas à être heureux mais on fait des remarques sur les raisons qui empêchent de l’être et qui nous fussent restées invisibles sans ces brusques percées de la déception. Aussi Bergotte se disait-il : « Je dépense plus que des multimillionnaires pour des fillettes, mais les plaisirs ou les déceptions qu’elles me donnent me font écrire un livre qui me rapporte de l’argent. » Économiquement ce raisonnement était absurde, mais sans doute trouvait-il quelque agrément à transmuter ainsi l’or en caresses et les caresses en or.

Dans les mois qui précédèrent sa mort, Bergotte souffrait d’insomnies, et, ce qui est pire, dès qu’il s’endormait, de cauchemars, qui, s’il s’éveillait, faisaient qu’il évitait de se rendormir. Longtemps il avait aimé les rêves, même les mauvais rêves, parce que grâce à eux, grâce à la contradiction qu’ils présentent avec la réalité qu’on a devant soi à l’état de veille, ils nous donnent, au plus tard dès le réveil, la sensation profonde que nous avons dormi. Il consulta les médecins qui, flattés d’être appelés par lui, virent dans ses vertus de grand travailleur (il y avait vingt ans qu’il n’avait rien fait), dans son surmenage, la cause de ses malaises. Ils lui conseillèrent de ne pas lire de contes terrifiants (il ne lisait rien), de profiter davantage du soleil « indispensable à la vie » (il n’avait dû quelques années de mieux relatif qu’à sa claustration chez lui), de s’alimenter davantage (ce qui le fit maigrir et alimenta surtout ses cauchemars).

Il y a dans notre corps un certain instinct de ce qui nous est salutaire, comme dans le cœur de ce qui est le devoir moral, et qu’aucune autorisation du docteur en médecine ou en théologie ne peut suppléer. Nous savons que les bains froids nous font mal, nous les aimons : nous trouverons toujours un médecin pour nous les conseiller, non pour empêcher qu’ils ne nous fassent mal. À chacun de ces médecins Bergotte prit ce que, par sagesse, il s’était défendu depuis des années. Au bout de quelques semaines, les accidents d’autrefois avaient reparu, les récents s’étaient aggravés. Affolé par une souffrance de toutes les minutes, à laquelle s’ajoutait l’insomnie coupée de brefs cauchemars, Bergotte ne fit plus venir de médecin et essaya avec succès, mais avec excès, de différents narcotiques.

La mort de Bergotte survint la veille de ce jour-là où il s’était ainsi confié à un de ces amis (ami ? ennemi ?) trop puissant. Il mourut dans les circonstances suivantes : Une crise d’urémie assez légère était cause qu’on lui avait prescrit le repos. Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Ver Meer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. Il passa devant plusieurs tableaux et eut l’impression de la sécheresse et de l’inutilité d’un art si factice, et qui ne valait pas les courants d’air et de soleil d’un palazzo de Venise, ou d’une simple maison au bord de la mer. Enfin il fut devant le Ver Meer, qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. Ses étourdissements augmentaient ; il attachait son regard, comme un enfant à un papillon jaune qu’il veut saisir, au précieux petit pan de mur. « C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune. » Il se répétait : « Petit pan de mur jaune avec un auvent, petit pan de mur jaune. » Cependant il s’abattit sur un canapé circulaire ; aussi brusquement il cessa de penser que sa vie était en jeu et, revenant à l’optimisme, se dit : « C’est une simple indigestion que m’ont donnée ces pommes de terre pas assez cuites, ce n’est rien. » Un nouveau coup l’abattit, il roula du canapé par terre, où accoururent tous les visiteurs et gardiens. Il était mort. On l’enterra, mais toute la nuit funèbre, aux vitrines éclairées, ses livres, disposés trois par trois, veillaient comme des anges aux ailes éployées et semblaient, pour celui qui n’était plus, le symbole de sa résurrection.

La veille de sa mort, Albertine avait rencontré Bergotte, raconta-t-elle le soir même au narrateur, et cela l’avait même un peu retardée, car il avait causé assez longtemps avec elle. C’est sans doute avec elle qu’il avait eu son dernier entretien. Elle le connaissait par le narrateur qui ne le voyait plus depuis longtemps, mais comme elle avait eu la curiosité de lui être présentée, le narrateur avait, un an auparavant, écrit au vieux maître pour la lui amener. Il lui avait accordé ce que le narrateur avait demandé, tout en souffrant un peu que le narrateur ne le revît que pour faire plaisir à une autre personne, ce qui confirmait l’indifférence du narrateur pour lui. Le narrateur devina longtemps après que, ce jour-là, Albertine n’avait nullement rencontré Bergotte, mais il n’en avait point eu un seul instant le soupçon tant elle le lui avait conté avec naturel, et il n’apprit que bien plus tard l’art charmant qu’elle avait de mentir avec simplicité.

Quelquefois des rapprochements singuliers donnaient au narrateur à son sujet des soupçons jaloux où, à côté d’elle, figurait dans le passé, ou hélas dans l’avenir, une autre personne. Pour avoir l’air d’être sûr de son fait, il disait le nom et Albertine lui disait : « Oui je l’ai rencontrée, il y a huit jours, à quelques pas de la maison. Par politesse j’ai répondu à son bonjour. J’ai fait deux pas avec elle. Mais il n’y a jamais rien eu entre nous. Il n’y aura jamais rien. » Or Albertine n’avait même pas rencontré cette personne, pour la bonne raison que celle-ci n’était pas venue à Paris depuis dix mois. Mais Albertine trouvait que nier complètement était peu vraisemblable.

Le narrateur n’avait jamais connu de femmes douées plus qu’Albertine d’heureuse aptitude au mensonge animé, coloré des teintes mêmes de la vie, si ce n’est une de ses amies – une de ses jeunes filles en fleurs aussi, rose comme Albertine, mais dont le profil irrégulier, creusé, puis proéminent à nouveau, ressemblait tout à fait à certaines grappes de fleurs roses. Cette jeune fille était, au point de vue de la fable, supérieure à Albertine, car elle n’y mêlait aucun des moments douloureux, des sous-entendus rageurs qui étaient fréquents chez Albertine. La vraisemblance seule inspirait Albertine, nullement le désir de donner de la jalousie au narrateur.

Albertine savait que le narrateur aimait à la récompenser de ses gentillesses, et cela expliquait peut-être qu’elle inventât, pour s’innocenter, des aveux naturels comme ses récits dont il ne doutait pas et dont un avait été la rencontre de Bergotte alors qu’il était déjà mort.

Le narrateur n’avait su jusque-là des mensonges d’Albertine que ceux que, par exemple, à Balbec lui avait rapportés François. Il pensait que Françoise, comme les « inférieurs » qui l’aimaient, avaient du plaisir à froisser les gens de sa classe dans leur amour-propre.

Chapitre deuxième

Les Verdurin se brouillent avec M. de Charlus.

Après le dîner, le narrateur dit à Albertine qu’il avait envie de profiter de ce qu’il était levé pour aller voir des amis, Mme de Villeparisis, Mme de Guermantes, les Cambremer, il ne savait trop, ceux qu’il trouverait chez eux. Il tut seulement le nom de ceux chez qui il comptait aller, les Verdurin. Il lui demanda si elle ne voulait pas venir avec lui. Elle allégua qu’elle n’avait pas de robe. Et pour lui dire adieu elle lui tendit la main de cette façon brusque, le bras allongé, les épaules se redressant, qu’elle avait jadis sur la plage de Balbec, et qu’elle n’avait plus jamais eue depuis. Le narrateur souffrait que la coiffure qu’il lui avait demandé d’adopter pût paraître à Albertine une claustration de plus. Et ce fut encore ce sentiment domestique nouveau qui ne cessa, même loin d’Albertine, de l’attacher à elle comme un lien.

Au moment où, dans la rue, le narrateur allait appeler un fiacre pour aller chez les Verdurin, il entendit des sanglots qu’un homme, qui était assis sur une borne, cherchait à réprimer. L’homme, qui avait la tête dans ses mains, avait l’air d’un jeune homme, et le narrateur fut surpris de voir, à la blancheur qui sortait du manteau, qu’il était en habit et en cravate blanche. En l’entendant il découvrit son visage inondé de pleurs, mais aussitôt, l’ayant reconnu, le détourna. C’était Morel. Il comprit que le narrateur l’avait reconnu et, tâchant d’arrêter ses larmes, il lui dit qu’il s’était arrêté un instant, tant il souffrait. Il regrettait d’avoir insulté la femme qu’il aimait sans se doter que le narrateur avait assister à la scène. Le narrateur comprenait très mal ce qui s’était passé, et c’était d’autant plus naturel que M. de Charlus lui-même ignorait entièrement que depuis quelques jours, et particulièrement ce jour-là, même avant le honteux épisode qui ne se rapportait pas directement à l’état du violoniste, Morel était repris de neurasthénie. Il avait, le mois précédent, poussé aussi vite qu’il avait pu, beaucoup plus lentement qu’il eût voulu, la séduction de la nièce de Jupien avec laquelle il pouvait, en tant que fiancé, sortir à son gré. Mais dès qu’il avait été un peu loin dans ses entreprises vers le viol, et surtout quand il avait parlé à sa fiancée de se lier avec d’autres jeunes filles qu’elle lui procurerait, il avait rencontré des résistances qui l’avaient exaspéré. Du coup (soit qu’elle eût été trop chaste, ou, au contraire, se fût donnée) son désir était tombé. Il avait résolu de rompre, mais sentant le baron bien plus moral, quoique vicieux, il avait peur que, dès sa rupture, M. de Charlus ne le mît à la porte. Aussi avait-il décidé, il y avait une quinzaine de jours, de ne plus revoir la jeune fille, de laisser M. de Charlus et Jupien se débrouiller (il employait un verbe plus cambronnesque) entre eux et, avant d’annoncer la rupture, de « fout’ le camp » pour une destination inconnue.

Bien que la conduite qu’il avait eue avec la nièce de Jupien fût exactement superposable, dans les moindres détails, avec celle dont il avait fait la théorie devant le baron pendant qu’ils dînaient à Saint-Mars-le-Vêtu, il est probable qu’elles étaient fort différentes, et que des sentiments moins atroces, et qu’il n’avait pas prévus dans sa conduite théorique, avaient embelli, rendu sentimentale sa conduite réelle. Le seul point où, au contraire, la réalité était pire que le projet, est que dans le projet il ne lui paraissait pas possible de rester à Paris après une telle trahison. Maintenant, au contraire, vraiment « fout’ le camp » pour une chose aussi simple lui paraissait beaucoup. C’était quitter le baron qui, sans doute, serait furieux, et briser sa situation. Il perdrait tout l’argent que lui donnait le baron. La pensée que c’était inévitable lui donnait des crises de nerfs, il restait des heures à larmoyer.

Morel, incertain, fut pendant quelques jours plongé dans des idées noires, comme celles que lui donnait la vue de Bloch. Puis il décida que Jupien et sa nièce avaient essayé de le faire tomber dans un piège, qu’ils devaient s’estimer heureux d’en être quittes à si bon marché. Il trouvait, en somme, que la jeune fille était dans son tort d’avoir été si maladroite, de n’avoir pas su le garder par les sens. Non seulement le sacrifice de sa situation chez M. de Charlus lui semblait absurde, mais il regrettait jusqu’aux dîners dispendieux qu’il avait offerts à la jeune fille depuis qu’ils étaient fiancés, et desquels il eût pu dire le coût, en fils d’un valet de chambre. Malgré tout, Morel restait nerveux et il était tout prêt à « passer sa colère », sinon (sauf dans un accès momentané) sur la jeune fille envers qui il gardait ce reste de crainte, dernière trace de l’amour, du moins sur le baron. Il se garda cependant de lui rien dire avant le dîner, car, mettant au-dessus de tout sa propre virtuosité professionnelle, au moment où il avait des morceaux difficiles à jouer (comme ce soir chez les Verdurin), il évitait (autant que possible, et c’était déjà bien trop que la scène de l’après-midi) tout ce qui pouvait donner à ses mouvements quelque chose de saccadé. Aussi, désireux de reprendre sa sérénité afin d’être comme d’habitude tout à ce qu’il jouerait chez les Verdurin, et désireux, tant que le narrateur le verrait, de lui permettre de constater sa douleur, le plus simple lui parut de le supplier de partir immédiatement. La supplication était inutile et le départ était un soulagement pour le narrateur. Le narrateur se rappelait trop la scène de l’après-midi pour ne pas éprouver quelque dégoût à avoir Morel auprès de lui pendant le trajet.

Ce n’était pas la première fois que Morel agissait ainsi, ce ne devait pas être la dernière, de sorte que bien des têtes de jeunes filles – de jeunes filles moins oublieuses de lui qu’il n’était d’elles – souffrirent – comme souffrit longtemps encore la nièce de Jupien, continuant à aimer Morel tout en le méprisant.

Le narrateur avait en lui deux produits de sa journée. C’était, d’une part, grâce au calme apporté par la docilité d’Albertine, la possibilité et, en conséquence, la résolution de rompre avec elle.

C’était, d’autre part, fruit de ses réflexions pendant le temps qu’il l’avait attendue, assis devant son piano, l’idée que l’Art, auquel il tâcherait de consacrer sa liberté reconquise, n’était pas quelque chose qui valût la peine d’un sacrifice. Mais ces produits n’allaient pas être durables ; car, dès cette soirée même, ses idées sur l’art allaient se relever de la diminution qu’elles avaient éprouvée l’après-midi, tandis qu’en revanche le calme, et par conséquent la liberté qui lui permettrait de se consacrer à lui, allait lui être de nouveau retiré.

Comme sa voiture, longeant le quai, approchait de chez les Verdurin, le narrateur la fit arrêter. Il venait en effet de voir Brichot descendre de tramway au coin de la rue Bonaparte, essuyer ses souliers avec un vieux journal, et passer des gants gris perle. Il alla à lui. Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté de lunettes nouvelles puissantes et compliquées. Le narrateur offrit son bras au demi-aveugle pour assurer sa marche. Le narrateur était assez curieux de voir le salon où Swann rencontrait jadis tous les soirs Odette. La mort de Swann l’avait bouleversé et il se rappela des nécrologies qu’il avait lues dans les journaux. Il pensait que si l’on n’était pas  « quelqu’un », l’absence de titre connu rendait plus rapide encore la décomposition de la mort. Swann était, au contraire, une remarquable personnalité intellectuelle et artistique ; et bien qu’il n’eût rien « produit » il eut la chance de durer un peu plus. C’était parce que celui qu’il aurait dû considérer comme un petit imbécile avait fait de lui le héros d’un de ses romans, qu’on recommençait à parler de Swann et que peut-être il vivrait.

Si dans le tableau de Tissot représentant le balcon du Cercle de la rue Royale, où Swann était entre Galliffet, Edmond de Polignac et Saint-Maurice, on parlait tant de lui, c’était parce qu’on voyait qu’il y a quelques traits de lui dans le personnage de Swann. C’étaient ces nécrologies qui donnaient encore à présent au narrateur le désir de mieux connaître la demeure où avaient autrefois résidé les Verdurin et où Swann, qui alors n’était pas seulement quelques lettres passées dans un journal, avait si souvent dîné avec Odette. Le narrateur n’était pas allé voir Gilberte comme il l’avait pourtant promis à Swan chez la princesse de Guermantes. Cela lui rendit longtemps la mort de Swann plus douloureuse qu’une autre. Le narrateur avait tant de questions à lui poser mais les réponses ne viendraient plus.

Brichot dit au narrateur qu’à l’époque à laquelle il faisait allusion les Verdurin habitaient, rue Montalivet, un magnifique rez-de-chaussée avec entresol donnant sur un jardin, moins somptueux évidemment, et que pourtant Brichot préférait à l’hôtel des Ambassadeurs de Venise.  Brichot lui apprit qu’il y avait ce soir, au « Quai Conti » (c’est ainsi que les fidèles disaient en parlant du salon Verdurin depuis qu’il s’était transporté là), grand « tra la la » musical, organisé par M. de Charlus. Brichot relata des soupers où on venait dans des costumes en papier, dessinés, coupés, peints par Elstir, qui étaient des chefs-d’œuvre, Brichot ayant porté une fois celui d’un grand seigneur de la cour de Charles VII, avec des souliers à la poulaine, et une autre fois celui de Napoléon Ier, où Elstir avait fait le grand cordon de la Légion d’honneur avec de la cire à cacheter. Le narrateur comprenait bien que par « salon » Brichot entendait – comme le mot église ne signifie pas seulement l’édifice religieux mais la communauté des fidèles – non pas seulement l’entresol, mais les gens qui le fréquentaient, les plaisirs particuliers qu’ils venaient chercher là.

Peut-être aussi Brichot avait-il plaisir à lui vanter ce que le narrateur ne connaîtrait pas, à lui montrer qu’il avait goûté des plaisirs qu’il ne pourrait pas avoir ? Il y réussissait, du reste, car rien qu’en citant les noms de deux ou trois personnes qui n’existaient plus et à chacune desquelles il donnait quelque chose de mystérieux par sa manière d’en parler, de ces intimités délicieuses le narrateur se demandait ce qu’il avait pu être ; il sentait que tout ce qu’on lui avait raconté des Verdurin était beaucoup trop grossier ; et même Swann, qu’il avait connu, il se reprochait de ne pas avoir fait assez attention à lui, de n’y avoir pas fait attention avec assez de désintéressement, de ne pas l’avoir bien écouté quand il le recevait en attendant que sa femme rentrât déjeuner et qu’il lui montrait de belles choses, maintenant que le narrateur savait qu’il était comparable à l’un des plus beaux causeurs d’autrefois.

Au moment d’arriver chez Mme Verdurin, le narrateur aperçut M. de Charlus naviguant vers eux de tout son corps énorme, traînant sans le vouloir à sa suite un de ces apaches ou mendigots que son passage faisait maintenant infailliblement surgir même des coins en apparence les plus déserts, et dont ce monstre puissant était, bien malgré lui, toujours escorté quoique à quelque distance. Cela contrastait tellement avec l’étranger hautain de la première année de Balbec, à l’aspect sévère, à l’affectation de virilité, que le narrateur avait semblé découvrir. La présence de M. de Charlus  causait un certain malaise à  Brichot.

Mme de Surgis n’avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n’importe quoi qu’eût avili et expliqué l’intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes. Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d’horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à le leur faire pincer l’un l’autre.

L’irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoi qu’on en dise. Landru, à supposer qu’il ait réellement tué ses femmes, s’il l’a fait par intérêt, à quoi l’on peut résister, peut être gracié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.

8 février 2025

Sodome et Gomorrhe 5

Sodome et Gomorrhe

(Deuxième partie)

 

Le lendemain, le narrateur tenait beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Verdurin lui avait dit qu’il le retrouverait. Cottard devait monter dans son train et lui indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Le narrateur avait peur de le rater car il ne s’était pas rendu compte à quel point le petit clan Verdurin ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête l’attention.

Le narrateur voyait qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient jadis.

Cottard mena sa troupe au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu les signaux du narrateur. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. A deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan.

Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien.

Brichot n’avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain.

Cottard put nommer le narrateur aux autres membres du petit clan. Le narrateur fut ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. Il avait oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux.

Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition.

Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence de la princesse de Caprarola (parce qu’elle était venue chez elle), le second signe que les Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était « dans les choux ».

Parmi ceux qui montèrent dans le wagon à Graincourt se trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récit tombait à plat.

Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût de la facilité. Il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et des informations toujours inexactes. Distrait dès les premiers instants par ces gens que le narrateur ne connaissait pas, il se rappela tout d’un coup ce que Cottard lui avait dit dans la salle de danse du petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux d’Andrée lui faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne dura pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne lui semblait plus possible depuis l’avant-veille, où les avances que son amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en lui une nouvelle jalousie qui lui avait fait oublier la première.

À Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième, monta dans leur compartiment. Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre et se réfugia au « water ». C’est un milieu charmant, dit Cottard au narrateur, il y trouverait un peu de tout, car Mme Verdurin n’était pas exclusive : des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie.

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. La destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille »

La princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre. La princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. Les fidèles de Verdurin étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse. La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.

Il fallait que Cottard fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée.

Cottard croyait d’autant plus trouver résumée l’aristocratie chez les Verdurin que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge.

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Le narrateur ne pouvait détacher ses yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Elle demanda au narrateur si elle pouvait ouvrir la fenêtre. Il aurait voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Mais il répondit : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place, elle dit : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, le narrateur demanda à Albertine qui cela pouvait être. Albertine ne savait pas. Il  ne retrouva jamais ni identifia la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, il dut cesser de la chercher. Il lui arriva souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.

L’événement du jour, dans le petit clan, était le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de minuit. L’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. Brichot annonça au narrateur Brichot que leur aimable hôtesse recevait à dîner pour la première fois les voisins qui lui avaient loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. Cottard en fut ravi. Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle n’était qu’à demi sincère car son snobisme lui donnait envie d’inviter les Cambremer. Mais elle tremblait à la pensée d’y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. Sincèrement dreyfusarde, elle eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. Brichot, l’universitaire, était le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin. Les fidèles étaient aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir.

De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions.

Le titre de marquise de Cambremer éveillait en Cottard des images prestigieuses et galantes. Ski l’avait vue une fois et la trouvait intelligente. Elle était intelligente et elle ne l’était pas, il lui manquait l’instruction, elle était frivole, mais elle avait l’instinct des jolies choses. Elle se tairait, mais elle ne dirait jamais une bêtise. Comme le narrateur pensait tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, il se contenta de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. Brichot lui dit qu’il serait présenté à une jolie femme et qu’on ne savait jamais ce qui pouvait en résulter. Mais le narrateur rétorqua que la marquise lui avait déjà été présentée. Il serait d’autant plus heureux de la voir qu’elle lui avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et il allait pouvoir lui rappeler sa promesse. Brichot lui répondit que le livre était chez Mme Verdurin mais fourmillait d’erreurs. Il lui expliqua les erreurs du curé car il semblait en connaître long sur l’étymologie des villes de la région. Il ajouta que les plus grosses bévues du curé venaient moins de son ignorance que de ses préjugés. Le narrateur objecta qu’à Combray le curé lui avait appris souvent des étymologies intéressantes. Puis Cottard emmena toute la troupe à la recherche de la princesse Sherbatoff car il la pensait dans le train. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. C’était la dame que, dans le même train, le narrateur avait cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Cottard présenta la princesse au narrateur. Elle eut l’air d’entendre son nom pour la première fois. La princesse leur apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin. Brichot annonça à Cottard que Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin venait de mourir. Il lui semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de leur Odette nationale. Mais Cottard lui répondit que la sonate de Vinteuil avait été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus. Brichot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff offrit aimablement au narrateur de changer de place avec lui pour qu’il pût mieux causer avec Brichot à qui il voulait demander d’autres étymologies qui l’intéressaient, et elle assura qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette particularité, leurs deux noms.

La princesse prit le narrateur, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski. Le cocher était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin.

Pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dans l’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. Aussi, il ne parlerait pas de la mort de Dechambre. Mais pour Mme Verdurin, dès qu’on était mort, c’était comme si on n’avait jamais existé. Quand ils arrivèrent à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui leur avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et le narrateur vit tout à coup à sa gauche un golfe aussi profond que celui qu’il avait eu jusque-là devant lui, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. Le narrateur aimait les Verdurin ; qu’ils leur eussent envoyé une voiture lui semblait d’une bonté attendrissante. Mais il sentait bien que, pour la princesse comme pour les Verdurin, la grande affaire était non de contempler le pays en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. Le narrateur se disait que sa grand’mère aurait eu pour ce pays cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. L’exaltation du narrateur était à son comble et soulevait tout ce qui l’entourait. Il fit remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, il lui fit tout admirer, il aurait voulu la serrer elle-même contre son cœur. Elle lui dit qu’elle voyait qu’il était doué pour la peinture, qu’il devrait dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne lui eût pas encore dit.

Ils entrèrent dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin les attendait au perron. Tous les hommes étaient en smoking sauf le narrateur. M. Verdurin le rassura en disant que ce serait un dîner entre camarades. Il dit son admiration pour le pays et M. Verdurin lui proposa de rester ici quelques semaines. Brichot serra fortement la main de M. Verdurin pour montrer sa compassion suite à la mort de Dechambre mais M. Verdurin fut agacé de s’attarder à ces inutilités et répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? ». Il supplia Brichot de ne pas parler de Dechambre à Mme Verdurin.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper. M. Verdurin leur annonça que Morel allait venir accompagné de Charlus. M. Verdurin prit à part le narrateur pour lui demander s’il avait fait bon voyage. Il ironisa sur Brichot. Alors le narrateur se demanda si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont il avait entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.

Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées.

Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut- être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé, quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. Elle envisageait de faire désinfecter tout, avant de se réinstaller avec son mari à la Raspelière.

Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Le narrateur discutait de Morel avec M. de Charlus et Mme de Cambremer ne le vit pas en arrivant. Mme de Cambremer voulut faire faire à Brichot la connaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi. Le marquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même au temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. M. de Charlus, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, avait donné à Odette –et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? ».

Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le cacher en le démarquant.

Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurin présenta le narrateur à M. de Cambremer. M. de Cambremer lui dit qu’il avait une lettre de sa mère à lui donner. M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche. Un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur. Mme Verdurin sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps difficiles, l’adorait mais ne lui pardonnait pas d’avoir en 1870 laisser les Prussiens occuper son château. C’était, pour lui, une trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien la Raspelière. Elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le cénacle. Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. Charlus prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Un  inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Mais l’erreur de M. de Charlus fut courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même ni pour Morel.

Cottard souffrait que Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. Alors il lui raconta son aventure. M. de Cambremer comprit ce que c’était que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans qu’il chassait dans la forêt de Chantepie et jamais il n’avait réfléchi à ce que son nom voulait dire. Jusqu’à ce que Brichot lui demande : Est-ce qu’il y chante beaucoup de pies ? Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression « toute faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose ? ». Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique. Mme de Cambremer demanda au narrateur de lui parler du violoniste. Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position. S’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline. Le narrateur ne pouvait s’empêcher, en l’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. Ces expressions faisaient que les personnes qui les employaient l’ennuyaient immédiatement comme déjà connues.

« Il me semble que vous avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. M. de Cambremer parla du curé étymologiste à M. Brichot. Brichot détestait ce curé qui avait écrit bourré d’erreurs selon lui. « Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement M. de Cambremer.

Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l’air des autres côtés, se tourna vers le narrateur pour lui demander s’il avait remarqué que le site élevé où il se trouvait avait augmenté sa tendance aux étouffements. Cette remarque amusa M. de Cambremer qui ne pouvait pas entendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-être et un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’un bon cœur. Cela l’amusait car sa sœur avait également une tendance à l’étouffement. Ces étouffements devinrent, à dater de ce dîner, comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de demander au narrateur des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur.

Le narrateur pensa à une conversation qu’il avait eue avec sa mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne lui déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait le distraire, elle lui rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à son grand-père. La mère du narrateur avait révélé à son fils que le président Toureuil et sa femme lui avaient dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Elle avait cru comprendre qu’un mariage entre Albertine et son fils serait le rêve de la tante d’Albertine. Elle croyait que la vraie raison était que le narrateur leur était à tous très sympathique. Elle pensait que son fils pouvait faire mille fois mieux comme mariage. Mais elle croyait que la grand’mère du narrateur n’aurait pas aimé qu’on influence son petit-fils. La mère du narrateur l’avait mis dans cet état de doute où il avait déjà été quand, son père l’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, il s’était senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.

Mme de Cambremer dit au narrateur que tout le monde parlait du mariage de Saint-Loup avec la nièce de la princesse de Guermantes. Il fut pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Mme Verdurin dit sèchement à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci avait parlé de Morel au narrateur que ce n’était pas de la musiquette qu’on faisait ici. Puis Mme de Cambremer chercha à parler au narrateur du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste.

Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d’animaux ? – Que non pas, répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels le narrateur lui avait dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un.

Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) À ce moment le repas fut interrompu par un convive, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes. Ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. Il devait retourner le lendemain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Son confrère – français – M. Boutroux, devait y parler des séances de spiritisme. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. Alors le Norvégien se rattrapa en disant que la nourriture qu’on mangeait chez Madame Verdurin était de la plus fine cuisine française. Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales et en livra, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger. Il parla du nom Albaret qui venait de l’aubier (le narrateur se promit de le dire à Céleste).

Le narrateur demanda à Cottard si M. Putbus était ici. Mme Verdurin lui répondit qu’elle tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, pour en débarrassé pour cette année. Cottard qui, étant resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait et chuchota à Ski que Charlus avait l’air pincé. Il prétendit que dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui il était naturellement le « grand chef », tenaient  à honneur de le présenter à tous les nobles. Ski répondit que Charlus n’était qu’une petite couronne et insinua qu’il était homosexuel. Cottard rétorqua que cela ne l’étonnait qu’à moitié. Il voyait plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, pour lui c’étaient plus ou moins des dégénérés.

M. Verdurin tortura Saniette en lui disant qu’il ne savait pas qu’il allait aux matinées de l’Odéon. Il ne lâcha pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits Saniette, tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups. En vain. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. Mais M. Verdurin continuait de se moquer de Saniette. Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. Saniette avait eu le malheur de citer la pièce « La Chercheuse d’esprit » en disant le titre entier alors que cela ne se faisait pas dans le salon des Verdurin. M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux.

M. de Charlus évoqua la comtesse de Molé. Mme Verdurin fut surprise qu’il la connaisse. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, formait un tout relativement homogène et clos.

M. Verdurin demanda à Saniette qui jouait La Chercheuse. Saniette hésita à répondre et Mme Verdurin ajouta qu’elle lui donnerait de la galantine à emporter », s’il répondait.  Mme Verdurin, faisait une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. Alors Saniette répondit et ce fut une nouvelle salve de moqueries.

Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui lui faisait plus de mal qu’à lui, le narrateur  demanda à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. Brichot répondit que  Balbec était probablement une corruption de Dalbec. Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre.

Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un « à peu près », mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à peu près » n’étaient pas

de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusait de plagiat.

 

Brichot continua son explication du nom de Balbec. Bec en normand signifiait ruisseau. Quant à Dal, reprit Brichot, c’était une forme de thal, vallée. Balbec, c’était donc la vallée du ruisseau. Brichot nomma Elstir qui aimait peindre la région et Mme Verdurin se plaignit du peintre qui avait fait partie de son salon et en était parti. Il avait peint pour elle un portrait de Cottard mais depuis qu’il était parti, elle prétendait ne plus aimer ses peintures. Saniette prit la défense d’Elstir en disant qu’il restituait la grâce du XVIIIe, mais moderne.

Mme Verdurin dit que c’était une femme qui avait conduit Elstir si bas ! Ça ne l’étonnait pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Puis elle vanta les mérites de Ski, lui, il ne connaissait que sa fantaisie. Il allumait sa cigarette au milieu du dîner. Pourtant Mme Verdurin avait fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut.

Mme Verdurin pensait qu’Elstir n’était pas intelligent car elle trouvait que les femmes qu’il aimait étaient des bécasses. Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges.

M. Verdurin fit faisait signe à sa femme qu’on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous « en étiez » ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. M. de Charlus, commença à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, quand il comprit qu’il parlait des artistes mais il aurait préféré qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine. M. Verdurin ajouta qu’il n’attachait aucune importance aux titres de noblesse avec ce sourire dédaigneux que le narrateur avait vu tant de personnes qu’il avait connues, à l’encontre de sa grand’mère et de sa mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possédaient pas, devant ceux qui ainsi, pensaient-ils, ne pourraient pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Alors M. de Charlus rétorqua, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, qu’il était aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.

Mme Verdurin vint au narrateur pour lui montrer les fleurs qu’Elstir avait peintes. Le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés.

M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant.

Le narrateur ne touchait pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par son enthousiasme pour leur maison. Car il était froid devant des beautés qu’ils lui signalaient et l’exaltait de réminiscences confuses ; quelquefois même il leur avouait sa déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom lui avait fait imaginer. Il indigna Mme de Cambremer en lui disant qu’il avait cru que c’était plus campagne. Le comble fut quand il dit : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer lui tourna résolument le dos.

Le narrateur profita de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer lui avait remise, et où la mère de celui-ci l’invitait à dîner. Mme de Cambremer lui disait, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si le narrateur voulait venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Mme de Cambremer avait appris à écrire à l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. La succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Par une certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. »

Charlus parlait de l’empereur Guillaume II d’Allemagne avec M. de Cambremer. Il évoqua l’affaire Eulenburg, scandale qui secoua le Deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur et les procès qui s’ensuivirent. M. de Charlus se rappela le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche. ». S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha.

Le narrateur dit à Mme Verdurin que Brichot l’avait beaucoup intéressé. Elle lui répondit froidement que Brichot était un esprit cultivé, et un brave homme mais qu’il manquait évidemment d’originalité et de goût, il avait une terrible mémoire. Sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, le narrateur dit à Mme Verdurin quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. M. Verdurin arriva et leur demanda s’ils parlaient de Brichot. Le narrateur avait été seul à ne pas remarquer qu’en énumérant ses étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Le narrateur n’était pas du petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y voir. Le narrateur fut aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambremer lui dire, devant l’éloge enthousiaste qu’il faisait de la Raspelière : « Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait. ». « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdurin. C’était justement les choses que lui apprenait Brichot qui l’intéressaient. Brichot voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui malheureux. On peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Le narrateur ne put s’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette. Elle rétorqua qu’elle ne comprenait pas pourquoi Saniette ne se rebiffait pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant. Ce n’était pas franc. Elle tâchait toujours de calmer son mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je Mme Verdurin ne le voulait pas parce que Saniette n’avait plus un sou, il avait besoin de ses dîners. Mais quand on avait besoin des autres on tâchait de ne pas être aussi idiot.

Morel était ébahi par M. de Charlus qui racontait toute sa généalogie à M. de Cambremer. Brichot évoqua Mécène et M. de Charlus voulant amadouer Mme Verdurin dit que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité. Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Alors elle demanda à Morel où M. de Charlus demeurait à Paris car elle voulait l’inclure dans le petit clan mais Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Le narrateur songea avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist.

. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux yeux du narrateur, il dit  : « Mais à vrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Jemenfou. ». Mme Verdurin se réfugia dans l’épaule de la princesse Sherbatoff pour rire. Mais Brichot prétendit que ce n’était pas une boutade. Il pensait que crois que trop grand était aujourd’hui le nombre des gens qui passaient leur temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre du monde. Brichot voulait que le narrateur eut sa part de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance. Il désigna le narrateur en disant que comme tous ceux de son âge, il avait dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix. Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, le narrateur se détourna vers Ski et lui assura qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus. Ski avait prétendu que Charlus n’était pas un aristocrate mais un bourgeois.

« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. Il répondit qu’il voulait rester jusqu’à la fin de septembre. Charlus avait trop négligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, son patron, et il voulait le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont.

– On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. Charlus aurait voulu que Morel joue une aria de Bach à cette occasion.

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, sermonna Saniette parce qu’il ne savait jouer à rien.

La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. M. de Cambremer voulut qu’on le lui présente. Sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet pour dire : « C’est notre médecin de famille ». Mais il ajouta que c’était leur ami. M. de Cambremer avait entendu parler du professeur Cottard comme d’une sommité. Mme Cottard somnolait après le dîner. Cottard était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau. M. de Cambremer dit que c’était comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. »

Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée lui demanda si c’était ses armoiries et il répondit que c’étaient celles d’une famille, les Arrachepel, dont il avait hérité la maison. M. de Charlus était fasciné par Morel et trouvait qu’il jouait aux cartes comme un dieu.

Mme de Cambremer dit à Mme Verdurin qu’elle avait été très heureuse de dîner avec M. de Charlus. Puis elle proposa au narrateur de venir la voir avec Saint-Loup. Le narrateur ne put retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit Mme Verdurin d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. M. de Cambremer demanda à Mme Cottard si elle comptait rester dans la région, espérant ainsi savoir quand il pouvait l’inviter chez lui. Mais elle voulait rester encore un peu. Mme Verdurin proposa à Morel de passer la nuit chez elle mais M. de Charlus dit que Morel n’avait pas la permission de minuit.

Du sermon que Brichot avait adressé au narrateur, M. de Cambremer avait conclu qu’il était dreyfusard. Comme M. de Cambremer était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à lui faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait.

Mme Verdurin proposa aux messieurs de choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » En entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. Mme Verdurin commençait à se familiariser avec lui et lui demanda s’il n’avait pas dans son faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait lui servir de concierge. Il répondit qu’il en avait un mais ne le lui conseillait pas car il craignait pour elle que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus ne pouvait s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de voir le narrateur relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. Il lui dit qu’il était allé chez la comtesse et Mme Verdurin lui demanda s’il y avait rencontré le duc de Guermantes. Il lui apprit que c’était son frère. Mme Verdurin fut plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Puis elle conseilla au narrateur de ne pas aller chez les Cambremer. C’était infesté d’ennuyeux.  S’il voulait dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaissait, il serait servi. Mais le narrateur répondit qu’il serait obligé d’y aller sans être libre car il avait une cousine qu’il ne pouvait laisser seule. La prétendue cousine était Albertine. Il trouvait que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine. Alors Mme Verdurin affirma qu’il était fragile avec ses étouffements et qu’il tomberait malade en allant chez les Cambremer. Puis elle finit par lui proposer de l’y emmener avec le petit clan car ce serait plus gentil. Elle lui proposa également de venir chez elle avec Albertine. Mme Verdurin savait que le narrateur avait un goûter à Rivebelle avec sa cousine et M. de Charlus. Elle chercha là aussi à l’en décourager. Elle tenait à ce qu’il revienne le mercredi suivant et l’appâta en disant qu’il y aurait Bergotte. Mais ce concours d’une célébrité était rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Elle avait entendu dire que le narrateur trouvait Swann intelligent. Pour elle, c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, qu’elle avait toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, elle l’avait eu souvent à dîner le mercredi. Swann, chez elle, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Le narrateur assura que Swann était très intelligent. Mme Verdurin rétorqua qu’au fond on en avait très vite fait le tour. Swann allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que Mme Verdurin n’y allait pas. C’était la raison de sa rancune envers lui. Elle ajouta qu’elle pouvait tout supporter, excepté l’ennui. L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, le narrateur restait incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir. Mme Verdurin pensait que quand on avait des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de son milieu, c’est là qu’il fallait les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’était plus qu’un borgne dans son clan. Mme Verdurin proposa au narrateur d’habiter chez elle, en Normandie. Il pourrait loger avec sa « cousine ». Mme Verdurin leur donnerait deux chambres sur la vallée. Elle avait peur que le narrateur lâche le clan car elle avait entendu qu’il devait aller voir Saint-Loup. Elle pensait qu’il était un ami de Morel car elle savait que Robert connaissait M. de Charlus. Elle voulait que le narrateur amène aussi Saint-Loup chez elle. Elle prétendit que le narrateur ferait comme il voudrait mais sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. Elle dit encore du mal de Saniette prétendant que la splendeur de la bêtise de l’archiviste faisait plutôt sa joie. Même dans les moments où Saniette souffrait trop des sarcasmes, où on voulait le plaindre, Mme Verdurin trouvait que sa bêtise arrêtait net l’attendrissement. Il était par trop stupide.

M. et Mme Verdurin conduisirent les invités dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. M. Verdurin dit que le temps avait changé et ces mots remplirent de joie le narrateur. Comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans sa vie, et y créer des possibilités nouvelles. Le narrateur refusa la couverture que, les soirs suivants, il devait accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. M. de Cambremer dit à Cottard, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard traita Boulbon de charlatan. L’hypocrisie de Mme Verdurin alla jusqu’à lui faire dire à Saniette de ne pas manquer de venir le lendemain parce que son mari l’aimait beaucoup. M. Verdurin aimait soi-disant l’esprit de l’archiviste, son intelligence. Les invités prirent la voiture préparée par les Verdurin pour retourner à la gare. Mme de Cambremer dit au narrateur : : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. ». Le narrateur trouve cela insupportablement pédant. En lui disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Elle fit cette erreur durant plusieurs semaines. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit au narrateur, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant.

Chapitre troisième

Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.

Le narrateur tombait de sommeil. Il fut monté en ascenseur jusqu’à son étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour lui raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche.

Les soirs où le narrateur rentrait tard de la Raspelière, il avait très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, il ne pouvait s’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Il se disait que peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. Pour lui le sommeil était comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allés dormir. Cet appartement avait ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui venaient nous chercher pour sortir, de sorte que nous étions prêts à nous lever quand force nous était de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre était vide, que personne n’était venu. La race qui habitait cet appartement, comme celle des premiers humains, était androgyne. Un homme y apparaissait au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y avaient une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoulait pour le dormeur, durant ces sommeils-là, était absolument différent du temps dans lequel s’accomplissait la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours était beaucoup plus rapide, un quart d’heure semblait une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croyait n’avoir fait qu’un léger somme, on avait dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descendait dans des profondeurs où le souvenir ne pouvait plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit avait été obligé de rebrousser chemin. De ces sommeils profonds on s’éveillait dans une aurore, ne sachant qui on était, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être était-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se faisait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’avaient pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. La philosophie du narrateur était que les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.

Il avait toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, le narrateur fut surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques avaient, pour le narrateur, une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Ce que le narrateur n’aimait avec les hypnotiques c’était qu’ils mettaient hors d’usage le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demandait de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Le philosophe norvégien croyait en l’immortalité de l’âme et dans les vies antérieures. Le narrateur se demandait si l’être qu’il serait après la mort n’aurait pas plus de raisons de se souvenir de l’homme qu’il avait été suis depuis sa naissance que ce dernier ne se souvenait de ce qu’il avait été avant elle. Le narrateur avait remarqué qu’une idée que le sommeil avait forgée se dissociait très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, le sommeil qui fabriquait des sons comme le bruit de la sonnette actionné par un valet ou visiteur ; son plus matériel et plus simple, durait davantage. Il avait rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; il était donc assuré d’avoir dormi profondément.

Le narrateur aurait bien étonné sa mère, s’il lui avait raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Il discuta avec ce valet de Mme de Chevregny dans l’espoir qu’il lui fasse rencontrer de jeunes hommes. Mais le valet lui proposa une rencontre avec le prince de Guermantes. M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Alors M. de Charlus recommença à lui expliquer ce qu’il voulait, le genre, le type, soit un jockey, etc...

Les clients de l’hôtel, virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis qui parlait à M.  de Charlus. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Et même la vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas. Elle ne parla jamais au narrateur, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Mais Aimé demanda au narrateur qui était l’homme qui accompagnait Jupien. Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec le narrateur. Le narrateur croyait qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et se figurait même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant le premier séjour du narrateur à Balbec, voir Mme de Villeparisis, il lui dit son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Aimé lui dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que le narrateur pourrait peut-être lui expliquer. Le narrateur avait pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Aimé était sérieux. Il avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que le narrateur le soupçonnait de mensonge quand Aimé lui dit ne pas le connaître. Le narrateur se trompait. M. de Charlus avait voulu séduire Aimé à plusieurs reprises mais en vain car Aimé s’était trouvé indisponible à chaque fois. Alors M. de Charlus lui avait écrit une lettre dans laquelle il avouait l’avoir trouvé antipathique la première fois qu’il l’avait vu. Suivaient alors dans la lettre des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. Charlus aurait voulu jouer aux cartes avec Aimé pour se donner l’illusion que son ami n’était pas mort. M. de Charlus aurait voulu agir avec Aimé comme avec son défunt ami, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel M. de Charlus consacrât la plus grande partie de ses revenus puisqu’il l’aimait comme un fils. Aimé en avait décidé autrement. Le baron en était persuédé. La lettre du baron était sa quatrième tentative d’approche et il donnait à Aimé son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc… M. de Charlus espérait qu’Aimé éprouverait quelqueregret et quelque remords. Il prétendait n’en garder aucune amertume.

Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand le narrateur lui eut expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont le narrateur était gêné pour M. de Charlus et que lui avait montrée le maître d’hôtel. Un homme amoureux d’une femme qui l’a éconduit peut permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’était pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.

Tous les jours, le narrateur sortait avec Albertine. Elle s’était décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’était plus fréquentée par personne et était connue de très peu. L’église était à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville. Ils y étaient allés une première fois, c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. Malgré cette brûlante température, ils avaient été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et le narrateur avait peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteignait pas. D’autre part, et dès leurs premières visites à Elstir, s’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, le narrateur s’était entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt les chercher. Pour avoir moins chaud ils prenaient par la forêt de Chantepie. Mais le narrateur n’était pas allé avec Albertine jusqu’à l’église. Elle l’avait effrayé en disant : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, il ne se sentait pas capable de le donner. Il n’en ressentait devant les belles choses que s’il était seul, ou feignait de l’être et se taisait. Puis le narrateur commanda, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau. Albertine en fut ravie. Le narrateur la fit monter dans sa chambre d’hôtel. Il voulait l’emmener chez les Verdurin et lui demanda de mettre un voile et une toque qu’il avait achetés pour elle. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, lui demanda de faire relever la capote de la voiture, qu’ils baisseraient ensuite pour être plus librement ensemble.

Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause du narrateur fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! ». Albertine voulut venir à la Raspelière avec le narrateur. Albertine fut étonnée d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Il était imprudent d’aller voir Mme Verdurin à l’improviste. Sauf le lundi, jour où elle recevait. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes, le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dans l’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, mais encore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ils faisaient, ou faisaient faire, aux environs. Elle affirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre.

Ces lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama.

De même qu’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif.

La Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir manqué sa visite, et le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours à l’heure du goûter. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne faisait au narrateur aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait un agréable incident.

Comme à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Des seigneurs de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. Quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant » pour la journée.

À l’étonnement que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autres qu’Albertine et le narrateur, ce dernier vit bien que le nouveau domestique, plein de zèle, mais à qui le nom du narrateur n’était pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Comme le narrateur et Albertine ne voulaient pas rester longtemps chez les Verdurin, ceux-ci se proposèrent de les accompagner dans leur promenade. Le plaisir que le narrateur s’était promis de prendre avec Albertine était si impérieux qu’il ne voulut pas permettre à la Patronne de le gâcher ; il inventa des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu’Albertine, hélas ! contredisait.  À la dernière minute, l’angoisse de se sentir ravir un bonheur si désiré donna au narrateur le courage d’être impoli. Il refusa nettement que la patronne l’attende, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait le consulter, il fallait absolument qu’il fût seul avec elle. Il se croyait brouillé avec Mme Verdurin, mais elle les rappela à la porte pour leur recommander de ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec leur voiture, qui était dangereuse la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en marche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avait fait envelopper pour eux. Ils passèrent devant Beaumont, que le narrateur avait visité la première année de son séjour à Balbec, c’était une hauteur où Mme de Villeparisis aimait à le conduire, parce que de là on ne voyait que l’eau et les bois. Il savait que Beaumont était quelque chose de très curieux, de très loin, de très haut, il n’avait aucune idée de la direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs. Beaumont était situé pour lui dans un autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, arriva à Beaumont. Ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont le narrateur le croyait si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région.

Ce que malheureusement le narrateur ignorait à ce moment-là et qu’il n’apprit que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui, s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si le narrateur avait su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de la vie du narrateur  à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités.

Charlus et Morel déjeunaient ou dînaient souvent dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Une fois, Morel avait affirmé à M. de Charlus être capable de repérer les femmes qui étaient lesbiennes. Pour les gigolos, il prétendait s’y connaître mieux encore. Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. Morel dit au baron qu’il désirait trouver une jeune fille bien pure, de s’en faire aimer et de lui prendre sa virginité. Il était prêt à lui promettre le mariage pour qu’elle accepte mais dès la petite opération menée à bien, il la plaquerait le soir même. Morel convoitait une petite couturière qui avait sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Morel sentit qu’il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que le narrateur l’appelât « cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet. Tandis que Morel le violoniste était dans les environs de Balbec, la fille de Jupien  ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec le narrateur, elle l’avait pris pour un « monsieur ». M. de Charlus dit à Morel qu’il le ferait jouer à Paris quand il intégrerait dans son interprétation le côté médiumnimique.

Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firent s’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide – dans des accès de vrai désespoir.

On verra comment, dans les plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait compris de travers, en les prenant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l’aristocratie. S’il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse, c’était sa réputation artistique et ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier, de se moquer de lui. Son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Morel s’y refusait énergiquement.

Tout en feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, le narrateur ne pensait qu’à Albertine. Il n’allait pas plus loin que la plaine qui dominait Gourville. Alors, il avait la joie de penser que, si ses regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de lui devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissaient Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de son amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à lui dans cette retraite indéfiniment agrandie.

Le narrateur se rappelait les chemins qu’il avait suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, il l’avait eue à Paris en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils prenaient pour lui la monotonie profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que suivait son caractère. Ces chemins lui rappelaient que son sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans son imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, son cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier.

Pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes.

Le narrateur descendit de voiture à Quetteholme, courut dans la raide cavée, passa le ruisseau sur une planche et trouva Albertine qui peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan de l’église comportait des anges. Albertine cherchait à en faire le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait. Puis Albertine et le narrateur rentraient. Bientôt l’auto filait, leur faisait prendre pour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Ils passaient devant Marcouville l’Orgueilleuse. Son église ne plaisait pas à Albertine car elle était restaurée. Elle se souvenait de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Albertine proposa d’aller le lendemain à Saint-Mars.

En quittant Marcouville, pour raccourcir, ils bifurquaient à une croisée de chemins où il y avait une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et demandait au narrateur d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel ils étaient tout arrosés. Quand Albertine avait bu, elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et le narrateur un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre les jambes de son ami, elle approchait de ses joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le narrateur avait peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en lui, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il lui semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à sa jalousie, elle le poussait à quitter le moins possible Albertine, bien qu’il sût qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en se séparant d’elle à jamais.

Un jour de beau temps ils allèrent déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon fut un moment à côté d’eux. Albertine répondit distraitement à ce que le narrateur lui disait. Elle regardait le garçon avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes le narrateur sentit qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par sa présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que le narrateur ne connaissait pas, ou seulement d’un regard que le garçon avait jeté à Albertine – et dont le narrateur était le tiers gênant et de qui on se cache. Mais dès les jours suivants le narrateur commença à oublier pour toujours cette impression pénible, car il avait décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, il avait fait promettre à Albertine, qui lui assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait jamais.

Le narrateur déposait Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et aller s’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute il ne la voyait pas tous les jours, mais pourtant il pouvait se dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus de place » ; et ils passaient ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans ses journées un enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait de l’auto que le narrateur allait lui renvoyer une heure après, il ne se sentait pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs. Il aurait pu se passer de la voir tous les jours ; il allait la quitter heureux, il sentait que l’effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours.

Pour le narrateur, la conversation d’une femme qu’on aimait ressemblait à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sentait à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible ; on apercevait çà et là son suintement perfide, mais elle-même restait cachée. Mais il demeurait jaloux des fêtes dont elle l’excluait quand elle allait chez sa tante ou avec une amie.

Malheureusement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exerçait pas d’action que sur lui ; elle lui donnait du calme ; elle causait à sa mère des inquiétudes dont la confession le détruisit. Comme il rentrait content, décidé à terminer d’un jour à l’autre une existence dont il croyait que la fin dépendait de sa seule volonté, sa mère lui dit, entendant qu’il faisait dire au chauffeur d’aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de l’argent ! elle lui demanda qu’il ne soit pas impossible de les rencontrer l’un sans l’autre. Sa vie avec Albertine, vie dénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus – cette vie qu’il comptait changer d’un jour à l’autre, en choisissant une heure de calme, lui redevint tout d’un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de sa maman, elle se trouva menacée. Il dit à sa mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Alors elle promit de ne pas lui en reparler pour ne pas empêcher que renaquît sa bonne intention.

Parfois, le narrateur allait chercher Albertine pour sortir de nuit. Alors il la voyait, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de lui dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’était comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à le caresser sans fin. Ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles qu’il avait vu passer la première fois devant l’horizon du flot, il le tenait serré contre le sien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant. Il finissait par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre leurs baisers de peur qu’on ne les vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec lui jusqu’à Balbec, d’où il la ramenait une dernière fois à Parville. Il ne rentrait à Balbec qu’avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence de son amie, gorgé d’une provision de baisers longue à épuiser. Sur sa table il trouvait un télégramme ou une carte postale. C’était d’Albertine encore ! Il se mettait au lit en les relisant. Alors il apercevait au-dessus des rideaux la raie du grand jour et il se disait qu’ils devaient s’aimer tout de même pour avoir passé la nuit à s’embrasser. Le lendemain, il regardait ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressant en face de lui l’énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de son après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait pris devant lui la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Et quand enfin le narrateur se décidait, quand, de l’air le plus indifférent qu’il pouvait, il demandait : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu’elle lui répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de sa longue inquiétude par une quiétude délicieuse, lui rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles il devait perpétuellement le bien-être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté.

Ils ne décommandaient l’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec lui, il en avait profité pour prévenir les gens qui désiraient le voir qu’il resterait à Balbec. Le narrateur donnait à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois que Saint-Loup était arrivé à l’improviste, le narrateur avait préféré se priver de voir Albertine plutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de calme heureux où le narrateur se trouvait depuis quelque temps et que fût sa jalousie renouvelée. Et il n’avait été tranquille qu’une fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de sa part. Jadis, songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui, le narrateur attachait un tel prix à le voir ! alors le narrateur songeait que les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Robert l’inquiéta affreusement en lui parlant des Verdurin, le narrateur avait peur qu’il ne lui demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que le narrateur n’eût cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir qu’il y trouvait avec Albertine. Mais heureusement Robert lui avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. Il trouvait le clan Verdurin un milieu clérical exaspérant. Pour lui, c’était une petite secte ; on était tout miel pour les gens qui en était, on n’avait pas assez de dédain pour les gens qui n’en étaient pas. La règle qu’il avait imposée à Saint-Loup de ne venir le voir que sur un appel de lui, le narrateur l’édicta aussi stricte pour n’importe laquelle des personnes avec qui il s’était peu à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs. Il était obligé d’avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par lui à venir, ne fut presque jamais Saniette, et il se l’était bien souvent reproché. Bien que Saniette fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Saniette tenait tant à ne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, dire au narrateur qu’il aurait grand plaisir à venir le voir à Balbec s’il ne craignait pas de le déranger. Une telle proposition n’eût pas effrayé le narrateur. Au contraire il n’offrait rien, mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un émail cuit. Le narrateur laissait venir, à la place, des gens qui étaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venait voir le narrateur de sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contre lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint voir le narrateur contre le gré de celui-ci, une lettre traînait sur la table. Au bout d’un instant le narrateur vit que Saniette n’écoutait que distraitement ce que le narrateur lui disait. Finalement il n’y put tenir, changea la lettre de place d’abord comme pour mettre de l’ordre dans la chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que, rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme le narrateur était souffrant ce jour-là, il lui demanda de reprendre le train suivant et de partir dans la demi-heure. Saniette ne doutait pas que le narrateur souffrît, mais répondit : « Je resterai une heure un quart, et après je partirai. » Depuis, le narrateur souffrait de ne pas lui avoir dit, chaque fois où il le pouvait, de venir.

Quand le narrateur et Albertine rentraient, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire le narrateur donnait au chauffeur. Il avait beau enfermer sa pièce ou son billet dans sa main close, les regards d’Aimé écartaient ses doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où le narrateur remontait par l’ascenseur, le lift lui dit : « Ce Monsieur est venu, il m’a laissé une commission pour vous. » Le lift lui dit ces mots d’une voix absolument cassée et en lui toussant et crachant à la figure. Le narrateur craignait de prendre la coqueluche qui, avec sa disposition aux étouffements, lui eût été fort pénible. Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, le narrateur lui dit : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? – C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme, la veille, le narrateur avait déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercher Albertine, il crut que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti », le lift lui apprenait par la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, le narrateur n’avait jamais fait de distinction entre les classes. C’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; il n’avait jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et il aurait pris indifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie.

Le narrateur ne pouvait, du reste, pas dire que cette façon qu’il avait de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par la maman du narrateur avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais sa mère était trop la fille de son grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudrait des siècles de bonté (celle de sa mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Le narrateur ne pouvait pas dire que chez sa mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine.

Le chauffeur était venu dire au narrateur que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Dès qu’il s’agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris.

À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne pas partir, le narrateur et Albertine durent se contenter pour leurs promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. Sans vouloir se fixer une date, le narrateur souhaitait que prit fin cette vie à laquelle il reprochait de lui faire renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui le retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien lui, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le lui actuel. Il éprouvait notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante, il était allé à cheval voir les Verdurin et qu’il avait pris dans les bois une route sauvage dont ils lui avaient vanté la beauté. Il reconnut le paysage montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que le narrateur avais vues chez la duchesse de Guermantes.

Tout à coup le cheval du narrateur se cabra ; il avait entendu un bruit singulier. Le narrateur eut peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis il leva vers le point d’où semblait venir ce bruit ses yeux pleins de larmes, et vit à une cinquantaine de mètres au-dessus de lui, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte lui parut ressembler à celle d’un homme. Il pleura aussi à la pensée que ce qu’il allait voir pour la première fois c’était un aéroplane. L’aviateur sembla hésiter sur sa voie puis il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

Le mécanicien demanda à Morel que les Verdurin remplacent leur break par une auto et leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Le cocher s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Il fut convenu que, pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Ce jour-là, Morel, qui venait avec le clan en promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres demanda au narrateur de prévenir Mme Verdurin pour qu’elle fasse porter ses instruments par le valet Howsler. Le narrateur comprit plus tard que Morel avait choisi Howsler parce que celui-ci était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à la maison, il aurait pu lui porter secours. Morel dit à Mme Verdurin que son cocher buvait et était couvert d’ecchymoses à force d’avoir versé. Mme Verdurin trembla à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle. Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui remettre de l’argent, mais de lui-même, il demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin fut si satisfaite de lui, qu’elle le recommanda chaleureusement au narrateur comme homme d’absolue confiance. Le narrateur qui ignorait tout, le prit à la journée à Paris.

En ce moment le narrateur était à la Raspelière où il venait dîner pour la première fois avec Albertine, et M. de Charlus avec Morel. Le narrateur fut  naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui les avait promenés, Albertine et lui. Mais le chauffeur lui débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et le narrateur n’eut pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec le narrateur, afin de lui exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Voyant que tout le monde faisait fête au narrateur à la Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui, puisqu’il lui avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs, cessa de se tenir éloigné de lui. Le narrateur attribua son changement d’attitude à l’influence de M. de Charlus. Comment aurait-il pu deviner alors ce qu’on lui dit ensuite, ce qui en tout cas, si c’était vrai, lui fut remarquablement caché par tous les deux : qu’Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à l’égard du narrateur lui permit de changer d’avis sur son compte. Il garda de son caractère la vilaine idée que lui en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme lui avait montrée quand il avait eu besoin de lui, suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas le voir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu’ils entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère n’était pas si uniformément laid et plein de contradictions. Le narrateur avait cru d’abord que son art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Morel répétait une phrase pour empêcher le narrateur de rien dire de lui à personne, c’était celle-ci, qu’il croyait littéraire, qui est à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au- dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il appelait la fourberie universelle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour le malheur du narrateur, à cause de ce qui devait en résulter après le retour de celui-ci à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).

En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautes d’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.

L’automne arriva. Le narrateur fredonnait inconsciemment le même air qu’à l’époque où il allait avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où il avait cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois. La première fois qu’il l’avait chantée, il commençait d’aimer Albertine, mais croyait qu’il ne la connaîtrait jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand il avait cessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour la première fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait que le narrateur finirait par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel.

Il faisait déjà nuit quand le narrateur et Albertine montaient dans l’omnibus ou la voiture qui allait les mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le premier président leur disait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Le premier président ne se rendait pas compte que ce qui plaisait au narrateur dans ces dîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme paraissait au narrateur d’autant plus vif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute l’atmosphère qui l’entourait.

Pour ne pas risquer que Cottard ne les aperçût pas, et n’ayant pas entendu crier la station, le narrateur ouvrit la portière, mais ce qui se précipita dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité il distingua les champs, il entendit la mer, ils étaient en rase campagne. Albertine, avant qu’ils rejoignent le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant le dîner, le narrateur avait alors éprouvé un petit mouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l’escalier, et il s’était senti si anxieux pendant qu’il était seul au salon, au milieu du petit clan, et se demandait ce que son amie faisait en haut, qu’il avait le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la sienne. Il était pour lui un gage de calme et aussi de la sollicitude de son amie. Car elle avait certainement deviné que le narrateur n’aimait pas qu’elle restât sans lui chez Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet. M. de Charlus montait dans un compartiment autre que celui des fidèles, en homme qui ne sait point si l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas été éprouvée, les toutes premières fois, par le docteur Cottard, qui avait voulu que les fidèles le laissent seul dans son compartiment. Il chuchotait à son égard des mots peu agréables. Il disait à ses camarades que Charlus était de la confrérie et que c’était une tapette. Comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul. Elle emmena le clan jusqu’à M. de Charlus.

Pour être averti de la froideur qu’on avait à son égard, M. de Charlus avait une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires. M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un propos qu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. Alors il se contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le docteur lui avait tendue. Mme Cottard allait dire à M. de Charlus qu’elle était très heureuse qu’il ait choisi ce pays pour y fixer ses tabernacles mais se reprit car ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion.

Le narrateur regarda pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte qu’il avait prêté au narrateur la première année. C’était un livre de sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au Baron de Charlus ».

Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au baron. Elle dit que toutes les religions étaient bonnes pourvu qu’elles étaient pratiquées sincèrement. M. de Charlus répondit qu’il avait appris que sa religion était la bonne et Mme Cottard pensa qu’il était un fanatique. Or, tout au contraire, le baron était non seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIe siècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus parfaitement réels. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père Éternel. Aussi l’erreur de Mme Cottard amusa-t-elle beaucoup le narrateur.

Le docteur Cottard, venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puis absorbé par les études, presque purement matérielles, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis plus d’autorité, mais non pas d’expérience. Alors il prit à la lettre ce mot d’« honoré », prononcé par M. de Charlus à son égard et en fut à la fois satisfait parce qu’il était vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. Le soir, Cottard dit à sa femme qu’il sentait Charlus sans relations. Et le plaignit.

Les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Ski et l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice. Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Tant que le violoniste n’était pas là, M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Le narrateur n’éprouvait plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensait pas à ce qu’elle faisait les jours où il ne la voyait pas, en revanche, quand il était là, une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison, lui était insupportable, et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, il se levait, plantait là les fidèles et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passait à côté. Jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Pourtant Mme Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoiselles ! ».

 

 

M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de Guermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie.

Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guermantes.

Le narrateur était d’autant plus heureux que M. de Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, qu’il était très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que le narrateur était dans le petit train, comblant de ses prévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, il y vit monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de Luxembourg. Mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, le narrateur n’avait jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de son hôtesse royale. Il eut du remords en voyant l’amie de sa grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) il causa assez longtemps avec elle. Il ignorait, du reste, absolument que Mme de Villeparisis savait très bien qui était sa voisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon. Plongée dans sa Revue des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres aux questions du narrateur et finit par lui dire qu’il lui donnait la migraine. Il ne comprenait rien à son crime. Elle ne lui reparla jamais depuis ce jour. Le narrateur comprit qu’elle avait parlé aux Verdurin car ceux-ci décourageaient le narrateur de faire une politesse à la princesse. Il fallait avoir vu l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire officiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permît d’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur. Le grand musicien ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet.

Actuellement le goût –platonique ou non – de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans des détails qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les protestations conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son public.

Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, le narrateur lui demandait ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, M. de Charlus lui répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Il cita le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie. M. de Charlus dit au narrateur que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Brichot répondit à M. de Charlus que pour lui les élucubrations de Balzac étaient effarantes, et qu’il lui avait toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. M. de Charlus rétorqua que Brichot disait cela car il ne connaissait pas la vie. Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait. Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire quand M. de Charlus avait prononcé le mot « pédérastie » avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. Ils comptaient bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel les rejoignait. Ski voulut ramener M. de Charlus à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Et montrant Albertine qui pourtant ne pouvait pas les entendre, il dit : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais le narrateur comprit bien que, pour M. de Charlus, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel. M. de Charlus dit au narrateur : « Vous savez qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière.

« De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron et lui dit qu’elle était habillée comme la princesse de Cadignan. Pour choisir des toilettes à Albertine, le narrateur s’inspirait du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française.

Morel fit des allusions affectueuses à la mémoire de l’oncle du narrateur. Cela touchait à ce que la famille du narrateur ne comptait pas rester toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où elle n’était venue loger qu’à cause de la grand’mère. Les parents du narrateur parlaient quelquefois d’un déménagement possible. Autrefois le grand-oncle du narrateur demeurait 40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme ils allaient beaucoup chez son oncle Adolphe jusqu’au jour fatal où le narrateur brouilla ses parents avec lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». L’oncle du narrateur avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel du 40 bis. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, le narrateur avait bien senti que cette nouvelle de Balzac ne lui faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Dans la nouvelle, il était question de la mauvaise réputation de Diane qui craignait tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples.

Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire lui avaient répondu que Morel était très apprécié des connaisseurs et ferait son chemin. Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. »

Morel sentant le narrateur sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à son endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec

elle. Non seulement il lui parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que lui répétait M. de Charlus, lui disait du narrateur, en son absence, les mêmes choses que Rachel disait du narrateur à Robert. Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le baron. Le narrateur vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Il était inconcevable que M. de Charlus ait supportés ces vexations ; et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. L’avantage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient généralement pas leur but car il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.

Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire  entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son Ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROLVS.

Si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant. Un jour Morel refusa de suivre M. de Charlus à Doncières après une visite chez les Verdurin et le narrateur vit le baron en larmes et hébété alors il proposa de lui tenir compagnie. Albertine accepta de les laisser seuls. Ils allèrent dans un café et le baron écrivit rapidement une lettre de huit pages qu’il fit porter au narrateur à Morel. De plus, il demanda au narrateur de dire à Morel qu’il avait rencontré le baron avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas, que M. de Charlus avait l’air très en colère, qu’il avait cru surprendre les mots d’envoi de témoins (M. de Charlus devait se battre le lendemain, en effet). Si Morel voulait revenir avec le narrateur, ce dernier ne devait pas l’en empêcher. Aussi le baron dit au narrateur qu’il se sentait redevable envers Albertine.

Il sembla au narrateur que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et il était révolté, si cela était ainsi, que Morel fût parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Son indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, le narrateur reconnut la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! »

Morel proposa au narrateur de passer la soirée avec lui mais le narrateur refusa. Quand il annonça à Moret l’objet de sa visite, toute la gaîté du violoniste disparut. Il ne voulut pas lire la lettre alors le narrateur parla du duel. Morel s’en foutait, ce vieux dégoûtant pouvait bien se faire zigouiller si ça lui plaisait. Pourtant, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. Alors il voulut voir le baron. Le narrateur emmena Morel au café où se trouvait toujours le baron. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins.

M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. Pourtant, il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. Il demanda au narrateur pourquoi il lui avait ramené Morel et le violoniste dit que c’était lui qui avait insisté pour venir. Morel supplia le baron de renoncer au duel. M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. Il fit croire à Morel que les lettres étaient partis et qu’il ne pouvait plus empêcher le duel et reprocha au violoniste son attitude. Le violoniste aurait dû se rendre compte des avantages qui résulteraient de sa relation avec le baron, au lieu de quoi il se moquait du baron auprès de ses camarades. M. de Charlus lui fit croire que ces camarades travaillaient à prendre sa place mais qu’il avait dédaigné les avances de ces larbins.

Le violoniste ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. Morel demanda à M. de Charlus de rester auprès de lui. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. Le baron avait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il demanda au narrateur de faire venir Elstir pour qu’il peigne son duel mais le peintre n’était pas sur la côte.

Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret.

Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Le docteur se dispensa d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait.

M. de Charlus approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Cottard se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet- apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Puis le baron lui lâcha la main et lui proposa de boire un verre mais le médecin refusa car il était président de la ligue antialcoolique. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise qu’il ne prêchait pas d’exemple.

M. de Charlus ramena Cottard auprès de Morel et du narrateur, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’autant plus que le motif du duel avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier arbitrairement mis en cause. Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait de respect, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que le narrateur ne lui avait jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître incita sa femme à s’asseoir. Le baron dit à Morel qu’il le ramènerait chez son père quand son service militaire serait terminé. En réalité, le baron voulait dire qu’il le ramènerait près de lui, se voyant comme un père spirituel.

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou envoyer le narrateur lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple comme le narrateur la lui avait toujours faite.

Le narrateur avait noté la disproportion entre l’importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre.

Une fois, le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. Le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards.

Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. Le baron et Jupien durent attendre encore une heure après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron. Quand on avait fait sortir le prince de Guermantes pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy, gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que le narrateur avait connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Le narrateur prit l’habitude, les jours où il ne pouvait voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Pierre de Verjus aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand le narrateur l’invitait à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Comme le narrateur était pour Aimé un client préféré, celui-ci était ravi qu’il donne de ces dîners extras.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers social existait. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans dire au narrateur  : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne.

Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que le narrateur apprit qu’elle était très grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand le narrateur sut qu’il était un vrai Crécy, il lui raconta qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dit qu’il pensait qu’il n’avait aucun rapport avec lui. Le narrateur pensa plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, qu’il connaissait Mme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, il ne se sentit pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là.

« Il est d’une très grande famille, dit un jour M. de Montsurvent au narrateur. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. C’était en ce double sens, en effet, que jouait avec le nom de Saylor cette devise qui était : « Ne sçais l’heure. »

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny. Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Il allait voir de nombreux spectacles parisiens et en recommandait au narrateur.

Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec le narrateur, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. Ils ne cessaient de consulter le narrateur sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Le narrateur leur conseilla d’inviter des amis de Saint-Loup en même temps que Mme Verdurin. Par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », les Cambremer déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Ils choisirent d’inviter Morel afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu’il tint spontanément.

Il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par

Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron qui mettait les Guermantes au-dessus de tout. Morel ne répondit donc pas à l’invitation des Cambremer, et le soir du dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en prince du sang.

 

La colère des Cambremer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Un jour, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et le narrateur revenaient en train d’un dîner à la Raspelière et les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec eux. Le narrateur demanda à M. de Charlus s’il trouvait que ces Cambremer n’étaient échappés des Scènes de la vie de Province de Balzac. Le baron voulut couper court à cette conversation car Brichot était amoureux de Mme de Cambremer mais le narrateur ne le savait pas. Quelques jours plus tard, il fallut bien qu’il se rende à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement Brichot accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà. Elle  prenait à ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Elle dit à Brichot que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir.

Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial.

Les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage.

La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Il présenta les excuses du baron. Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer expliqua au narrateur qu’il ne supportait pas que M. de Charlus soit extrêmement dreyfusard. Il évoqua Saint-Loup qu’il croyait aussi dreyfusard et devait se marier avec la nièce du prince de Guermantes, un autre dreyfusard. Le narrateur lui apprit que Saint-Loup n’était plus dreyfusard. Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. Mme Verdurin avait eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle avait trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec les Cambremer. Quand Mme de Cambremer sentit que Mme Verdurin s’imaginait que, parce qu’elle était sa locataire dans la Manche, elle aurait le droit de lui faire des visites à Paris, elle comprit qu’il fallait couper le câble. Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans leur wagon quand ils étaient sur la ligne.

Le narrateur revit, du reste, Mme Cambremer une autre fois parce qu’elle avait dit que sa « cousine » avait un drôle de genre et qu’il voulait savoir ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru rencontrer avec la « cousine ». Elle ne savait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompait pas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Le narrateur pensait que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus de démarquage. Il voulut demander à Albertine si c’était vrai. Mais aimait mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui qui questionne. Albertine ne racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort. Souvent, quand M. de Cambremer interpellait le narrateur de la gare, ce dernier venait avec Albertine de profiter des ténèbres du train de nuit, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.

Le retour, de même que l’aller, si, en donnant au narrateur quelque impression de poésie, réveillait en lui le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et lui faisait par-là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement leurs relations, le rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avec eux ou leur disaient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l’imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui l’avaient tant fait rêver depuis le jour où il les avait entendus, le premier soir où il avait voyagé avec sa grand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, leur en avait plus complètement expliqué les étymologies. Brichot évoqua les envahisseurs normands, allemands, saxons, goths et même maures dont on retrouvait traces dans les noms de lieux. A Doncières, M. de Charlus dit, avec un effroi simulé

– Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter.

Brichot dit à Cottard : Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps.

Pendant ces retours (comme à l’aller), le narrateur disait à Albertine de se vêtir, car il savait bien qu’à Amnancourt, à Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, ils auraient de courtes visites à recevoir. C’étaient des amis de Saint-Loups ou Saint-Loup qui venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, le narrateur tenait Albertine prisonnière sous son regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant il interrompit sa garde. Bloch lui demanda de venir dire bonjour à son père. Le narrateur n’avait pas envie de sortir du train et de laisser Albertine seule avec Saint-Loup. Mais il ne voulait pas avoir l’air de manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait qu’il y manquait, et de sentir que Bloch s’imaginait qu’il n’était pas le même avec ses amis bourgeois quand il y avait des gens « nés ». De ce jour Bloch cessa de lui témoigner la même amitié, et, ce qui était plus pénible au narrateur, n’eut plus pour son caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif qui l’avait fait rester dans le wagon, il lui eût fallu lui dire quelque chose – à savoir qu’il était jaloux d’Albertine – qui lui eût été encore plus douloureux que de le laisser croire qu’il était stupidement mondain. Bloch avait tous les défauts qui déplaisaient le plus au narrateur. Sa tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables.

Ainsi, dans ce simple moment où le narrateur causait avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch lui dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé du narrateur avec les plus grands éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». Comme Mme Bontemps croyait Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu’il aurait accordé au narrateur ferait plus que ce que tous les autres avaient pu dire, cela reviendrait à Albertine. Si Bloch, tout en le désolant en ne pouvant comprendre la raison qui l’empêchait d’aller saluer son père, l’avait exaspéré en lui avouant qu’il l’avait déconsidéré chez Mme Bontemps, l’ami du narrateur avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement.  Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement le narrateur ne pouvait rester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux des avances qu’ils avaient pu faire à Bloch (comme M. de Charlus), le narrateur tâchait de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n’avoir pas vu Bloch davantage. Selon son habitude, il se garda de le montrer. Sans en avoir l’air M. de Charlus demanda au narrateur si Bloch écrivait, s’il avait du talent. Le narrateur dit à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de dire à Bloch qu’il espérait le revoir. Mais le baron fit semblant de n’avoir rien entendu. Puis il demanda où logeait Bloch. Le narrateur lui dit que Bloch avait loué à la Commanderie. Charlus feignit de mépriser Bloch. Car un Juif ne pouvait pas selon lui habiter chez les Chevaliers de l’Ordre de Malte dont lui-même faisait partie. Puis il chercha à connaître l’adresse de Bloch à Paris mais le narrateur ne la connaissait pas. Mais il savait que les bureaux du père de Bloch étaient rue des Blancs-Manteaux. Pour Charlus, c’était sacrilège car ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue avait toujours été à des ordres religieux. La profanation était d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y avait une rue, dont le nom lui échappait, et qui était tout entière concédée aux Juifs. Charlus voulut se rattraper en disant que la politique n’était pas de son ressort et il ne pouvait pas condamner en bloc, puisque Bloch il y avait, une nation qui comptait Spinoza parmi ses enfants illustres. Mais enfin un ghetto était d’autant plus beau qu’il était plus homogène et plus complet. Charlus raconta que c’était par-là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi on le fit bouillir lui-même, ce que le baron trouvait plus étrange encore puisque cela avait l’air de signifier que le corps d’un Juif pouvait valoir autant que le corps du Bon Dieu. Ce discours antijuif avait été comiquement coupé, pour le narrateur, par une phrase que Morel lui chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de l’impression que Bloch avait produite, le remercia à l’oreille de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin ! »

Le baron demanda au narrateur par quel moyens de transport voyageait Bloch et fut surpris d’apprendre que c’était par une chaise de poste. Le train repartait et Saint-Loup les quitta. Mais ce jour fut le seul où, en montant dans leur wagon, il fit, à son insu, souffrir le narrateur par la pensée qu’il eut un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne le tortura pas. Car d’elle-même Albertine, pour éviter au narrateur toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque des autres voyageurs. Le nom de Saint- Pierre-des-Ifs annonçait seulement au narrateur qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui il pourrait parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui l’avait tant fait rêver autrefois, ce qu’il voyait comme si son grès antique était devenu transparent, c’était la belle maison d’un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle il savait qu’on serait toujours content de le recueillir s’il ne voulait pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré.

Lors de ses retours, le narrateur voyait M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait lui demander s’il ne voulait pas qu’il « l’enlevât » pour le garder quelques jours à Féterne. M. de Cambremer lui proposa de s’installer à Féterne, pour causer de ses étouffements avec sa sœur. Le narrateur croisait également M. de Crécy. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec eux que le narrateur avait toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance.

Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, n’évoquaient même plus au narrateur les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où il les avait vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel : Égleville, celle où les attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec le narrateur. Non seulement il n’éprouvait plus la crainte anxieuse d’isolement qui l’avait étreint le premier soir, mais il n’avait plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de se sentir dépaysé ou de se trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne. Le sifflet du petit tram ne leur faisait quitter un ami que pour leur permettre d’en retrouver d’autres. Si une journée par hasard était devenue vacante, le narrateur n’avait plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle il était jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse qu’il en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour lui un vrai pays de connaissances. L’Indicateur des chemins de fer, lui étaient devenus si familiers que cet indicateur même, il aurait pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Le bénéfice qu’il en tirait, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine lui apparaissait comme une folie.

 

Chapitre quatrième

Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.

 

Le narrateur n’attendait qu’une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir, comme sa mère partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa mère, le laissant pour qu’il profite de l’air de la mer, il lui avait annoncé qu’irrévocablement il était décidé à ne pas épouser Albertine et allait cesser prochainement de la voir. Il était content d’avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à sa mère la veille de son départ. Elle ne lui avait pas caché que c’en avait été en effet une très vive pour elle.

En revenant de la Raspelière, se sentant particulièrement heureux et détaché d’Albertine, il s’était décidé, maintenant qu’il n’y avait plus qu’eux deux dans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité était qu’il aimait Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, il lui dirait qu’il était triste de son autre amour et qu’elle l’aiderait à le consoler. Il souriait intérieurement en pensant à cette conversation, car de cette façon il donnerait à Andrée l’illusion qu’il ne l’aimait pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de lui et il profiterait joyeusement et doucement de sa tendresse.

Le narrateur et Albertine approchaient de Parville, il sentit qu’ils n’auraient pas le temps ce soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Il se contenta donc de parler avec elle du dîner qu’ils avaient fait chez les Verdurin. Il lui fit comprendre qu’il voulait « lâcher » le clan et elle comprit, le sentant nerveux. Albertine lui parla d’une amie plus âgée qu’elle, qui lui avait servi de mère, de sœur, avec qui elle avait passé à Trieste ses meilleures années et que, d’ailleurs, elle devait dans quelques semaines retrouver à Cherbourg. C’était la meilleure amie de la fille de Vinteuil, et elle connaissait presque autant la fille de Vinteuil. Si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans le cœur du narrateur, une image tenue en réserve pendant tant d’années. Il se rappela cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où il avait dangereusement laissé s’élargir en lui la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme. C’était une « terra incognita » terrible où il venait d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. C’était quelque chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que son esprit n’aurait su inventer, mais qu’il appréhendait obscurément quand il s’inquiétait tout en voyant Albertine auprès d’Andrée.

Le narrateur pensait que c’est souvent seulement par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter.

Albertine descendit à Parville. Cette séparation fit si mal au narrateur qu’il la rattrapa, la tira désespérément par le bras et lui demanda : « Est-ce qu’il serait matériellement impossible que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? Elle répondit qu’elle tombait de sommeil. Il insista et elle accepta.

La mère du narrateur dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à un autre étage, il rentra dans la sienne. Il s’assit près de la fenêtre, réprimant ses sanglots pour que sa mère, qui n’était séparée de lui que par une mince cloison, ne l’entendît pas. Nulle journée maintenant ne serait plus pour lui nouvelle, n’éveillerait plus en lui le désir d’un bonheur inconnu, et prolongerait seulement ses souffrances, jusqu’à ce qu’il n’eût plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard lui avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour lui. Ce qu’il avait redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que son instinct dégageait de tout son être, et ce que ses raisonnements dirigés par son désir lui avaient peu à peu fait nier, c’était vrai ! Il revoyait la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Lui qui ne s’était jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, il sentit que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne lui apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement de son martyre. Il sonna le lift, qui faisait fonction de veilleur de nuit, et lui demanda d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que le narrateur avait quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pouvait le recevoir. Le lift revint pour lui annoncer qu’Albertine allait venir dans sa chambre. Le narrateur dit à Albertine qu’il avait quitté une femme qu’il avait dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour lui. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours il se demandait s’il aurait le courage de ne pas lui télégraphier qu’il revenait et il avait envoyé le télégramme. C’était pourquoi il avait demandé à Albertine de venir à Balbec avec lui. Il voulait lui dire adieu s’il devait se tuer de désespoir. Il pleura. Albertine était sincèrement émue d’un chagrin dont il pouvait lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. Elle lui annonça qu’elle resterait tout le temps avec lui. Elle lui offrait l’unique remède contre le poison qui le brûlait, homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également dérivés d’Albertine.

 

Albertine allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que le narrateur voulait avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Là, il pourrait la surveiller plus facilement. Il pourrait demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de... que le narrateur avait rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait la grande préoccupation du narrateur. La passion mystérieuse avec laquelle il avait pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), le narrateur l’éprouvait encore mais, par une interversion des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaque maison, elle était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui étaient déjà tristes au narrateur en elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin qu’il y avait ressenti quand, autrefois, elles le séparaient, tout le temps des vacances du jour de l’an, de Gilberte. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s’abattre sur elle, il donnait le visage enflammé d’Albertine, d’Albertine qu’il entendit lancer en s’enfuyant, puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond. Sa rivale n’était pas semblable à lui, ses armes étaient différentes, il ne pouvait pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement.

A présent, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, le narrateur aurait supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, il lui en aurait infligé, il l’aurait isolée, enfermée, il lui eût pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Ce qui lui déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil. Et pourtant il savait bien que cette localisation de sa jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où il sentait que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à la chambre de Combray, de la salle à manger où le narrateur entendait causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, sa maman qui ne viendrait pas lui dire bonsoir. Il pensait maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite qu’il aurait voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel.

Maintenant que la révélation de l’intimité de son amie avec Mlle Vinteuil lui devenait une quasi-certitude, il lui semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec lui, elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch le rendait fou. Alors il lui proposa d’aller vivre avec lui à Paris car il fallait l’empêcher d’être seule. La mère du narrateur allait partir pour Combray et son père était en voyage d’inspection. Sa mère devait allait voir une tante atteinte d’un cancer. La mère du narrateur voulait apporter les doux entretiens que la tante n’était pourtant pas venue offrir à sa grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, sa mère s’occuperait de certains travaux que sa grand’mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille.

Le narrateur se demanda si Albertine avait compris que la femme, avec qui le narrateur avait prétendu devoir se marier, n’existait pas, et que si, cette nuit-là, il avait parfaitement voulu mourir, c’est parce qu’Albertine lui avait étourdiment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil. Pourtant, ce jour-là, Albertine lui dit qu’il était fou de rejeter cette femme car tout le monde voulait vivre auprès de lui, et tout le monde le recherchait. On ne parlait que de lui chez Mme Verdurin et Albertine savait qu’on ne parlait que de lui dans le plus grand monde aussi. Mais le narrateur lui répondit qu’il ne voulait être consolé que par elle, en ce moment, à Paris. Il fit même vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que leurs caractères ne concorderaient pas. Malgré lui, toujours poursuivi dans sa jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette, il était trop porté à croire que, du moment qu’il aimait, il ne pouvait pas être aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à lui une femme. C’étaient les sentiments qu’il pouvait inspirer que sa jalousie lui faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur lui et Albertine. Le dévouement d’Albertine fléchissait déjà. Elle avait dit au narrateur qu’elle ne le quitterait pas et à présent, elle voulait partir pour Maineville. Elle voulait récupérer son courrier et avertir sa tante qu’elle logerait à Paris. Le narrateur proposa d’envoyer le lift s’occuper de cela et Albertine accepta. Elle était désireuse de se montrer gentille mais contrariée d’être asservie.

Dans le petit chemin de fer d’intérêt local, malgré toutes ses précautions pour ne pas être vu, le narrateur rencontra M. de Cambremer qui, à la vue des malles, blêmit, car il comptait sur lui pour le surlendemain. Pendant que M. de Cambremer lui parlait, le narrateur redoutait de voir apparaître M. de Crécy implorant d’être invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à l’inviter. Le narrateur pensa que les maîtresses qu’il avait le plus aimées n’avaient coïncidé jamais avec son amour pour elles. Quand il les voyait, quand il les entendait, il ne trouvait rien en elles qui ressemblât à son amour et pût l’expliquer. Pourtant sa seule joie était de les voir, sa seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur le narrateur d’exciter son amour, c’est-à-dire de diriger toutes ses actions et de causer toutes ses souffrances. Il avait été secoué par ses amours, les avait vécues, les avait senties : jamais il n’avait pu arriver à les voir ou à les penser. Les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que le narrateur eût été incapable de trouver lui-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de son cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, il aurait pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.

En embrassant Albertine comme il embrassait sa mère, à Combray, pour calmer son angoisse, le narrateur croyait presque à l’innocence de son amie ou, du moins, il ne pensait pas avec continuité à la découverte qu’il avait faite de son vice. Mais maintenant qu’il était seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour lui. Il ne put retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui lui parut symboliser le sanglant sacrifice qu’il allait avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de sa vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de son chagrin quotidien et du sang de sa plaie, l’œuf d’or du soleil.

Mais à ce moment, contre toute attente, la porte s’ouvrit et, le cœur battant, il lui sembla voir sa grand’mère devant lui, comme en une de ces apparitions qu’il avait déjà eues, mais seulement en dormant. C’était sa mère qui lui dit : « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère », avec douceur, comme pour calmer l’effroi du narrateur, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui n’avait jamais connu la coquetterie. Depuis longtemps déjà sa mère ressemblait à sa grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse maman qu’avait connue son enfance. Mais il n’y avait plus songé. Sa mère lui dit qu’elle avait entendu ses pleurs et cela l’avait réveillée. Elle lui montra la fenêtre mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, qu’elle lui montrait, il voyait, avec des mouvements de désespoir qui n’échappaient pas à sa mère, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » en parlant de la photo de Vinteuil. La mère du narrateur se rappela qu’il avait dit qu’Albertine l’ennuyait un peu, qu’il était content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Elle était désolée car elle devait partir le lendemain et n’aurait pas le temps de le consoler. Sa mère avait cet air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s’était résignée à passer la nuit auprès de lui, cet air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui de sa grand’mère lui permettant de boire du cognac. Il lui annonça qu’il allait se marier avec Albertine. Il y avait réfléchi toute la nuit.

 

 

2 novembre 2024

La Duchesse de Langeais (Balzac)

 

Il existe dans une ville espagnole située sur une île de la Méditerranée, un couvent de Carmélites Déchaussées où la règle de l’Ordre institué par sainte Thérèse s’est conservée dans la rigueur primitive de la réformation due à cette illustre femme. Si le nom de l’Empereur vint bruire jusque sur cette plage, il est douteux que son fantastique cortège de gloire et les flamboyantes majestés de sa vie météorique aient été comprises par les saintes filles agenouillées dans ce cloître. Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique. Nul couvent n’était plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas, exigé par la vie religieuse. Nulle autre part que sur ce rocher à demi européen, africain à demi, ne pouvaient se rencontrer autant d’harmonies différentes qui toutes concourussent à si bien élever l’âme, à en égaliser les impressions les plus douloureuses, à en attiédir les plus vives, à faire aux peines de la vie un lit profond. Ce monastère avait été construit à l’extrémité de l’île, au point culminant du rocher. Ce roc était protégé de toute atteinte par des écueils dangereux qui se prolongeaient au loin, et dans lesquels se jouait le flot brillant de la Méditerranée. Il fallait donc être en mer pour apercevoir les quatre corps du bâtiment carré. Du côté de la ville, l’église masquait entièrement les solides constructions du cloître. Intérieurement, l’église se partageait en trois nefs sombres et mystérieuses. La furie des vents ayant sans doute interdit à l’architecte de construire latéralement ces arcs-boutants qui ornent presque partout les cathédrales, et entre lesquels sont pratiquées des chapelles, les murs qui flanquaient les deux petites nefs et soutenaient ce vaisseau, n’y répandaient aucune lumière. Lors de l’expédition française faite en Espagne pour rétablir l’autorité du roi Ferdinand VII, et après la prise de Cadix, un général français, venu dans cette île pour y faire reconnaître le gouvernement royal, y prolongea son séjour, dans le but de voir ce couvent, et trouva moyen de s’y introduire. Le duc d’Angoulême était encore en Espagne, et de toutes les fautes que pouvait impunément commettre un homme aimé par le généralissime, celle-là seule l’eût trouvé sans pitié. Ce général avait sollicité sa mission afin de satisfaire une secrète curiosité, quoique jamais curiosité n’ait été plus désespérée. Mais cette dernière tentative était une affaire de conscience. La maison de ces Carmélites était le seul couvent espagnol qui eût échappé à ses recherches. Pendant la traversée, qui ne dura pas une heure, il s’éleva dans son âme un pressentiment favorable à ses espérances. Il rencontra sous ces murailles et dans ces chants de légers indices qui justifièrent son frêle espoir. Enfin, quelque légers que fussent des soupçons si bizarrement réveillés, jamais passion humaine ne fut plus violemment intéressée que ne l’était alors la curiosité du général.

Une heure après que le général eut abordé cet îlot, l’autorité royale y fut rétablie. Quelques Espagnols constitutionnels, qui s’y étaient nuitamment réfugiés après la prise de Cadix, s’embarquèrent sur un bâtiment que le général leur permit de fréter pour s’en aller à Londres. Il n’y eut donc là ni résistance ni réaction. Cette petite Restauration insulaire n’allait pas sans une messe, à laquelle durent assister les deux compagnies commandées pour l’expédition. Le général avait espéré pouvoir obtenir, dans l’église, quelques renseignements sur les religieuses enfermées dans le couvent, dont une d’elles peut-être lui était plus chère que la vie et plus précieuse que l’honneur. Ses espérances furent d’abord cruellement déçues. La messe fut, à la vérité, célébrée avec pompe. En faveur de la solennité, les rideaux qui cachaient habituellement le chœur furent ouverts, et en laissèrent voir les richesses, les précieux tableaux et les chasses ornées de pierreries dont l’éclat effaçait celui des nombreux ex-voto d’or et d’argent attachés par les marins de ce port aux piliers de la grande nef. Les religieuses s’étaient toutes réfugiées dans la tribune de l’orgue. Cependant, malgré ce premier échec, durant la messe d’actions de grâces, se développa largement le drame le plus secrètement intéressant qui jamais ait fait battre un cœur d’homme. La sœur qui touchait l’orgue excita un si vif enthousiasme qu’aucun des militaires ne regretta d’être venu à l’office. Le général resta calme et froid en apparence. Par un singulier hasard, la musique des orgues paraissait appartenir à l’école de Rossini, le compositeur qui a transporté le plus de passion humaine dans l’art musical. Parmi les partitions dues à ce beau génie, la religieuse semblait avoir plus particulièrement étudié celle du Mose, sans doute parce que le sentiment de la musique sacrée s’y trouve exprimé au plus haut degré. Enfin, au Te Deum, il fut impossible de ne pas reconnaître une âme française dans le caractère que prit soudain la musique.

Le général était sorti pendant le Te Deum, il lui avait été impossible de l’écouter. Le jeu de la musicienne lui dénonçait une femme aimée avec ivresse, et qui s’était si profondément ensevelie au cœur de la religion et si soigneusement dérobée aux regards du monde, qu’elle avait échappé jusqu’alors à des recherches obstinées adroitement faites par des hommes qui disposaient et d’un grand pouvoir et d’une intelligence supérieure. Le soupçon réveillé dans le cœur du général fut presque justifié par le vague rappel d’un air délicieux de mélancolie, l’air de Fleuve du Tage, romance française dont souvent il avait entendu jouer le prélude dans un boudoir de Paris à la personne qu’il aimait, et dont cette religieuse venait alors de se servir pour exprimer, au milieu de la joie des triomphateurs, les regrets d’une exilée. Terrible sensation ! Espérer la résurrection d’un amour perdu, le retrouver encore perdu, l’entrevoir mystérieusement, après cinq années pendant lesquelles la passion s’était irritée dans le vide, et agrandie par l’inutilité des tentatives faites pour la satisfaire ! le général sortit brusquement et descendit la rue montueuse qui conduisait à cette église, et ne s’arrêta qu’au moment où les sons graves de l’orgue ne parvinrent plus à son oreille. Incapable de songer à autre chose qu’à son amour, dont la volcanique éruption lui brûlait le cœur, le général français ne s’aperçut de la fin du Te Deum qu’au moment où l’assistance espagnole descendit par flots. Il sentit que sa conduite ou son attitude pouvaient paraître ridicules, et revint prendre sa place à la tête du cortège, en disant à l’alcade et au gouverneur de la ville qu’une subite indisposition l’avait obligé d’aller prendre l’air. Puis, afin de pouvoir rester dans l’île, il songea soudain à tirer parti de ce prétexte d’abord insouciamment donné. Objectant l’aggravation de son malaise, il refusa de présider le repas offert par les autorités insulaires aux officiers français ; il se mit au lit, et fit écrire au major général pour lui annoncer la passagère maladie qui le forçait de remettre à un colonel le commandement des troupes. Cette ruse si vulgaire, mais si naturelle, le rendit libre de tout soin pendant le temps nécessaire à l’accomplissement de ses projets. En homme essentiellement catholique et monarchique, il s’informa de l’heure des offices et affecta le plus grand attachement aux pratiques religieuses, piété qui, en Espagne, ne devait surprendre personne. Le lendemain même, pendant le départ de ses soldats, le général se rendit au couvent pour assister aux vêpres. Il trouva l’église désertée par les habitants qui, malgré leur dévotion, étaient allés voir sur le port l’embarcation des troupes. Il y marcha bruyamment, il toussa, il se parla tout haut à lui-même pour apprendre aux religieuses, et surtout à la musicienne, que, si les Français partaient, il en restait un. Ce singulier avis fut-il entendu, compris ?... le général le crut. Au Magnificat, les orgues semblèrent lui faire une réponse qui lui fut apportée par les vibrations de l’air. L’âme de la religieuse vola vers lui sur les ailes de ses notes, et s’émut dans le mouvement des sons. La musique éclata dans toute sa puissance. En effet, la joie de la religieuse n’eut pas ce caractère de grandeur et de gravité qui doit s’harmonier avec les solennités du Magnificat ; elle lui donna de riches, de gracieux développements, dont les différents rythmes accusaient une gaieté humaine. Son mode changeant avait quelque chose de désordonné comme l’agitation de la femme heureuse du retour de son amant. La musicienne, passant du majeur au mineur, sut instruire son auditeur de sa situation présente. Soudain elle lui raconta ses longues mélancolies et lui dépeignit sa lente maladie morale. Après quelques molles ondulations, sa musique prit, de teinte en teinte, une couleur de tristesse profonde. Enfin tout à coup les hautes notes firent détonner un concert de voix angéliques, comme pour annoncer à l’amant perdu, mais non pas oublié, que la réunion des deux âmes ne se ferait plus que dans les cieux. Le général comprit dans toute leur étendue, les images dont abonda cette brûlante symphonie, et pour lui ces accords allaient bien loin. Pour lui, comme pour la sœur, ce poème était l’avenir, le présent et le passé. Les vêpres finies, il revint chez l’alcade, où il était logé. Restant d’abord en proie aux mille jouissances que prodigue une satisfaction longtemps attendue, péniblement cherchée, il ne vit rien au-delà. Il était toujours aimé. La solitude avait grandi l’amour dans ce cœur, autant que l’amour avait été grandi dans le sien par les barrières successivement franchies et mises par cette femme entre elle et lui !

Le lendemain, le général retourna à l’église, il se plaça près de la grille ; son front touchait le rideau ; il aurait voulu le déchirer, mais il n’était pas seul : son hôte l’avait accompagné par politesse, et la moindre imprudence pouvait compromettre l’avenir de sa passion, en ruiner les nouvelles espérances. La musicienne des deux jours précédents ne tenait plus le clavier. Tout fut pâle et froid pour le général. Il entendit résonner près de lui la voix de la personne qu’il adorait, il en reconnut le timbre clair. C’était donc bien elle ! Toujours Parisienne, elle n’avait pas dépouillé sa coquetterie, quoiqu’elle eût quitté les parures du monde pour le bandeau, pour la dure étamine des Carmélites.

L’alcade vint rejoindre son hôte, il le trouva fondant en larmes à l’Élévation, qui fut chantée par la religieuse, et l’emmena chez lui. Surpris de rencontrer tant de dévotion dans un militaire français, l’alcade avait invité à souper le confesseur du couvent, et il en prévint le général, auquel jamais nouvelle n’avait fait autant de plaisir. Pendant le souper, le confesseur fut l’objet des attentions du Français, dont le respect intéressé confirma les Espagnols dans la haute opinion qu’ils avaient prise de sa piété. Il demanda gravement le nombre des religieuses, des détails sur les revenus du couvent et sur ses richesses, en homme qui paraissait vouloir entretenir poliment le bon vieux prêtre des choses dont il devait être le plus occupé. Puis il s’informa de la vie que menaient ces saintes filles. Le général apprit qu’il était impossible à un homme d’entrer dans un couvent de Carmélites Déchaussées, à moins qu’il ne soit prêtre et attaché par l’archevêque au service de la Maison. Aucune religieuse ne sortait. Cependant la grande sainte (la mère Thérèse) a souvent quitté sa cellule. Le Visiteur ou les Mères Supérieures peuvent seules permettre à une religieuse, avec l’autorisation de l’archevêque, de voir des étrangers, surtout en cas de maladie. L’archevêque parla d’une Française, la sœur Thérèse, qui dirigeait la musique de la Chapelle. Le général feignit la surprise. Mais il demanda à la voir. L’archevêque promit d’en parler à la Mère supérieure. Le général demanda quel âge avait Thérèse et l’ecclésiastique répondit qu’elle n’avait plus d’âge. Le lendemain matin, avant la sieste, le confesseur vint annoncer au Français que la sœur Thérèse et la Mère consentaient à le recevoir à la grille du parloir, avant l’heure des vêpres.

Le prêtre revint le chercher, et l’introduisit dans le couvent ; il le guida sous une galerie qui longeait le cimetière, et dans laquelle quelques fontaines, plusieurs arbres verts et des arceaux multipliés entretenaient une fraîcheur en harmonie avec le silence du lieu. Parvenus au fond de cette longue galerie, le prêtre fit entrer son compagnon dans une salle partagée en deux parties par une grille couverte d’un rideau brun. Le général devint calme dans ce calme domestique. Quelque chose de grand comme la tombe le saisit sous ces frais planchers. Un léger bruit fit tressaillir cet homme, le rideau brun se tira ; puis il vit dans la lumière une femme debout, mais dont la figure lui était cachée par le prolongement du voile plié sur la tête : suivant la règle de la maison, elle était vêtue de cette robe dont la couleur est devenue proverbiale. Le général ne put apercevoir les pieds nus de la religieuse, qui lui en auraient attesté l’effrayante maigreur ; cependant, malgré les plis nombreux de la robe grossière qui couvrait et ne parait plus cette femme, il devina que les larmes, la prière, la passion, la vie solitaire l’avaient déjà desséchée. La main glacée d’une femme, celle de la Supérieure sans doute, tenait encore le rideau ; et le général, ayant examiné le témoin nécessaire de cet entretien, rencontra le regard noir et profond d’une vieille religieuse. Le général demanda à la duchesse si la Supérieure parlait français. La religieuse répondit qu’ici, il n’y avait pas de duchesse. Elle dit que sa compagne était sa Mère en Dieu et sa Supérieure ici-bas. Ces paroles, si humblement prononcées par la voix qui jadis s’harmoniait avec le luxe et l’élégance au milieu desquels avait vécu cette femme, reine de la mode à Paris, par une bouche dont le langage était jadis si léger, si moqueur, frappèrent le général comme l’eût fait un coup de foudre. Elle ajouta que la Supérieure ne parlait que le latin et l’espagnol. Alors le général, qui ne parlait ni l’un ni l’autre, demanda à la religieuse de l’excuser auprès de la Mère. Le général avait menti. Il comprenait l’espagnol. Il comprit que la religieuse avouait à la Supérieure connaître le général et elle reçut l’ordre de se retirer. La religieuse prétendit que le général était un de ses frères. Alors la Supérieure se ravisa et autorisa Thérèse à parler au général. Puis la religieuse dit au général qu’elle avait commis un péché mortel pour lui parler. Elle ajouta qu’elle priait chaque jour pour son salut. Le général appela la religieuse par son ancien prénom, Antoinette. Mais elle lui demanda de l’appeler Thérèse car elle était devenue la sœur Thérèse. Les souvenirs du passé lui faisaient mal. Elle lui demanda de se modérer pour ne pas trahir ses sentiments devant la Mère Supérieure. Le général inclina la tête comme pour se recueillir. Quand il leva les yeux sur la grille, il aperçut, entre deux barreaux, la figure amaigrie, pâle, mais ardente encore de la religieuse. Son teint, où jadis fleurissaient tous les enchantements de la jeunesse, où l’heureuse opposition d’un blanc mat contrastait avec les couleurs de la rose du Bengale, avait pris le ton chaud d’une coupe de porcelaine sous laquelle est enfermée une faible lumière. La belle chevelure dont cette femme était si fière avait été rasée. Un bandeau ceignait son front et enveloppait son visage. Ses yeux, entourés d’une meurtrissure due aux austérités de cette vie, lançaient, par moments, des rayons fiévreux, et leur calme habituel n’était qu’un voile. Enfin, de cette femme il ne restait que l’âme. Le général lui dit qu’il l’avait cherchée dans le monde entier pendant cinq ans. Il avait dépensé sa vie à la chercher dans les couvents. Si elle avait été vraie jadis dans ses remords, elle ne devait pas hésiter à le suivre à présent. Elle répondit qu’elle n’était pas libre. Alors il lui annonça que le duc était mort et elle rougit. Ce n’était pas ce lien qui la retenait mais ses vœux. Le général était prêt à demander au pape un bref pour la délivrer de ses serments. Elle lui expliqua qu’elle l’aimait bien mieux à présent car elle ne le voyait plu avec les yeux du corps. Elle priait pour qu’Armand soit heureux dans l’autre monde pour l’éternité. Armand lui demanda si elle voulait le suivre. Elle répondit qu’elle ne le quittait pas. Elle vivait dans son cœur, mais autrement que par un intérêt de plaisir mondain, de vanité, de jouissance égoïste ; elle vivait ici pour lui, pâle et flétrie, dans le sein de Dieu. Armand rétorqua que dans la sœur Thérèse, il reconnaissait toujours la duchesse ignorante des plaisirs de l’amour, et toujours insensible sous les apparences de la sensibilité. Il menaça de se tuer. Antoinette appela la Supérieure pour lui avouer que cet homme était son amant. Aussitôt le rideau tomba. Le général, demeuré stupide, entendit à peine les portes intérieures se fermant avec violence. Il en conclut qu’Antoinette l’aimait encore et qu’il fallait la délivrer de ce couvent. Le général quitta l’île, revint au quartier- général, il allégua des raisons de santé, demanda un congé et retourna promptement en France.

Armand et Antoinette s’étaient rencontrés dans le Faubourg Saint-Germain. Ce que l’on nomme en France le faubourg Saint-Germain n’est ni un quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui se puisse nettement exprimer. Le Paris de la haute classe et de la noblesse y a son centre. Les habitudes d’un quartier marchand ou manufacturier ne sont-elles pas constamment en désaccord avec les habitudes des Grands ? Le Commerce et le Travail se couchent au moment où l’aristocratie songe à dîner, les uns s’agitent bruyamment quand l’autre se repose ; leurs calculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette, et l’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées. Cette observation n’a rien de dédaigneux. Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des sièges différents pour ces forces ; et, de leur antagonisme, vient une antipathie apparente que produit la diversité de mouvements faits néanmoins dans un but commun. L’égalité sera peut-être un droit, mais aucune puissance humaine ne saura le convertir en fait. La France est le seul pays où quelque petite phrase puisse faire une grande révolution. Les masses ne s’y sont jamais révoltées que pour essayer de mettre d’accord les hommes, les choses et les principes. Or, nulle autre nation ne sent mieux la pensée d’unité qui doit exister dans la vie aristocratique, peut-être parce que nulle autre n’a mieux compris les nécessités politiques : l’histoire ne la trouvera jamais en arrière. Ainsi déjà, pour premier trait caractéristique, le faubourg Saint-Germain a la splendeur de ses hôtels, ses grands jardins, leur silence, jadis en harmonie avec la magnificence de ses fortunes territoriales. Cet espace mis entre une classe et toute une capitale n’est-il pas une consécration matérielle des distances morales qui doivent les séparer ? Dès qu’en tout l’État, sous quelque forme qu’affecte le Gouvernement, les patriciens manquent à leurs conditions de supériorité complète, ils deviennent sans force, et le peuple les renverse aussitôt. Le peuple veut toujours leur voir aux mains, au cœur et à la tête, la fortune, le pouvoir et l’action ; la parole, l’intelligence et la gloire. Sans cette triple puissance, tout privilège s’évanouit. Le faubourg Saint-Germain s’est laissé momentanément abattre pour n’avoir pas voulu reconnaître les obligations de son existence qu’il lui était encore facile de perpétuer. L’art, la science et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écu du pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Pour rester à la tête d’un pays, ne faut-il pas être toujours digne de le conduire ; en être l’âme et l’esprit, pour en faire agir les mains ? Comment mener un peuple sans avoir les puissances qui font le commandement ? Que serait le bâton des maréchaux sans la force intrinsèque du capitaine qui le tient à la main ? Le faubourg Saint-Germain a joué avec des bâtons, en croyant qu’ils étaient tout le pouvoir. Il avait renversé les termes de la proposition qui commande son existence. Au lieu de jeter les insignes qui choquaient le peuple et de garder secrètement la force, il a laissé saisir la force à la bourgeoisie, s’est cramponné fatalement aux insignes, et a constamment oublié les lois que lui imposait sa faiblesse numérique. Une aristocratie, qui personnellement fait à peine le millième d’une société, doit aujourd’hui, comme jadis, y multiplier ses moyens d’action pour y opposer, dans les grandes crises, un poids égal à celui des masses populaires. Le Français, plus que tout autre homme, ne conclut jamais en dessous de lui, il va du degré sur lequel il se trouve au degré supérieur : il plaint rarement les malheureux au-dessus desquels il s’élève, il gémit toujours de voir tant d’heureux au-dessus de lui. Quoiqu’il ait beaucoup de cœur, il préfère trop souvent écouter son esprit. L’homme du faubourg Saint-Germain a toujours conclu de sa supériorité matérielle en faveur de sa supériorité intellectuelle. Tout, en France, l’en a convaincu, parce que depuis l’établissement du faubourg Saint-Germain, révolution aristocratique commencée le jour où la monarchie quitta Versailles, le faubourg Saint-Germain s’est, sauf quelques lacunes, toujours appuyé sur le pouvoir, qui sera toujours en France plus ou moins faubourg Saint-Germain : de là sa défaite en 1830. À cette époque, il était comme une armée opérant sans avoir de base. Il n’avait point profité de la paix pour s’implanter dans le cœur de la nation. Il péchait par un défaut d’instruction et par un manque total de vue sur l’ensemble de ses intérêts. Chaque famille ruinée par la révolution, ruinée par le partage égal des biens, ne pensa qu’à elle, au lieu de penser à la grande famille aristocratique, et il leur semblait que si toutes s’enrichissaient, le parti serait fort. Erreur. Au lieu de se montrer protecteur comme un Grand, le faubourg Saint-Germain fut avide comme un parvenu. Du jour où il fut prouvé à la nation la plus intelligente du monde, que la noblesse restaurée organisait le pouvoir et le budget à son profit, ce jour, elle fut mortellement malade. Elle voulait être une aristocratie quand elle ne pouvait plus être qu’une oligarchie, deux systèmes bien différents. En 1814, mais surtout en 1820, la noblesse française avait à dominer l’époque la plus instruite, la bourgeoisie la plus aristocratique, le pays le plus femelle du monde. Le faubourg Saint-Germain pouvait bien facilement conduire et amuser une classe moyenne, ivre de distinctions, amoureuse d’art et de science. Mais les mesquins meneurs de cette grande époque intelligentielle haïssaient tous l’art et la science. Ils ne surent même pas présenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiques couleurs qui l’eussent fait aimer. Jamais nation ne fut plus complaisante, elle était alors comme une femme fatiguée qui devient facile ; jamais pouvoir ne fit alors plus de maladresses : la France et la femme aiment mieux les fautes. Pour se réintégrer, pour fonder un grand gouvernement oligarchique, la noblesse du faubourg devait se fouiller avec bonne foi afin de trouver en elle- même la monnaie de Napoléon, s’éventrer pour demander aux creux de ses entrailles un Richelieu constitutionnel ; si ce génie n’était pas en elle, aller le chercher jusque dans le froid grenier où il pouvait être en train de mourir, et se l’assimiler, comme la chambre des lords anglais s’assimile constamment les aristocrates de hasard. Puis, ordonner à cet homme d’être implacable, de retrancher les branches pourries, de recéper l’arbre aristocratique. L’étiquette, institution de seconde nécessité, pouvait être maintenue si elle n’eût paru que dans les grandes occasions ; mais l’étiquette devint une lutte quotidienne, et au lieu d’être une question d’art ou de magnificence, elle devint une question de pouvoir. S’il manqua d’abord au trône un de ces conseillers aussi grands que les circonstances étaient grandes, l’aristocratie manqua surtout de la connaissance de ses intérêts généraux, qui aurait pu suppléer à tout. Elle s’arrêta devant le mariage de monsieur de Talleyrand, le seul homme qui eût une de ces têtes métalliques où se forgent à neuf les systèmes politiques par lesquels revivent glorieusement les nations. Le faubourg se moqua des ministres qui n’étaient pas gentilshommes, et ne donnait pas de gentilshommes assez supérieurs pour être ministres ; il pouvait rendre des services véritables au pays en ennoblissant les justices de paix, en fertilisant le sol, en construisant des routes et des canaux, en se faisant puissance territoriale agissante ; mais il vendait ses terres pour jouer à la Bourse. Il pouvait priver la bourgeoisie de ses hommes d’action et de talent dont l’ambition minait le pouvoir, en leur ouvrant ses rangs ; il a préféré les combattre, et sans armes ; car il n’avait plus qu’en tradition ce qu’il possédait jadis en réalité. Pour le malheur de cette noblesse, il lui restait précisément assez de ses diverses fortunes pour soutenir sa morgue. Concentrée dans son faubourg Saint-Germain, où vivait l’esprit des anciennes oppositions féodales mêlé à celui de l’ancienne cour, l’aristocratie, mal unie au château des Tuileries, fut plus facile à vaincre, n’existant que sur un point et surtout aussi mal constituée qu’elle l’était dans la Chambre des Pairs. Tissue dans le pays, elle devenait indestructible ; acculée dans son faubourg, adossée au château, étendue dans le budget, il suffisait d’un coup de hache pour trancher le fil de sa vie agonisante, et la plate figure d’un petit avocat s’avança pour donner ce coup de hache. Malgré l’admirable discours de monsieur Royer-Collard, l’hérédité de la pairie et ses majorats tombèrent sous les pasquinades d’un homme qui se vantait d’avoir adroitement disputé quelques têtes au bourreau, mais qui tuait maladroitement de grandes institutions. Il se trouve là des exemples et des enseignements pour l’avenir. Le faubourg Saint-Germain peut se trouver plus puissant persécuté qu’il ne l’était triomphant, s’il veut avoir un chef et un système. Le faubourg Saint-Germain ne fut ni compacte dans son système, ni conséquent dans ses actes, ni complètement moral, ni franchement licencieux, ni corrompu ni corrupteur ; il n’abandonna pas entièrement les questions qui lui nuisaient et n’adopta pas les idées qui l’eussent sauvé. Enfin, quelque débiles que fussent les personnes, le parti s’était néanmoins armé de tous les grands principes qui font la vie des nations.

Le faubourg Saint-Germain fut difficile dans le choix des personnes présentées ; il eut du bon goût, du mépris élégant ; mais sa chute n’eut certes rien d’éclatant ni de chevaleresque. L’émigration de 89 accusait encore des sentiments ; en 1830, l’émigration à l’intérieur n’accuse plus que des intérêts. Aucune de ces Françaises du faubourg ne put créer de salon où les sommités sociales vinssent prendre des leçons de goût et d’élégance. Leur voix, jadis si imposante en littérature, cette vivante expression des sociétés, y fut tout à fait nulle. Or, quand une littérature n’a pas de système général, elle ne fait pas corps et se dissout avec son siècle.

Lorsque, dans un temps quelconque, il se trouve au milieu d’une nation un peuple à part ainsi constitué, l’historien y rencontre presque toujours une figure principale qui résume les vertus et les défauts de la masse à laquelle elle appartient : Coligny chez les huguenots, le Coadjuteur au sein de la Fronde, le maréchal de Richelieu sous Louis XV, Danton dans la Terreur. Au commencement de la vie éphémère que mena le faubourg Saint-Germain pendant la Restauration, une jeune femme fut passagèrement le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite, de sa caste. C’était une femme artificiellement instruite, réellement ignorante ; pleine de sentiments élevés, mais manquant d’une pensée qui les coordonnât ; dépensant les plus riches trésors de l’âme à obéir aux convenances ; prête à braver la société, mais hésitant et arrivant à l’artifice par suite de ses scrupules ; ayant plus d’entêtement que de caractère, plus d’engouement que d’enthousiasme, plus de tête que de cœur ; souverainement femme et souverainement coquette, Parisienne surtout ; aimant l’éclat, les fêtes ; ne réfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard ; d’une imprudence qui arrivait presque à de la poésie ; insolente à ravir, mais humble au fond du cœur ; affichant la force comme un roseau bien droit, mais, comme ce roseau, prête à fléchir sous une main puissante ; parlant beaucoup de la religion, mais ne l’aimant pas, et cependant prête à l’accepter comme un dénouement. La grâce lui servait d’unité. Rien n’était joué. Elle se comprenait toute seule et se menait orgueilleusement au-dessus du monde, à l’abri de son nom. La duchesse de Langeais, ainsi se nommait-elle, était mariée depuis environ quatre ans quand la Restauration fut consommée, c’est-à-dire en 1816, époque à laquelle Louis XVIII, éclairé par la révolution des Cent Jours, comprit sa situation et son siècle, malgré son entourage, qui, néanmoins, triompha plus tard de ce Louis XI moins la hache, lorsqu’il fut abattu par la maladie. La duchesse de Langeais était une Navarreins, famille ducale, qui, depuis Louis XIV, avait pour principe de ne point abdiquer son titre dans ses alliances. Les filles de cette maison devaient avoir tôt ou tard, de même que leur mère, un tabouret à la cour. À l’âge de dix-huit ans, Antoinette de Navarreins sortit de la profonde retraite où elle avait vécu pour épouser le fils aîné du duc de Langeais. Les deux familles étaient alors éloignées du monde ; mais l’invasion de la France faisait présumer aux royalistes le retour des Bourbons comme la seule conclusion possible aux malheurs de la guerre. Les ducs de Navarreins et de Langeais, restés fidèles aux Bourbons, avaient noblement résisté à toutes les séductions de la gloire impériale, et, dans les circonstances où ils se trouvaient lors de cette union, ils durent naturellement obéir à la vieille politique de leurs familles. Au retour des Bourbons, les deux familles reprirent leur rang, leurs charges, leurs dignités à la cour, et rentrèrent dans le mouvement social, en dehors duquel elles s’étaient tenues jusqu’alors. Elles devinrent les plus éclatantes sommités de ce nouveau monde politique.

Dans ce temps de lâchetés et de fausses conversions, la conscience publique se plut à reconnaître en ces deux familles la fidélité sans tache, l’accord entre la vie privée et le caractère politique, auxquels tous les partis rendent involontairement hommage. Les familles de Langeais et de Navarreins restèrent dans la haute sphère de la cour, condamnées aux devoirs de l’étiquette ainsi qu’aux reproches et aux moqueries du libéralisme, accusées de se gorger d’honneurs et de richesses, tandis que leur patrimoine ne s’augmenta point, et que les libéralités de la Liste Civile se consumèrent en frais de représentation, nécessaires à toute monarchie européenne, fût-elle-même républicaine. En 1818, monsieur le duc de Langeais commandait une division militaire, et la duchesse avait, près d’une princesse, une place qui l’autorisait à demeurer à Paris, loin de son mari, sans scandale. D’ailleurs, le duc avait, outre son commandement, une charge à la cour, où il venait, en laissant, pendant son quartier, le commandement à un maréchal-de-camp. Le duc et la duchesse vivaient donc entièrement séparés, de fait et de cœur, à l’insu du monde. Ce mariage de convention avait eu le sort assez habituel de ces pactes de famille. Les deux caractères les plus antipathiques du monde s’étaient trouvés en présence, s’étaient froissés secrètement, secrètement blessés, désunis à jamais. Puis, chacun d’eux avait obéi à sa nature et aux convenances. Le duc de Langeais se livra méthodiquement à ses goûts, à ses plaisirs, et laissa sa femme libre de suivre les siens, après avoir reconnu chez elle un esprit éminemment orgueilleux, un cœur froid, une grande soumission aux usages du monde, une loyauté jeune, et qui devait rester pure sous les yeux des grands parents, à la lumière d’une cour prude et religieuse. Il fit donc à froid le grand seigneur du siècle précédent, abandonnant à elle- même une femme de vingt-deux ans, offensée gravement, et qui avait dans le caractère une épouvantable qualité, celle de ne jamais pardonner une offense quand toutes ses vanités de femme, quand son amour-propre, ses vertus peut-être, avaient été méconnus, blessés occultement. Telle était la position, inconnue du monde, dans laquelle se trouvait madame la duchesse de Langeais, et à laquelle ne réfléchissait pas cette femme, lorsque vinrent des fêtes données à l’occasion du mariage du duc de Berri. En ce moment, la cour et le faubourg Saint-Germain sortirent de leur atonie et de leur réserve. Là, commença réellement cette splendeur inouïe qui abusa le gouvernement de la Restauration. En ce moment, la duchesse de Langeais, soit calcul, soit vanité, ne paraissait jamais dans le monde sans être entourée ou accompagnée de trois ou quatre femmes aussi distinguées par leur nom que par leur fortune. Reine de la mode, elle avait ses dames d’atours, qui reproduisaient ailleurs ses manières et son esprit. Elle les avait habilement choisies parmi quelques personnes qui n’étaient encore ni dans l’intimité de la cour, ni dans le cœur du faubourg Saint-Germain, et qui avaient néanmoins la prétention d’y arriver. Ainsi posée, la duchesse de Langeais était plus forte, elle dominait mieux, elle était plus en sûreté. Ses dames la défendaient contre la calomnie, et l’aidaient à jouer le détestable rôle de femme à la mode. Elle pouvait à son aise se moquer des hommes, des passions, les exciter, recueillir les hommages dont se nourrit toute nature féminine, et rester maîtresse d’elle-même.

Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faites pour le bal, par des triomphes sans objet, par des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée. Quand elle arrivait dans un salon, les regards se concentraient sur elle, elle moissonnait des mots flatteurs, quelques expressions passionnées qu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaient jamais aller plus loin que l’épiderme. Son ton, ses manières, tout en elle faisait autorité. Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Il y eut un moment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont la beauté, dont l’esprit pût être universellement reconnu. Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies. La duchesse eut donc sa cour, et le nombre de ceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de sa vertu. Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal, de la soirée ; puis, le rideau tombé, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait le lendemain pour d’autres émotions également superficielles. Il y avait deux ou trois jeunes gens complètement abusés qui l’aimaient véritablement, et dont elle se moquait avec une parfaite insensibilité.

Un soir elle se trouva chez une de ses amies intimes, madame la vicomtesse de Fontaine, une de ses humbles rivales, qui la haïssaient cordialement et l’accompagnaient toujours : espèce d’amitié armée dont chacun se défie, et où les confidences sont habilement discrètes, quelquefois perfides. Ses yeux tombèrent sur un homme qui lui était complètement inconnu, mais dont la physionomie large et grave la surprit. Elle sentit en le voyant une émotion assez semblable à celle de la peur. C’était le marquis de Montriveau. Armand de Montriveau était le fils unique du général de Montriveau, un de ces ci-devant qui servirent noblement la République, et qui périt, tué près de Joubert, à Novi. L’orphelin avait été placé par les soins de Bonaparte à l’école de Châlons, et mis, ainsi que plusieurs autres fils de généraux morts sur le champ de bataille, sous la protection de la République française. Après être sorti de cette école sans aucune espèce de fortune, il entra dans l’artillerie, et n’était encore que chef de bataillon lors du désastre de Fontainebleau. Seul dans le monde, jeté dès l’âge de vingt ans à travers cette tempête d’hommes au sein de laquelle vécut Napoléon, et n’ayant aucun intérêt en dehors de lui-même, prêt à périr chaque jour, il s’était habitué à n’exister que par une estime intérieure et par le sentiment du devoir accompli. Il était habituellement silencieux comme le sont tous les hommes timides ; mais sa timidité ne venait point d’un défaut de courage, c’était une sorte de pudeur qui lui interdisait toute démonstration vaniteuse. Son intrépidité sur les champs de bataille n’était point fanfaronne ; il y voyait tout, pouvait donner tranquillement un bon avis à ses camarades, et allait au-devant des boulets tout en se baissant à propos pour les éviter. Il était bon, mais sa contenance le faisait passer pour hautain et sévère. D’une rigueur mathématique en toute chose, il n’admettait aucune composition hypocrite ni avec les devoirs d’une position, ni avec les conséquences d’un fait. C’était un de ces grands hommes inconnus, assez philosophes pour mépriser la gloire, et qui vivent sans s’attacher à la vie, parce qu’ils ne trouvent pas à y développer leur force ou leurs sentiments dans toute leur étendue. Il était craint, estimé, peu aimé. Après les adieux de Fontainebleau, Montriveau, quoique noble et titré, fut mis en demi-solde. Sa probité antique effraya le Ministère de la Guerre, où son attachement aux serments faits à l’aigle impériale était connu. Lors des Cent-Jours il fut nommé colonel de la garde et resta sur le champ de bataille de Waterloo. Ses blessures l’ayant retenu en Belgique, il ne se trouva pas à l’armée de la Loire ; mais le gouvernement royal ne voulut pas reconnaître les grades donnés pendant les Cent-Jours, et Armand de Montriveau quitta la France. Le général Montriveau s’embarqua dans le dessein d’explorer la Haute-Égypte et les parties inconnues de l’Afrique, les contrées du centre surtout, qui excitent aujourd’hui tant d’intérêt parmi les savants. Son expédition scientifique fut longue et malheureuse. Il avait recueilli des notes précieuses destinées à résoudre les problèmes géographiques ou industriels si ardemment cherchés, et il était parvenu, non sans avoir surmonté bien des obstacles, jusqu’au cœur de l’Afrique, lorsqu’il tomba par trahison au pouvoir d’une tribu sauvage. Il fut dépouillé de tout, mis en esclavage et promené pendant deux années à travers les déserts, menacé de mort à tout moment et plus maltraité que ne l’est un animal dont s’amusent d’impitoyables enfants. Il épuisa presque toute son énergie dans son évasion, qui fut miraculeuse. Il atteignit la colonie française du Sénégal, demi-mort, en haillons, et n’ayant plus que d’informes souvenirs. Les immenses sacrifices de son voyage, l’étude des dialectes de l’Afrique, ses découvertes et ses observations, tout fut perdu.

Montriveau revint à Paris vers le milieu de l’année 1818, il s’y trouva ruiné, sans protecteurs, et n’en voulant pas. Cependant ses rapports avec les principaux savants de Paris et quelques militaires instruits firent connaître et son mérite et ses aventures. Les particularités de son évasion et de sa captivité, celles de son voyage attestaient tant de sang-froid, d’esprit et de courage, qu’il acquit, sans le savoir, cette célébrité passagère dont les salons de Paris sont si prodigues, mais qui demande des efforts inouïs aux artistes quand ils veulent la perpétuer. Vers la fin de cette année, sa position changea subitement. De pauvre, il devint riche, ou du moins il eut extérieurement tous les avantages de la richesse. Le gouvernement royal, qui cherchait à s’attacher les hommes de mérite afin de donner de la force à l’armée, fit alors quelques concessions aux anciens officiers dont la loyauté et le caractère connu offraient des garanties de fidélité. Monsieur de Montriveau fut rétabli sur les cadres, dans son grade, reçut sa solde arriérée et fut admis dans la Garde royale. Il alla dans le monde, où il fut accueilli favorablement, et où il rencontra partout les témoignages d’une haute estime. Il portait dans la société une figure grave et recueillie, silencieuse et froide. Il y eut beaucoup de succès, précisément parce qu’il tranchait fortement sur la masse des physionomies convenues qui meublent les salons de Paris, où il fut effectivement tout neuf. Sa parole avait la concision du langage des gens solitaires ou des sauvages. Sa timidité fut prise pour de la hauteur et plut beaucoup. Il était quelque chose d’étrange et de grand, et les femmes furent d’autant plus généralement éprises de ce caractère original, qu’il échappait à leurs adroites flatteries, à ce manège par lequel elles circonviennent les hommes les plus puissants, et corrodent les esprits les plus inflexibles. Aussi la curiosité de la duchesse de Langeais était-elle vive autant que naturelle. Par un effet du hasard, cet homme l’avait intéressée la veille, car elle avait entendu raconter la veille une des scènes qui, dans le voyage de monsieur de Montriveau, produisaient le plus d’impression sur les mobiles imaginations de femme. Dans une excursion vers les sources du Nil, monsieur de Montriveau eut avec un de ses guides le débat le plus extraordinaire qui se connaisse dans les annales des voyages. Il avait un désert à traverser, et ne pouvait aller qu’à pied au lieu qu’il voulait explorer. Un seul guide était capable de l’y mener. Il faillit mourir mais monsieur de Montriveau ne voulut pas se trouver au-dessous d’un barbare ; et puisant dans son orgueil d’Européen une nouvelle dose de courage, il se releva pour suivre son guide et terminer le voyage.

La duchesse, déjà frappée par l’aspect de ce poétique personnage, le fut encore bien plus en apprenant qu’elle voyait en lui le marquis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant la nuit. Le marquis paraissait savoir que rien ne pouvait s’opposer à sa volonté, peut-être parce qu’il ne voulait rien que de juste. Néanmoins, semblable à tous les gens réellement forts, il était doux dans son parler, simple dans ses manières, et naturellement bon. La duchesse de Langeais, sachant de quel prix passager était la conquête de cet homme, résolut, pendant le peu de temps que mit la duchesse de Maufrigneuse à l’aller prendre pour le lui présenter, d’en faire un de ses amants, de lui donner le pas sur tous les autres, de l’attacher à sa personne, et de déployer pour lui toutes ses coquetteries. Elle voulut que cet homme ne fût à aucune femme, et n’imagina pas d’être à lui. La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette, et son éducation les avait encore perfectionnées. Monsieur de Montriveau se laissa complaisamment présenter à la duchesse de Langeais, qui, suivant l’habitude des personnes auxquelles un goût exquis fait éviter les banalités, l’accueillit sans l’accabler ni de questions ni de compliments, mais avec une sorte de grâce respectueuse qui devait flatter un homme supérieur. Quand, après une demi-heure de causeries insignifiantes, et dans lesquelles l’accent, les sourires, donnaient seuls de la valeur aux mots, monsieur de Montriveau parut vouloir discrètement se retirer, la duchesse le retint par un geste expressif. Elle l’invita chez elle. Plusieurs de ses amis le félicitèrent, moitié sérieusement, moitié plaisamment, sur l’accueil extraordinaire que lui avait fait la duchesse de Langeais. Le marquis ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que, de toutes les femmes dont la beauté avait séduit ses yeux, nulle ne lui avait offert une plus délicieuse expression des vertus, des défauts, des harmonies que l’imagination la plus juvénile puisse vouloir en France à une maîtresse. Jeté jeune dans l’ouragan des guerres françaises, ayant toujours vécu sur les champs de bataille, il ne connaissait de la femme que ce qu’un voyageur pressé, qui va d’auberge en auberge, peut connaître d’un pays. De la femme, il savait tout ; mais de l’amour, il ne savait rien ; et sa virginité de sentiment lui faisait ainsi des désirs tout nouveaux. En ce moment, monsieur de Montriveau fut à la fois saisi par un violent désir, un désir grandi dans la chaleur des déserts, et par un mouvement de cœur dont il n’avait pas encore connu la bouillante étreinte. Aussi fort qu’il était violent, cet homme sut réprimer ses émotions ; mais, tout en causant de choses indifférentes, il se retirait en lui-même, et se jurait d’avoir cette femme, seule pensée par laquelle il pouvait entrer dans l’amour. Son désir devint un serment fait à la manière des Arabes avec lesquels il avait vécu, et pour lesquels un serment est un contrat passé entre eux et toute leur destinée, qu’ils subordonnent à la réussite de l’entreprise consacrée par le serment, et dans laquelle ils ne comptent même plus leur mort que comme un moyen de plus pour le succès. le général se dit : – J’aurai pour maîtresse madame de Langeais. Quand un homme vierge de cœur, et pour qui l’amour devient une religion, conçoit une semblable pensée, il ne sait pas dans quel enfer il vient de mettre le pied.

Le lendemain, après les plus orageuses réflexions qui lui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva sous le joug de ses sens. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenue le lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle fut dès lors pour lui le monde et la vie. D’un seul trait, par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute sa vie passée. Il s’habilla, vint à l’hôtel de Langeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme, non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, aux lumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, de blondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarer son amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur un champ de bataille. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra que sa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dans un voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par la tremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut aux yeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fit signe de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’était la lueur : si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eût été un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou un indifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous aurais renvoyé. Vous me voyez affreusement souffrante. Le pauvre militaire souffrait réellement de la fausse souffrance de cette femme. Il se trouva la langue immobile, glacée par les convenances du noble faubourg, par la majesté de la migraine, et par les timidités de l’amour vrai. Mais nul pouvoir au monde ne put voiler les regards de ses yeux dans lesquels éclataient la chaleur, l’infini du désert, des yeux calmes comme ceux des panthères, et sur lesquels ses paupières ne s’abaissaient que rarement. Elle aima beaucoup ce regard fixe qui la baignait de lumière et d’amour. Cette spirituelle personne prit plaisir à jeter le rude Montriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieux communs et de non-sens, où il manœuvra, militairement parlant, comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. Elle s’amusa malicieusement à reconnaître l’étendue de cette passion commencée, d’après le nombre de sottises arrachées à ce débutant, qu’elle amenait à petits pas dans un labyrinthe inextricable où elle voulait le laisser honteux de lui-même. Elle débuta donc par se moquer de cet homme, à qui elle se plaisait néanmoins à faire oublier le temps. Le célèbre voyageur était dans ce boudoir depuis une heure, causant de tout, n’ayant rien dit, sentant qu’il n’était qu’un instrument dont jouait cette femme, quand elle se dérangea, s’assit, se mit sur le cou le voile qu’elle avait sur la tête, s’accouda, lui fit les honneurs d’une complète guérison, et sonna pour faire allumer les bougies du boudoir. À l’inaction absolue dans laquelle elle était restée, succédèrent les mouvements les plus gracieux. Elle ne voulut pas le croire quand il lui confia qu’il n’avait jamais aimé. Elle se préparait donc déjà fort habilement à élever autour d’elle une certaine quantité de redoutes qu’elle lui donnerait à emporter avant de lui permettre l’entrée de son cœur. Armand allait se retirer mécontent de lui, plus mécontent d’elle encore ; mais elle vit avec joie une bouderie qu’elle savait pouvoir dissiper par un mot, d’un regard, d’un geste. Elle lui proposa de la rejoindre au bal le lendemain soir.

Le lendemain, c’eût été grande pitié pour l’un de ceux qui connaissaient la magnifique valeur de cet homme, de le voir devenu si petit, si tremblant, de savoir cette pensée dont les rayons pouvaient embrasser des mondes, se rétrécir aux proportions du boudoir d’une petite-maîtresse. Elle le fit attendre. Armand se promena dans le salon en étudiant le goût répandu dans les moindres détails. Il admira madame de Langeais, en admirant les choses qui venaient d’elle et en trahissaient les habitudes, avant qu’il pût en saisir la personne et les idées. Après une heure environ, la duchesse sortit de sa chambre sans faire de bruit. Elle s’était parée pour lui plaire. La duchesse était éblouissante.  Et elle lui tendit à baiser sa main encore humide. Elle félicita de sa ponctualité. Elle le guigna de nouveau pour lui exprimer une amitié décevante, en le trouvant muet de bonheur, et tout heureux de ces riens. Il lui demanda si elle irait au bal tous les soirs. Elle haussa les épaules par un petit geste enfantin comme pour avouer qu’elle était toute caprice et qu’un amant devait la prendre ainsi. Il se croyait mal mis pour aller au bal mais elle lui qu’il ne connaissait pas le monde et elle l’en aimait davantage. La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivre au bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à le croire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine du monde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut de l’esprit. Minuit sonna mais la duchesse ne voulait plu aller au bal. Elle demanda au général de lui raconter sa vie car elle aimait à participer aux souffrances ressenties par un homme de courage. Puis elle demanda au général de s’en aller pour respecter les convenances. Elle lui donna rendez-vous pour le lendemain. Armand vint tous les soirs chez madame de Langeais à l’heure qui, par une sorte de convention tacite, lui fut réservée.

Quelques jours après la première rencontre de la duchesse et d’Armand de Montriveau, l’assidu général avait conquis en toute propriété le droit de baiser les insatiables mains de sa maîtresse. Partout où allait madame de Langeais, se voyait inévitablement monsieur de Montriveau, que certaines personnes nommèrent, en plaisantant, le planton de la duchesse. Déjà la position d’Armand lui avait fait des envieux, des jaloux, des ennemis. Madame de Langeais avait atteint à son but. Le marquis se confondait parmi ses nombreux admirateurs, et lui servait à humilier ceux qui se vantaient d’être dans ses bonnes grâces, en lui donnant publiquement le pas sur tous les autres. Ce qu’on se plaisait à raconter du général le rendit si redoutable, que les jeunes gens habiles abdiquèrent tacitement leurs prétentions sur la duchesse, et ne restèrent dans sa sphère que pour exploiter l’importance qu’ils y prenaient, pour se servir de son nom, de sa personne, pour s’arranger au mieux avec certaines puissances du second ordre, enchantées d’enlever un amant à madame de Langeais. La duchesse avait l’œil assez perspicace pour apercevoir ces désertions et ces traités dont son orgueil ne lui permettait pas d’être la dupe. La duchesse savait tirer un regain de vengeance par un mot à deux tranchants dont elle frappait ces épousailles morganatiques. Sa dédaigneuse raillerie ne contribuait pas médiocrement à la faire craindre et passer pour une personne excessivement spirituelle. Elle consolidait ainsi sa réputation de vertu, tout en s’amusant des secrets d’autrui, sans laisser pénétrer les siens. Néanmoins, après deux mois d’assiduités, elle eut, au fond de l’âme, une sorte de peur vague en voyant que monsieur de Montriveau ne comprenait rien aux finesses de la coquetterie Faubourg-Saint-Germanesque, et prenait au sérieux les minauderies parisiennes.

 

Le vieux vidame de Pamiers avait dit à la duchesse qu’Armand était cousin germain des aigles, qu’elle ne l’apprivoiserait pas, et qu’il l’emporterait dans son aire, si elle n’y prenait garde. Le lendemain du soir où le rusé vieillard lui avait dit ce mot, dans lequel madame de Langeais craignit de trouver une prophétie, elle essaya de se faire haïr, et se montra dure, exigeante, nerveuse, détestable pour Armand, qui la désarma par une douceur angélique. Elle cherchait une querelle et trouva des preuves d’affection. Alors elle persista. Elle lui demanda de n’être que son ami. Ce terrible mot donna au général des secousses électriques. Elle prétendit être vraie avec lui. Elle l’aimait, mais seulement comme il était permis à une femme religieuse et pure d’aimer. Elle avait fait des réflexions. Elle était mariée, Armand. Si la manière dont elle vivait avec monsieur de Langeais lui laisse la disposition de son cœur, les lois, les convenances lui avaient ôté le droit de disposer de sa personne. Elle savait qu’une femme déshonorée était chassée du monde. Elle lui demanda donc de venir moins souvent et elle ne l’en aimerait pas moins. Il rétorqua qu’elle était une de ses dernières croyances, et il s’apercevait en ce moment que tout était faux ici bas. Si elle pouvait si facilement se dispenser de le voir, si elle ne l’avouait ni pour ami, ni pour amant, elle ne l’aimait pas ! Et lui, pauvre fou, se disait cela, le savait, et l’aimait. Elle était enchantée de la colère qui débordait dans les yeux de son amant. Si le général avait eu le malheur de se montrer généreux sans discussion, comme il arrive quelquefois à certaines âmes candides, il eût été forbanni pour toujours, atteint et convaincu de ne pas savoir aimer. La plupart des femmes veulent se sentir le moral violé. N’est-ce pas une de leurs flatteries de ne jamais céder qu’à la force ? Mais Armand n’était pas assez instruit pour apercevoir le piège habilement préparé par la duchesse. Les hommes forts qui aiment ont tant d’enfance dans l’âme ! Armand pensait qu’elle ne souhaitait que conserver les apparences et elle lui fit comprendre qu’il se trompait. Elle lui demanda de promettre qu’il serait son ami. Il lui montra un visage plein de résolution et voulut savoir si elle l’aimait. Elle devait répondre par oui ou par non. La duchesse fut plus épouvantée de cette interrogation qu’elle ne l’aurait été d’une menace de mort. Il ajouta que dans peu de temps, elle serait libre car il était capable de diriger la Fatalité et pouvait la libérer de son mari. Elle lui dit qu’elle craignait Dieu et ne voulait pas être le gain d’un crime. Elle n’aimait pas son mari mais avait des devoirs envers lui alors elle proposa à Armand de continuer à venir la voir comme par le passé. Armand devait lui permettre d’augmenter le nombre de ses poursuivants, d’en recevoir dans la matinée encore plus que par le passé : la duchesse voulait redoubler de légèreté, traiter Armand fort mal en apparence, feindre une rupture ; il viendrait un peu moins souvent.

En disant ces mots, elle se laissa prendre par la taille, parut sentir, ainsi pressée par Montriveau, le plaisir excessif que trouvent la plupart des femmes à cette pression, dans laquelle tous les plaisirs de l’amour semblent promis ; puis, elle désirait sans doute se faire faire quelque confidence, car elle se haussa sur la pointe des pieds pour apporter son front sous les lèvres brûlantes d’Armand. Il lui dit qu’il avait confiance en elle Il n’aurait ni soupçons, ni fausses jalousies. Mais, si le hasard la rendait libre, ils étaient unis. Elle répondit que s’il arrivait, par sa faute, quelque malheur à monsieur de Langeais, elle ne serait jamais à lui.

Ils se séparèrent contents l’un et l’autre. La duchesse avait fait un pacte qui lui permettait de prouver au monde, par ses paroles et ses actions, que monsieur de Montriveau n’était point son amant. Quant à lui, la rusée se promettait bien de le lasser en ne lui accordant d’autres faveurs que celles surprises dans ces petites luttes dont elle arrêtait le cours à son gré. Elle savait si joliment le lendemain révoquer les concessions consenties la veille, elle était si sérieusement déterminée à rester physiquement vertueuse, qu’elle ne voyait aucun danger pour elle à des préliminaires redoutables seulement aux femmes bien éprises. Enfin, une duchesse séparée de son mari offrait peu de chose à l’amour, en lui sacrifiant un mariage annulé depuis longtemps. De son côté, Montriveau, tout heureux d’obtenir la plus vague des promesses, et d’écarter à jamais les objections qu’une épouse puise dans la foi conjugale pour se refuser à l’amour, s’applaudissait d’avoir conquis encore un peu plus de terrain. Aussi, pendant quelque temps, abusa-t-il des droits d’usufruit qui lui avaient été si difficilement octroyés. Chaque dimanche Antoinette entendait la messe, ne manquait pas un office ; puis, le soir, elle se plongeait dans les enivrantes voluptés que procurent des désirs sans cesse réprimés. Armand et madame de Langeais ressemblaient à ces fakirs de l’Inde qui sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elle leur donne. Peut-être aussi, la duchesse avait-elle fini par résoudre l’amour dans ces caresses fraternelles, qui eussent paru sans doute innocentes à tout le monde, mais auxquelles les hardiesses de sa pensée prêtaient d’excessives dépravations. Tous les matins elle se proposait de fermer sa porte au marquis de Montriveau ; puis, tous les soirs, à l’heure dite, elle se laissait charmer par lui. Après une molle défense, elle se faisait moins méchante ; sa conversation devenait douce, onctueuse ; deux amants pouvaient seuls être ainsi. Aucune femme n’ose se refuser sans motif à l’amour, rien n’est plus naturel que d’y céder ; aussi madame de Langeais s’entoura-t-elle bientôt d’une seconde ligne de fortifications plus difficile à emporter que ne l’avait été la première. Elle évoqua les terreurs de la religion. Jamais le Père de l’Église le plus éloquent ne plaida mieux la cause de Dieu ; jamais les vengeances du Très-Haut ne furent mieux justifiées que par la voix de la duchesse. À la plus ardente supplique d’Armand elle répondait par un regard mouillé de larmes, par un geste qui peignait une affreuse plénitude de sentiments ; elle le faisait taire en lui demandant grâce ; un mot de plus, elle ne voulait pas l’entendre, elle succomberait, et la mort lui semblait préférable à un bonheur criminel. Si, pour retenir un homme dont l’ardente passion lui donnait des émotions inaccoutumées, ou si, par faiblesse, elle se laissait ravir quelque baiser rapide, aussitôt elle feignait la peur, elle rougissait et bannissait Armand de son canapé au moment où le canapé devenait dangereux pour elle. Les discussions théologiques et politiques lui servaient de douches pour calmer Montriveau, qui ne savait plus revenir à l’amour quand elle excitait sa colère, en le jetant à mille lieues de ce boudoir dans les théories de l’absolutisme qu’elle défendait à merveille.

Quand elle eut assez joué de la religion dans son intérêt personnel, madame de Langeais en joua dans celui d’Armand : elle voulut le ramener à des sentiments chrétiens, elle lui refit le Génie du Christianisme à l’usage des militaires. Montriveau s’impatienta, trouva son joug pesant.

Mais si l’opposition faite au nom des lois du mariage représente l’époque civile de cette guerre sentimentale, celle-ci en constituerait l’époque religieuse, et elle eut, comme la précédente, une crise après laquelle sa rigueur devait décroître. Un soir, Armand, venu fortuitement de très bonne heure, trouva monsieur l’abbé Gondrand, directeur de conscience de madame de Langeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme un homme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sa pénitente. Montriveau ne salua personne et resta silencieux. . Sorti de son amour, le général ne manquait pas de tact ; il devina donc, en échangeant quelques regards avec le futur évêque, que cet homme était le promoteur des difficultés dont s’armait pour lui l’amour de la duchesse. Madame de Langeais, nullement embarrassée du noir silence de son amant, par lequel toute autre femme eût été gênée, continuait à converser fort spirituellement avec monsieur Gondrand sur la nécessité de rétablir la religion dans son ancienne splendeur. Néanmoins l’abbé, sachant que le carême lui permettait de prendre sa revanche, céda la place au général et sortit. À peine la duchesse se leva-t-elle pour rendre à son directeur l’humble révérence qu’elle en reçut, tant elle était intriguée par l’attitude de Montriveau. Armand demanda à Antoinette si elle parlait de leur amour à l’abbé. Elle ne voulait pas qu’Armand pénètre les secrets de la confession mais il les devina. Il lui ordonna de ne plus aller à confesse mais elle voulut le chasser mais il resta. Il reconnut avoir eu tort. Il ne la voulait pas sans religion. Abattu par l’inclémence de cette femme, qui savait devenir à volonté une étrangère ou une sœur pour lui, fit, vers la porte, un pas de désespoir, et allait l’abandonner à jamais sans lui dire un seul mot. Il souffrait, et la duchesse riait en elle-même des souffrances causées par une torture morale bien plus cruelle que ne l’était jadis la torture judiciaire. Mais cet homme n’était pas maître de s’en aller. Elle lui fit l’apologie de la religion comme soutien de la politique pour maîtriser le peuple. Mais Armand sur répliquer et pour calmer ses pulsions amoureuses, Antoinette courut au salon et se mit au piano. Elle joua le prélude d’une romance appelée Fleuve du Tage. En lui jetant pour la première fois un regard de femme amoureuse,

Elle lui dit qu’il ne savait pas qu’elle l’aimait, qu’il la faisait horriblement souffrir, et qu’il fallait bien qu’elle se plaigne sans trop se faire comprendre, autrement elle serait à lui... Mais il ne voyait rien. Le général sortit brusquement ; mais quand il se trouva dans la rue, il essuya deux larmes qu’il avait eu la force de contenir dans ses yeux.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à son amant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, de perpétuer l’amour du général en ce monde et dans l’autre. La duchesse n’en était, sans doute, non pas à son premier amour, mais à ses premiers plaisirs. Faute de pouvoir comparer le bien au mal, faute de souffrances qui lui eussent appris la valeur des trésors jetés à ses pieds, elle s’en jouait. Ne connaissant pas les éclatantes délices de la lumière, elle se complaisait à rester dans les ténèbres. Armand, qui commençait à entrevoir cette bizarre situation, espérait dans la première parole de la nature. Il pensait, tous les soirs, en sortant de chez madame de Langeais, qu’une femme n’acceptait pas pendant sept mois les soins d’un homme et les preuves d’amour les plus tendres, les plus délicates, ne s’abandonnait pas aux exigences superficielles d’une passion pour la tromper en un moment, et il attendait patiemment la saison du soleil, ne doutant pas qu’il n’en recueillît les fruits dans leur primeur. Il avait parfaitement conçu les scrupules de la femme mariée et les scrupules religieux. Il était même joyeux de ces combats. Il trouvait la duchesse pudique là où elle n’était qu’horriblement coquette ; et il ne l’aurait pas voulue autrement. En fait d’obstacles, il n’avait donc plus que ses propres terreurs à vaincre ; car il ne voyait plus à son bonheur d’autre empêchement que les caprices de celle qui se laissait appeler Antoinette. Il résolut alors de vouloir plus, de vouloir tout. Un soir il procéda par une sombre mélancolie à la demande farouche de ses droits illégalement légitimes. La duchesse n’attendit pas la requête de son esclave pour en deviner le désir. Elle lui reprocha d’exiger le sacrifice de sa position, de son rang, de sa vie, pour un douteux amour qui n’avait pas eu sept mois de patience. Elle supposait les calculs d’Armand. Quand le monde aurait fini par accepter leur liaison, Armand serai le maître d’Antoinette. Elle lui dit que rang, fortune, honneur, toute la duchesse de Langeais se serait engloutie dans une espérance trompée si elle lui cédait. Elle aimait mieux passer à ses yeux pour une femme froide, insensible, sans dévouement, sans cœur même, que de passer aux yeux du monde pour une femme ordinaire, que d’être condamnée à des peines éternelles après avoir été condamnée à ses prétendus plaisirs, qui le lasseraient. Son  égoïste amour ne valait pas tant de sacrifices...

Pour la première fois, Armand entrevoyait la coquetterie de cette femme, et devinait instinctivement que l’amour dévoué, l’amour partagé ne calculait pas, ne raisonnait pas ainsi chez une femme vraie. Puis il éprouvait une sorte de honte en se souvenant d’avoir involontairement fait les calculs dont les odieuses pensées lui étaient reprochées. Puis, en s’examinant avec une bonne foi tout angélique, il ne trouvait que de l’égoïsme dans ses paroles, dans ses idées, dans ses réponses conçues et non exprimées. Il se donna tort, et, dans son désespoir, il eut l’envie de se précipiter par la fenêtre. Le moi le tuait. La duchesse et Montriveau se ressemblaient en ce point qu’ils étaient également inexperts en amour. Elle en connaissait très peu la théorie, elle en ignorait la pratique, ne sentait rien et réfléchissait à tout. Montriveau connaissait peu de pratique, ignorait la théorie, et sentait trop pour réfléchir. Tous deux subissaient donc le malheur de cette situation bizarre. Armand lui demanda de pardonner à un homme de cœur de se trouver humilié en se voyant pris pour un épagneul. Elle rétorqua qu’elle ne savait s’il l’aimerait toujours et ses paroles étaient dictées par la crainte de le perdre. Montriveau pâlit, et tomba pour la première fois de sa vie aux genoux d’une femme. Il baisa le bas de la robe de la duchesse, les pieds, les genoux. Il lui offrit le droit de le tuer s’il la trahissait. Il écrirait lui-même une lettre par laquelle il déclarerait certains motifs qui le contraindraient à se tuer ; enfin, il y mettrait ses dernières dispositions. Antoinette posséderait ce testament qui légitimerait la mort d’Armand, et elle pourrait ainsi se venger sans avoir rien à craindre de Dieu ni des hommes. Elle refusa croyant qu’il serait fidèle par crainte. Elle lui demanda son obéissance et exigea qu’il lui laisse sa liberté.

Pressentiment bizarre ! en lui livrant les jolis cheveux blanchement blonds dans lesquels il aimait à promener ses doigts, en sentant la petite main de cet homme vraiment grand la presser, en jouant elle-même avec les touffes noires de sa chevelure, dans ce boudoir où elle régnait, la duchesse se disait : – Cet homme est capable de me tuer, s’il s’aperçoit que je m’amuse de lui.

Monsieur de Montriveau resta jusqu’à deux heures du matin près de sa maîtresse, qui, dès ce moment, ne lui parut plus ni une duchesse, ni une Navarreins : Antoinette avait poussé le déguisement jusqu’à paraître femme. La duchesse fut pour lui la plus naïve, la plus ingénue des maîtresses, et il en fit la femme de son choix ; il s’en alla tout heureux de l’avoir enfin amenée à lui donner tant de gages d’amour, qu’il lui semblait impossible de ne pas être désormais, pour elle, un époux secret dont le choix était approuvé par Dieu. Il ne se demandait pas si la duchesse changerait, si cet amour durerait ; non, il avait la foi, l’une des vertus sans laquelle il n’y a pas d’avenir chrétien, mais qui peut-être est encore plus nécessaire aux Sociétés. Pour la première fois, il concevait la vie par les sentiments, lui qui n’avait encore vécu que par l’action la plus exorbitante des forces humaines, le dévouement quasi-corporel du soldat.

Le lendemain, monsieur de Montriveau se rendit de bonne heure au faubourg Saint-Germain. Il avait un rendez-vous dans une maison voisine de l’hôtel de Langeais, où, quand ses affaires furent faites, il alla comme on va chez soi. Le général marchait alors de compagnie avec un homme pour lequel il paraissait avoir une sorte d’aversion quand il le rencontrait dans les salons. Cet homme était le marquis de Ronquerolles, dont la réputation devint si grande dans les boudoirs de Paris ; homme d’esprit, de talent, homme de courage surtout, et qui donnait le ton à toute la jeunesse de Paris ; un galant homme dont les succès et l’expérience étaient également enviés, et auquel ne manquaient ni la fortune, ni la naissance, qui ajoutent à Paris tant de lustre aux qualités des gens à la mode. De Ronquerolles lui dit qu’il perdait chez la duchesse un amour qu’il pourrait bien mieux employer ailleurs. Il lui conseilla de ne pas perdre son temps à greffer sa belle âme sur une nature ingrate qui devait laisser avorter les espérances de sa culture. Quand Armand eut naïvement fait une espèce d’état de situation dans lequel il mentionna minutieusement les droits qu’il avait si péniblement obtenus, Ronquerolles partit d’un éclat de rire si cruel, qu’à tout autre il aurait coûté la vie. De Ronquerolles lui dit que les femmes du faubourg Saint-Germain aimaient, comme toutes les autres, à se baigner dans l’amour ; mais elles voulaient posséder sans être possédées. Elles avaient transigé avec la nature. Les friandises dont le régalait la jolie duchesse étaient des péchés véniels dont elle se lavait dans les eaux de la pénitence. Mais si Armand avait l’impertinence de vouloir sérieusement le grand péché mortel auquel il devait naturellement attacher la plus haute importance, il verrait avec quel profond dédain la porte du boudoir et de l’hôtel lui serait incontinent fermée. Armand était hébêté. Il voulait la duchesse à tout prix et était désespéré. Alors son ami lui conseilla d’être aussi implacable qu’elle le serait, de tâcher de l’humilier, de piquer sa vanité ; d’intéresser non pas le cœur, non pas l’âme, mais les nerfs et la lymphe de cette femme à la fois nerveuse et lymphatique. S’il pouvait lui faire naître un désir, il était sauvé. Il devait rester inflexible comme la loi. Ne pas avoir plus de charité que n’en avait le bourreau. Il devait frapper.

Quand la cervelle de la duchesse aurait cédé, la passion entrerait peut-être dans les ressorts métalliques de cette machine à larmes. Armand verrait le plus magnifique des incendies, si toutefois la cheminée prenait feu. Ce système d’acier femelle aurait le rouge du fer dans la forge ! une chaleur plus durable que tout, et cette incandescence deviendrait peut-être de l’amour. Néanmoins, Ronquerolles en doutait. Ronquerolles dit un mot à l’oreille d’Armand et le quitta brusquement pour ne pas entendre de réponse. Quant à Montriveau, d’un bond il sauta dans la cour de l’hôtel de Langeais, monta chez la duchesse : et, sans se faire annoncer, il entra chez elle, dans sa chambre à coucher. Elle lui reprocha sa venue subite. Il répondit qu’un époux avait des privilèges. Alors il lui demanda pardon et lui avoua ses soupçons. Elle rétorqua qu’en ce moment, il n’était pas aimable. Déniaisé par les avis du marquis de Ronquerolles, encore aidé par cette rapide intussusception dont sont doués momentanément les êtres les moins sagaces par la passion, mais qui se trouve si complète chez les hommes forts, Armand devina la terrible vérité que trahissait l’aisance de la duchesse, et son cœur se gonfla d’un orage comme un lac prêt à se soulever. Il ordonna à la duchesse d’être à lui. Elle le trouva parfaitement ridicule. Elle sonna sa femme de chambre. Elle chassa Armand. Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l’acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n’étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d’Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l’instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l’amour, mais ne s’y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l’avait été celle de l’Europe. Il lui promit qu’il l’aurait et lui demanda si elle acceptait qu’il l’emmène au bal le soir-même. Elle accepta. Il allait jouer avec elle une partie d’échecs. Il se retira. Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. La duchesse avait sans doute joué bien des hommes, Armand les vengerait tous. L’amour et la vengeance se mêlaient dans son cœur. Il se trouva le soir même au bal où devait être la duchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femme à laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque : elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires, elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elle s’était compromise avec monsieur de Montriveau. Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pas consulté son cornac, resta rêveur, souffrant ; tandis que monsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettre la duchesse en répondant à ses fausses amitiés par des démonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal, ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à de si complètes perversités.

Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir le marquis de Montriveau ; mais Armand se contenta d’envoyer tous les matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cette carte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctes comme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôt elle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet homme implacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que son mobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudié pour ne pas le craindre. Elle se repentait. À certaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans ses bras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, elle revoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent. Tantôt son sourire amer ; tantôt la contraction jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvement d’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte lui semblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plus qu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant. Cette âme, fière et dure, était plus sensible aux titillations de la haine qu’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour.

La duchesse se sentait sous les pieds du lion : elle tremblait, elle ne haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’une en face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le monde durant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettes interrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueux et des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ils confirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par la carte de visite. La vie n’est que ce que nous la font les sentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deux personnes. La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnait au commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devait venir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse en entrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle le pensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froide sortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cru Montriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée à leur état ; cette vengeance était trouvée, elle était prête, elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahi lui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait de haine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchesse d’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-il morne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy qui constata sa frayeur. Elle dansa avec un jeune homme puis vint s’asseoir près de la comtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenant avec un inconnu. La duchesse était tout oreilles. Madame de Sérizy demanda à Armand ce que lui disait l’inconnu et Armand répondit  – Ne touchez pas à la hache, d’un son de voix où il y avait de la menace. Il s’agissait de la hache qui avait servi à décapiter le roi Charles Ier et qui était montrée par un gardien de Westminster. La duchesse de Langeais dit à Armand qu’il regardait son cou d’un air si mélodramatique en répétant cette vieille histoire, connue de tous ceux qui allaient à Londres, qu’il lui semblait lui voir une hache à la main. - vous avez touché à la hache, lui dit Montriveau à voix basse. Il lui demanda si elle regretterait sa beauté si elle lui était enlevée. Elle répondit qu’elle la regretterait moins pour elle que pour celui dont elle ferait la joie. Cependant, si elle était sincèrement aimée, toujours, bien, que lui importerait la beauté ? elle demanda à Armand à quel moment elle avait touché la hache et il répondit qu’il ne savait pas en laissant échapper un rire moqueur. Il ajouta que la journée ne finirait pas sans qu’il lui arrive un horrible malheur...

Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand, la duchesse était en proie à une véritable terreur. À peine l’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait son amant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoir joui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle se surprit à regretter les émotions de la peur. Elle se retira vers minuit. Arrivée dans sa cour, elle entra dans un vestibule presque semblable à celui de son hôtel ; mais tout à coup elle ne reconnut pas son escalier ; puis au moment où elle se retourna pour appeler ses gens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrent un mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, et l’enlevèrent. Elle jeta de grands cris. – Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, lui dit-on à l’oreille. Quand elle reprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avec des cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon. Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand de Montriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, et enveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare. Il dénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de la duchesse. Il lui expliqua qu’il lui était inutile de crier et ajouta qu’elle lui avait fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs qu’il cachait à tous les yeux. La duchesse aima beaucoup cette chambre assez semblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme y planaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des parois vides. Elle demanda à Armand avec une impertinence et une moquerie perçante ce qu’il comptait faire d’elle. Il répondit qu’elle n’était dans cette chambre que pour peu de temps. Il avait surtout besoin de lui dire tout ce qu’elle l’avait empêché de dire en le chassant de chez elle dès qu’il se montrait trop pressant. Il ne concevait pas le viol et elle ne risquait pas cette indignité. Elle était au pouvoir de cet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Ces yeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixes comme des étoiles. Elle trembla. Dans la pièce d’à côté, la duchesse aperçut trois hommes masqués. Armand lui dit qu’elle s’était jouée de son amour, et avait ainsi commis un crime. Attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir ; lui voler son avenir de félicité ; le tuer non seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, en empoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce que Armand nommait un épouvantable crime.

Armand lui dit que les bourgeoises savaient se donner et pardonner ; elles savaient aimer et souffrir. Elles rendaient les hommes petits par la grandeur de leurs dévouements. À mesure que l’on montait en haut de la société, il s’y trouvait autant de boue qu’il y en avait par le bas ; seulement elle s’y durcissait et se dorait. Oui, pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il fallait une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Et pourtant il pardonna la duchesse. Mais elle pouvait abuser d’autres cœurs aussi enfants que l’était le sien, et il devait leur épargner des douleurs. Dieu était implacable et la frapperait. À ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, se remplirent de pleurs. Elle se leva et reconnut qu’elle méritait cette punition. Elle tendit une main à Armand qui la refusa. Il lui expliqua qu’il allait accomplir un devoir et non une vengeance. Elle jura qu’il y avait autant de bonne foi dans ses fautes que dans ses remords. Ses duretés trahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient ses complaisances. Elle ajouta qu’au moment même où ce soir il lui avait prédit le malheur, elle avait cru à leur bonheur. Oui, elle avait confiance en ce caractère noble et fier dont vous il lui avait donné tant de preuves... Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant à l’oreille de Montriveau. Elle se tordit les mains en criant : – Mais je t’aime ! mais je suis à toi ! Elle tomba aux genoux d’Armand. – À toi ! à toi, mon unique, mon seul maître ! il répondit qu’aucune puissance ni dans les cieux ni sur la terre ne saurait lui garantir la douce fidélité de leur amour. Elle lui demanda ce qu’il préparait contre elle et qui étaient ces trois hommes masqués. Il dit qu’un d’eux était chirurgien. Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier. Cette croix rougie au fer serait appliquée sur son front. Ainsi, la duchesse aurait au front la marque infamante appliquée sur l’épaule de ses frères les forçats. Elle ne vit que clémence et pardon, que bonheur éternel en la vengeance d’Armand... Quand il aurait ainsi désigné une femme pour la sienne, quand il aurait une âme serve qui porterait son chiffre rouge, eh ! bien, il ne pourrait jamais l’abandonner, il serait à jamais à elle. En l’isolant sur la terre, il serait chargé de son bonheur, sous peine d’être un lâche. Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchesse palpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître ses trois amis. Armand, qui ne se défiait pas de son miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Tout l’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revint pour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle se croyait aimée. Aussi dut-elle vivement palpiter en entendant Montriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bien prendre jadis quand elle se jouait de lui : – Je vous fais grâce, madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eût jamais été. Mais ici, disons-nous adieu. Alors elle lui demanda de l’emmener au bal mais il refusa et lui fit porter un bandeau sur les yeux pour qu’elle ne puisse voir où il l’avait conduite.

Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parler ainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible ; et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restait muette.

Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble, Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchait la robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite. Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore un peu d’amour ; mais ce fut en quelque sorte l’adieu de Montriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentant dans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle se vit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy. Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette ; elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sa coiffure. Le marquis de Ronquerolles entra. La duchesse éprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu des joies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vie un autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

La duchesse de Langeais avoua à la comtesse de Sérisy être agacée par la prédiction que lui avait faite monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, elle allait voir si sa hache de Londres la troublerait jusque dans son sommeil. Elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition ; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions ; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur ! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour.

La duchesse souffrait car elle voulait être aimée. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. Elle espérait qu’Armand vienne la voir à minuit mais il ne vint pas. En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant longtemps. Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau ? je ne le vois plus chez vous.

La comtesse lui répondit qu’il était sans doute occupé de quelque femme. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si longtemps amère, et reprit la parole. Elle lui dit qu’Armand savait aimer et qu’il était une âme immense. Madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse. Armand fit dire qu’il viendrait la voir. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi ; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Julien il vint lui rendre compte de sa mission. Armand lui avait dit que c’était bien. Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait belle. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut le premier qui reconnut les gens envoyés par la duchesse. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire ; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt. Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu ; que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. À trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. La princesse de Blamont-Chauvry faisait autorité dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Elle causait avec le vidame de Pamiers. Ce vieux seigneur était ancien Commandeur de l’Ordre de Malte. Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. La princesse de Blamont-Chauvry déplorait la conduite de sa nièce qui n’aurait pas dû occuper la ville. Elle avait eu tort et la princesse ne l’approuvait pas. Pour la princesse, un scandale inutile était une faute.

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle. Il lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait. Elle répondit que c’était elle qui avait voulu que tout Paris la crût chez monsieur de Montriveau. La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux. Elle lui dit qu’en agissant ainsi elle avait compromis son mari, son état dans le monde ; cependant ils allaient aviser à tout réparer. Antoinette refusa. Le duc de Grandlieu lui dit que Langeais était assez avare, personnel en diable ; il se séparerait de la duchesse, garderait sa fortune, la laisserait pauvre, et conséquemment sans considération. Il ajouta qu’une femme ne devait jamais donner raison à son mari. Antoinette répondit qu’elle avait calculé tant qu’elle n’avait pas été amoureuse. Alors elle voyait comme le duc des intérêts là où il n’y avait plus pour elle que des sentiments. Le vidame rétorqua qu’il fallait tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Elle devait tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. La duchesse imposa silence au vidame par un regard ; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné... le duc de Grandlieu lui dit que si elle perdait, lui seul pourrait lui offrir un asile. Le duc de Navarreins dit à Antoinette qu’une femme qui portait son nom se devait à des sentiments autres que ceux des gens du commun.

 

 

La duchesse de Langeais avoua à la comtesse de Sérisy être agacée par la prédiction que lui avait faite monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, elle allait voir si sa hache de Londres la troublerait jusque dans son sommeil. Elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition ; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions ; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur ! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour.

La duchesse souffrait car elle voulait être aimée. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. Elle espérait qu’Armand vienne la voir à minuit mais il ne vint pas. En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant longtemps. Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau ? je ne le vois plus chez vous.

La comtesse lui répondit qu’il était sans doute occupé de quelque femme. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si longtemps amère, et reprit la parole. Elle lui dit qu’Armand savait aimer et qu’il était une âme immense. Madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse. Armand fit dire qu’il viendrait la voir. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi ; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Julien il vint lui rendre compte de sa mission. Armand lui avait dit que c’était bien. Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait belle. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut le premier qui reconnut les gens envoyés par la duchesse. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire ; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt. Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu ; que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. À trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. La princesse de Blamont-Chauvry faisait autorité dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Elle causait avec le vidame de Pamiers. Ce vieux seigneur était ancien Commandeur de l’Ordre de Malte. Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. La princesse de Blamont-Chauvry déplorait la conduite de sa nièce qui n’aurait pas dû occuper la ville. Elle avait eu tort et la princesse ne l’approuvait pas. Pour la princesse, un scandale inutile était une faute.

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle. Il lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait. Elle répondit que c’était elle qui avait voulu que tout Paris la crût chez monsieur de Montriveau. La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux. Elle lui dit qu’en agissant ainsi elle avait compromis son mari, son état dans le monde ; cependant ils allaient aviser à tout réparer. Antoinette refusa. Le duc de Grandlieu lui dit que Langeais était assez avare, personnel en diable ; il se séparerait de la duchesse, garderait sa fortune, la laisserait pauvre, et conséquemment sans considération. Il ajouta qu’une femme ne devait jamais donner raison à son mari. Antoinette répondit qu’elle avait calculé tant qu’elle n’avait pas été amoureuse. Alors elle voyait comme le duc des intérêts là où il n’y avait plus pour elle que des sentiments. Le vidame rétorqua qu’il fallait tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Elle devait tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. La duchesse imposa silence au vidame par un regard ; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné... le duc de Grandlieu lui dit que si elle perdait, lui seul pourrait lui offrir un asile. Le duc de Navarreins dit à Antoinette qu’une femme qui portait son nom se devait à des sentiments autres que ceux des gens du commun. La princesse garda Antoinette pour elle seule et se chargea d’arranger convenablement les choses. Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions de la princesse, ils saluèrent leurs parentes ; et monsieur de Navarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant : – Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encore temps.

Puis la princesse parla à Antoinette. Elle lui dit que le mal venait des indiscrétions. De son temps, les aventures restaient secrètes. Elle ajouta qu’Antoinette pouvait aimer Montriveau à son aise mais elle ne devait pas renoncer à avoir des enfants avec son mari. Mais la princesse trouvait que la duchesse avait été sotte d’envoyer sa voiture chez Montriveau en plein jour. Cela avait flatté la vanité de Montriveau. Alors la princesse voulait faire croire que Montriveau avait grisé les gens d’Antoinette, pour satisfaire son amour propre et la compromettre.... La princesse se chargerait de contenter tout le monde ; mais Antoinette devait promettre de ne pas se permettre désormais une seule démarche sans la consulter. La duchesse promit. Elle rentra chez elle toute heureuse car sa tante l’avait convaincue : sa personne aurait pris le cœur d’Armand car Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait se bien offrir.

Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc de Navarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur de Grandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement les bruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tant d’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau se promenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sotte histoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’on lui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchesse devint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire. Seulement, à deux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passant à côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant : – Elle va bien, ta duchesse !

Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme les précédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompu Auguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huit heures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre tout autre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. La duchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Restée seule, elle vit ses quatorze lettres posées sur un vieux guéridon ; elles n’étaient ni froissées, ni décachetées ; elles n’avaient pas été lues. À cet aspect, elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment toute connaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui lui faisait respirer du vinaigre. Elle revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elle resta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle que sa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion de feuilles d’oranger. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes du désespoir le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eut une conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doute de quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidame de Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur de Montriveau. Elle supplia le vidame d’aller porter une lettre chez Montriveau et de lui demander de la lire. Le vidame devrait dire que la vie d’Antoinette en dépendait. Pour toute réponse, Montriveau devrait venir voir Antoinette. Si Montriveau refusait, Antoinette disparaîtrait.

Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit la commission. Il revint à cinq heures, trouva sa cousine mise avec recherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs comme pour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchesse fit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plus attrayante qu’elle ne l’avait jamais été. À sept heures elle le quitta, revint promptement, mais habillée comme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage. Elle réclama le bras du vieillard qu’elle voulut pour compagnon, se jeta dans une voiture de louage et tous deux furent, vers les huit heures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.

Armand méditait sur la lettre écrite par Antoinette. Elle avait écrit qu’elle voulait être aimée irrésistiblement ou laissée impitoyablement. S’il refusait de la voir, la duchesse de Langeais serait heureuse de ses pleurs et resterait pour lui un pouvoir. Armand ne toucherait point à sa hache ; celle d’Armand était celle du bourreau, celle d’Antoinette était celle de Dieu ; celle d’Armand tuait, celle de la duchesse sauvait. L’amour d’Armand était mortel, il ne savait supporter ni le dédain ni la raillerie ; celui d’Antoinette pouvait tout endurer sans faiblir, il était immortellement vivace. Il n’avait eu que de passagers désirs ; tandis que la pauvre religieuse l’éclairerait sans cesse de ses ardentes prières, et le couvrirait toujours des ailes de l’amour divin. Elle pressentait sa réponse et lui donnait rendez-vous dans le ciel. Antoinette fut conduite chez Armand par le vidame. Il la laissa devant la maison du général. Mais Armand n’apparut pas. Elle ne put retenir cette exclamation : – Ô mon Dieu ! puis quitta ce funeste seuil. Ce fut le premier mot de la carmélite. Montriveau avait une conférence avec quelques amis, il les pressa de finir, mais sa pendule retardait, et il ne sortit pour aller à l’hôtel de Langeais qu’au moment où la duchesse, emportée par une rage froide, fuyait à pied dans les rues de Paris. Quand le marquis de Montriveau vint à l’hôtel de Langeais, il n’y trouva point sa maîtresse, et se crut joué. Il courut alors chez le vidame, et y fut reçu au moment où le bonhomme passait sa robe de chambre en pensant au bonheur de sa jolie parente. Montriveau lui jeta ce regard terrible dont la commotion électrique frappait également les hommes et les femmes. Alors Armand comprit. Il retourna chez lui et demanda à son portier s’il avait vu une dame. C’était le cas. Il fit venir son ami Ronquerolles.  Son ami promit de l’aider à retrouver Antoinette.

Mais les plus immenses ressources dont jamais hommes d’État, souverains, ministres, banquiers, enfin dont tout pouvoir humain se soit socialement investi, furent en vain déployées. Ni Montriveau ni ses amis ne purent trouver la trace de la duchesse. Elle s’était évidemment cloîtrée.

Montriveau résolut de fouiller ou de faire fouiller tous les couvents du monde. Il lui fallait la duchesse, quand même il en aurait coûté la vie à toute une ville. Pour rendre justice à cet homme extraordinaire, il est nécessaire de dire que sa fureur passionnée se leva également ardente chaque jour, et dura cinq années. En 1829 seulement, le duc de Navarreins apprit, par hasard, que sa fille était partie pour l’Espagne, comme femme de chambre de lady Julia Hopwood, et qu’elle avait quitté cette dame à Cadix, sans que lady Julia se fût aperçue que mademoiselle Caroline était l’illustre duchesse dont la disparition occupait la haute société parisienne. Donc, en 1823, le duc de Langeais mort, sa femme était libre. Antoinette de Navarreins vivait consumée par l’amour sur un banc de la Méditerranée ; mais le pape pouvait casser les vœux de la sœur Thérèse. Le bonheur acheté par tant d’amour pouvait éclore pour les deux amants. Ces pensées firent voler Montriveau de Cadix à Marseille, de Marseille à Paris. Quelques mois après son arrivée en France, un brick de commerce armé en guerre partit du port de Marseille et fit route pour l’Espagne. Le ministre de la guerre le nomma lieutenant-général et le mit au comité d’artillerie. Le brick s’arrêta, vingt-quatre heures après son départ, au nord-ouest d’une île en vue des côtes d’Espagne. Avant d’arriver en vue de l’île, Montriveau fit arborer le pavillon des États-Unis. Les matelots engagés pour le service du bâtiment étaient américains et ne parlaient que la langue anglaise. L’un des compagnons de monsieur de Montriveau les embarqua tous sur une chaloupe et les amena dans une auberge de la petite ville, où il les maintint à une hauteur d’ivresse qui ne leur laissa pas la langue libre. Puis il dit que le brick était monté par des chercheurs de trésors, gens connus aux États-Unis pour leur fanatisme, et dont un des écrivains de ce pays a écrit l’histoire. Ainsi la présence du vaisseau dans les récifs fut suffisamment expliquée.

Armand et les amis dévoués qui le secondaient dans sa difficile entreprise pensèrent tout d’abord que ni la ruse ni la force ne pouvaient faire réussir la délivrance ou l’enlèvement de la sœur Thérèse du côté de la petite ville. Alors, d’un commun accord, ces hommes d’audace résolurent d’attaquer le taureau par les cornes. Ils voulurent se frayer un chemin jusqu’au couvent par les lieux mêmes où tout accès y semblait impraticable, et de vaincre la nature. Enlever la duchesse avec fracas couvrait ces hommes de honte. Autant aurait valu faire le siège de la ville, du couvent, et ne pas laisser un seul témoin de leur victoire, à la manière des pirates. Pour eux cette entreprise n’avait donc que deux faces. Ou quelque incendie, quelque fait d’armes qui effrayât l’Europe en y laissant ignorer la raison du crime ; ou quelque enlèvement aérien, mystérieux, qui persuadât aux nonnes que le diable leur avait rendu visite. Ce dernier parti triompha dans le conseil secret tenu à Paris avant le départ. Une espèce de pirogue d’une excessive légèreté, fabriquée à Marseille d’après un modèle malais, permit de naviguer dans les récifs jusqu’à l’endroit où ils cessaient d’être praticables. Après onze jours de travaux préparatoires, ces treize démons humains arrivèrent au pied du promontoire élevé d’une trentaine de toises au-dessus de la mer, bloc aussi difficile à gravir par des hommes qu’il peut l’être à une souris de grimper sur les contours polis du ventre en porcelaine d’un vase uni. Cette table de granit était heureusement fendue. Sa fissure, dont les deux lèvres avaient la raideur de la ligne droite, permit d’y attacher, à un pied de distance, de gros coins de bois dans lesquels ces hardis travailleurs enfoncèrent des crampons de fer. En vingt-deux jours, ils fabriquèrent un escalier léger mais solide. Les treize inconnus, en examinant le terrain avec leurs lunettes du haut de la hune, s’étaient assurés que, malgré quelques aspérités, ils pourraient facilement arriver aux jardins du couvent, dont les arbres suffisamment touffus offraient de sûrs abris. Là, sans doute, ils devaient ultérieurement décider par quels moyens se consommerait le rapt de la religieuse. Ils furent obligés d’attendre que le dernier quartier de la lune expirât. Le lendemain de la dernière nuit, Armand descendit avant le lever du soleil, après être resté durant plusieurs heures les yeux attachés sur la fenêtre d’une cellule sans grille. Étrange bizarrerie du cœur ! il aimait avec plus de passion la religieuse dépérie dans les élancements de l’amour, consumée par les larmes, les jeûnes, les veilles et la prière, la femme de vingt-neuf ans fortement éprouvée, qu’il n’avait aimé la jeune fille légère, la femme de vingt-quatre ans, la sylphide. Montriveau devait aimer ces visages où l’amour se réveille au milieu des plis de la douleur et des ruines de la mélancolie.

Avant de quitter son poste, le général entendit de faibles accords qui partaient de cette cellule, douces voix pleines de tendresse. En revenant sous le rocher au bas duquel se tenaient ses amis, il leur dit en quelques mots, empreints de cette passion communicative quoique discrète dont les hommes respectent toujours l’expression grandiose, que jamais, en sa vie, il n’avait éprouvé de si captivantes félicités. Le lendemain soir, onze compagnons dévoués se hissèrent dans l’ombre en haut de ces rochers, ayant chacun sur eux un poignard, une provision de chocolat, et tous les instruments que comporte le métier des voleurs. Arrivés au mur d’enceinte, ils le franchirent au moyen d’échelles qu’ils avaient fabriquées, et se trouvèrent dans le cimetière du couvent. Montriveau reconnut et la longue galerie voûtée par laquelle il était venu naguère au parloir, et les fenêtres de cette salle. Sur-le-champ, son plan fut fait et adopté. La grille de la fenêtre fut sciée en deux heures. Trois hommes se mirent en faction au dehors, et deux autres restèrent dans le parloir. Le reste, pieds nus, se posta de distance en distance à travers le cloître où s’engagea Montriveau, caché derrière un jeune homme, le plus adroit d’entre eux, Henri de Marsay, qui, par prudence, s’était vêtu d’un costume de carmélite absolument semblable à celui du couvent. L’horloge sonna trois heures quand la fausse religieuse et Montriveau parvinrent au dortoir. Ils eurent bientôt reconnu la situation des cellules. Ils lurent, à l’aide d’une lanterne sourde, les noms heureusement écrits sur chaque porte. Arrivé à la cellule de la sœur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocatione sanctae, matris Theresæ ! La devise était : Adoremus in aeternum. Tout à coup son compagnon lui mit la main sur l’épaule, et lui fit voir une vive lueur qui éclairait les dalles du corridor par la fente de la porte. En ce moment, monsieur de Ronquerolles les rejoignit. Ronquerolles dit à Armand que toutes les religieuses commençaient l’office des morts. Armand ordonna à ses hommes de se replier dans le parloir. Puis, il entra vivement en se faisant précéder de la fausse religieuse, qui rabattit son voile. Ils virent alors, dans l’antichambre de la cellule, la duchesse morte, posée à terre sur la planche de son lit, et éclairée par deux cierges. Ni Montriveau ni de Marsay ne dirent une parole, ne jetèrent un cri ; mais ils se regardèrent. Puis le général fit un geste qui voulait dire : – Emportons-la. La morte fut apportée dans le parloir, passée par la fenêtre et transportée au pied des murs, au moment où l’abbesse, suivie des religieuses, arrivait pour prendre le corps de la sœur Thérèse. La sœur chargée de garder la morte avait eu l’imprudence de fouiller dans sa chambre pour en connaître les secrets, et s’était si fort occupée à cette recherche qu’elle n’entendit rien et sortait alors épouvantée de ne plus trouver le corps. À neuf heures du matin, nulle trace n’existait ni de l’escalier ni des ponts de cordes ; le corps de la sœur Thérèse était à bord ; le brick vint au port embarquer ses matelots, et disparut dans la journée. Montriveau resta seul dans sa cabine avec Antoinette de Navarreins, dont, pendant quelques heures, le visage resplendit complaisamment pour lui des sublimes beautés dues au calme particulier que prête la mort à nos dépouilles mortelles. Ronquerolles lui conseilla de jeter la morte dans la mer et de n’y penser plus que comme nous pensons à un livre lu pendant notre enfance. Pour Ronquerolles, il n’y avait que le dernier amour d’une femme qui satisfaisait le premier amour d’un homme.

27 septembre 2024

Ferragus, chef des Dévorants (Balzac)

Il s’était rencontré, sous l’Empire et dans Paris, treize hommes également frappés du même sentiment, tous doués d’une assez grande énergie pour être fidèles à la même pensée, assez probes entre eux pour ne point se trahir, alors même que leurs intérêts se trouvaient opposés, assez profondément politiques pour dissimuler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, et assez heureux pour avoir presque toujours réussi dans leurs desseins ; ayant couru les plus grands dangers, mais taisant leurs défaites ; inaccessibles à la peur, et n’ayant tremblé ni devant le prince, ni devant le bourreau, ni devant l’innocence ; s’étant acceptés tous, tels qu’ils étaient, sans tenir compte des préjugés sociaux ; criminels sans doute, mais certainement remarquables par quelques-unes des qualités qui font les grands hommes, et ne se recrutant que parmi les hommes d’élite.

Ces treize hommes restèrent inconnus, même a après avoir réalisé les plus bizarres idées que suggère à l’imagination la fantastique puissance faussement attribuée à Faust. Ils étaient dispersés et étaient paisiblement rentrés sous le joug des lois civiles. Un hasard avait dissous les liens de cette vie secrète. Balzac prétend dans son introduction à l’Histoire des Treize avoir rencontré l’un des membres de la société secrète. C’était un homme en apparence jeune encore, à cheveux blonds, aux yeux bleus, dont la voix douce et claire semblait annoncer une âme féminine, était pâle de visage et mystérieux dans ses manières, il causait avec amabilité, prétendait n’avoir que quarante ans, et pouvait appartenir aux plus hautes classes sociales. Cet homme confia à Balzac des drames dégouttant de sang, des comédies pleines de terreurs, des romans où roulaient des têtes secrètement coupées. Mais Balzac choisit de préférence les aventures les plus douces, celles où des scènes pures succédaient à l’orage des passions, où la femme était radieuse de vertus et de beauté.

Ferragus est un premier épisode qui tient par d’invisibles liens à l’Histoire des Treize, dont la puissance naturellement acquise peut seule expliquer certains ressorts en apparence surnaturels.

Ferragus était, suivant une ancienne coutume, un nom pris par un chef de Dévorants. Le jour de leur élection, ces chefs continuaient celle des dynasties dévorantesques dont le nom leur plaisait le plus, comme le faisaient les papes à leur avènement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les Dévorants avaient Trempe-la-Soupe IX, Ferragus XXII, Tutanus XIII, Masche-Fer IV, de même que l’Église avait ses Clément XIV, Grégoire IX, Jules II, Alexandre VI, etc. Dévorants était le nom d’une des tribus de Compagnons ressortissant jadis de la grande association mystique formée entre les ouvriers de la chrétienté pour rebâtir le temple de Jérusalem. Les compagnons étaient soumis à d’immuables coutumes, pouvaient avoir des yeux en tous lieux, exécuter partout une volonté sans la juger, car le plus vieux Compagnon était encore dans l’âge où l’on croyait à quelque chose. L’attachement des Compagnons à leurs lois était si passionné, que les diverses tribus se livraient entre elles de sanglants combats, afin de défendre quelques questions de principes. Sous l’ancienne monarchie, il était fréquent de trouver un compagnon au service du roi. Mais ce compagnon consultait toujours religieusement sa tribu.

Les Treize étaient tous des hommes trempés comme le fut Trelawney, l’ami de lord Byron, l’original du Corsaire tous fatalistes, gens de cœur et de poésie, mais ennuyés de la vie plate qu’ils menaient, entraînés vers des jouissances asiatiques par des forces d’autant plus excessives que, longtemps endormies, elles se réveillaient plus furieuses. Un jour, l’un d’eux, après avoir relu Venise sauvée, après avoir admiré l’union sublime de Pierre et de Jaffier, vint à songer aux vertus particulières des gens jetés en dehors de l’ordre social, à la probité des bagnes, à la fidélité des voleurs entre eux, aux privilèges de puissance exorbitante que ces hommes savent conquérir en confondant toutes les idées dans une seule volonté. Il trouva l’homme plus grand que les hommes. Il présuma que la société devait appartenir tout entière à des gens distingués qui, à leur esprit naturel, à leurs lumières acquises, à leur fortune, joindraient un fanatisme assez chaud pour fondre en un seul jet ces différentes forces. Une religion de plaisir et d’égoïsme fanatisa treize hommes qui recommencèrent la société de Jésus au profit du diable. Ce fut horrible et sublime. Puis le pacte eut lieu ; puis il dura, précisément parce qu’il paraissait impossible. Il y eut donc dans Paris treize frères qui s’appartenaient et se méconnaissaient tous dans le monde ; mais qui se retrouvaient réunis, le soir, comme des conspirateurs, ne se cachant aucune pensée, usant tour à tour d’une fortune semblable à celle du Vieux de la Montagne ; ayant les pieds dans tous les salons, les mains dans tous les coffres-forts, les coudes dans la rue, leurs têtes sur tous les oreillers, et, sans scrupules, faisant tout servir à leur fantaisie. Aucun chef ne les commanda, personne ne put s’arroger le pouvoir ; seulement la passion la plus vive, la circonstance la plus exigeante passait la première. Ce furent treize rois inconnus, mais réellement rois, et plus que rois, des juges et des bourreaux qui, s’étant fait des ailes pour parcourir la société du haut en bas, dédaignèrent d’y être quelque chose, parce qu’ils y pouvaient tout.

Les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues, ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil ne vient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des rues assassines qui tuent impunément. Insensiblement, les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. il est des rues, ou des fins de rue, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle les choses les plus cruellement blessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle se trouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du pays parisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme.

À huit heures et demie du soir, rue Pagevin, au commencement du mois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, un jeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pour entrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouve précisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui, rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle il marchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plus jolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelle il était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir : elle était mariée. Il aimait, il était jeune, il connaissait Paris ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorer tout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante, riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellement furtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour que ce jeune homme avait pour cette femme pouvait sembler bien romanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans la garde royale. Il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dans ses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant que de son costume. La lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain, précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui se trouvait devant le jeune homme. Il vit cette femme montant au fond de l’allée, non sans recevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueux escalier dont les premières marches étaient fortement éclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doit monter une femme impatiente. C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient au cordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Le jeune homme reçut un coup à l’épaule. Un ouvrier portant une planche passa. Cet ouvrier était l’homme de la Providence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ? Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petites affaires. Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu de personne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sans les essuyer. Il vit un fiacre dans la rue. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et le jeune homme reconnut alors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta. Le fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit, entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortit après avoir choisi des marabouts. Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentra chez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée, le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, double malheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un homme ivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y était venu. Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblesse n’était pas d’ailleurs très ancienne. Son aïeul avait acheté une charge de Conseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Ses fils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et, par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avait balayé cette famille ; mais il en était resté une vieille douairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, mise en prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva ses biens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-fils Auguste de Maulincour, l’unique rejeton des Charbonnon de Maulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triple soin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quand vint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans, entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut fait officier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans la Ligne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, à vingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie. Madame la baronne de Maulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancien Commandeur de l’ordre de Malte. Auguste de Maulincour tenait donc au faubourg Saint- Germain par sa grand-mère et par le vidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendre les airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis. Il ne s’était encore trouvé sur aucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de la Légion-d’Honneur. Auguste de Maulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cette jeunesse. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il les aimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ? Tarare, bagatelles et momeries !

Mais le vidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influence qu’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à sa manière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle de la galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entre son vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’une persistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avait voulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, et l’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donna toutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot en apparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usa point au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’il était vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles le monde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité, le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffrait en silence ; mais il se moquait, avec les autres, de choses que seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant un caprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet de sa première passion, lui, homme de douce mélancolie et spiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur la sensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur, et se roula dans ses chagrins. Il continua d’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félines délicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-être veulent-elles garder le monopole. Quoique les femmes se plaignent d’être mal aimées par les hommes, elles ont néanmoins peu de goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leur supériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sont inférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers un amant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir les craintes dont elles veulent se parer. Qu’y a-t-il de plus contraire à leur nature qu’un amour tranquille et parfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sans orages n’est plus le bonheur pour elles.

Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans la seconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient le premier rang, une créature parfaite. Auguste se livra donc tout entier aux délices de la plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amour purement admiratif. La femme qu’il aimait femme allait le soir rue Soly, près la rue Pagevin ; et sa furtive apparition dans une infâme maison venait de briser la plus magnifique des passions ! La logique du vidame triompha. Dix heures sonnèrent. En ce moment le baron de Maulincour se rappela que cette femme devait aller au bal dans une maison où il avait accès. Sur-le-champ il s’habilla, partit, arriva, la chercha d’un air sournois dans les salons. Auguste rencontra madame de Nucingen qui lui dit le nom de la dame. Elle s’appelait madame Jules. Ils l’entendirent et se retournèrent. Madame Jules arriva vêtue de blanc, simple et noble, coiffée précisément avec les marabouts que le jeune baron lui avait vu choisir dans le magasin de fleurs. Cette voix d’amour perça le cœur d’Auguste. Madame Jules alla s’asseoir, en quittant son mari qui fit le tour du salon. Quand elle fut assise, elle se trouva comme gênée, et, tout en causant avec sa voisine, elle jetait furtivement un regard sur monsieur Jules Desmarets, son mari, l’Agent de change du baron de Nucingen. Monsieur Desmarets était, cinq ans avant son mariage, placé chez un Agent de change, et n’avait alors pour toute fortune que les maigres appointements d’un commis. Jeune, il avait toutes les vertus républicaines des peuples pauvres : il était sobre, avare de son temps, ennemi des plaisirs. Il attendait. Sa modestie inspirait une sorte de respect à tous ceux qui le connaissaient. Solitaire d’ailleurs au milieu de Paris, il ne voyait le monde que par échappées, pendant le peu de moments qu’il passait dans le salon de son patron, les jours de fête. Son peu de fortune l’obligeait à une vie austère, et il domptait ses fantaisies par de grands travaux. Après avoir pâli sur les chiffres, il se délassait en essayant avec obstination d’acquérir cet ensemble de connaissances, aujourd’hui nécessaires à tout homme qui veut se faire remarquer dans le monde, dans le Commerce, au Barreau, dans la Politique ou dans les Lettres. Un soir, il vit chez son patron une jeune personne de la plus rare beauté. Les malheureux privés d’affection, et qui consument les belles heures de la jeunesse en de longs travaux, ont seul le secret des rapides ravages que fait une passion dans leurs cœurs désertés, méconnus. Un sourire de sa femme, une seule inflexion de voix suffirent à Jules Desmarets pour concevoir une passion sans bornes. Heureusement, le feu concentré de cette passion secrète se révéla naïvement à celle qui l’inspirait. Ces deux êtres s’aimèrent alors religieusement. La jeune personne était dans une de ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certains enfants. Elle n’avait pas d’État-Civil, et son nom de Clémence, son âge furent constatés par un acte de notoriété publique. Quant à sa fortune, c’était peu de chose. Jules Desmarets fut l’homme le plus heureux en apprenant ces malheurs. Si Clémence eût appartenu à quelque famille opulente, il aurait désespéré de l’obtenir ; mais elle était une pauvre enfant de l’amour, le fruit de quelque terrible passion adultérine : ils s’épousèrent.

Là, commença pour Jules Desmarets une série d’événements heureux. Chacun envia son bonheur, et ses jaloux l’accusèrent dès lors de n’avoir que du bonheur, sans faire la part à ses vertus ni à son courage. Quelques jours après le mariage de sa fille, la mère de Clémence, qui, dans le monde, passait pour en être la marraine, dit à Jules Desmarets d’acheter une charge d’Agent de change, en promettant de lui procurer tous les capitaux nécessaires. Le soir, dans le salon même de son Agent de change, un riche capitaliste proposa, sur la recommandation de cette dame, à Jules Desmarets, le plus avantageux marché qu’il fût possible de conclure, lui donna autant de fonds qu’il lui en fallait pour exploiter son privilège, et le lendemain l’heureux commis avait acheté la charge de son patron. En quatre ans, Jules Desmarets était devenu l’un des plus riches particuliers de sa compagnie. Il inspirait une confiance sans bornes, et il lui était impossible de méconnaître, dans la manière dont les affaires se présentaient à lui, quelque influence occulte due à sa belle-mère ou à une protection secrète qu’il attribuait à la Providence.

Au bout de la troisième année, Clémence perdit sa marraine. Depuis cinq ans cet amour exceptionnel n’avait été troublé que par une calomnie dont monsieur Jules tira la plus éclatante vengeance. Un de ses anciens camarades attribuait à madame Jules la fortune de son mari, qu’il expliquait par une haute protection chèrement achetée. Le calomniateur fut tué en duel. La passion profonde des deux époux l’un pour l’autre, et qui résistait au mariage, obtenait dans le monde le plus grand succès, quoiqu’elle contrariât plusieurs femmes. Jules et Clémence habitaient un grand et bel hôtel de la rue de Ménars où les deux époux recevaient magnifiquement, quoique les obligations du monde leur convinssent peu.

Par une délicatesse bien naturelle, Jules avait caché soigneusement à sa femme et la calomnie et la mort du calomniateur qui avait failli troubler leur félicité. Madame Jules était portée, par sa nature artiste et délicate, à aimer le luxe. Malgré la terrible leçon du duel, quelques femmes imprudentes se disaient à l’oreille que madame Jules devait se trouver souvent gênée. Les vingt mille francs que lui accordait son mari pour sa toilette et pour ses fantaisies ne pouvaient pas, suivant leurs calculs, suffire à ses dépenses. En effet, on la trouvait souvent bien plus élégante, chez elle, qu’elle ne l’était pour aller dans le monde. Elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouver ainsi que, pour elle, il était plus que le monde.

Auguste de Maulincour avait eu le malheur de se heurter contre cette passion, et de s’éprendre de cette femme à en perdre la tête. Avant d’entamer la conversation, le baron regardait alternativement et cette femme et son mari. Il demanda à Madame Jules si elle ne dansait jamais et elle répondit qu’elle avait le droit d’aimer son mari à la face du monde et si Auguste se moquait d’elle en apprenant qu’elle ne dansait qu’avec son mari, elle aurait la plus mauvaise opinion de son cœur. Alors Auguste lui demanda pourquoi elle se laissait admirer. Elle aurait voulu vivre comme une maîtresse vit avec son amant. Mais Auguste lui demanda pourquoi elle était déguisée deux heures plus tôt rue Soly. La voix de Clémence si pure ne laissa deviner aucune émotion, et aucun trait ne vacilla dans son visage, et elle ne rougit pas, et elle resta calme. Elle répondit qu’elle ne connaissait pas cette rue. En mentant ainsi, elle était impassible et rieuse, elle s’éventait ; mais qui eût eu le droit de passer la main sur sa ceinture, au milieu du dos, l’aurait peut-être trouvée humide. Elle ajouta que c’était mal de suivre une femme et de surprendre ses secrets. Le baron s’en alla, se plaça devant la cheminée, et parut pensif. Il baissa la tête ; mais son regard était attaché sournoisement sur madame Jules, qui, ne pensant pas au jeu des glaces, jeta sur lui deux ou trois coups d’œil empreints de terreur. Madame Jules fit un signe à son mari, elle en prit le bras en se levant pour se promener dans les salons. Auguste, en proie à la rage qu’il étouffa dans les profondeurs de son âme, sortit bientôt en jurant de pénétrer jusqu’au cœur de cette intrigue. Avant de partir, il chercha madame Jules afin de la revoir encore ; mais elle avait disparu. Il adorait madame Jules sous une nouvelle forme, il l’aimait avec la rage de la jalousie, avec les délirantes angoisses de l’espoir. Infidèle à son mari, cette femme devenait vulgaire. Auguste pouvait se livrer à toutes les félicités de l’amour heureux, et son imagination lui ouvrit alors l’immense carrière des plaisirs de la possession. Enfin, s’il avait perdu l’ange, il retrouvait le plus délicieux des démons. Il résolut de se vouer entièrement, dès le lendemain, à la recherche des causes, des intérêts, du nœud que cachait ce mystère. C’était un roman à lire ; ou mieux, un drame à jouer, et dans lequel il avait son rôle. Il courut comme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Soly à la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dont seraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et de ruses. Auguste consacra ces premiers jours à s’initier à tous les secrets de la rue. Il espérait pouvoir se créer un observatoire dans la maison située en face de l’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulait concilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.

Dans les premiers jours du mois de mars, Monsieur de Maulincour fut surpris par la pluie rue Coquillière et se réfugia, avec toute une famille de piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la cour ressemblait à un grand tuyau de cheminée. En levant les yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venait d’entrer. C’était, en apparence du moins, un mendiant. Cet homme long et sec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde et glaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par une attitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient sa prétention de traiter d’égal à égal avec eux. Il ressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; il était railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demi aliéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Il semblait avoir au moins soixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait des bottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé en plusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui le rendait ignoble à voir. Les voisins de cet homme quittèrent leurs places et le laissèrent seul à cause de son odeur. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plus de cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ; mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous ses pieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elle appartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche un foulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettre pour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :

À Mosieur,

Mosieur Ferragusse,

Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly.

Le baron eut un pressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, en gardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maison mystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pas qu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons, vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établir des rapports entre cet homme et madame Jules. Il lut la lettre et sourit aux premiers mots car la lettre écrit par une certaine Ida était remplie de faute d’orthographe. Maulincour finit par se demander si cette Ida n’était pas une parente de madame Jules, et si le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin, n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins. Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec la vieille portière. Il lui demanda si elle connaissait Ferragus (c’était le nom du mendiant). Elle répondit non. Alors Auguste dit qu’il avait une lettre à remettre et la concierge demanda à la voir. Puis elle autorisa Auguste à monter voir Ferragus. Par instinct, il sut qu’il devait monter jusqu’au second étage. L’inconnu du porche, le Ferragus ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs, d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de jolies pantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules, dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la seconde pièce, pâlit et tomba sur une chaise. Auguste voulut s’élancer vers elle mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux en arrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans la poitrine un coup de barre de fer. Il nia être Ferragus mais Auguste lui remit tout de même la lettre. Auguste vit que le logis était bien décoré et sur une causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir, il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait être produit que par des pleurs de femme. Le faux mendiant remercia Auguste. Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules. Maulincour se proposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, elle ne pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, il avait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Il tranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement à madame Jules de lui révéler tous ses secrets.

A douze pas de l’hôtel Maulincour, un bâtiment éphémère était élevé devant une maison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fit trembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieur de Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, armé d’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner. L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions. Il n’alla pas chez madame Jules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, l’essieu se cassa net par le milieu. Maulincour reçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix jours il fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce second accident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, à Ferragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il garda l’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué à l’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait été ménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par des soufflures et par des pailles très habilement pratiquées.  Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire de cette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentatives d’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotait l’inimitié de gens supérieurs. Il eut peur d’être empoisonné. Aussitôt, dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvre augmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuis longtemps à sa grand-mère, une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrir entièrement à elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaque jour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaient nécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de les lui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’en approcher quand elle les lui servirait. Cependant ces deux leçons d’assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie.

Monsieur de Maulincour ne vivait plus que par madame Jules. Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation. Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires. Pour lui, aucune puissance humaine ne pouvait empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnête homme. Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller en Italie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, et de ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de son repentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ; sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où il pouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortir que pour l’écraser en toute sûreté. Le vieillard promit à son favori d’employer tout ce que le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettre personne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre bon compte, et préparer la victoire. Il avait un vieux valet qui lui était fidèle et qu’il enverrait au rapport. Justin, le valet, revint huit jours plus tard raconter ce qu’il avait appris. Ferragus n’était pas le nom de l’ennemi qui poursuivait monsieur le baron. Cet homme s’appelait Gratien, Henri, Victor, Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard était un ancien entrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un des plus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduire Grandisson.  Il avait été simple ouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’avaient, dans le temps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. Il habitait rue Joquelet et  madame Jules Desmarest allait le voir souvent. Le vidame conseilla à Maulincour d’oublier madame Jules et de reprendre sa vie. Mais il voulait Bourignard pieds et poings liés, et madame Jules aussi.

Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à un grade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla au bal, à l’Élysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Le baron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneur à vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Son adversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortes raisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu par son ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, la comtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerie allemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détails de son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables, Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy prit fort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eut lieu dans un coin, à voix basse. Le lendemain seulement, la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, et le château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy fut chaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour. D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus haute distinction furent imposés à messieurs de Maulincour et de Ronquerolles, et toutes les précautions furent prises sur le terrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouva devant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne ne refusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en lui l’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut une secrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments en questionnant le marquis. Il lui présenta ses excuses. Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finir l’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approcha de son adversaire. Il lui demanda de n’apporter dans cette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont il s’agissait publiquement. Mais son adversaire refusa de répondre. Il était convenu, par avance, que les deux adversaires se contenteraient d’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré la distance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieur de Maulincour très problématique, pour ne pas dire impossible, fit tomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigts au-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions. Après une quinzaine de jours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrent ces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la vie donne seule le secret, un matin sa grand-mère lui porta de rudes coups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaient livrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettre signée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquel s’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point, racontée. Il fut reproché au baron d’avoir espionné l’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous les secrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort de trois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable dans laquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait inévitablement, parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tous les moyens humains. La lettre ne fut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que lui fit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et de confiance envers une femme, l’espionner sans en avoir le droit ! Et devait-on espionner la femme dont on était aimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui ne prouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de sa vie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines où germent, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie. Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur de Maulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sans mêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cette aventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part des craintes que donnait à la famille de Maulincour le personnage inconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, en face des lois et de la police. Puis le Sous-Chef prit ses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendrait sous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi, disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris. Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame à l’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remis de sa dernière blessure. Le baron apprit que Bourignard était un homme condamné à vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendant le transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans, la police avait infructueusement essayé de le reprendre, après avoir su qu’il était venu fort insouciamment habiter Paris, où il avait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fût constamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disant à monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance à cette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, il pouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi, dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincour se dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec le saint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence de l’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans le journal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matière à quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut des inquiétudes, que dissipa une lettre lui apprenant la mort de Bourignard. Il était décédé à son domicile et le médecin de la Préfecture de police adjoint à celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté avait fait toutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleine certitude. La  moralité des témoins qui avaient signé l’acte de décès, et les attestations de ceux qui avaient soigné Bourignard dans ses derniers moments, entre autres celle du respectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel Bourignard fait ses aveux, au tribunal de la pénitence,  avaient ôté à la police les moindres doutes. Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrent avec un plaisir indicible. Le commandeur autoria Maulinour à se rendre à un bal où il espérait voir madame Jules. Cette fête était donnée par le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Paris se rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables de jeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré aux pensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme prit alors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait en voyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida, l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de la police, le mort de la veille. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre de la Toison-d’Or et une plaque à son habit. Il le menaça de mort et lui demanda de quel droit il osait troubler le repos de madame Jules. Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir. Mais Maulincour le retint. Ferragus se dégagea lestement, prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secoua railleusement la tête à plusieurs reprises. M. de Marsay fut témoin de cette scène. Le baron poursuivit Ferragus sans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, il vit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en le regardant, et partait au grand trot. Il retourna parler à de Marsay. De Marsay connaissait Ferragus sous le nom de comte de Funcal. Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte de Funcal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où il croyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans ses cheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté, fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette sainteté féminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui, n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette haine déborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia le moment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : – Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent... Elle nia y être pour quelque chose. Il lui demanda compte de son sang mais le mari de madame Jules arriva. Maulincour lui demanda de venir chez lui s’il voulait savoir ce que le baron reprochait à sa femme. Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque en défaillance.

Madame Desmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et son mari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion en sortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Son mari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Puis, il lui demanda ce que monsieur de Maulincour avait donc pu lui dire pour l’affecter si vivement. Et il ne comprenait pas ce que Maulincour voulait lui dire chez lui. Elle lui répondit que Maulincour ne pourrait rien lui dire chez lui qu’elle ne lui dirait elle-même. Et la voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux, deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunis sur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme. C’était la première fois que Jules et Clémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près de lui. Clémence lui demanda de lui jurer d’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement. Monsieur de Maulincour lui avait déclaré que les trois accidents : la pierre tombée sur son domestique, sa chute en cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaient l’effet d’une conjuration que Clémence avait tramée contre lui. Puis, il l’avait menacée d’expliquer à son mari l’intérêt qui la portait à l’assassiner. Elle croyait fou Maulincour et savait que depuis un an, elle était devenue la passion de monsieur de Maulincour. Elle demanda à son mari d’oublier cette affaire.

La chambre à coucher de madame Jules était un lieu sacré. Elle avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre, pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amour a, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madame Jules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu’ils perpétuent l’amour. Madame Jules avait interdit à son mari l’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête. Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacée d’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes, madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Elle voulut se faire et se fit ravissante. Forte de ses avantages, elle vint à pas menus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouva pensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, un pied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffant de son haleine, et la mordant du bout des dents : – À quoi pensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, elle l’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées. Ils se couchèrent. Elle savait que Jules gardait ses pensées. Il était environ trois heures du matin lorsque madame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappée au cœur pendant son sommeil. Une voix lui avait dit : – Jules souffre, Jules pleure.... Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva la place de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, les pieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grand fauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme se jeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux de son mari. Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, les mains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : – Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pas aimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Je t’adore en te soupçonnant... il lui avoua que depuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour son bonheur, c’était de ne lui savoir aucune de ces affections naturelles qui prennent toujours un peu sur l’amour. Elle n’avait ni sœur, ni père, ni mère, ni compagne, et il n’était alors ni au-dessus ni au-dessous de personne dans son cœur : il y était seul. Il avait un soupçon odieux à se reprocher, et elle n’avait rien dans le cœur qui la brûlait. Clémence songeuse, interdite, ne pouvait retenir des larmes. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avec une force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisa les cheveux et le couvrit de larmes. Elle lui dit qu’elle l’aimerait toujours mieux jusqu’à son dernier souffle. Elle avait quelque orgueil de son amour, se croyait destinée à n’éprouver qu’un sentiment dans sa vie. Elle était contente de ne pas avoir d’enfant, et n’en souhaitait point. Elle se sentait plus épouse que mère. Elle lui demanda de promettre de ne pas croire aux paroles de Maulincour et de ne pas aller chez lui. Il promit. Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucement répétée.

 

 

Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, et dont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoique ce nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de son passage. Il est impossible de se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amour croisse ou qu’il diminue. Mais Clémence et Jules s’étaient aimés, ils s’aimaient trop purement pour que l’impression à la fois cruelle et bienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dans leurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître et voulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premier désaccord. Jules étudia la voix de sa femme, il en épia les regards avec le sentiment jeune qui l’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Les souvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, la naïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniers vestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche, jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux époux passèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœur l’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deux enfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et se tiennent, s’unissant par instinct. Jules et Clémence en jouirent délicieusement, comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée de leur vie amoureuse. Tout alla bien jusqu’au lendemain.  À quatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nez devant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec la pertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance. Jules ne voulut pas l’écouter mais Maulincour lui dit que s’il se taisait, il pourrait voir avant peu sa femme sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’un forçat. Alors Jules accepta de l’écouter. Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, et son amour platonique pour madame Jules, et les détails de l’aventure qui en découla. Jules fut plus surpris qu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dans son âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité. Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cette femme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voix lointaine qui lui criait : – Clémence ne saurait mentir ! Pourquoi te trahirait-elle ? Maulincour ajouta qu’il avait fait suivre ce Ferragus que la police croyait mort. Jules le remarcia de sa confidence. Lui-même poursuivrait courageusement la vérité dans cette affaire étrange, mais en doutant jusqu’à ce que l’évidence des faits lui soit prouvée. En rentrant chez lui, il demanda à Clémence si elle était sortie et elle nia alors que sur son chapeau, Jules put voir quelques gouttes d’eau. Ces gouttes d’eau furent comme une lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre, descendit à la loge pour demander au concierge si Clémence était sortie. Fouquereau lui confirma que Clémence était sortie dans l’après-midi. Jules lui promit une rente à condition qu’il se taise sur la question qui venait de lui être posée. Jules revint voir sa femme pour lui demander s’il ne lui avait pas remis quarante mille francs depuis le commencement de l’année. Elle répondit qu’il lui en avait donné quarante-sept. En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remit une lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avec avidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature. C’était une lettre de la mère de Maulincour qui expliquait que son fils leur avait donné, à elle et au commandeur de Pamiers, depuis quelques jours des preuves d’aliénation mentale, et ils craignaient qu’Auguste ne trouble le bonheur de Jules par des chimères. Il dit à Clémence le contenu de la lettre et voulut savoir si c’était elle qui lui avait fait parvenir pour dissiper ses soupçons. Il lui avoua avoir vu Auguste. Clémence fut frappée de terreur. Puis il lui redemanda si elle était sortie et lui montra le chapeau mouillé. Elle avoua être sortie mais ne voulut pas en dire davantage. Jules devait attendre avec confiance, sans quoi il se créerait des remords éternels. Mais dans un violent accès de rage, il dit qu’il voulait tout savoir. En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et les glapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambre jusqu’aux deux époux. Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virent bientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme se montra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leur maître : – Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Jules et Clémence la laissèrent entrer. C’était une grisette parisienne ficelée dans une robe verte, à guimpe, qui laissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitement visible. Elle s’appelait Ida. Elle était venue reprocher à Clémence de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel elle avait contracté un mariage moral, et qui parlait de réparer ses torts en l’épousant à la municipalité. Clémence ne voulut pas en entendre davantage et rentra dans sa chambre. Puis Ida prétendit que Clémence venait voir Ferragus tous les jours. Jules était stupéfait et répondit à Ida qu’elle devait se tromper. Pour lui, Ferragus était mort mais Ida le contredit. Ida lui apprit que Clémence était venue cet après-midi voir Ferragus. Jules lui demanda où elle habita et elle se présenta. Elle s’appelait Ida Gruget, habitait 14 rue de la Corderie-du-Temple et était couturière en corsets. Elle refusa de donner l’adresse de Ferragus mais affirma que Clémence la connaissait. Jules proposa de la payer pour qu’elle donne l’adresse mais la grisette refusa et partit.

Jules ordonna à ses domestiques de desservir car lui et sa femme n’avaient pas l’intention de dîner. Il trouva Clémence qui pleurait dans sa chambre. Il lui demanda pourquoi elle pleurait car si elle n’avait pas été fidèle c’était car elle avait été indigne de son amour. Il aurait voulu se tuer mais Clémence se jeta à ses pieds. Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, la retint entre ses jambes. Elle ne voulait pas parler car c’était un secret de vie et de mort. Bientôt, il saurait tout. Il lui demanda si Ferragus était son bienfaiteur inconnu ; l’homme auquel ils devaient leur fortune. Un homme qu’il avait tué en duel le lui avait dit. Clémence était effrayée qu’il y ait déjà un mort et elle s’évanouit. Il appela Joséphine pour qu’elle aille chercher son frère et monsieur Desplein. Clémence revint à elle. Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se coucha seule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecin dans sa chambre sacrée. Desplein trouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait été plus intempestive. Il ordonna quelques prescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœur ayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin, Clémence n’avait pas encore dormi. Elle était préoccupée par le sourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heures entre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissait arriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cette longue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en alla bientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sens que donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le cri d’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé à écrire. Elle attendit que son mari cesse d’écrire et alla voir. Il dormait. Il venait d’écrire son testament. Il se réveilla et elle lui demanda deux jours de liberté et de l’attendre. Il accepta. Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchante effusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la prit et la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir de cette noble beauté. Le lendemain, Jules réveilla sa femme en la baisant au front. Il lui demanda de ne pas sortir. Et il descendit dire au concierge de surveiller les entrées et les sorties durant son absence. Puis il se rendit chez Maulincour mais la vieille baronne lui dit que son petit-fils était indisposé. Alors Jules évoqua la lettre qu’elle lui avait envoyé. Surprise, elle affirma qu’elle n’avait rien envoyé. Il lui donna la lettre qu’il avait gardée. La douairière lut la lettre. Elle affirma que son écriture avait été parfaitement imitée. Son petit-fils était malade mais sa raison n’était pas altérée. Cette lettre n’était qu’un tissu de mensonges. Elle accepta que Jules aille voir le baron. Auguste était assis dans son fauteuil avec le vidame de Pamiers à ses côtés. Le baron lui dit qu’il pouvait parler sans crainte car le commandeur connaissait tout de cette affaire. Jules lui montra la lettre et lui demanda l’adresse de Ferragus. Le baron dit à Jules qu’il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait, il était à ses ordres après avoir lu la lettre. Le baron voulut faire venir le valet du vidame mais il était absent. Justin était mort et le vidame l’avoua au baron. Une grosse voiture lui était passée sur le corps après qu’il avait passé la nuit à boire avec des amis. Auguste pensa que c’était Ferragus qui l’avait tué. Jules demanda à Maulincour si son valet n’avait peut-être été justement puni car il avait outrepassé ses ordres en calomniant madame Desmarets dans l’esprit d’une Ida, dont il avait réveillé la jalousie afin de la déchaîner sur eux. Maulincour le reconnut. Il se jugeait puni par la maladie. Si le toxicologue ne pouvait le sauver, il se brûlerait la cervelle. Le vidame révéla à Jules avoir entendu dire à ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade de Portugal ou à celle du Brésil. Il lui conseilla d’agir avec prudence.

Au moment où Jules rentra son concierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter une lettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face de la rue de Ménars. Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel. Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir, quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusions de l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettre jetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, il cherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cet être mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de sa vie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont il avait tiré vengeance n’était pas une vérité. Il dit à Fouquereau que si quelqu’un voulait parler à madame ou lui apportait quelque chose, il tinterait deux coups. Puis il lui montrerait toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importe à qui. Jules résolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et de l’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour un Agent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et ses ventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions les plus délicates au lendemain, Fouquereau prévint Jules qu’une vieille femme l »avait demandé et avait donné une lettre pour madame. La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir la clef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres. En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avec tant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux jours de sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait un ami véritable, Jacquet, qui resta fidèle à Desmarets, malgré sa fortune. Employé au Ministère des Affaires Étrangères, il y avait en charge la partie la plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère une espèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur les correspondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches. Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait aux Affaires Étrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans les rangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscurité qui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sa dette à la patrie. Grâce à Jules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Enfin, pour achever la peinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encore soupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’il pouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent de change, et connaissant tous les matins le secret de l’État. Jules lui montra la lettre en lui disant : – Il faut me lire ce billet adressé à ma femme... Jacquet put décrypter la lettre car c’était écrit avec une vieille grille dont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur de Choiseul, lors du renvoi des Jésuites. Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé comme une de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées, et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent à découvert. Ferragus écrivait à Clémence qu’il était à l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, no 12, chez une vieille femme nommée madame Étienne Gruget, la mère de cette Ida, qui allait payer cher sa sotte incartade. Il lui donnait rendez-vous à cet endroit. Jules irait. Il voulut reprendre la lettre mais Jacquet la garda pour la recacheter. Il promit de lui rapporter. Il proposa à Jules de l’accompagner le lendemain et Jules refusa. Il se rendit rue des Enfants-rouges. Là était Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cette intrigue. La portière lui indiqua l’endroit où le lieu où il voulait se rendre. Sur l’une des portes, la plus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits à la craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. Bientôt une toux de vieille et le pas lourd d’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisière annoncèrent la mère d’Ida Gruget. Elle le fit entrer dans un capharnaüm. Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’il ne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marché qu’il venait proposer à la vieille. Jules avait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans la pièce à feu, où ils furent accompagnés par un petit carlin poussif, personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Jules examina tous les meubles de l’appartement avec une curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrète satisfaction. Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jeune de madame Gruget. Puis, il se dit en lui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés, elle est à moi. Il lui dit qu’il voulait lui commander des galons. Puis, il ajouta qu’il savait qu’un inconnu qui prenait le nom de Camuset habitait chez elle. La vieille le regarda soudain, sans donner la moindre marque d’étonnement. Elle répondit qu’il y avait bien quelqu’un là-haut mais qu’il lui serait bien impossible de l’écouter. Jules lui assura qu’il ne voulait point de mal ni à son locataire malade de ses moxas, ni à sa fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Il lui expliqua ce qu’il voulait. Une jeune dame viendrait demain ici, de neuf à dix heures, pour causer avec l’ami de sa fille. Jules voulait être à portée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendu par eux. Madame Gruget lui en fournirait les moyens, et il reconnaîtrait ce service par une somme de deux mille francs une fois payée, et par six cents francs de rente viagère. Madame Gruget demanda si c’était risqué pour sa fille et Jules la rassura. Aussitôt, elle se plaignit de sa fille lui reprochant son ingratitude. Alors il lui promit cinq mille francs d’argent comptant et trois cents francs de rente viagère. Elle accepta. Pour qu’il puisse espionner Ferragus et Clémence, madame Gruget avait une idée. Elle avait la clef de sa voisine, dont le logement était au-dessus du sien, et qui avait une pièce mur mitoyen avec celle où couchait monsieur Ferragus. Elle était à la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou, pendant la nuit, au mur de séparation, Jules les entendrait et les verrait à son aise. Madame Gruget était intime avec un serrurier qui ferait cela pour elle, ni vu, ni connu. Puis, il lui demanda de se rendre chez soir chez monsieur Desmarets, son notaire, le soir-même. Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où il était de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez son portier la lettre parfaitement bien recachetée. Il la donna à sa femme. Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant la lettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à son mari. Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère ses intentions relatives à la constitution de la rente viagère destinée à la veuve Gruget. Quand il revint pour dîner, Clémence lui dit qu’il avait été bien gracieux et bien bon pour elle en lui remettant la lettre et lui avait fait là plus de bien, par sa confiance, que tous les médecins de la terre ne pouvaient lui en faire par leur ordonnance. Il se laissa embrasser mais ce ne fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petit devant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente. Elle avait une sorte de joie triste. Elle lui annonça qu’il saurait tout le lendemain à midi. Elle sortirait le matin. Il répondit qu’il viendrait la voir à midi. Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme, ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forte que toutes ses douleurs.

Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui, courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuve Gruget. La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de la sienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grande comme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à une place correspondant aux rosaces les plus hautes et les plus obscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cette ouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’une armoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donc laissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficile d’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Jules fut-il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de rester dans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepied que la veuve Gruget avait eu soin d’apporter. Jules aperçut en effet un homme occupé à panser un cordon de plaies, produites par une certaine quantité de brûlures pratiquées sur les épaules de Ferragus, dont il reconnut la tête, d’après la description que lui en avait faite monsieur de Maulincour. Ferragus dit à l’inconnu que les papiers de monsieur de Funcal lui seraient remis le lendemain et qu’Henri Bourignard était bien mort. Les deux fatales lettres qui leur avaient coûté si cher n’existaient plus. L’inconnu lui répondit qu’il était leur plus forte tête, leur frère chéri, le Benjamin de la bande. Ferragus lui demanda de surveiller Maulincour et Ida. L’inconnu se retira. Dix minutes après, monsieur Jules n’entendit pas, sans avoir un frisson de fièvre, le bruissement particulier aux robes de soie, et reconnut presque le bruit des pas de sa femme. Ainsi Jules comprit que Ferragus était le père de Clémence. Elle lui demanda de parler à Jules. Il lui expliqua que la seconde providence veillait sur elle et que douze hommes pleins de force et d’intelligence formaient un cortège autour de son amour et de sa vie, prêts à tout pour leur conservation. Il ajouta qu’un souvenir de ses caresses d’enfant lui avait seul donné la force de vivre. Il saurait défendre avec des ongles de lion, avec l’âme d’un père, son seul bien, sa vie, sa fille. Depuis la mort de cet ange qui fut la mère de Clémence, il n’avait rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de l’avouer pour sa fille, de la serrer dans ses bras à la face du ciel et de la terre, à tuer le forçat qui était en lui... il voulait pouvoir presser sans honte la main de son mari. Après avoir fouillé le globe, ses amis lui avaient trouvé une peau d’homme à endosser. Il allait vais être d’ici à quelques jours monsieur de Funcal, un comte portugais. Tout avait été prévu, et d’ici à quelques jours Sa Majesté Jean VI, roi de Portugal, serait son complice. Ferragus voulait récompenser le dévouement de sa fille pendant ces trois années. Elle était venu religieusement consoler son vieux père, risquer son bonheur ! Clémence lui dit qu’elle avait promis la vérité à son mari à midi alors il lui demanda de dire à Jules qu’il aille à l’ambassade de Portugal, voir le comte de Funcal, et il y serait. Elle dit que monsieur de Maulincour avait  parlé de Ferragus à Jules. Ferragus répondit que Maulincour était hors d’état de se souvenir.  En ce moment, un cri terrible retentit dans la chambre où était monsieur Jules Desmarets.

Clémence descendit avec rapidité le petit escalier, trouva toute grande ouverte la porte de l’appartement de madame Gruget, entendit les cris qui retentissaient dans l’étage supérieur, monta l’escalier, vint, attirée par le bruit des sanglots, jusque dans la chambre fatale. Madame Gruget criait à l’assassin car elle croyait que Jules avait tué sa fille. Jules mettait un mouchoir sur la bouche de la veuve. En ce moment, Clémence entra, vit son mari, poussa un cri et s’enfuit.

La veuve Gruget montra à Jules une lettre que sa fille lui avait laissée. Ida annonçait son suicide car Ferragus lui avait dit qu’elle faisait son malheur. Jules lui dit de porter cette lettre à monsieur de Funcal s’il en était encore temps, lui seul pouvait sauver sa fille. Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commis un crime. Il n’avait pas été loyal avec la personne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible de transiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison du forfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant les plus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Il resta durant une grande partie de la journée errant dans Paris et n’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait de rencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Désespéré, Jules rentra chez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, mais exprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de sa femme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elle avait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main, la baisa, la couvrit de ses larmes. Il lui dit qu’il se repentait et elle lui demanda de quoi. Le silence dura longtemps. Jules, croyant Clémence endormie, alla questionner Joséphine sur l’état de sa maîtresse. Elle lui apprit que Clémence était rentrée à demi morte. Les domestiques étaient allés chercher monsieur Haudry. Le médecin n’avait pas paru content, avait ordonné de ne laisser personne auprès de Clémence, excepté la garde, et il avait dit qu’il reviendrait pendant la soirée. Monsieur Jules rentra doucement chez sa femme, se mit dans un fauteuil, et resta devant le lit, immobile, les yeux attachés sur les yeux de Clémence ; quand elle soulevait ses paupières, elle le voyait aussitôt, et il s’échappait d’entre ses cils douloureux un regard tendre, plein de passion, exempt de reproche et d’amertume, un regard qui tombait comme un trait de feu sur le cœur de ce mari noblement absous et toujours aimé par cette créature qu’il tuait. La mort était entre eux un pressentiment qui les frappait également. Clémence leva les yeux, ils étaient pleins de larmes. Elle lui dit qu’il lui faisait mal. La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le mari de se retirer pendant sa visite. Il dit que Clémence était frappée à mort. Il y avait une maladie morale qui avait fait des progrès et qui compliquait sa situation physique, déjà si dangereuse, mais rendue plus grave encore par des imprudences : se lever pieds nus la nuit ; sortir quand il  le lui avait  défendu ; sortir la veille à pied, ce jour-même en voiture. Elle avait voulu se tuer. Cependant son arrêt n’était pas irrévocable, il y avait de la jeunesse, une force nerveuse étonnante... Il fallait risquer le tout pour le tout par quelque réactif violent ; mais il ne prendrait jamais sur lui de l’ordonner, il ne le conseillerait même pas ; et, en consultation, il s’opposerait à son emploi. Jules rentra. Pendant onze jours et onze nuits, il resta près du lit de sa femme, ne prenant de sommeil que pendant le jour, la tête appuyée sur le pied de ce lit. Jamais aucun homme ne poussa plus loin que Jules la jalousie des soins et l’ambition du dévouement. Il y eut des incertitudes, de fausses joies, de bonnes journées, un mieux, des crises, enfin les horribles nutations de la Mort qui hésite, qui balance, mais qui frappe. Madame Jules trouvait toujours la force de sourire à son mari ; elle le plaignait, sachant que bientôt il serait seul. C’était une double agonie, celle de la vie, celle de l’amour ; mais la vie s’en allait faible et l’amour allait grandissant. Il y eut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire qui précède toujours la mort chez les créatures jeunes. Elle parla de son amour heureux, elle parla de son père, elle raconta les révélations de sa mère au lit de mort, et les obligations qu’elle lui avait imposées. Elle se débattait, non pas avec la vie, mais avec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter. Elle dit – Faites, mon Dieu, dit-elle, qu’il ne sache pas que je voudrais le voir mourir avec moi. Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dans le salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eût obéi.

Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Le lendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elle avait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puis elle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya son mari avec instance. D’ailleurs, monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieur de Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenu naguère entre eux. Le vidame l’amena au baron. Celui-ci était mourant. À cet aspect, monsieur Desmarets recula d’horreur. Il ne pouvait reconnaître l’élégant jeune homme dans une chose sans nom en aucun langage. Aucune trace d’intelligence n’existait plus ni sur le front, ni dans aucun trait. Jules crut voir au-dessus de ce visage la terrible tête de Ferragus, et cette complète Vengeance épouvanta la Haine. Le mari se trouva de la pitié dans le cœur pour le douteux débris de ce qui avait été naguère un jeune homme. Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut.

Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Église déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements. Il voulut être seul pour lire les dernières pensées de cette femme que le monde avait admirée, et qui avait passé comme une fleur. Dans son testament, Clémence lui écrivait qu’elle mourait heureuse. Son amour était toute sa fortune et c’était ce qu’elle lui léguait. Elle évoquait sa mère qu’elle aimait, respectait et craignait. Sa mère ne fut plus qu’en second dans son cœur quand elle rencontra Jules. Un soir, quelques jours avant sa mort, sa mère lui avait révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Ainsi, Clémence sut sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui elle était toute la vie, tout l’amour ; que la fortune de Jules était son ouvrage et qu’il l’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour Clémence et son mari, que pour lui-même. La mère de Clémence était toute sa consolation, et elle mourait, alors Clémence promit de la remplacer.

La première fois que Clémence aperçut son père, ce fut auprès du lit où sa mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en elle toutes ses espérances mortes. Clémence avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence. Elle reconnut avoir douté de Jules. Elle avait cru qu’il pourrait un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant qu’il aimait sa Clémence. Le jour où cet odieux officier avait  parlé à Jules, Clémence avait été forcée de mentir. Ce jour elle avait pour la seconde fois de sa vie connu la douleur, et cette douleur avait été croissante jusqu’en ce moment où elle parlait pour la dernière fois à Jules. Que son origine altère la pureté de l’amour que Jules avait pour elle, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne pouvait la détruire en elle. Telle était la cause de sa mort. Elle mourait aimée, c’était sa consolation. Elle avait su que, depuis pendant ans, son père et ses amis avaient presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de donner un état à Clémence et Jules, ils avaient acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour Clémence et Jules. Elle espérait que Jules et elle seraient réunis à jamais, pour s’aimer pendant les siècles. Cet espoir pouvait seul la consoler. Elle lui demanda de mener une vie sainte pour venir sûrement près d’elle et de n’adorer plus que dieu et de soulager les membres endoloris de son église. Elle savait que le cœur de Jules serait sa tombe. Elle le pria de brûler tout ce qui leur avait appartenu, de détruire leur chambre, d’anéantir tout ce qui pouvait être un souvenir de leur amour.

Jules s’échappa de chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près de sa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste. Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent les gens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment, dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point se survivre. Il voulait mourir. Il arriva sans obstacles, monta dans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit de mort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mains jointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaient un prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée, puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenait debout, immobile, et contemplait sa fille d’un œil sec ;  il ne vit pas Jules. L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait été constamment bonne. Il était venu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieux à la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacé d’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa la main, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scène restèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir les cierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient se succéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment le mari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurs s’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Un éclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux de Ferragus.

– C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.

– Pourquoi s’être défié de moi ? paraissait répondre l’époux.

Jacquet apprit à Jules que Ferragus avait déjà pris en charge tous les frais funéraires. Jules pensa que Ferragus lui arrachait sa femme. Il s’élança dans la chambre de sa femme ; mais le père n’y était plus. Clémence avait été mise dans un cercueil de plomb, et des ouvriers s’apprêtaient à en souder le couvercle. Jules rentra tout épouvanté de ce spectacle, et le bruit du marteau dont se servaient ces hommes le fit machinalement fondre en larmes. Il ne voulait pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Il voulait la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Il en chargea Jacquet et lui ordonna de ne pas dire  un mot sur cette affaire, mais de s’arranger pour qu’elle réussisse.

Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde. Les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand-messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied.

Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre. Jacquet, homme administratif, s’adressa naturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumer le corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfet de police. Ce fonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille de papier timbré, donner à la douleur une forme administrative ; il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer les vœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; il fallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande. En vain… Alors, Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda une audience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet était un homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, et parvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parler par le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Étrangères. Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, une audience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot de l’autocrate des Affaires Étrangères, écrit au pacha de l’Intérieur, Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara des raisonnements, des réponses péremptoires, des en cas ; mais tout échoua.

Jacquet reconnut qu’il s’était trompé dans la marche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulant procéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Jules à l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisante autorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami.

Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel, de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à la manière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pour un moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant à la mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau de rétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituelles discussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bien profondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations, les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Le préfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avait employé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de la haute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question de voirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement à la pétition.

Le second jour, Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à son projet car tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée à la douleur était impossible. Jules avait formé le projet de mourir loin de Paris, et désirait tenir Clémence entre ses bras dans la tombe et ne savait pas que la bureaucratie pût allonger ses ongles jusque dans nos cercueils. Il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu qui avait sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides, rentrait assez en colère. Jacquet demanda où était enterrée madame Jules et le monarque répondit  qu’ils avaient eu trois madame Jules... en huit jours.  Le convoi du colonel de Maulincour entra.  Puis Jacquet insista et le gardien se rappela  un convoi où il y avait treize voitures de deuil, et un seul parent dans chacune des douze premières. Il dit madame que Jules se trouvait rue du maréchal Lefebvre, allée no 4, entre mademoiselle Raucourt, de la Comédie-Française, et monsieur Moreau-Malvin, un fort boucher, pour lequel il y avait un tombeau de marbre blanc de commandé, qui serait vraiment un des plus beaux de leur cimetière. Cela n’aidait pas Jules et Jacquet alors le gardien ordonna à un de ses collègues de les guider. ils arrivèrent au lieu du repos. En voyant cette terre fraîchement remuée, et où des maçons avaient enfoncé des fiches afin de marquer la place des dés de pierre nécessaires au serrurier pour poser sa grille, Jules s’appuya sur l’épaule de Jacquet, en se soulevant par intervalles, pour jeter de longs regards sur ce coin d’argile où il lui fallait laisser les dépouilles de l’être par lequel il vivait encore. Ils voulurent sortirent et Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’œil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place Vendôme et la coupole d’or des Invalides : – Elle m’a été enlevée là, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.

A quatre lieues de là, le corps d’une jeune fille était venu matinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de la Seine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurent en montant dans leur frêle bateau. Aussitôt des gens qui vinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ils convertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurs soins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, no 14. La police judiciaire intervint, la veuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernière lettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, un médecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans le système pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir à l’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dans un linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bière vulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière par quatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui se racontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée de commisération. Un homme demanda au fossoyeur qui enterra Ida s’il y avait eu un service religieux et il s’en alla.

Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un homme vêtu de noir se présenta chez monsieur Jules et, sans vouloir lui parler, remit dans la chambre de sa femme une grande urne de porphyre, sur laquelle il lut ces mots :

INVITÀ LEGE,

CONJUGI MOERENTI

FILIOLAE CINERES

RESTITUIT,

AMICIS XII JUVANTIBUS,

MORIBUNDUS PATER.

– Quel homme ! dit Jules en fondant en larmes. Huit jours suffirent à l’Agent de change pour obéir à tous les désirs de sa femme, et pour mettre ordre à ses affaires ; il vendit sa charge au frère de Martin Faleix, et partit de Paris au moment où l’Administration discutait encore s’il était licite à un citoyen de disposer du corps de sa femme.

Qui n’a pas rencontré sur les boulevards de Paris, au détour d’une rue ou sous les arcades du Palais-Royal, enfin en quelque lieu du monde où le hasard veuille le présenter, un être, homme ou femme, à l’aspect duquel mille pensées confuses naissent en l’esprit ! Un de ces Melmoth parisiens était venu se mêler depuis quelques jours parmi la population sage et recueillie. A deux pas, est le cimetière du Mont-Parnasse, l’homme devenu depuis quelques jours l’habitant de ce quartier désert assistait assidument aux parties de boules, et pouvait, certes, passer pour la créature la plus saillante de ces groupes, qui, s’il était permis d’assimiler les Parisiens aux différentes classes de la zoologie, appartiendraient au genre des mollusques. Ce nouveau venu marchait sympathiquement avec le cochonnet, petite boule qui sert de point de mire, et constitue l’intérêt de la partie ; il s’appuyait contre un arbre quand le cochonnet s’arrêtait ; puis, avec la même attention qu’un chien en prête aux gestes de son maître, il regardait les boules volant dans l’air ou roulant à terre. Il ne disait rien, et les joueurs de boules, les hommes les plus fanatiques qui se soient rencontrés parmi les sectaires de quelque religion que ce soit, ne lui avaient jamais demandé compte de ce silence obstiné ; seulement, quelques esprits forts le croyaient sourd et muet. Il était béant, sans idées dans le regard, sans appui précis dans la démarche ; il ne souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait habituellement baissés vers la terre, et semblait toujours y chercher quelque chose. À quatre heures, une vieille femme venait le prendre pour le ramener on ne sait où, en le traînant à la remorque par le bras, comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter encore quand il faut venir à l’étable. Ce vieillard était quelque chose d’horrible à voir. Dans l’après-midi, Jules, seul dans une calèche de voyage lestement menée par la rue de l’Est, déboucha sur l’esplanade de l’Observatoire au moment où ce vieillard, appuyé sur un arbre, se laissait prendre sa canne au milieu des vociférations de quelques joueurs pacifiquement irrités. Jules, croyant reconnaître cette figure, voulut s’arrêter, et sa voiture s’arrêta précisément. Jules reconnut Ferragus. Il dit « Comme il l’aimait ! » en pensant à Clémence.

21 août 2024

Le médecin de campagne (Honoré de Balzac).

Balzac a écrit ce roman en trois jours et trois nuits, en 1832. En réalité, en janvier 1833, Balzac essayait toujours de lui donner forme. Alors Mame, son éditeur, décida de recourir aux grands moyens et engagea une action juridique contre l'écrivain. Le roman ne put paraître qu'au mois de septembre 1833, à la suite du procès. En septembre 1832, Balzac parcourut le Dauphiné avec la marquise de Castries. Cela l'inspira pour l'écriture du Médecin de campagne. Le personnage de Benassis, c'est Balzac. La rupture avec Mme de Castries avait surpris Balzac dans le premier feu de la composition. Il épancha tout naturellement son amertume dans le roman qu'il était en train d'écrire. Dans ce roman, le passé de Benassis demeure voilé et semble condensé dans un secret, un drame intime inconnu, devenu souvenir et remords, et qui pèse sur la vie entière. Benassis n'est pas heureux. Étranger au bonheur qu'il crée, rien ne le concerne que lui-même. Il est la proie d'un passé secret. Il sait que le récit de sa vie le délivrerait de sa faute et de sa solitude. Il brûle de se confier à son hôte mais il se tait. Ses tergiversations nous tiennent en haleine. Ce silence de 12 années, chaque jour plus intolérable, éclate enfin dans la célèbre confession où tendait l'oeuvre entière. Dans le roman, Balzac marque sa prédilection au personnage de la Fosseuse chez qui l'âme tue le corps et dont la sensibilité maladive préfigure Lambert et Séraphita. Benassis, tourné vers son passé, reste presque immobile dans le temps. Les personnages, les scènes et les images forment comme le fond mouvant d'un immense portrait. Balzac rédigea une première version du Médecin de campagne qui lui avait permis de se venger de Mme de Castries laquelle n'avait pas voulu être sa maîtresse. Cette première version lui servira pour la composition du roman la Duchesse de Langeais.

I

Le pays et l'homme. En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillaient les idées qu’inspire une misère laborieuse ; plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annonçaient l’aisance due à de longs travaux. À tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence.

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Sa cravate noire et ses gants de daim, ses pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, indiquaient le militaire qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. L’étonnement était une sensation que Napoléon semblait avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussi le calme de la figure était-il un signe certain auquel un observateur pouvait reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables de l'empereur. Le voyageur avait labouré tous les champs de bataille où commanda Napoléon. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises ; mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire. Quant à son histoire intime, elle était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires, le commandant Genestas se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours. Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir. Le chef d’escadron gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger ; il ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et de son régiment une famille. Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence et qui durant leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc ; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment. Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheurs imprévus de la guerre. Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées. S’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, ses études furent prodigieusement négligées. Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bon parti. Cet officier, auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune démarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait vers la Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonel un congé de huit jours. Il crut prudent de ne pas s’engager plus loin sans se réconforter l’estomac.Il attacha son cheval au montant d’une porte, et entra dans une chaumière. Il y trouva une vieille femme et cinq enfants. Quand la vieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoir suffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la porte ; les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait ; puis ils se jetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cette scène amusait, les vit bientôt occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour son hôte. Elle enferma les quatre garnements dans leur chambre. Elle gardait ces enfants de l'hospice pour trois francs par mois. Genestas se soucia de la misère de cette vieille femme et elle lui expliqua qu'elle avait un bienfaiteur. C'était Monsieur Benassis, l'ami du pauvre. Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelle leur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent en colonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de prunes. La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors ; il ne pleura point, les autres demeurèrent tout pantois. Genestas demanda à la vieille si elle aimait les enfants et elle se désola de ne pouvoir les garder que jusqu’à leur sixième année. Elle avait perdu un fils. Elle n’avait que 38 ans et était veuve. – Quelle vie d’abnégation et de travail ! pensa le cavalier. Il eût été impossible de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. Genestas lui demanda si Benassis était un bon médecin. Elle répondit qu’il guérissait les pauvres pour rien. Les gens de la région le mettaient dans leurs prières du soir et du matin. Genestas donna quelques pièces à la femme et lui demanda le chemin pour se rendre chez Benassis. Il reprit la route et aperçut bientôt à travers quelques arbres un premier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassés autour d’un clocher qui s’élevait en cône et dont les ardoises arrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelaient au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonçait les frontières de la Savoie, où elle était en usage. À quelques pas de ce bourg assis à mi-côte, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Un des enfants le guida. Il put facilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufs égayaient l’ancien village. Il entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron, du serrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes éparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitement entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence entre le bourg et les montagnes qui terminaient le pays. L’enfant le mena jusqu’à la maison de Benassis. Genestas lui offrit quelques sous. Genestat constata que le portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, il fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelque illusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si le commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ou méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie domestique autant que l’était Genestas devait donc conclure promptement du portail à la vie et au caractère de l’inconnu. La porte était entrebaillée, autre insouciance ! Sur la foi de cette confiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans la cour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie vers laquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement les yeux ; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui ressemblait parfaitement au bonnet phrygien. Le domestique demanda à Genestas s’il venait voir M. Benassis et lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie. Genestas constata que l’écurie était propre et que les deux chevaux y avaient l’air heureux. Le domestique informa Genestas que M. Benassis était allé au moulin à blé. Il lui indiqua le chemin et Genestas s’y rendit. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris du village qui bordait le moulin. Il demanda à un meunier où se trouvait Benassis et l’homme lui montra une chaumière. Genestas voulut savoir pourquoi le village était en ruines et le meunier lui dit que Benassis le lui expliquerait. Genestas entra dans la chaumière et vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer. Jamais le commandant n’avait rien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les choses de la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. L’homme se tourna vers Genestas en manifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille. Genestas lui demanda de continuer son affaire. Ensuite il lui dirait l’objet de sa visite. À la lueur du feu de cheminée, fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait à chercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis, le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidement Genestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sans se croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui du militaire. Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large des épaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnée jusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de ce personnage ou de son maintien ; mais l’ombre et l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faire ressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre : même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives ; même nez retroussé, spirituellement fendu dans le bout ; mêmes pommettes saillantes. Tout annonçait en lui l’âge de cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie que rechercha Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelque mystère dans cette vie obscure et se dit en voyant ce visage extraordinaire : – Par quel hasard est-il resté médecin de campagne ? Après avoir sérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogies avec les autres figures humaines, trahissait une secrète existence en désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et la vue de ce malade changea complètement le cours de ses réflexions. C’était la face tout animale d’un vieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espèce humaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. Cependant la vieille femme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pas baignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeux sans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta le pouls. Comme le bain n’avait pas agi sur le malade, Benassis décida de le recoucher. La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mourant en laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeura silencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être si peu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Genestas pensait que l’espoir de mériter les félicités éternelles aidait les parents de ces pauvres êtres et ceux qui les entouraient à exercer en grand les soins de la maternité. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où ils abondaient, les crétins vivaient en plein air avec les troupeaux qu’ils étaient dressés à garder. Au moins étaient-ils libres et respectés comme devait l’être le malheur.

Le curé parut, précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi du sacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières à celles de l’Église. Le médecin et le militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule, qui s’agenouilla au dedans et au dehors de la chaumière. Pendant la consolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être qui n’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris. Le curé annonça la mort. Les cierges furent allumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès du corps. Benassis et le militaire sortirent. Vous ne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent à quelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysans renferme pour moi. Pourtant, dix ans plus tôt, Benassis faillit être lapidé dans ce village aujourd’hui désert, mais alors habité par trente familles. Le médecin lui raconta à Genestas, tout en marchant, l’histoire annoncée par ce début. Il y avait une douzaine de crétins dans ce village. Les lois ne défendant pas l’accouplement de ces malheureux, Benassis voulut arrêter cette contagion physique et intellectuelle. Ici comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallait froisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme la plus indestructible des idées humaines. Benassis ne s’effraya de rien. Il sollicita d’abord la place de maire du canton, et l’obtint. Puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, il fit nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures du côté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’en trouvait beaucoup et où elles devaient être très bien traitées. Aussitôt que cet acte d’humanité fut connu, Benassis devint en horreur à toute la population. Le curé prêcha contre lui. Malgré ses efforts pour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien était importante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuits qu’il rendait aux malades du pays, on lui tira un coup de fusil au coin d’un bois. Benassis alla voir l’évêque de Grenoble et lui demanda le changement du curé. Benassis put choisir un curé. Après avoir travaillé les esprits, il déporta nuitamment six autres crétins. À cette seconde tentative, Benassis eut pour défenseurs quelques-uns de ses obligés et les membres du conseil de la Commune de qui il intéressait l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. Mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés lui demeurèrent hostiles. Le dernier crétin était celui qui venait de mourir devant Genestas. Quand Benassis avait voulu le sortir du village, les amis du crétin le devancèrent, et le médecin trouva devant la chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui tous le saluèrent par des injures accompagnées d’une grêle de pierres. Mais le pauvre crétin sortit de sa cabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À cette apparition, les cris cessèrent. Puis Benassis promit de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves que le médecin se chargeai de construire en y joignant des terres dont le prix plus tard devait lui être remboursé par la Commune. Pourtant, il lui fallut six mois pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché, quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection des gens de la campagne pour leurs masures était un fait inexplicable pour Benassis. Quelque insalubre que pouvait être sa chaumière, un paysan s’y attachait beaucoup plus qu’un banquier à son hôtel. Il fit décider que son bourg était propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se trouvait le village abandonné. La valeur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et celui des maisons promises qui se construisirent. Quand un seul des ménages récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre. Le bien être qui résulta de ce changement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil, autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquête des biens communaux dont la possession fut confirmée par le Conseil d’État, firent acquérir à Benassis une grande importance dans le canton. Deux ans après avoir tenté de si grandes petites choses et les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de sa Commune possédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans la montagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’État, Benassis avait pratiqué des irrigations transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. À leur grande surprise, les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait. Les résultats de cette conquête furent immenses. Chacun imita les irrigations de Benassis. Les prairies, les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors Benassis put sans crainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte et de civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence. Lorsque Benassis était arrivé dans cette vallée, la population était de sept cents âmes ; à présent on en comptait deux mille. L’affaire du dernier crétin lui avait obtenu l’estime de tout le monde. Il fit tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sans paraître la désirer, seulement, il tâcha d’inspirer à tous le plus grand respect pour sa personne par la religion avec laquelle il sut remplir tous ses engagements, même les plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que Genestas venait de voir mourir, il veilla sur lui mieux que ses précédents protecteurs ne l’avaient fait. Ils arrivèrent devant la maison du médecin. Loin d’attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, en racontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirés du monde. Genestas lui confia l’objet de sa visite. Le militaire avait entendu parler de la guérison presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, que Benassis avait pris chez lui. Il venait dans l’espoir d’obtenir les mêmes soins. Benassis lui offrit l’hospitalité et prévint Jacquotte, sa domestique, qu’il avait un invité pour le dîner. Genestas voulut payer une pension mais Benassis ne demanda rien. Il savait que le militaire paierait s’il était riche sinon il ne réclamerait rien. Benassis ne lui offrirait ses soins que si le militaire lui plaisait. L’argent que Genestas lui remettrait irait chez les pharmaciens de Grenoble pour payer les médicaments indispensables aux pauvres du canton. Alors le militaire lui proposa dix francs par jour dont Benassis ferait ce qu’il voudrait.

 Les moindres choses de la maison de Benassis y attestaient l’insouciance la plus profonde pour ce qui n’était pas d’une essentielle utilité. Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disait nous, et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. Benassis l’avait prise à cause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable défaut. Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désiré rencontrer une femme qui dominât chez lui. Aussi Jacquotte administrait- elle sans contrôle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison, le jardin et le maître. De sa propre autorité se changeait le linge, se faisait la lessive et s’emmagasinaient les provisions. Elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons, grondait le jardinier, arrêtait le menu du déjeuner et du dîner, allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, en y balayant tout à sa fantaisie sans rien trouver qui lui résistât. Benassis n’avait voulu que deux choses : dîner à six heures, et ne dépenser qu’une certaine somme par mois. Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Sans elle, il eût gardé bien souvent la même chemise pendant huit jours. Depuis dix ans elle tirait de son maître, tous les premiers du mois, la promesse de faire mettre la porte extérieure à neuf, de rechampir les murs de la maison, et de tout arranger gentiment, et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole. Quand elle venait à déplorer la profonde insouciance de Benassis, manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale par laquelle se terminaient tous les éloges de son maître : « On ne peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasiment des miracles dans l’endroit ; mais il est quelquefois bête tout de même, mais bête qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à un enfant ! » En venant dans le pays, Benassis, ayant trouvé cette maison en vente par suite de la mort du curé, avait tout acheté, murs et terrain, meubles, vaisselle, vin, poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante qui y vivait depuis 22 ans. Petite, agile, la main leste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Si elle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pour le relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longue remontrance adressée au maître ou au valet. De toutes les cuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse. Le bourg l’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et le garde champêtre. En devinant qu’il s’agissait d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voir Genestas, à qui elle fit une révérence obséquieuse en l’examinant de la tête aux pieds. Il ne lui revenait pas du tout. Benassis proposa au militaire de visiter le jardin. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu, sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumes desquels Jacquotte prenait grand soin par suite des traditions du gourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, assez indifférent à Benassis. Genestas demanda au médecin comment il avait fait pour tripler en dix ans la population de cette vallée. Benassis s’y était pris naturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que les hommes se créent et les moyens de les satisfaire. Il n’y avait que 130 familles quand le médecin arriva. Les autorités du pays, en harmonie avec la misère publique, se composaient d’un maire qui ne savait pas écrire, et d’un adjoint, métayer domicilié loin de la Commune ; d’un juge de paix, pauvre diable vivant de ses appointements, et laissant tenir par force les actes de l’État Civil à son greffier, autre malheureux à peine en état de comprendre son métier. L’ancien curé mort à l’âge de soixante-dix ans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder. Au milieu de cette belle nature, les habitants croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de laitage ; les fromages que la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers à Grenoble ou aux environs constituaient les seuls produits desquels ils tirassent quelque argent. Le seul industriel du pays était le maire qui possédait une scierie et achetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute de chemins, il transportait ses arbres un à un dans la belle saison en les traînant à grand-peine au moyen d’une chaîne attachée au licou de ses chevaux, et terminée par un crampon de fer enfoncé dans le bois. Aucun événement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce pays inaccessible, et complètement en dehors du mouvement social. Napoléon seul y avait jeté son nom, il y était une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontaient fabuleusement à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. De questions en questions, le médecin obtint une connaissance superficielle de la déplorable situation de ce pays ; dont la belle température, le sol excellent et les productions naturelles l’avaient émerveillé. Benassis résolut d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant. Dès qu’il fut certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terres vaines et vagues à bon marché, il se voua religieusement à l’état de chirurgien de campagne, le dernier de tous ceux qu’un homme pense à prendre dans son pays. Il voulut devenir l’ami des pauvres sans attendre d’eux la moindre récompense. Il comprit qu’il n’agirait sur eux que par des calculs d’intérêt et de bien-être immédiats. Il commença cette œuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce. Le médecin donna l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions enrichissaient annuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoir supputé la quantité de vanneries consommées par le canton, Benassis dénicha à Grenoble un jeune ouvrier sans ressource pécuniaire, habile travailleur. Il le décida facilement à s’établir dans son village en lui promettant de lui avancer le prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que le planteur d’oseraies pût lui en fournir. Puis, il persuada de vendre ses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquant mieux. Benassis créa dans le bourg une industrie. Le vannier trouva une femme et son industrie fut florissante. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en Benassis, devenait toute l’espérance du médecin.

Benassis rencontra une violente opposition fomentée par le maire ignorant, à qui il avait pris sa place, dont l’influence s’évanouissait devant celle du médecin ; il voulut en faire son adjoint et le complice de sa bienfaisance. Pendant six mois ils dînèrent ensemble, et Benassis le mit de moitié dans ses plans d’amélioration. Le plus urgent moyen de fortune était une route. S’ils obtenaient du conseil municipal l’autorisation de construire un bon chemin du bourg à la route de Grenoble, son adjoint était le premier à en profiter. Alors le maire-adjoint devint son prosélyte. Pendant tout un hiver, l’ancien maire alla trinquer au cabaret avec ses amis, et sut démontrer aux administrés qu’un bon chemin de voiture serait une source de fortune pour le pays en permettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, Benassis obtint du préfet quelque argent sur les fonds de charité du Département, afin de payer les transports que la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute de charrettes. Ainsi, trois ans plus tôt, le bon sens public de ce bourg, naguère sans intelligence, avait acquis les idées que cinq ans auparavant un voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui inculquer. Benassis continua insensiblement son œuvre. Il engagea un maréchal-ferrant, qui connaissait un peu l’art vétérinaire, à venir dans son bourg en lui promettant beaucoup d’ouvrage. Puis, il rencontra un vieux soldat assez embarrassé de son sort qui possédait pour tout bien cent francs de retraite, qui savait lire et écrire. Benassis lui donna la place de secrétaire de la mairie ; par un heureux hasard, il lui trouva une femme, et ses rêves de bonheur furent accomplis. Il fallut des maisons à ces deux nouveaux ménages, à celui du vannier et aux vingt-deux familles qui abandonnèrent le village des crétins. Alors vinrent s’établir ici douze autres ménages dont les chefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs : maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, serruriers, vitriers qui avaient de la besogne pour longtemps.

Pendant la seconde année de son administration, Benassis put voir s’élever soixante-dix maisons dans la Commune. Une production en exigeait une autre. En peuplant le bourg, Benassis créa des nécessités nouvelles, inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gain un bien-être et le bien-être des idées utiles. Les ouvriers voulurent du pain tout cuit, ils eurent un boulanger et du pain blanc. Pour Benassis les progrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires. Il était sûr de lancer le bourg dans une grande prospérité agricole, et de doubler sa population dès qu’elle se serait mise au travail. Le moment était venu. Monsieur Gravier de Grenoble possédait dans la Commune des terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui pouvaient être converties en terres à blé. M. Gravier était chef de division à la Préfecture. Benassis réussit à lui faire comprendre la nécessité de bâtir au bourg quatre fermes de cent arpents chacune, et Gravier promit d’avancer les sommes nécessaires aux défrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires, des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. Benassis construisit deux fermes, autant pour mettre en culture ses terres vaines et vagues que pour enseigner par l’exemple les utiles méthodes de l’agriculture moderne. En six semaines, le bourg s’accrut de trois cents habitants. Les charrons, les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Ce fût un mouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisait naître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avait cessé, le bourg s’était réveillé. M. Gravier avait, sur la foi des promesses de Benassis, avancé, plus de quarante mille francs sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de ses fermes était louée mille francs au moment où Benassis racontait cette histoire à Genestas. Dans le cours de la quatrième année les fermes furent achevées. Le bourg eut une récolte en blé qui parut miraculeuse aux gens du pays, abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. La culture du blé nécessita le moulin qui rapporta à Benassis environ cinq cents francs par an. Les habitants du bourg disaient que Benassis avait « la chance » et croyaient en lui comme en leurs reliques. Grâce à Benassis, un jardinier pépiniériste vint s’établir dans le bourg, où le maire prêchait aux plus pauvres de cultiver les arbres fruitiers afin de pouvoir un jour conquérir à Grenoble le monopole de la vente des fruits. Il se forma donc une multitude de petits établissements dont les progrès, lents d’abord, furent de jour en jour plus rapides. Tous les lundis il partait du bourg pour Grenoble plus de soixante charrettes pleines de divers produits, et il se récoltait plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’en semait autrefois pour nourrir les hommes. Dès la quatrième année de l’ère industrielle du bourg, il y eut des marchands de bois de chauffage, de bois carrés, de planches, d’écorces, puis des charbonniers. Enfin il s’était établi quatre nouvelles scieries de planches et de madriers. En acquérant quelques idées commerciales, l’ancien maire éprouva le besoin de savoir lire et écrire. Il fournissait à présent en bois le tiers du Département. Le désir du gain développa une ambition qui dès lors poussa les industriels à réagir du bourg sur le Canton et du Canton sur le Département afin d’augmenter leurs profits en augmentant leur vente. Au commencement de la cinquième année tout était vivant et animé au bourg. Chaque habitant avait la conscience de son bien-être, et toutes les figures respiraient le contentement que donne une vie utilement occupée. Un second âge se préparait. Bientôt ce petit monde désira se mieux habiller. Il vint un mercier, avec lui le cordonnier, le tailleur et le chapelier. Ce commencement de luxe valut un boucher, un épicier ; puis une sage-femme, qui me devenait bien nécessaire. Après avoir assaini les maisons et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, à se mieux vêtir, Benassis voulut que les animaux se ressentissent de ce commencement de civilisation. Il prêcha donc l’assainissement des étables. Il fit insensiblement changer le régime des bestiaux de la Commune : pas une bête ne souffrit. Les bergeries, les écuries, les vacheries, les laiteries, les granges se rebâtirent sur le modèle des constructions du maire et de celles de monsieur Gravier qui étaient vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Ainsi les produits de la Commune, en un temps donné, l’emportèrent dans les marchés sur ceux des autres communes. Les habitant eurent de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. La rivière permit de construire des moulins à tan, il vint des tanneurs dont le commerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg, où l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement un besoin : des cabarets furent établis. Depuis deux ans le bourg avait un mouvement commercial assez important pour faire vivre deux aubergistes. Au commencement du second âge de la prospérité du bourg, le juge de paix mourut. Son successeur fut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse spéculation, mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche au village. Il possédait à présent trois chalets dans la montagne. Sa famille était nombreuse. Il avait renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, et les avait remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtout plus industrieux que leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménages avaient créé une distillerie de pommes de terre et un lavoir de laines, deux établissements fort utiles que les chefs de ces deux familles conduisaient tout en exerçant leurs professions. Benassis les employa sans opposition à bâtir une Mairie dans laquelle il mit une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire. L’instituteur était un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout le Département, et qui avait trouvé au village un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école était une digne femme ruinée qui ne savait où donner de la tête, et à laquelle Benassis avait arrangé une petite fortune ; elle venait de fonder un pensionnat de jeunes personnes où les riches fermiers des environs commençaient à envoyer leurs filles. Puis Benassis évoqua le nouveau curé de la Commune. Il avait su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et fraternel qui semblait faire de la population une seule famille. Benassis espérait qu’avant quinze années, son bourg devienne l’une des plus riches Communes de France. Il demanda un bureau de poste, un débit de tabacs, de poudre et de cartes ; il força bien, par les agréments du séjour et de sa nouvelle société, le percepteur des contributions à quitter la Commune de laquelle il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle-du Chef-lieu de canton. Les petits propriétaires envahissaient et mettaient graduellement en valeur la montagne. Mais il fallait faire durer ce foyer industriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Le bourg n’avait pas encore une renaissante industrie qui pût entretenir cette production commerciale et nécessiter de grandes transactions, un entrepôt, un marché. Benassis voulut créer une troisième ère e commerciale pour sa Commune. Au bout de sept ans, il rencontra deux étrangers, les vrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseraient peut-être en une ville. L’un était un Tyrolien d’une adresse incroyable, et qui confectionnait les souliers pour les gens de la campagne, les bottes pour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris ne les aurait fabriqués. Le bourg avait depuis cinq tanneries employant tous les cuirs du Département, et en en cherchant quelquefois jusqu’en Provence, et chacune possédant son moulin à tan. Le second homme était un simple paysan qui avait trouvé les moyens de fabriquer à meilleur marché que partout ailleurs les chapeaux à grands bords en usage dans le pays ; il les exportait dans tous les départements voisins, jusqu’en Suisse et en Savoie. Ces deux industries donnèrent l’idée à Benassis de fonder dans sa Commune trois foires par an. Le bourg avait à présent un marché par semaine, il s’y concluait des affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’instruction avait tellement gagné, que Benassis n’avait pas rencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition quand il proposa de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère, de tracer un beau champ de foire, d’y planter des arbres, et de déterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines, aérées et bien percées. Il existait dans la Commune douze maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui prospéraient. Le reste travaillait. Tout le monde savait lire et écrire. Il n’y avait plus de mendiants.

– Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, la France serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écria Genestas exalté. Benassis emmena le militaire au salon. Le médecin habitait rarement cette pièce, qui exhalait l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y respirait encore le défunt curé, la senteur particulière de son tabac semblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitude de s’asseoir. Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciance du médecin pour les choses ordinaires de la vie. Il lui dit qu’il s’étonnait qu’après avoir accompli tant de choses, le médecin n’ait pas tenté d’éclairer le gouvernement. Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste. Pour lui, on n’éclairait pas un gouvernement, et, de tous les gouvernements, le moins susceptible d’être éclairé était celui qui croyait répandre des lumières. La vraie politique d’un pays devait tendre, selon Benassis, à l’affranchir de tout tribut envers l’étranger, mais sans le secours honteux des douanes et des prohibitions. L’industrie ne pouvait être sauvée que par elle-même, la concurrence était sa vie. Protégée, elle s’endormait ; elle mourait par le monopole comme sous le tarif. Le pays qui rendrait tous les autres ses tributaires serait celui qui proclamerait la liberté commerciale. Benassis pensait que la France pouvait atteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre, car elle seule possédait un territoire assez étendu pour maintenir les productions agricoles à des prix qui maintenaient l’abaissement du salaire industriel. Pour le médecin, la maladie de son temps était la supériorité. Il y avait plus de saints que de niches. Avec la monarchie la France avait perdu l’honneur, avec la religion la vertu chrétienne, avec les infructueux essais du gouvernement le patriotisme. Ces principes n’existaient plus que partiellement, au lieu d’animer les masses, car les idées ne périssaient jamais pour le maire. Benassis affirma que le grand homme qui sauverait la patrie du naufrage vers lequel elle courait se servirait sans doute de l’individualisme pour refaire la nation. Benassis pensait que les sentiments d’un peuple reposaient dans ses croyances. Au lieu d’avoir des croyances, les Français avaient des intérêts. Si chacun ne pensait qu’à soi et n’avait de foi qu’en lui-même, comment voulait-on rencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cette vertu consistait dans le renoncement à soi-même. Une œuvre de paix, accomplie sans arrière-pensée individuelle, ne serait donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce que l’éducation ait changé les mœurs de la France. En France, l’espèce de séduction qu’exerçait l’esprit inspirait une grande estime pour les gens à idées ; mais les idées étaient pour Benassis peu de chose là où il ne fallait qu’une volonté. Enfin l’administration ne consistait pas, pour lui, à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus ou moins justes, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de ces masses une direction utile qui les fasse concorder au bien général. Benassis croyait que le progrès de la civilisation et le bien-être des masses dépendaient du roi, du pontife et du juge. Ils étaient les trois pouvoirs qui faisaient immédiatement sentir au peuple l’action des Faits, des Intérêts et des Principes, les trois grands résultats produits chez une nation par les Événements, par les Propriétés et par les Idées. Pour civiliser, pour créer des productions, il fallait faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accordait avec les intérêts nationaux, qui se résolvaient par les faits, les intérêts et les principes. Ces trois professions, en touchant nécessairement à ces résultats humains, avaient donc semblé à Benassis devoir être les plus grands leviers de la civilisation. Le médecin pensait qu’avec le peuple, il fallait toujours être infaillible. Et il croyait que Napoléon l’avait été. La force seule gouvernait et pour Benassis être dupé, c’était être faible. Genestas était d’accord avec Benassis. Il ajouta que si le médecin avait pu voir l’empereur manœuvrant pendant la campagne de France, il l’aurait facilement pris pour un dieu ; et si l’empereur a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur la terre, et la terre avait bondi sous lui.

Ils passèrent au dîner. La table, garnie de linge blanc, n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre de pipe. La soupe se composait, suivant la mode du feu curé, du bouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoter et réduire. À peine le médecin et son hôte avaient-ils mangé leur potage qu’un homme entra brusquement dans la cuisine, et fit, malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle à manger. C’était M. Vigneau qui avait besoin du médecin pour sa femme malade. Benassis laissa Genestas au salon et suivit Vigneau. Benassis fut bientôt de retour, et les deux futurs amis se remirent à table. Jacquotte lui apprit que M. Taboureau était venu durant son absence et repasserait. Benassis expliqua à Genestas que Taboureau avait fait fortune grâce à l’usure. Quand ce diable d’homme avait vu chacun cultivant les terres, il avait couru aux environs acheter des grains pour fournir aux pauvres gens les semences qui devaient leur être nécessaires. Puis, il avait étendu ce singulier genre de commerce dans tout le Département. Plus il s’était enrichi, plus il s’était vicié. Pour Benassis, dès que le paysan passait de sa vie purement laborieuse à la vie aisée ou à la possession territoriale, il devenait insupportable. L’homme revint. Le commandant examina le paysan et vit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé, très ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeux gris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et son menton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Il resta planté sur ses jambes en s’appuyant sur un bâton à gros bout. Malgré Jacquotte, un petit chien épagneul suivit le marchand de grains et se coucha près de lui. Il avait besoin d’un conseil qui n’était pas d’ordre médical mais financier. Benassis le pria d’abord de rémunérer son conseil en livrant une poche de seigle à la femme Martin, qui élevait les enfants de l’hospice. Taboureau raconta son histoire. Un homme de Saint-Laurent lui avait commandé de l’orge pour le printemps mais Taboureau, voyant les prix de l’orge monter, avait vendu tout l’orge qu’il avait en réserve. Benassis le sermonna pour son manque de probité. Pas une fibre du visage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son front n’avait pas rougi, ses petits yeux étaient restés calmes. Taboureau ne voulait pas honorer la commande d’orge. Benassis lui dit qu’il perdrait s’il y avait un procès et qu’il ne le recevrait plus chez lui, ne voulant pas recevoir des gens qu’il n’estimait pas. Alors, Taboureau révéla sa ruse. C’était l’homme de Saint-Laurent qui lui devait de l’orge et qui refusait de la lui livrer. Il avait inversé les rôles pour avoir l’avis de Benassis avant d’aller chez un huissier s’engager dans des frais. Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surprise que leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet homme pour savoir la vérité sur ce cas judiciaire et Taboureau s’en alla après avoir remercié Benassis.

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent au salon, où ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre et de politique, en attendant l’heure du coucher, conversation pendant laquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre les Anglais. Quand le médecin lui demanda son nom, Genestas se présenta sous le nom de Pierre Bluteau, capitaine à Grenoble. Benassis l’invita à l’accompagner au marché du lendemain. Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sa pseudonymie calculée, fut conduit par son hôte à une chambre située au premier étage au-dessus du salon. Il se mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout était commode, propre et presque riche. Il dit au médecin qu’il devait être logé à merveille et Benassis lui montra sa chambre. Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez le médecin une chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement un vieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré par places. Le lit, en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’où tombaient deux rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel était un méchant tapis étroit qui montrait la corde, ressemblait à un lit d’hôpital. Il avait trois chaises et deux fauteuils de paille. Tout, jusqu’à la table ronde sur laquelle erraient quelques papiers, une écritoire et des plumes, tout, dans ce tableau simple auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotte imprimait une sorte de correction, donnait l’idée d’une vie quasi monacale, indifférente aux choses et pleine de sentiments. Genestats vit dans un cabinet quelques livres poudreux qui y gisaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargés de bouteilles étiquetées faisaient deviner que la pharmacie occupait plus de place que la Science. Le médecin expliqua au militaire pourquoi sa chambre différait tant de celle de son invité. L’hospitalité lui semblait tout à la fois une vertu, un bonheur et un luxe. Et il ajouta qu’il fallait déployer pour son hôte et pour son ami toutes les chatteries, toutes les câlineries de la vie. Et puis Benassis était toujours dehors. S’il restait au logis, à tout moment les paysans venaient lui parler, il leur appartenait corps, âme et chambre. Il ne pouvait donner les soucis de l’étiquette et ceux causés par les dégâts inévitables que lui auraient fait involontairement ces bonnes gens.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement les mains, et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sans faire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure, grandissait dans son esprit.

Chapitre II

À travers champs

 

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès le matin Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait à son cheval par Nicolle. Benassis vint le saluer. Genestas lui demanda s’il allait bien. – Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’un ton moitié triste et moitié gai. Puis ils s’attablèrent. Benassis voulait emmener Genestas voir deux morts. Il verrait deux tableaux qui lui prouveraient combien les montagnards différaient des habitants de la plaine dans l’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton située sur les pics conservait, selon Benassis, des coutumes empreintes d’une couleur antique et qui rappelaient vaguement les scènes de la Bible. Il existait sur la chaîne des montagnes, une ligne tracée par la nature ; à partir de laquelle tout changeait d’aspect : en haut la force, en bas l’adresse ; en haut des sentiments larges, en bas une perpétuelle entente des intérêts de la vie matérielle. Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitation située dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de la Grande-Chartreuse. À la porte de cette maison, dont la tenue était assez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir, posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges. Chaque passant entrait dans la cour, venait s’agenouiller devant le corps, disait un Pater, et jetait quelques gouttes d’eau bénite sur la bière. Le fils aîné du mort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile, appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux des pleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait par moments essuyer à l’écart. La veuve sortit de son étable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein de lait. Elle accueillit Benassis et Genestas. Le médecin chercha à la consoler en lui disant qu’elle avait un fils qui aurait soin d’elle. Puis en sortant, Benassis expliqua à Genestas qu’ici la mort était prise comme un accident prévu qui n’arrêtait pas le cours de la vie des familles et le deuil n’y serait même point porté. Dans les campagnes le deuil n’existait donc pas. Le médecin regrattait que dans la plupart des communes rurales, sur une centaine de familles que la mort avait privées de leur chef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive, garderaient de cette mort un long souvenir, mais tous les autres l’auraient complètement oubliée dans l’année. Pour lui, c’était un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissaient pas encore, et à tous les gens qui avaient besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par une résignation patente aux ordres de la Providence. La base des sociétés humaines serait toujours la famille pour Benassis. Là commençait l’action du pouvoir et de la loi, là du moins devait s’apprendre l’obéissance. La Famille, la Commune, le Département, tout le pays était pourtant là. Et le médecin pensait que les lois devaient donc être basées sur ces trois grandes divisions. La pompe des cérémonies religieuses devait assurer la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois Benassis considérait la religion catholique comme un amas de préjugés et de superstitions habilement exploités desquels une civilisation intelligente devait faire justice ; ici, il en avait reconnu la nécessité politique et l’utilité morale ; ici, il en avait compris la puissance par la valeur même du mot qui l’exprimait. Religion voulant dire Lien, et certes le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constituait, pour lui, la seule force qui pouvait relier les Espèces sociales et leur donner une forme durable. Puis, Benassis emmena Genestas dans une commune située sur la montagne. Là, le deuil se portait religieusement. Là, les mœurs étaient patriarcales : l’autorité du père était illimitée, sa parole était souveraine ; il mangeait seul assis au haut bout de la table, sa femme et ses enfants le servaient, ceux qui l’entouraient ne lui parlaient point sans employer certaines formules respectueuses, devant lui chacun se tenait debout et découvert. Élevés ainsi, les hommes avaient l’instinct de leur grandeur. Ces usages constituaient, pour Benassis, une noble éducation. Dans cette commune les gens étaient généralement justes, économes et laborieux. Chaque père de famille avait coutume de partager également ses biens entre ses enfants quand l’âge lui interdisait le travail ; ses enfants le nourrissaient. Ces gens rappelèrent à Genestas des frères moraves, des lollards en Bohême et en Hongrie. Pour le médecin, la vie de la campagne tuait beaucoup d’idées, mais elle affaiblissait les vices et développait les vertus. En effet, moins il se trouvait d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontrait de crimes, de délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entrait pour beaucoup dans l’innocence des mœurs. Genestas entendit des cris. C’était le Chant, nom que l’on donnait à cette partie des cérémonies funèbres. Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, les bâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait. La cour de la ferme était silencieuse et morne. Tout était fermé. Le chemin qui menait à l’habitation avait été nettoyé. Ce silence dans un endroit si bruyant, le calme de la montagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait à frapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressions fortes, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzaine d’hommes et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de la grande salle, et qui tous, s’écrièrent : Le maître est mort ! avec une effrayante unanimité d’intonation. Ce cri fini, des gémissements partirent de l’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par les croisées.

En suivant le médecin, Genestas vit la première pièce pleine de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et se placèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à la grande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toute la famille. L’arrivée de Benassis interrompit les discours d’une femme de grande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, et qui gardait dans sa main la main du mort par un geste éloquent. De chaque côté du lit se tenaient les enfants et les plus proches parents des époux, chaque ligne gardant son côté, les parents de la femme à gauche, ceux du défunt à droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, la plupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de la paroisse et son cierge avaient leur place au milieu de la chambre, autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que de voir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt à l’engloutir pour toujours. La veuve se jeta sur le corps de son défunt mari, l’étreignit, le couvrit de larmes, l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, les serviteurs crièrent : – Le maître est mort ! La veuve fit l’éloge de son mari. Son fils l’averti que des gens de Saint-Laurent arrivaient. Elle lui répondit que c’était lui le maître à présent et qu’il devait les accueillir. Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseaux pendus à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la main de son mari. Il se fit un grand silence. Benassis expliqua à Genestas que cet acte signifiait qu’elle ne se remarierait pas. Benassis pressa la main de Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. La première salle était pleine de gens venus d’une autre commune également située dans les montagnes ; tous demeuraient silencieux et recueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cette maison les eussent déjà saisis. Ils entendirent le fils regretter d’avoir obéi à son père en allant payer les impôts car cela l’avait empêcher d’assister à ses derniers instants. Genestas le consola en lui disant qu’il avait vu mourir des milliers d’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas que leurs enfants vinssent leur dire adieu. Benassis dirigea Genestas vers les communs de la ferme. Il lui expliqua que l’oraison funèbre allait durer jusqu’au moment où le corps serait mis dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cette femme éplorée croîtrait en violence et en images. Mais pour parler ainsi devant cette imposante assemblée, il fallait qu’une femme en ait acquis le droit par une vie sans tache. Si la veuve avait la moindre faute à se reprocher, elle n’osait pas dire un seul mot ; autrement, c’était se condamner elle-même, être à la fois l’accusateur et le juge. Benassis trouvait cette coutume sublime. Le deuil ne serait pris que huit jours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine la famille resterait près des enfants et de la veuve pour les aider à arranger leurs affaires et pour les consoler. Enfin le jour de la prise du deuil, il se faisait un repas solennel où tous les parents se disaient adieu. Tout cela était grave, et celui qui manquait aux devoirs qu’impose la mort d’un chef de famille n’avait personne à son Chant. Benassis montra l’étable à Genestas. Elle était le modèle de toutes celles du village. Le militaire la trouva propre et aéré. Pendant l’hiver, la veillée se faisait dans l’étable et les travaux en commun aussi. Genestas félicita le médecin pour son travail.

Benassis emmena Genestas voir ce qu’il appelait la Beauce. Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent à travers des champs sur la belle culture desquels le militaire complimenta le médecin ; puis ils regagnèrent le territoire du bourg en suivant la montagne, tantôt parlant, tantôt silencieux, selon que le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait à se taire. Puis le médecin voulut présenter à son invité un des deux soldats qui étaient revenus de l’armée après la chute de Napoléon. Il s’appelait Grondin. Il avait été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âge de dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, il avait fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’avait suivi en Égypte, était revenu d’Orient à la paix d’Amiens ; puis, enrégimenté sous l’Empire dans les pontonniers de la Garde, il avait constamment servi en Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier était allé en Russie. Genestas dit à Benassis qu’il avait ait les mêmes campagnes. Grondin était un des pontonniers de la Bérézina, il avait contribué à construire le pont sur lequel avait passé l’armée ; et pour en assujettir les premiers chevalets, il s’était mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Des quarante-deux pontonniers, il ne restait que Gondrin. Trente-neuf d’entre eux avaient péri au passage de la Bérézina, et les deux autres avaient fini misérablement dans les hôpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’était revenu de Wilna qu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire ni écrire, n’avait donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé à Paris en mendiant son pain, il y avait fait des démarches dans les bureaux du ministère de la guerre pour obtenir, non les mille francs de pension promis, non la croix de légionnaire, mais la simple retraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de service ; mais il n’avait eu ni solde arriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an de sollicitations inutiles pendant lequel il avait tendu la main à tous ceux qu’il avait sauvés, le pontonnier était revenu au bourg désolé, mais résigné. Ce héros inconnu creusait des fossés à dix sous la toise. Sa surdité lui donnait l’air triste, il était peu causeur de son naturel, mais il était plein d’âme. Il dînait avec Benassis les jours de la bataille d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre de Waterloo, et le médecin lui présentait au dessert un napoléon pour lui payer son vin de chaque trimestre. Toute la Commune le respectait. S’il travaillait, c’était par fierté. Dans toutes les maisons où il entrait, chacun l’honorait et l’invitait à dîner. L’injustice commise envers lui l’avait profondément affligé, mais il regrettait encore plus la croix qu’il ne désirait sa pension. Une seule chose le consolait. Quand le général Éblé présenta les pontonniers valides à l’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon avait embrassé le pauvre Gondrin, qui sans cette accolade serait peut-être déjà mort ; il ne vivait que par ce souvenir et par l’espérance du retour de Napoléon. L’autre soldat, reprit Benassis, était encore un de ces hommes de fer qui avaient roulé dans les armées. Il avait vécu comme vivaient tous les soldats français, de balles, de coups, de victoires ; il avait beaucoup souffert et n’avait jamais porté que des épaulettes de laine. Son caractère était jovial, il aimait avec fanatisme Napoléon, qui lui avait donné la croix sur le champ de bataille à Valoutina. Il avait sa pension de retraite et son traitement de légionnaire. C’était un soldat d’infanterie, nommé Goguelat, qui avait passé dans la Garde en 1812. Il était en quelque sorte la femme de ménage de Gondrin. Tous deux demeuraient ensemble chez la veuve d’un colporteur à laquelle ils remettaient leur argent ; la bonne femme les loge, les nourrissait, les habillait, les soignait comme s’ils étaient ses enfants. Goguelat était piéton de la poste. En cette qualité, il était le diseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter en avait fait l’orateur des veillées, le conteur en titre ; aussi Gondrin le regardait-il comme un bel esprit. Benassis et Genestas arrivèrent près de la fosse où aurait dû se trouver Grondin mais il n’y avait que ses affaires. Le médecin l’appela et il apparut. Il descendit d’un petit sentier. Benassis lui annonça qu’un camarade, un Egyptien voulait le voir. Après avoir vu le ruban rouge du commandant, Grondin porta silencieusement le revers de sa main à son front. Genestas lui dit que si Napoléon vivait encore, le soldat aurait eu sa croix et sa pension. Grondin répondit qu’il n’avait fait que son devoir. Genestas l’encouragea à réclamer de nouveau ses droits. La figure de Grondin conservait encore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait un caractère de rudesse. Ses bras, couverts de poils aussi bien que sa poitrine, dont une partie se voyait par l’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une force extraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque torses comme sur une base inébranlable. Il dit qu’il n’y aurait pas de justice pour lui mais Genestas lui répondit qu’il lui donnerait un coup de main. Mais Grondin savait que Genestas risquait d’être vu comme un bonapartiste. Il avoua qu’il ne s’attendait pas, après avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verre de vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que son père avait plantés, et il se remit à l’ouvrage. Genestas jura de faire tout ce qui serait humainement possible d’entreprendre pour lui obtenir une pension. En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit, regarda Genestas et lui dit : – Vous avez donc été simple soldat ? Le commandant inclina la tête. À ce signe le pontonnier s’essuya la main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvement plein d’âme. Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendant un moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à côté de Benassis. Benassis dit que de semblables cruautés administratives fomentaient la guerre des pauvres contre les riches. Ces injustices entretenaient chez le peuple une sourde haine envers les supériorités sociales. Le bourgeois devenait et restait l’ennemi du pauvre, qui le mettait hors la loi, le trompait et le volait. Pour le pauvre, le vol n’était plus ni un délit, ni un crime, mais une vengeance. Mais le jour où le gouvernement  causait plus de malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tenait qu’à un hasard ; en le renversant, le peuple soldait ses comptes à sa manière. Un homme d’État devait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la Justice, elle n’avait été inventée que pour eux. En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin deux personnes en marche. Puis il dit à Genestas qu’après avoir vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée, il allait voir celle d’un vieil agriculteur. Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie avec une vieille femme. L’homme s’appelait Moreau et paraissait souffrir de quelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans de mauvais sabots. Il portait sur son épaule un bissac. Son dos, voûté par les habitudes du travail, le forçait à marcher tout ployé ; aussi, pour conserver son équilibre, s’appuyait-il sur un long bâton. C’était une sorte de ruine humaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent les ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu’il ne l’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un bonnet grossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenu par une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête en entendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent. L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leurs physionomies, leur attitude l’aurait fait deviner. Il y avait bien chez eux trace de douleur, mais absence de chagrins. Benassis leur souhaita bon courage. Puis le médecin expliqua au militaire que le travail, la terre à cultiver, étaient le Grand-Livre des Pauvres et ce bonhomme se serait cru déshonoré s’il avait dû aller à l’hôpital ou s’il avait été contraint à mendier. Ce vieux père Moreau avait donné à Benassis l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivaient à une vieillesse honorable et pauvre. En venant ici, le médecin avait renoncé à l’argent. Depuis, il avait reconnu que l’argent représentait des facultés et devenait nécessaire pour faire le bien. Il avait donc, par testament, donné sa maison pour fonder un hospice. Une certaine partie des neuf mille francs de rentes que lui rapportaient ses terres et son moulin serait destinée à donner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux. Cet établissement serait sous la surveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindrait le curé comme président. Benassis avait même créé un fonds de réserve qui devait permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Benassis voulut faire parler le militaire. Il lui dit qu’un soldat de son âge avait vu trop de choses pour ne pas avoir plus d’une aventure à raconter. Le militaire répondit que n’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de sabre, il avait fait comme les autres. Il était allé là où Napoléon les avait conduits, et s’était trouvé en ligne à toutes les batailles où avait frappé la Garde impériale. Il avait vu tant de pays, qu’il s’était accoutumé à en voir, et avait vu tant de morts qu’il avait fini par compter sa propre vie pour rien. Benassis lui demanda ce qui l’avait le plus ému. Alors le militaire avoua que pendant les quinze années qu’ils s’étaient battus, il ne lui était pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense. Mais il lui était arrivé de casser les reins à un camarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, la chose lui avait fait de la peine, et la grimace de cet homme lui revenait quelquefois. C’était pendant la retraite de Moscou. En arrivant à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, ils trouvèrent des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves. Depuis quelque temps ils n’avaient rencontré ni maisons ni mangeaille, l’armée avait fait bombance. Mais Genestas était parmi les derniers arrivés. Il arriva dans une grange où il vit une vingtaine de généraux, des officiers supérieurs et de simples soldats qui dormaient. Genestas chercha vainement un coin pour s’y mettre. Il marcha sur ce plancher d’hommes : les uns grognaient, les autres ne disaient rien, mais personne ne se dérangeait. Il aperçut au fond de la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, il y monta et s’étala tout de son long, il leva les yeux et vit la maîtresse poutre du toit qui allait tomber. Il alerta ses camarades qui ne réagirent pas. Alors il sortit et avisa un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la poutre avec un certain enthousiasme. Il lui cassa les reins. Benassis rétorqua que c’était un acte de légitime défense et qu’il n’avait rien à se reprocher. Mais Genestas en voulaient aux officiers qui vivaient grâce à lui et ne lui avaient jamais témoigné de reconnaissance. Pour le médecin, faire le bien que pour en percevoir cet exorbitant intérêt appelé reconnaissance, c’était faire l’usure. Genestas rétorqua que si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Mais pour Benassis, cette idée était dangereuse, elle laissait l’égoïsme interpréter les cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Pour lui, La vertu, le génie, semblaient les deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que Jésus-Christ était venu apprendre aux hommes. Le génie restait pauvre en éclairant le monde, la vertu gardait le silence en se sacrifiant pour le bien général. Genestas répondit que la Vertu était une dignité qui pouvait se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Benassis sermonna une femme qui lui avait désobéi en donnant à manger à son mari. Puis il emmena le militaire à pied chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses enfants. Le pauvre enfant avait voulu pendant la dernière moisson travailler comme un homme et avait excédé ses forces ; il était mort de langueur à la fin de l’automne. Ordinairement, selon le médecin, les paysans regrettaient dans leurs enfants morts la perte d’une chose utile qui faisait partie de leur fortune ; les regrets étaient en raison de l’âge. Une fois adulte, un enfant devenait un capital pour son père. Mais ce pauvre homme aimait son fils véritablement. Benassis allait voir cet homme car sa fille était malade. Il ausculta l’enfant pendant une demi-heure et dit à Mme Gasnier que sa fille était sauvée.

Pendant quelques heures Benassis et Genestas coururent dans le pays, traversèrent le canton dans sa largeur, et, vers le soir, ils revinrent dans la partie qui avoisinait le bourg. Puis Benassis se rendit chez une femme enceinte. Après, ils se rendirent à une briqueterie au galop. Genestas fut surpris par la vélocité du cheval du médecin. Il lui raconta que son cheval venait de l’Altas et lui avait été offert par un homme riche dont il avait sauvé l’héritière qu’il avait trouvée mourante sur la route de Savoie. Bientôt l’officier aperçut quatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent les cultivateurs les plus aisés de la Brie. Le patron de la briqueterie s’appelait Vigneau. Lui aussi devait sa fortune à Benassis. Le prédécesseur de Vigneau était un ivrogne et un paresseux selon le médecin et il l’avait fait placer à l’hospice quand celui-ci avait eu une attaque de paralysie. Vigneau lui avait succédé et, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant ses travaux et son commerce, il s’était trouvé dans l’aisance. Le travail avait produit l’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, avait rendu la santé, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage était pour Benassis la vivante histoire de sa Commune et celle des jeunes États commerçants. La jeune madame Vigneau les accueillit et Benassis prit son pouls. Genestas était plein d’admiration pour la propreté qui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Puis Mme Vigneau, sa mère, sa belle-mère, le charretier et les deux ouvriers sortis des ateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour de l’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le faisait pour les personnes chères. Puis Benassis voulut rendre visite à La Fosseuse que le village avait surnommée la « bonne amie » du médecin. Il lui avait fait une rente pour qu’elle vive sans être obligée de travailler. Mais le médecin affirma qu’il n’existait pas de femme pour lui ni dans le canton ni ailleurs. Pour expliquer à Genestas quels étaient ses sentiments pour la jeune femme, Benassis la compara à une brebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, et de qui jamais le chien ne hâte la marche indolente. Le sentiment qu’il lui portait et les émotions qu’il éprouvait en la voyant venaient de la parité de leurs situations. Pour lui, La Fosseuse était une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui se multipliaient les unes par les autres. Cette pauvre fille était toujours souffrante. Il pensait que la nature avait pour ainsi dire créé cette pauvre fille pour la douleur. Si l’atmosphère était lourde, électrisante, la Fosseuse avait des vapeurs que rien ne pouvait calmer, elle se couchait et se plaignait de mille maux différents sans savoir ce qu’elle avait. En d’autres moments, la Fosseuse était gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle ; elle causait avec plaisir, exprimait des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de se livrer à aucune espèce de travail suivi :  quand elle allait aux champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux. Avant l’arrivée de Benassis, la pauvre fille mourait de faim ; humiliée d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance. La pauvre fille souffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie ; car elle était coquette, friande, curieuse ; enfin elle était femme, elle se laissait aller à ses impressions et à ses goûts avec une naïveté d’enfant. C’était la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus délicate qui se pouvaient rencontrer ; si vous lui confiez cent pièces d’or, elle vous les enterrait dans un coin et continuait de mendier son pain. Benassis avait voulu éprouver la Fosseuse et s’en était repenti. Ces paroles avaient mis le militaire dans l’embarras mais il ne montra pas. Le médecin aurait voulu la marier pour qu’elle épanche tous ses sentiments dans la maternité mais aucun homme n’avait su lui plaire. Le moindre contact lui procurait un frémissement dangereux. À vingt-deux ans, elle s’affaissait déjà sous le poids de son âme. Une vive passion trahie l’aurait rendue folle. La maison de la Fosseuse était située sur une des principales bosses de la montagne. Genestas admira le paysage et remercia Benassis de lui avoir appris à connaître les beautés qu’un homme pouvait trouver à la vue d’un pays. Comme on pouvait voir le bourg de loin, Benassis rétorqua qu’il valait mieux bâtir des villes que de les prendre. Genestas comprit l’allusion et défendit Napoléon. Puis ils entrèrent chez la Fosseuse. Tout était propre. Genestas remarqua tout l’appareil d’une lingère. La Fosseuse arriva. C’était une jeune fille mince et bien faite. Elle était rouge de pudeur et de timidité. Son teint était pâle. Elle avait dans ses yeux bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualités que Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut la créature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’une nature contrariée dans ses développements. La Fosseuse s’assit dans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme en apparence ; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur. Genestas lui dit qu’elle avait une bien jolie maison. Elle répondit que la maison était à M. Benassis. Puis elle se leva par un mouvement brusque et sortit. Quand elle revint, elle prétendit avoir cru que ses poules n’étaient pas rentrées mais le médecin savait qu’elle était partie pour pleurer. Genestas dit à la Fosseuse qu’elle avait tort de rester seule dans une cage aussi charmante et qu’il lui fallait un mari. Elle répondit qu’elle était pauvre et difficile. Elle ne voulait pas assommer un homme de ses défauts. Benassis ajouta, en riant, qu’elle était fainéante et qu’elle n’avait encore aimé personne. Puis il laissa la Fosseuse avec Genestas. Elle lui dit que Benassis guérissait les autres mais qu’il avait quelque chose que rien ne pouvait guérir. Elle pensait que quelqu’un lui avait fait du chagrin. Genestas lui parla de Napoléon.  Elle contempla la figure de l’officier avec une curiosité passionnée. Benassis revint en disant qu’ils retourneraient chez elle le lendemain et que Genestas lui racontait des histoires militaires. La Fosseuse serra la main de Benassis, et lui dit à voix basse : – Oh ! vous êtes bien bon ! Puis elle souffla à l’oreille de Benassis - Qu’est-ce donc que ce monsieur-là ? Il lui répondit que c’était peut-être un mari pour elle. Quand ils furent loin, Genestas confia à Benassis qu’il trouvait la jeune fille extraordinaire. Il voulut en savoir plus sur elle. Benassis lui dit que la Fosseuse n’avait plus ni père, ni mère, ni parents. Elle était née dans le bourg. Son père, journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur, abréviation sans doute de fossoyeur. Cette fille avait été appelée la Fosseuse, du nom de son père. Le Fosseur avait épousé par amour la femme de chambre de je ne d’une comtesse. La mère de la Fosseuse, qui était une belle personne, était morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en mourut dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passait des voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Elle fut la victime de tous les caprices des gens riches. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière : on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur avait bien rudement réformé son âme, mais il n’avait pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié ; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler. Elle était restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy, après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Enfin elle revint au bourg vers l’époque où Benassis résolut de s’y fixer. Il étudia donc son caractère, qui le frappa ; puis, après avoir observé ses imperfections organiques, il résolut de prendre soin d’elle. Genestas s’inquiétait de la savoir seule mais le médecin lui dit qu’une de ses bergères dormait chez la Fosseuse. Ils entendirent un chant dans le lointain. Ils allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Le paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur près de finir à l’occident. Pour Benassis, c’était le chant du cygne, celui de Jacques et il fallait l’arrêter. Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, mais ayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il se leva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin. Le médecin ordonna à l’enfant de rentrer chez lui. Et ils l’accompagnèrent. Benassis ausculta l’enfant. La mère de Jacques arriva. Benassis lui recommanda de bien veiller sur son fils et de lui donner le médicament qu’il avait préparé. Jacques était sorti pour chanter alors qu’il était poitrinaire. Quand il fut à cheval, Benassis reconnut avoir montré à Genestas partout la souffrance et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper une exclamation involontaire. Il voulut surprendre le tireur en flagrant délit. Ils trouvèrent le chasseur qui s’appelait Butifer. Il appartenait visiblement à la classe des contrebandiers qui faisaient leur métier sans violence et n’employaient que la ruse et la patience pour frauder le fisc. Il avait l’air intrépide et résolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en des périls de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Butifer avait tiré sur Benassis autrefois. Benassis avait pourtant défendu le braconnier contre le procureur en donnant sa parole que Butifer deviendrait un homme rangé. Alors il ordonna à Butifer de venir chez lui pour lui rendre son fusil. Mais Butifer menaça de se tuer ou de quitter la Commune. Genestas l’encouragea à rejoindre l’armée. Benassis donna six mois au braconnier pour qu’il apprenne à lire et à écrire puis partir à l’armée. Puis le médecin et le militaire poursuivirent leur route. Benassis regretta qu’en temps de paix, qu’un homme comme Butifer ne pût déployer son énergie que dans des situations où les lois étaient bravées. Puis le médecin montra au militaire le champ où se tenait la foire et la grande rue où se trouvaient les deux belles maisons, celle du juge de paix et celle du notaire. L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminait cette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellement tracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie, située sur la place de l’Église, faisait face au Presbytère. À mesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitôt sur leurs portes ; les uns lui ôtaient leurs bonnets, les autres lui disaient bonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de son cheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant que celle du maître. En voyant cet accueil fait au médecin, Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans la manière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient les habitants du Canton. Benassis ne rencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.

Chapitre III

Le Napoléon du peuple

 

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin. Benassis présenta M. Dufau, juge de paix, M. Cambon, le marchand de bois qui avait créé le chemin que Genestas avait admiré, et M. Tonnelet notaire de la Commune à Genestas. Le curé était également invité.  Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que prononça ce prêtre inconnu. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier ; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir. Tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

Benassis dit à son adjoint qu’ils allaient pouvoir démolir les masures du vieux village et la Commune gagnerait de plus les cent francs que coûtait l’entretien de Chautard le crétin. Cambon en profita pour suggérer l’allocation de cette somme à l’édification d’un nouveau ponceau. Le juge de paix lança une discussion sur le respect des lois qui permit à Benassis de faire l’apologie de la propriété et d’évoquer l’importance de l’instruction et de morale. Le curé rebondit en disant qu’il inculquait à ses paroissiens les mêmes idées que celles du juge de paix et du maire sur le droit. Cambon félicita le curé d’avoir très bien fait entendre aux paysans que le loisir des riches était la récompense d’une vie économe et laborieuse. Genestas voulut savoir comment le curé considérait les paroissiens. Janvier répondit que les riches et les pauvres lui donnaient autant de mal les uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, devait toujours, selon lui, descendre des hauteurs ou célestes ou sociales ; et certes, les classes élevées avaient moins de foi que n’en avait le peuple, auquel Dieu promettait un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Le curé se demandait si ce n’était pas un malheur que la foi d’une Commune soit due à la considération qu’y obtenait un homme. Genestas demanda au curé pourquoi il empêchait les gens de danser et de s’amuser le dimanche. Janvier répondit que la danse était proscrite comme une cause de l’immoralité qui troublait, selon lui, la paix et corrompait les mœurs de la campagne. Tonnelet trouvait les paysans de cette région très religieux. Genestas évoqua le patriotisme. Pour le curé, le patriotisme était un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme tait un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme. Le sujet suivant fut les guerres de religion. Genestas dit que si on s’était tant battu pour la religion, il fallait donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Mais le curé rétorqua que la religion se sentait et ne se définissait pas. Genestas ne croyait pas aux salamaleks car il n’avait jamais pensé à dieu. Janvier fit reconnaître au militaire qu’il ne risquait rien en croyant aux vérités du catholicisme. Janvier pensait que le modèle parfait du gouvernement était celui de l’Eglise. L’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils en exprimaient la pensée ; aussi l’obéissance la plus aveugle leur était-elle due. Janvier estimait que le prêtre pauvre, volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, redevenait le missionnaire de l’Amérique, il s’instituait apôtre, il était le prince du bien. Enfin, il ne régnait que par le dénuement et il succombait par l’opulence. Monsieur Janvier avait subjugué l’attention.

Benassis dit qu’un homme qui concevait un système politique devait, se taire, s’emparer du pouvoir et agir ; mais s’il restait dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, c’était folie de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles. Il était contre le libéralisme moderne car il reprochait de faire imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons et de provoquer ainsi la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Il prophétisait que si la bourgeoisie gagnait, elle se retrouverait contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Pour Benassis, la force devait reposer sur des choses jugées. Le principe de l’Élection était, pour Benassis, un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Il croyait la classe pauvre incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires lui semblaient les mineurs d’une nation, et devaient toujours rester en tutelle. Jacquotte avait écouté la conversation et répéta à Nicolle ce qu’elle avait entendu. Nicolle n’aurait jamais cru que son maître capable de conseiller au notaire et au juge de paix d’écraser le peuple.

Benassis voulait que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque avait le vouloir et se sentait les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Cela permettrait d’enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulevaient. Le médecin pensait que les supériorités étaient une conséquence de l’ordre social. Il voyait trois formes de supériorité : supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. La supériorité de fortune, de pensée et de pouvoir était vue par le maire comme un fait à subir, un fait que la masse considérerait toujours comme oppressif, en voyant des privilèges dans les droits le plus justement acquis. D’après ce principe, les lois étaient faites par ceux auxquels elles profitaient, car ils devaient avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers. Benassis affirmait que le pouvoir, étant répressif de sa nature, avait besoin d’une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement populaire. Pour Benassis, la religion tait le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance. De toute la théorie de Benassis résultait la nécessité d’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante rendant le riche ami du pauvre, et commandant au pauvre une entière résignation. Les assemblées ne devaient servir qu’à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe. Le maire affirmait que la nature avait basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’était fondée sur l’intérêt personnel. Tels étaient pour Benassis les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifiait la dureté des contacts sociaux. Le christianisme disait au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères du pauvre ; pour Benassis, ce peu de mots était l’essence de toutes les lois divines et humaines. Puis il ajouta qu’il ne fallait que du bon sens pour améliorer le sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement. Il définit l’homme d’Etat. C’était celui qui pouvait toujours voir au-delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on était sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse ; se faire juste et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et n’écouter que son intelligence ; n’être ni défiant, ni confiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un événement ni surpris par une pensée ; vivre enfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et la pénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais les conséquences de toute chose.

Genestas prit la parole pour dire que l’organisation militaire lui paraissait le vrai type de toute bonne société civile, l’épée était la tutrice d’un peuple. Puis le maire décida qu’il était temps de boire le dernier verre et ses invités s’en allèrent. Benassis emmena Genestas à la grange. Il voulait lui faire assister à une veillée sans être vu. Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Un groupe de paysans écoutait un conteur. Il raconta l’histoire de la Bossue courageuse qui, pour avoir dénoncé un crime, fut récompensée en ayant toujours à vendre le plus beau chanvre et en donnant naissance à un enfant qui deviendrait baron du roi. La Fosseuse, qui était dans le groupe de paysans, réclama une aventure de Napoléon. Et les autres paysans réclamèrent également un conte sur l’Empereur. Alors Goguelat y concéda. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire. Il raconta que la mère de l’empereur eut la réflexion de vouer son enfant à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie ! Donc elle demanda que Dieu le protège, à condition que Napoléon rétablisse la sainte religion. A preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’avait jamais vu ni lieutenant ni capitaine ! Ah ! bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon. En Italie, Bonaparte s’était fait bien voir par les habitants en affirmant qu’il était venu les délivrer et son armée avait accumulé les victoires. Goguelat raconta ensuite la campagne d’Egypte. Il prétendit que les Mameluks avaient voulu faire croire à leurs troupiers qu’un démon, Mody, était capable de les empêcher de mourir à la bataille. Goguelat embellit l’histoire de cette campagne mais fut obligé de reconnaître que les Anglais avaient brûlé la flotte de Bonaparte à la bataille d’Aboukir. Puis Goguelat raconta le siège de Saint-Jean d’Acre où les soldats contractèrent la peste alors que Bonaparte en fut épargné. Et Goguelat narra les étapes suivant, Napoléon devenu premier consul, la victoire de Marengo, l’invention de la Légion d’Honneur puis les débuts de l’Empire. Goguelat prétendit qu’un Homme rouge était apparu devant Bonaparte dans la montagne de Moïse puis à Marengo pour lui prédire un avenir glorieux. Au couronnement, Napoléon l’avait vu le soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien des choses. Lors, l’empereur alla droit à Milan se faire couronner roi d’Italie. Puis Goguelat évoqua la conquête de l’Europe, Austerlitz, Wagram. Quand Napoléon parlait à ses soldats, sa parole leur envoyait comme du feu dans l’estomac. Goguelat raconta la répudiation de Joséphine puis le mariage avec Marie-Louise d’Autrice et la naissance du roi de Rome, héritier de l’empereur. Goguelat évoqua la bataille de la Moskowa où il reçut sa médaille. L’Homme rouge annonça à Napoléon qu’il serait trahi et qu’il manquerait d’hommes. Puis ce fut Moscou incendié par les Russes et la retraite de Napoléon et de ses soldats. Goguelat salua Grondin et le présenta aux paysans comme un troupier d’honneur. Il ajouta que Napoléon pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il y avait de grandes pertes. Puis comme l’Homme rouge le lui avait dit, l’empereur vit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Goguelat avait assisté aux adieux de l’empereur à ses soldats, à Fontainebleau. Il avait pleuré comme un enfant. Puis ce fut le retour de l’île d’Elbe et Waterloo. L’Homme Rouge passa aux Bourbons. Goguelat prétendit que le nom de Napoléon voulait dire le lion du désert. Goguelat dit que l’infanterie était tout dans une armée et Genestas s’écria « « la cavalerie, donc ! » en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Genestas fut tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait. Alors il donna de l’argent aux paysans pour qu’il boive en l’honneur du petit caporal. Les paysans crièrent « Vive l’empereur ! ». Genestas pensait que Napoléon était mort mais pas sa mémoire. Goguelat ne voulait pas croire à la mort de Napoléon et dit que c’était la consigne des officiers de dire au peuple que l’empereur était mort. Puis Genestas partit avec Benassis. Il lui dit qu’il avait fait des bêtises mais il ne savait plus où il était en entendant l’histoire de Goguelat.

Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète ; mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Il voulut en faire son ami sans attendre sa permission. Il lui demanda les raisons de sa retraite. Le médecin répondit que sa vie était peu intéressante. Mais Genestas voulait savoir les vicissitudes qui avaient pu jeter dans ce canton un homme de sa trempe. Cela faisait douze ans que Benassis se taisait alors il fut soulagé de recevoir les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Il se confia. Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce geste émut fortement. Il lui dit qu’un vieux soldat indulgent comme lui, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter sa confession, car elle n’aurait su être comprise que par un homme auquel la vie était bien connue, ou par un enfant à qui elle était tout à fait étrangère. Il commanda du thé à Jacquotte.

IV

La confession du médecin de campagne

 

Benassis était né dans une petite ville du Languedoc, où son père s’était fixé depuis longtemps. À l’âge de huit ans, il fut mis au collège de Sorrèze, et n’en sortit que pour aller achever ses études à Paris. Son père avait eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par un heureux mariage. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangée contre ses illusions évanouies. Il cacha soigneusement l’étendue de ses biens, et condamna son fils dans son intérêt à subir, pendant ses plus belles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir son indépendance ; il désirait inspirer à son fils les vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. Dès que son fils fut en état d’entendre ses conseils, le pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Les goûts du fils Benassis le portèrent à l’étude de la médecine. Son père l’accompagna à Paris et le recommanda à l’un de ses amis. La pension du jeune Benassis fut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et il ne dut en toucher les quartiers que sur la présentation des quittances de ses inscriptions à l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre et de comptabilité. Mais son père se montra libéral pour tous les frais nécessités par l’éducation du jeune Benassis, et pour les plaisirs de la vie parisienne. La vie  de l’ami de son père était pour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialement les comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, déliant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions qu’il prenait à l’égard du jeune Benassis. Cet excellent homme fut un second père pour lui. Un jour, il lui dit qu’il aurait toujours quelques écus à son service ; mais Benassis ne devrait jamais mentir, ne pas avoir honte de lui avouer ses fautes, lui aussi avait été jeune, ils s’entendraient toujours comme deux bons camarades. Son père l’installa dans une pension bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où Benassis eut une chambre assez bien meublée. Cette indépendance lui causa cependant peu de joie. Les recommandations de son père lui montraient de nouvelles tâches à remplir et Paris était pour Benassis comme une énigme, on ne s’y amusait pas sans en avoir étudié les plaisirs. Il étudia d’abord courageusement, suivit les cours avec assiduité ; se jeta dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abondait la capitale émerveillèrent son imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes le firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Il alla donc pendant longtemps, tous les soirs, à quelque théâtre, et contracta peu à peu des habitudes de paresse. Il ne fit plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il fallait passer avant d’être docteur. Aux cours publics, il n’écoutait plus les professeurs, qui, selon lui, radotaient. Il brisait déjà ses idoles, devenait Parisien. Il conservait cependant au fond de son cœur un sentiment de perfection morale qui le poursuivit au milieu de ses désordres. Ses plaisirs furent promptement épuisés, le théâtre n’amusait pas longtemps. Paris fut donc bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoir aucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, il vagua pendant les journées entières à travers les rues, sur les quais, dans les musées et dans les jardins publics. Il fut à la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenu par sa niaiserie sentimentale. Vivement stimulé par la vigueur de ses passions, et ne leur trouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent à chaque pas, à chaque désir ; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop tardive pour procurer les plaisirs qui le tentaient ; flottant entre ses pudeurs secrètes et les mauvais exemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres en bas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonne compagnie, il passa de tristes jours, en proie au vague des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de soudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par un dénouement assez vulgaire chez les jeunes gens. Il se trouva sans force contre son isolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pour pénétrer dans le grand monde, où il eût pu rencontrer une femme qui se fût dévouée à lui expliquer les écueils de chaque route, à lui donner d’excellentes manières, à le conseiller sans révolter son orgueil, et à l’introduire partout où il eût trouvé des relations utiles à son avenir. Il forma des liaisons, d’abord secrètes, avec une jeune fille à laquelle il s’attaqua, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé son sort. Cette jeune personne, qui appartenait à une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour Benassis sa vie modeste, et lui confia sans crainte un avenir que la vertu lui avait fait beau. La médiocrité de sa situation lui parut sans doute la meilleure des garanties. Son premier attachement ne fut pas d’abord une passion vraie, il suivit son instinct et non son cœur. Il sacrifia une pauvre fille à lui-même, et ne manqua pas d’excellentes raisons pour se persuader qu’il ne faisait rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, une belle âme. Elle ne lui donna jamais que d’excellents conseils. D’abord, son amour réchauffa le courage de Benassis; puis elle le contraignit doucement à reprendre ses études, en croyant à lui, lui prédisant des succès, la gloire, la fortune. Il travailla avec ardeur, il avait un but, il était encouragé ; il rapportait ses pensées, ses actions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encore lui inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse semblait impossible. Les anciens rêves de Benassis revinrent l’assaillir. Il voulait impétueusement les plaisirs de la richesse, et les demandait au nom de l’amour. Pour elle, le plus violent des chagrins était de le voir désirer quelque chose qu’elle ne pouvait lui donner à l’instant.

Un événement qui aurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut la cause première des malheurs de Benassis. Son père mourut en laissant une fortune considérable ; les affaires de sa succession l’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et Benassis y alla seul. Il sentit, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venir sans avoir à rendre compte de ses actions à personne, même volontairement. S’il n’oublia pas complètement les liens qu’il avait contractés, il était occupé d’intérêts qui l’en divertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Cependant il recevait des lettres empreintes d’une tendresse vraie ; mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes toutes également tendres. Plus tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, Benassis sut apprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettres où jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments, où l’on se réjouissait pour lui de sa fortune, où l’on s’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas qu’il pût changer, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjà Benassis se livrait à d’ambitieux calculs, et pensait à se plonger dans les joies du riche, à devenir un personnage, à faire une belle alliance. Déjà il était embarrassé de savoir comment il se dégagerait de cette liaison. Quand Benassis revint à Paris, il habita un hôtel qu’il avait fait louer sans avoir prévenu, ni de son changement ni de son retour, la seule personne qui y fût intéressée. Il désirait jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices de l’opulence, et lorsque il en fut assez ivre pour ne pas faiblir, il alla visiter la pauvre créature qu’il voulait délaisser. Aidée par le tact naturel aux femmes, elle devina ses sentiments secrets, et lui cacha ses larmes. Elle dut le mépriser ; mais toujours douce et bonne, elle ne lui témoigna jamais de mépris. Cette indulgence tourmenta Benassis cruellement. Il renouvela d’abord très affectueusement ses visites. S’il n’était pas tendre, il faisait des efforts pour paraître aimable ; puis devint insensiblement poli ; un jour, par une sorte d’accord tacite, elle le laissa la traiter comme une étrangère, et Benassis crut avoir agi très convenablement. Néanmoins il se livra presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtes le peu de remords qui lui restaient encore. Il mena donc la vie dissipée que mènent à Paris les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant de l’instruction et beaucoup de mémoire, il parut avoir plus d’esprit qu’il n’en avait réellement, et crut alors valoir mieux que les autres : les gens intéressés à lui prouver qu’il était un homme supérieur le trouvèrent tout convaincu.

Il ne fit donc pas honneur à sa réputation, ne profita pas de sa vogue pour s’ouvrir une carrière, et ne contracta point de liaisons utiles. Il donna dans mille frivolités de tout genre. Il eut de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris. Il imita les autres, il blessa souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui le meurtrissaient secrètement. Il fut dupé dans bien des occasions où il eût rougi de ne pas l’être, et il se déconsidéra par cette bonne foi de laquelle il s’applaudissait intérieurement. Le monde lui attribua donc des vices, des qualités, des victoires et des revers qu’il n’avait pas ; il lui prêtait des succès galants que Benassis ignorait ; il le blâmait d’actions auxquelles Benassis était étranger ; par fierté, il dédaigna de démentir les calomnies, et accepta par amour-propre les médisances favorables. Sa vie était heureuse en apparence, misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt sur lui, il aurait graduellement perdu ses bonnes qualités et laissé triompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, par l’abus des jouissances qui énervent le corps, et par les détestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme. Il se ruina. Il rencontra une fortune supérieure de laquelle il fit son point de mire et voulut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés, Benassis fut obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint le frapper. Il était resté près de deux ans sans avoir vu la personne qu’il avait abandonnée ; mais au train dont il allait, le malheur l’aurait sans doute ramené vers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, il reçut un billet tracé par une main faible. C’était son ancien amour qui lui annonçait être près de mourir et voulait voir pour connaître le sort de son enfant, savoir s’il serait aussi celui de Benassis; et aussi, pour adoucir les regrets que Benassis pourrait avoir un jour de sa mort.

Cette lettre le glaça, elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Benassis sortit, à pied, sans attendre sa voiture, et traversa tout Paris, poussé par ses remords, en proie à la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôt qu’il vit sa victime. Il promit d’adopter leur enfant. Son ancienne compagne mourut, malgré les soins qu’il lui prodigua, malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Elle avait constamment travaillé pour élever, pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenir contre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, l’abandon de Benassis. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de lui, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée. Cette grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels et y chercher des espérances. Un jour, ayant entendu son fils disant : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris, elle pardonna à Benassis son crime. Mais dans les larmes et les douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était affaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et le courage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’une maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle du retour de son aimé, espoir toujours renaissant, quoique toujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle lui avait écrit de son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictés par la religion, mais aussi par sa croyance en la bonté de Benassis. Elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme. Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Près de ce lit où Benassis apprit à connaître le prix d’un cœur dévoué, il changea de sentiments pour toujours.

Pendant les derniers jours que dura cette vie précieuse, les paroles de Benassis, ses actions et ses pleurs attestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Une expérience de quatre années lui avait révélé son propre et véritable caractère. Ainsi la révolution qui se lisait dans ses mœurs fut durable, quoique rapide. En présence de cette céleste créature à qui Benassis ne pouvait rien reprocher, toutes les subtilités se taisaient : le cercueil était là, son enfant lui souriait sans savoir qu’il assassinait sa mère. Cette femme mourut, elle mourut heureuse en s’apercevant que Benassis l’aimait, et que ce nouvel amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui les unissait forcément. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en qui elle se voyait revivre. Une femme s’était fiée à lui noblement, et Benasis lui avais menti en lui disant qu’il l’aimait, alors qu’il la trahissait ; il avait causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations du monde devait lui être sacrée ; elle mourait en lui pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après lui avoir donné sa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur la foi de la mère à lui livrer. Cet enfant fut le pardon et l’honneur de Benassis.

Benassis habitua son fils à venir faire sa prière sur son lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions lui avait données la simple et pure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cet enfant ; mais aussi combien d’émotions terribles ! Un matin, après avoir dit : « Notre père qui êtes aux cieux... » il s’arrêta : « Pourquoi pas notre mère ? » lui demanda-t-il. Ce mot terrassa Benassis. Il adorait son fils, et il avait déjà semé dans sa vie plusieurs causes d’infortune. De cette époque dataient les réflexions sérieuses que Benassis avait faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer les citoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société ; la Religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au bonheur ; mais le Repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses : le repentir l’éclaira. Benassis ne vécut que pour un enfant et par cet enfant, il fut conduit à méditer sur les grandes questions sociales. il résolut de l’armer personnellement par avance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Il lui trouva des précepteurs étrangers pour qu’il apprenne diverses langues.  Benassis chercha surtout à l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans le moindre détail des spécialités ; enfin, il lui apprit à souffrir et à se taire. Par les soins de Benassis, les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à ennoblir l’enfant, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions, en manières.

Après avoir donné pendant quelques années tous ses soins à l’enfant de qui il voulait faire un homme, la solitude de Benassis l’effraya ; son fils grandissait, il allait l’abandonner. L’amour était dans son âme un principe d’existence. Il éprouvait un besoin d’affection qui, toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En lui se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai. Il avait été éprouvé, il comprenait et les félicités de la constance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, la femme aimée devait toujours être la première dans ses actions et dans ses pensées. Il sentait vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Son ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Il n’avait point d’amis. Pour lui le monde était désert. Il était en lui quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Pour Benassis, tout était piège et douleur à Paris pour les âmes qui voulaient y chercher des sentiments vrais. Là où dans le monde se posaient ses pieds, le terrain se brûlait autour de lui. Pour les uns, sa complaisance était faiblesse, s’il leur montrait les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, il était méchant ; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, Benassis les amusait. Selon lui, la médiocrité suffisait à toutes les heures de la vie ; elle était le vêtement journalier de la société. Enfin, solitaire au milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui ne lui rendait rien quand Benassis lui livrait tout ; n’ayant pas assez de son enfant pour satisfaire son cœur, parce qu’il était homme ; un jour où il sentit sa vie se refroidir, où il pliait sous le fardeau de ses misères secrètes, il rencontra la femme qui devait lui faire connaître l’amour dans sa violence. Benassis avait renoué connaissance avec le vieil ami de son père, qui jadis prenait soin de ses intérêts ; ce fut chez lui que Benassis vit la jeune personne pour laquelle il ressentit un amour qui devait durer autant que sa vie. Des préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent la cause de son malheur. Cette jeune fille appartenait à une famille extrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues à l’esprit d’une secte improprement appelée janséniste. Les jansénistes furent en France des espèces de puritains catholiques. Pendant la Révolution française il se forma, par suite du schisme peu important qu’y produisit le Concordat, une congrégation de catholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués par le pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Ce troupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la petite Église dont les ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplaire régularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existence de toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs familles jansénistes appartenaient à la petite Église. Les parents de cette jeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes également sévères qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chose d’imposant ; car le propre des doctrines absolues est d’agrandir les plus simples actions en les rattachant à la vie future. Benassis aima passionnément. Cet amour réveilla, satisfit les sentiments qui l’agitaient : ambition, fortune, tous ses rêves, enfin ! Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille possédait les avantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dans la haute position où Benassis voulait arriver ; instruite, elle s’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare et commune en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis mots sont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin, elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimait le respect. La confidence de Benassis fut bientôt faite à son vieil ami, qui le présenta dans la famille, où il l’appuya de sa respectable autorité. Peu à peu, Benassis y fut accueilli familièrement.

Lorsque son caractère fut bien connu, le vieil ami de Benassis, désireux autant que lui de voir finir son triste célibat, parla de ses espérances, auxquelles on fit un favorable accueil, mais avec cette finesse dont se dépouillent rarement les gens du monde, et dans le désir de lui procurer un bon mariage, expression qui fait d’un acte si solennel une sorte d’affaire commerciale où l’un des deux époux cherche à tromper l’autre, le vieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de jeunesse de Benassis. Selon lui, l’existence de son enfant pouvait exciter des répulsions morales en comparaison desquelles la question de fortune n’était rien et qui pouvaient déterminer une rupture. Il avait raison. Benassis résolut d’attendre, et d’obtenir de sa prétendue assez de gages d’affection pour que son bonheur ne fût pas compromis par cette terrible confidence. Il fut donc, à l’insu des amis de la maison, admis comme un futur époux chez les parents de la jeune fille. Les discours de ces Orthodoxes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant que la médisance et les histoires scandaleuses donnent aux conversations du monde ; car le père et l’oncle lisaient seuls les journaux, et jamais la prétendue de Benassis n’avait jeté les yeux sur ces feuilles, dont la plus innocente parlait encore des crimes ou des vices publics ; mais plus tard l’âme éprouvait, dans cette pure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des couleurs grises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était en apparence d’une monotonie effrayante. Benassis reconnut les avantages de cette existence ; elle développait les idées dans toute leur étendue, et provoquait d’involontaires contemplations ; le cœur y dominait, rien ne le distrayait, il finit par y apercevoir quelque chose d’immense. Le secret de la présence de Benassis au logis n’avait pas encore été révélé à la prétendue car ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’acte le plus important de sa vie. L’admirer pendant des heures entières, attendre une réponse et savourer longtemps les modulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètes pensées, étaient des grands événements pour Benassis. La naïveté des manières de Benassis et de la prétendue et la mélancolie de leur amour finirent sans doute par impatienter les parents, qui, le voyant presque aussi timide que l’était leur fille, le jugèrent favorablement, et le regardèrent comme un homme digne de leur estime. Il devint leur fils d’adoption. Ils admiraient surtout la moralité de ses sentiments. L’été finissait, des occupations avaient retenu cette famille à Paris contre ses habitudes ; mais, au mois de septembre elle fut libre de partir pour une terre située en Auvergne, et le père pria Benassis de venir habiter, pendant deux mois, un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Il ne répondit pas tout d’abord et son hésitation valut la plus douce, la plus délicieuse des expressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fille puisse trahir les mystères de son cœur. Evelina leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée de ses gestes ; elle le regarda sans fierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit et baissa les yeux. Pendant le voyage, Évelina trouvait à la nature des beautés dont elle parlait avec admiration. Benassis et Evelina ne se croyaient pas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence de l’être aimé, ils déversaient les sensations dont surabondaient leurs cœurs dans les objets extérieurs que leurs sentiments cachés embellissaient. Ils arrivèrent au château patrimonial, où Benassis resta pendant quarante jours environ. Ce fut la seule part de bonheur complet que le ciel lui accorda. Il y eut pour lui, dans ces quarante jours de bonheur, des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plus beaux et plus vastes, que jamais depuis il ne devait être compris. Sûr alors d’être aimé, il jura de tout dire, de ne pas avoir un secret pour elle, il eut honte d’avoir tant tardé à lui raconter les chagrins qu’il s’était créés. Par malheur, le lendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de son fils le fit trembler pour une vie qui lui était si chère. Il partit sans dire son secret à Évelina, sans donner à la famille d’autre motif que celui d’une affaire grave. Les parents d’Evelina écrivirent à Paris pour prendre des informations sur le compte de Benassis. Un de leurs amis les instruisit, à son insu, des événements de sa jeunesse, envenima ses fautes, insista sur l’existence de son enfant, que, disait-il, Benassis avait à dessein cachée. Lorsque Benassis écrivit à ses futurs parents, il ne reçut pas de réponse ; ils revinrent à Paris, il se présenta chez eux, il ne fut pas reçu. Alarmé, il envoya son vieil ami savoir la raison d’une conduite à laquelle il ne comprenait rien. Lorsqu’il en apprit la cause, le bon vieillard se dévoua noblement, il assuma sur lui la forfaiture du silence de Benassis, voulut le justifier et ne put rien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient trop graves pour cette famille, ses préjugés étaient trop arrêtés, pour la faire changer de résolution. Son désespoir fut sans bornes. D’abord il tâcha de conjurer l’orage ; mais ses lettres lui furent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyens humains furent épuisés ; quand le père et la mère eurent dit au vieillard, auteur de son infortune, qu’ils refuseraient éternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocher la mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quand Évelina les implorerait à genoux, alors, il ne lui resta plus qu’un dernier espoir. Il osa croire que l’amour d’Évelina serait plus fort que les résolutions paternelles, et qu’elle saurait vaincre l’inflexibilité de ses parents ; son père pouvait lui avoir caché les motifs du refus qui tuait leur amour, Benassis voulut qu’elle décidât de son sort en connaissance de cause, il lui écrivit. Benassis traça, non sans de cruelles hésitations, la seule lettre d’amour qu’il ait jamais faite. Il justifia ses fautes en invoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier de ce qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Benassis alla chercher cette lettre et la réponse d’Evelina pour les lire à Genestas. Evelina lui avait répondu qu’elle avait parlé en sa faveur auprès de ses parents après avoir lu ses justifications. Mais elle lui reprocha d’avoir remplie une année de sa vie avec l’amour qu’il lui avait témoigné car cela aurait pour elle de longs retentissements dans l’avenir. Cet amour lui avait donné des souvenirs qui reviendraient toujours. Elle comptait se vouer à dieu et pourtant elle se sentait prête à s’occuper du fils de Benassis si son ancien amour venait à disparaître avant elle. Elle concluait sa lettre par un adieu en l’appelant « monsieur ». Alors, Benassis lui répondit en l’appelant « mademoiselle ». Il lui écrivit avoir jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, sa passion devait être à présent méconnue. Mais il n’aurait pas cru que la seule femme à qui il avait fait don de son âme se chargeât d’exercer cette vengeance. Il n’avait jamais soupçonné tant de dureté, de vertu, dans un cœur qui lui paraissait et si tendre et si aimant. Il allait chercher une condition où il pourrait expier des fautes pour lesquelles Evelina, son interprète dans les cieux, avait été sans pitié. Dieu sera peut- être moins cruel qu’elle. Il lui annonçait qu’il n’aurait pas d’autre amour et qu’elle deviendrait l’idole de sa solitude. Il lui écrivit adieu tout en lui souhaitant la paix.

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrent pendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne se communiquèrent point. Puis Benassis révéla à Genestas que son fils l’avait aidé à chasser en lui les résolutions les plus extravagantes. Il résolut de devenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire ou sous l’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de son fils. Mais il avait perdu son fils depuis onze ans. Il se cacha la figure pour que Genestas ne voie pas ses larmes. Les méditations qu’il fit en ses jours de deuil l’élevèrent à de plus hautes considérations que le suicide même s’il y songea. Il chercha une réponse chez les philosophes de l’Antiquité puis dans la religion catholique. Ces raisonnements le forcèrent de penser au lendemain de la mort, et il se trouva aux prises avec ses anciennes croyances ébranlées. Il comprit que tout alors devint grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse sur la plus légère de nos déterminations. Il essaya de rendre la religion complice de sa mort. Il relut les Évangiles, et ne vit aucun texte où le suicide fût interdit ; mais cette lecture le pénétra de la divine pensée du Sauveur des hommes. Le courage qu’un homme déploie en se tuant lui parut alors être sa propre condamnation : quand il se sent la force de mourir, il doit avoir celle de lutter.

Il possédait encore quatre-vingt mille francs, il voulut d’abord aller loin des hommes, user sa vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson, n’était pas pour lui une vertu catholique. Il eut pour idée fixe d’entrer en religion. Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, il vint à la Grande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Il ne s’attendait pas au majestueux spectacle offert par cette route. Il fit une retraite chez les Chartreux. Mais il pensait mieux agir, en rendant son repentir profitable au monde social. Il sentait en lui un besoin d’expansion que blessaient des obligations purement mécaniques. Il crut entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que lui inspira l’état de ce pauvre pays. Il avait goûté aux cruelles délices de la maternité et résolus de s’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dans une sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœur de charité pour tout un pays, en y pansant continuellement les plaies du pauvre. Une devise en latin était inscrite dans la cellule qu’il avait occupée chez les Chartreux « Fuge, late, tace » (fuis, cache-toi, tais-toi). Il en fit une voie de silence et de résignation. Il voulut semer le bonheur et la joie, ce qu’il n’avait pas. L’habitude de vivre avec des paysans, son éloignement du monde le transformèrent réellement. Il prit d’un campagnard l’allure, le langage, le costume, le laisser-aller. Il n’avait plus d’autre but dans la vie que celui de la quitter, il ne voulait rien faire pour en prévenir ni pour en hâter la fin ; mais il se coucherait sans chagrin pour mourir, le jour où la maladie viendrait. Il avait vu dans ses souffrances la condition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré sa résignation, il était des peines contre lesquelles Benassis était sans force. Il avait souffert en auscultant l’enfant malade en compagnie de Genestas car il avait repensé à son fils. Il lui était affreux de penser que tant de gens le remerciaient du peu de bien qu’il faisait au village, quand ce bien tait le fruit de ses remords. S’il avait puisé son courage dans un sentiment plus pur que ne l’était celui de ses fautes, il aurait été bien heureux.

 

V

Élégies

 

Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaire une expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoir été si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé son hôte. Genestas avoua être un gredin ayant menti sur son nom. Il lui dit qu’il ne s’appelait pas Bluteau mais Genestas. C’était la première fois qu’il mentait. En entendant ce nom, Benassis dit au militaire qu’il avait entendu Gravier parler de lui et avait alors vivement désiré le voir. Genestas lui avoua avoir pris un masque pour prendre des renseignements sur lui. Il ne voulait plus lui causer le moindre chagrin. Il voulait rentrer à Grenoble et imiter Benassis. Devenir maire dans un trou quand il aurait sa retraite. Puis il lui dit quel était le service qu’il était venu le prier de lui rendre. Genestas avait entendu parler de Benassis comme d’un excellent homme. Mais il avait voulu l’étudier avant de lui demander un service. Il avait besoin de Benassis pour sauver un enfant. Puis il voulut lui confier ses secrets. Alors Benassis commanda du thé à Jacquotte et du vin et des biscuits pour Genestas. Genestas parla de son séjour en Pologne après la retraite de Russie. Il avait attendu l’empereur. Il avait un ami, le maréchal-des-logis Renard. Ensemble, ils logeaient dans une bicoque qui appartenait à des juifs. Ils avaient leur logement sous la maison, dans une cave. Leur fille était belle. Genestas en tomba amoureux. Il se confia à Renard. Comme Renard parlait le yiddish, Genestas lui demanda de servir d’intermédiaire. Ainsi, Genestas put dîner avec Judith et ses parents pendant quinze jours. Le père de Renard avait un gros commerce d’épicerie et avait élevé son fils pour en faire un notaire. Mais Renard avait été pris par la conscription. Judith tomba amoureuse de Renard et ignora Genestas. Renard se maria avec Judith à la mode du pays et promit de légaliser le mariage en France. Ce qui se révéla impossible. Genestas ne savait pas pourquoi son ami l’avait trahi. La campagne de 1813 commença. Les Russes arrivèrent et Napoléon donna l’ordre de se battre à Lutzen. C’est au cours de cette bataille que Renard sauva la vie de Genestas mais fut tué par les Russes. Avant de mourir, il dit à Genestas qu’ils étaient quittes car il lui avait donné sa vie après lui avoir pris Judith. Il lui confia Judith et son enfant, si elle en avait un. Genestas alla chercher Judith. La famille de Judith avait disparu. Seule, elle attendait Renard. Genestas l’envoya en France où elle donna naissance à son enfant. Genestas continua la guerre puis fut blessé à Hanau et fut obligé de retourner à Strasbourg où il avait laissé Judith. Puis il revint sur Paris, car il avait eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, il passait dans les grenadiers de la garde, l’empereur l’y avait donné de l’avancement. Enfin, il fut obligé de soutenir une femme, un enfant qui ne lui appartenaient point. Le père de Renard ne voulut pas de sa bru. Alors Genestas proposa à Judith de l’épousa et elle le remercia ave un regard qui lui redonna le coup de foudre. Mais peu après le mariage, Judith mourut. Genestas avait mis cet enfant au collège puis à l’Ecole Polytechnique. L’enfant était tombé malade. Mais Genestas ne voulait plus confier cet enfant à Benassis pour lui épargner ce chagrin. Mais Benassis voulut s’occuper de l’enfant de Judith. Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans les siennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes. Le lendemain, Genestas alla chercher le fils de Judith à Grenoble. C’était un jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizième année. Il s’appelait Adrien. Genestas l’amena chez la Fosseuse où Benassis les attendait. Le médecin questionna et ausculta Adrien. Il annonça à Genestas qu’il changerait les habitudes alimentaires d’Adrien et l’enverrait à Butifer pour qu’il chasse et s’habitue à la nature.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’en vit pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Ce n’était plus la paysanne de la veille, mais une élégante et gracieuse femme de Paris qui lui jeta des regards contre lesquels il se trouva faible. Partout la pauvre fille avait mis des fleurs qui faisaient voir que pour elle ce jour était une fête. Genestas avait promis une histoire de Napoléon à la Fosseuse et il allait respecter cette promesse mais il lui demanda une aventure de son ancienne existence en échange. Alors elle raconta une histoire qui lui était arrivée quand elle avait seize ans. Elle mendiait et ne trouvait pas un seul cœur où elle aurait pu reposer le sien. Le seul être qui l’aimait bien était le petit chien qu’avait eu la chienne de l’aubergiste. Un jour, la femme de l’aubergiste, voyant que le chien aimait la Fosseuse, s’avisa de raffoler du chien. La Fosseuse voulut donner ses économies à l’aubergiste pour acheter le chien mais il lui donna de bon cœur. Mais la femme de l’aubergiste empoisonna le petit chien pour se venger. Un jour la Fosseuse vit un pauvre petit de dix ans qui n’avait pas de mains. Elle voulut s’occuper de lui mais il lui vola ses économies. Puis elle raconta avoir vu un jeune homme et sa sœur qui étaient en voyage dans la région. Le jeune homme avait complimenté la Fosseuse pour sa beauté et elle aurait donné deux ans de sa vie rien que pour revoir ce voyageur. Enfin, elle réclama à Genestas l’histoire qu’il lui avait promise. Il lui raconta le jour où il avait croisé Napoléon après la bataille de Friedland. L’empereur l’avait reconnu car il avait de la mémoire et Genestas avait senti sa bonté. Genestas avait suivi l’empereur jusqu’à Rochefort avant qu’il embarque pour Sainte-Hélène. Genestas aurait voulu l’accompagner jusqu’à son exil mais il devait s’occuper d’Adrien. Alors l’empereur lui offrit sa tabatière. Il lui demanda de graver dessus : honneur et patrie, c’était l’histoire de leurs deux dernières campagnes. La Fosseuse voulait voir cette tabatière. Elle demanda si l’empereur était vraiment mort et Genestas le lui confirma. Puis, ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et la Fosseuse, que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par de petits sentiers à travers, les endroits les plus sauvages de la montagne. La Fosseuse demanda à Genestats une autre histoire. Il prétendit n’avoir été le héros d’aucune histoire mais raconta la bataille d’Austerlitz. Il avait sauvé une comtesse autrichienne qu’un maréchal-des-logis voulait violer. Pour le remercier, elle offrit à Genestas son mouchoir et lui promit d’être toujours son amie. Il en tomba amoureux. Mais il dut retourner au combat et ne revit pas la comtesse.

 

Après le dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux des nouvelles assurances que lui donna Benassis du prochain rétablissement de l’enfant. Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoir confié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel dans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander son départ à Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelle son ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien. Adrien était devenu bon chasseur et bon cavalier. En lui tout avait changé. Il avait grandi. C’était un homme. Genestas avait reçu une lettre de son fils mais ne l’ouvrit pas tout de suite, étourdi par les fumées de vin qu’il avait bus avec les officiers pour célébrer son départ. Quand il la lut, il apprit que Benassis était mort. La lettre tomba des mains de Genestas qui n’en reprit la lecture qu’après une longue pause. Comme s’il eût connu sa fin, l’avant-veille de sa mort, le médecin était aller visiter tous ses malades, même les plus éloignés, il avait parlé à tous les gens qu’il avait rencontrés, en leur disant : Adieu, mes amis. Adrien avait ri avec Benassis lors de son dernier dîner puis un homme de Saint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très pressé. Benassis avait dit que partir à cheval sans avoir digéré pouvait tuer un homme. Après son départ, Goguelat apporta une lettre. Benassis la lut à son retour. Adrien était à ses côtés quand Benassis la lut. Il le vit rougir et pleurer en lisant. Soudain, il tomba la tête la première en avant se disant mourant. Il eut le temps de demander à Adrien de brûler la lettre. Nicolle partit chercher le chirurgien et tout le village fut sur pied. Quand le bourg apprit la mort du maire, la cour de sa maison ne désemplit pas. Cinq mille personnes assistèrent à ses funérailles. Le lendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre et plusieurs personnes travaillèrent pour élever sur la place où gisait monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre, haute de vingt pieds, que l’on gazonna, et à laquelle tout le monde s’employa. Le testament de monsieur Benassis fut trouvé tout ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploi que notre Benassis avait fait de ses biens augmenta l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causés par sa mort. Genestas se mit en route pour le bourg. Genestas arriva bientôt à l’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse de lait. En voyant la fumée de la chaumière où s’élevaient les enfants de l’hospice, il songea plus particulièrement à l’esprit bienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son nom une aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à un arbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper. Il donna de l’argent à la vieille femme en lui disant qu’elle devait cet argent au pauvre père Benassis. Puis Genestats remonta sur son cheval et partit. Il arriva chez la Fosseuse et trouva la maison vide. Sur la route, il rencontra Moreau. Il lui demanda s’il savait où était la Fosseuse. Moreau répondit qu’elle avait hérité de cinq cent livres de viager et de sa maison. Mais elle était quasi folle depuis la mort du maire. Elle était au cimetière ou à l’église. Moreau dit au militaire que le petit Jacques était mort la veille. A l’entrée du bourg, Genestas rencontra Grondin et Goguelat et au presbytère, il trouva Adrien et Butifer. Butifer lui demanda de l’aider à entrer dans l’armée. Genestas accepta. Janvier proposa à Genestas de l’accompagner au cimetière. Janvier montra à Genestas le monument élevé en hommage à Benassis. La Fosseuse fondait en larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres qui maintenaient le scellement d’une immense croix faite avec un sapin revêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces mots gravés sur le bois :

D. O. M.

Ci git

le bon monsieur Bénassis,

notre père

à tous.

Priez pour lui !

Genestas dit au curé : – Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous.

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