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Humanisme : le Contrat social

8 février 2025

Sodome et Gomorrhe 5

Sodome et Gomorrhe

(Deuxième partie)

 

Le lendemain, le narrateur tenait beaucoup à ne pas manquer Cottard à Graincourt-Saint-Vast où un nouveau téléphonage de Mme Verdurin lui avait dit qu’il le retrouverait. Cottard devait monter dans son train et lui indiquerait où il fallait descendre pour trouver les voitures qu’on envoyait de la Raspelière à la gare. Le narrateur avait peur de le rater car il ne s’était pas rendu compte à quel point le petit clan Verdurin ayant façonné tous les « habitués » sur le même type, ceux-ci, par surcroît en grande tenue de dîner, attendant sur le quai, se laissaient tout de suite reconnaître à un certain air d’assurance, d’élégance et de familiarité, à des regards qui franchissaient comme un espace vide, où rien n’arrête l’attention.

Le narrateur voyait qu’avec le temps, non seulement des dons réels, qui peuvent coexister avec la pire vulgarité de conversation, se dévoilent et s’imposent, mais encore que des individus médiocres arrivent à ces hautes places, attachées dans l’imagination de notre enfance à quelques vieillards célèbres, sans songer que le seraient, un certain nombre d’années plus tard, leurs disciples devenus maîtres et inspirant maintenant le respect et la crainte qu’ils éprouvaient jadis.

Cottard mena sa troupe au pas de course vers le wagon à la fenêtre duquel il avait vu les signaux du narrateur. Brichot, qui se trouvait parmi ces fidèles, l’était devenu davantage au cours de ces années qui, pour d’autres, avaient diminué leur assiduité. Il se bornait exclusivement maintenant à son cours et aux jurys d’examen ; aussi avait-il beaucoup plus de temps à donner à la mondanité. C’est-à-dire aux soirées chez les Verdurin, ou à celles qu’offrait parfois aux Verdurin tel ou tel fidèle, tremblant d’émotion. A deux reprises l’amour avait manqué de faire ce que les travaux ne pouvaient plus : détacher Brichot du petit clan.

Mais Mme Verdurin, qui « veillait au grain », et d’ailleurs, en ayant pris l’habitude dans l’intérêt de son salon, avait fini par trouver un plaisir désintéressé dans ce genre de drames et d’exécutions, l’avait irrémédiablement brouillé avec la personne dangereuse, sachant, comme elle le disait, « mettre bon ordre à tout » et « porter le fer rouge dans la plaie ». Cela lui avait été d’autant plus aisé pour l’une des personnes dangereuses que c’était simplement la blanchisseuse de Brichot, et Mme Verdurin, ayant ses petites entrées dans le cinquième du professeur, écarlate d’orgueil quand elle daignait monter ses étages, n’avait eu qu’à mettre à la porte cette femme de rien.

Brichot n’avait jamais oublié le service que Mme Verdurin lui avait rendu en empêchant sa vieillesse de sombrer dans la fange, et lui était de plus en plus attaché, alors qu’en contraste avec ce regain d’affection, et peut-être à cause de lui, la Patronne commençait à se dégoûter d’un fidèle par trop docile et de l’obéissance de qui elle était sûre d’avance. Mais Brichot tirait de son intimité chez les Verdurin un éclat qui le distinguait entre tous ses collègues de la Sorbonne. Ils étaient éblouis par les récits qu’il leur faisait de dîners auxquels on ne les inviterait jamais, par la mention, dans des revues, ou par le portrait exposé au Salon, qu’avaient fait de lui tel écrivain ou tel peintre réputés dont les titulaires des autres chaires de la Faculté des Lettres prisaient le talent mais n’avaient aucune chance d’attirer l’attention, enfin par l’élégance vestimentaire elle-même du philosophe mondain.

Cottard put nommer le narrateur aux autres membres du petit clan. Le narrateur fut ennuyé de voir qu’ils étaient presque tous dans la tenue qu’on appelle à Paris smoking. Il avait oublié que les Verdurin commençaient vers le monde une évolution timide, ralentie par l’affaire Dreyfus, accélérée par la musique « nouvelle », évolution d’ailleurs démentie par eux.

Le salon Verdurin passait pour un Temple de la Musique. C’était là, assurait-on, que Vinteuil avait trouvé inspiration, encouragement. Or si la Sonate de Vinteuil restait entièrement incomprise et à peu près inconnue, son nom, prononcé comme celui du plus grand musicien contemporain, exerçait un prestige extraordinaire. Certains jeunes gens du faubourg s’étant avisés qu’ils devaient être aussi instruits que des bourgeois, il y en avait trois parmi eux qui avaient appris la musique et auprès desquels la Sonate de Vinteuil jouissait d’une réputation énorme. Ils en parlaient, rentrés chez eux, à la mère intelligente qui les avait poussés à se cultiver. Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition.

Après l’aveu qu’avait fait Mme Verdurin de l’intelligence de la princesse de Caprarola (parce qu’elle était venue chez elle), le second signe que les Verdurin avaient conscience du destin futur était que (sans l’avoir formellement demandé, bien entendu) ils souhaitaient vivement qu’on vînt maintenant dîner chez eux en habit du soir ; M. Verdurin eût pu maintenant être salué sans honte par son neveu, celui qui était « dans les choux ».

Parmi ceux qui montèrent dans le wagon à Graincourt se trouvait Saniette, qui jadis avait été chassé de chez les Verdurin par son cousin Forcheville, mais était revenu. Ses défauts, au point de vue de la vie mondaine, étaient autrefois – malgré des qualités supérieures – un peu du même genre que ceux de Cottard, timidité, désir de plaire, efforts infructueux pour y réussir. Saniette, à qui ses amis avaient toujours dit qu’il se défiait trop de lui-même, et qui, en effet, voyait des gens qu’il jugeait avec raison fort inférieurs obtenir aisément les succès qui lui étaient refusés, ne commençait plus une histoire sans sourire de la drôlerie de celle-ci, de peur qu’un air sérieux ne fît pas suffisamment valoir sa marchandise. Quelquefois, faisant crédit au comique que lui-même avait l’air de trouver à ce qu’il allait dire, on lui faisait la faveur d’un silence général. Mais le récit tombait à plat.

Quant au sculpteur Ski, appelé ainsi à cause de la difficulté qu’on trouvait à prononcer son nom polonais, et parce que lui-même affectait, depuis qu’il vivait dans une certaine société, de ne pas vouloir être confondu avec des parents fort bien posés, mais un peu ennuyeux et très nombreux, il avait, à quarante-cinq ans et fort laid, une espèce de gaminerie, de fantaisie rêveuse qu’il avait gardée pour avoir été jusqu’à dix ans le plus ravissant enfant prodige du monde, coqueluche de toutes les dames. Mme Verdurin prétendait qu’il était plus artiste qu’Elstir. Il n’avait d’ailleurs avec celui-ci que des ressemblances purement extérieures. Elles suffisaient pour qu’Elstir, qui avait une fois rencontré Ski, eût pour lui la répulsion profonde que nous inspirent, plus encore que les êtres tout à fait opposés à nous, ceux qui nous ressemblent en moins bien, en qui s’étale ce que nous avons de moins bon, les défauts dont nous nous sommes guéris, nous rappelant fâcheusement ce que nous avons pu paraître à certains avant que nous fussions devenus ce que nous sommes. Mais Mme Verdurin croyait que Ski avait plus de tempérament qu’Elstir parce qu’il n’y avait aucun art pour lequel il n’eût de la facilité. Il passait pour merveilleusement intelligent, mais ses idées se ramenaient en réalité à deux ou trois, extrêmement courtes. Ennuyé de sa réputation de fantaisiste, il s’était mis en tête de montrer qu’il était un être pratique, positif, d’où chez lui une triomphante affectation de fausse précision, de faux bon sens, aggravés parce qu’il n’avait aucune mémoire et des informations toujours inexactes. Distrait dès les premiers instants par ces gens que le narrateur ne connaissait pas, il se rappela tout d’un coup ce que Cottard lui avait dit dans la salle de danse du petit Casino, et, comme si un chaînon invisible eût pu relier un organe et les images du souvenir, celle d’Albertine appuyant ses seins contre ceux d’Andrée lui faisait un mal terrible au cœur. Ce mal ne dura pas : l’idée de relations possibles entre Albertine et des femmes ne lui semblait plus possible depuis l’avant-veille, où les avances que son amie avait faites à Saint-Loup avaient excité en lui une nouvelle jalousie qui lui avait fait oublier la première.

À Harambouville, comme le tram était bondé, un fermier en blouse bleue, qui n’avait qu’un billet de troisième, monta dans leur compartiment. Le docteur, trouvant qu’on ne pourrait pas laisser voyager la princesse avec lui, appela un employé, exhiba sa carte de médecin d’une grande compagnie de chemin de fer et força le chef de gare à faire descendre le fermier. Cette scène peina et alarma à un tel point la timidité de Saniette que, dès qu’il la vit commencer, craignant déjà, à cause de la quantité de paysans qui étaient sur le quai, qu’elle ne prît les proportions d’une jacquerie, il feignit d’avoir mal au ventre et se réfugia au « water ». C’est un milieu charmant, dit Cottard au narrateur, il y trouverait un peu de tout, car Mme Verdurin n’était pas exclusive : des savants illustres comme Brichot de la haute noblesse comme, par exemple, la princesse Sherbatoff, une grande dame russe, amie de la grande-duchesse Eudoxie.

Son absence de relations avait permis à la princesse Sherbatoff de montrer, depuis quelques années, aux Verdurin une fidélité qui faisait d’elle plus qu’une « fidèle » ordinaire, la fidèle type, l’idéal que Mme Verdurin avait longtemps cru inaccessible et, qu’arrivée au retour d’âge, elle trouvait enfin incarné en cette nouvelle recrue féminine. La destinée, qui se plaît parfois à embellir la fin des existences qui se prolongent tard, avait fait rencontrer à Mme Verdurin la princesse Sherbatoff. Brouillée avec sa famille, exilée de son pays, ne connaissant plus que la baronne Putbus et la grande-duchesse Eudoxie, chez lesquelles, parce qu’elle n’avait pas envie de rencontrer les amies de la première, et parce que la seconde n’avait pas envie que ses amies rencontrassent la princesse, elle n’allait qu’aux heures matinales où Mme Verdurin dormait encore, ne se souvenant pas d’avoir gardé la chambre une seule fois depuis l’âge de douze ans, où elle avait eu la rougeole, ayant répondu, le 31 décembre, à Mme Verdurin qui, inquiète d’être seule, lui avait demandé si elle ne pourrait pas rester coucher à l’improviste, malgré le jour de l’an : « Mais qu’est-ce qui pourrait m’en empêcher n’importe quel jour ? D’ailleurs, ce jour-là, on reste en famille et vous êtes ma famille »

La princesse avait si bien réalisé pour Mme Verdurin le vers de Vigny :

Toi seule me parus ce qu’on cherche toujours

que la Présidente du petit cercle, désireuse de s’assurer une « fidèle » jusque dans la mort, lui avait demandé que celle des deux qui mourrait la dernière se fît enterrer à côté de l’autre. La princesse Sherbatoff avait soin de représenter ses trois seules amitiés – avec la grande-duchesse, avec les Verdurin, avec la baronne Putbus – comme les seules, non que des cataclysmes indépendant de sa volonté eussent laissé émerger au milieu de la destruction de tout le reste, mais qu’un libre choix lui avait fait élire de préférence à toute autre, et auxquelles un certain goût de solitude et de simplicité l’avait fait se borner. Les fidèles de Verdurin étaient persuadés à la fois que la princesse, entre des milliers de relations qui s’offraient à elle, avait choisi les seuls Verdurin, et que les Verdurin, sollicités en vain par toute la haute aristocratie, n’avaient consenti à faire qu’une exception, en faveur de la princesse. La princesse était fort riche ; elle avait à toutes les premières une grande baignoire où, avec l’autorisation de Mme Verdurin, elle emmenait les fidèles et jamais personne d’autre. On se montrait cette personne énigmatique et pâle, qui avait vieilli sans blanchir, et plutôt en rougissant comme certains fruits durables et ratatinés des haies. On admirait à la fois sa puissance et son humilité, car, ayant toujours avec elle un académicien, Brichot, un célèbre savant, Cottard, le premier pianiste du temps, plus tard M. de Charlus, elle s’efforçait pourtant de retenir exprès la baignoire la plus obscure, restait au fond, ne s’occupait en rien de la salle, vivait exclusivement pour le petit groupe, qui, un peu avant la fin de la représentation, se retirait en suivant cette souveraine étrange et non dépourvue d’une beauté timide, fascinante et usée. Or, si Mme Sherbatoff ne regardait pas la salle, restait dans l’ombre, c’était pour tâcher d’oublier qu’il existait un monde vivant qu’elle désirait passionnément et ne pouvait pas connaître. La princesse était forcée, si on lui parlait de quelqu’un ou si on lui présentait quelqu’un, de feindre une grande froideur pour maintenir la fiction de son horreur du monde. Néanmoins, avec l’appui de Cottard ou de Mme Verdurin, quelques nouveaux réussissaient à la connaître, et son ivresse d’en connaître un était telle qu’elle en oubliait la fable de l’isolement voulu et se dépensait follement pour le nouveau venu. Mais ces fécondantes connaissances étaient rares, et la princesse vivait étroitement confinée au milieu des fidèles.

Il fallait que Cottard fût appelé par une visite bien importante pour qu’il « lâchât » les Verdurin le mercredi, l’importance ayant trait, d’ailleurs, plutôt à la qualité du malade qu’à la gravité de la maladie. Car Cottard, quoique bon homme, renonçait aux douceurs du mercredi non pour un ouvrier frappé d’une attaque, mais pour le coryza d’un ministre. Un mercredi, leur vieille cuisinière s’étant coupé la veine du bras, Cottard, déjà en smoking pour aller chez les Verdurin, avait haussé les épaules quand sa femme lui avait timidement demandé s’il ne pourrait pas panser la blessée.

Cottard croyait d’autant plus trouver résumée l’aristocratie chez les Verdurin que plus les titres sont douteux plus les couronnes tiennent de place sur les verres, sur l’argenterie, sur le papier à lettres, sur les malles. De nombreux Cottard, qui ont cru passer leur vie au cœur du faubourg Saint-Germain, ont eu leur imagination peut-être plus enchantée de rêves féodaux que ceux qui avaient effectivement vécu parmi des princes, de même que, pour le petit commerçant qui, le dimanche, va parfois visiter des édifices « du vieux temps », c’est quelquefois dans ceux dont toutes les pierres sont du nôtre, et dont les voûtes ont été, par des élèves de Viollet-le-Duc, peintes en bleu et semées d’étoiles d’or, qu’ils ont le plus la sensation du moyen âge.

À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille qui, malheureusement, ne faisait pas partie du petit groupe. Le narrateur ne pouvait détacher ses yeux de sa chair de magnolia, de ses yeux noirs, de la construction admirable et haute de ses formes. Elle demanda au narrateur si elle pouvait ouvrir la fenêtre. Il aurait voulu lui dire : « Venez avec nous chez les Verdurin », ou : « Dites-moi votre nom et votre adresse. » Mais il répondit : « Non, l’air ne me gêne pas, Mademoiselle. » Et après, sans se déranger de sa place, elle dit : « La fumée, ça ne gêne pas vos amis ? » et elle alluma une cigarette. À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, le narrateur demanda à Albertine qui cela pouvait être. Albertine ne savait pas. Il  ne retrouva jamais ni identifia la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, il dut cesser de la chercher. Il lui arriva souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps.

L’événement du jour, dans le petit clan, était le lâchage du violoniste favori de Mme Verdurin. Celui-ci, qui faisait son service militaire près de Doncières, venait trois fois par semaine dîner à la Raspelière, car il avait la permission de minuit. L’avant-veille, pour la première fois, les fidèles n’avaient pu arriver à le découvrir dans le tram. On avait supposé qu’il l’avait manqué. Mais Mme Verdurin avait eu beau envoyer au tram suivant, enfin au dernier, la voiture était revenue vide. Brichot annonça au narrateur Brichot que leur aimable hôtesse recevait à dîner pour la première fois les voisins qui lui avaient loué la Raspelière, le marquis et la marquise de Cambremer. Cottard en fut ravi. Depuis que Mme Verdurin était à la Raspelière, elle affectait vis-à-vis des fidèles d’être, en effet, dans l’obligation, et au désespoir d’inviter une fois ses propriétaires. Elle aurait ainsi de meilleures conditions pour l’année suivante, disait-elle, et ne le faisait que par intérêt. Mais elle n’était qu’à demi sincère car son snobisme lui donnait envie d’inviter les Cambremer. Mais elle tremblait à la pensée d’y voir introduits ces gens de province, ignorants de la Tétralogie et des « Maîtres », qui ne sauraient pas tenir leur partie dans le concert de la conversation générale et étaient capables, en venant chez Mme Verdurin, de détruire un des fameux mercredis, chefs-d’œuvre incomparables et fragiles, pareils à ces verreries de Venise qu’une fausse note suffit à briser. Sincèrement dreyfusarde, elle eût cependant voulu trouver dans la prépondérance de son salon dreyfusiste une récompense mondaine. Or le dreyfusisme triomphait politiquement, mais non pas mondainement. Labori, Reinach, Picquart, Zola, restaient, pour les gens du monde, des espèces de traîtres qui ne pouvaient que les éloigner du petit noyau. Aussi, après cette incursion dans la politique, Mme Verdurin tenait-elle à rentrer dans l’art. Brichot, l’universitaire, était le seul des fidèles qui avait pris le parti de l’État-Major, ce qui l’avait fait beaucoup baisser dans l’estime de Mme Verdurin. Les fidèles étaient aussi excités par le désir inavoué qu’ils avaient de connaître les Cambremer, que dupes de l’ennui affecté que Mme Verdurin disait éprouver à les recevoir.

De leur côté, les Cambremer, vivant bien trop loin du mouvement mondain pour pouvoir même se douter que certaines femmes élégantes parlaient avec quelque considération de Mme Verdurin, s’imaginaient que celle-ci était une personne qui ne pouvait connaître que des bohèmes, n’était même peut-être pas légitimement mariée, et, en fait de gens « nés », ne verrait jamais qu’eux. Ils ne s’étaient résignés à y dîner que pour être en bons termes avec une locataire dont ils espéraient le retour pour de nombreuses saisons, surtout depuis qu’ils avaient, le mois précédent, appris qu’elle venait d’hériter de tant de millions.

Le titre de marquise de Cambremer éveillait en Cottard des images prestigieuses et galantes. Ski l’avait vue une fois et la trouvait intelligente. Elle était intelligente et elle ne l’était pas, il lui manquait l’instruction, elle était frivole, mais elle avait l’instinct des jolies choses. Elle se tairait, mais elle ne dirait jamais une bêtise. Comme le narrateur pensait tout le contraire de ce que Ski exprimait avec tant de nuances, il se contenta de dire qu’elle était la sœur d’un ingénieur très distingué, M. Legrandin. Brichot lui dit qu’il serait présenté à une jolie femme et qu’on ne savait jamais ce qui pouvait en résulter. Mais le narrateur rétorqua que la marquise lui avait déjà été présentée. Il serait d’autant plus heureux de la voir qu’elle lui avait promis un ouvrage de l’ancien curé de Combray sur les noms de lieux de cette région-ci, et il allait pouvoir lui rappeler sa promesse. Brichot lui répondit que le livre était chez Mme Verdurin mais fourmillait d’erreurs. Il lui expliqua les erreurs du curé car il semblait en connaître long sur l’étymologie des villes de la région. Il ajouta que les plus grosses bévues du curé venaient moins de son ignorance que de ses préjugés. Le narrateur objecta qu’à Combray le curé lui avait appris souvent des étymologies intéressantes. Puis Cottard emmena toute la troupe à la recherche de la princesse Sherbatoff car il la pensait dans le train. Il la trouva dans le coin d’un wagon vide, en train de lire la Revue des Deux-Mondes. Elle avait pris depuis de longues années, par peur des rebuffades, l’habitude de se tenir à sa place, de rester dans son coin, dans la vie comme dans le train, et d’attendre pour donner la main qu’on lui eût dit bonjour. Elle continua à lire quand les fidèles entrèrent dans son wagon. C’était la dame que, dans le même train, le narrateur avait cru, l’avant-veille, pouvoir être une tenancière de maison publique. Apprendre le surlendemain quelle était la personne à côté de qui on a voyagé dans le train sans parvenir à trouver son rang social est une surprise beaucoup plus amusante que de lire dans la livraison nouvelle d’une revue le mot de l’énigme proposée dans la précédente livraison. Cottard présenta la princesse au narrateur. Elle eut l’air d’entendre son nom pour la première fois. La princesse leur apprit que le jeune violoniste était retrouvé. Il avait gardé le lit la veille à cause d’une migraine, mais viendrait ce soir et amènerait un vieil ami de son père qu’il avait retrouvé à Doncières. Elle l’avait su par Mme Verdurin avec qui elle avait déjeuné le matin. Brichot annonça à Cottard que Dechambre, l’ancien pianiste favori de Mme Verdurin venait de mourir. Il lui semblait que Dechambre jouait la sonate de Vinteuil pour Swann quand ce cercleux, en rupture d’aristocratie, ne se doutait guère qu’il serait un jour le prince consort embourgeoisé de leur Odette nationale. Mais Cottard lui répondit que la sonate de Vinteuil avait été jouée chez Mme Verdurin longtemps après que Swann n’y allait plus. Brichot convint de son erreur. Le train s’arrêta. C’était la Sogne. Oubliant qu’elle tenait à son « coin », Mme Sherbatoff offrit aimablement au narrateur de changer de place avec lui pour qu’il pût mieux causer avec Brichot à qui il voulait demander d’autres étymologies qui l’intéressaient, et elle assura qu’il lui était indifférent de voyager en avant, en arrière, debout. Enfin le train s’arrêta à la station de Doville-Féterne, laquelle étant située à peu près à égale distance du village de Féterne et de celui de Doville, portait, à cause de cette particularité, leurs deux noms.

La princesse prit le narrateur, ainsi que Brichot, avec elle dans une des voitures. Dans l’autre montèrent le docteur, Saniette et Ski. Le cocher était un excellent garçon, sobre et adroit, mais avec une de ces figures mélancoliques où le regard, trop fixe, signifie qu’on se fait pour un rien de la bile, même des idées noires. Mais il était en ce moment fort heureux car il avait réussi à placer son frère, autre excellente pâte d’homme, chez les Verdurin.

Pour éviter l’ennui d’avoir à parler des défunts, voire de suspendre les dîners, chose impossible à la Patronne, à cause d’un deuil, M. Verdurin feignait que la mort des fidèles affectât tellement sa femme que, dans l’intérêt de sa santé, il ne fallait pas en parler. Aussi, il ne parlerait pas de la mort de Dechambre. Mais pour Mme Verdurin, dès qu’on était mort, c’était comme si on n’avait jamais existé. Quand ils arrivèrent à l’octroi de Doville, l’éperon de falaise qui leur avait caché jusque-là une moitié de la baie rentra, et le narrateur vit tout à coup à sa gauche un golfe aussi profond que celui qu’il avait eu jusque-là devant lui, mais dont il changeait les proportions et doublait la beauté. Le narrateur aimait les Verdurin ; qu’ils leur eussent envoyé une voiture lui semblait d’une bonté attendrissante. Mais il sentait bien que, pour la princesse comme pour les Verdurin, la grande affaire était non de contempler le pays en touristes, mais d’y faire de bons repas, d’y recevoir une société qui leur plaisait, d’y écrire des lettres, d’y lire, bref d’y vivre, laissant passivement sa beauté les baigner plutôt qu’ils n’en faisaient l’objet de leur préoccupation. Le narrateur se disait que sa grand’mère aurait eu pour ce pays cette admiration que lui inspiraient toutes les manifestations de la nature ou de l’art dans la simplicité desquelles on lit la grandeur. L’exaltation du narrateur était à son comble et soulevait tout ce qui l’entourait. Il fit remarquer à la princesse chaque arbre, chaque petite maison croulant sous ses roses, il lui fit tout admirer, il aurait voulu la serrer elle-même contre son cœur. Elle lui dit qu’elle voyait qu’il était doué pour la peinture, qu’il devrait dessiner, qu’elle était surprise qu’on ne lui eût pas encore dit.

Ils entrèrent dans l’allée d’honneur de la Raspelière où M. Verdurin les attendait au perron. Tous les hommes étaient en smoking sauf le narrateur. M. Verdurin le rassura en disant que ce serait un dîner entre camarades. Il dit son admiration pour le pays et M. Verdurin lui proposa de rester ici quelques semaines. Brichot serra fortement la main de M. Verdurin pour montrer sa compassion suite à la mort de Dechambre mais M. Verdurin fut agacé de s’attarder à ces inutilités et répliqua d’un ton pressé et avec un gémissement suraigu, non de chagrin, mais d’impatience irritée : « Hé bien oui, mais qu’est-ce que vous voulez, nous n’y pouvons rien, ce ne sont pas nos paroles qui le ressusciteront, n’est-ce pas ? ». Il supplia Brichot de ne pas parler de Dechambre à Mme Verdurin.

M. Verdurin fut heureux de constater que Saniette, malgré les rebuffades que celui-ci avait essuyées l’avant-veille, n’avait pas déserté le petit noyau. En effet, Mme Verdurin et son mari avaient contracté dans l’oisiveté des instincts cruels à qui les grandes circonstances, trop rares, ne suffisaient plus. On avait bien pu brouiller Odette avec Swann, Brichot avec sa maîtresse. On recommencerait avec d’autres, c’était entendu. Grâce à sa sensibilité frémissante, à sa timidité craintive et vite affolée, Saniette leur offrait un souffre-douleur quotidien. Aussi, de peur qu’il lâchât, avait-on soin de l’inviter avec des paroles aimables et persuasives comme en ont au lycée les vétérans, au régiment les anciens pour un bleu qu’on veut amadouer afin de pouvoir s’en saisir, à seules fins alors de le chatouiller et de lui faire des brimades quand il ne pourra plus s’échapper. M. Verdurin leur annonça que Morel allait venir accompagné de Charlus. M. Verdurin prit à part le narrateur pour lui demander s’il avait fait bon voyage. Il ironisa sur Brichot. Alors le narrateur se demanda si M. Verdurin, depuis le temps lointain dont il avait entendu parler, n’avait pas secoué la tutelle de sa femme.

Le sculpteur fut très étonné d’apprendre que les Verdurin consentaient à recevoir M. de Charlus. Alors que dans le faubourg Saint-Germain, où M. de Charlus était si connu, on ne parlait jamais de ses mœurs (ignorées du plus grand nombre, objet de doute pour d’autres, qui croyaient plutôt à des amitiés exaltées, mais platoniques, à des imprudences, et enfin soigneusement dissimulées par les seuls renseignés, qui haussaient les épaules quand quelque malveillante Gallardon risquait une insinuation), ces mœurs, connues à peine de quelques intimes, étaient au contraire journellement décriées loin du milieu où il vivait. D’ailleurs dans ces milieux bourgeois et artistes où il passait pour l’incarnation même de l’inversion, sa grande situation mondaine, sa haute origine, étaient entièrement ignorées.

Et sa femme, ayant adopté en entrant dans la famille tout ce qu’elle avait cru faire partie du genre de ce monde-là, se mettait à la hauteur des amis de son mari et peut- être cherchait à lui plaire comme une maîtresse et comme si elle avait jadis été mêlée à sa vie de garçon, en disant d’un air dégagé, quand elle parlait de lui à des officiers : « Vous allez voir Cancan. Cancan est allé à Balbec, mais il reviendra ce soir. » Elle était furieuse de se compromettre ce soir chez les Verdurin et ne le faisait qu’à la prière de sa belle-mère et de son mari, dans l’intérêt de la location. Mais, moins bien élevée qu’eux, elle ne se cachait pas du motif et depuis quinze jours faisait avec ses amies des gorges chaudes de ce dîner. Elle envisageait de faire désinfecter tout, avant de se réinstaller avec son mari à la Raspelière.

Elle arriva hautaine et morose, de l’air d’une grande dame dont le château, du fait d’une guerre, est occupé par les ennemis, mais qui se sent tout de même chez elle et tient à montrer aux vainqueurs qu’ils sont des intrus. Le narrateur discutait de Morel avec M. de Charlus et Mme de Cambremer ne le vit pas en arrivant. Mme de Cambremer voulut faire faire à Brichot la connaissance de son mari parce qu’elle avait vu ses amies plus élégantes faire ainsi. Le marquis s’inclina devant Brichot aussi bas qu’elle avait prévu. Mais toute cette humeur de Mme de Cambremer changea soudain quand elle aperçut M. de Charlus, qu’elle connaissait de vue. Jamais elle n’avait réussi à se le faire présenter, même au temps de la liaison qu’elle avait eue avec Swann. M. de Charlus, sévère défenseur de la morale et protecteur fidèle des ménages, avait donné à Odette –et tenu – la promesse de ne pas se laisser nommer à Mme de Cambremer. Celle-ci ne s’était certes pas doutée que c’était chez les Verdurin qu’elle connaîtrait enfin cet homme inapprochable. M. de Cambremer savait que c’était une si grande joie pour elle qu’il en était lui-même attendri, et qu’il regarda sa femme d’un air qui signifiait : « Vous êtes contente de vous être décidée à venir, n’est-ce pas ? ».

Mme de Cambremer n’était pas bête, mais elle avait diverses habitudes fort agaçantes. Chez elle la déformation des noms n’avait absolument rien du dédain aristocratique. Non, quand Mme de Cambremer citait à faux un nom, c’était par bienveillance, pour ne pas avoir l’air de savoir quelque chose et quand, par sincérité, pourtant elle l’avouait, croyant le cacher en le démarquant.

Mme Verdurin demanda à l’oreille de son mari : « Est-ce que je donne le bras au baron de Charlus ? Comme tu auras à ta droite Mme de Cambremer, on aurait pu croiser les politesses. – Non, dit M. Verdurin, puisque l’autre est plus élevé en grade (voulant dire que M. de Cambremer était marquis), M. de Charlus est en somme son inférieur. – Eh bien, je le mettrai à côté de la princesse. » Et Mme Verdurin présenta à M. de Charlus Mme Sherbatoff ; ils s’inclinèrent en silence tous deux, de l’air d’en savoir long l’un sur l’autre et de se promettre un mutuel secret. M. Verdurin présenta le narrateur à M. de Cambremer. M. de Cambremer lui dit qu’il avait une lettre de sa mère à lui donner. M. de Cambremer était naïvement heureux de revoir des lieux où il avait vécu si longtemps. Il pouvait pourtant se trouver dépaysé, car Mme Verdurin avait apporté quantité de vieilles belles choses qu’elle possédait. À ce point de vue, Mme Verdurin, tout en passant aux yeux des Cambremer pour tout bouleverser, était non pas révolutionnaire mais intelligemment conservatrice, dans un sens qu’ils ne comprenaient pas. Ils l’accusaient aussi à tort de détester la vieille demeure et de la déshonorer par de simples toiles au lieu de leur riche peluche. Un jardin de curé commençait à remplacer devant le château les plates-bandes qui faisaient l’orgueil non seulement des Cambremer mais de leur jardinier. Celui-ci, qui considérait les Cambremer comme ses seuls maîtres et gémissait sous le joug des Verdurin, comme si la terre eût été momentanément occupée par un envahisseur. Mme Verdurin sentait cette sourde opposition et était décidée, si elle faisait un long bail ou même achetait la Raspelière, à mettre comme condition le renvoi du jardinier, auquel la vieille propriétaire au contraire tenait extrêmement. Il l’avait servie pour rien dans des temps difficiles, l’adorait mais ne lui pardonnait pas d’avoir en 1870 laisser les Prussiens occuper son château. C’était, pour lui, une trahison. Mme Verdurin fut piquée que M. de Cambremer prétendît reconnaître si bien la Raspelière. Elle lui offrit le bras pour aller à table. Il hésita un instant, se disant : « Je ne peux tout de même pas passer avant M. de Charlus. » Mais, pensant que celui-ci était un vieil ami de la maison du moment qu’il n’avait pas la place d’honneur, il se décida à prendre le bras qui lui était offert et dit à Mme Verdurin combien il était fier d’être admis dans le cénacle. Cottard, qui était assis à côté de M. de Charlus, le regardait, pour faire connaissance, sous son lorgnon, et pour rompre la glace, avec des clignements beaucoup plus insistants qu’ils n’eussent été jadis, et non coupés de timidités. Le baron, qui voyait facilement partout des pareils à lui, ne douta pas que Cottard n’en fût un et ne lui fît de l’œil. Aussitôt il témoigna au professeur la dureté des invertis, aussi méprisants pour ceux à qui ils plaisent qu’ardemment empressés auprès de ceux qui leur plaisent. Sans doute, bien que chacun parle mensongèrement de la douceur, toujours refusée par le destin, d’être aimé, c’est une loi générale, et dont l’empire est bien loin de s’étendre sur les seuls Charlus, que l’être que nous n’aimons pas et qui nous aime nous paraisse insupportable. Charlus prit l’air offensé et glacial qu’ont, lorsqu’on a l’air de les croire légères, les femmes qui ne le sont pas, et encore plus celles qui le sont. D’ailleurs, l’inverti, mis en présence d’un inverti, voit non pas seulement une image déplaisante de lui-même, qui ne pourrait, purement inanimée, que faire souffrir son amour-propre, mais un autre lui-même, vivant, agissant dans le même sens, capable donc de le faire souffrir dans ses amours. Un  inverti qui ne lui plaisait pas n’était pas seulement une caricature de lui-même, c’était aussi un rival désigné. Mais l’erreur de M. de Charlus fut courte. Le discernement divin lui montra au bout d’un instant que Cottard n’était pas de sa sorte et qu’il n’avait à craindre ses avances ni pour lui-même ni pour Morel.

Cottard souffrait que Mme Verdurin ignorât qu’ils avaient failli manquer le train. Alors il lui raconta son aventure. M. de Cambremer comprit ce que c’était que de rencontrer un savant. Voilà quinze ans qu’il chassait dans la forêt de Chantepie et jamais il n’avait réfléchi à ce que son nom voulait dire. Jusqu’à ce que Brichot lui demande : Est-ce qu’il y chante beaucoup de pies ? Mme de Cambremer jeta un regard sévère à son mari ; elle n’aurait pas voulu qu’il s’humiliât ainsi devant Brichot. Elle fut plus mécontente encore quand, à chaque expression « toute faite » qu’employait Cancan, Cottard, qui en connaissait le fort et le faible parce qu’il les avait laborieusement apprises, démontrait au marquis, lequel confessait sa bêtise, qu’elles ne voulaient rien dire : « Pourquoi : bête comme chou ? Croyez-vous que les choux soient plus bêtes qu’autre chose ? ». Mais alors la défense de M. de Cambremer était prise par Brichot, qui expliquait l’origine de chaque locution. Mais Mme de Cambremer était surtout occupée à examiner les changements que les Verdurin avaient apportés à la Raspelière, afin de pouvoir en critiquer certains, en importer à Féterne d’autres, ou peut-être les mêmes. « Je me demande ce que c’est que ce lustre qui s’en va tout de traviole. J’ai peine à reconnaître ma vieille Raspelière », ajouta-t-elle d’un air familièrement aristocratique. Mme de Cambremer demanda au narrateur de lui parler du violoniste. Elle avait appris que Morel était venu avec M. de Charlus et voulait, en faisant venir le premier, tâcher de se lier avec le second. Mme de Cambremer avait beau approfondir, et surtout à Féterne, une philosophie de plus en plus ésotérique, une musique de plus en plus savante, elle ne sortait de ces études que pour machiner des intrigues qui lui permissent de « couper » les amitiés bourgeoises de sa jeunesse et de nouer des relations qu’elle avait cru d’abord faire partie de la société de sa belle-famille et qu’elle s’était aperçue ensuite être situées beaucoup plus haut et beaucoup plus loin. Leibnitz, a dit que le trajet est long de l’intelligence au cœur. Ce trajet, Mme de Cambremer n’avait pas été, plus que son frère, de force à le parcourir. Ne quittant la lecture de Stuart Mill que pour celle de Lachelier, au fur et à mesure qu’elle croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position. S’élever jusqu’à la fréquentation de duchesses, était le but de tous ses efforts, tant le traitement spirituel auquel elle se soumettait, par le moyen de l’étude des chefs-d’œuvre, restait inefficace contre le snobisme congénital et morbide qui se développait chez elle. Celui-ci avait même fini par guérir certains penchants à l’avarice et à l’adultère, auxquels, étant jeune, elle était encline. Le narrateur ne pouvait s’empêcher, en l’entendant parler, de rendre justice, sans y prendre aucun plaisir, au raffinement de ses expressions. Ces expressions faisaient que les personnes qui les employaient l’ennuyaient immédiatement comme déjà connues.

« Il me semble que vous avez là une belle bête », dit M. de Cambremer à Mme Verdurin, en montrant un poisson. C’était là un de ces compliments à l’aide desquels il croyait payer son écot à un dîner, et déjà rendre sa politesse. M. de Cambremer parla du curé étymologiste à M. Brichot. Brichot détestait ce curé qui avait écrit bourré d’erreurs selon lui. « Je crois bien, je l’ai lu avec infiniment d’intérêt », répondit hypocritement Brichot. La satisfaction que son orgueil recevait indirectement de cette réponse fit rire longuement M. de Cambremer.

Cottard, bloqué par le silence de M. de Charlus et essayant de se donner de l’air des autres côtés, se tourna vers le narrateur pour lui demander s’il avait remarqué que le site élevé où il se trouvait avait augmenté sa tendance aux étouffements. Cette remarque amusa M. de Cambremer qui ne pouvait pas entendre parler du malheur d’autrui sans un sentiment de bien-être et un spasme d’hilarité qui faisaient vite place à la pitié d’un bon cœur. Cela l’amusait car sa sœur avait également une tendance à l’étouffement. Ces étouffements devinrent, à dater de ce dîner, comme une sorte de relation commune et dont M. de Cambremer ne manquait jamais de demander au narrateur des nouvelles, ne fût-ce que pour en donner à sa sœur.

Le narrateur pensa à une conversation qu’il avait eue avec sa mère dans l’après-midi. Comme, tout en ne lui déconseillant pas d’aller chez les Verdurin si cela pouvait le distraire, elle lui rappelait que c’était un milieu qui n’aurait pas plu à son grand-père. La mère du narrateur avait révélé à son fils que le président Toureuil et sa femme lui avaient dit qu’ils avaient déjeuné avec Mme Bontemps. Elle avait cru comprendre qu’un mariage entre Albertine et son fils serait le rêve de la tante d’Albertine. Elle croyait que la vraie raison était que le narrateur leur était à tous très sympathique. Elle pensait que son fils pouvait faire mille fois mieux comme mariage. Mais elle croyait que la grand’mère du narrateur n’aurait pas aimé qu’on influence son petit-fils. La mère du narrateur l’avait mis dans cet état de doute où il avait déjà été quand, son père l’ayant permis d’aller à Phèdre et surtout d’être homme de lettres, il s’était senti tout à coup une responsabilité trop grande, la peur de le peiner, et cette mélancolie qu’il y a quand on cesse d’obéir à des ordres qui, au jour le jour, vous cachent l’avenir, de se rendre, compte qu’on a enfin commencé de vivre pour de bon, comme une grande personne, la vie, la seule vie qui soit à la disposition de chacun de nous.

Mme de Cambremer dit au narrateur que tout le monde parlait du mariage de Saint-Loup avec la nièce de la princesse de Guermantes. Il fut pris de la crainte d’avoir parlé sans sympathie devant Robert de cette jeune fille faussement originale, et dont l’esprit était aussi médiocre que le caractère était violent. Mme Verdurin dit sèchement à Mme de Cambremer, ayant entendu que celle-ci avait parlé de Morel au narrateur que ce n’était pas de la musiquette qu’on faisait ici. Puis Mme de Cambremer chercha à parler au narrateur du sujet qui l’intéressait le plus, M. de Charlus. Elle trouvait touchant qu’il protégeât un violoniste.

Brichot, à ce moment-là, n’était occupé que d’une chose : entendant qu’on parlait musique, il tremblait que le sujet ne rappelât à Mme Verdurin la mort de Dechambre. Il voulait dire quelque chose pour écarter ce souvenir funeste. M. de Cambremer lui en fournit l’occasion par cette question : « Alors, les lieux boisés portent toujours des noms d’animaux ? – Que non pas, répondit Brichot, heureux de déployer son savoir devant tant de nouveaux, parmi lesquels le narrateur lui avait dit qu’il était sûr d’en intéresser au moins un.

Saniette voyait avec joie la conversation prendre un tour si animé. Il pouvait, puisque Brichot parlait tout le temps, garder un silence qui lui éviterait d’être l’objet des brocards de M. et Mme Verdurin. Et devenu plus sensible encore dans sa joie d’être délivré, il avait été attendri d’entendre M. Verdurin, malgré la solennité d’un tel dîner, dire au maître d’hôtel de mettre une carafe d’eau près de M. Saniette qui ne buvait pas autre chose. (Les généraux qui font tuer le plus de soldats tiennent à ce qu’ils soient bien nourris.) À ce moment le repas fut interrompu par un convive, un illustre philosophe norvégien, qui parlait le français très bien mais très lentement, pour la double raison, d’abord que, l’ayant appris depuis peu et ne voulant pas faire de fautes. Ensuite parce qu’en tant que métaphysicien, il pensait toujours ce qu’il voulait dire pendant qu’il le disait, ce qui, même chez un Français, est une cause de lenteur. Cet homme au parler si lent (il y avait un silence entre chaque mot) devenait d’une rapidité vertigineuse pour s’échapper dès qu’il avait dit adieu. Sa précipitation faisait croire la première fois qu’il avait la colique ou encore un besoin plus pressant. Il devait retourner le lendemain à Paris pour dîner chez la Tour d’Argent ou chez l’Hôtel Meurice. Son confrère – français – M. Boutroux, devait y parler des séances de spiritisme. – Ce n’est pas si bon qu’on dit, la Tour d’Argent, dit Mme Verdurin agacée. Alors le Norvégien se rattrapa en disant que la nourriture qu’on mangeait chez Madame Verdurin était de la plus fine cuisine française. Brichot était trop heureux de pouvoir donner d’autres étymologies végétales et en livra, intéressant tellement le Norvégien que celui-ci cessa de nouveau de manger. Il parla du nom Albaret qui venait de l’aubier (le narrateur se promit de le dire à Céleste).

Le narrateur demanda à Cottard si M. Putbus était ici. Mme Verdurin lui répondit qu’elle tâché de dériver ses villégiatures vers Venise, pour en débarrassé pour cette année. Cottard qui, étant resté très simple malgré une couche superficielle d’orgueil, ne cherchait pas à cacher que Charlus le snobait et chuchota à Ski que Charlus avait l’air pincé. Il prétendit que dans toutes les villes d’eau, et même à Paris dans les cliniques, les médecins, pour qui il était naturellement le « grand chef », tenaient  à honneur de le présenter à tous les nobles. Ski répondit que Charlus n’était qu’une petite couronne et insinua qu’il était homosexuel. Cottard rétorqua que cela ne l’étonnait qu’à moitié. Il voyait plusieurs nobles à la douche, dans le costume d’Adam, pour lui c’étaient plus ou moins des dégénérés.

M. Verdurin tortura Saniette en lui disant qu’il ne savait pas qu’il allait aux matinées de l’Odéon. Il ne lâcha pas le malheureux tant qu’il parlait, de façon à le décontenancer tout de suite et à ne pas lui permettre de reprendre ses esprits Saniette, tremblant comme une recrue devant un sergent tourmenteur, répondit, en donnant à sa phrase les plus petites dimensions qu’il put afin qu’elle eût plus de chance d’échapper aux coups. En vain. « Pauvre Saniette, je ne veux pas que vous le rendiez malheureux », dit Mme Verdurin sur un ton de fausse pitié et pour ne laisser un doute à personne sur l’intention insolente de son mari. Mais M. Verdurin continuait de se moquer de Saniette. Presque aucun des fidèles ne se retenait de s’esclaffer, et ils avaient l’air d’une bande d’anthropophages chez qui une blessure faite à un blanc a réveillé le goût du sang. Car l’instinct d’imitation et l’absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules. Et tout le monde rit de quelqu’un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C’est de la même façon que le peuple chasse ou acclame les rois. Saniette avait eu le malheur de citer la pièce « La Chercheuse d’esprit » en disant le titre entier alors que cela ne se faisait pas dans le salon des Verdurin. M. Verdurin reprit d’une voix douce et s’adressant à la fois à Saniette et à Brichot : « C’est une jolie pièce, d’ailleurs, la Chercheuse d’esprit. » Prononcée sur un ton sérieux, cette simple phrase, où on ne pouvait trouver trace de méchanceté, fit à Saniette autant de bien et excita chez lui autant de gratitude qu’une amabilité. Il ne put proférer une seule parole et garda un silence heureux.

M. de Charlus évoqua la comtesse de Molé. Mme Verdurin fut surprise qu’il la connaisse. Or le monde, ou du moins ce que M. de Charlus appelait ainsi, formait un tout relativement homogène et clos.

M. Verdurin demanda à Saniette qui jouait La Chercheuse. Saniette hésita à répondre et Mme Verdurin ajouta qu’elle lui donnerait de la galantine à emporter », s’il répondait.  Mme Verdurin, faisait une méchante allusion à la ruine où Saniette s’était précipité lui-même en voulant en tirer un ménage de ses amis. Alors Saniette répondit et ce fut une nouvelle salve de moqueries.

Pour mettre fin au supplice de Saniette, qui lui faisait plus de mal qu’à lui, le narrateur  demanda à Brichot s’il savait ce que signifiait Balbec. Brichot répondit que  Balbec était probablement une corruption de Dalbec. Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre.

Saniette cherchait à placer quelque trait d’esprit qui pût le relever de son effondrement de tout à l’heure. Le trait d’esprit était ce qu’on appelait un « à peu près », mais qui avait changé de forme, car il y a une évolution pour les calembours comme pour les genres littéraires. Malheureusement pour Saniette, quand ces « à peu près » n’étaient pas

de lui et d’habitude inconnus au petit noyau, il les débitait si timidement que, malgré le rire dont il les faisait suivre pour signaler leur caractère humoristique, personne ne les comprenait. Et si, au contraire, le mot était de lui, comme il l’avait généralement trouvé en causant avec un des fidèles, celui-ci l’avait répété en se l’appropriant, le mot était alors connu, mais non comme étant de Saniette. Aussi quand il glissait un de ceux-là on le reconnaissait, mais, parce qu’il en était l’auteur, on l’accusait de plagiat.

 

Brichot continua son explication du nom de Balbec. Bec en normand signifiait ruisseau. Quant à Dal, reprit Brichot, c’était une forme de thal, vallée. Balbec, c’était donc la vallée du ruisseau. Brichot nomma Elstir qui aimait peindre la région et Mme Verdurin se plaignit du peintre qui avait fait partie de son salon et en était parti. Il avait peint pour elle un portrait de Cottard mais depuis qu’il était parti, elle prétendait ne plus aimer ses peintures. Saniette prit la défense d’Elstir en disant qu’il restituait la grâce du XVIIIe, mais moderne.

Mme Verdurin dit que c’était une femme qui avait conduit Elstir si bas ! Ça ne l’étonnait pas d’ailleurs, car l’homme était agréable, mais vulgaire. Au fond c’était un médiocre. Puis elle vanta les mérites de Ski, lui, il ne connaissait que sa fantaisie. Il allumait sa cigarette au milieu du dîner. Pourtant Mme Verdurin avait fait tout ce qu’elle avait pu pour faire revenir Elstir, même avec sa femme. Mais avant qu’ils fussent mariés elle avait cherché à les brouiller, elle avait dit à Elstir que la femme qu’il aimait était bête, sale, légère, avait volé. Pour une fois elle n’avait pas réussi la rupture. C’est avec le salon Verdurin qu’Elstir avait rompu et il s’en félicitait comme les convertis bénissent la maladie ou le revers qui les a jetés dans la retraite et leur a fait connaître la voie du salut.

Mme Verdurin pensait qu’Elstir n’était pas intelligent car elle trouvait que les femmes qu’il aimait étaient des bécasses. Mme Verdurin était persuadée que les hommes vraiment remarquables font mille folies. En sorte que les étrangetés des gens charmants exaspèrent, mais qu’il n’y a guère de gens charmants qui ne soient, par ailleurs, étranges.

M. Verdurin fit faisait signe à sa femme qu’on pouvait se lever de table. Et elle reprit le bras de M. de Cambremer. M. Verdurin voulut s’en excuser auprès de M. de Charlus, dès qu’il eut quitté Mme de Cambremer, et lui donner ses raisons, surtout pour le plaisir de causer de ces nuances mondaines avec un homme titré, momentanément l’inférieur de ceux qui lui assignaient la place à laquelle ils jugeaient qu’il avait droit. Mais d’abord il tint à montrer à M. de Charlus qu’intellectuellement il l’estimait trop pour penser qu’il pût faire attention à ces bagatelles : « Excusez-moi de vous parler de ces riens, commença-t-il, car je suppose bien le peu de cas que vous en faites. Les esprits bourgeois y font attention, mais les autres, les artistes, les gens qui « en sont » vraiment, s’en fichent. Or dès les premiers mots que nous avons échangés, j’ai compris que vous « en étiez » ! M. de Charlus, qui donnait à cette locution un sens fort différent, eut un haut-le-corps. Après les œillades du docteur, l’injurieuse franchise du Patron le suffoquait. M. de Charlus, commença à être rassuré sur ce que voulait signifier M. Verdurin, quand il comprit qu’il parlait des artistes mais il aurait préféré qu’il criât moins haut ces paroles à double sens. « Nous vous avons mis seulement à gauche », répondit M. Verdurin. M. de Charlus, avec un sourire compréhensif, bonhomme et insolent, répondit : « Mais voyons ! Cela n’a aucune importance, ici ! » Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand’mère bavaroise ou lorraine. M. Verdurin ajouta qu’il n’attachait aucune importance aux titres de noblesse avec ce sourire dédaigneux que le narrateur avait vu tant de personnes qu’il avait connues, à l’encontre de sa grand’mère et de sa mère, avoir pour toutes les choses qu’elles ne possédaient pas, devant ceux qui ainsi, pensaient-ils, ne pourraient pas se faire, à l’aide d’elles, une supériorité sur eux. Alors M. de Charlus rétorqua, avec un air de hauteur, à M. Verdurin étonné, qu’il était aussi duc de Brabant, damoiseau de Montargis, prince d’Oléron, de Carency, de Viazeggio et des Dunes.

Mme Verdurin vint au narrateur pour lui montrer les fleurs qu’Elstir avait peintes. Le regard de la Patronne s’arrêta rêveusement sur ce présent de l’artiste où se trouvaient résumés, non seulement son grand talent, mais leur longue amitié qui ne survivait plus qu’en ces souvenirs qu’il lui en avait laissés.

M. de Cambremer, qui était déjà assis, esquissa, en voyant M. de Charlus debout, le mouvement de se lever et de lui donner sa chaise. Cette offre ne correspondait peut-être, dans la pensée du marquis, qu’à une intention de vague politesse. M. de Charlus préféra y attacher la signification d’un devoir que le simple gentilhomme savait qu’il avait à rendre à un prince, et ne crut pas pouvoir mieux établir son droit à cette préséance qu’en la déclinant.

Le narrateur ne touchait pas plus les Cambremer que Mme Verdurin par son enthousiasme pour leur maison. Car il était froid devant des beautés qu’ils lui signalaient et l’exaltait de réminiscences confuses ; quelquefois même il leur avouait sa déception, ne trouvant pas quelque chose conforme à ce que son nom lui avait fait imaginer. Il indigna Mme de Cambremer en lui disant qu’il avait cru que c’était plus campagne. Le comble fut quand il dit : « Ma plus grande joie a été quand je suis arrivé. Quand j’ai entendu résonner mes pas dans la galerie, je ne sais pas dans quel bureau de mairie de village, où il y a la carte du canton, je me crus entré. » Cette fois Mme de Cambremer lui tourna résolument le dos.

Le narrateur profita de ce que Mme Verdurin servait le café pour aller jeter un coup d’œil sur la lettre que M. de Cambremer lui avait remise, et où la mère de celui-ci l’invitait à dîner. Mme de Cambremer lui disait, dans cette première lettre, qu’elle avait vu Saint-Loup et avait encore plus apprécié que jamais ses qualités « uniques – rares – réelles », et qu’il devait revenir avec un de ses amis (précisément celui qui aimait la belle-fille), et que, si le narrateur voulait venir, avec ou sans eux, dîner à Féterne, elle en serait « ravie – heureuse – contente ». Mme de Cambremer avait appris à écrire à l’époque où les gens bien élevés observaient la règle d’être aimables et celle dite des trois adjectifs. La succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambremer, l’aspect non d’une progression, mais d’un diminuendo. Par une certaine simplicité raffinée qui n’avait pas dû être sans produire une impression considérable dans la famille et même le cercle des relations, Mme de Cambremer avait pris l’habitude de substituer au mot, qui pouvait finir par avoir l’air mensonger, de « sincère », celui de « vrai ». Ses lettres finissaient par : « Croyez à mon amitié vraie. » « Croyez à ma sympathie vraie. »

Charlus parlait de l’empereur Guillaume II d’Allemagne avec M. de Cambremer. Il évoqua l’affaire Eulenburg, scandale qui secoua le Deuxième Reich de 1907 à 1909 à la suite d'une campagne de presse contre l’entourage présumé homosexuel de l’empereur et les procès qui s’ensuivirent. M. de Charlus se rappela le mot que lui avait dit l’un des inculpés les plus haut placés : « Faut-il que l’Empereur ait confiance en notre délicatesse pour avoir osé permettre un pareil procès. Mais, d’ailleurs, il ne s’est pas trompé en ayant eu foi dans notre discrétion. Jusque sur l’échafaud nous aurions fermé la bouche. ». S’étant aperçu que Morel l’écoutait, M. de Charlus développa plus amplement les raisons de sa prétention. « J’ai fait observer à mon frère que ce n’est pas dans la troisième partie du Gotha, mais dans la deuxième, pour ne pas dire dans la première, que la notice sur notre famille devrait se trouver, dit-il sans se rendre compte que Morel ne savait pas ce qu’était le Gotha.

Le narrateur dit à Mme Verdurin que Brichot l’avait beaucoup intéressé. Elle lui répondit froidement que Brichot était un esprit cultivé, et un brave homme mais qu’il manquait évidemment d’originalité et de goût, il avait une terrible mémoire. Sentant que sa toilette n’était pas sans prétention, le narrateur dit à Mme Verdurin quelque chose d’aimable et même d’admiratif. Elle était comme presque toutes les femmes, lesquelles s’imaginent qu’un compliment qu’on leur fait est la stricte expression de la vérité, et que c’est un jugement qu’on porte impartialement, irrésistiblement, comme s’il s’agissait d’un objet d’art ne se rattachant pas à une personne. M. Verdurin arriva et leur demanda s’ils parlaient de Brichot. Le narrateur avait été seul à ne pas remarquer qu’en énumérant ses étymologies, Brichot avait fait rire de lui. Le narrateur n’était pas du petit clan. Et dans tout clan, qu’il soit mondain, politique, littéraire, on contracte une facilité perverse à découvrir dans une conversation, dans un discours officiel, dans une nouvelle, dans un sonnet, tout ce que l’honnête lecteur n’aurait jamais songé à y voir. Le narrateur fut aussi surpris de voir l’ironie que cachait l’amabilité apparente des Verdurin pour Brichot que d’entendre, quelques jours plus tard, à Féterne, les Cambremer lui dire, devant l’éloge enthousiaste qu’il faisait de la Raspelière : « Ce n’est pas possible que vous soyez sincère, après ce qu’ils en ont fait. ». « Enfin, maintenant, quand vous retournerez à Balbec, vous saurez ce que Balbec signifie », dit ironiquement M. Verdurin. C’était justement les choses que lui apprenait Brichot qui l’intéressaient. Brichot voyait le peu qu’on pouvait attendre des affections humaines, il s’y était résigné. Certes il en souffrait. Il arrive que, même celui qui un seul soir, dans un milieu où il a l’habitude de plaire, devine qu’on l’a trouvé ou trop frivole, ou trop pédant, ou trop gauche, ou trop cavalier, etc..., rentre chez lui malheureux. On peut juger, par ces courtes disgrâces, du chagrin que causait à Brichot celle qu’il savait définitive. Il n’ignorait pas que Mme Verdurin riait parfois publiquement de lui, même de ses infirmités, et sachant le peu qu’il faut attendre des affections humaines, s’y étant soumis, il ne considérait pas moins la Patronne comme sa meilleure amie. Mais à la rougeur qui couvrit le visage de l’universitaire, Mme Verdurin comprit qu’il l’avait entendue et se promit d’être aimable pour lui pendant la soirée. Le narrateur ne put s’empêcher de lui dire qu’elle l’était bien peu pour Saniette. Elle rétorqua qu’elle ne comprenait pas pourquoi Saniette ne se rebiffait pas davantage, au lieu de prendre ces airs de chien couchant. Ce n’était pas franc. Elle tâchait toujours de calmer son mari parce que, s’il allait trop loin, Saniette n’aurait qu’à ne pas revenir ; et cela je Mme Verdurin ne le voulait pas parce que Saniette n’avait plus un sou, il avait besoin de ses dîners. Mais quand on avait besoin des autres on tâchait de ne pas être aussi idiot.

Morel était ébahi par M. de Charlus qui racontait toute sa généalogie à M. de Cambremer. Brichot évoqua Mécène et M. de Charlus voulant amadouer Mme Verdurin dit que Mécène, c’était quelque chose comme le Verdurin de l’antiquité. Mme Verdurin ne put réprimer qu’à moitié un sourire de satisfaction. Alors elle demanda à Morel où M. de Charlus demeurait à Paris car elle voulait l’inclure dans le petit clan mais Morel garda un silence hautain et demanda seulement à faire une partie de cartes. Mme Verdurin exigea d’abord un peu de violon. À l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau de la Sonate pour piano et violon de Fauré. Le narrateur songea avec curiosité à ce qui unit chez un même homme une tare physique et un don spirituel. M. de Charlus n’était pas très différent de son frère, le duc de Guermantes. Même, tout à l’heure (et cela était rare), il avait parlé un aussi mauvais français que lui. M. de Charlus n’était, en somme, qu’un Guermantes. Mais il avait suffi que la nature déséquilibrât suffisamment en lui le système nerveux pour qu’au lieu d’une femme, comme eût fait son frère le duc, il préférât un berger de Virgile ou un élève de Platon, et aussitôt des qualités inconnues au duc de Guermantes, et souvent liées à ce déséquilibre, avaient fait de M. de Charlus un pianiste délicieux, un peintre amateur qui n’était pas sans goût, un éloquent discoureur. De même qu’il avait de réelles dispositions artistiques, non venues à terme, M. de Charlus avait, bien plus que le duc, aimé leur mère, aimé sa femme, et même des années après, quand on lui en parlait, il avait des larmes, mais superficielles, comme la transpiration d’un homme trop gros, dont le front pour un rien s’humecte de sueur. La tristesse qui suivit la mort de sa femme, grâce à l’habitude de mentir, n’excluait pas chez M. de Charlus une vie qui n’y était pas conforme. Plus tard même, il eut l’ignominie de laisser entendre que, pendant la cérémonie funèbre, il avait trouvé le moyen de demander son nom et son adresse à l’enfant de chœur. Et c’était peut-être vrai.

Morel avait assez de musique, et comme il tenait à jouer aux cartes, M. de Charlus, pour participer à la partie, aurait voulu un whist.

. – Je veux savoir ce que vous disiez de Mécène. Ça m’amuse, moi, na ! » redit Mme Verdurin à Brichot, par une amabilité qui grisa celui-ci. Aussi pour briller aux yeux de la Patronne et peut-être aux yeux du narrateur, il dit  : « Mais à vrai dire, Madame, Mécène m’intéresse surtout parce qu’il est le premier apôtre de marque de ce Dieu chinois qui compte aujourd’hui en France plus de sectateurs que Brahma, que le Christ lui-même, le très puissant Dieu Jemenfou. ». Mme Verdurin se réfugia dans l’épaule de la princesse Sherbatoff pour rire. Mais Brichot prétendit que ce n’était pas une boutade. Il pensait que crois que trop grand était aujourd’hui le nombre des gens qui passaient leur temps à considérer leur nombril comme s’il était le centre du monde. Brichot voulait que le narrateur eut sa part de festin, et ayant retenu des soutenances de thèses, qu’il présidait comme personne, qu’on ne flatte jamais tant la jeunesse qu’en la morigénant, en lui donnant de l’importance. Il désigna le narrateur en disant que comme tous ceux de son âge, il avait dû servir la messe ésotérique, au moins comme enfant de chœur, et se montrer déliquescent ou Rose-Croix. Incapable de feindre l’ombre d’admiration pour le couplet inepte et bigarré de Brichot, le narrateur se détourna vers Ski et lui assura qu’il se trompait absolument sur la famille à laquelle appartenait M. de Charlus. Ski avait prétendu que Charlus n’était pas un aristocrate mais un bourgeois.

« Est-ce que vous comptez rester longtemps sur la côte ? demanda Mme Verdurin à M. de Charlus, en qui elle pressentait un fidèle et qu’elle tremblait de voir rentrer trop tôt à Paris. Il répondit qu’il voulait rester jusqu’à la fin de septembre. Charlus avait trop négligé depuis quelque temps l’Archange saint Michel, son patron, et il voulait le dédommager en restant jusqu’à sa fête, le 29 septembre, à l’Abbaye du Mont.

– On pourrait y aller en bande, suggéra Mme Verdurin, malgré son horreur de la calotte. Charlus aurait voulu que Morel joue une aria de Bach à cette occasion.

Saniette, appelé pour faire le mort, déclara qu’il ne savait pas jouer au whist. Et Cottard, voyant qu’il n’y avait plus grand temps avant l’heure du train, se mit tout de suite à faire une partie d’écarté avec Morel. M. Verdurin, furieux, sermonna Saniette parce qu’il ne savait jouer à rien.

La fierté qu’avait M. Verdurin de son intimité avec Cottard n’avait fait que grandir depuis que le docteur était devenu un professeur illustre. Mais elle ne s’exprimait plus sous la forme naïve d’autrefois. M. de Cambremer voulut qu’on le lui présente. Sachant que M. de Cambremer avait certainement entendu parler du fameux professeur Cottard, M. Verdurin prit un air simplet pour dire : « C’est notre médecin de famille ». Mais il ajouta que c’était leur ami. M. de Cambremer avait entendu parler du professeur Cottard comme d’une sommité. Mme Cottard somnolait après le dîner. Cottard était enchanté de se moquer de sa femme, de ne l’éveiller d’abord qu’à moitié, afin qu’elle se rendormît et qu’il eût le plaisir de la réveiller de nouveau. M. de Cambremer dit que c’était comme les patients qui se rendent à une consultation et qui prétendent qu’ils ne dorment jamais. – Ils se le figurent peut-être. Mais le docteur aimait autant à contredire qu’à taquiner, et surtout n’admettait pas qu’un profane osât lui parler médecine. « On ne se figure pas qu’on ne dort pas, promulgua-t-il d’un ton dogmatique. »

Mme Verdurin en montrant à M. de Cambremer un superbe écusson sculpté au-dessus de la cheminée lui demanda si c’était ses armoiries et il répondit que c’étaient celles d’une famille, les Arrachepel, dont il avait hérité la maison. M. de Charlus était fasciné par Morel et trouvait qu’il jouait aux cartes comme un dieu.

Mme de Cambremer dit à Mme Verdurin qu’elle avait été très heureuse de dîner avec M. de Charlus. Puis elle proposa au narrateur de venir la voir avec Saint-Loup. Le narrateur ne put retenir un cri d’admiration en voyant la lune suspendue comme un lampion orangé à la voûte des chênes qui partait du château. « Ce n’est encore rien ; tout à l’heure, quand la lune sera plus haute et que la vallée sera éclairée, ce sera mille fois plus beau. Voilà ce que vous n’avez pas à Féterne ! dit Mme Verdurin d’un ton dédaigneux à Mme de Cambremer, laquelle ne savait que répondre, ne voulant pas déprécier sa propriété, surtout devant les locataires. M. de Cambremer demanda à Mme Cottard si elle comptait rester dans la région, espérant ainsi savoir quand il pouvait l’inviter chez lui. Mais elle voulait rester encore un peu. Mme Verdurin proposa à Morel de passer la nuit chez elle mais M. de Charlus dit que Morel n’avait pas la permission de minuit.

Du sermon que Brichot avait adressé au narrateur, M. de Cambremer avait conclu qu’il était dreyfusard. Comme M. de Cambremer était aussi antidreyfusard que possible, par courtoisie pour un ennemi il se mit à lui faire l’éloge d’un colonel juif, qui avait toujours été très juste pour un cousin des Chevrigny et lui avait fait donner l’avancement qu’il méritait.

Mme Verdurin proposa aux messieurs de choisir la boisson qui leur convenait. M. de Charlus alla boire son verre et vite revint s’asseoir près de la table de jeu et ne bougea plus. Mme Verdurin lui demanda : « Avez-vous pris de mon orangeade ? » Alors M. de Charlus, avec un sourire gracieux, sur un ton cristallin qu’il avait rarement et avec mille moues de la bouche et déhanchements de la taille, répondit : « Non, j’ai préféré la voisine, c’est de la fraisette, je crois, c’est délicieux. » En entendant M. de Charlus dire, de cette voix aiguë et avec ce sourire et ces gestes de bras : « Non, j’ai préféré sa voisine, la fraisette », on pouvait dire : « Tiens, il aime le sexe fort ». M. de Charlus ne s’inquiétait pas que Mme Verdurin fût debout et restait installé dans son fauteuil pour être plus près de Morel. Mme Verdurin commençait à se familiariser avec lui et lui demanda s’il n’avait pas dans son faubourg quelque vieux noble ruiné qui pourrait lui servir de concierge. Il répondit qu’il en avait un mais ne le lui conseillait pas car il craignait pour elle que les visiteurs élégants n’allassent pas plus loin que la loge. Ce fut entre eux la première escarmouche. Mme Verdurin y prit à peine garde. Il devait malheureusement y en avoir d’autres à Paris. M. de Charlus ne pouvait s’empêcher de sourire imperceptiblement en voyant combien confirmait ses maximes favorites sur le prestige de l’aristocratie et la lâcheté des bourgeois la soumission si aisément obtenue de Mme Verdurin. La Patronne n’avait l’air nullement étonnée par la posture du baron, et si elle le quitta, ce fut seulement parce qu’elle avait été inquiète de voir le narrateur relancé par M. de Cambremer. Mais avant cela, elle voulait éclaircir la question des relations de M. de Charlus avec la comtesse Molé. Il lui dit qu’il était allé chez la comtesse et Mme Verdurin lui demanda s’il y avait rencontré le duc de Guermantes. Il lui apprit que c’était son frère. Mme Verdurin fut plongée dans la stupéfaction et l’incertitude de savoir si son invité se moquait d’elle, était un enfant naturel, ou le fils d’un autre lit. L’idée que le frère du duc de Guermantes s’appelât le baron de Charlus ne lui vint pas à l’esprit. Puis elle conseilla au narrateur de ne pas aller chez les Cambremer. C’était infesté d’ennuyeux.  S’il voulait dîner avec des comtes et des marquis de province que personne ne connaissait, il serait servi. Mais le narrateur répondit qu’il serait obligé d’y aller sans être libre car il avait une cousine qu’il ne pouvait laisser seule. La prétendue cousine était Albertine. Il trouvait que cette prétendue parenté simplifiait les choses pour sortir avec Albertine. Alors Mme Verdurin affirma qu’il était fragile avec ses étouffements et qu’il tomberait malade en allant chez les Cambremer. Puis elle finit par lui proposer de l’y emmener avec le petit clan car ce serait plus gentil. Elle lui proposa également de venir chez elle avec Albertine. Mme Verdurin savait que le narrateur avait un goûter à Rivebelle avec sa cousine et M. de Charlus. Elle chercha là aussi à l’en décourager. Elle tenait à ce qu’il revienne le mercredi suivant et l’appâta en disant qu’il y aurait Bergotte. Mais ce concours d’une célébrité était rendu trop improbable par une note parue le matin dans les journaux et qui annonçait que la santé du grand écrivain inspirait les plus vives inquiétudes. Elle avait entendu dire que le narrateur trouvait Swann intelligent. Pour elle, c’était très exagéré, mais sans même parler du caractère de l’homme, qu’elle avait toujours trouvé foncièrement antipathique, sournois, en dessous, elle l’avait eu souvent à dîner le mercredi. Swann, chez elle, ça ne donnait pas, ça ne rendait rien. Le narrateur assura que Swann était très intelligent. Mme Verdurin rétorqua qu’au fond on en avait très vite fait le tour. Swann allait chez les La Trémoïlle et les Guermantes et savait que Mme Verdurin n’y allait pas. C’était la raison de sa rancune envers lui. Elle ajouta qu’elle pouvait tout supporter, excepté l’ennui. L’horreur de l’ennui était maintenant chez Mme Verdurin la raison qui était chargée d’expliquer la composition du petit milieu. Alors que les Guermantes eussent déclaré Brichot l’homme le plus bête qu’ils eussent jamais rencontré, le narrateur restait incertain s’il n’était pas au fond supérieur, sinon à Swann même, au moins aux gens ayant l’esprit des Guermantes et qui eussent eu le bon goût d’éviter ses pédantesques facéties, et la pudeur d’en rougir. Mme Verdurin pensait que quand on avait des gens du monde avec des gens vraiment intelligents, des gens de son milieu, c’est là qu’il fallait les voir, l’homme du monde le plus spirituel dans le royaume des aveugles n’était plus qu’un borgne dans son clan. Mme Verdurin proposa au narrateur d’habiter chez elle, en Normandie. Il pourrait loger avec sa « cousine ». Mme Verdurin leur donnerait deux chambres sur la vallée. Elle avait peur que le narrateur lâche le clan car elle avait entendu qu’il devait aller voir Saint-Loup. Elle pensait qu’il était un ami de Morel car elle savait que Robert connaissait M. de Charlus. Elle voulait que le narrateur amène aussi Saint-Loup chez elle. Elle prétendit que le narrateur ferait comme il voudrait mais sa prétention était que le régime sous lequel elle faisait vivre les fidèles, la tyrannie, fût appelé liberté. Elle dit encore du mal de Saniette prétendant que la splendeur de la bêtise de l’archiviste faisait plutôt sa joie. Même dans les moments où Saniette souffrait trop des sarcasmes, où on voulait le plaindre, Mme Verdurin trouvait que sa bêtise arrêtait net l’attendrissement. Il était par trop stupide.

M. et Mme Verdurin conduisirent les invités dehors. La Patronne fut particulièrement câline avec Saniette afin d’être certaine qu’il reviendrait le lendemain. M. Verdurin dit que le temps avait changé et ces mots remplirent de joie le narrateur. Comme si la vie profonde, le surgissement de combinaisons différentes qu’ils impliquaient dans la nature, devait annoncer d’autres changements, ceux-là se produisant dans sa vie, et y créer des possibilités nouvelles. Le narrateur refusa la couverture que, les soirs suivants, il devait accepter, quand Albertine serait là, plutôt pour le secret du plaisir que contre le danger du froid. M. de Cambremer dit à Cottard, en montant avec lui en voiture : « Nous avons la chance d’avoir aussi près de nous une autre célébrité médicale, le docteur du Boulbon. » Cottard traita Boulbon de charlatan. L’hypocrisie de Mme Verdurin alla jusqu’à lui faire dire à Saniette de ne pas manquer de venir le lendemain parce que son mari l’aimait beaucoup. M. Verdurin aimait soi-disant l’esprit de l’archiviste, son intelligence. Les invités prirent la voiture préparée par les Verdurin pour retourner à la gare. Mme de Cambremer dit au narrateur : : « Contente d’avoir passé la soirée avec vous, amitiés à Saint-Loup, si vous le voyez. ». Le narrateur trouve cela insupportablement pédant. En lui disant cette phrase, Mme de Cambremer prononça Saint-Loupe. Elle fit cette erreur durant plusieurs semaines. Mme de Cambremer aimait à faire aux autres des taquineries, souvent fort impertinentes. Sitôt qu’elle s’attaquait de la sorte, soit au narrateur, soit à un autre, M. de Cambremer se mettait à regarder la victime en riant.

Chapitre troisième

Tristesses de M. de Charlus. Son duel fictif. Les stations du « Transatlantique ». Fatigué d’Albertine, je veux rompre avec elle.

Le narrateur tombait de sommeil. Il fut monté en ascenseur jusqu’à son étage non par le liftier, mais par le chasseur louche, qui engagea la conversation pour lui raconter que sa sœur était toujours avec le Monsieur si riche.

Les soirs où le narrateur rentrait tard de la Raspelière, il avait très sommeil. Mais, dès que les froids vinrent, il ne pouvait s’endormir tout de suite car le feu éclairait comme si on eût allumé une lampe. Il se disait que peut-être chaque soir acceptons-nous le risque de vivre, en dormant, des souffrances que nous considérons comme nulles et non avenues parce qu’elles seront ressenties au cours d’un sommeil que nous croyons sans conscience. Pour lui le sommeil était comme un second appartement que nous aurions et où, délaissant le nôtre, nous serions allés dormir. Cet appartement avait ses domestiques, ses visiteurs particuliers qui venaient nous chercher pour sortir, de sorte que nous étions prêts à nous lever quand force nous était de constater, par notre presque immédiate transmigration dans l’autre appartement, celui de la veille, que la chambre était vide, que personne n’était venu. La race qui habitait cet appartement, comme celle des premiers humains, était androgyne. Un homme y apparaissait au bout d’un instant sous l’aspect d’une femme. Les choses y avaient une aptitude à devenir des hommes, les hommes des amis et des ennemis. Le temps qui s’écoulait pour le dormeur, durant ces sommeils-là, était absolument différent du temps dans lequel s’accomplissait la vie de l’homme réveillé. Tantôt son cours était beaucoup plus rapide, un quart d’heure semblait une journée ; quelquefois beaucoup plus long, on croyait n’avoir fait qu’un léger somme, on avait dormi tout le jour. Alors, sur le char du sommeil, on descendait dans des profondeurs où le souvenir ne pouvait plus le rejoindre et en deçà desquelles l’esprit avait été obligé de rebrousser chemin. De ces sommeils profonds on s’éveillait dans une aurore, ne sachant qui on était, n’étant personne, neuf, prêt à tout, le cerveau se trouvant vidé de ce passé qui était la vie jusque-là. Et peut-être était-ce plus beau encore quand l’atterrissage du réveil se faisait brutalement et que nos pensées du sommeil, dérobées par une chape d’oubli, n’avaient pas le temps de revenir progressivement avant que le sommeil ne cesse. La philosophie du narrateur était que les plaisirs qu’on a dans le sommeil, on ne les fait pas figurer dans le compte des plaisirs éprouvés au cours de l’existence. Pour ne faire allusion qu’au plus vulgairement sensuel de tous, qui de nous, au réveil, n’a ressenti quelque agacement d’avoir éprouvé, en dormant, un plaisir que, si l’on ne veut pas trop se fatiguer, on ne peut plus, une fois éveillé, renouveler indéfiniment ce jour-là ? C’est comme du bien perdu. On a eu du plaisir dans une autre vie qui n’est pas la nôtre.

Il avait toujours dit – et expérimenté – que le plus puissant des hypnotiques est le sommeil. Après avoir dormi profondément deux heures, s’être battu avec tant de géants, et avoir noué pour toujours tant d’amitiés, il est bien plus difficile de s’éveiller qu’après avoir pris plusieurs grammes de véronal. Aussi, raisonnant de l’un à l’autre, le narrateur fut surpris d’apprendre par le philosophe norvégien, qui le tenait de M. Boutroux, « son éminent collègue – pardon, son confrère », – ce que M. Bergson pensait des altérations particulières de la mémoire dues aux hypnotiques. Les moments d’oubli qui suivent, le lendemain, l’ingestion de certains narcotiques avaient, pour le narrateur, une ressemblance partielle seulement, mais troublante, avec l’oubli qui règne au cours d’une nuit de sommeil naturel et profond. Ce que le narrateur n’aimait avec les hypnotiques c’était qu’ils mettaient hors d’usage le pouvoir d’agir dans les petites choses, dans tout ce qui demandait de l’activité pour ressaisir juste à temps, pour empoigner tel souvenir de la vie de tous les jours. Le philosophe norvégien croyait en l’immortalité de l’âme et dans les vies antérieures. Le narrateur se demandait si l’être qu’il serait après la mort n’aurait pas plus de raisons de se souvenir de l’homme qu’il avait été suis depuis sa naissance que ce dernier ne se souvenait de ce qu’il avait été avant elle. Le narrateur avait remarqué qu’une idée que le sommeil avait forgée se dissociait très vite en fragments ténus, irretrouvables. Mais, le sommeil qui fabriquait des sons comme le bruit de la sonnette actionné par un valet ou visiteur ; son plus matériel et plus simple, durait davantage. Il avait rêvé que M. de Charlus avait cent dix ans et venait de donner une paire de claques à sa propre mère ; de Mme Verdurin, qu’elle avait acheté cinq milliards un bouquet de violettes ; il était donc assuré d’avoir dormi profondément.

Le narrateur aurait bien étonné sa mère, s’il lui avait raconté (précisément le jour où avait été commandée la toque d’Albertine, sans rien lui en dire et pour qu’elle en eût la surprise) avec qui M. de Charlus était venu dîner dans un salon au Grand-Hôtel de Balbec. L’invité n’était autre que le valet de pied d’une cousine des Cambremer. Il discuta avec ce valet de Mme de Chevregny dans l’espoir qu’il lui fasse rencontrer de jeunes hommes. Mais le valet lui proposa une rencontre avec le prince de Guermantes. M. de Charlus fut dépité qu’on ne lui offrît qu’un homme de cet âge, et pour lequel, du reste, il n’avait pas besoin de la recommandation d’un valet de pied. Alors M. de Charlus recommença à lui expliquer ce qu’il voulait, le genre, le type, soit un jockey, etc...

Les clients de l’hôtel, virent tous un élégant étranger dans le valet de pied si bien mis qui parlait à M.  de Charlus. En revanche, si les hommes du monde s’y trompèrent et le prirent pour un Américain très chic, à peine parut-il devant les domestiques qu’il fut deviné par eux, comme un forçat reconnaît un forçat, même plus vite, flairé à distance comme un animal par certains animaux. Les chefs de rang levèrent l’œil. Aimé jeta un regard soupçonneux. Et même la vieille Françoise, dont la vue baissait et qui passait à ce moment-là au pied de l’escalier pour aller dîner « aux courriers », leva la tête, reconnut un domestique là où des convives de l’hôtel ne le soupçonnaient pas. Elle ne parla jamais au narrateur, ni à personne, de cet incident, mais il dut faire faire à son cerveau un travail considérable, car plus tard, chaque fois qu’à Paris elle eut l’occasion de voir Jupien, qu’elle avait jusque-là tant aimé, elle eut toujours avec lui de la politesse, mais qui avait refroidi et était toujours additionnée d’une forte dose de réserve. Mais Aimé demanda au narrateur qui était l’homme qui accompagnait Jupien. Aimé aimait à causer ou plutôt, comme il disait, sans doute pour marquer le caractère selon lui philosophique de ces causeries, à « discuter » avec le narrateur. Le narrateur croyait qu’il saurait aisément que le nouveau dîneur était M. de Charlus, et se figurait même qu’il devait se le rappeler, l’ayant servi dans la salle à manger quand le baron était venu, pendant le premier séjour du narrateur à Balbec, voir Mme de Villeparisis, il lui dit son nom. Or non seulement Aimé ne se rappelait pas le baron de Charlus, mais ce nom parut lui produire une impression profonde. Aimé lui dit qu’il chercherait le lendemain dans ses affaires une lettre que le narrateur pourrait peut-être lui expliquer. Le narrateur avait pourtant de grands doutes sur sa sincérité quand il prétendait ne pas connaître M. de Charlus. D’une part, il avait dû convenir au baron. Comme tous les chefs d’étage de l’hôtel de Balbec, comme plusieurs valets de chambre du prince de Guermantes, Aimé appartenait à une race plus ancienne que celle du prince, donc plus noble. Aimé était sérieux. Il avait une femme et des enfants, de l’ambition pour eux. Aussi les avances qu’une étrangère ou un étranger lui faisaient, il ne les repoussait pas, fallût-il rester toute la nuit. Car le travail doit passer avant tout. Il avait tellement le genre qui pouvait plaire à M. de Charlus que le narrateur le soupçonnait de mensonge quand Aimé lui dit ne pas le connaître. Le narrateur se trompait. M. de Charlus avait voulu séduire Aimé à plusieurs reprises mais en vain car Aimé s’était trouvé indisponible à chaque fois. Alors M. de Charlus lui avait écrit une lettre dans laquelle il avouait l’avoir trouvé antipathique la première fois qu’il l’avait vu. Suivaient alors dans la lettre des réflexions sur la ressemblance – remarquée le second jour seulement – avec un ami défunt pour qui M. de Charlus avait eu une grande affection. Charlus aurait voulu jouer aux cartes avec Aimé pour se donner l’illusion que son ami n’était pas mort. M. de Charlus aurait voulu agir avec Aimé comme avec son défunt ami, qui avait sa voiture, ses domestiques, et à qui il était bien naturel M. de Charlus consacrât la plus grande partie de ses revenus puisqu’il l’aimait comme un fils. Aimé en avait décidé autrement. Le baron en était persuédé. La lettre du baron était sa quatrième tentative d’approche et il donnait à Aimé son adresse, l’indication des heures où on le trouverait, etc… M. de Charlus espérait qu’Aimé éprouverait quelqueregret et quelque remords. Il prétendait n’en garder aucune amertume.

Aimé n’avait pas même lu cette lettre jusqu’au bout, n’y comprenant rien et se méfiant d’une mystification. Quand le narrateur lui eut expliqué qui était le baron, il parut quelque peu rêveur et éprouva ce regret que M. de Charlus lui avait prédit. Mais dans l’intervalle M. de Charlus avait fait la connaissance de Morel. Tout au plus, les relations avec celui-ci étant peut-être platoniques, M. de Charlus recherchait-il parfois, pour un soir. Mais il ne pouvait plus détourner de Morel le sentiment violent qui, libre quelques années plus tôt, n’avait demandé qu’à se fixer sur Aimé et qui avait dicté la lettre dont le narrateur était gêné pour M. de Charlus et que lui avait montrée le maître d’hôtel. Un homme amoureux d’une femme qui l’a éconduit peut permettre de mesurer un assez notable écartement de deux branches de compas. Tout de même un tel écartement était singulièrement élargi par le caractère d’une passion qui n’était pas généralement partagée et par la différence des conditions de M. de Charlus et d’Aimé.

Tous les jours, le narrateur sortait avec Albertine. Elle s’était décidée à se remettre à la peinture et avait d’abord choisi, pour travailler, l’église Saint-Jean de la Haise qui n’était plus fréquentée par personne et était connue de très peu. L’église était à plus d’une demi-heure de la station d’Épreville. Ils y étaient allés une première fois, c’était la canicule et ç’avait déjà été terrible de partir tout de suite après le déjeuner. Malgré cette brûlante température, ils avaient été prendre le train d’une heure. Mais Albertine avait eu très chaud dans le wagon, plus encore dans le long trajet à pied, et le narrateur avait peur qu’elle ne prît froid en restant ensuite immobile dans ce creux humide que le soleil n’atteignait pas. D’autre part, et dès leurs premières visites à Elstir, s’étant rendu compte qu’elle eût apprécié non seulement le luxe, mais même un certain confort dont son manque d’argent la privait, le narrateur s’était entendu avec un loueur de Balbec afin que tous les jours une voiture vînt les chercher. Pour avoir moins chaud ils prenaient par la forêt de Chantepie. Mais le narrateur n’était pas allé avec Albertine jusqu’à l’église. Elle l’avait effrayé en disant : « Quel plaisir ce serait de voir cela avec vous ! » Ce plaisir-là, il ne se sentait pas capable de le donner. Il n’en ressentait devant les belles choses que s’il était seul, ou feignait de l’être et se taisait. Puis le narrateur commanda, pour mon malheur, une automobile à Saint-Fargeau. Albertine en fut ravie. Le narrateur la fit monter dans sa chambre d’hôtel. Il voulait l’emmener chez les Verdurin et lui demanda de mettre un voile et une toque qu’il avait achetés pour elle. Albertine, désirant être vue un peu dans sa nouvelle toilette, lui demanda de faire relever la capote de la voiture, qu’ils baisseraient ensuite pour être plus librement ensemble.

Aimé, quoique n’ayant pas personnellement de sympathie pour Albertine, était à cause du narrateur fier de la toilette qu’elle portait, il glissa au chauffeur : « T’en conduirais bien tous les jours, hein ! si tu pouvais, des princesses comme ça ! ». Albertine voulut venir à la Raspelière avec le narrateur. Albertine fut étonnée d’entendre le mécanicien lui dire qu’il était facile d’aller dans une même après-midi à Saint-Jean et à la Raspelière. Il était imprudent d’aller voir Mme Verdurin à l’improviste. Sauf le lundi, jour où elle recevait. Car non seulement Mme Verdurin aimait à sortir, mais elle poussait fort loin les devoirs de l’hôtesse, et quand elle avait eu du monde à déjeuner, aussitôt après le café, les liqueurs et les cigarettes, le programme comprenait une suite de promenades au cours desquelles les convives, installés de force en voiture, étaient emmenés malgré eux vers l’un ou l’autre des points de vue qui foisonnent autour de Douville. Mme Verdurin faisait visiter ceux-ci aux étrangers un peu comme des annexes de sa propriété, et qu’on ne pouvait pas ne pas aller voir du moment qu’on venait déjeuner chez elle et, réciproquement, qu’on n’aurait pas connus si on n’avait pas été reçu chez la Patronne. Cette prétention de s’arroger un droit unique sur les promenades comme sur le jeu de Morel et jadis de Dechambre, et de contraindre les paysages à faire partie du petit clan, n’était pas, du reste, aussi absurde qu’elle semble au premier abord. Mme Verdurin se moquait non seulement de l’absence de goût que, selon elle, les Cambremer montraient dans l’ameublement de la Raspelière et l’arrangement du jardin, mais encore de leur manque d’initiative dans les promenades qu’ils faisaient, ou faisaient faire, aux environs. Elle affirmait que les Cambremer, refaisant perpétuellement dans leur calèche, le long du chemin de fer, au bord de la mer, la seule vilaine route qu’il y eût dans les environs, habitaient le pays de tout temps mais ne le connaissaient pas. Il y avait du vrai dans cette assertion. Le jardin de la Raspelière était en quelque sorte un abrégé de toutes les promenades qu’on pouvait faire à bien des kilomètres alentour. D’abord à cause de sa position dominante, regardant d’un côté la vallée, de l’autre la mer, et puis parce que, même d’un seul côté, celui de la mer par exemple, des percées avaient été faites au milieu des arbres de telle façon que d’ici on embrassait tel horizon, de là tel autre.

Ces lieux de repos portaient, à la Raspelière, pour les maîtres de maison, le nom de « vues ». Et en effet ils réunissaient autour du château les plus belles « vues » des pays avoisinants, des plages ou des forêts, aperçus fort diminués par l’éloignement, comme Hadrien avait assemblé dans sa villa des réductions des monuments les plus célèbres des diverses contrées. Le nom qui suivait le mot « vue » n’était pas forcément celui d’un lieu de la côte, mais souvent de la rive opposée de la baie et qu’on découvrait, gardant un certain relief malgré l’étendue du panorama.

De même qu’on prenait un ouvrage dans la bibliothèque de M. Verdurin pour aller lire une heure à la « vue de Balbec », de même, si le temps était clair, on allait prendre des liqueurs à la « vue de Rivebelle », à condition pourtant qu’il ne fît pas trop de vent, car, malgré les arbres plantés de chaque côté, là l’air était vif.

La Patronne, si au retour elle trouvait les cartes de quelque mondain « de passage sur la côte », feignait d’être ravie mais était désolée d’avoir manqué sa visite, et le faisait vite inviter par M. Verdurin à venir dîner au prochain mercredi. Comme souvent le touriste était obligé de repartir avant, ou craignait les retours tardifs, Mme Verdurin avait convenu que, le samedi, on la trouverait toujours à l’heure du goûter. La rencontre de tel mondain, laquelle à Paris ne faisait au narrateur aucun plaisir, mais qui à la Raspelière, où il était venu de loin par Féterne ou la forêt de Chantepie, changeait de caractère, d’importance, devenait un agréable incident.

Comme à la campagne on ne se gêne pas, le mondain prenait souvent sur lui d’amener les amis chez qui il habitait, faisant valoir tout bas comme excuse à Mme Verdurin qu’il ne pouvait les lâcher, demeurant chez eux ; à ces hôtes, en revanche, il feignait d’offrir comme une sorte de politesse de leur faire connaître ce divertissement, dans une vie de plage monotone, d’aller dans un centre spirituel, de visiter une magnifique demeure et de faire un excellent goûter. Des seigneurs de second plan dans une soirée parisienne prenaient toute leur valeur, le lundi après-midi, à la Raspelière. Quand on venait le lundi chez Mme Verdurin, les gens qui, à Paris, n’avaient plus que des regards fatigués par l’habitude pour les élégants attelages qui stationnaient devant un hôtel somptueux, sentaient leur cœur battre à la vue des deux ou trois mauvaises tapissières arrêtées devant la Raspelière, sous les grands sapins. Sans doute c’était que le cadre agreste était différent et que les impressions mondaines, grâce à cette transposition, redevenaient fraîches. C’était aussi parce que la mauvaise voiture prise pour aller voir Mme Verdurin évoquait une belle promenade et un coûteux « forfait » conclu avec un cocher qui avait demandé « tant » pour la journée.

À l’étonnement que M. et Mme Verdurin, s’interrompant de disposer les fleurs pour recevoir les visiteurs annoncés, montrèrent, en voyant que ces visiteurs n’étaient autres qu’Albertine et le narrateur, ce dernier vit bien que le nouveau domestique, plein de zèle, mais à qui le nom du narrateur n’était pas encore familier, l’avait mal répété et que Mme Verdurin, entendant le nom d’hôtes inconnus, avait tout de même dit de faire entrer, ayant besoin de voir n’importe qui. Comme le narrateur et Albertine ne voulaient pas rester longtemps chez les Verdurin, ceux-ci se proposèrent de les accompagner dans leur promenade. Le plaisir que le narrateur s’était promis de prendre avec Albertine était si impérieux qu’il ne voulut pas permettre à la Patronne de le gâcher ; il inventa des mensonges, que les irritantes menaces de Mme Verdurin rendaient excusables, mais qu’Albertine, hélas ! contredisait.  À la dernière minute, l’angoisse de se sentir ravir un bonheur si désiré donna au narrateur le courage d’être impoli. Il refusa nettement que la patronne l’attende, alléguant à l’oreille de Mme Verdurin, qu’à cause d’un chagrin qu’avait eu Albertine et sur lequel elle désirait le consulter, il fallait absolument qu’il fût seul avec elle. Il se croyait brouillé avec Mme Verdurin, mais elle les rappela à la porte pour leur recommander de ne pas « lâcher » le lendemain mercredi, et de ne pas venir avec leur voiture, qui était dangereuse la nuit, mais par le train, avec tout le petit groupe, et elle fit arrêter l’auto déjà en marche sur la pente du parc parce que le domestique avait oublié de mettre dans la capote le carré de tarte et les sablés qu’elle avait fait envelopper pour eux. Ils passèrent devant Beaumont, que le narrateur avait visité la première année de son séjour à Balbec, c’était une hauteur où Mme de Villeparisis aimait à le conduire, parce que de là on ne voyait que l’eau et les bois. Il savait que Beaumont était quelque chose de très curieux, de très loin, de très haut, il n’avait aucune idée de la direction où cela se trouvait, n’ayant jamais pris le chemin de Beaumont pour aller ailleurs. Beaumont était situé pour lui dans un autre plan, jouissait d’un privilège spécial d’exterritorialité. Mais l’automobile, qui ne respecte aucun mystère, après avoir dépassé Incarville, arriva à Beaumont. Ainsi Beaumont, relié tout d’un coup à des endroits dont le narrateur le croyait si distinct, perdit son mystère et prit sa place dans la région.

Ce que malheureusement le narrateur ignorait à ce moment-là et qu’il n’apprit que plus de deux ans après, c’est qu’un des clients du chauffeur était M. de Charlus, et que Morel, chargé de le payer et gardant une partie de l’argent pour lui, s’était beaucoup lié avec lui (tout en ayant l’air de ne pas le connaître devant le monde) et usait de sa voiture pour des courses lointaines. Si le narrateur avait su cela alors, et que la confiance qu’eurent bientôt les Verdurin en ce chauffeur venait de là, à leur insu peut-être, bien des chagrins de la vie du narrateur  à Paris, l’année suivante, bien des malheurs relatifs à Albertine, eussent été évités.

Charlus et Morel déjeunaient ou dînaient souvent dans un restaurant de la côte, où M. de Charlus passait pour un vieux domestique ruiné et Morel, qui avait mission de payer les notes, pour un gentilhomme trop bon. Une fois, Morel avait affirmé à M. de Charlus être capable de repérer les femmes qui étaient lesbiennes. Pour les gigolos, il prétendait s’y connaître mieux encore. Et qui eût regardé en ce moment Morel, avec son air de fille au milieu de sa mâle beauté, eût compris l’obscure divination qui ne le désignait pas moins à certaines femmes que elles à lui. Il avait envie de supplanter Jupien, vaguement désireux d’ajouter à son « fixe » les revenus que, croyait-il, le giletier tirait du baron. Morel dit au baron qu’il désirait trouver une jeune fille bien pure, de s’en faire aimer et de lui prendre sa virginité. Il était prêt à lui promettre le mariage pour qu’elle accepte mais dès la petite opération menée à bien, il la plaquerait le soir même. Morel convoitait une petite couturière qui avait sa boutique dans l’hôtel de M. le duc. – La fille de Jupien, s’écria le baron pendant que le sommelier entrait. Morel sentit qu’il était allé trop loin et se tut, mais son regard continuait, dans le vide, à se fixer sur la jeune fille devant laquelle il avait voulu un jour que le narrateur l’appelât « cher grand artiste » et à qui il avait commandé un gilet. Tandis que Morel le violoniste était dans les environs de Balbec, la fille de Jupien  ne cessait de penser à son beau visage, ennobli de ce qu’ayant vu Morel avec le narrateur, elle l’avait pris pour un « monsieur ». M. de Charlus dit à Morel qu’il le ferait jouer à Paris quand il intégrerait dans son interprétation le côté médiumnimique.

Malheureusement pour M. de Charlus, son manque de bon sens, peut-être la chasteté des rapports qu’il avait probablement avec Morel, le firent s’ingénier, dès cette époque, à combler le violoniste d’étranges bontés que celui-ci ne pouvait comprendre et auxquelles sa nature, folle dans son genre, mais ingrate et mesquine, ne pouvait répondre que par une sécheresse ou une violence toujours croissantes, et qui plongeaient M. de Charlus – jadis si fier, maintenant tout timide – dans des accès de vrai désespoir.

On verra comment, dans les plus petites choses, Morel, qui se croyait devenu un M. de Charlus mille fois plus important, avait compris de travers, en les prenant à la lettre, les orgueilleux enseignements du baron quant à l’aristocratie. S’il y avait une chose que Morel mît au-dessus de la noblesse, c’était sa réputation artistique et ce qu’on pouvait penser à la classe de violon. Sans doute il était laid que, parce qu’il sentait M. de Charlus tout à lui, il eût l’air de le renier, de se moquer de lui. Son nom d’artiste diplômé, Morel, lui paraissait supérieur à un « nom ». Et quand M. de Charlus, dans ses rêves de tendresse platonique, voulait lui faire prendre un titre de sa famille, Morel s’y refusait énergiquement.

Tout en feignant d’être occupé d’autre chose que d’elle, et d’être obligé de la délaisser pour d’autres plaisirs, le narrateur ne pensait qu’à Albertine. Il n’allait pas plus loin que la plaine qui dominait Gourville. Alors, il avait la joie de penser que, si ses regards ne pouvaient pas aller jusqu’à elle, portant plus loin qu’eux, cette puissante et douce brise marine qui passait à côté de lui devait dévaler, sans être arrêtée par rien, jusqu’à Quetteholme, venir agiter les branches des arbres qui ensevelissaient Saint-Jean de la Haise sous leur feuillage, en caressant la figure de son amie, et jeter ainsi un double lien d’elle à lui dans cette retraite indéfiniment agrandie.

Le narrateur se rappelait les chemins qu’il avait suivis en pensant à Mlle de Stermaria, et aussi que la même hâte de retrouver Albertine, il l’avait eue à Paris en descendant les rues par où passait Mme de Guermantes ; ils prenaient pour lui la monotonie profonde, la signification morale d’une sorte de ligne que suivait son caractère. Ces chemins lui rappelaient que son sort était de ne poursuivre que des fantômes, des êtres dont la réalité, pour une bonne part, était dans son imagination ; il y a des êtres en effet – et ç’avait été, dès la jeunesse, son cas – pour qui tout ce qui a une valeur fixe, constatable par d’autres, la fortune, le succès, les hautes situations, ne comptent pas ; ce qu’il leur faut, ce sont des fantômes. Ils y sacrifient tout le reste, mettent tout en œuvre, font tout servir à rencontrer tel fantôme. Mais celui-ci ne tarde pas à s’évanouir ; alors on court après tel autre, quitte à revenir ensuite au premier.

Pourquoi se donner tant de soucis au sujet de Gilberte, prendre tant de peine pour Mme de Guermantes, si, devenu l’ami de celle-ci, c’est à seule fin de n’y plus penser, mais seulement à Albertine ? Swann, avant sa mort, aurait pu répondre, lui qui avait été amateur de fantômes.

Le narrateur descendit de voiture à Quetteholme, courut dans la raide cavée, passa le ruisseau sur une planche et trouva Albertine qui peignait devant l’église toute en clochetons, épineuse et rouge, fleurissant comme un rosier. Le tympan de l’église comportait des anges. Albertine cherchait à en faire le portrait sur sa toile préparée et, imitant Elstir, elle donnait de grands coups de pinceau, tâchant d’obéir au noble rythme qui faisait, lui avait dit le grand maître, ces anges-là si différents de tous ceux qu’il connaissait. Puis Albertine et le narrateur rentraient. Bientôt l’auto filait, leur faisait prendre pour le retour un autre chemin qu’à l’aller. Ils passaient devant Marcouville l’Orgueilleuse. Son église ne plaisait pas à Albertine car elle était restaurée. Elle se souvenait de ce qu’Elstir lui avait dit sur la précieuse, sur l’inimitable beauté des vieilles pierres. Albertine savait reconnaître tout de suite une restauration. On ne pouvait que s’étonner de la sûreté de goût qu’elle avait déjà en architecture, au lieu du déplorable qu’elle gardait en musique. Albertine proposa d’aller le lendemain à Saint-Mars.

En quittant Marcouville, pour raccourcir, ils bifurquaient à une croisée de chemins où il y avait une ferme. Quelquefois Albertine y faisait arrêter et demandait au narrateur d’aller seul chercher, pour qu’elle pût le boire dans la voiture, du calvados ou du cidre, qu’on assurait n’être pas mousseux et par lequel ils étaient tout arrosés. Quand Albertine avait bu, elle semblait alors, en effet, ne plus pouvoir supporter entre elle et le narrateur un intervalle qui d’habitude ne la gênait pas ; sous sa jupe de toile ses jambes se serraient contre les jambes de son ami, elle approchait de ses joues ses joues qui étaient devenues blêmes, chaudes et rouges aux pommettes, avec quelque chose d’ardent et de fané comme en ont les filles de faubourgs. À ces moments-là, presque aussi vite que de personnalité elle changeait de voix, perdait la sienne pour en prendre une autre, enrouée, hardie, presque crapuleuse. Le narrateur avait peut-être de l’amour pour Albertine, mais n’osant pas le lui laisser apercevoir, bien que, s’il existait en lui, ce ne pût être que comme une vérité sans valeur jusqu’à ce qu’on ait pu la contrôler par l’expérience ; or il lui semblait irréalisable et hors du plan de la vie. Quant à sa jalousie, elle le poussait à quitter le moins possible Albertine, bien qu’il sût qu’elle ne guérirait tout à fait qu’en se séparant d’elle à jamais.

Un jour de beau temps ils allèrent déjeuner à Rivebelle. Les grandes portes vitrées de la salle à manger de ce hall en forme de couloir, qui servait pour les thés, étaient ouvertes de plain-pied avec les pelouses dorées par le soleil et desquelles le vaste restaurant lumineux semblait faire partie. Le garçon fut un moment à côté d’eux. Albertine répondit distraitement à ce que le narrateur lui disait. Elle regardait le garçon avec des yeux agrandis. Pendant quelques minutes le narrateur sentit qu’on peut être près de la personne qu’on aime et cependant ne pas l’avoir avec soi. Ils avaient l’air d’être dans un tête-à-tête mystérieux, rendu muet par sa présence, et suite peut-être de rendez-vous anciens que le narrateur ne connaissait pas, ou seulement d’un regard que le garçon avait jeté à Albertine – et dont le narrateur était le tiers gênant et de qui on se cache. Mais dès les jours suivants le narrateur commença à oublier pour toujours cette impression pénible, car il avait décidé de ne jamais retourner à Rivebelle, il avait fait promettre à Albertine, qui lui assura y être venue pour la première fois, qu’elle n’y retournerait jamais.

Le narrateur déposait Albertine à Parville, mais pour la retrouver le soir et aller s’étendre à côté d’elle, dans l’obscurité, sur la grève. Sans doute il ne la voyait pas tous les jours, mais pourtant il pouvait se dire : « Si elle racontait l’emploi de son temps, de sa vie, c’est encore moi qui y tiendrais-le plus de place » ; et ils passaient ensemble de longues heures de suite qui mettaient dans ses journées un enivrement si doux que même quand, à Parville, elle sautait de l’auto que le narrateur allait lui renvoyer une heure après, il ne se sentait pas plus seul dans la voiture que si, avant de la quitter, elle y eût laissé des fleurs. Il aurait pu se passer de la voir tous les jours ; il allait la quitter heureux, il sentait que l’effet calmant de ce bonheur pouvait se prolonger plusieurs jours.

Pour le narrateur, la conversation d’une femme qu’on aimait ressemblait à un sol qui recouvre une eau souterraine et dangereuse ; on sentait à tout moment derrière les mots la présence, le froid pénétrant d’une nappe invisible ; on apercevait çà et là son suintement perfide, mais elle-même restait cachée. Mais il demeurait jaloux des fêtes dont elle l’excluait quand elle allait chez sa tante ou avec une amie.

Malheureusement cette vie si mêlée à celle d’Albertine n’exerçait pas d’action que sur lui ; elle lui donnait du calme ; elle causait à sa mère des inquiétudes dont la confession le détruisit. Comme il rentrait content, décidé à terminer d’un jour à l’autre une existence dont il croyait que la fin dépendait de sa seule volonté, sa mère lui dit, entendant qu’il faisait dire au chauffeur d’aller chercher Albertine : « Comme tu dépenses de l’argent ! elle lui demanda qu’il ne soit pas impossible de les rencontrer l’un sans l’autre. Sa vie avec Albertine, vie dénuée de grands plaisirs – au moins de grands plaisirs perçus – cette vie qu’il comptait changer d’un jour à l’autre, en choisissant une heure de calme, lui redevint tout d’un coup pour un temps nécessaire, quand, par ces paroles de sa maman, elle se trouva menacée. Il dit à sa mère que ses paroles venaient de retarder de deux mois peut-être la décision qu’elles demandaient et qui sans elles eût été prise avant la fin de la semaine. Alors elle promit de ne pas lui en reparler pour ne pas empêcher que renaquît sa bonne intention.

Parfois, le narrateur allait chercher Albertine pour sortir de nuit. Alors il la voyait, dans sa blouse blanche à pois bleus, sauter à côté de lui dans la voiture avec le bond léger plus d’un jeune animal que d’une jeune fille. Et c’était comme une chienne encore qu’elle commençait aussitôt à le caresser sans fin. Ce même corps dans la souplesse duquel vivait toute la grâce féminine, marine et sportive, des jeunes filles qu’il avait vu passer la première fois devant l’horizon du flot, il le tenait serré contre le sien, sous une même couverture, tout au bord de la mer immobile divisée par un rayon tremblant. Il finissait par ramener Albertine à Parville. Arrivé devant chez elle, il fallait interrompre leurs baisers de peur qu’on ne les vît ; n’ayant pas envie de se coucher, elle revenait avec lui jusqu’à Balbec, d’où il la ramenait une dernière fois à Parville. Il ne rentrait à Balbec qu’avec la première humidité matinale, seul cette fois, mais encore tout entouré de la présence de son amie, gorgé d’une provision de baisers longue à épuiser. Sur sa table il trouvait un télégramme ou une carte postale. C’était d’Albertine encore ! Il se mettait au lit en les relisant. Alors il apercevait au-dessus des rideaux la raie du grand jour et il se disait qu’ils devaient s’aimer tout de même pour avoir passé la nuit à s’embrasser. Le lendemain, il regardait ce corps charmant, cette tête rose d’Albertine, dressant en face de lui l’énigme de ses intentions, la décision inconnue qui devait faire le bonheur ou le malheur de son après-midi. C’était tout un état d’âme, tout un avenir d’existence qui avait pris devant lui la forme allégorique et fatale d’une jeune fille. Et quand enfin le narrateur se décidait, quand, de l’air le plus indifférent qu’il pouvait, il demandait : « Est-ce que nous nous promenons ensemble tantôt et ce soir ? » et qu’elle lui répondait : « Très volontiers », alors tout le brusque remplacement, dans la figure rose, de sa longue inquiétude par une quiétude délicieuse, lui rendait encore plus précieuses ces formes auxquelles il devait perpétuellement le bien-être, l’apaisement qu’on éprouve après qu’un orage a éclaté.

Ils ne décommandaient l’automobile que les jours où il y avait un dîner chez les Verdurin et ceux où, Albertine n’étant pas libre de sortir avec lui, il en avait profité pour prévenir les gens qui désiraient le voir qu’il resterait à Balbec. Le narrateur donnait à Saint-Loup autorisation de venir ces jours-là, mais ces jours-là seulement. Car une fois que Saint-Loup était arrivé à l’improviste, le narrateur avait préféré se priver de voir Albertine plutôt que de risquer qu’il la rencontrât, que fût compromis l’état de calme heureux où le narrateur se trouvait depuis quelque temps et que fût sa jalousie renouvelée. Et il n’avait été tranquille qu’une fois Saint-Loup reparti. Aussi s’astreignait-il avec regret, mais scrupule, à ne jamais venir à Balbec sans appel de sa part. Jadis, songeant avec envie aux heures que Mme de Guermantes passait avec lui, le narrateur attachait un tel prix à le voir ! alors le narrateur songeait que les êtres ne cessent pas de changer de place par rapport à nous. Robert l’inquiéta affreusement en lui parlant des Verdurin, le narrateur avait peur qu’il ne lui demandât à y être reçu, ce qui eût suffi, à cause de la jalousie que le narrateur n’eût cessé de ressentir, à gâter tout le plaisir qu’il y trouvait avec Albertine. Mais heureusement Robert lui avoua, tout au contraire, qu’il désirait par-dessus tout ne pas les connaître. Il trouvait le clan Verdurin un milieu clérical exaspérant. Pour lui, c’était une petite secte ; on était tout miel pour les gens qui en était, on n’avait pas assez de dédain pour les gens qui n’en étaient pas. La règle qu’il avait imposée à Saint-Loup de ne venir le voir que sur un appel de lui, le narrateur l’édicta aussi stricte pour n’importe laquelle des personnes avec qui il s’était peu à peu lié à la Raspelière, à Féterne, à Montsurvent et ailleurs. Il était obligé d’avouer que ce visiteur, préalablement autorisé par lui à venir, ne fut presque jamais Saniette, et il se l’était bien souvent reproché. Bien que Saniette fût plus instruit, plus intelligent et meilleur que bien d’autres, il semblait impossible d’éprouver auprès de lui, non seulement aucun plaisir, mais autre chose qu’un spleen presque intolérable et qui vous gâtait votre après-midi. Saniette tenait tant à ne pas laisser voir qu’il n’était pas recherché, qu’il n’osait pas s’offrir. Il aurait pu, chez Mme Verdurin ou dans le petit tram, dire au narrateur qu’il aurait grand plaisir à venir le voir à Balbec s’il ne craignait pas de le déranger. Une telle proposition n’eût pas effrayé le narrateur. Au contraire il n’offrait rien, mais, avec un visage torturé et un regard aussi indestructible qu’un émail cuit. Le narrateur laissait venir, à la place, des gens qui étaient loin de le valoir, mais qui n’avaient pas son regard chargé de la mélancolie, et sa bouche plissée de toute l’amertume de toutes les visites qu’il avait envie, en la leur taisant, de faire aux uns et aux autres. Malheureusement il était bien rare que Saniette ne rencontrât pas dans le tortillard l’invité qui venait voir le narrateur de sorte qu’il finissait par imaginer la vie comme remplie de divertissements organisés à son insu, sinon même contre lui. D’autre part, comme on n’est jamais tout un, ce trop discret était maladivement indiscret. La seule fois où par hasard il vint voir le narrateur contre le gré de celui-ci, une lettre traînait sur la table. Au bout d’un instant le narrateur vit que Saniette n’écoutait que distraitement ce que le narrateur lui disait. Finalement il n’y put tenir, changea la lettre de place d’abord comme pour mettre de l’ordre dans la chambre. Cela ne lui suffisant plus, il la prit, la tourna, la retourna, comme machinalement. Une autre forme de son indiscrétion, c’était que, rivé à vous, il ne pouvait partir. Comme le narrateur était souffrant ce jour-là, il lui demanda de reprendre le train suivant et de partir dans la demi-heure. Saniette ne doutait pas que le narrateur souffrît, mais répondit : « Je resterai une heure un quart, et après je partirai. » Depuis, le narrateur souffrait de ne pas lui avoir dit, chaque fois où il le pouvait, de venir.

Quand le narrateur et Albertine rentraient, Aimé, sur le premier degré de l’hôtel, ne pouvait s’empêcher, avec des yeux passionnés, curieux et gourmands, de regarder quel pourboire le narrateur donnait au chauffeur. Il avait beau enfermer sa pièce ou son billet dans sa main close, les regards d’Aimé écartaient ses doigts. Il détournait la tête au bout d’une seconde, car il était discret, bien élevé et même se contentait lui-même de bénéfices relativement petits. Mais l’argent qu’un autre recevait excitait en lui une curiosité incompressible et lui faisait venir l’eau à la bouche.

Ainsi se succédaient quotidiennement ces promenades en automobile. Mais une fois, au moment où le narrateur remontait par l’ascenseur, le lift lui dit : « Ce Monsieur est venu, il m’a laissé une commission pour vous. » Le lift lui dit ces mots d’une voix absolument cassée et en lui toussant et crachant à la figure. Le narrateur craignait de prendre la coqueluche qui, avec sa disposition aux étouffements, lui eût été fort pénible. Voyant qu’il ne cessait pas de parler, préférant connaître le nom du visiteur et la commission qu’il avait laissée au parallèle entre les beautés de Balbec, Paris et Monte-Carlo, le narrateur lui dit : « Mais qui est-ce qui est venu pour me voir ? – C’est le monsieur avec qui vous êtes sorti hier. Je vais aller chercher sa carte qui est chez mon concierge. » Comme, la veille, le narrateur avait déposé Robert de Saint-Loup à la station de Doncières avant d’aller chercher Albertine, il crut que le lift voulait parler de Saint-Loup, mais c’était le chauffeur. Et en le désignant par ces mots : « Le monsieur avec qui vous êtes sorti », le lift lui apprenait par la même occasion qu’un ouvrier est tout aussi bien un monsieur que ne l’est un homme du monde. Leçon de mots seulement. Car, pour la chose, le narrateur n’avait jamais fait de distinction entre les classes. C’était simplement par manque d’habitude du vocabulaire ; il n’avait jamais fait de différence entre les ouvriers, les bourgeois et les grands seigneurs, et il aurait pris indifféremment les uns et les autres pour amis. Avec une certaine préférence pour les ouvriers, et après cela pour les grands seigneurs, non par goût, mais sachant qu’on peut exiger d’eux plus de politesse envers les ouvriers qu’on ne l’obtient de la part des bourgeois, soit que les grands seigneurs ne dédaignent pas les ouvriers comme font les bourgeois, ou bien parce qu’ils sont volontiers polis envers n’importe qui, comme les jolies femmes heureuses de donner un sourire qu’elles savent accueilli avec tant de joie.

Le narrateur ne pouvait, du reste, pas dire que cette façon qu’il avait de mettre les gens du peuple sur le pied d’égalité avec les gens du monde, si elle fut très bien admise de ceux-ci, satisfît en revanche toujours pleinement ma mère. Non qu’humainement elle fît une différence quelconque entre les êtres, et si jamais Françoise avait du chagrin ou était souffrante, elle était toujours consolée et soignée par la maman du narrateur avec la même amitié, avec le même dévouement que sa meilleure amie. Mais sa mère était trop la fille de son grand-père pour ne pas faire socialement acception des castes. Il y avait un « esprit de Combray » si réfractaire qu’il faudrait des siècles de bonté (celle de sa mère était infinie), de théories égalitaires, pour arriver à le dissoudre. Le narrateur ne pouvait pas dire que chez sa mère certaines parcelles de cet esprit ne fussent pas restées insolubles. Elle eût donné aussi difficilement la main à un valet de chambre qu’elle lui donnait aisément dix francs (lesquels lui faisaient, du reste, beaucoup plus de plaisir). Pour elle, qu’elle l’avouât ou non, les maîtres étaient les maîtres et les domestiques étaient les gens qui mangeaient à la cuisine.

Le chauffeur était venu dire au narrateur que la Compagnie d’autos qui l’avait envoyé à Balbec pour la saison lui faisait rejoindre Paris dès le lendemain. Dès qu’il s’agissait de rendre compte à sa Compagnie, il divisait par 6 ce qu’il avait gagné. En conclusion de quoi la Compagnie, pensant, ou bien que personne ne faisait plus de promenades à Balbec, ce que la saison rendait vraisemblable, soit qu’elle était volée, trouvait dans l’une et l’autre hypothèse que le mieux était de le rappeler à Paris.

À partir du jour où il fut rappelé, sans savoir encore qu’il avait un moyen de ne pas partir, le narrateur et Albertine durent se contenter pour leurs promenades de louer une voiture, ou quelquefois, pour distraire Albertine et comme elle aimait l’équitation, des chevaux de selle. Les voitures étaient mauvaises. Sans vouloir se fixer une date, le narrateur souhaitait que prit fin cette vie à laquelle il reprochait de lui faire renoncer, non pas même tant au travail qu’au plaisir. Pourtant il arrivait aussi que les habitudes qui le retenaient fussent soudain abolies, le plus souvent quand quelque ancien lui, plein du désir de vivre avec allégresse, remplaçait pour un instant le lui actuel. Il éprouvait notamment ce désir d’évasion un jour qu’ayant laissé Albertine chez sa tante, il était allé à cheval voir les Verdurin et qu’il avait pris dans les bois une route sauvage dont ils lui avaient vanté la beauté. Il reconnut le paysage montagneux et marin qu’Elstir a donné pour cadre à ces deux admirables aquarelles, « Poète rencontrant une Muse », « Jeune homme rencontrant un Centaure », que le narrateur avais vues chez la duchesse de Guermantes.

Tout à coup le cheval du narrateur se cabra ; il avait entendu un bruit singulier. Le narrateur eut peine à le maîtriser et à ne pas être jeté à terre, puis il leva vers le point d’où semblait venir ce bruit ses yeux pleins de larmes, et vit à une cinquantaine de mètres au-dessus de lui, dans le soleil, entre deux grandes ailes d’acier étincelant qui l’emportaient, un être dont la figure peu distincte lui parut ressembler à celle d’un homme. Il pleura aussi à la pensée que ce qu’il allait voir pour la première fois c’était un aéroplane. L’aviateur sembla hésiter sur sa voie puis il poussa plus loin, plana quelques instants au-dessus de la mer, puis prenant brusquement son parti, semblant céder à quelque attraction inverse de celle de la pesanteur, comme retournant dans sa patrie, d’un léger mouvement de ses ailes d’or il piqua droit vers le ciel.

Le mécanicien demanda à Morel que les Verdurin remplacent leur break par une auto et leur principal cocher, le jeune homme sensible et porté aux idées noires, par lui, le chauffeur. Morel avait commencé par faire voler au cocher tout ce qui lui était nécessaire pour atteler. Le cocher s’arrangea toujours avec des voisins ; seulement il arrivait en retard, ce qui agaçait contre lui M. Verdurin et le plongeait dans un état de tristesse et d’idées noires. Le chauffeur, pressé d’entrer, déclara à Morel qu’il allait revenir à Paris. Il fallait frapper un grand coup. Morel persuada aux domestiques de M. Verdurin que le jeune cocher avait déclaré qu’il les ferait tous tomber dans un guet-apens et se faisait fort d’avoir raison d’eux six, et il leur dit qu’ils ne pouvaient pas laisser passer cela. Il fut convenu que, pendant que M. et Mme Verdurin et leurs amis seraient en promenade, ils tomberaient tous à l’écurie sur le jeune homme. Ce jour-là, Morel, qui venait avec le clan en promenade à pied, où il devait jouer du violon dans les arbres demanda au narrateur de prévenir Mme Verdurin pour qu’elle fasse porter ses instruments par le valet Howsler. Le narrateur comprit plus tard que Morel avait choisi Howsler parce que celui-ci était le frère très aimé du jeune cocher, et, s’il était resté à la maison, il aurait pu lui porter secours. Morel dit à Mme Verdurin que son cocher buvait et était couvert d’ecchymoses à force d’avoir versé. Mme Verdurin trembla à la pensée de ce qui aurait pu lui arriver à elle. Elle voulut abréger la promenade pour rentrer, Morel choisit un air de Bach avec des variations infinies pour la faire durer. Dès le retour elle alla à la remise, vit le brancard neuf et Howsler en sang. Elle allait lui dire, sans lui faire aucune observation, qu’elle n’avait plus besoin de cocher et lui remettre de l’argent, mais de lui-même, il demanda à s’en aller, ce qui arrangea tout. Le chauffeur entra le lendemain et, plus tard, Mme Verdurin fut si satisfaite de lui, qu’elle le recommanda chaleureusement au narrateur comme homme d’absolue confiance. Le narrateur qui ignorait tout, le prit à la journée à Paris.

En ce moment le narrateur était à la Raspelière où il venait dîner pour la première fois avec Albertine, et M. de Charlus avec Morel. Le narrateur fut  naturellement bien étonné d’apprendre que le cocher avait été mis à la porte, et bien plus de reconnaître dans son remplaçant le chauffeur qui les avait promenés, Albertine et lui. Mais le chauffeur lui débita une histoire compliquée, selon laquelle il était censé être rentré à Paris, d’où on l’avait demandé pour les Verdurin, et le narrateur n’eut pas une seconde de doute. Le renvoi du cocher fut cause que Morel causa un peu avec le narrateur, afin de lui exprimer sa tristesse relativement au départ de ce brave garçon. Voyant que tout le monde faisait fête au narrateur à la Raspelière et sentant qu’il s’excluait volontairement de la familiarité de quelqu’un qui était sans danger pour lui, puisqu’il lui avait fait couper les ponts et ôté toute possibilité d’avoir envers lui des airs protecteurs, cessa de se tenir éloigné de lui. Le narrateur attribua son changement d’attitude à l’influence de M. de Charlus. Comment aurait-il pu deviner alors ce qu’on lui dit ensuite, ce qui en tout cas, si c’était vrai, lui fut remarquablement caché par tous les deux : qu’Albertine connaissait beaucoup Morel. La nouvelle attitude que, vers ce moment du renvoi du cocher, Morel adopta à l’égard du narrateur lui permit de changer d’avis sur son compte. Il garda de son caractère la vilaine idée que lui en avait fait concevoir la bassesse que ce jeune homme lui avait montrée quand il avait eu besoin de lui, suivie, tout aussitôt le service rendu, d’un dédain jusqu’à sembler ne pas le voir. À cela il fallait l’évidence de ses rapports de vénalité avec M. de Charlus, et aussi des instincts de bestialité sans suite dont la non satisfaction (quand cela arrivait), ou les complications qu’ils entraînaient, causaient ses tristesses ; mais ce caractère n’était pas si uniformément laid et plein de contradictions. Le narrateur avait cru d’abord que son art, où il était vraiment passé maître, lui avait donné des supériorités qui dépassaient la virtuosité de l’exécutant. Morel répétait une phrase pour empêcher le narrateur de rien dire de lui à personne, c’était celle-ci, qu’il croyait littéraire, qui est à peine française ou du moins n’offre aucune espèce de sens, sauf peut-être pour un domestique cachottier : « Méfions-nous des méfiants. » Ce garçon qui mettait l’argent au-dessus de tout et, sans parler de bonté, au- dessus des sentiments de simple humanité les plus naturels, ce même garçon mettait pourtant au-dessus de l’argent son diplôme de Ier prix du Conservatoire et qu’on ne pût tenir aucun propos désobligeant sur lui à la classe de flûte ou de contrepoint. Aussi ses plus grandes colères, ses plus sombres et plus injustifiables accès de mauvaise humeur venaient-ils de ce qu’il appelait la fourberie universelle. Il se flattait d’y échapper en ne parlant jamais de personne, en cachant son jeu, en se méfiant de tout le monde. (Pour le malheur du narrateur, à cause de ce qui devait en résulter après le retour de celui-ci à Paris, sa méfiance n’avait pas « joué » à l’égard du chauffeur de Balbec, en qui il avait sans doute reconnu un pareil, c’est-à-dire, contrairement à sa maxime, un méfiant dans la bonne acception du mot, un méfiant qui se tait obstinément devant les honnêtes gens et a tout de suite partie liée avec une crapule).

En réalité, sa nature était vraiment comme un papier sur lequel on a fait tant de plis dans tous les sens qu’il est impossible de s’y retrouver. Il semblait avoir des principes assez élevés, et avec une magnifique écriture, déparée par les plus grossières fautes d’orthographe, passait des heures à écrire à son frère qu’il avait mal agi avec ses sœurs, qu’il était leur aîné, leur appui ; à ses sœurs qu’elles avaient commis une inconvenance vis-à-vis de lui-même.

L’automne arriva. Le narrateur fredonnait inconsciemment le même air qu’à l’époque où il allait avec Saint-Loup dîner à Rivebelle et le soir où il avait cru emmener Mlle de Stermaria dîner dans l’île du Bois. La première fois qu’il l’avait chantée, il commençait d’aimer Albertine, mais croyait qu’il ne la connaîtrait jamais. Plus tard, à Paris, c’était quand il avait cessé de l’aimer et quelques jours après l’avoir possédée pour la première fois. Maintenant, c’était en l’aimant de nouveau et au moment d’aller dîner avec elle, au grand regret du directeur, qui croyait que le narrateur finirait par habiter la Raspelière et lâcher son hôtel.

Il faisait déjà nuit quand le narrateur et Albertine montaient dans l’omnibus ou la voiture qui allait les mener à la gare prendre le petit chemin de fer. Et dans le hall, le premier président leur disait : « Ah ! vous allez à la Raspelière ! Sapristi, elle a du toupet, Mme Verdurin, de vous faire faire une heure de chemin de fer dans la nuit, pour dîner seulement. Et puis recommencer le trajet à dix heures du soir, dans un vent de tous les diables. On voit bien qu’il faut que vous n’ayez rien à faire », ajoutait-il en se frottant les mains. Le premier président ne se rendait pas compte que ce qui plaisait au narrateur dans ces dîners à la Raspelière, c’est que, comme il le disait avec raison, quoique par critique, ils « représentaient un vrai voyage », un voyage dont le charme paraissait au narrateur d’autant plus vif qu’il n’était pas son but à lui-même, qu’on n’y cherchait nullement le plaisir, celui-ci étant affecté à la réunion vers laquelle on se rendait, et qui ne laissait pas d’être fort modifié par toute l’atmosphère qui l’entourait.

Pour ne pas risquer que Cottard ne les aperçût pas, et n’ayant pas entendu crier la station, le narrateur ouvrit la portière, mais ce qui se précipita dans le wagon, ce n’était pas les fidèles, mais le vent, la pluie, le froid. Dans l’obscurité il distingua les champs, il entendit la mer, ils étaient en rase campagne. Albertine, avant qu’ils rejoignent le petit noyau, se regardait dans un petit miroir extrait d’un nécessaire en or qu’elle emportait avec elle. En effet, les premières fois, Mme Verdurin l’ayant fait monter dans son cabinet de toilette pour qu’elle s’arrangeât avant le dîner, le narrateur avait alors éprouvé un petit mouvement d’inquiétude et de jalousie à être obligé de laisser Albertine au pied de l’escalier, et il s’était senti si anxieux pendant qu’il était seul au salon, au milieu du petit clan, et se demandait ce que son amie faisait en haut, qu’il avait le lendemain, par dépêche, après avoir demandé des indications à M. de Charlus sur ce qui se faisait de plus élégant, commandé chez Cartier un nécessaire qui était la joie d’Albertine et aussi la sienne. Il était pour lui un gage de calme et aussi de la sollicitude de son amie. Car elle avait certainement deviné que le narrateur n’aimait pas qu’elle restât sans lui chez Mme Verdurin et s’arrangeait à faire en wagon toute la toilette préalable au dîner.

Au nombre des habitués de Mme Verdurin, et le plus fidèle de tous, comptait maintenant, depuis plusieurs mois, M. de Charlus. Régulièrement, trois fois par semaine, les voyageurs qui stationnaient dans les salles d’attente ou sur le quai de Doncières-Ouest voyaient passer ce gros homme aux cheveux gris, aux moustaches noires, les lèvres rougies d’un fard qui se remarque moins à la fin de la saison que l’été, où le grand jour le rendait plus cru et la chaleur à demi liquide. Tout en se dirigeant vers le petit chemin de fer, il ne pouvait s’empêcher de jeter sur les hommes de peine, les militaires, les jeunes gens en costume de tennis, un regard furtif, à la fois inquisitorial et timoré, après lequel il baissait aussitôt ses paupières sur ses yeux presque clos avec l’onction d’un ecclésiastique en train de dire son chapelet. M. de Charlus montait dans un compartiment autre que celui des fidèles, en homme qui ne sait point si l’on sera content ou non d’être vu avec lui et qui vous laisse la faculté de venir le trouver si vous en avez l’envie. Celle-ci n’avait pas été éprouvée, les toutes premières fois, par le docteur Cottard, qui avait voulu que les fidèles le laissent seul dans son compartiment. Il chuchotait à son égard des mots peu agréables. Il disait à ses camarades que Charlus était de la confrérie et que c’était une tapette. Comme dans le langage du docteur le premier désignait la race juive et le second les langues bien pendues, Mme Cottard conclut que M. de Charlus devait être un Israélite bavard. Elle ne comprit pas qu’on tînt le baron à l’écart à cause de cela, trouva de son devoir de doyenne du clan d’exiger qu’on ne le laissât pas seul. Elle emmena le clan jusqu’à M. de Charlus.

Pour être averti de la froideur qu’on avait à son égard, M. de Charlus avait une véritable hyperacuité sensorielle. Celle-ci, comme elle a coutume de faire dans tous les domaines, avait engendré chez M. de Charlus des souffrances imaginaires. M. de Charlus, si une personne avait devant lui montré un air préoccupé, concluait qu’on avait répété à cette personne un propos qu’il avait tenu sur elle. Mais il n’y avait même pas besoin qu’on eût l’air distrait, ou l’air sombre, ou l’air rieur, il les inventait. Alors il se contenta d’une inclinaison de tout le corps, aussitôt vivement redressé, pour Cottard, sans prendre avec sa main gantée de Suède la main que le docteur lui avait tendue. Mme Cottard allait dire à M. de Charlus qu’elle était très heureuse qu’il ait choisi ce pays pour y fixer ses tabernacles mais se reprit car ce mot lui sembla hébraïque et désobligeant pour un juif, qui pourrait y voir une allusion.

Le narrateur regarda pendant ce temps-là le volume de Balzac du baron. Ce n’était pas un exemplaire broché, acheté au hasard, comme le volume de Bergotte qu’il avait prêté au narrateur la première année. C’était un livre de sa bibliothèque et, comme tel, portant la devise : « Je suis au Baron de Charlus ».

Mme Cottard, au bout d’un instant, prit un sujet qu’elle trouvait plus personnel au baron. Elle dit que toutes les religions étaient bonnes pourvu qu’elles étaient pratiquées sincèrement. M. de Charlus répondit qu’il avait appris que sa religion était la bonne et Mme Cottard pensa qu’il était un fanatique. Or, tout au contraire, le baron était non seulement chrétien, comme on le sait, mais pieux à la façon du moyen âge. Pour lui, comme pour les sculpteurs du XIIIe siècle, l’Église chrétienne était, au sens vivant du mot, peuplée d’une foule d’êtres, crus parfaitement réels. Entre eux tous M. de Charlus avait choisi comme patrons intercesseurs les archanges Michel, Gabriel et Raphaël, avec lesquels il avait de fréquents entretiens pour qu’ils communiquassent ses prières au Père Éternel. Aussi l’erreur de Mme Cottard amusa-t-elle beaucoup le narrateur.

Le docteur Cottard, venu à Paris avec le maigre bagage de conseils d’une mère paysanne, puis absorbé par les études, presque purement matérielles, ne s’était jamais cultivé ; il avait acquis plus d’autorité, mais non pas d’expérience. Alors il prit à la lettre ce mot d’« honoré », prononcé par M. de Charlus à son égard et en fut à la fois satisfait parce qu’il était vaniteux, et affligé parce qu’il était bon garçon. Le soir, Cottard dit à sa femme qu’il sentait Charlus sans relations. Et le plaignit.

Les fidèles avaient réussi à dominer la gêne qu’ils avaient tous plus ou moins éprouvée, au début, à se trouver à côté de M. de Charlus. Sans doute en sa présence ils gardaient sans cesse à l’esprit le souvenir des révélations de Ski et l’idée de l’étrangeté sexuelle qui était incluse en leur compagnon de voyage. Mais cette étrangeté même exerçait sur eux une espèce d’attrait. Elle donnait pour eux à la conversation du baron, d’ailleurs remarquable, mais en des parties qu’ils ne pouvaient guère apprécier, une saveur qui faisait paraître à côté la conversation des plus intéressants, de Brichot lui-même, comme un peu fade. À cette première période on avait donc fini par trouver M. de Charlus intelligent malgré son vice. Maintenant, c’était, sans s’en rendre compte, à cause de ce vice qu’on le trouvait plus intelligent que les autres. Tant que le violoniste n’était pas là, M. de Charlus ne se gênait pas pour ne pas avoir l’air de fuir certains sujets et parler de « ce qu’on est convenu d’appeler les mauvaises mœurs ». Albertine ne pouvait le gêner, car elle était toujours avec les dames, par grâce de jeune fille qui ne veut pas que sa présence restreigne la liberté de la conversation. Le narrateur n’éprouvait plus de jalousie ni guère d’amour pour elle, ne pensait pas à ce qu’elle faisait les jours où il ne la voyait pas, en revanche, quand il était là, une simple cloison, qui eût pu à la rigueur dissimuler une trahison, lui était insupportable, et si elle allait avec les dames dans le compartiment voisin, il se levait, plantait là les fidèles et, pour voir s’il ne s’y faisait rien d’anormal, passait à côté. Jusqu’à Doncières, M. de Charlus, ne craignant pas de choquer, parlait parfois fort crûment de mœurs qu’il déclarait ne trouver pour son compte ni bonnes ni mauvaises. Il le faisait par habileté, pour montrer sa largeur d’esprit, persuadé qu’il était que les siennes n’éveillaient guère de soupçon dans l’esprit des fidèles. Il pensait bien qu’il y avait dans l’univers quelques personnes qui étaient, selon une expression qui lui devint plus tard familière, « fixées sur son compte ». Mais il se figurait que ces personnes n’étaient pas plus de trois ou quatre et qu’il n’y en avait aucune sur la côte normande. Pourtant Mme Verdurin, semblant toujours avoir l’air d’admettre entièrement les motifs mi-artistiques, mi-humanitaires, que M. de Charlus lui donnait de l’intérêt qu’il portait à Morel, ne cessait de remercier avec émotion le baron des bontés touchantes, disait-elle, qu’il avait pour le violoniste. Or quel étonnement aurait eu M. de Charlus si, un jour que Morel et lui étaient en retard et n’étaient pas venus par le chemin de fer, il avait entendu la Patronne dire : « Nous n’attendons plus que ces demoiselles ! ».

 

 

M. de Charlus était momentanément devenu, pour Mme Verdurin, le fidèle des fidèles, une seconde princesse Sherbatoff. La vie de bains de mer ôtait à une présentation les conséquences pour l’avenir qu’on eût pu redouter à Paris. Des hommes brillants, venus à Balbec sans leur femme, ce qui facilitait tout, à la Raspelière faisaient des avances et d’ennuyeux devenaient exquis. Ce fut le cas pour le prince de Guermantes, que l’absence de la princesse n’aurait pourtant pas décidé à aller « en garçon » chez les Verdurin, si l’aimant du dreyfusisme n’eût été si puissant qu’il lui fit monter d’un seul trait les pentes qui mènent à la Raspelière, malheureusement un jour où la Patronne était sortie.

Mme Verdurin, du reste, n’était pas certaine que lui et M. de Charlus fussent du même monde. Le baron avait bien dit que le duc de Guermantes était son frère, mais c’était peut-être le mensonge d’un aventurier. Si élégant se fût-il montré, si aimable, si « fidèle » envers les Verdurin, la Patronne hésitait presque à l’inviter avec le prince de Guermantes.

Le narrateur était d’autant plus heureux que M. de Charlus fût assez souvent substitué à la princesse Sherbatoff, qu’il était très mal avec celle-ci, pour une raison à la fois insignifiante et profonde. Un jour que le narrateur était dans le petit train, comblant de ses prévenances, comme toujours, la princesse Sherbatoff, il y vit monter Mme de Villeparisis. Elle était en effet venue passer quelques semaines chez la princesse de Luxembourg. Mais, enchaîné à ce besoin quotidien de voir Albertine, le narrateur n’avait jamais répondu aux invitations multipliées de la marquise et de son hôtesse royale. Il eut du remords en voyant l’amie de sa grand’mère et, par pur devoir (sans quitter la princesse Sherbatoff) il causa assez longtemps avec elle. Il ignorait, du reste, absolument que Mme de Villeparisis savait très bien qui était sa voisine, mais ne voulait pas la connaître. À la station suivante, Mme de Villeparisis quitta le wagon. Plongée dans sa Revue des Deux-Mondes, Mme Sherbatoff répondit à peine du bout des lèvres aux questions du narrateur et finit par lui dire qu’il lui donnait la migraine. Il ne comprenait rien à son crime. Elle ne lui reparla jamais depuis ce jour. Le narrateur comprit qu’elle avait parlé aux Verdurin car ceux-ci décourageaient le narrateur de faire une politesse à la princesse. Il fallait avoir vu l’anti-snobisme universellement admis de la princesse Sherbatoff, pour comprendre que dans l’humanité la règle est que les durs sont des faibles dont on n’a pas voulu, et que les forts, se souciant peu qu’on veuille ou non d’eux, ont seuls cette douceur que le vulgaire prend pour de la faiblesse.

Un grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire officiel, et qui connaissait Ski, passa par Harembouville, où il avait une nièce, et vint à un mercredi des Verdurin. M. de Charlus fut particulièrement aimable avec lui (à la demande de Morel) et surtout pour qu’au retour à Paris, l’académicien lui permît d’assister à différentes séances privées, répétitions, etc., où jouait le violoniste. L’académicien flatté, et d’ailleurs homme charmant, promit et tint sa promesse. Le baron fut très touché de toutes les amabilités que ce personnage (d’ailleurs, en ce qui le concernait, aimant uniquement et profondément les femmes) eut pour lui, de toutes les facilités qu’il lui procura pour voir Morel dans les lieux officiels. Mais M. de Charlus ne se doutait pas qu’il en devait au maître d’autant plus de reconnaissance que celui-ci, doublement méritant, ou, si l’on aime mieux, deux fois coupable, n’ignorait rien des relations du violoniste et de son noble protecteur. Le grand musicien ne cessa de combler le baron de gentillesses que celui-ci trouva charmantes, mais naturelles, incapable de supposer chez l’illustre maître tant de vice ou tant de vertu. Car les mots qu’on disait en l’absence de M. de Charlus, les « à peu près » sur Morel, personne n’avait l’âme assez basse pour les lui répéter. M. de Charlus eût-il pu imaginer ces mots dits par certaine tendre parente : « Comment veux-tu que Mémé soit amoureux de moi ? tu oublies donc que je suis une femme ! » Et pourtant elle avait un attachement véritable, profond, pour M. de Charlus. Comment alors s’étonner que, pour les Verdurin, sur l’affection et la bonté desquels il n’avait aucun droit de compter, les propos qu’ils disaient loin de lui (et ce ne furent pas seulement, on le verra, des propos) fussent si différents de ce qu’il les imaginait être, c’est-à-dire du simple reflet de ceux qu’il entendait quand il était là ? Ainsi M. de Charlus vivait dupé comme le poisson qui croit que l’eau où il nage s’étend au-delà du verre de son aquarium qui lui en présente le reflet.

Actuellement le goût –platonique ou non – de M. de Charlus pour Morel poussait seulement le baron à dire volontiers, en l’absence de Morel, qu’il le trouvait très beau, pensant que cela serait entendu en toute innocence, et agissant en cela comme un homme fin qui, appelé à déposer devant un tribunal, ne craindra pas d’entrer dans des détails qui semblent en apparence désavantageux pour lui, mais qui, à cause de cela même, ont plus de naturel et moins de vulgarité que les protestations conventionnelles d’un accusé de théâtre. Avec la même liberté, toujours entre Doncières-Ouest et Saint-Martin-du-Chêne – ou le contraire au retour – M. de Charlus parlait volontiers de gens qui ont, paraît-il, des mœurs très étranges, et ajoutait même : « Après tout, je dis étranges, je ne sais pas pourquoi, car cela n’a rien de si étrange », pour se montrer à soi-même combien il était à l’aise avec son public.

Comme, après avoir regardé la belle reliure de son Balzac, le narrateur lui demandait ce qu’il préférait dans la Comédie Humaine, M. de Charlus lui répondit, dirigeant sa pensée vers une idée fixe : « Tout l’un ou tout l’autre, les petites miniatures comme le Curé de Tours et la Femme abandonnée, ou les grandes fresques comme la série des Illusions perdues. Il cita le moment où Carlos Herrera demande le nom du château devant lequel passe sa calèche : c’est Rastignac, la demeure du jeune homme qu’il a aimé autrefois. Et l’abbé alors de tomber dans une rêverie. M. de Charlus dit au narrateur que Swann appelait, ce qui était bien spirituel, la Tristesse d’Olympio de la pédérastie. Brichot répondit à M. de Charlus que pour lui les élucubrations de Balzac étaient effarantes, et qu’il lui avait toujours paru un scribe insuffisamment méticuleux. M. de Charlus rétorqua que Brichot disait cela car il ne connaissait pas la vie. Balzac est tout de même un grand écrivain, répondit M. de Charlus, encore trop imprégné du goût de Swann pour ne pas être irrité par Brichot.

Parfois, à la station qui suivait Saint-Martin-du-Chêne, des jeunes gens montaient dans le train. M. de Charlus ne pouvait pas s’empêcher de les regarder, mais, comme il abrégeait et dissimulait l’attention qu’il leur prêtait, elle prenait l’air de cacher un secret, plus particulier même que le véritable ; on aurait dit qu’il les connaissait. Ski, Brichot et Cottard s’étaient regardés avec un sourire quand M. de Charlus avait prononcé le mot « pédérastie » avec un sourire peut-être moins ironique qu’empreint de la satisfaction qu’auraient des dîneurs qui réussiraient à faire parler Dreyfus de sa propre affaire, ou l’Impératrice de son règne. Ils comptaient bien le pousser un peu sur ce sujet, mais c’était déjà Doncières, où Morel les rejoignait. Ski voulut ramener M. de Charlus à l’amour de Carlos Herrera pour Lucien de Rubempré, le baron prit l’air contrarié, mystérieux, et finalement (voyant qu’on ne l’écoutait pas) sévère et justicier d’un père qui entendrait dire des indécences devant sa fille. Et montrant Albertine qui pourtant ne pouvait pas les entendre, il dit : « Je crois qu’il serait temps de parler de choses qui puissent intéresser cette jeune fille. » Mais le narrateur comprit bien que, pour M. de Charlus, la jeune fille était non pas Albertine, mais Morel. M. de Charlus dit au narrateur : « Vous savez qu’il n’est pas du tout ce que vous pourriez croire, c’est un petit très honnête, qui est toujours resté sage, très sérieux. » Et on sentait à ces mots que M. de Charlus considérait l’inversion sexuelle comme un danger aussi menaçant pour les jeunes gens que la prostitution pour les femmes, et que, s’il se servait pour Morel de l’épithète de « sérieux », c’était dans le sens qu’elle prend appliquée à une petite ouvrière.

« De quoi parliez-vous donc ? dit Albertine étonnée du ton solennel de père de famille que venait d’usurper M. de Charlus. – De Balzac, se hâta de répondre le baron et lui dit qu’elle était habillée comme la princesse de Cadignan. Pour choisir des toilettes à Albertine, le narrateur s’inspirait du goût qu’elle s’était formé grâce à Elstir, lequel appréciait beaucoup une sobriété qu’on eût pu appeler britannique s’il ne s’y était allié plus de douceur, de mollesse française.

Morel fit des allusions affectueuses à la mémoire de l’oncle du narrateur. Cela touchait à ce que la famille du narrateur ne comptait pas rester toujours dans l’Hôtel de Guermantes, où elle n’était venue loger qu’à cause de la grand’mère. Les parents du narrateur parlaient quelquefois d’un déménagement possible. Autrefois le grand-oncle du narrateur demeurait 40 bis boulevard Malesherbes. Il en était résulté que, dans la famille, comme ils allaient beaucoup chez son oncle Adolphe jusqu’au jour fatal où le narrateur brouilla ses parents avec lui en racontant l’histoire de la dame en rose, au lieu de dire « chez votre oncle », on disait « au 40 bis ». L’oncle du narrateur avait inculqué à son valet de chambre, à la femme de celui-ci, au cocher, à la cuisinière l’idée que rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel du 40 bis. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté.

À l’air mélancolique qu’avait pris, en parlant de la princesse de Cadignan, M. de Charlus, le narrateur avait bien senti que cette nouvelle de Balzac ne lui faisait pas penser qu’au petit jardin d’une cousine assez indifférente. Dans la nouvelle, il était question de la mauvaise réputation de Diane qui craignait tant que l’homme qu’elle aime ne l’apprenne ! M. de Charlus, ne sachant pas au juste dans quelle mesure ses mœurs étaient ou non connues, tremblait, depuis quelque temps, qu’une fois qu’il serait revenu à Paris et qu’on le verrait avec Morel, la famille de celui-ci n’intervînt et qu’ainsi son bonheur fût compromis. Cette identification à la princesse de Cadignan avait été rendue facile pour M. de Charlus grâce à la transposition mentale qui lui devenait habituelle et dont il avait déjà donné divers exemples.

Quand, dès le premier jour, M. de Charlus s’était enquis de ce qu’était Morel, certes il avait appris qu’il était d’une humble extraction, mais une demi-mondaine que nous aimons ne perd pas pour nous de son prestige parce qu’elle est la fille de pauvres gens. En revanche, les musiciens connus à qui il avait fait écrire lui avaient répondu que Morel était très apprécié des connaisseurs et ferait son chemin. Aussi M. de Charlus, surexcité d’ailleurs par Morel, qui ne lui laissait pas ignorer de combien de propositions il était l’objet, était-il flatté de le ramener avec lui, de lui construire un pigeonnier où il revînt souvent. Car le reste du temps il le voulait libre, ce qui était rendu nécessaire par sa carrière que M. de Charlus désirait, tant d’argent qu’il dût lui donner, que Morel continuât, soit à cause de cette idée très Guermantes qu’il faut qu’un homme fasse quelque chose, qu’on ne vaut que par son talent, et que la noblesse ou l’argent sont simplement le zéro qui multiplie une valeur, soit qu’il eût peur qu’oisif et toujours auprès de lui le violoniste s’ennuyât. Enfin il ne voulait pas se priver du plaisir qu’il avait, lors de certains grands concerts, à se dire : « Celui qu’on acclame en ce moment sera chez moi cette nuit. »

Morel sentant le narrateur sans méchanceté pour lui, sincèrement attaché à M. de Charlus, et d’autre part d’une indifférence physique absolue à l’égard de tous les deux, finit par manifester à son endroit les mêmes sentiments de chaleureuse sympathie qu’une cocotte qui sait qu’on ne la désire pas et que son amant a en vous un ami sincère qui ne cherchera pas à le brouiller avec

elle. Non seulement il lui parlait exactement comme autrefois Rachel, la maîtresse de Saint-Loup, mais encore, d’après ce que lui répétait M. de Charlus, lui disait du narrateur, en son absence, les mêmes choses que Rachel disait du narrateur à Robert. Il n’y avait, d’ailleurs, pas moins d’orages entre eux qu’entre Robert et Rachel. Certes, quand Charlie (Morel) était parti, M. de Charlus ne tarissait pas d’éloges sur lui, répétant, ce dont il était flatté, que le violoniste était si bon pour lui. Mais il était pourtant visible que souvent Charlie, même devant tous les fidèles, avait l’air irrité au lieu de paraître toujours heureux et soumis, comme eût souhaité le baron. Le narrateur vu M. de Charlus, entrant dans un wagon où Charlie était avec des militaires de ses amis, accueilli par des haussements d’épaules du musicien, accompagnés d’un clignement d’yeux à ses camarades. Il était inconcevable que M. de Charlus ait supportés ces vexations ; et ces formes, chaque fois différentes, de souffrance posaient à nouveau pour M. de Charlus le problème du bonheur, le forçaient non seulement à demander davantage, mais à désirer autre chose, la précédente combinaison se trouvant viciée par un affreux souvenir. L’avantage de l’attitude était d’autant plus en faveur de Morel que, tandis que celui qui aime est toujours forcé de revenir à la charge, d’enchérir, il est au contraire aisé pour celui qui n’aime pas de suivre une ligne droite, inflexible et gracieuse. Elle existait de par le privilège de la race dans le visage si ouvert de ce Morel au cœur si fermé. Malgré sa fierté factice, souvent, apercevant M. de Charlus au moment où il ne s’y attendait pas, il était gêné pour le petit clan, rougissait, baissait les yeux, au ravissement du baron qui voyait là tout un roman. C’était simplement un signe d’irritation et de honte. Parfois même, à quelque mot que lui disait le baron éclatait, de la part de Morel, sur un ton dur, une réplique insolente dont tout le monde était choqué. M. de Charlus baissait la tête d’un air triste, ne répondait rien, et, avec la faculté de croire que rien n’a été remarqué de la froideur, de la dureté de leurs enfants qu’ont les pères idolâtres, n’en continuait pas moins à chanter les louanges du violoniste. M. de Charlus n’était d’ailleurs pas toujours aussi soumis, mais ses rébellions n’atteignaient généralement pas leur but car il rencontrait chez Morel quelque velléité plébéienne d’indifférence momentanée.

Malheureusement pour M. de Charlus, il ne comprenait pas que, pour Morel, tout cédait devant les questions où le Conservatoire et la bonne réputation au Conservatoire  entraient en jeu. Ainsi, par exemple, les bourgeois changent aisément de nom par vanité, les grands seigneurs par avantage. Pour le jeune violoniste, au contraire, le nom de Morel était indissolublement lié à son Ier prix de violon, donc impossible à modifier. M. de Charlus aurait voulu que Morel tînt tout de lui, même son nom. S’étant avisé que le prénom de Morel était Charles, qui ressemblait à Charlus, et que la propriété où ils se voyaient s’appelait les Charmes, il voulut persuader à Morel qu’un joli nom agréable à dire étant la moitié d’une réputation artistique, le virtuose devait sans hésiter prendre le nom de « Charmel », allusion discrète au lieu de leurs rendez-vous. Morel haussa les épaules. En dernier argument M. de Charlus eut la malheureuse idée d’ajouter qu’il avait un valet de chambre qui s’appelait ainsi. Il ne fit qu’exciter la furieuse indignation du jeune homme. Force fut à M. de Charlus de se contenter, pour l’instant, de faire faire à Morel des bagues symboliques portant l’antique inscription : PLVS VLTRA CAROLVS.

Si M. de Charlus avait des maladresses, il n’en manquait pas non plus à Morel. Bien plus que la circonstance même qui amena la rupture, ce qui devait, au moins provisoirement (mais ce provisoire se trouva être définitif), le perdre, auprès de M. de Charlus, c’est qu’il n’y avait pas en lui que la bassesse qui le faisait être plat devant la dureté et répondre par l’insolence à la douceur. Parallèlement à cette bassesse de nature, il y avait une neurasthénie compliquée de mauvaise éducation, qui, s’éveillant dans toute circonstance où il était en faute ou devenait à charge, faisait qu’au moment même où il aurait eu besoin de toute sa gentillesse, de toute sa douceur, de toute sa gaieté pour désarmer le baron, il devenait sombre, hargneux, cherchait à entamer des discussions où il savait qu’on n’était pas d’accord avec lui, soutenait son point de vue hostile avec une faiblesse de raisons et une violence tranchante qui augmentait cette faiblesse même. En attendant, et comme s’il eût eu affaire à un homme du monde, M. de Charlus continuait à exercer ses colères, vraies ou feintes, mais devenues inutiles. Elles ne l’étaient pas toujours cependant. Un jour Morel refusa de suivre M. de Charlus à Doncières après une visite chez les Verdurin et le narrateur vit le baron en larmes et hébété alors il proposa de lui tenir compagnie. Albertine accepta de les laisser seuls. Ils allèrent dans un café et le baron écrivit rapidement une lettre de huit pages qu’il fit porter au narrateur à Morel. De plus, il demanda au narrateur de dire à Morel qu’il avait rencontré le baron avec quelqu’un qu’il ne connaissait pas, que M. de Charlus avait l’air très en colère, qu’il avait cru surprendre les mots d’envoi de témoins (M. de Charlus devait se battre le lendemain, en effet). Si Morel voulait revenir avec le narrateur, ce dernier ne devait pas l’en empêcher. Aussi le baron dit au narrateur qu’il se sentait redevable envers Albertine.

Il sembla au narrateur que Charlie aurait pu empêcher ce duel, dont il était peut-être la cause, et il était révolté, si cela était ainsi, que Morel fût parti avec cette indifférence au lieu d’assister son protecteur. Son indignation fut plus grande quand, en arrivant à la maison où logeait Morel, le narrateur reconnut la voix du violoniste, lequel, par le besoin qu’il avait d’épandre de la gaîté, chantait de tout cœur : « Le samedi soir, après le turrbin ! »

Morel proposa au narrateur de passer la soirée avec lui mais le narrateur refusa. Quand il annonça à Moret l’objet de sa visite, toute la gaîté du violoniste disparut. Il ne voulut pas lire la lettre alors le narrateur parla du duel. Morel s’en foutait, ce vieux dégoûtant pouvait bien se faire zigouiller si ça lui plaisait. Pourtant, il se mit à lire avec une fièvre aussi grande qu’avait eue M. de Charlus en écrivant, et sur ces pages noircies à la diable ses regards ne couraient pas moins vite que la plume du baron. Alors il voulut voir le baron. Le narrateur emmena Morel au café où se trouvait toujours le baron. Étant d’humeur, ce soir-là, à ne pouvoir se passer de Morel, il avait inventé qu’on lui avait rapporté que deux officiers du régiment avaient mal parlé de lui à propos du violoniste et qu’il allait leur envoyer des témoins. Morel avait vu le scandale, sa vie au régiment impossible, il était accouru. En quoi il n’avait pas absolument eu tort. Car pour rendre son mensonge plus vraisemblable, M. de Charlus avait déjà écrit à deux amis (l’un était Cottard) pour leur demander d’être ses témoins.

M. de Charlus, se rappelant qu’il était de race plus pure que la Maison de France, se disait qu’il était bien bon de se faire tant de mauvais sang pour le fils d’un maître d’hôtel, dont il n’eût pas daigné fréquenter le maître. Pourtant, il en arrivait parfois à regretter la multiplicité de lettres pour un rien, l’exactitude scrupuleuse des ambassadeurs et des princes, lesquels, s’ils lui étaient malheureusement indifférents, lui donnaient malgré tout une espèce de repos. M. de Charlus était tellement persuadé que le musicien ne viendrait pas, il avait tellement peur de s’être à jamais brouillé avec lui en allant trop loin, qu’il eut peine à retenir un cri en le voyant. Mais, se sentant vainqueur, il tint à dicter les conditions de la paix et à en tirer lui-même les avantages qu’il pouvait. Il demanda au narrateur pourquoi il lui avait ramené Morel et le violoniste dit que c’était lui qui avait insisté pour venir. Morel supplia le baron de renoncer au duel. M. de Charlus délirait de joie. La réaction était bien forte pour ses nerfs ; malgré cela il en resta le maître. Il fit croire à Morel que les lettres étaient partis et qu’il ne pouvait plus empêcher le duel et reprocha au violoniste son attitude. Le violoniste aurait dû se rendre compte des avantages qui résulteraient de sa relation avec le baron, au lieu de quoi il se moquait du baron auprès de ses camarades. M. de Charlus lui fit croire que ces camarades travaillaient à prendre sa place mais qu’il avait dédaigné les avances de ces larbins.

Le violoniste ne douta pas que ses camarades n’eussent essayé de lui chiper sa place et ne fut que plus malheureux de ce duel calamiteux et d’ailleurs imaginaire. Morel demanda à M. de Charlus de rester auprès de lui. C’était tout ce que voulait M. de Charlus. Il ne céda pas du premier coup. Le baron avait tant d’allégresse à la pensée de se battre que, ce duel machiné d’abord seulement pour faire venir Morel, il eût éprouvé maintenant du regret à y renoncer. Il demanda au narrateur de faire venir Elstir pour qu’il peigne son duel mais le peintre n’était pas sur la côte.

Morel pensait avec terreur aux potins qui, de la « musique » du régiment, pouvaient être colportés, grâce au bruit que ferait ce duel, jusqu’au temple de la rue Bergère. Voyant déjà la « classe » informée de tout, il devenait de plus en plus pressant auprès de M. de Charlus, lequel continuait à gesticuler devant l’enivrante idée de se battre. Il supplia le baron de lui permettre de ne pas le quitter jusqu’au surlendemain, jour supposé du duel, pour le garder à vue et tâcher de lui faire entendre la voix de la raison. Une si tendre proposition triompha des dernières hésitations de M. de Charlus. Il dit qu’il allait essayer de trouver une échappatoire, qu’il ferait remettre au surlendemain une résolution définitive. De cette façon, en n’arrangeant pas l’affaire tout d’un coup, M. de Charlus savait garder Charlie au moins deux jours et en profiter pour obtenir de lui des engagements pour l’avenir en échange de sa renonciation au duel, exercice, disait-il, qui par soi-même l’enchantait, et dont il ne se priverait pas sans regret.

Cottard arriva enfin, quoique mis très en retard, car, ravi de servir de témoin mais plus ému encore, il avait été obligé de s’arrêter à tous les cafés ou fermes de la route, en demandant qu’on voulût bien lui indiquer « le n° 100 » ou le « petit endroit ». Aussitôt qu’il fut là, le baron l’emmena dans une pièce isolée, car il trouvait plus réglementaire que Charlie et moi n’assistions pas à l’entrevue, et il excellait à donner à une chambre quelconque l’affectation provisoire de salle du trône ou des délibérations. Une fois seul avec Cottard, il le remercia chaleureusement, mais lui déclara qu’il semblait probable que le propos répété n’avait en réalité pas été tenu, et que, dans ces conditions, le docteur voulût bien avertir le second témoin que, sauf complications possibles, l’incident était considéré comme clos. Le danger s’éloignant, Cottard fut désappointé. Le docteur se dispensa d’une expression de dépit qui n’eût plus rien changé, et après avoir murmuré, lui, le plus peureux des hommes, qu’il y a certaines choses qu’on ne peut laisser passer, il ajouta que c’était mieux ainsi, que cette solution le réjouissait.

M. de Charlus approcha sa chaise tout près de celle du docteur, malgré le dégoût que celui-ci lui inspirait. Et non seulement sans plaisir physique, mais surmontant une répulsion physique, en Guermantes, non en inverti, pour dire adieu au docteur il lui prit la main et la lui caressa un moment avec une bonté de maître flattant le museau de son cheval et lui donnant du sucre. Cottard se figura que cette caresse de la main était le prélude immédiat d’un viol, pour l’accomplissement duquel il avait été, le duel n’ayant servi que de prétexte, attiré dans un guet- apens et conduit par le baron dans ce salon solitaire où il allait être pris de force. N’osant quitter sa chaise, où la peur le tenait cloué, il roulait des yeux d’épouvante, comme tombé aux mains d’un sauvage dont il n’était pas bien assuré qu’il ne se nourrît pas de chair humaine. Puis le baron lui lâcha la main et lui proposa de boire un verre mais le médecin refusa car il était président de la ligue antialcoolique. Il suffirait que quelque médicastre de province passât, pour qu’on dise qu’il ne prêchait pas d’exemple.

M. de Charlus ramena Cottard auprès de Morel et du narrateur, après lui avoir demandé un secret qui lui importait d’autant plus que le motif du duel avorté était purement imaginaire. Il fallait empêcher qu’il parvînt aux oreilles de l’officier arbitrairement mis en cause. Mme Cottard, qui attendait son mari dehors, devant la porte, et que M. de Charlus avait très bien vue, mais qu’il ne se souciait pas d’attirer, entra et dit bonjour au baron, qui lui tendit la main comme à une chambrière en égoïste qui a du plaisir à être seul avec ses amis et ne veut pas être embêté. Parce que, trompant beaucoup sa femme, Cottard avait par moments, par une espèce de revanche, le besoin de la protéger contre qui lui manquait de respect, brusquement le docteur fronça le sourcil, ce que le narrateur ne lui avait jamais vu faire, et sans consulter M. de Charlus, en maître incita sa femme à s’asseoir. Le baron dit à Morel qu’il le ramènerait chez son père quand son service militaire serait terminé. En réalité, le baron voulait dire qu’il le ramènerait près de lui, se voyant comme un père spirituel.

Cette réconciliation ne mit fin que pour un temps aux tourments de M. de Charlus ; souvent Morel, parti en manœuvres trop loin pour que M. de Charlus pût aller le voir ou envoyer le narrateur lui parler, écrivait au baron des lettres désespérées et tendres, où il lui assurait qu’il lui en fallait finir avec la vie parce qu’il avait, pour une chose affreuse, besoin de vingt-cinq mille francs. Pour l’argent même, M. de Charlus l’eût envoyé volontiers s’il n’eût senti que cela donnait à Charlie les moyens de se passer de lui et aussi d’avoir les faveurs de quelque autre. Aussi refusait-il, et ses télégrammes avaient le ton sec et tranchant de sa voix. Il devait trouver qu’on n’est pas impunément l’amant de cœur d’un domestique, que le peuple n’est pas tout à fait le monde, qu’en somme il « ne faisait pas confiance » au peuple comme le narrateur la lui avait toujours faite.

Le narrateur avait noté la disproportion entre l’importance que Morel attachait à garder libres certaines heures et l’insignifiance des occupations auxquelles il prétendait les employer. Lui qui jouait au désintéressé avec le baron (et pouvait y jouer sans risques, vu la générosité de son protecteur), quand il désirait passer la soirée de son côté pour donner une leçon, etc., il ne manquait pas d’ajouter à son prétexte ces mots dits avec un sourire d’avidité : « Et puis, cela peut me faire gagner quarante francs. Ce n’est pas rien. Permettez-moi d’y aller, car, vous voyez, c’est mon intérêt. Dame, je n’ai pas de rentes comme vous, j’ai ma situation à faire, c’est le moment de gagner des sous. » Morel n’était pas, en désirant donner sa leçon, tout à fait insincère. Mais souvent M. de Charlus avait, sur la réalité de la leçon de violon, des doutes d’autant plus grands que souvent le musicien invoquait des prétextes d’un autre genre, d’un ordre entièrement désintéressé au point de vue matériel, et d’ailleurs absurdes. Pendant un mois il se mit à la disposition de M. de Charlus à condition de garder ses soirées libres, car il désirait suivre avec continuité des cours d’algèbre.

Une fois, le prince de Guermantes qui, venu passer quelques jours sur cette côte pour rendre visite à la duchesse de Luxembourg, rencontra le musicien, sans savoir qui il était, sans être davantage connu de lui, et lui offrit cinquante francs pour passer la nuit ensemble dans la maison de femmes de Maineville ; double plaisir, pour Morel, du gain reçu de M. de Guermantes et de la volupté d’être entouré de femmes dont les seins bruns se montraient à découvert. M. de Charlus eut l’idée de ce qui s’était passé et de l’endroit, mais non du séducteur. Fou de jalousie, et pour connaître celui-ci, il télégraphia à Jupien, qui arriva deux jours après, et quand, au commencement de la semaine suivante, Morel annonça qu’il serait encore absent, le baron demanda à Jupien s’il se chargerait d’acheter la patronne de l’établissement et d’obtenir qu’on les cachât, lui et Jupien, pour assister à la scène. Le soir où Morel devait être absent était arrivé. La mission de Jupien avait réussi. Lui et le baron devaient venir vers onze heures du soir et on les cacherait. Trois rues avant d’arriver à cette magnifique maison de prostitution (où on venait de tous les environs élégants), M. de Charlus marchait sur la pointe des pieds, dissimulait sa voix, suppliait Jupien de parler moins fort, de peur que, de l’intérieur, Morel les entendît. Or, dès qu’il fut entré à pas de loup dans le vestibule, M. de Charlus, qui avait peu l’habitude de ce genre de lieux, à sa terreur et à sa stupéfaction se trouva dans un endroit plus bruyant que la Bourse ou l’Hôtel des Ventes. M. de Charlus était effrayé comme un provincial qui a à traverser les boulevards.

Enfin, au terme de son calvaire, il trouva Mlle Noémie qui devait les cacher avec Jupien, mais commença par l’enfermer dans un salon persan fort somptueux d’où il ne voyait rien. Elle lui dit que Morel avait demandé à prendre une orangeade et que, dès qu’on la lui aurait servie, on conduirait les deux voyageurs dans un salon transparent. En attendant, comme on la réclamait, elle leur promit, comme dans un conte, que pour leur faire passer le temps elle allait leur envoyer « une petite dame intelligente ». La petite dame intelligente avait un peignoir persan, qu’elle voulait ôter. M. de Charlus lui demanda de n’en rien faire, et elle se fit monter du Champagne qui coûtait 40 francs la bouteille. Morel, en réalité, pendant ce temps, était avec le prince de Guermantes ; il avait, pour la forme, fait semblant de se tromper de chambre, était entré dans une où il y avait deux femmes, lesquelles s’étaient empressées de laisser seuls les deux messieurs. Le baron et Jupien durent attendre encore une heure après quoi Noémie conduisit à pas de loup M. de Charlus ivre de fureur et Jupien désolé vers une porte entrebâillée en leur disant : « Vous allez très bien voir. Du reste, en ce moment ce n’est pas très intéressant, il est avec trois dames, il leur raconte sa vie de régiment. » Enfin le baron put voir par l’ouverture de la porte et aussi dans les glaces. Mais une terreur mortelle le força de s’appuyer au mur. C’était bien Morel qu’il avait devant lui, mais, comme si les mystères païens et les enchantements existaient encore, c’était plutôt l’ombre de Morel, Morel embaumé, pas même Morel ressuscité comme Lazare, une apparition de Morel, un fantôme de Morel, Morel revenant ou évoqué dans cette chambre (où, partout, les murs et les divans répétaient des emblèmes de sorcellerie), qui était à quelques mètres de lui, de profil. Les questions des femmes se pressaient, mais Morel, inanimé, n’avait pas la force de leur répondre. Le miracle même d’une parole murmurée ne se produisait pas. M. de Charlus n’eut qu’un instant d’hésitation, il comprit la vérité et que, soit maladresse de Jupien quand il était allé s’entendre, soit puissance expansive des secrets confiés qui fait qu’on ne les garde jamais, soit caractère indiscret de ces femmes, soit crainte de la police, on avait prévenu Morel que deux messieurs avaient payé fort cher pour le voir, on avait fait sortir le prince de Guermantes métamorphosé en trois femmes, et placé le pauvre Morel tremblant, paralysé par la stupeur, de telle façon que, si M. de Charlus le voyait mal, lui, terrorisé, sans paroles, n’osant pas prendre son verre de peur de le laisser tomber, voyait en plein le baron. Quand on avait fait sortir le prince de Guermantes pour que M. de Charlus ne le vît pas, furieux de sa déconvenue, sans soupçonner qui en était l’auteur, il avait supplié Morel, sans toujours vouloir lui faire connaître qui il était, de lui donner rendez-vous pour la nuit suivante dans la toute petite villa qu’il avait louée et que, malgré le peu de temps qu’il devait y rester, il avait, suivant la même maniaque habitude que nous avons autrefois remarquée chez Mme de Villeparisis, décoré de quantité de souvenirs de famille, pour se sentir plus chez soi. Donc le lendemain, Morel, retournant la tête à toute minute, tremblant d’être suivi et épié par M. de Charlus, avait fini, n’ayant remarqué aucun passant suspect, par entrer dans la villa. Quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n’était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez M. de Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d’abord d’effroi. Au même moment il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe. Fou de terreur, Morel, revenant de sa stupeur première, ne doutant pas que ce ne fût un guet-apens où M. de Charlus l’avait fait tomber pour éprouver s’il était fidèle, dégringola quatre à quatre les quelques marches de la villa, se mit à courir à toutes jambes sur la route et quand le prince de Guermantes entra dans son salon, il n’y trouva plus personne. Buté dans ses soupçons, Morel ne les dissipa jamais, et, même à Paris, la vue du prince de Guermantes suffisait à le mettre en fuite. Par où M. de Charlus fut protégé d’une infidélité qui le désespérait, et vengé sans l’avoir jamais imaginé, ni surtout comment.

À Grattevast, où habitait sa sœur, avec laquelle il était allé passer l’après-midi, montait quelquefois M. Pierre de Verjus, comte de Crécy, gentilhomme pauvre mais d’une extrême distinction, que le narrateur avait connu par les Cambremer, avec qui il était d’ailleurs peu lié. Le narrateur prit l’habitude, les jours où il ne pouvait voir Albertine, de l’inviter à Balbec. Pierre de Verjus aimait les vins les plus coûteux, sans doute par privation, par connaissance approfondie de ce dont il était privé, par goût, peut-être aussi par penchant exagéré. Aussi quand le narrateur l’invitait à dîner à Balbec, il commandait le repas avec une science raffinée, mais mangeait un peu trop, et surtout buvait, faisant chambrer les vins qui doivent l’être, frapper ceux qui exigent d’être dans de la glace. Comme le narrateur était pour Aimé un client préféré, celui-ci était ravi qu’il donne de ces dîners extras.

La tristesse de la vie de M. de Crécy venait, tout autant que de ne plus avoir de chevaux et une table succulente, de ne voisiner qu’avec des gens qui pouvaient croire que Cambremer et Guermantes étaient tout un. Il se sentait en effet exister depuis qu’il avait découvert quelqu’un qui savait la médiocrité des Cambremer et la grandeur des Guermantes, quelqu’un pour qui l’univers social existait. Aussi, s’il ne quittait jamais le wagon sans dire au narrateur  : « À quand notre petite réunion ? » c’était autant par avidité de parasite, par gourmandise d’érudit, et parce qu’il considérait les agapes de Balbec comme une occasion de causer, en même temps, des sujets qui lui étaient chers et dont il ne pouvait parler avec personne.

Très modeste en ce qui concernait sa propre famille, ce ne fut pas par M. de Crécy que le narrateur apprit qu’elle était très grande et un authentique rameau, détaché en France, de la famille anglaise qui porte le titre de Crécy. Quand le narrateur sut qu’il était un vrai Crécy, il lui raconta qu’une nièce de Mme de Guermantes avait épousé un Américain du nom de Charles Crécy et lui dit qu’il pensait qu’il n’avait aucun rapport avec lui. Le narrateur pensa plusieurs fois à lui dire, pour l’amuser, qu’il connaissait Mme Swann qui, comme cocotte, était connue autrefois sous le nom d’Odette de Crécy ; mais, il ne se sentit pas assez lié avec M. de Crécy pour conduire avec lui la plaisanterie jusque-là.

« Il est d’une très grande famille, dit un jour M. de Montsurvent au narrateur. Son patronyme est Saylor. » Et il ajouta que sur son vieux castel au-dessus d’Incarville, d’ailleurs devenu presque inhabitable et que, bien que né fort riche, il était aujourd’hui trop ruiné pour réparer, se lisait encore l’antique devise de la famille. C’était en ce double sens, en effet, que jouait avec le nom de Saylor cette devise qui était : « Ne sçais l’heure. »

À Hermenonville montait quelquefois M. de Chevrigny. Il était parent des Cambremer et, à cause de cela et par une fausse appréciation de l’élégance, ceux-ci l’invitaient souvent à Féterne, mais seulement quand ils n’avaient pas d’invités à éblouir. Vivant toute l’année à Beausoleil, M. de Chevrigny était resté plus provincial qu’eux. Il allait voir de nombreux spectacles parisiens et en recommandait au narrateur.

Les relations des Cambremer ne tardèrent pas à être moins parfaites avec Mme Verdurin qu’avec le narrateur, pour différentes raisons. Ils voulaient inviter celle-ci. Ils ne cessaient de consulter le narrateur sur la façon dont ils devaient réaliser leur désir de politesse. Le narrateur leur conseilla d’inviter des amis de Saint-Loup en même temps que Mme Verdurin. Par crainte (tant ils étaient timides) de mécontenter leurs nobles amis, ou (tant ils étaient naïfs) que M. et Mme Verdurin s’ennuyassent avec des gens qui n’étaient pas des intellectuels, ou encore (comme ils étaient imprégnés d’un esprit de routine que l’expérience n’avait pas fécondé) de mêler les genres et de commettre un « impair », les Cambremer déclarèrent que cela ne corderait pas ensemble, que cela ne « bicherait » pas et qu’il valait mieux réserver Mme Verdurin (qu’on inviterait avec tout son petit groupe) pour un autre dîner. Ils choisirent d’inviter Morel afin que M. de Charlus fût indirectement informé des gens brillants qu’ils recevaient, et aussi que le musicien fût un élément de distraction pour les invités, car on lui demanderait d’apporter son violon. On lui adjoignit Cottard, parce que M. de Cambremer déclara qu’il avait de l’entrain et « faisait bien » dans un dîner ; puis que cela pourrait être commode d’être en bons termes avec un médecin si on avait jamais quelqu’un de malade. Mme Verdurin fut outrée quand elle apprit que deux membres du petit groupe étaient invités sans elle à dîner à Féterne « en petit comité ». Elle dicta au docteur, dont le premier mouvement avait été d’accepter, une fière réponse où il disait : « Nous dînons ce soir-là chez Mme Verdurin », pluriel qui devait être une leçon pour les Cambremer et leur montrer qu’il n’était pas séparable de Mme Cottard. Quant à Morel, Mme Verdurin n’eut, pas besoin de lui tracer une conduite impolie, qu’il tint spontanément.

Il y avait un terrain sur lequel ce que disait M. de Charlus était aveuglément cru et exécuté par

Morel. Aveuglément et follement, car non seulement les enseignements de M. de Charlus étaient faux, mais encore, eussent-ils été valables pour un grand seigneur, appliqués à la lettre par Morel ils devenaient burlesques. Le terrain où Morel devenait si crédule et était si docile à son maître, c’était le terrain mondain. Le violoniste, qui, avant de connaître M. de Charlus, n’avait aucune notion du monde, avait pris à la lettre l’esquisse hautaine et sommaire que lui en avait tracée le baron qui mettait les Guermantes au-dessus de tout. Morel ne répondit donc pas à l’invitation des Cambremer, et le soir du dîner s’excusa à la dernière heure par un télégramme, ravi comme s’il venait d’agir en prince du sang.

 

La colère des Cambremer fut vive ; et, dans l’intervalle, d’autres incidents amenèrent une certaine tension dans leurs rapports avec le petit clan. Un jour, les Cottard, Charlus, Brichot, Morel et le narrateur revenaient en train d’un dîner à la Raspelière et les Cambremer, qui avaient déjeuné chez des amis à Harambouville, avaient fait à l’aller une partie du trajet avec eux. Le narrateur demanda à M. de Charlus s’il trouvait que ces Cambremer n’étaient échappés des Scènes de la vie de Province de Balzac. Le baron voulut couper court à cette conversation car Brichot était amoureux de Mme de Cambremer mais le narrateur ne le savait pas. Quelques jours plus tard, il fallut bien qu’il se rende à l’évidence et reconnaître que Brichot était épris de la marquise. Malheureusement Brichot accepta plusieurs déjeuners chez elle. Mme Verdurin estima qu’il était temps de mettre le holà. Elle  prenait à ces sortes d’explications et aux drames qu’ils déchaînaient un goût de plus en plus vif et que l’oisiveté fait naître, aussi bien que dans le monde aristocratique, dans la bourgeoisie. Elle dit à Brichot que Mme de Cambremer se moquait de lui, qu’il était la fable de son salon, qu’il allait déshonorer sa vieillesse, compromettre sa situation dans l’enseignement. Elle l’emporta, Brichot cessa d’aller à Féterne, mais son chagrin fut tel que pendant deux jours on crut qu’il allait perdre complètement la vue, et sa maladie, en tout cas, avait fait un bond en avant qui resta acquis. Cependant les Cambremer, dont la colère contre Morel était grande, invitèrent une fois, et tout exprès, M. de Charlus, mais sans lui. Ne recevant pas de réponse du baron, ils craignirent d’avoir fait une gaffe et, trouvant que la rancune est mauvaise conseillère, écrivirent un peu tardivement à Morel, platitude qui fit sourire M. de Charlus en lui montrant son pouvoir.

Les Cambremer donnaient en réalité le dîner pour la fleur de chic qu’étaient M. et Mme Féré. Mais ils craignaient tellement de déplaire à M. de Charlus que, bien qu’ayant connu les Féré par M. de Chevrigny, Mme de Cambremer se sentit la fièvre quand, le jour du dîner, elle vit celui-ci venir leur faire une visite à Féterne. On inventa tous les prétextes pour le renvoyer à Beausoleil au plus vite, pas assez pourtant pour qu’il ne croisât pas dans la cour les Féré, qui furent aussi choqués de le voir chassé que lui honteux. Mais, coûte que coûte, les Cambremer voulaient épargner à M. de Charlus la vue de M. de Chevrigny, jugeant celui-ci provincial.

Les Féré ne voyaient pas des gens que des La Trémoïlle auraient fréquentés. Il avait fallu la situation de reine du bord de la mer, que la vieille marquise de Cambremer avait dans la Manche, pour que les Féré vinssent à une de ses matinées chaque année. On les avait invités à dîner et on comptait beaucoup sur l’effet qu’allait produire sur eux M. de Charlus. On annonça discrètement qu’il était au nombre des convives. Par hasard Mme Féré ne le connaissait pas. Mme de Cambremer en ressentit une vive satisfaction, et le sourire du chimiste qui va mettre en rapport pour la première fois deux corps particulièrement importants erra sur son visage.

La porte s’ouvrit et Mme de Cambremer faillit se trouver mal en voyant Morel entrer seul. Il présenta les excuses du baron. Les Cambremer feignirent que l’absence du baron était un agrément de plus à la réunion et, sans se laisser entendre de Morel, disaient à leurs invités : « Nous nous passerons de lui, n’est-ce pas, ce ne sera que plus agréable. » Mais ils étaient furieux, soupçonnèrent une cabale montée par Mme Verdurin, et, du tac au tac, quand celle-ci les réinvita à la Raspelière, M. de Cambremer, ne pouvant résister au plaisir de revoir sa maison et de se retrouver dans le petit groupe, vint, mais seul, en disant que la marquise était désolée, mais que son médecin lui avait ordonné de garder la chambre. Les Cambremer crurent, par cette demi-présence, à la fois donner une leçon à M. de Charlus et montrer aux Verdurin qu’ils n’étaient tenus envers eux qu’à une politesse limitée. Au bout de quelques semaines ils étaient à peu près brouillés. M. de Cambremer expliqua au narrateur qu’il ne supportait pas que M. de Charlus soit extrêmement dreyfusard. Il évoqua Saint-Loup qu’il croyait aussi dreyfusard et devait se marier avec la nièce du prince de Guermantes, un autre dreyfusard. Le narrateur lui apprit que Saint-Loup n’était plus dreyfusard. Mme de Cambremer se rabattit sur la Patronne, dont la brouille avec eux était encore plus nécessaire à expliquer. Mme Verdurin avait eu l’air de croire qu’avec la maison et tout ce qu’elle avait trouvé le moyen de se faire attribuer, la jouissance du pré, les vieilles tentures, toutes choses qui n’étaient nullement dans le bail, elle aurait en plus le droit d’être liée avec les Cambremer. Quand Mme de Cambremer sentit que Mme Verdurin s’imaginait que, parce qu’elle était sa locataire dans la Manche, elle aurait le droit de lui faire des visites à Paris, elle comprit qu’il fallait couper le câble. Malgré cette brouille avec la Patronne, les Cambremer n’étaient pas mal avec les fidèles, et montaient volontiers dans leur wagon quand ils étaient sur la ligne.

Le narrateur revit, du reste, Mme Cambremer une autre fois parce qu’elle avait dit que sa « cousine » avait un drôle de genre et qu’il voulait savoir ce qu’elle entendait par là. Elle nia l’avoir dit, mais finit par avouer qu’elle avait parlé d’une personne qu’elle avait cru rencontrer avec la « cousine ». Elle ne savait pas son nom et dit finalement que, si elle ne se trompait pas, c’était la femme d’un banquier, laquelle s’appelait Lina, Linette, Lisette, Lia, enfin quelque chose de ce genre. Le narrateur pensait que « femme d’un banquier » n’était mis que pour plus de démarquage. Il voulut demander à Albertine si c’était vrai. Mais aimait mieux avoir l’air de celui qui sait que de celui qui questionne. Albertine ne racontait jamais de faits pouvant lui faire du tort. Souvent, quand M. de Cambremer interpellait le narrateur de la gare, ce dernier venait avec Albertine de profiter des ténèbres du train de nuit, et avec d’autant plus de peine que celle-ci s’était un peu débattue, craignant qu’elles ne fussent pas assez complètes.

Le retour, de même que l’aller, si, en donnant au narrateur quelque impression de poésie, réveillait en lui le désir de faire des voyages, de mener une vie nouvelle, et lui faisait par-là souhaiter d’abandonner tout projet de mariage avec Albertine, et même de rompre définitivement leurs relations, le rendait aussi, et à cause même de leur nature contradictoire, cette rupture plus facile. Car, au retour aussi bien qu’à l’aller, à chaque station montaient avec eux ou leur disaient bonjour du quai des gens de connaissance ; sur les plaisirs furtifs de l’imagination dominaient ceux, continuels, de la sociabilité, qui sont si apaisants, si endormeurs. Déjà, avant les stations elles-mêmes, leurs noms (qui l’avaient tant fait rêver depuis le jour où il les avait entendus, le premier soir où il avait voyagé avec sa grand’mère) s’étaient humanisés, avaient perdu leur singularité depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, leur en avait plus complètement expliqué les étymologies. Brichot évoqua les envahisseurs normands, allemands, saxons, goths et même maures dont on retrouvait traces dans les noms de lieux. A Doncières, M. de Charlus dit, avec un effroi simulé

– Mon Dieu, que de lieutenants vont essayer de monter.

Brichot dit à Cottard : Le baron a peur que des officiers ne lui passent sur le corps.

Pendant ces retours (comme à l’aller), le narrateur disait à Albertine de se vêtir, car il savait bien qu’à Amnancourt, à Doncières, à Épreville, à Saint-Vast, ils auraient de courtes visites à recevoir. C’étaient des amis de Saint-Loups ou Saint-Loup qui venait souvent lui-même, et pendant tout le temps qu’il était là, sans qu’on pût s’en apercevoir, le narrateur tenait Albertine prisonnière sous son regard, d’ailleurs inutilement vigilant. Une fois pourtant il interrompit sa garde. Bloch lui demanda de venir dire bonjour à son père. Le narrateur n’avait pas envie de sortir du train et de laisser Albertine seule avec Saint-Loup. Mais il ne voulait pas avoir l’air de manquer à la bonne camaraderie, plus encore de la cause pour laquelle Bloch croyait qu’il y manquait, et de sentir que Bloch s’imaginait qu’il n’était pas le même avec ses amis bourgeois quand il y avait des gens « nés ». De ce jour Bloch cessa de lui témoigner la même amitié, et, ce qui était plus pénible au narrateur, n’eut plus pour son caractère la même estime. Mais pour le détromper sur le motif qui l’avait fait rester dans le wagon, il lui eût fallu lui dire quelque chose – à savoir qu’il était jaloux d’Albertine – qui lui eût été encore plus douloureux que de le laisser croire qu’il était stupidement mondain. Bloch avait tous les défauts qui déplaisaient le plus au narrateur. Sa tendresse pour Albertine se trouvait, par accident, les rendre tout à fait insupportables.

Ainsi, dans ce simple moment où le narrateur causait avec lui tout en surveillant Robert de l’œil, Bloch lui dit qu’il avait déjeuné chez Mme Bontemps et que chacun avait parlé du narrateur avec les plus grands éloges jusqu’au « déclin d’Hélios ». Comme Mme Bontemps croyait Bloch un génie, le suffrage enthousiaste qu’il aurait accordé au narrateur ferait plus que ce que tous les autres avaient pu dire, cela reviendrait à Albertine. Si Bloch, tout en le désolant en ne pouvant comprendre la raison qui l’empêchait d’aller saluer son père, l’avait exaspéré en lui avouant qu’il l’avait déconsidéré chez Mme Bontemps, l’ami du narrateur avait produit sur M. de Charlus une impression tout autre que l’agacement.  Certes, Bloch croyait maintenant que non seulement le narrateur ne pouvait rester une seconde loin de gens élégants, mais que, jaloux des avances qu’ils avaient pu faire à Bloch (comme M. de Charlus), le narrateur tâchait de mettre des bâtons dans les roues et de l’empêcher de se lier avec eux ; mais de son côté le baron regrettait de n’avoir pas vu Bloch davantage. Selon son habitude, il se garda de le montrer. Sans en avoir l’air M. de Charlus demanda au narrateur si Bloch écrivait, s’il avait du talent. Le narrateur dit à M. de Charlus qu’il avait été bien aimable de dire à Bloch qu’il espérait le revoir. Mais le baron fit semblant de n’avoir rien entendu. Puis il demanda où logeait Bloch. Le narrateur lui dit que Bloch avait loué à la Commanderie. Charlus feignit de mépriser Bloch. Car un Juif ne pouvait pas selon lui habiter chez les Chevaliers de l’Ordre de Malte dont lui-même faisait partie. Puis il chercha à connaître l’adresse de Bloch à Paris mais le narrateur ne la connaissait pas. Mais il savait que les bureaux du père de Bloch étaient rue des Blancs-Manteaux. Pour Charlus, c’était sacrilège car ces Blancs-Manteaux pollués par M. Bloch étaient ceux des frères mendiants, dits serfs de la Sainte-Vierge, que saint Louis établit là. Et la rue avait toujours été à des ordres religieux. La profanation était d’autant plus diabolique qu’à deux pas de la rue des Blancs-Manteaux, il y avait une rue, dont le nom lui échappait, et qui était tout entière concédée aux Juifs. Charlus voulut se rattraper en disant que la politique n’était pas de son ressort et il ne pouvait pas condamner en bloc, puisque Bloch il y avait, une nation qui comptait Spinoza parmi ses enfants illustres. Mais enfin un ghetto était d’autant plus beau qu’il était plus homogène et plus complet. Charlus raconta que c’était par-là que demeurait un étrange Juif qui avait fait bouillir des hosties, après quoi on le fit bouillir lui-même, ce que le baron trouvait plus étrange encore puisque cela avait l’air de signifier que le corps d’un Juif pouvait valoir autant que le corps du Bon Dieu. Ce discours antijuif avait été comiquement coupé, pour le narrateur, par une phrase que Morel lui chuchota et qui avait désespéré M. de Charlus. Morel, qui n’avait pas été sans s’apercevoir de l’impression que Bloch avait produite, le remercia à l’oreille de l’avoir « expédié », ajoutant cyniquement : « Il aurait voulu rester, tout ça c’est la jalousie, il voudrait me prendre ma place. C’est bien d’un youpin ! »

Le baron demanda au narrateur par quel moyens de transport voyageait Bloch et fut surpris d’apprendre que c’était par une chaise de poste. Le train repartait et Saint-Loup les quitta. Mais ce jour fut le seul où, en montant dans leur wagon, il fit, à son insu, souffrir le narrateur par la pensée qu’il eut un instant de le laisser avec Albertine pour accompagner Bloch. Les autres fois sa présence ne le tortura pas. Car d’elle-même Albertine, pour éviter au narrateur toute inquiétude, se plaçait, sous un prétexte quelconque, de telle façon qu’elle n’aurait pas, même involontairement, frôlé Robert, presque trop loin pour avoir même à lui tendre la main ; détournant de lui les yeux, elle se mettait, dès qu’il était là, à causer ostensiblement et presque avec affectation avec l’un quelconque des autres voyageurs. Le nom de Saint- Pierre-des-Ifs annonçait seulement au narrateur qu’allait apparaître un quinquagénaire étrange, spirituel et fardé, avec qui il pourrait parler de Chateaubriand et de Balzac. Et maintenant, dans les brumes du soir, derrière cette falaise d’Incarville, qui l’avait tant fait rêver autrefois, ce qu’il voyait comme si son grès antique était devenu transparent, c’était la belle maison d’un oncle de M. de Cambremer et dans laquelle il savait qu’on serait toujours content de le recueillir s’il ne voulait pas dîner à la Raspelière ou rentrer à Balbec. Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms, déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré.

Lors de ses retours, le narrateur voyait M. de Cambremer, tout à fait brouillé avec les Verdurin, qui reconduisait des invités et qui, de la part de sa mère et de sa femme, venait lui demander s’il ne voulait pas qu’il « l’enlevât » pour le garder quelques jours à Féterne. M. de Cambremer lui proposa de s’installer à Féterne, pour causer de ses étouffements avec sa sœur. Le narrateur croisait également M. de Crécy. Et aussi beaucoup faisaient la causette avec eux que le narrateur avait toujours soupçonnés ne s’être trouvés sur le quai, à la station la plus proche de leur petit château, que parce qu’ils n’avaient rien d’autre à faire que de retrouver un moment des gens de connaissance.

Ainsi Hermenonville, Harambouville, Incarville, n’évoquaient même plus au narrateur les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où il les avait vus baigner jadis dans l’humidité du soir. Doncières ! Maintenant ce n’était plus que la station où montait Morel : Égleville, celle où les attendait généralement la princesse Sherbatoff ; Maineville, la station où descendait Albertine les soirs de beau temps, quand, n’étant pas trop fatiguée, elle avait envie de prolonger encore un moment avec le narrateur. Non seulement il n’éprouvait plus la crainte anxieuse d’isolement qui l’avait étreint le premier soir, mais il n’avait plus à craindre qu’elle se réveillât, ni de se sentir dépaysé ou de se trouver seul sur cette terre productive non seulement de châtaigniers et de tamaris, mais d’amitiés qui tout le long du parcours formaient une longue chaîne. Le sifflet du petit tram ne leur faisait quitter un ami que pour leur permettre d’en retrouver d’autres. Si une journée par hasard était devenue vacante, le narrateur n’avait plus eu l’idée de l’employer à voir quelque église pour laquelle il était jadis venu à Balbec, ni même à confronter un site peint par Elstir avec l’esquisse qu’il en avais vue chez lui, mais à aller faire une partie d’échecs de plus chez M. Féré. C’était, en effet, la dégradante influence, comme le charme aussi, qu’avait eue ce pays de Balbec de devenir pour lui un vrai pays de connaissances. L’Indicateur des chemins de fer, lui étaient devenus si familiers que cet indicateur même, il aurait pu le consulter, à la page Balbec-Douville par Doncières, avec la même heureuse tranquillité qu’un dictionnaire d’adresses. Le bénéfice qu’il en tirait, au moins, était de ne plus voir les choses qu’au point de vue pratique. Le mariage avec Albertine lui apparaissait comme une folie.

 

Chapitre quatrième

Brusque revirement vers Albertine. Désolation au lever du soleil. Je pars immédiatement avec Albertine pour Paris.

 

Le narrateur n’attendait qu’une occasion pour la rupture définitive. Et, un soir, comme sa mère partait le lendemain pour Combray, où elle allait assister dans sa dernière maladie une sœur de sa mère, le laissant pour qu’il profite de l’air de la mer, il lui avait annoncé qu’irrévocablement il était décidé à ne pas épouser Albertine et allait cesser prochainement de la voir. Il était content d’avoir pu, par ces mots, donner satisfaction à sa mère la veille de son départ. Elle ne lui avait pas caché que c’en avait été en effet une très vive pour elle.

En revenant de la Raspelière, se sentant particulièrement heureux et détaché d’Albertine, il s’était décidé, maintenant qu’il n’y avait plus qu’eux deux dans le wagon, à aborder enfin cet entretien. La vérité était qu’il aimait Andrée. Puisqu’elle allait arriver de nouveau, dans quelques jours, à Balbec, il lui dirait qu’il était triste de son autre amour et qu’elle l’aiderait à le consoler. Il souriait intérieurement en pensant à cette conversation, car de cette façon il donnerait à Andrée l’illusion qu’il ne l’aimait pas vraiment ; ainsi elle ne serait pas fatiguée de lui et il profiterait joyeusement et doucement de sa tendresse.

Le narrateur et Albertine approchaient de Parville, il sentit qu’ils n’auraient pas le temps ce soir-là et qu’il valait mieux remettre au lendemain ce qui maintenant était irrévocablement résolu. Il se contenta donc de parler avec elle du dîner qu’ils avaient fait chez les Verdurin. Il lui fit comprendre qu’il voulait « lâcher » le clan et elle comprit, le sentant nerveux. Albertine lui parla d’une amie plus âgée qu’elle, qui lui avait servi de mère, de sœur, avec qui elle avait passé à Trieste ses meilleures années et que, d’ailleurs, elle devait dans quelques semaines retrouver à Cherbourg. C’était la meilleure amie de la fille de Vinteuil, et elle connaissait presque autant la fille de Vinteuil. Si longtemps après la mort de Vinteuil, une image s’agitait dans le cœur du narrateur, une image tenue en réserve pendant tant d’années. Il se rappela cette fin de journée lointaine à Montjouvain, caché derrière un buisson où il avait dangereusement laissé s’élargir en lui la voie funeste et destinée à être douloureuse du Savoir. Albertine amie de Mlle Vinteuil et de son amie, pratiquante professionnelle du Sapphisme. C’était une « terra incognita » terrible où il venait d’atterrir, une phase nouvelle de souffrances insoupçonnées qui s’ouvrait. C’était quelque chose comme l’amitié d’Albertine et Mlle Vinteuil, quelque chose que son esprit n’aurait su inventer, mais qu’il appréhendait obscurément quand il s’inquiétait tout en voyant Albertine auprès d’Andrée.

Le narrateur pensait que c’est souvent seulement par manque d’esprit créateur qu’on ne va pas assez loin dans la souffrance. Et la réalité la plus terrible donne, en même temps que la souffrance, la joie d’une belle découverte, parce qu’elle ne fait que donner une forme neuve et claire à ce que nous remâchions depuis longtemps sans nous en douter.

Albertine descendit à Parville. Cette séparation fit si mal au narrateur qu’il la rattrapa, la tira désespérément par le bras et lui demanda : « Est-ce qu’il serait matériellement impossible que vous veniez coucher ce soir à Balbec ? Elle répondit qu’elle tombait de sommeil. Il insista et elle accepta.

La mère du narrateur dormait quand, après avoir fait donner à Albertine une chambre située à un autre étage, il rentra dans la sienne. Il s’assit près de la fenêtre, réprimant ses sanglots pour que sa mère, qui n’était séparée de lui que par une mince cloison, ne l’entendît pas. Nulle journée maintenant ne serait plus pour lui nouvelle, n’éveillerait plus en lui le désir d’un bonheur inconnu, et prolongerait seulement ses souffrances, jusqu’à ce qu’il n’eût plus la force de les supporter. La vérité de ce que Cottard lui avait dit au casino de Parville ne faisait plus doute pour lui. Ce qu’il avait redouté, vaguement soupçonné depuis longtemps d’Albertine, ce que son instinct dégageait de tout son être, et ce que ses raisonnements dirigés par son désir lui avaient peu à peu fait nier, c’était vrai ! Il revoyait la chambre de Montjouvain où elle tombait dans les bras de Mlle Vinteuil avec ce rire où elle faisait entendre comme le son inconnu de sa jouissance. Et la preuve qu’Albertine n’en avait pas été choquée et avait consenti, c’est qu’elles ne s’étaient pas brouillées, mais que leur intimité n’avait pas cessé de grandir. Lui qui ne s’était jusqu’ici jamais éveillé sans sourire aux choses les plus humbles, au bol de café au lait, au bruit de la pluie, au tonnerre du vent, il sentit que le jour qui allait se lever dans un instant, et tous les jours qui viendraient ensuite ne lui apporteraient plus jamais l’espérance d’un bonheur inconnu, mais le prolongement de son martyre. Il sonna le lift, qui faisait fonction de veilleur de nuit, et lui demanda d’aller à la chambre d’Albertine, lui dire que le narrateur avait quelque chose d’important à lui communiquer, si elle pouvait le recevoir. Le lift revint pour lui annoncer qu’Albertine allait venir dans sa chambre. Le narrateur dit à Albertine qu’il avait quitté une femme qu’il avait dû épouser, qui était prête à tout abandonner pour lui. Elle devait partir en voyage ce matin, et depuis une semaine, tous les jours il se demandait s’il aurait le courage de ne pas lui télégraphier qu’il revenait et il avait envoyé le télégramme. C’était pourquoi il avait demandé à Albertine de venir à Balbec avec lui. Il voulait lui dire adieu s’il devait se tuer de désespoir. Il pleura. Albertine était sincèrement émue d’un chagrin dont il pouvait lui cacher la cause, mais non la réalité et la force. Elle lui annonça qu’elle resterait tout le temps avec lui. Elle lui offrait l’unique remède contre le poison qui le brûlait, homogène à lui d’ailleurs ; l’un doux, l’autre cruel, tous deux étaient également dérivés d’Albertine.

 

Albertine allait bientôt partir de Balbec pour Cherbourg et de là pour Trieste. Ses habitudes d’autrefois allaient renaître. Ce que le narrateur voulait avant tout, c’était empêcher Albertine de prendre le bateau, tâcher de l’emmener à Paris. Là, il pourrait la surveiller plus facilement. Il pourrait demander à Mme de Guermantes d’agir indirectement sur l’amie de Mlle Vinteuil pour qu’elle ne restât pas à Trieste, pour lui faire accepter une situation ailleurs, peut-être chez le prince de... que le narrateur avait rencontré chez Mme de Villeparisis et chez Mme de Guermantes même. Et celui-ci, même si Albertine voulait aller chez lui voir son amie, pourrait, prévenu par Mme de Guermantes, les empêcher de se joindre. C’était l’amie de Mlle Vinteuil qui restait la grande préoccupation du narrateur. La passion mystérieuse avec laquelle il avait pensé autrefois à l’Autriche parce que c’était le pays d’où venait Albertine (son oncle y avait été conseiller d’ambassade), le narrateur l’éprouvait encore mais, par une interversion des signes, dans le domaine de l’horreur. Oui, c’était de là qu’Albertine venait. C’était là que, dans chaque maison, elle était sûre de retrouver, soit l’amie de Mlle Vinteuil, soit d’autres. Les habitudes d’enfance allaient renaître, on se réunirait dans trois mois pour la Noël, puis le 1er janvier, dates qui étaient déjà tristes au narrateur en elles-mêmes, de par le souvenir inconscient du chagrin qu’il y avait ressenti quand, autrefois, elles le séparaient, tout le temps des vacances du jour de l’an, de Gilberte. À Mlle Vinteuil maintenant, tandis que son amie la chatouillait avant de s’abattre sur elle, il donnait le visage enflammé d’Albertine, d’Albertine qu’il entendit lancer en s’enfuyant, puis en s’abandonnant, son rire étrange et profond. Sa rivale n’était pas semblable à lui, ses armes étaient différentes, il ne pouvait pas lutter sur le même terrain, donner à Albertine les mêmes plaisirs, ni même les concevoir exactement.

A présent, pour qu’Albertine n’allât pas à Trieste, le narrateur aurait supporté toutes les souffrances, et si c’eût été insuffisant, il lui en aurait infligé, il l’aurait isolée, enfermée, il lui eût pris le peu d’argent qu’elle avait pour que le dénuement l’empêchât matériellement de faire le voyage. Ce qui lui déchirait le cœur en pensant qu’Albertine irait peut-être à Trieste, c’était qu’elle y passerait la nuit de Noël avec l’amie de Mlle Vinteuil. Et pourtant il savait bien que cette localisation de sa jalousie était arbitraire, que si Albertine avait ces goûts elle pouvait les assouvir avec d’autres. C’était de Trieste, de ce monde inconnu où il sentait que se plaisait Albertine, où étaient ses souvenirs, ses amitiés, ses amours d’enfance, que s’exhalait cette atmosphère hostile, inexplicable, comme celle qui montait jadis jusqu’à la chambre de Combray, de la salle à manger où le narrateur entendait causer et rire avec les étrangers, dans le bruit des fourchettes, sa maman qui ne viendrait pas lui dire bonsoir. Il pensait maintenant à Trieste, mais comme à une cité maudite qu’il aurait voulu faire brûler sur-le-champ et supprimer du monde réel.

Maintenant que la révélation de l’intimité de son amie avec Mlle Vinteuil lui devenait une quasi-certitude, il lui semblait que, dans tous les moments où Albertine n’était pas avec lui, elle était livrée aux cousines de Bloch, peut-être à d’autres. L’idée que ce soir même elle pourrait voir les cousines de Bloch le rendait fou. Alors il lui proposa d’aller vivre avec lui à Paris car il fallait l’empêcher d’être seule. La mère du narrateur allait partir pour Combray et son père était en voyage d’inspection. Sa mère devait allait voir une tante atteinte d’un cancer. La mère du narrateur voulait apporter les doux entretiens que la tante n’était pourtant pas venue offrir à sa grand’mère. Pendant qu’elle serait à Combray, sa mère s’occuperait de certains travaux que sa grand’mère avait toujours désirés, mais si seulement ils étaient exécutés sous la surveillance de sa fille.

Le narrateur se demanda si Albertine avait compris que la femme, avec qui le narrateur avait prétendu devoir se marier, n’existait pas, et que si, cette nuit-là, il avait parfaitement voulu mourir, c’est parce qu’Albertine lui avait étourdiment révélé qu’elle était liée avec l’amie de Mlle Vinteuil. Pourtant, ce jour-là, Albertine lui dit qu’il était fou de rejeter cette femme car tout le monde voulait vivre auprès de lui, et tout le monde le recherchait. On ne parlait que de lui chez Mme Verdurin et Albertine savait qu’on ne parlait que de lui dans le plus grand monde aussi. Mais le narrateur lui répondit qu’il ne voulait être consolé que par elle, en ce moment, à Paris. Il fit même vaguement allusion à une possibilité de mariage, tout en disant que c’était irréalisable parce que leurs caractères ne concorderaient pas. Malgré lui, toujours poursuivi dans sa jalousie par le souvenir des relations de Saint-Loup avec « Rachel quand du Seigneur » et de Swann avec Odette, il était trop porté à croire que, du moment qu’il aimait, il ne pouvait pas être aimé et que l’intérêt seul pouvait attacher à lui une femme. C’étaient les sentiments qu’il pouvait inspirer que sa jalousie lui faisait trop sous-estimer. Et de ce jugement, peut-être erroné, naquirent sans doute bien des malheurs qui allaient fondre sur lui et Albertine. Le dévouement d’Albertine fléchissait déjà. Elle avait dit au narrateur qu’elle ne le quitterait pas et à présent, elle voulait partir pour Maineville. Elle voulait récupérer son courrier et avertir sa tante qu’elle logerait à Paris. Le narrateur proposa d’envoyer le lift s’occuper de cela et Albertine accepta. Elle était désireuse de se montrer gentille mais contrariée d’être asservie.

Dans le petit chemin de fer d’intérêt local, malgré toutes ses précautions pour ne pas être vu, le narrateur rencontra M. de Cambremer qui, à la vue des malles, blêmit, car il comptait sur lui pour le surlendemain. Pendant que M. de Cambremer lui parlait, le narrateur redoutait de voir apparaître M. de Crécy implorant d’être invité, ou, plus redoutable encore, Mme Verdurin tenant à l’inviter. Le narrateur pensa que les maîtresses qu’il avait le plus aimées n’avaient coïncidé jamais avec son amour pour elles. Quand il les voyait, quand il les entendait, il ne trouvait rien en elles qui ressemblât à son amour et pût l’expliquer. Pourtant sa seule joie était de les voir, sa seule anxiété de les attendre. On aurait dit qu’une vertu n’ayant aucun rapport avec elles leur avait été accessoirement adjointe par la nature, et que cette vertu, ce pouvoir simili-électrique avait pour effet sur le narrateur d’exciter son amour, c’est-à-dire de diriger toutes ses actions et de causer toutes ses souffrances. Il avait été secoué par ses amours, les avait vécues, les avait senties : jamais il n’avait pu arriver à les voir ou à les penser. Les mots : « Cette amie, c’est Mlle Vinteuil » avaient été le Sésame, que le narrateur eût été incapable de trouver lui-même, qui avait fait entrer Albertine dans la profondeur de son cœur déchiré. Et la porte qui s’était refermée sur elle, il aurait pu chercher pendant cent ans sans savoir comment on pourrait la rouvrir.

En embrassant Albertine comme il embrassait sa mère, à Combray, pour calmer son angoisse, le narrateur croyait presque à l’innocence de son amie ou, du moins, il ne pensait pas avec continuité à la découverte qu’il avait faite de son vice. Mais maintenant qu’il était seul, les mots retentissaient à nouveau, comme ces bruits intérieurs de l’oreille qu’on entend dès que quelqu’un cesse de vous parler. Son vice maintenant ne faisait pas de doute pour lui. Il ne put retenir un sanglot quand, dans un geste d’offertoire mécaniquement accompli et qui lui parut symboliser le sanglant sacrifice qu’il allait avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu’à la fin de sa vie, renouvellement, solennellement célébré à chaque aurore, de son chagrin quotidien et du sang de sa plaie, l’œuf d’or du soleil.

Mais à ce moment, contre toute attente, la porte s’ouvrit et, le cœur battant, il lui sembla voir sa grand’mère devant lui, comme en une de ces apparitions qu’il avait déjà eues, mais seulement en dormant. C’était sa mère qui lui dit : « Tu trouves que je ressemble à ta pauvre grand’mère », avec douceur, comme pour calmer l’effroi du narrateur, avouant, du reste, cette ressemblance, avec un beau sourire de fierté modeste qui n’avait jamais connu la coquetterie. Depuis longtemps déjà sa mère ressemblait à sa grand’mère bien plus qu’à la jeune et rieuse maman qu’avait connue son enfance. Mais il n’y avait plus songé. Sa mère lui dit qu’elle avait entendu ses pleurs et cela l’avait réveillée. Elle lui montra la fenêtre mais derrière la plage de Balbec, la mer, le lever du soleil, qu’elle lui montrait, il voyait, avec des mouvements de désespoir qui n’échappaient pas à sa mère, la chambre de Montjouvain où Albertine, rose, pelotonnée comme une grosse chatte, le nez mutin, avait pris la place de l’amie de Mlle Vinteuil et disait avec des éclats de son rire voluptueux : « Eh bien ! si on nous voit, ce n’en sera que meilleur. Moi ! je n’oserais pas cracher sur ce vieux singe ? » en parlant de la photo de Vinteuil. La mère du narrateur se rappela qu’il avait dit qu’Albertine l’ennuyait un peu, qu’il était content d’avoir renoncé à l’idée de l’épouser. Elle était désolée car elle devait partir le lendemain et n’aurait pas le temps de le consoler. Sa mère avait cet air qu’elle avait eu à Combray pour la première fois quand elle s’était résignée à passer la nuit auprès de lui, cet air qui en ce moment ressemblait extraordinairement à celui de sa grand’mère lui permettant de boire du cognac. Il lui annonça qu’il allait se marier avec Albertine. Il y avait réfléchi toute la nuit.

 

 

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2 novembre 2024

La Duchesse de Langeais (Balzac)

 

Il existe dans une ville espagnole située sur une île de la Méditerranée, un couvent de Carmélites Déchaussées où la règle de l’Ordre institué par sainte Thérèse s’est conservée dans la rigueur primitive de la réformation due à cette illustre femme. Si le nom de l’Empereur vint bruire jusque sur cette plage, il est douteux que son fantastique cortège de gloire et les flamboyantes majestés de sa vie météorique aient été comprises par les saintes filles agenouillées dans ce cloître. Une rigidité conventuelle que rien n’avait altérée recommandait cet asile dans toutes les mémoires du monde catholique. Nul couvent n’était plus favorable au détachement complet des choses d’ici-bas, exigé par la vie religieuse. Nulle autre part que sur ce rocher à demi européen, africain à demi, ne pouvaient se rencontrer autant d’harmonies différentes qui toutes concourussent à si bien élever l’âme, à en égaliser les impressions les plus douloureuses, à en attiédir les plus vives, à faire aux peines de la vie un lit profond. Ce monastère avait été construit à l’extrémité de l’île, au point culminant du rocher. Ce roc était protégé de toute atteinte par des écueils dangereux qui se prolongeaient au loin, et dans lesquels se jouait le flot brillant de la Méditerranée. Il fallait donc être en mer pour apercevoir les quatre corps du bâtiment carré. Du côté de la ville, l’église masquait entièrement les solides constructions du cloître. Intérieurement, l’église se partageait en trois nefs sombres et mystérieuses. La furie des vents ayant sans doute interdit à l’architecte de construire latéralement ces arcs-boutants qui ornent presque partout les cathédrales, et entre lesquels sont pratiquées des chapelles, les murs qui flanquaient les deux petites nefs et soutenaient ce vaisseau, n’y répandaient aucune lumière. Lors de l’expédition française faite en Espagne pour rétablir l’autorité du roi Ferdinand VII, et après la prise de Cadix, un général français, venu dans cette île pour y faire reconnaître le gouvernement royal, y prolongea son séjour, dans le but de voir ce couvent, et trouva moyen de s’y introduire. Le duc d’Angoulême était encore en Espagne, et de toutes les fautes que pouvait impunément commettre un homme aimé par le généralissime, celle-là seule l’eût trouvé sans pitié. Ce général avait sollicité sa mission afin de satisfaire une secrète curiosité, quoique jamais curiosité n’ait été plus désespérée. Mais cette dernière tentative était une affaire de conscience. La maison de ces Carmélites était le seul couvent espagnol qui eût échappé à ses recherches. Pendant la traversée, qui ne dura pas une heure, il s’éleva dans son âme un pressentiment favorable à ses espérances. Il rencontra sous ces murailles et dans ces chants de légers indices qui justifièrent son frêle espoir. Enfin, quelque légers que fussent des soupçons si bizarrement réveillés, jamais passion humaine ne fut plus violemment intéressée que ne l’était alors la curiosité du général.

Une heure après que le général eut abordé cet îlot, l’autorité royale y fut rétablie. Quelques Espagnols constitutionnels, qui s’y étaient nuitamment réfugiés après la prise de Cadix, s’embarquèrent sur un bâtiment que le général leur permit de fréter pour s’en aller à Londres. Il n’y eut donc là ni résistance ni réaction. Cette petite Restauration insulaire n’allait pas sans une messe, à laquelle durent assister les deux compagnies commandées pour l’expédition. Le général avait espéré pouvoir obtenir, dans l’église, quelques renseignements sur les religieuses enfermées dans le couvent, dont une d’elles peut-être lui était plus chère que la vie et plus précieuse que l’honneur. Ses espérances furent d’abord cruellement déçues. La messe fut, à la vérité, célébrée avec pompe. En faveur de la solennité, les rideaux qui cachaient habituellement le chœur furent ouverts, et en laissèrent voir les richesses, les précieux tableaux et les chasses ornées de pierreries dont l’éclat effaçait celui des nombreux ex-voto d’or et d’argent attachés par les marins de ce port aux piliers de la grande nef. Les religieuses s’étaient toutes réfugiées dans la tribune de l’orgue. Cependant, malgré ce premier échec, durant la messe d’actions de grâces, se développa largement le drame le plus secrètement intéressant qui jamais ait fait battre un cœur d’homme. La sœur qui touchait l’orgue excita un si vif enthousiasme qu’aucun des militaires ne regretta d’être venu à l’office. Le général resta calme et froid en apparence. Par un singulier hasard, la musique des orgues paraissait appartenir à l’école de Rossini, le compositeur qui a transporté le plus de passion humaine dans l’art musical. Parmi les partitions dues à ce beau génie, la religieuse semblait avoir plus particulièrement étudié celle du Mose, sans doute parce que le sentiment de la musique sacrée s’y trouve exprimé au plus haut degré. Enfin, au Te Deum, il fut impossible de ne pas reconnaître une âme française dans le caractère que prit soudain la musique.

Le général était sorti pendant le Te Deum, il lui avait été impossible de l’écouter. Le jeu de la musicienne lui dénonçait une femme aimée avec ivresse, et qui s’était si profondément ensevelie au cœur de la religion et si soigneusement dérobée aux regards du monde, qu’elle avait échappé jusqu’alors à des recherches obstinées adroitement faites par des hommes qui disposaient et d’un grand pouvoir et d’une intelligence supérieure. Le soupçon réveillé dans le cœur du général fut presque justifié par le vague rappel d’un air délicieux de mélancolie, l’air de Fleuve du Tage, romance française dont souvent il avait entendu jouer le prélude dans un boudoir de Paris à la personne qu’il aimait, et dont cette religieuse venait alors de se servir pour exprimer, au milieu de la joie des triomphateurs, les regrets d’une exilée. Terrible sensation ! Espérer la résurrection d’un amour perdu, le retrouver encore perdu, l’entrevoir mystérieusement, après cinq années pendant lesquelles la passion s’était irritée dans le vide, et agrandie par l’inutilité des tentatives faites pour la satisfaire ! le général sortit brusquement et descendit la rue montueuse qui conduisait à cette église, et ne s’arrêta qu’au moment où les sons graves de l’orgue ne parvinrent plus à son oreille. Incapable de songer à autre chose qu’à son amour, dont la volcanique éruption lui brûlait le cœur, le général français ne s’aperçut de la fin du Te Deum qu’au moment où l’assistance espagnole descendit par flots. Il sentit que sa conduite ou son attitude pouvaient paraître ridicules, et revint prendre sa place à la tête du cortège, en disant à l’alcade et au gouverneur de la ville qu’une subite indisposition l’avait obligé d’aller prendre l’air. Puis, afin de pouvoir rester dans l’île, il songea soudain à tirer parti de ce prétexte d’abord insouciamment donné. Objectant l’aggravation de son malaise, il refusa de présider le repas offert par les autorités insulaires aux officiers français ; il se mit au lit, et fit écrire au major général pour lui annoncer la passagère maladie qui le forçait de remettre à un colonel le commandement des troupes. Cette ruse si vulgaire, mais si naturelle, le rendit libre de tout soin pendant le temps nécessaire à l’accomplissement de ses projets. En homme essentiellement catholique et monarchique, il s’informa de l’heure des offices et affecta le plus grand attachement aux pratiques religieuses, piété qui, en Espagne, ne devait surprendre personne. Le lendemain même, pendant le départ de ses soldats, le général se rendit au couvent pour assister aux vêpres. Il trouva l’église désertée par les habitants qui, malgré leur dévotion, étaient allés voir sur le port l’embarcation des troupes. Il y marcha bruyamment, il toussa, il se parla tout haut à lui-même pour apprendre aux religieuses, et surtout à la musicienne, que, si les Français partaient, il en restait un. Ce singulier avis fut-il entendu, compris ?... le général le crut. Au Magnificat, les orgues semblèrent lui faire une réponse qui lui fut apportée par les vibrations de l’air. L’âme de la religieuse vola vers lui sur les ailes de ses notes, et s’émut dans le mouvement des sons. La musique éclata dans toute sa puissance. En effet, la joie de la religieuse n’eut pas ce caractère de grandeur et de gravité qui doit s’harmonier avec les solennités du Magnificat ; elle lui donna de riches, de gracieux développements, dont les différents rythmes accusaient une gaieté humaine. Son mode changeant avait quelque chose de désordonné comme l’agitation de la femme heureuse du retour de son amant. La musicienne, passant du majeur au mineur, sut instruire son auditeur de sa situation présente. Soudain elle lui raconta ses longues mélancolies et lui dépeignit sa lente maladie morale. Après quelques molles ondulations, sa musique prit, de teinte en teinte, une couleur de tristesse profonde. Enfin tout à coup les hautes notes firent détonner un concert de voix angéliques, comme pour annoncer à l’amant perdu, mais non pas oublié, que la réunion des deux âmes ne se ferait plus que dans les cieux. Le général comprit dans toute leur étendue, les images dont abonda cette brûlante symphonie, et pour lui ces accords allaient bien loin. Pour lui, comme pour la sœur, ce poème était l’avenir, le présent et le passé. Les vêpres finies, il revint chez l’alcade, où il était logé. Restant d’abord en proie aux mille jouissances que prodigue une satisfaction longtemps attendue, péniblement cherchée, il ne vit rien au-delà. Il était toujours aimé. La solitude avait grandi l’amour dans ce cœur, autant que l’amour avait été grandi dans le sien par les barrières successivement franchies et mises par cette femme entre elle et lui !

Le lendemain, le général retourna à l’église, il se plaça près de la grille ; son front touchait le rideau ; il aurait voulu le déchirer, mais il n’était pas seul : son hôte l’avait accompagné par politesse, et la moindre imprudence pouvait compromettre l’avenir de sa passion, en ruiner les nouvelles espérances. La musicienne des deux jours précédents ne tenait plus le clavier. Tout fut pâle et froid pour le général. Il entendit résonner près de lui la voix de la personne qu’il adorait, il en reconnut le timbre clair. C’était donc bien elle ! Toujours Parisienne, elle n’avait pas dépouillé sa coquetterie, quoiqu’elle eût quitté les parures du monde pour le bandeau, pour la dure étamine des Carmélites.

L’alcade vint rejoindre son hôte, il le trouva fondant en larmes à l’Élévation, qui fut chantée par la religieuse, et l’emmena chez lui. Surpris de rencontrer tant de dévotion dans un militaire français, l’alcade avait invité à souper le confesseur du couvent, et il en prévint le général, auquel jamais nouvelle n’avait fait autant de plaisir. Pendant le souper, le confesseur fut l’objet des attentions du Français, dont le respect intéressé confirma les Espagnols dans la haute opinion qu’ils avaient prise de sa piété. Il demanda gravement le nombre des religieuses, des détails sur les revenus du couvent et sur ses richesses, en homme qui paraissait vouloir entretenir poliment le bon vieux prêtre des choses dont il devait être le plus occupé. Puis il s’informa de la vie que menaient ces saintes filles. Le général apprit qu’il était impossible à un homme d’entrer dans un couvent de Carmélites Déchaussées, à moins qu’il ne soit prêtre et attaché par l’archevêque au service de la Maison. Aucune religieuse ne sortait. Cependant la grande sainte (la mère Thérèse) a souvent quitté sa cellule. Le Visiteur ou les Mères Supérieures peuvent seules permettre à une religieuse, avec l’autorisation de l’archevêque, de voir des étrangers, surtout en cas de maladie. L’archevêque parla d’une Française, la sœur Thérèse, qui dirigeait la musique de la Chapelle. Le général feignit la surprise. Mais il demanda à la voir. L’archevêque promit d’en parler à la Mère supérieure. Le général demanda quel âge avait Thérèse et l’ecclésiastique répondit qu’elle n’avait plus d’âge. Le lendemain matin, avant la sieste, le confesseur vint annoncer au Français que la sœur Thérèse et la Mère consentaient à le recevoir à la grille du parloir, avant l’heure des vêpres.

Le prêtre revint le chercher, et l’introduisit dans le couvent ; il le guida sous une galerie qui longeait le cimetière, et dans laquelle quelques fontaines, plusieurs arbres verts et des arceaux multipliés entretenaient une fraîcheur en harmonie avec le silence du lieu. Parvenus au fond de cette longue galerie, le prêtre fit entrer son compagnon dans une salle partagée en deux parties par une grille couverte d’un rideau brun. Le général devint calme dans ce calme domestique. Quelque chose de grand comme la tombe le saisit sous ces frais planchers. Un léger bruit fit tressaillir cet homme, le rideau brun se tira ; puis il vit dans la lumière une femme debout, mais dont la figure lui était cachée par le prolongement du voile plié sur la tête : suivant la règle de la maison, elle était vêtue de cette robe dont la couleur est devenue proverbiale. Le général ne put apercevoir les pieds nus de la religieuse, qui lui en auraient attesté l’effrayante maigreur ; cependant, malgré les plis nombreux de la robe grossière qui couvrait et ne parait plus cette femme, il devina que les larmes, la prière, la passion, la vie solitaire l’avaient déjà desséchée. La main glacée d’une femme, celle de la Supérieure sans doute, tenait encore le rideau ; et le général, ayant examiné le témoin nécessaire de cet entretien, rencontra le regard noir et profond d’une vieille religieuse. Le général demanda à la duchesse si la Supérieure parlait français. La religieuse répondit qu’ici, il n’y avait pas de duchesse. Elle dit que sa compagne était sa Mère en Dieu et sa Supérieure ici-bas. Ces paroles, si humblement prononcées par la voix qui jadis s’harmoniait avec le luxe et l’élégance au milieu desquels avait vécu cette femme, reine de la mode à Paris, par une bouche dont le langage était jadis si léger, si moqueur, frappèrent le général comme l’eût fait un coup de foudre. Elle ajouta que la Supérieure ne parlait que le latin et l’espagnol. Alors le général, qui ne parlait ni l’un ni l’autre, demanda à la religieuse de l’excuser auprès de la Mère. Le général avait menti. Il comprenait l’espagnol. Il comprit que la religieuse avouait à la Supérieure connaître le général et elle reçut l’ordre de se retirer. La religieuse prétendit que le général était un de ses frères. Alors la Supérieure se ravisa et autorisa Thérèse à parler au général. Puis la religieuse dit au général qu’elle avait commis un péché mortel pour lui parler. Elle ajouta qu’elle priait chaque jour pour son salut. Le général appela la religieuse par son ancien prénom, Antoinette. Mais elle lui demanda de l’appeler Thérèse car elle était devenue la sœur Thérèse. Les souvenirs du passé lui faisaient mal. Elle lui demanda de se modérer pour ne pas trahir ses sentiments devant la Mère Supérieure. Le général inclina la tête comme pour se recueillir. Quand il leva les yeux sur la grille, il aperçut, entre deux barreaux, la figure amaigrie, pâle, mais ardente encore de la religieuse. Son teint, où jadis fleurissaient tous les enchantements de la jeunesse, où l’heureuse opposition d’un blanc mat contrastait avec les couleurs de la rose du Bengale, avait pris le ton chaud d’une coupe de porcelaine sous laquelle est enfermée une faible lumière. La belle chevelure dont cette femme était si fière avait été rasée. Un bandeau ceignait son front et enveloppait son visage. Ses yeux, entourés d’une meurtrissure due aux austérités de cette vie, lançaient, par moments, des rayons fiévreux, et leur calme habituel n’était qu’un voile. Enfin, de cette femme il ne restait que l’âme. Le général lui dit qu’il l’avait cherchée dans le monde entier pendant cinq ans. Il avait dépensé sa vie à la chercher dans les couvents. Si elle avait été vraie jadis dans ses remords, elle ne devait pas hésiter à le suivre à présent. Elle répondit qu’elle n’était pas libre. Alors il lui annonça que le duc était mort et elle rougit. Ce n’était pas ce lien qui la retenait mais ses vœux. Le général était prêt à demander au pape un bref pour la délivrer de ses serments. Elle lui expliqua qu’elle l’aimait bien mieux à présent car elle ne le voyait plu avec les yeux du corps. Elle priait pour qu’Armand soit heureux dans l’autre monde pour l’éternité. Armand lui demanda si elle voulait le suivre. Elle répondit qu’elle ne le quittait pas. Elle vivait dans son cœur, mais autrement que par un intérêt de plaisir mondain, de vanité, de jouissance égoïste ; elle vivait ici pour lui, pâle et flétrie, dans le sein de Dieu. Armand rétorqua que dans la sœur Thérèse, il reconnaissait toujours la duchesse ignorante des plaisirs de l’amour, et toujours insensible sous les apparences de la sensibilité. Il menaça de se tuer. Antoinette appela la Supérieure pour lui avouer que cet homme était son amant. Aussitôt le rideau tomba. Le général, demeuré stupide, entendit à peine les portes intérieures se fermant avec violence. Il en conclut qu’Antoinette l’aimait encore et qu’il fallait la délivrer de ce couvent. Le général quitta l’île, revint au quartier- général, il allégua des raisons de santé, demanda un congé et retourna promptement en France.

Armand et Antoinette s’étaient rencontrés dans le Faubourg Saint-Germain. Ce que l’on nomme en France le faubourg Saint-Germain n’est ni un quartier, ni une secte, ni une institution, ni rien qui se puisse nettement exprimer. Le Paris de la haute classe et de la noblesse y a son centre. Les habitudes d’un quartier marchand ou manufacturier ne sont-elles pas constamment en désaccord avec les habitudes des Grands ? Le Commerce et le Travail se couchent au moment où l’aristocratie songe à dîner, les uns s’agitent bruyamment quand l’autre se repose ; leurs calculs ne se rencontrent jamais, les uns sont la recette, et l’autre est la dépense. De là des mœurs diamétralement opposées. Cette observation n’a rien de dédaigneux. Une aristocratie est en quelque sorte la pensée d’une société, comme la bourgeoisie et les prolétaires en sont l’organisme et l’action. De là des sièges différents pour ces forces ; et, de leur antagonisme, vient une antipathie apparente que produit la diversité de mouvements faits néanmoins dans un but commun. L’égalité sera peut-être un droit, mais aucune puissance humaine ne saura le convertir en fait. La France est le seul pays où quelque petite phrase puisse faire une grande révolution. Les masses ne s’y sont jamais révoltées que pour essayer de mettre d’accord les hommes, les choses et les principes. Or, nulle autre nation ne sent mieux la pensée d’unité qui doit exister dans la vie aristocratique, peut-être parce que nulle autre n’a mieux compris les nécessités politiques : l’histoire ne la trouvera jamais en arrière. Ainsi déjà, pour premier trait caractéristique, le faubourg Saint-Germain a la splendeur de ses hôtels, ses grands jardins, leur silence, jadis en harmonie avec la magnificence de ses fortunes territoriales. Cet espace mis entre une classe et toute une capitale n’est-il pas une consécration matérielle des distances morales qui doivent les séparer ? Dès qu’en tout l’État, sous quelque forme qu’affecte le Gouvernement, les patriciens manquent à leurs conditions de supériorité complète, ils deviennent sans force, et le peuple les renverse aussitôt. Le peuple veut toujours leur voir aux mains, au cœur et à la tête, la fortune, le pouvoir et l’action ; la parole, l’intelligence et la gloire. Sans cette triple puissance, tout privilège s’évanouit. Le faubourg Saint-Germain s’est laissé momentanément abattre pour n’avoir pas voulu reconnaître les obligations de son existence qu’il lui était encore facile de perpétuer. L’art, la science et l’argent forment le triangle social où s’inscrit l’écu du pouvoir, et d’où doit procéder la moderne aristocratie. Pour rester à la tête d’un pays, ne faut-il pas être toujours digne de le conduire ; en être l’âme et l’esprit, pour en faire agir les mains ? Comment mener un peuple sans avoir les puissances qui font le commandement ? Que serait le bâton des maréchaux sans la force intrinsèque du capitaine qui le tient à la main ? Le faubourg Saint-Germain a joué avec des bâtons, en croyant qu’ils étaient tout le pouvoir. Il avait renversé les termes de la proposition qui commande son existence. Au lieu de jeter les insignes qui choquaient le peuple et de garder secrètement la force, il a laissé saisir la force à la bourgeoisie, s’est cramponné fatalement aux insignes, et a constamment oublié les lois que lui imposait sa faiblesse numérique. Une aristocratie, qui personnellement fait à peine le millième d’une société, doit aujourd’hui, comme jadis, y multiplier ses moyens d’action pour y opposer, dans les grandes crises, un poids égal à celui des masses populaires. Le Français, plus que tout autre homme, ne conclut jamais en dessous de lui, il va du degré sur lequel il se trouve au degré supérieur : il plaint rarement les malheureux au-dessus desquels il s’élève, il gémit toujours de voir tant d’heureux au-dessus de lui. Quoiqu’il ait beaucoup de cœur, il préfère trop souvent écouter son esprit. L’homme du faubourg Saint-Germain a toujours conclu de sa supériorité matérielle en faveur de sa supériorité intellectuelle. Tout, en France, l’en a convaincu, parce que depuis l’établissement du faubourg Saint-Germain, révolution aristocratique commencée le jour où la monarchie quitta Versailles, le faubourg Saint-Germain s’est, sauf quelques lacunes, toujours appuyé sur le pouvoir, qui sera toujours en France plus ou moins faubourg Saint-Germain : de là sa défaite en 1830. À cette époque, il était comme une armée opérant sans avoir de base. Il n’avait point profité de la paix pour s’implanter dans le cœur de la nation. Il péchait par un défaut d’instruction et par un manque total de vue sur l’ensemble de ses intérêts. Chaque famille ruinée par la révolution, ruinée par le partage égal des biens, ne pensa qu’à elle, au lieu de penser à la grande famille aristocratique, et il leur semblait que si toutes s’enrichissaient, le parti serait fort. Erreur. Au lieu de se montrer protecteur comme un Grand, le faubourg Saint-Germain fut avide comme un parvenu. Du jour où il fut prouvé à la nation la plus intelligente du monde, que la noblesse restaurée organisait le pouvoir et le budget à son profit, ce jour, elle fut mortellement malade. Elle voulait être une aristocratie quand elle ne pouvait plus être qu’une oligarchie, deux systèmes bien différents. En 1814, mais surtout en 1820, la noblesse française avait à dominer l’époque la plus instruite, la bourgeoisie la plus aristocratique, le pays le plus femelle du monde. Le faubourg Saint-Germain pouvait bien facilement conduire et amuser une classe moyenne, ivre de distinctions, amoureuse d’art et de science. Mais les mesquins meneurs de cette grande époque intelligentielle haïssaient tous l’art et la science. Ils ne surent même pas présenter la religion, dont ils avaient besoin, sous les poétiques couleurs qui l’eussent fait aimer. Jamais nation ne fut plus complaisante, elle était alors comme une femme fatiguée qui devient facile ; jamais pouvoir ne fit alors plus de maladresses : la France et la femme aiment mieux les fautes. Pour se réintégrer, pour fonder un grand gouvernement oligarchique, la noblesse du faubourg devait se fouiller avec bonne foi afin de trouver en elle- même la monnaie de Napoléon, s’éventrer pour demander aux creux de ses entrailles un Richelieu constitutionnel ; si ce génie n’était pas en elle, aller le chercher jusque dans le froid grenier où il pouvait être en train de mourir, et se l’assimiler, comme la chambre des lords anglais s’assimile constamment les aristocrates de hasard. Puis, ordonner à cet homme d’être implacable, de retrancher les branches pourries, de recéper l’arbre aristocratique. L’étiquette, institution de seconde nécessité, pouvait être maintenue si elle n’eût paru que dans les grandes occasions ; mais l’étiquette devint une lutte quotidienne, et au lieu d’être une question d’art ou de magnificence, elle devint une question de pouvoir. S’il manqua d’abord au trône un de ces conseillers aussi grands que les circonstances étaient grandes, l’aristocratie manqua surtout de la connaissance de ses intérêts généraux, qui aurait pu suppléer à tout. Elle s’arrêta devant le mariage de monsieur de Talleyrand, le seul homme qui eût une de ces têtes métalliques où se forgent à neuf les systèmes politiques par lesquels revivent glorieusement les nations. Le faubourg se moqua des ministres qui n’étaient pas gentilshommes, et ne donnait pas de gentilshommes assez supérieurs pour être ministres ; il pouvait rendre des services véritables au pays en ennoblissant les justices de paix, en fertilisant le sol, en construisant des routes et des canaux, en se faisant puissance territoriale agissante ; mais il vendait ses terres pour jouer à la Bourse. Il pouvait priver la bourgeoisie de ses hommes d’action et de talent dont l’ambition minait le pouvoir, en leur ouvrant ses rangs ; il a préféré les combattre, et sans armes ; car il n’avait plus qu’en tradition ce qu’il possédait jadis en réalité. Pour le malheur de cette noblesse, il lui restait précisément assez de ses diverses fortunes pour soutenir sa morgue. Concentrée dans son faubourg Saint-Germain, où vivait l’esprit des anciennes oppositions féodales mêlé à celui de l’ancienne cour, l’aristocratie, mal unie au château des Tuileries, fut plus facile à vaincre, n’existant que sur un point et surtout aussi mal constituée qu’elle l’était dans la Chambre des Pairs. Tissue dans le pays, elle devenait indestructible ; acculée dans son faubourg, adossée au château, étendue dans le budget, il suffisait d’un coup de hache pour trancher le fil de sa vie agonisante, et la plate figure d’un petit avocat s’avança pour donner ce coup de hache. Malgré l’admirable discours de monsieur Royer-Collard, l’hérédité de la pairie et ses majorats tombèrent sous les pasquinades d’un homme qui se vantait d’avoir adroitement disputé quelques têtes au bourreau, mais qui tuait maladroitement de grandes institutions. Il se trouve là des exemples et des enseignements pour l’avenir. Le faubourg Saint-Germain peut se trouver plus puissant persécuté qu’il ne l’était triomphant, s’il veut avoir un chef et un système. Le faubourg Saint-Germain ne fut ni compacte dans son système, ni conséquent dans ses actes, ni complètement moral, ni franchement licencieux, ni corrompu ni corrupteur ; il n’abandonna pas entièrement les questions qui lui nuisaient et n’adopta pas les idées qui l’eussent sauvé. Enfin, quelque débiles que fussent les personnes, le parti s’était néanmoins armé de tous les grands principes qui font la vie des nations.

Le faubourg Saint-Germain fut difficile dans le choix des personnes présentées ; il eut du bon goût, du mépris élégant ; mais sa chute n’eut certes rien d’éclatant ni de chevaleresque. L’émigration de 89 accusait encore des sentiments ; en 1830, l’émigration à l’intérieur n’accuse plus que des intérêts. Aucune de ces Françaises du faubourg ne put créer de salon où les sommités sociales vinssent prendre des leçons de goût et d’élégance. Leur voix, jadis si imposante en littérature, cette vivante expression des sociétés, y fut tout à fait nulle. Or, quand une littérature n’a pas de système général, elle ne fait pas corps et se dissout avec son siècle.

Lorsque, dans un temps quelconque, il se trouve au milieu d’une nation un peuple à part ainsi constitué, l’historien y rencontre presque toujours une figure principale qui résume les vertus et les défauts de la masse à laquelle elle appartient : Coligny chez les huguenots, le Coadjuteur au sein de la Fronde, le maréchal de Richelieu sous Louis XV, Danton dans la Terreur. Au commencement de la vie éphémère que mena le faubourg Saint-Germain pendant la Restauration, une jeune femme fut passagèrement le type le plus complet de la nature à la fois supérieure et faible, grande et petite, de sa caste. C’était une femme artificiellement instruite, réellement ignorante ; pleine de sentiments élevés, mais manquant d’une pensée qui les coordonnât ; dépensant les plus riches trésors de l’âme à obéir aux convenances ; prête à braver la société, mais hésitant et arrivant à l’artifice par suite de ses scrupules ; ayant plus d’entêtement que de caractère, plus d’engouement que d’enthousiasme, plus de tête que de cœur ; souverainement femme et souverainement coquette, Parisienne surtout ; aimant l’éclat, les fêtes ; ne réfléchissant pas, ou réfléchissant trop tard ; d’une imprudence qui arrivait presque à de la poésie ; insolente à ravir, mais humble au fond du cœur ; affichant la force comme un roseau bien droit, mais, comme ce roseau, prête à fléchir sous une main puissante ; parlant beaucoup de la religion, mais ne l’aimant pas, et cependant prête à l’accepter comme un dénouement. La grâce lui servait d’unité. Rien n’était joué. Elle se comprenait toute seule et se menait orgueilleusement au-dessus du monde, à l’abri de son nom. La duchesse de Langeais, ainsi se nommait-elle, était mariée depuis environ quatre ans quand la Restauration fut consommée, c’est-à-dire en 1816, époque à laquelle Louis XVIII, éclairé par la révolution des Cent Jours, comprit sa situation et son siècle, malgré son entourage, qui, néanmoins, triompha plus tard de ce Louis XI moins la hache, lorsqu’il fut abattu par la maladie. La duchesse de Langeais était une Navarreins, famille ducale, qui, depuis Louis XIV, avait pour principe de ne point abdiquer son titre dans ses alliances. Les filles de cette maison devaient avoir tôt ou tard, de même que leur mère, un tabouret à la cour. À l’âge de dix-huit ans, Antoinette de Navarreins sortit de la profonde retraite où elle avait vécu pour épouser le fils aîné du duc de Langeais. Les deux familles étaient alors éloignées du monde ; mais l’invasion de la France faisait présumer aux royalistes le retour des Bourbons comme la seule conclusion possible aux malheurs de la guerre. Les ducs de Navarreins et de Langeais, restés fidèles aux Bourbons, avaient noblement résisté à toutes les séductions de la gloire impériale, et, dans les circonstances où ils se trouvaient lors de cette union, ils durent naturellement obéir à la vieille politique de leurs familles. Au retour des Bourbons, les deux familles reprirent leur rang, leurs charges, leurs dignités à la cour, et rentrèrent dans le mouvement social, en dehors duquel elles s’étaient tenues jusqu’alors. Elles devinrent les plus éclatantes sommités de ce nouveau monde politique.

Dans ce temps de lâchetés et de fausses conversions, la conscience publique se plut à reconnaître en ces deux familles la fidélité sans tache, l’accord entre la vie privée et le caractère politique, auxquels tous les partis rendent involontairement hommage. Les familles de Langeais et de Navarreins restèrent dans la haute sphère de la cour, condamnées aux devoirs de l’étiquette ainsi qu’aux reproches et aux moqueries du libéralisme, accusées de se gorger d’honneurs et de richesses, tandis que leur patrimoine ne s’augmenta point, et que les libéralités de la Liste Civile se consumèrent en frais de représentation, nécessaires à toute monarchie européenne, fût-elle-même républicaine. En 1818, monsieur le duc de Langeais commandait une division militaire, et la duchesse avait, près d’une princesse, une place qui l’autorisait à demeurer à Paris, loin de son mari, sans scandale. D’ailleurs, le duc avait, outre son commandement, une charge à la cour, où il venait, en laissant, pendant son quartier, le commandement à un maréchal-de-camp. Le duc et la duchesse vivaient donc entièrement séparés, de fait et de cœur, à l’insu du monde. Ce mariage de convention avait eu le sort assez habituel de ces pactes de famille. Les deux caractères les plus antipathiques du monde s’étaient trouvés en présence, s’étaient froissés secrètement, secrètement blessés, désunis à jamais. Puis, chacun d’eux avait obéi à sa nature et aux convenances. Le duc de Langeais se livra méthodiquement à ses goûts, à ses plaisirs, et laissa sa femme libre de suivre les siens, après avoir reconnu chez elle un esprit éminemment orgueilleux, un cœur froid, une grande soumission aux usages du monde, une loyauté jeune, et qui devait rester pure sous les yeux des grands parents, à la lumière d’une cour prude et religieuse. Il fit donc à froid le grand seigneur du siècle précédent, abandonnant à elle- même une femme de vingt-deux ans, offensée gravement, et qui avait dans le caractère une épouvantable qualité, celle de ne jamais pardonner une offense quand toutes ses vanités de femme, quand son amour-propre, ses vertus peut-être, avaient été méconnus, blessés occultement. Telle était la position, inconnue du monde, dans laquelle se trouvait madame la duchesse de Langeais, et à laquelle ne réfléchissait pas cette femme, lorsque vinrent des fêtes données à l’occasion du mariage du duc de Berri. En ce moment, la cour et le faubourg Saint-Germain sortirent de leur atonie et de leur réserve. Là, commença réellement cette splendeur inouïe qui abusa le gouvernement de la Restauration. En ce moment, la duchesse de Langeais, soit calcul, soit vanité, ne paraissait jamais dans le monde sans être entourée ou accompagnée de trois ou quatre femmes aussi distinguées par leur nom que par leur fortune. Reine de la mode, elle avait ses dames d’atours, qui reproduisaient ailleurs ses manières et son esprit. Elle les avait habilement choisies parmi quelques personnes qui n’étaient encore ni dans l’intimité de la cour, ni dans le cœur du faubourg Saint-Germain, et qui avaient néanmoins la prétention d’y arriver. Ainsi posée, la duchesse de Langeais était plus forte, elle dominait mieux, elle était plus en sûreté. Ses dames la défendaient contre la calomnie, et l’aidaient à jouer le détestable rôle de femme à la mode. Elle pouvait à son aise se moquer des hommes, des passions, les exciter, recueillir les hommages dont se nourrit toute nature féminine, et rester maîtresse d’elle-même.

Depuis dix-huit mois, la duchesse de Langeais menait cette vie creuse, exclusivement remplie par le bal, par les visites faites pour le bal, par des triomphes sans objet, par des passions éphémères, nées et mortes pendant une soirée. Quand elle arrivait dans un salon, les regards se concentraient sur elle, elle moissonnait des mots flatteurs, quelques expressions passionnées qu’elle encourageait du geste, du regard, et qui ne pouvaient jamais aller plus loin que l’épiderme. Son ton, ses manières, tout en elle faisait autorité. Elle vivait dans une sorte de fièvre de vanité, de perpétuelle jouissance qui l’étourdissait. Il y eut un moment où elle comprit que la créature aimée était la seule dont la beauté, dont l’esprit pût être universellement reconnu. Madame de Langeais apprit, jeune encore, qu’une femme pouvait se laisser aimer ostensiblement sans être complice de l’amour, sans l’approuver, sans le contenter autrement que par les plus maigres redevances de l’amour, et plus d’une Sainte-n’y-touche lui révéla les moyens de jouer ces dangereuses comédies. La duchesse eut donc sa cour, et le nombre de ceux qui l’adoraient ou la courtisaient fut une garantie de sa vertu. Elle était coquette, aimable, séduisante jusqu’à la fin de la fête, du bal, de la soirée ; puis, le rideau tombé, elle se retrouvait seule, froide, insouciante, et néanmoins revivait le lendemain pour d’autres émotions également superficielles. Il y avait deux ou trois jeunes gens complètement abusés qui l’aimaient véritablement, et dont elle se moquait avec une parfaite insensibilité.

Un soir elle se trouva chez une de ses amies intimes, madame la vicomtesse de Fontaine, une de ses humbles rivales, qui la haïssaient cordialement et l’accompagnaient toujours : espèce d’amitié armée dont chacun se défie, et où les confidences sont habilement discrètes, quelquefois perfides. Ses yeux tombèrent sur un homme qui lui était complètement inconnu, mais dont la physionomie large et grave la surprit. Elle sentit en le voyant une émotion assez semblable à celle de la peur. C’était le marquis de Montriveau. Armand de Montriveau était le fils unique du général de Montriveau, un de ces ci-devant qui servirent noblement la République, et qui périt, tué près de Joubert, à Novi. L’orphelin avait été placé par les soins de Bonaparte à l’école de Châlons, et mis, ainsi que plusieurs autres fils de généraux morts sur le champ de bataille, sous la protection de la République française. Après être sorti de cette école sans aucune espèce de fortune, il entra dans l’artillerie, et n’était encore que chef de bataillon lors du désastre de Fontainebleau. Seul dans le monde, jeté dès l’âge de vingt ans à travers cette tempête d’hommes au sein de laquelle vécut Napoléon, et n’ayant aucun intérêt en dehors de lui-même, prêt à périr chaque jour, il s’était habitué à n’exister que par une estime intérieure et par le sentiment du devoir accompli. Il était habituellement silencieux comme le sont tous les hommes timides ; mais sa timidité ne venait point d’un défaut de courage, c’était une sorte de pudeur qui lui interdisait toute démonstration vaniteuse. Son intrépidité sur les champs de bataille n’était point fanfaronne ; il y voyait tout, pouvait donner tranquillement un bon avis à ses camarades, et allait au-devant des boulets tout en se baissant à propos pour les éviter. Il était bon, mais sa contenance le faisait passer pour hautain et sévère. D’une rigueur mathématique en toute chose, il n’admettait aucune composition hypocrite ni avec les devoirs d’une position, ni avec les conséquences d’un fait. C’était un de ces grands hommes inconnus, assez philosophes pour mépriser la gloire, et qui vivent sans s’attacher à la vie, parce qu’ils ne trouvent pas à y développer leur force ou leurs sentiments dans toute leur étendue. Il était craint, estimé, peu aimé. Après les adieux de Fontainebleau, Montriveau, quoique noble et titré, fut mis en demi-solde. Sa probité antique effraya le Ministère de la Guerre, où son attachement aux serments faits à l’aigle impériale était connu. Lors des Cent-Jours il fut nommé colonel de la garde et resta sur le champ de bataille de Waterloo. Ses blessures l’ayant retenu en Belgique, il ne se trouva pas à l’armée de la Loire ; mais le gouvernement royal ne voulut pas reconnaître les grades donnés pendant les Cent-Jours, et Armand de Montriveau quitta la France. Le général Montriveau s’embarqua dans le dessein d’explorer la Haute-Égypte et les parties inconnues de l’Afrique, les contrées du centre surtout, qui excitent aujourd’hui tant d’intérêt parmi les savants. Son expédition scientifique fut longue et malheureuse. Il avait recueilli des notes précieuses destinées à résoudre les problèmes géographiques ou industriels si ardemment cherchés, et il était parvenu, non sans avoir surmonté bien des obstacles, jusqu’au cœur de l’Afrique, lorsqu’il tomba par trahison au pouvoir d’une tribu sauvage. Il fut dépouillé de tout, mis en esclavage et promené pendant deux années à travers les déserts, menacé de mort à tout moment et plus maltraité que ne l’est un animal dont s’amusent d’impitoyables enfants. Il épuisa presque toute son énergie dans son évasion, qui fut miraculeuse. Il atteignit la colonie française du Sénégal, demi-mort, en haillons, et n’ayant plus que d’informes souvenirs. Les immenses sacrifices de son voyage, l’étude des dialectes de l’Afrique, ses découvertes et ses observations, tout fut perdu.

Montriveau revint à Paris vers le milieu de l’année 1818, il s’y trouva ruiné, sans protecteurs, et n’en voulant pas. Cependant ses rapports avec les principaux savants de Paris et quelques militaires instruits firent connaître et son mérite et ses aventures. Les particularités de son évasion et de sa captivité, celles de son voyage attestaient tant de sang-froid, d’esprit et de courage, qu’il acquit, sans le savoir, cette célébrité passagère dont les salons de Paris sont si prodigues, mais qui demande des efforts inouïs aux artistes quand ils veulent la perpétuer. Vers la fin de cette année, sa position changea subitement. De pauvre, il devint riche, ou du moins il eut extérieurement tous les avantages de la richesse. Le gouvernement royal, qui cherchait à s’attacher les hommes de mérite afin de donner de la force à l’armée, fit alors quelques concessions aux anciens officiers dont la loyauté et le caractère connu offraient des garanties de fidélité. Monsieur de Montriveau fut rétabli sur les cadres, dans son grade, reçut sa solde arriérée et fut admis dans la Garde royale. Il alla dans le monde, où il fut accueilli favorablement, et où il rencontra partout les témoignages d’une haute estime. Il portait dans la société une figure grave et recueillie, silencieuse et froide. Il y eut beaucoup de succès, précisément parce qu’il tranchait fortement sur la masse des physionomies convenues qui meublent les salons de Paris, où il fut effectivement tout neuf. Sa parole avait la concision du langage des gens solitaires ou des sauvages. Sa timidité fut prise pour de la hauteur et plut beaucoup. Il était quelque chose d’étrange et de grand, et les femmes furent d’autant plus généralement éprises de ce caractère original, qu’il échappait à leurs adroites flatteries, à ce manège par lequel elles circonviennent les hommes les plus puissants, et corrodent les esprits les plus inflexibles. Aussi la curiosité de la duchesse de Langeais était-elle vive autant que naturelle. Par un effet du hasard, cet homme l’avait intéressée la veille, car elle avait entendu raconter la veille une des scènes qui, dans le voyage de monsieur de Montriveau, produisaient le plus d’impression sur les mobiles imaginations de femme. Dans une excursion vers les sources du Nil, monsieur de Montriveau eut avec un de ses guides le débat le plus extraordinaire qui se connaisse dans les annales des voyages. Il avait un désert à traverser, et ne pouvait aller qu’à pied au lieu qu’il voulait explorer. Un seul guide était capable de l’y mener. Il faillit mourir mais monsieur de Montriveau ne voulut pas se trouver au-dessous d’un barbare ; et puisant dans son orgueil d’Européen une nouvelle dose de courage, il se releva pour suivre son guide et terminer le voyage.

La duchesse, déjà frappée par l’aspect de ce poétique personnage, le fut encore bien plus en apprenant qu’elle voyait en lui le marquis de Montriveau, de qui elle avait rêvé pendant la nuit. Le marquis paraissait savoir que rien ne pouvait s’opposer à sa volonté, peut-être parce qu’il ne voulait rien que de juste. Néanmoins, semblable à tous les gens réellement forts, il était doux dans son parler, simple dans ses manières, et naturellement bon. La duchesse de Langeais, sachant de quel prix passager était la conquête de cet homme, résolut, pendant le peu de temps que mit la duchesse de Maufrigneuse à l’aller prendre pour le lui présenter, d’en faire un de ses amants, de lui donner le pas sur tous les autres, de l’attacher à sa personne, et de déployer pour lui toutes ses coquetteries. Elle voulut que cet homme ne fût à aucune femme, et n’imagina pas d’être à lui. La duchesse de Langeais avait reçu de la nature les qualités nécessaires pour jouer les rôles de coquette, et son éducation les avait encore perfectionnées. Monsieur de Montriveau se laissa complaisamment présenter à la duchesse de Langeais, qui, suivant l’habitude des personnes auxquelles un goût exquis fait éviter les banalités, l’accueillit sans l’accabler ni de questions ni de compliments, mais avec une sorte de grâce respectueuse qui devait flatter un homme supérieur. Quand, après une demi-heure de causeries insignifiantes, et dans lesquelles l’accent, les sourires, donnaient seuls de la valeur aux mots, monsieur de Montriveau parut vouloir discrètement se retirer, la duchesse le retint par un geste expressif. Elle l’invita chez elle. Plusieurs de ses amis le félicitèrent, moitié sérieusement, moitié plaisamment, sur l’accueil extraordinaire que lui avait fait la duchesse de Langeais. Le marquis ne put s’empêcher de s’avouer à lui-même que, de toutes les femmes dont la beauté avait séduit ses yeux, nulle ne lui avait offert une plus délicieuse expression des vertus, des défauts, des harmonies que l’imagination la plus juvénile puisse vouloir en France à une maîtresse. Jeté jeune dans l’ouragan des guerres françaises, ayant toujours vécu sur les champs de bataille, il ne connaissait de la femme que ce qu’un voyageur pressé, qui va d’auberge en auberge, peut connaître d’un pays. De la femme, il savait tout ; mais de l’amour, il ne savait rien ; et sa virginité de sentiment lui faisait ainsi des désirs tout nouveaux. En ce moment, monsieur de Montriveau fut à la fois saisi par un violent désir, un désir grandi dans la chaleur des déserts, et par un mouvement de cœur dont il n’avait pas encore connu la bouillante étreinte. Aussi fort qu’il était violent, cet homme sut réprimer ses émotions ; mais, tout en causant de choses indifférentes, il se retirait en lui-même, et se jurait d’avoir cette femme, seule pensée par laquelle il pouvait entrer dans l’amour. Son désir devint un serment fait à la manière des Arabes avec lesquels il avait vécu, et pour lesquels un serment est un contrat passé entre eux et toute leur destinée, qu’ils subordonnent à la réussite de l’entreprise consacrée par le serment, et dans laquelle ils ne comptent même plus leur mort que comme un moyen de plus pour le succès. le général se dit : – J’aurai pour maîtresse madame de Langeais. Quand un homme vierge de cœur, et pour qui l’amour devient une religion, conçoit une semblable pensée, il ne sait pas dans quel enfer il vient de mettre le pied.

Le lendemain, après les plus orageuses réflexions qui lui eussent bouleversé l’âme, Armand de Montriveau se trouva sous le joug de ses sens. Cette femme si cavalièrement traitée la veille était devenue le lendemain le plus saint, le plus redouté des pouvoirs. Elle fut dès lors pour lui le monde et la vie. D’un seul trait, par une seule réflexion, Armand de Montriveau effaça donc toute sa vie passée. Il s’habilla, vint à l’hôtel de Langeais vers huit heures du soir, et fut admis auprès de la femme, non pas de la femme, mais de l’idole qu’il avait vue la veille, aux lumières, comme une fraîche et pure jeune fille vêtue de gaze, de blondes et de voiles. Il arrivait impétueusement pour lui déclarer son amour, comme s’il s’agissait du premier coup de canon sur un champ de bataille. Madame de Langeais ne se leva même pas, elle ne montra que sa tête, dont les cheveux étaient en désordre, quoique retenus dans un voile. Puis d’une main qui, dans le clair obscur produit par la tremblante lueur d’une seule bougie placée loin d’elle, parut aux yeux de Montriveau blanche comme une main de marbre, elle lui fit signe de s’asseoir, et lui dit d’une voix aussi douce que l’était la lueur : si ce n’eût pas été vous, monsieur le marquis, si c’eût été un ami avec lequel j’eusse pu agir sans façon, ou un indifférent qui m’eût légèrement intéressée, je vous aurais renvoyé. Vous me voyez affreusement souffrante. Le pauvre militaire souffrait réellement de la fausse souffrance de cette femme. Il se trouva la langue immobile, glacée par les convenances du noble faubourg, par la majesté de la migraine, et par les timidités de l’amour vrai. Mais nul pouvoir au monde ne put voiler les regards de ses yeux dans lesquels éclataient la chaleur, l’infini du désert, des yeux calmes comme ceux des panthères, et sur lesquels ses paupières ne s’abaissaient que rarement. Elle aima beaucoup ce regard fixe qui la baignait de lumière et d’amour. Cette spirituelle personne prit plaisir à jeter le rude Montriveau dans une conversation pleine de bêtises, de lieux communs et de non-sens, où il manœuvra, militairement parlant, comme eût fait le prince Charles aux prises avec Napoléon. Elle s’amusa malicieusement à reconnaître l’étendue de cette passion commencée, d’après le nombre de sottises arrachées à ce débutant, qu’elle amenait à petits pas dans un labyrinthe inextricable où elle voulait le laisser honteux de lui-même. Elle débuta donc par se moquer de cet homme, à qui elle se plaisait néanmoins à faire oublier le temps. Le célèbre voyageur était dans ce boudoir depuis une heure, causant de tout, n’ayant rien dit, sentant qu’il n’était qu’un instrument dont jouait cette femme, quand elle se dérangea, s’assit, se mit sur le cou le voile qu’elle avait sur la tête, s’accouda, lui fit les honneurs d’une complète guérison, et sonna pour faire allumer les bougies du boudoir. À l’inaction absolue dans laquelle elle était restée, succédèrent les mouvements les plus gracieux. Elle ne voulut pas le croire quand il lui confia qu’il n’avait jamais aimé. Elle se préparait donc déjà fort habilement à élever autour d’elle une certaine quantité de redoutes qu’elle lui donnerait à emporter avant de lui permettre l’entrée de son cœur. Armand allait se retirer mécontent de lui, plus mécontent d’elle encore ; mais elle vit avec joie une bouderie qu’elle savait pouvoir dissiper par un mot, d’un regard, d’un geste. Elle lui proposa de la rejoindre au bal le lendemain soir.

Le lendemain, c’eût été grande pitié pour l’un de ceux qui connaissaient la magnifique valeur de cet homme, de le voir devenu si petit, si tremblant, de savoir cette pensée dont les rayons pouvaient embrasser des mondes, se rétrécir aux proportions du boudoir d’une petite-maîtresse. Elle le fit attendre. Armand se promena dans le salon en étudiant le goût répandu dans les moindres détails. Il admira madame de Langeais, en admirant les choses qui venaient d’elle et en trahissaient les habitudes, avant qu’il pût en saisir la personne et les idées. Après une heure environ, la duchesse sortit de sa chambre sans faire de bruit. Elle s’était parée pour lui plaire. La duchesse était éblouissante.  Et elle lui tendit à baiser sa main encore humide. Elle félicita de sa ponctualité. Elle le guigna de nouveau pour lui exprimer une amitié décevante, en le trouvant muet de bonheur, et tout heureux de ces riens. Il lui demanda si elle irait au bal tous les soirs. Elle haussa les épaules par un petit geste enfantin comme pour avouer qu’elle était toute caprice et qu’un amant devait la prendre ainsi. Il se croyait mal mis pour aller au bal mais elle lui qu’il ne connaissait pas le monde et elle l’en aimait davantage. La duchesse pensait sans doute qu’en voyant le général la suivre au bal en bottes et en cravate noire, personne n’hésiterait à le croire passionnément amoureux d’elle. Heureux de voir la reine du monde élégant vouloir se compromettre pour lui, le général eut de l’esprit. Minuit sonna mais la duchesse ne voulait plu aller au bal. Elle demanda au général de lui raconter sa vie car elle aimait à participer aux souffrances ressenties par un homme de courage. Puis elle demanda au général de s’en aller pour respecter les convenances. Elle lui donna rendez-vous pour le lendemain. Armand vint tous les soirs chez madame de Langeais à l’heure qui, par une sorte de convention tacite, lui fut réservée.

Quelques jours après la première rencontre de la duchesse et d’Armand de Montriveau, l’assidu général avait conquis en toute propriété le droit de baiser les insatiables mains de sa maîtresse. Partout où allait madame de Langeais, se voyait inévitablement monsieur de Montriveau, que certaines personnes nommèrent, en plaisantant, le planton de la duchesse. Déjà la position d’Armand lui avait fait des envieux, des jaloux, des ennemis. Madame de Langeais avait atteint à son but. Le marquis se confondait parmi ses nombreux admirateurs, et lui servait à humilier ceux qui se vantaient d’être dans ses bonnes grâces, en lui donnant publiquement le pas sur tous les autres. Ce qu’on se plaisait à raconter du général le rendit si redoutable, que les jeunes gens habiles abdiquèrent tacitement leurs prétentions sur la duchesse, et ne restèrent dans sa sphère que pour exploiter l’importance qu’ils y prenaient, pour se servir de son nom, de sa personne, pour s’arranger au mieux avec certaines puissances du second ordre, enchantées d’enlever un amant à madame de Langeais. La duchesse avait l’œil assez perspicace pour apercevoir ces désertions et ces traités dont son orgueil ne lui permettait pas d’être la dupe. La duchesse savait tirer un regain de vengeance par un mot à deux tranchants dont elle frappait ces épousailles morganatiques. Sa dédaigneuse raillerie ne contribuait pas médiocrement à la faire craindre et passer pour une personne excessivement spirituelle. Elle consolidait ainsi sa réputation de vertu, tout en s’amusant des secrets d’autrui, sans laisser pénétrer les siens. Néanmoins, après deux mois d’assiduités, elle eut, au fond de l’âme, une sorte de peur vague en voyant que monsieur de Montriveau ne comprenait rien aux finesses de la coquetterie Faubourg-Saint-Germanesque, et prenait au sérieux les minauderies parisiennes.

 

Le vieux vidame de Pamiers avait dit à la duchesse qu’Armand était cousin germain des aigles, qu’elle ne l’apprivoiserait pas, et qu’il l’emporterait dans son aire, si elle n’y prenait garde. Le lendemain du soir où le rusé vieillard lui avait dit ce mot, dans lequel madame de Langeais craignit de trouver une prophétie, elle essaya de se faire haïr, et se montra dure, exigeante, nerveuse, détestable pour Armand, qui la désarma par une douceur angélique. Elle cherchait une querelle et trouva des preuves d’affection. Alors elle persista. Elle lui demanda de n’être que son ami. Ce terrible mot donna au général des secousses électriques. Elle prétendit être vraie avec lui. Elle l’aimait, mais seulement comme il était permis à une femme religieuse et pure d’aimer. Elle avait fait des réflexions. Elle était mariée, Armand. Si la manière dont elle vivait avec monsieur de Langeais lui laisse la disposition de son cœur, les lois, les convenances lui avaient ôté le droit de disposer de sa personne. Elle savait qu’une femme déshonorée était chassée du monde. Elle lui demanda donc de venir moins souvent et elle ne l’en aimerait pas moins. Il rétorqua qu’elle était une de ses dernières croyances, et il s’apercevait en ce moment que tout était faux ici bas. Si elle pouvait si facilement se dispenser de le voir, si elle ne l’avouait ni pour ami, ni pour amant, elle ne l’aimait pas ! Et lui, pauvre fou, se disait cela, le savait, et l’aimait. Elle était enchantée de la colère qui débordait dans les yeux de son amant. Si le général avait eu le malheur de se montrer généreux sans discussion, comme il arrive quelquefois à certaines âmes candides, il eût été forbanni pour toujours, atteint et convaincu de ne pas savoir aimer. La plupart des femmes veulent se sentir le moral violé. N’est-ce pas une de leurs flatteries de ne jamais céder qu’à la force ? Mais Armand n’était pas assez instruit pour apercevoir le piège habilement préparé par la duchesse. Les hommes forts qui aiment ont tant d’enfance dans l’âme ! Armand pensait qu’elle ne souhaitait que conserver les apparences et elle lui fit comprendre qu’il se trompait. Elle lui demanda de promettre qu’il serait son ami. Il lui montra un visage plein de résolution et voulut savoir si elle l’aimait. Elle devait répondre par oui ou par non. La duchesse fut plus épouvantée de cette interrogation qu’elle ne l’aurait été d’une menace de mort. Il ajouta que dans peu de temps, elle serait libre car il était capable de diriger la Fatalité et pouvait la libérer de son mari. Elle lui dit qu’elle craignait Dieu et ne voulait pas être le gain d’un crime. Elle n’aimait pas son mari mais avait des devoirs envers lui alors elle proposa à Armand de continuer à venir la voir comme par le passé. Armand devait lui permettre d’augmenter le nombre de ses poursuivants, d’en recevoir dans la matinée encore plus que par le passé : la duchesse voulait redoubler de légèreté, traiter Armand fort mal en apparence, feindre une rupture ; il viendrait un peu moins souvent.

En disant ces mots, elle se laissa prendre par la taille, parut sentir, ainsi pressée par Montriveau, le plaisir excessif que trouvent la plupart des femmes à cette pression, dans laquelle tous les plaisirs de l’amour semblent promis ; puis, elle désirait sans doute se faire faire quelque confidence, car elle se haussa sur la pointe des pieds pour apporter son front sous les lèvres brûlantes d’Armand. Il lui dit qu’il avait confiance en elle Il n’aurait ni soupçons, ni fausses jalousies. Mais, si le hasard la rendait libre, ils étaient unis. Elle répondit que s’il arrivait, par sa faute, quelque malheur à monsieur de Langeais, elle ne serait jamais à lui.

Ils se séparèrent contents l’un et l’autre. La duchesse avait fait un pacte qui lui permettait de prouver au monde, par ses paroles et ses actions, que monsieur de Montriveau n’était point son amant. Quant à lui, la rusée se promettait bien de le lasser en ne lui accordant d’autres faveurs que celles surprises dans ces petites luttes dont elle arrêtait le cours à son gré. Elle savait si joliment le lendemain révoquer les concessions consenties la veille, elle était si sérieusement déterminée à rester physiquement vertueuse, qu’elle ne voyait aucun danger pour elle à des préliminaires redoutables seulement aux femmes bien éprises. Enfin, une duchesse séparée de son mari offrait peu de chose à l’amour, en lui sacrifiant un mariage annulé depuis longtemps. De son côté, Montriveau, tout heureux d’obtenir la plus vague des promesses, et d’écarter à jamais les objections qu’une épouse puise dans la foi conjugale pour se refuser à l’amour, s’applaudissait d’avoir conquis encore un peu plus de terrain. Aussi, pendant quelque temps, abusa-t-il des droits d’usufruit qui lui avaient été si difficilement octroyés. Chaque dimanche Antoinette entendait la messe, ne manquait pas un office ; puis, le soir, elle se plongeait dans les enivrantes voluptés que procurent des désirs sans cesse réprimés. Armand et madame de Langeais ressemblaient à ces fakirs de l’Inde qui sont récompensés de leur chasteté par les tentations qu’elle leur donne. Peut-être aussi, la duchesse avait-elle fini par résoudre l’amour dans ces caresses fraternelles, qui eussent paru sans doute innocentes à tout le monde, mais auxquelles les hardiesses de sa pensée prêtaient d’excessives dépravations. Tous les matins elle se proposait de fermer sa porte au marquis de Montriveau ; puis, tous les soirs, à l’heure dite, elle se laissait charmer par lui. Après une molle défense, elle se faisait moins méchante ; sa conversation devenait douce, onctueuse ; deux amants pouvaient seuls être ainsi. Aucune femme n’ose se refuser sans motif à l’amour, rien n’est plus naturel que d’y céder ; aussi madame de Langeais s’entoura-t-elle bientôt d’une seconde ligne de fortifications plus difficile à emporter que ne l’avait été la première. Elle évoqua les terreurs de la religion. Jamais le Père de l’Église le plus éloquent ne plaida mieux la cause de Dieu ; jamais les vengeances du Très-Haut ne furent mieux justifiées que par la voix de la duchesse. À la plus ardente supplique d’Armand elle répondait par un regard mouillé de larmes, par un geste qui peignait une affreuse plénitude de sentiments ; elle le faisait taire en lui demandant grâce ; un mot de plus, elle ne voulait pas l’entendre, elle succomberait, et la mort lui semblait préférable à un bonheur criminel. Si, pour retenir un homme dont l’ardente passion lui donnait des émotions inaccoutumées, ou si, par faiblesse, elle se laissait ravir quelque baiser rapide, aussitôt elle feignait la peur, elle rougissait et bannissait Armand de son canapé au moment où le canapé devenait dangereux pour elle. Les discussions théologiques et politiques lui servaient de douches pour calmer Montriveau, qui ne savait plus revenir à l’amour quand elle excitait sa colère, en le jetant à mille lieues de ce boudoir dans les théories de l’absolutisme qu’elle défendait à merveille.

Quand elle eut assez joué de la religion dans son intérêt personnel, madame de Langeais en joua dans celui d’Armand : elle voulut le ramener à des sentiments chrétiens, elle lui refit le Génie du Christianisme à l’usage des militaires. Montriveau s’impatienta, trouva son joug pesant.

Mais si l’opposition faite au nom des lois du mariage représente l’époque civile de cette guerre sentimentale, celle-ci en constituerait l’époque religieuse, et elle eut, comme la précédente, une crise après laquelle sa rigueur devait décroître. Un soir, Armand, venu fortuitement de très bonne heure, trouva monsieur l’abbé Gondrand, directeur de conscience de madame de Langeais, établi dans un fauteuil au coin de la cheminée, comme un homme en train de digérer son dîner et les jolis péchés de sa pénitente. Montriveau ne salua personne et resta silencieux. . Sorti de son amour, le général ne manquait pas de tact ; il devina donc, en échangeant quelques regards avec le futur évêque, que cet homme était le promoteur des difficultés dont s’armait pour lui l’amour de la duchesse. Madame de Langeais, nullement embarrassée du noir silence de son amant, par lequel toute autre femme eût été gênée, continuait à converser fort spirituellement avec monsieur Gondrand sur la nécessité de rétablir la religion dans son ancienne splendeur. Néanmoins l’abbé, sachant que le carême lui permettait de prendre sa revanche, céda la place au général et sortit. À peine la duchesse se leva-t-elle pour rendre à son directeur l’humble révérence qu’elle en reçut, tant elle était intriguée par l’attitude de Montriveau. Armand demanda à Antoinette si elle parlait de leur amour à l’abbé. Elle ne voulait pas qu’Armand pénètre les secrets de la confession mais il les devina. Il lui ordonna de ne plus aller à confesse mais elle voulut le chasser mais il resta. Il reconnut avoir eu tort. Il ne la voulait pas sans religion. Abattu par l’inclémence de cette femme, qui savait devenir à volonté une étrangère ou une sœur pour lui, fit, vers la porte, un pas de désespoir, et allait l’abandonner à jamais sans lui dire un seul mot. Il souffrait, et la duchesse riait en elle-même des souffrances causées par une torture morale bien plus cruelle que ne l’était jadis la torture judiciaire. Mais cet homme n’était pas maître de s’en aller. Elle lui fit l’apologie de la religion comme soutien de la politique pour maîtriser le peuple. Mais Armand sur répliquer et pour calmer ses pulsions amoureuses, Antoinette courut au salon et se mit au piano. Elle joua le prélude d’une romance appelée Fleuve du Tage. En lui jetant pour la première fois un regard de femme amoureuse,

Elle lui dit qu’il ne savait pas qu’elle l’aimait, qu’il la faisait horriblement souffrir, et qu’il fallait bien qu’elle se plaigne sans trop se faire comprendre, autrement elle serait à lui... Mais il ne voyait rien. Le général sortit brusquement ; mais quand il se trouva dans la rue, il essuya deux larmes qu’il avait eu la force de contenir dans ses yeux.

La religion dura trois mois. Ce terme expiré, la duchesse, ennuyée de ses redites, livra Dieu pieds et poings liés à son amant. Peut-être craignait-elle, à force de parler éternité, de perpétuer l’amour du général en ce monde et dans l’autre. La duchesse n’en était, sans doute, non pas à son premier amour, mais à ses premiers plaisirs. Faute de pouvoir comparer le bien au mal, faute de souffrances qui lui eussent appris la valeur des trésors jetés à ses pieds, elle s’en jouait. Ne connaissant pas les éclatantes délices de la lumière, elle se complaisait à rester dans les ténèbres. Armand, qui commençait à entrevoir cette bizarre situation, espérait dans la première parole de la nature. Il pensait, tous les soirs, en sortant de chez madame de Langeais, qu’une femme n’acceptait pas pendant sept mois les soins d’un homme et les preuves d’amour les plus tendres, les plus délicates, ne s’abandonnait pas aux exigences superficielles d’une passion pour la tromper en un moment, et il attendait patiemment la saison du soleil, ne doutant pas qu’il n’en recueillît les fruits dans leur primeur. Il avait parfaitement conçu les scrupules de la femme mariée et les scrupules religieux. Il était même joyeux de ces combats. Il trouvait la duchesse pudique là où elle n’était qu’horriblement coquette ; et il ne l’aurait pas voulue autrement. En fait d’obstacles, il n’avait donc plus que ses propres terreurs à vaincre ; car il ne voyait plus à son bonheur d’autre empêchement que les caprices de celle qui se laissait appeler Antoinette. Il résolut alors de vouloir plus, de vouloir tout. Un soir il procéda par une sombre mélancolie à la demande farouche de ses droits illégalement légitimes. La duchesse n’attendit pas la requête de son esclave pour en deviner le désir. Elle lui reprocha d’exiger le sacrifice de sa position, de son rang, de sa vie, pour un douteux amour qui n’avait pas eu sept mois de patience. Elle supposait les calculs d’Armand. Quand le monde aurait fini par accepter leur liaison, Armand serai le maître d’Antoinette. Elle lui dit que rang, fortune, honneur, toute la duchesse de Langeais se serait engloutie dans une espérance trompée si elle lui cédait. Elle aimait mieux passer à ses yeux pour une femme froide, insensible, sans dévouement, sans cœur même, que de passer aux yeux du monde pour une femme ordinaire, que d’être condamnée à des peines éternelles après avoir été condamnée à ses prétendus plaisirs, qui le lasseraient. Son  égoïste amour ne valait pas tant de sacrifices...

Pour la première fois, Armand entrevoyait la coquetterie de cette femme, et devinait instinctivement que l’amour dévoué, l’amour partagé ne calculait pas, ne raisonnait pas ainsi chez une femme vraie. Puis il éprouvait une sorte de honte en se souvenant d’avoir involontairement fait les calculs dont les odieuses pensées lui étaient reprochées. Puis, en s’examinant avec une bonne foi tout angélique, il ne trouvait que de l’égoïsme dans ses paroles, dans ses idées, dans ses réponses conçues et non exprimées. Il se donna tort, et, dans son désespoir, il eut l’envie de se précipiter par la fenêtre. Le moi le tuait. La duchesse et Montriveau se ressemblaient en ce point qu’ils étaient également inexperts en amour. Elle en connaissait très peu la théorie, elle en ignorait la pratique, ne sentait rien et réfléchissait à tout. Montriveau connaissait peu de pratique, ignorait la théorie, et sentait trop pour réfléchir. Tous deux subissaient donc le malheur de cette situation bizarre. Armand lui demanda de pardonner à un homme de cœur de se trouver humilié en se voyant pris pour un épagneul. Elle rétorqua qu’elle ne savait s’il l’aimerait toujours et ses paroles étaient dictées par la crainte de le perdre. Montriveau pâlit, et tomba pour la première fois de sa vie aux genoux d’une femme. Il baisa le bas de la robe de la duchesse, les pieds, les genoux. Il lui offrit le droit de le tuer s’il la trahissait. Il écrirait lui-même une lettre par laquelle il déclarerait certains motifs qui le contraindraient à se tuer ; enfin, il y mettrait ses dernières dispositions. Antoinette posséderait ce testament qui légitimerait la mort d’Armand, et elle pourrait ainsi se venger sans avoir rien à craindre de Dieu ni des hommes. Elle refusa croyant qu’il serait fidèle par crainte. Elle lui demanda son obéissance et exigea qu’il lui laisse sa liberté.

Pressentiment bizarre ! en lui livrant les jolis cheveux blanchement blonds dans lesquels il aimait à promener ses doigts, en sentant la petite main de cet homme vraiment grand la presser, en jouant elle-même avec les touffes noires de sa chevelure, dans ce boudoir où elle régnait, la duchesse se disait : – Cet homme est capable de me tuer, s’il s’aperçoit que je m’amuse de lui.

Monsieur de Montriveau resta jusqu’à deux heures du matin près de sa maîtresse, qui, dès ce moment, ne lui parut plus ni une duchesse, ni une Navarreins : Antoinette avait poussé le déguisement jusqu’à paraître femme. La duchesse fut pour lui la plus naïve, la plus ingénue des maîtresses, et il en fit la femme de son choix ; il s’en alla tout heureux de l’avoir enfin amenée à lui donner tant de gages d’amour, qu’il lui semblait impossible de ne pas être désormais, pour elle, un époux secret dont le choix était approuvé par Dieu. Il ne se demandait pas si la duchesse changerait, si cet amour durerait ; non, il avait la foi, l’une des vertus sans laquelle il n’y a pas d’avenir chrétien, mais qui peut-être est encore plus nécessaire aux Sociétés. Pour la première fois, il concevait la vie par les sentiments, lui qui n’avait encore vécu que par l’action la plus exorbitante des forces humaines, le dévouement quasi-corporel du soldat.

Le lendemain, monsieur de Montriveau se rendit de bonne heure au faubourg Saint-Germain. Il avait un rendez-vous dans une maison voisine de l’hôtel de Langeais, où, quand ses affaires furent faites, il alla comme on va chez soi. Le général marchait alors de compagnie avec un homme pour lequel il paraissait avoir une sorte d’aversion quand il le rencontrait dans les salons. Cet homme était le marquis de Ronquerolles, dont la réputation devint si grande dans les boudoirs de Paris ; homme d’esprit, de talent, homme de courage surtout, et qui donnait le ton à toute la jeunesse de Paris ; un galant homme dont les succès et l’expérience étaient également enviés, et auquel ne manquaient ni la fortune, ni la naissance, qui ajoutent à Paris tant de lustre aux qualités des gens à la mode. De Ronquerolles lui dit qu’il perdait chez la duchesse un amour qu’il pourrait bien mieux employer ailleurs. Il lui conseilla de ne pas perdre son temps à greffer sa belle âme sur une nature ingrate qui devait laisser avorter les espérances de sa culture. Quand Armand eut naïvement fait une espèce d’état de situation dans lequel il mentionna minutieusement les droits qu’il avait si péniblement obtenus, Ronquerolles partit d’un éclat de rire si cruel, qu’à tout autre il aurait coûté la vie. De Ronquerolles lui dit que les femmes du faubourg Saint-Germain aimaient, comme toutes les autres, à se baigner dans l’amour ; mais elles voulaient posséder sans être possédées. Elles avaient transigé avec la nature. Les friandises dont le régalait la jolie duchesse étaient des péchés véniels dont elle se lavait dans les eaux de la pénitence. Mais si Armand avait l’impertinence de vouloir sérieusement le grand péché mortel auquel il devait naturellement attacher la plus haute importance, il verrait avec quel profond dédain la porte du boudoir et de l’hôtel lui serait incontinent fermée. Armand était hébêté. Il voulait la duchesse à tout prix et était désespéré. Alors son ami lui conseilla d’être aussi implacable qu’elle le serait, de tâcher de l’humilier, de piquer sa vanité ; d’intéresser non pas le cœur, non pas l’âme, mais les nerfs et la lymphe de cette femme à la fois nerveuse et lymphatique. S’il pouvait lui faire naître un désir, il était sauvé. Il devait rester inflexible comme la loi. Ne pas avoir plus de charité que n’en avait le bourreau. Il devait frapper.

Quand la cervelle de la duchesse aurait cédé, la passion entrerait peut-être dans les ressorts métalliques de cette machine à larmes. Armand verrait le plus magnifique des incendies, si toutefois la cheminée prenait feu. Ce système d’acier femelle aurait le rouge du fer dans la forge ! une chaleur plus durable que tout, et cette incandescence deviendrait peut-être de l’amour. Néanmoins, Ronquerolles en doutait. Ronquerolles dit un mot à l’oreille d’Armand et le quitta brusquement pour ne pas entendre de réponse. Quant à Montriveau, d’un bond il sauta dans la cour de l’hôtel de Langeais, monta chez la duchesse : et, sans se faire annoncer, il entra chez elle, dans sa chambre à coucher. Elle lui reprocha sa venue subite. Il répondit qu’un époux avait des privilèges. Alors il lui demanda pardon et lui avoua ses soupçons. Elle rétorqua qu’en ce moment, il n’était pas aimable. Déniaisé par les avis du marquis de Ronquerolles, encore aidé par cette rapide intussusception dont sont doués momentanément les êtres les moins sagaces par la passion, mais qui se trouve si complète chez les hommes forts, Armand devina la terrible vérité que trahissait l’aisance de la duchesse, et son cœur se gonfla d’un orage comme un lac prêt à se soulever. Il ordonna à la duchesse d’être à lui. Elle le trouva parfaitement ridicule. Elle sonna sa femme de chambre. Elle chassa Armand. Armand de Montriveau sentit alors la dureté de cette femme froide et tranchante autant que l’acier, elle était écrasante de mépris. En un moment, elle avait brisé des liens qui n’étaient forts que pour son amant. La duchesse avait lu sur le front d’Armand les exigences secrètes de cette visite, et avait jugé que l’instant était venu de faire sentir à ce soldat impérial que les duchesses pouvaient bien se prêter à l’amour, mais ne s’y donnaient pas, et que leur conquête était plus difficile à faire que ne l’avait été celle de l’Europe. Il lui promit qu’il l’aurait et lui demanda si elle acceptait qu’il l’emmène au bal le soir-même. Elle accepta. Il allait jouer avec elle une partie d’échecs. Il se retira. Dès lors il cacha ses émotions sous un calme complet. La duchesse avait sans doute joué bien des hommes, Armand les vengerait tous. L’amour et la vengeance se mêlaient dans son cœur. Il se trouva le soir même au bal où devait être la duchesse de Langeais, et désespéra presque d’atteindre cette femme à laquelle il fut tenté d’attribuer quelque chose de démoniaque : elle se montra pour lui gracieuse et pleine d’agréables sourires, elle ne voulait pas sans doute laisser croire au monde qu’elle s’était compromise avec monsieur de Montriveau. Et chacun se moqua de Montriveau qui, n’ayant pas consulté son cornac, resta rêveur, souffrant ; tandis que monsieur de Ronquerolles lui eût prescrit peut-être de compromettre la duchesse en répondant à ses fausses amitiés par des démonstrations passionnées. Armand de Montriveau quitta le bal, ayant horreur de la nature humaine, et croyant encore à peine à de si complètes perversités.

Pendant une semaine environ, madame de Langeais espéra revoir le marquis de Montriveau ; mais Armand se contenta d’envoyer tous les matins sa carte à l’hôtel de Langeais. Chaque fois que cette carte était remise à la duchesse, elle ne pouvait s’empêcher de tressaillir, frappée par de sinistres pensées, mais indistinctes comme l’est un pressentiment de malheur. En lisant ce nom, tantôt elle croyait sentir dans ses cheveux la main puissante de cet homme implacable, tantôt ce nom lui pronostiquait des vengeances que son mobile esprit lui faisait atroces. Elle l’avait trop bien étudié pour ne pas le craindre. Elle se repentait. À certaines heures, s’il était venu, elle se serait jetée dans ses bras avec un complet abandon. Chaque soir, en s’endormant, elle revoyait la physionomie de Montriveau sous un aspect différent. Tantôt son sourire amer ; tantôt la contraction jupitérienne de ses sourcils, son regard de lion, ou quelque hautain mouvement d’épaules, le lui faisaient terrible. Le lendemain, la carte lui semblait couverte de sang. Elle vivait agitée par ce nom, plus qu’elle ne l’avait été par l’amant fougueux, opiniâtre, exigeant. Cette âme, fière et dure, était plus sensible aux titillations de la haine qu’elle ne l’avait été naguère aux caresses de l’amour.

La duchesse se sentait sous les pieds du lion : elle tremblait, elle ne haïssait pas. Ces deux personnes, si singulièrement posées l’une en face de l’autre, se rencontrèrent trois fois dans le monde durant cette semaine. Chaque fois, en réponse à de coquettes interrogations, la duchesse reçut d’Armand des saluts respectueux et des sourires empreints d’une ironie si cruelle, qu’ils confirmaient toutes les appréhensions inspirées le matin par la carte de visite. La vie n’est que ce que nous la font les sentiments, les sentiments avaient creusé des abîmes entre ces deux personnes. La comtesse de Sérizy, sœur du marquis de Ronquerolles, donnait au commencement de la semaine suivante un grand bal auquel devait venir madame de Langeais. La première figure que vit la duchesse en entrant fut celle d’Armand, Armand l’attendait cette fois, elle le pensa du moins. Tous deux échangèrent un regard. Une sueur froide sortit soudain de tous les pores de cette femme. Elle avait cru Montriveau capable de quelque vengeance inouïe, proportionnée à leur état ; cette vengeance était trouvée, elle était prête, elle était chaude, elle bouillonnait. Les yeux de cet amant trahi lui lancèrent les éclairs de la foudre et son visage rayonnait de haine heureuse. Aussi, malgré la volonté qu’avait la duchesse d’exprimer la froideur et l’impertinence, son regard resta-t-il morne. Elle alla se placer près de la comtesse de Sérizy qui constata sa frayeur. Elle dansa avec un jeune homme puis vint s’asseoir près de la comtesse, et le marquis ne cessa de la regarder en s’entretenant avec un inconnu. La duchesse était tout oreilles. Madame de Sérizy demanda à Armand ce que lui disait l’inconnu et Armand répondit  – Ne touchez pas à la hache, d’un son de voix où il y avait de la menace. Il s’agissait de la hache qui avait servi à décapiter le roi Charles Ier et qui était montrée par un gardien de Westminster. La duchesse de Langeais dit à Armand qu’il regardait son cou d’un air si mélodramatique en répétant cette vieille histoire, connue de tous ceux qui allaient à Londres, qu’il lui semblait lui voir une hache à la main. - vous avez touché à la hache, lui dit Montriveau à voix basse. Il lui demanda si elle regretterait sa beauté si elle lui était enlevée. Elle répondit qu’elle la regretterait moins pour elle que pour celui dont elle ferait la joie. Cependant, si elle était sincèrement aimée, toujours, bien, que lui importerait la beauté ? elle demanda à Armand à quel moment elle avait touché la hache et il répondit qu’il ne savait pas en laissant échapper un rire moqueur. Il ajouta que la journée ne finirait pas sans qu’il lui arrive un horrible malheur...

Malgré son apparent dédain pour les noires prédictions d’Armand, la duchesse était en proie à une véritable terreur. À peine l’oppression morale et presque physique sous laquelle la tenait son amant cessa-t-elle lorsqu’il quitta le bal. Néanmoins, après avoir joui pendant un moment du plaisir de respirer à son aise, elle se surprit à regretter les émotions de la peur. Elle se retira vers minuit. Arrivée dans sa cour, elle entra dans un vestibule presque semblable à celui de son hôtel ; mais tout à coup elle ne reconnut pas son escalier ; puis au moment où elle se retourna pour appeler ses gens, plusieurs hommes l’assaillirent avec rapidité, lui jetèrent un mouchoir sur la bouche, lui lièrent les mains, les pieds, et l’enlevèrent. Elle jeta de grands cris. – Madame, nous avons ordre de vous tuer si vous criez, lui dit-on à l’oreille. Quand elle reprit ses sens, elle se trouva les pieds et les poings liés, avec des cordes de soie, couchée sur le canapé d’une chambre de garçon. Elle ne put retenir un cri en rencontrant les yeux d’Armand de Montriveau, qui, tranquillement assis dans un fauteuil, et enveloppé dans sa robe de chambre, fumait un cigare. Il dénoua délicatement les cordes qui serraient les pieds de la duchesse. Il lui expliqua qu’il lui était inutile de crier et ajouta qu’elle lui avait fait répandre, sur ce canapé, bien des pleurs qu’il cachait à tous les yeux. La duchesse aima beaucoup cette chambre assez semblable à la cellule d’un moine. L’âme et la pensée de l’homme y planaient. Aucun ornement n’altérait la peinture grise des parois vides. Elle demanda à Armand avec une impertinence et une moquerie perçante ce qu’il comptait faire d’elle. Il répondit qu’elle n’était dans cette chambre que pour peu de temps. Il avait surtout besoin de lui dire tout ce qu’elle l’avait empêché de dire en le chassant de chez elle dès qu’il se montrait trop pressant. Il ne concevait pas le viol et elle ne risquait pas cette indignité. Elle était au pouvoir de cet homme, et cet homme ne voulait pas abuser de son pouvoir. Ces yeux jadis si flamboyants d’amour, elle les voyait calmes et fixes comme des étoiles. Elle trembla. Dans la pièce d’à côté, la duchesse aperçut trois hommes masqués. Armand lui dit qu’elle s’était jouée de son amour, et avait ainsi commis un crime. Attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir ; lui voler son avenir de félicité ; le tuer non seulement aujourd’hui, mais dans l’éternité de sa vie, en empoisonnant toutes ses heures et toutes ses pensées, voilà ce que Armand nommait un épouvantable crime.

Armand lui dit que les bourgeoises savaient se donner et pardonner ; elles savaient aimer et souffrir. Elles rendaient les hommes petits par la grandeur de leurs dévouements. À mesure que l’on montait en haut de la société, il s’y trouvait autant de boue qu’il y en avait par le bas ; seulement elle s’y durcissait et se dorait. Oui, pour rencontrer la perfection dans l’ignoble, il fallait une belle éducation, un grand nom, une jolie femme, une duchesse. Et pourtant il pardonna la duchesse. Mais elle pouvait abuser d’autres cœurs aussi enfants que l’était le sien, et il devait leur épargner des douleurs. Dieu était implacable et la frapperait. À ces mots, les yeux de cette femme abattue, déchirée, se remplirent de pleurs. Elle se leva et reconnut qu’elle méritait cette punition. Elle tendit une main à Armand qui la refusa. Il lui expliqua qu’il allait accomplir un devoir et non une vengeance. Elle jura qu’il y avait autant de bonne foi dans ses fautes que dans ses remords. Ses duretés trahissaient bien plus d’amour que n’en accusaient ses complaisances. Elle ajouta qu’au moment même où ce soir il lui avait prédit le malheur, elle avait cru à leur bonheur. Oui, elle avait confiance en ce caractère noble et fier dont vous il lui avait donné tant de preuves... Et j’étais toute à toi, ajouta-t-elle en se penchant à l’oreille de Montriveau. Elle se tordit les mains en criant : – Mais je t’aime ! mais je suis à toi ! Elle tomba aux genoux d’Armand. – À toi ! à toi, mon unique, mon seul maître ! il répondit qu’aucune puissance ni dans les cieux ni sur la terre ne saurait lui garantir la douce fidélité de leur amour. Elle lui demanda ce qu’il préparait contre elle et qui étaient ces trois hommes masqués. Il dit qu’un d’eux était chirurgien. Il lui montra une croix de Lorraine adaptée au bout d’une tige d’acier. Cette croix rougie au fer serait appliquée sur son front. Ainsi, la duchesse aurait au front la marque infamante appliquée sur l’épaule de ses frères les forçats. Elle ne vit que clémence et pardon, que bonheur éternel en la vengeance d’Armand... Quand il aurait ainsi désigné une femme pour la sienne, quand il aurait une âme serve qui porterait son chiffre rouge, eh ! bien, il ne pourrait jamais l’abandonner, il serait à jamais à elle. En l’isolant sur la terre, il serait chargé de son bonheur, sous peine d’être un lâche. Armand se retourna vivement pour ne pas voir la duchesse palpitante, agenouillée. Il dit un mot qui fit disparaître ses trois amis. Armand, qui ne se défiait pas de son miroir, laissa voir deux larmes rapidement essuyées. Tout l’avenir de la duchesse était dans ces deux larmes. Quand il revint pour relever madame de Langeais, il la trouva debout, elle se croyait aimée. Aussi dut-elle vivement palpiter en entendant Montriveau lui dire avec cette fermeté qu’elle savait si bien prendre jadis quand elle se jouait de lui : – Je vous fais grâce, madame. Vous pouvez me croire, cette scène sera comme si elle n’eût jamais été. Mais ici, disons-nous adieu. Alors elle lui demanda de l’emmener au bal mais il refusa et lui fit porter un bandeau sur les yeux pour qu’elle ne puisse voir où il l’avait conduite.

Madame de Langeais, heureuse de pouvoir lui parler ainsi, se plut à lui tout dire, mais il demeura inflexible ; et quand la main de la duchesse l’interrogeait, la sienne restait muette.

Enfin, après avoir cheminé pendant quelque temps ensemble, Armand lui dit d’avancer, elle avança, et s’aperçut qu’il empêchait la robe d’effleurer les parois d’une ouverture sans doute étroite. Madame de Langeais fut touchée de ce soin, il trahissait encore un peu d’amour ; mais ce fut en quelque sorte l’adieu de Montriveau, car il la quitta sans lui dire un mot. En se sentant dans une chaude atmosphère, la duchesse ouvrit les yeux. Elle se vit seule devant la cheminée du boudoir de la comtesse de Sérizy. Son premier soin fut de réparer le désordre de sa toilette ; elle eut promptement rajusté sa robe et rétabli la poésie de sa coiffure. Le marquis de Ronquerolles entra. La duchesse éprouvait une sensation extraordinaire à se voir au milieu des joies du bal après la terrible scène qui venait de donner à sa vie un autre cours. Elle se prit à trembler violemment.

La duchesse de Langeais avoua à la comtesse de Sérisy être agacée par la prédiction que lui avait faite monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, elle allait voir si sa hache de Londres la troublerait jusque dans son sommeil. Elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition ; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions ; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur ! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour.

La duchesse souffrait car elle voulait être aimée. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. Elle espérait qu’Armand vienne la voir à minuit mais il ne vint pas. En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant longtemps. Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau ? je ne le vois plus chez vous.

La comtesse lui répondit qu’il était sans doute occupé de quelque femme. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si longtemps amère, et reprit la parole. Elle lui dit qu’Armand savait aimer et qu’il était une âme immense. Madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse. Armand fit dire qu’il viendrait la voir. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi ; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Julien il vint lui rendre compte de sa mission. Armand lui avait dit que c’était bien. Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait belle. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut le premier qui reconnut les gens envoyés par la duchesse. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire ; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt. Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu ; que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. À trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. La princesse de Blamont-Chauvry faisait autorité dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Elle causait avec le vidame de Pamiers. Ce vieux seigneur était ancien Commandeur de l’Ordre de Malte. Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. La princesse de Blamont-Chauvry déplorait la conduite de sa nièce qui n’aurait pas dû occuper la ville. Elle avait eu tort et la princesse ne l’approuvait pas. Pour la princesse, un scandale inutile était une faute.

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle. Il lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait. Elle répondit que c’était elle qui avait voulu que tout Paris la crût chez monsieur de Montriveau. La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux. Elle lui dit qu’en agissant ainsi elle avait compromis son mari, son état dans le monde ; cependant ils allaient aviser à tout réparer. Antoinette refusa. Le duc de Grandlieu lui dit que Langeais était assez avare, personnel en diable ; il se séparerait de la duchesse, garderait sa fortune, la laisserait pauvre, et conséquemment sans considération. Il ajouta qu’une femme ne devait jamais donner raison à son mari. Antoinette répondit qu’elle avait calculé tant qu’elle n’avait pas été amoureuse. Alors elle voyait comme le duc des intérêts là où il n’y avait plus pour elle que des sentiments. Le vidame rétorqua qu’il fallait tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Elle devait tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. La duchesse imposa silence au vidame par un regard ; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné... le duc de Grandlieu lui dit que si elle perdait, lui seul pourrait lui offrir un asile. Le duc de Navarreins dit à Antoinette qu’une femme qui portait son nom se devait à des sentiments autres que ceux des gens du commun.

 

 

La duchesse de Langeais avoua à la comtesse de Sérisy être agacée par la prédiction que lui avait faite monsieur de Montriveau. Quoique ce soit une plaisanterie, elle allait voir si sa hache de Londres la troublerait jusque dans son sommeil. Elle arriva sans accident chez elle ; mais elle s’y trouva changée et en proie à des sentiments tout nouveaux. Pour elle il n’y avait plus qu’un homme dans le monde, c’est-à-dire que pour lui seul elle désirait désormais avoir quelque valeur. Elle n’aimait pas encore, elle avait une passion. La passion est le pressentiment de l’amour et de son infini auquel aspirent toutes les âmes souffrantes. La passion est un espoir qui peut-être sera trompé. Passion signifie à la fois souffrance et transition ; la passion cesse quand l’espérance est morte. Hommes et femmes peuvent, sans se déshonorer, concevoir plusieurs passions ; il est si naturel de s’élancer vers le bonheur ! mais il n’est dans la vie qu’un seul amour.

La duchesse souffrait car elle voulait être aimée. Montriveau était maintenant sa religion. Elle passa la journée du lendemain dans un état de stupeur morale mêlé d’agitations corporelles que rien ne pourrait exprimer. Elle déchira autant de lettres qu’elle en écrivit, et fit mille suppositions impossibles. Elle espérait qu’Armand vienne la voir à minuit mais il ne vint pas. En se souvenant des scènes de coquetterie qu’elle avait jouées, et qui le lui avaient ravi, des larmes de désespoir coulèrent de ses yeux pendant longtemps. Pendant une semaine, madame de Langeais alla dans toutes les maisons où elle espérait rencontrer monsieur de Montriveau. Elle ne put parvenir à voir Armand, de qui elle n’osait plus prononcer le nom. Cependant un soir, dans un moment de désespérance, elle dit à madame de Sérizy, avec autant d’insouciance qu’il lui fut possible d’en affecter : – Vous êtes donc brouillée avec monsieur de Montriveau ? je ne le vois plus chez vous.

La comtesse lui répondit qu’il était sans doute occupé de quelque femme. Madame de Sérizy crut pouvoir alors impunément fouetter une amitié discrète qui lui avait été si longtemps amère, et reprit la parole. Elle lui dit qu’Armand savait aimer et qu’il était une âme immense. Madame de Langeais voyant une espérance dans la retraite absolue d’Armand, elle lui écrivit aussitôt une lettre humble et douce qui devait le ramener à elle, s’il aimait encore. Pendant toute la journée elle attendit une réponse, et la réponse ne vint pas. Le lendemain elle envoya chez Armand chercher une réponse. Armand fit dire qu’il viendrait la voir. La duchesse était prête à deux heures de l’après-midi ; monsieur de Montriveau n’était pas encore arrivé à onze heures et demie du soir.

Le lendemain elle écrivit un de ces billets où excelle l’esprit des dix mille Sévignés que compte maintenant Paris. Julien il vint lui rendre compte de sa mission. Armand lui avait dit que c’était bien. Pendant vingt-deux jours madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau sans obtenir de réponse. Elle avait fini par se dire malade pour se dispenser de ses devoirs, soit envers la princesse à laquelle elle était attachée, soit envers le monde. Elle ne recevait que son père, le duc de Navarreins, sa tante, la princesse de Blamont-Chauvry, le vieux vidame de Pamiers, son grand-oncle maternel, et l’oncle de son mari, le duc de Grandlieu. Elle sortit enfin pour assister à une revue où devait se trouver monsieur de Montriveau. Placée sur le balcon des Tuileries, avec la famille royale, la duchesse eut une de ces fêtes dont l’âme garde un long souvenir. Elle apparut sublime de langueur, et tous les yeux la saluèrent avec admiration. Elle échangea quelques regards avec Montriveau, dont la présence la rendait belle. Le lendemain de la revue, madame de Langeais envoya sa voiture et sa livrée attendre à la porte du marquis de Montriveau depuis huit heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Armand demeurait rue de Seine, à quelques pas de la chambre des pairs, où il devait y avoir une séance ce jour-là. Un jeune officier dédaigné par madame de Langeais, et recueilli par madame de Sérizy, le marquis d’Aiglemont, fut le premier qui reconnut les gens envoyés par la duchesse. Il alla sur-le-champ chez sa maîtresse lui raconter sous le secret cette étrange folie. Aussitôt, cette nouvelle fut télégraphiquement portée à la connaissance de toutes les coteries du faubourg Saint-Germain, parvint au château, à l’Élysée-Bourbon, devint le bruit du jour, le sujet de tous les entretiens, depuis midi jusqu’au soir. Presque toutes les femmes niaient le fait, mais de manière à le faire croire ; et les hommes le croyaient en témoignant à madame de Langeais le plus indulgent intérêt. Pendant que le château, le faubourg et la Chaussée-d’Antin s’entretenaient du naufrage de cette aristocratique vertu ; que d’empressés jeunes gens couraient à cheval s’assurer, en voyant la voiture dans la rue de Seine, que la duchesse était bien réellement chez monsieur de Montriveau, elle gisait palpitante au fond de son boudoir. Armand, qui n’avait pas couché chez lui, se promenait aux Tuileries avec monsieur de Marsay. Puis, les grands-parents de madame de Langeais se visitaient les uns les autres en se donnant rendez-vous chez elle pour la semondre et aviser aux moyens d’arrêter le scandale causé par sa conduite. À trois heures, monsieur le duc de Navarreins, le vidame de Pamiers, la vieille princesse de Blamont-Chauvry et le duc de Grandlieu se trouvaient réunis dans le salon de madame de Langeais, et l’y attendaient. La princesse de Blamont-Chauvry faisait autorité dans le faubourg Saint-Germain. Les mots de ce Talleyrand femelle restaient comme des arrêts. Certaines personnes venaient prendre chez elle des avis sur l’étiquette ou les usages, et y chercher des leçons de bon goût. Elle causait avec le vidame de Pamiers. Ce vieux seigneur était ancien Commandeur de l’Ordre de Malte. Le duc de Navarreins se promenait de long en large dans le salon avec monsieur le duc de Grandlieu. La princesse de Blamont-Chauvry déplorait la conduite de sa nièce qui n’aurait pas dû occuper la ville. Elle avait eu tort et la princesse ne l’approuvait pas. Pour la princesse, un scandale inutile était une faute.

En ce moment la duchesse sortit de son boudoir. Monsieur de Grandlieu, qui regardait insouciamment par la croisée, vit revenir la voiture de sa nièce sans elle. Il lui demanda si elle était au courant de ce qui se passait. Elle répondit que c’était elle qui avait voulu que tout Paris la crût chez monsieur de Montriveau. La vieille princesse s’était subitement dressée sur ses talons, et regardait la duchesse qui se prit à rougir et baissa les yeux. Elle lui dit qu’en agissant ainsi elle avait compromis son mari, son état dans le monde ; cependant ils allaient aviser à tout réparer. Antoinette refusa. Le duc de Grandlieu lui dit que Langeais était assez avare, personnel en diable ; il se séparerait de la duchesse, garderait sa fortune, la laisserait pauvre, et conséquemment sans considération. Il ajouta qu’une femme ne devait jamais donner raison à son mari. Antoinette répondit qu’elle avait calculé tant qu’elle n’avait pas été amoureuse. Alors elle voyait comme le duc des intérêts là où il n’y avait plus pour elle que des sentiments. Le vidame rétorqua qu’il fallait tâcher d’accorder ses sentiments avec ses intérêts. Elle devait tourner habilement la loi des convenances au lieu de la violer. La duchesse imposa silence au vidame par un regard ; et si Montriveau l’avait pu voir, il aurait tout pardonné... le duc de Grandlieu lui dit que si elle perdait, lui seul pourrait lui offrir un asile. Le duc de Navarreins dit à Antoinette qu’une femme qui portait son nom se devait à des sentiments autres que ceux des gens du commun. La princesse garda Antoinette pour elle seule et se chargea d’arranger convenablement les choses. Les trois gentilshommes devinèrent sans doute les intentions de la princesse, ils saluèrent leurs parentes ; et monsieur de Navarreins vint embrasser sa fille au front, en lui disant : – Allons, chère enfant, sois sage. Si tu veux, il en est encore temps.

Puis la princesse parla à Antoinette. Elle lui dit que le mal venait des indiscrétions. De son temps, les aventures restaient secrètes. Elle ajouta qu’Antoinette pouvait aimer Montriveau à son aise mais elle ne devait pas renoncer à avoir des enfants avec son mari. Mais la princesse trouvait que la duchesse avait été sotte d’envoyer sa voiture chez Montriveau en plein jour. Cela avait flatté la vanité de Montriveau. Alors la princesse voulait faire croire que Montriveau avait grisé les gens d’Antoinette, pour satisfaire son amour propre et la compromettre.... La princesse se chargerait de contenter tout le monde ; mais Antoinette devait promettre de ne pas se permettre désormais une seule démarche sans la consulter. La duchesse promit. Elle rentra chez elle toute heureuse car sa tante l’avait convaincue : sa personne aurait pris le cœur d’Armand car Un homme ne doit pas refuser une jolie femme, quand elle sait se bien offrir.

Le soir, au cercle de madame la duchesse de Berri, le duc de Navarreins, monsieur de Pamiers, monsieur de Marsay, monsieur de Grandlieu, le duc de Maufrigneuse démentirent victorieusement les bruits offensants qui couraient sur la duchesse de Langeais. Tant d’officiers et de personnes attestèrent avoir vu Montriveau se promenant aux Tuileries pendant la matinée, que cette sotte histoire fut mise sur le compte du hasard, qui prend tout ce qu’on lui donne. Aussi le lendemain la réputation de la duchesse devint-elle, malgré la station de sa voiture, nette et claire. Seulement, à deux heures, au bois de Boulogne, monsieur de Ronquerolles passant à côté de Montriveau dans une allée déserte, lui dit en souriant : – Elle va bien, ta duchesse !

Deux jours après son éclat inutile, madame de Langeais écrivit à monsieur de Montriveau une lettre qui resta sans réponse comme les précédentes. Cette fois elle avait pris ses mesures, et corrompu Auguste, le valet de chambre d’Armand. Aussi, le soir, à huit heures, fut-elle introduite chez Armand, dans une chambre tout autre que celle où s’était passée la scène demeurée secrète. La duchesse apprit que le général ne rentrerait pas. Restée seule, elle vit ses quatorze lettres posées sur un vieux guéridon ; elles n’étaient ni froissées, ni décachetées ; elles n’avaient pas été lues. À cet aspect, elle tomba sur un fauteuil, et perdit pendant un moment toute connaissance. En se réveillant, elle aperçut Auguste, qui lui faisait respirer du vinaigre. Elle revint chez elle, se mit au lit, et fit défendre sa porte. Elle resta vingt-quatre heures couchée, ne laissant approcher d’elle que sa femme de chambre qui lui apporta quelques tasses d’infusion de feuilles d’oranger. Le surlendemain, après avoir médité dans les larmes du désespoir le parti qu’elle voulait prendre, madame de Langeais eut une conférence avec son homme d’affaires, et le chargea sans doute de quelques préparatifs. Puis elle envoya chercher le vieux vidame de Pamiers. En attendant le commandeur, elle écrivit à monsieur de Montriveau. Elle supplia le vidame d’aller porter une lettre chez Montriveau et de lui demander de la lire. Le vidame devrait dire que la vie d’Antoinette en dépendait. Pour toute réponse, Montriveau devrait venir voir Antoinette. Si Montriveau refusait, Antoinette disparaîtrait.

Le vidame ne répondit rien, il salua, prit la lettre et fit la commission. Il revint à cinq heures, trouva sa cousine mise avec recherche, délicieuse enfin. Le salon était paré de fleurs comme pour une fête. Le repas fut exquis. Pour ce vieillard, la duchesse fit jouer tous les brillants de son esprit, et se montra plus attrayante qu’elle ne l’avait jamais été. À sept heures elle le quitta, revint promptement, mais habillée comme aurait pu l’être sa femme de chambre pour un voyage. Elle réclama le bras du vieillard qu’elle voulut pour compagnon, se jeta dans une voiture de louage et tous deux furent, vers les huit heures moins un quart, à la porte de monsieur de Montriveau.

Armand méditait sur la lettre écrite par Antoinette. Elle avait écrit qu’elle voulait être aimée irrésistiblement ou laissée impitoyablement. S’il refusait de la voir, la duchesse de Langeais serait heureuse de ses pleurs et resterait pour lui un pouvoir. Armand ne toucherait point à sa hache ; celle d’Armand était celle du bourreau, celle d’Antoinette était celle de Dieu ; celle d’Armand tuait, celle de la duchesse sauvait. L’amour d’Armand était mortel, il ne savait supporter ni le dédain ni la raillerie ; celui d’Antoinette pouvait tout endurer sans faiblir, il était immortellement vivace. Il n’avait eu que de passagers désirs ; tandis que la pauvre religieuse l’éclairerait sans cesse de ses ardentes prières, et le couvrirait toujours des ailes de l’amour divin. Elle pressentait sa réponse et lui donnait rendez-vous dans le ciel. Antoinette fut conduite chez Armand par le vidame. Il la laissa devant la maison du général. Mais Armand n’apparut pas. Elle ne put retenir cette exclamation : – Ô mon Dieu ! puis quitta ce funeste seuil. Ce fut le premier mot de la carmélite. Montriveau avait une conférence avec quelques amis, il les pressa de finir, mais sa pendule retardait, et il ne sortit pour aller à l’hôtel de Langeais qu’au moment où la duchesse, emportée par une rage froide, fuyait à pied dans les rues de Paris. Quand le marquis de Montriveau vint à l’hôtel de Langeais, il n’y trouva point sa maîtresse, et se crut joué. Il courut alors chez le vidame, et y fut reçu au moment où le bonhomme passait sa robe de chambre en pensant au bonheur de sa jolie parente. Montriveau lui jeta ce regard terrible dont la commotion électrique frappait également les hommes et les femmes. Alors Armand comprit. Il retourna chez lui et demanda à son portier s’il avait vu une dame. C’était le cas. Il fit venir son ami Ronquerolles.  Son ami promit de l’aider à retrouver Antoinette.

Mais les plus immenses ressources dont jamais hommes d’État, souverains, ministres, banquiers, enfin dont tout pouvoir humain se soit socialement investi, furent en vain déployées. Ni Montriveau ni ses amis ne purent trouver la trace de la duchesse. Elle s’était évidemment cloîtrée.

Montriveau résolut de fouiller ou de faire fouiller tous les couvents du monde. Il lui fallait la duchesse, quand même il en aurait coûté la vie à toute une ville. Pour rendre justice à cet homme extraordinaire, il est nécessaire de dire que sa fureur passionnée se leva également ardente chaque jour, et dura cinq années. En 1829 seulement, le duc de Navarreins apprit, par hasard, que sa fille était partie pour l’Espagne, comme femme de chambre de lady Julia Hopwood, et qu’elle avait quitté cette dame à Cadix, sans que lady Julia se fût aperçue que mademoiselle Caroline était l’illustre duchesse dont la disparition occupait la haute société parisienne. Donc, en 1823, le duc de Langeais mort, sa femme était libre. Antoinette de Navarreins vivait consumée par l’amour sur un banc de la Méditerranée ; mais le pape pouvait casser les vœux de la sœur Thérèse. Le bonheur acheté par tant d’amour pouvait éclore pour les deux amants. Ces pensées firent voler Montriveau de Cadix à Marseille, de Marseille à Paris. Quelques mois après son arrivée en France, un brick de commerce armé en guerre partit du port de Marseille et fit route pour l’Espagne. Le ministre de la guerre le nomma lieutenant-général et le mit au comité d’artillerie. Le brick s’arrêta, vingt-quatre heures après son départ, au nord-ouest d’une île en vue des côtes d’Espagne. Avant d’arriver en vue de l’île, Montriveau fit arborer le pavillon des États-Unis. Les matelots engagés pour le service du bâtiment étaient américains et ne parlaient que la langue anglaise. L’un des compagnons de monsieur de Montriveau les embarqua tous sur une chaloupe et les amena dans une auberge de la petite ville, où il les maintint à une hauteur d’ivresse qui ne leur laissa pas la langue libre. Puis il dit que le brick était monté par des chercheurs de trésors, gens connus aux États-Unis pour leur fanatisme, et dont un des écrivains de ce pays a écrit l’histoire. Ainsi la présence du vaisseau dans les récifs fut suffisamment expliquée.

Armand et les amis dévoués qui le secondaient dans sa difficile entreprise pensèrent tout d’abord que ni la ruse ni la force ne pouvaient faire réussir la délivrance ou l’enlèvement de la sœur Thérèse du côté de la petite ville. Alors, d’un commun accord, ces hommes d’audace résolurent d’attaquer le taureau par les cornes. Ils voulurent se frayer un chemin jusqu’au couvent par les lieux mêmes où tout accès y semblait impraticable, et de vaincre la nature. Enlever la duchesse avec fracas couvrait ces hommes de honte. Autant aurait valu faire le siège de la ville, du couvent, et ne pas laisser un seul témoin de leur victoire, à la manière des pirates. Pour eux cette entreprise n’avait donc que deux faces. Ou quelque incendie, quelque fait d’armes qui effrayât l’Europe en y laissant ignorer la raison du crime ; ou quelque enlèvement aérien, mystérieux, qui persuadât aux nonnes que le diable leur avait rendu visite. Ce dernier parti triompha dans le conseil secret tenu à Paris avant le départ. Une espèce de pirogue d’une excessive légèreté, fabriquée à Marseille d’après un modèle malais, permit de naviguer dans les récifs jusqu’à l’endroit où ils cessaient d’être praticables. Après onze jours de travaux préparatoires, ces treize démons humains arrivèrent au pied du promontoire élevé d’une trentaine de toises au-dessus de la mer, bloc aussi difficile à gravir par des hommes qu’il peut l’être à une souris de grimper sur les contours polis du ventre en porcelaine d’un vase uni. Cette table de granit était heureusement fendue. Sa fissure, dont les deux lèvres avaient la raideur de la ligne droite, permit d’y attacher, à un pied de distance, de gros coins de bois dans lesquels ces hardis travailleurs enfoncèrent des crampons de fer. En vingt-deux jours, ils fabriquèrent un escalier léger mais solide. Les treize inconnus, en examinant le terrain avec leurs lunettes du haut de la hune, s’étaient assurés que, malgré quelques aspérités, ils pourraient facilement arriver aux jardins du couvent, dont les arbres suffisamment touffus offraient de sûrs abris. Là, sans doute, ils devaient ultérieurement décider par quels moyens se consommerait le rapt de la religieuse. Ils furent obligés d’attendre que le dernier quartier de la lune expirât. Le lendemain de la dernière nuit, Armand descendit avant le lever du soleil, après être resté durant plusieurs heures les yeux attachés sur la fenêtre d’une cellule sans grille. Étrange bizarrerie du cœur ! il aimait avec plus de passion la religieuse dépérie dans les élancements de l’amour, consumée par les larmes, les jeûnes, les veilles et la prière, la femme de vingt-neuf ans fortement éprouvée, qu’il n’avait aimé la jeune fille légère, la femme de vingt-quatre ans, la sylphide. Montriveau devait aimer ces visages où l’amour se réveille au milieu des plis de la douleur et des ruines de la mélancolie.

Avant de quitter son poste, le général entendit de faibles accords qui partaient de cette cellule, douces voix pleines de tendresse. En revenant sous le rocher au bas duquel se tenaient ses amis, il leur dit en quelques mots, empreints de cette passion communicative quoique discrète dont les hommes respectent toujours l’expression grandiose, que jamais, en sa vie, il n’avait éprouvé de si captivantes félicités. Le lendemain soir, onze compagnons dévoués se hissèrent dans l’ombre en haut de ces rochers, ayant chacun sur eux un poignard, une provision de chocolat, et tous les instruments que comporte le métier des voleurs. Arrivés au mur d’enceinte, ils le franchirent au moyen d’échelles qu’ils avaient fabriquées, et se trouvèrent dans le cimetière du couvent. Montriveau reconnut et la longue galerie voûtée par laquelle il était venu naguère au parloir, et les fenêtres de cette salle. Sur-le-champ, son plan fut fait et adopté. La grille de la fenêtre fut sciée en deux heures. Trois hommes se mirent en faction au dehors, et deux autres restèrent dans le parloir. Le reste, pieds nus, se posta de distance en distance à travers le cloître où s’engagea Montriveau, caché derrière un jeune homme, le plus adroit d’entre eux, Henri de Marsay, qui, par prudence, s’était vêtu d’un costume de carmélite absolument semblable à celui du couvent. L’horloge sonna trois heures quand la fausse religieuse et Montriveau parvinrent au dortoir. Ils eurent bientôt reconnu la situation des cellules. Ils lurent, à l’aide d’une lanterne sourde, les noms heureusement écrits sur chaque porte. Arrivé à la cellule de la sœur Thérèse, Montriveau lut cette inscription : Sub invocatione sanctae, matris Theresæ ! La devise était : Adoremus in aeternum. Tout à coup son compagnon lui mit la main sur l’épaule, et lui fit voir une vive lueur qui éclairait les dalles du corridor par la fente de la porte. En ce moment, monsieur de Ronquerolles les rejoignit. Ronquerolles dit à Armand que toutes les religieuses commençaient l’office des morts. Armand ordonna à ses hommes de se replier dans le parloir. Puis, il entra vivement en se faisant précéder de la fausse religieuse, qui rabattit son voile. Ils virent alors, dans l’antichambre de la cellule, la duchesse morte, posée à terre sur la planche de son lit, et éclairée par deux cierges. Ni Montriveau ni de Marsay ne dirent une parole, ne jetèrent un cri ; mais ils se regardèrent. Puis le général fit un geste qui voulait dire : – Emportons-la. La morte fut apportée dans le parloir, passée par la fenêtre et transportée au pied des murs, au moment où l’abbesse, suivie des religieuses, arrivait pour prendre le corps de la sœur Thérèse. La sœur chargée de garder la morte avait eu l’imprudence de fouiller dans sa chambre pour en connaître les secrets, et s’était si fort occupée à cette recherche qu’elle n’entendit rien et sortait alors épouvantée de ne plus trouver le corps. À neuf heures du matin, nulle trace n’existait ni de l’escalier ni des ponts de cordes ; le corps de la sœur Thérèse était à bord ; le brick vint au port embarquer ses matelots, et disparut dans la journée. Montriveau resta seul dans sa cabine avec Antoinette de Navarreins, dont, pendant quelques heures, le visage resplendit complaisamment pour lui des sublimes beautés dues au calme particulier que prête la mort à nos dépouilles mortelles. Ronquerolles lui conseilla de jeter la morte dans la mer et de n’y penser plus que comme nous pensons à un livre lu pendant notre enfance. Pour Ronquerolles, il n’y avait que le dernier amour d’une femme qui satisfaisait le premier amour d’un homme.

27 septembre 2024

Ferragus, chef des Dévorants (Balzac)

Il s’était rencontré, sous l’Empire et dans Paris, treize hommes également frappés du même sentiment, tous doués d’une assez grande énergie pour être fidèles à la même pensée, assez probes entre eux pour ne point se trahir, alors même que leurs intérêts se trouvaient opposés, assez profondément politiques pour dissimuler les liens sacrés qui les unissaient, assez forts pour se mettre au-dessus de toutes les lois, assez hardis pour tout entreprendre, et assez heureux pour avoir presque toujours réussi dans leurs desseins ; ayant couru les plus grands dangers, mais taisant leurs défaites ; inaccessibles à la peur, et n’ayant tremblé ni devant le prince, ni devant le bourreau, ni devant l’innocence ; s’étant acceptés tous, tels qu’ils étaient, sans tenir compte des préjugés sociaux ; criminels sans doute, mais certainement remarquables par quelques-unes des qualités qui font les grands hommes, et ne se recrutant que parmi les hommes d’élite.

Ces treize hommes restèrent inconnus, même a après avoir réalisé les plus bizarres idées que suggère à l’imagination la fantastique puissance faussement attribuée à Faust. Ils étaient dispersés et étaient paisiblement rentrés sous le joug des lois civiles. Un hasard avait dissous les liens de cette vie secrète. Balzac prétend dans son introduction à l’Histoire des Treize avoir rencontré l’un des membres de la société secrète. C’était un homme en apparence jeune encore, à cheveux blonds, aux yeux bleus, dont la voix douce et claire semblait annoncer une âme féminine, était pâle de visage et mystérieux dans ses manières, il causait avec amabilité, prétendait n’avoir que quarante ans, et pouvait appartenir aux plus hautes classes sociales. Cet homme confia à Balzac des drames dégouttant de sang, des comédies pleines de terreurs, des romans où roulaient des têtes secrètement coupées. Mais Balzac choisit de préférence les aventures les plus douces, celles où des scènes pures succédaient à l’orage des passions, où la femme était radieuse de vertus et de beauté.

Ferragus est un premier épisode qui tient par d’invisibles liens à l’Histoire des Treize, dont la puissance naturellement acquise peut seule expliquer certains ressorts en apparence surnaturels.

Ferragus était, suivant une ancienne coutume, un nom pris par un chef de Dévorants. Le jour de leur élection, ces chefs continuaient celle des dynasties dévorantesques dont le nom leur plaisait le plus, comme le faisaient les papes à leur avènement, pour les dynasties pontificales. Ainsi les Dévorants avaient Trempe-la-Soupe IX, Ferragus XXII, Tutanus XIII, Masche-Fer IV, de même que l’Église avait ses Clément XIV, Grégoire IX, Jules II, Alexandre VI, etc. Dévorants était le nom d’une des tribus de Compagnons ressortissant jadis de la grande association mystique formée entre les ouvriers de la chrétienté pour rebâtir le temple de Jérusalem. Les compagnons étaient soumis à d’immuables coutumes, pouvaient avoir des yeux en tous lieux, exécuter partout une volonté sans la juger, car le plus vieux Compagnon était encore dans l’âge où l’on croyait à quelque chose. L’attachement des Compagnons à leurs lois était si passionné, que les diverses tribus se livraient entre elles de sanglants combats, afin de défendre quelques questions de principes. Sous l’ancienne monarchie, il était fréquent de trouver un compagnon au service du roi. Mais ce compagnon consultait toujours religieusement sa tribu.

Les Treize étaient tous des hommes trempés comme le fut Trelawney, l’ami de lord Byron, l’original du Corsaire tous fatalistes, gens de cœur et de poésie, mais ennuyés de la vie plate qu’ils menaient, entraînés vers des jouissances asiatiques par des forces d’autant plus excessives que, longtemps endormies, elles se réveillaient plus furieuses. Un jour, l’un d’eux, après avoir relu Venise sauvée, après avoir admiré l’union sublime de Pierre et de Jaffier, vint à songer aux vertus particulières des gens jetés en dehors de l’ordre social, à la probité des bagnes, à la fidélité des voleurs entre eux, aux privilèges de puissance exorbitante que ces hommes savent conquérir en confondant toutes les idées dans une seule volonté. Il trouva l’homme plus grand que les hommes. Il présuma que la société devait appartenir tout entière à des gens distingués qui, à leur esprit naturel, à leurs lumières acquises, à leur fortune, joindraient un fanatisme assez chaud pour fondre en un seul jet ces différentes forces. Une religion de plaisir et d’égoïsme fanatisa treize hommes qui recommencèrent la société de Jésus au profit du diable. Ce fut horrible et sublime. Puis le pacte eut lieu ; puis il dura, précisément parce qu’il paraissait impossible. Il y eut donc dans Paris treize frères qui s’appartenaient et se méconnaissaient tous dans le monde ; mais qui se retrouvaient réunis, le soir, comme des conspirateurs, ne se cachant aucune pensée, usant tour à tour d’une fortune semblable à celle du Vieux de la Montagne ; ayant les pieds dans tous les salons, les mains dans tous les coffres-forts, les coudes dans la rue, leurs têtes sur tous les oreillers, et, sans scrupules, faisant tout servir à leur fantaisie. Aucun chef ne les commanda, personne ne put s’arroger le pouvoir ; seulement la passion la plus vive, la circonstance la plus exigeante passait la première. Ce furent treize rois inconnus, mais réellement rois, et plus que rois, des juges et des bourreaux qui, s’étant fait des ailes pour parcourir la société du haut en bas, dédaignèrent d’y être quelque chose, parce qu’ils y pouvaient tout.

Les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment par leur physionomie certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense. Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues, ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil ne vient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des rues assassines qui tuent impunément. Insensiblement, les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. À midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de gens qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. il est des rues, ou des fins de rue, il est certaines maisons, inconnues pour la plupart aux personnes du grand monde, dans lesquelles une femme appartenant à ce monde ne saurait aller sans faire penser d’elle les choses les plus cruellement blessantes. Si cette femme est riche, si elle a voiture, si elle se trouve à pied ou déguisée, en quelques-uns de ces défilés du pays parisien, elle y compromet sa réputation d’honnête femme.

À huit heures et demie du soir, rue Pagevin, au commencement du mois de février, il y a de cette aventure environ treize ans, un jeune homme, par l’un de ces hasards qui n’arrivent pas deux fois dans la vie, tournait, à pied, le coin de la rue Pagevin pour entrer dans la rue des Vieux-Augustins, du côté droit, où se trouve précisément la rue Soly. Là, ce jeune homme, qui demeurait, lui, rue de Bourbon, trouva dans la femme, à quelques pas de laquelle il marchait fort insouciamment, de vagues ressemblances avec la plus jolie femme de Paris, une chaste et délicieuse personne de laquelle il était en secret passionnément amoureux, et amoureux sans espoir : elle était mariée. Il aimait, il était jeune, il connaissait Paris ; et sa perspicacité ne lui permettait pas d’ignorer tout ce qu’il y avait d’infamie possible pour une femme élégante, riche, jeune et jolie, à se promener là, d’un pied criminellement furtif. Elle, dans cette crotte, à cette heure ! L’amour que ce jeune homme avait pour cette femme pouvait sembler bien romanesque, et d’autant plus même qu’il était officier dans la garde royale. Il appartenait à l’arme française qui veut le plus de rapidité dans ses conquêtes, qui tire vanité de ses mœurs amoureuses autant que de son costume. La lueur vacillante que projetait le vitrage d’une boutique de cordonnier illumina soudain, précisément à la chute des reins, la taille de la femme qui se trouvait devant le jeune homme. Il vit cette femme montant au fond de l’allée, non sans recevoir l’obséquieux salut d’une vieille portière, un tortueux escalier dont les premières marches étaient fortement éclairées ; et madame montait lestement, vivement, comme doit monter une femme impatiente. C’était une de ces maisons comme il y en a des milliers à Paris, maison ignoble, vulgaire, étroite, jaunâtre de ton, à quatre étages et à trois fenêtres. La boutique et l’entresol appartenaient au cordonnier. Les persiennes du premier étage étaient fermées. Le jeune homme reçut un coup à l’épaule. Un ouvrier portant une planche passa. Cet ouvrier était l’homme de la Providence, disant à ce curieux : – De quoi te mêles-tu ? Songe à ton service, et laisse les Parisiens à leurs petites affaires. Le jeune homme se croisa les bras ; puis, n’étant vu de personne, il laissa rouler sur ses joues des larmes de rage sans les essuyer. Il vit un fiacre dans la rue. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et le jeune homme reconnut alors celle qu’il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L’inconnue alla vers le fiacre et y monta. Le fiacre s’arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d’un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. La dame descendit, entra dans la boutique, envoya l’argent dû au cocher, et sortit après avoir choisi des marabouts. Puis la dame tourna lestement vers la rue de Ménars, et rentra chez elle. Quand la porte de l’hôtel où elle demeurait fut fermée, le jeune amant, ayant perdu toutes ses espérances, et, double malheur, ses plus chères croyances, alla dans Paris comme un homme ivre, et se trouva bientôt chez lui sans savoir comment il y était venu. Ce jeune homme appartenait à une bonne famille dont la noblesse n’était pas d’ailleurs très ancienne. Son aïeul avait acheté une charge de Conseiller au Parlement de Paris, où il était devenu Président. Ses fils, pourvus chacun d’une belle fortune, entrèrent au service, et, par leurs alliances, arrivèrent à la cour. La révolution avait balayé cette famille ; mais il en était resté une vieille douairière entêtée qui n’avait pas voulu émigrer ; qui, mise en prison, menacée de mourir et sauvée au 9 thermidor, retrouva ses biens. Elle fit revenir en temps utile, vers 1804, son petit-fils Auguste de Maulincour, l’unique rejeton des Charbonnon de Maulincour, qui fut élevé par la bonne douairière avec un triple soin de mère, de femme noble et de douairière entêtée. Puis, quand vint la Restauration, le jeune homme, alors âgé de dix-huit ans, entra dans la Maison-Rouge, suivit les princes à Gand, fut fait officier dans les Gardes du corps, en sortit pour servir dans la Ligne, fut rappelé dans la Garde royale, où il se trouvait alors, à vingt-trois ans, chef d’escadron d’un régiment de cavalerie. Madame la baronne de Maulincour avait pour ami le vieux vidame de Pamiers, ancien Commandeur de l’ordre de Malte. Auguste de Maulincour tenait donc au faubourg Saint- Germain par sa grand-mère et par le vidame, et il lui suffisait de dater de deux siècles pour prendre les airs et les opinions de ceux qui prétendent remonter à Clovis. Il ne s’était encore trouvé sur aucun champ de bataille, et portait à sa boutonnière la croix de la Légion-d’Honneur. Auguste de Maulincour était une victime des idées qui pesaient alors sur cette jeunesse. Le vidame était encore, à soixante-sept ans, un homme très spirituel, ayant beaucoup vu, beaucoup vécu, contant bien, homme d’honneur, galant homme, mais qui avait, à l’endroit des femmes, les opinions les plus détestables : il les aimait et les méprisait. Leur honneur, leurs sentiments ? Tarare, bagatelles et momeries !

Mais le vidame eut sur la destinée de monsieur de Maulincour une influence qu’il était nécessaire de consacrer ; il le moralisait à sa manière, et voulait le convertir aux doctrines du grand siècle de la galanterie. La douairière, femme tendre et pieuse, assise entre son vidame et Dieu, modèle de grâce et de douceur, mais douée d’une persistance de bon goût qui triomphe de tout à la longue, avait voulu conserver à son petit-fils les belles illusions de la vie, et l’avait élevé dans les meilleurs principes ; elle lui donna toutes ses délicatesses, et en fit un homme timide, un vrai sot en apparence. La sensibilité de ce garçon, conservée pure, ne s’usa point au dehors, et lui resta si pudique, si chatouilleuse, qu’il était vivement offensé par des actions et des maximes auxquelles le monde n’attachait aucune importance. Honteux de sa susceptibilité, le jeune homme la cachait sous une assurance menteuse, et souffrait en silence ; mais il se moquait, avec les autres, de choses que seul il admirait. Aussi fut-il trompé, parce que, suivant un caprice assez commun de la destinée, il rencontra dans l’objet de sa première passion, lui, homme de douce mélancolie et spiritualiste en amour, une femme qui avait pris en horreur la sensiblerie allemande. Le jeune homme douta de lui, devint rêveur, et se roula dans ses chagrins. Il continua d’adorer les femmes avec cette ingénieuse tendresse et ces félines délicatesses dont le secret leur appartient et dont peut-être veulent-elles garder le monopole. Quoique les femmes se plaignent d’être mal aimées par les hommes, elles ont néanmoins peu de goût pour ceux dont l’âme est à demi féminine. Toute leur supériorité consiste à faire croire aux hommes qu’ils leur sont inférieurs en amour ; aussi quittent-elles assez volontiers un amant, quand il est assez inexpérimenté pour leur ravir les craintes dont elles veulent se parer. Qu’y a-t-il de plus contraire à leur nature qu’un amour tranquille et parfait ? Elles veulent des émotions, et le bonheur sans orages n’est plus le bonheur pour elles.

Auguste rencontra dans le monde le plus éloigné du sien, dans la seconde sphère du monde d’argent où la haute banque tient le premier rang, une créature parfaite. Auguste se livra donc tout entier aux délices de la plus touchante et de la plus profonde des passions, à un amour purement admiratif. La femme qu’il aimait femme allait le soir rue Soly, près la rue Pagevin ; et sa furtive apparition dans une infâme maison venait de briser la plus magnifique des passions ! La logique du vidame triompha. Dix heures sonnèrent. En ce moment le baron de Maulincour se rappela que cette femme devait aller au bal dans une maison où il avait accès. Sur-le-champ il s’habilla, partit, arriva, la chercha d’un air sournois dans les salons. Auguste rencontra madame de Nucingen qui lui dit le nom de la dame. Elle s’appelait madame Jules. Ils l’entendirent et se retournèrent. Madame Jules arriva vêtue de blanc, simple et noble, coiffée précisément avec les marabouts que le jeune baron lui avait vu choisir dans le magasin de fleurs. Cette voix d’amour perça le cœur d’Auguste. Madame Jules alla s’asseoir, en quittant son mari qui fit le tour du salon. Quand elle fut assise, elle se trouva comme gênée, et, tout en causant avec sa voisine, elle jetait furtivement un regard sur monsieur Jules Desmarets, son mari, l’Agent de change du baron de Nucingen. Monsieur Desmarets était, cinq ans avant son mariage, placé chez un Agent de change, et n’avait alors pour toute fortune que les maigres appointements d’un commis. Jeune, il avait toutes les vertus républicaines des peuples pauvres : il était sobre, avare de son temps, ennemi des plaisirs. Il attendait. Sa modestie inspirait une sorte de respect à tous ceux qui le connaissaient. Solitaire d’ailleurs au milieu de Paris, il ne voyait le monde que par échappées, pendant le peu de moments qu’il passait dans le salon de son patron, les jours de fête. Son peu de fortune l’obligeait à une vie austère, et il domptait ses fantaisies par de grands travaux. Après avoir pâli sur les chiffres, il se délassait en essayant avec obstination d’acquérir cet ensemble de connaissances, aujourd’hui nécessaires à tout homme qui veut se faire remarquer dans le monde, dans le Commerce, au Barreau, dans la Politique ou dans les Lettres. Un soir, il vit chez son patron une jeune personne de la plus rare beauté. Les malheureux privés d’affection, et qui consument les belles heures de la jeunesse en de longs travaux, ont seul le secret des rapides ravages que fait une passion dans leurs cœurs désertés, méconnus. Un sourire de sa femme, une seule inflexion de voix suffirent à Jules Desmarets pour concevoir une passion sans bornes. Heureusement, le feu concentré de cette passion secrète se révéla naïvement à celle qui l’inspirait. Ces deux êtres s’aimèrent alors religieusement. La jeune personne était dans une de ces circonstances affreuses où l’égoïsme a placé certains enfants. Elle n’avait pas d’État-Civil, et son nom de Clémence, son âge furent constatés par un acte de notoriété publique. Quant à sa fortune, c’était peu de chose. Jules Desmarets fut l’homme le plus heureux en apprenant ces malheurs. Si Clémence eût appartenu à quelque famille opulente, il aurait désespéré de l’obtenir ; mais elle était une pauvre enfant de l’amour, le fruit de quelque terrible passion adultérine : ils s’épousèrent.

Là, commença pour Jules Desmarets une série d’événements heureux. Chacun envia son bonheur, et ses jaloux l’accusèrent dès lors de n’avoir que du bonheur, sans faire la part à ses vertus ni à son courage. Quelques jours après le mariage de sa fille, la mère de Clémence, qui, dans le monde, passait pour en être la marraine, dit à Jules Desmarets d’acheter une charge d’Agent de change, en promettant de lui procurer tous les capitaux nécessaires. Le soir, dans le salon même de son Agent de change, un riche capitaliste proposa, sur la recommandation de cette dame, à Jules Desmarets, le plus avantageux marché qu’il fût possible de conclure, lui donna autant de fonds qu’il lui en fallait pour exploiter son privilège, et le lendemain l’heureux commis avait acheté la charge de son patron. En quatre ans, Jules Desmarets était devenu l’un des plus riches particuliers de sa compagnie. Il inspirait une confiance sans bornes, et il lui était impossible de méconnaître, dans la manière dont les affaires se présentaient à lui, quelque influence occulte due à sa belle-mère ou à une protection secrète qu’il attribuait à la Providence.

Au bout de la troisième année, Clémence perdit sa marraine. Depuis cinq ans cet amour exceptionnel n’avait été troublé que par une calomnie dont monsieur Jules tira la plus éclatante vengeance. Un de ses anciens camarades attribuait à madame Jules la fortune de son mari, qu’il expliquait par une haute protection chèrement achetée. Le calomniateur fut tué en duel. La passion profonde des deux époux l’un pour l’autre, et qui résistait au mariage, obtenait dans le monde le plus grand succès, quoiqu’elle contrariât plusieurs femmes. Jules et Clémence habitaient un grand et bel hôtel de la rue de Ménars où les deux époux recevaient magnifiquement, quoique les obligations du monde leur convinssent peu.

Par une délicatesse bien naturelle, Jules avait caché soigneusement à sa femme et la calomnie et la mort du calomniateur qui avait failli troubler leur félicité. Madame Jules était portée, par sa nature artiste et délicate, à aimer le luxe. Malgré la terrible leçon du duel, quelques femmes imprudentes se disaient à l’oreille que madame Jules devait se trouver souvent gênée. Les vingt mille francs que lui accordait son mari pour sa toilette et pour ses fantaisies ne pouvaient pas, suivant leurs calculs, suffire à ses dépenses. En effet, on la trouvait souvent bien plus élégante, chez elle, qu’elle ne l’était pour aller dans le monde. Elle aimait à ne se parer que pour son mari, voulant lui prouver ainsi que, pour elle, il était plus que le monde.

Auguste de Maulincour avait eu le malheur de se heurter contre cette passion, et de s’éprendre de cette femme à en perdre la tête. Avant d’entamer la conversation, le baron regardait alternativement et cette femme et son mari. Il demanda à Madame Jules si elle ne dansait jamais et elle répondit qu’elle avait le droit d’aimer son mari à la face du monde et si Auguste se moquait d’elle en apprenant qu’elle ne dansait qu’avec son mari, elle aurait la plus mauvaise opinion de son cœur. Alors Auguste lui demanda pourquoi elle se laissait admirer. Elle aurait voulu vivre comme une maîtresse vit avec son amant. Mais Auguste lui demanda pourquoi elle était déguisée deux heures plus tôt rue Soly. La voix de Clémence si pure ne laissa deviner aucune émotion, et aucun trait ne vacilla dans son visage, et elle ne rougit pas, et elle resta calme. Elle répondit qu’elle ne connaissait pas cette rue. En mentant ainsi, elle était impassible et rieuse, elle s’éventait ; mais qui eût eu le droit de passer la main sur sa ceinture, au milieu du dos, l’aurait peut-être trouvée humide. Elle ajouta que c’était mal de suivre une femme et de surprendre ses secrets. Le baron s’en alla, se plaça devant la cheminée, et parut pensif. Il baissa la tête ; mais son regard était attaché sournoisement sur madame Jules, qui, ne pensant pas au jeu des glaces, jeta sur lui deux ou trois coups d’œil empreints de terreur. Madame Jules fit un signe à son mari, elle en prit le bras en se levant pour se promener dans les salons. Auguste, en proie à la rage qu’il étouffa dans les profondeurs de son âme, sortit bientôt en jurant de pénétrer jusqu’au cœur de cette intrigue. Avant de partir, il chercha madame Jules afin de la revoir encore ; mais elle avait disparu. Il adorait madame Jules sous une nouvelle forme, il l’aimait avec la rage de la jalousie, avec les délirantes angoisses de l’espoir. Infidèle à son mari, cette femme devenait vulgaire. Auguste pouvait se livrer à toutes les félicités de l’amour heureux, et son imagination lui ouvrit alors l’immense carrière des plaisirs de la possession. Enfin, s’il avait perdu l’ange, il retrouvait le plus délicieux des démons. Il résolut de se vouer entièrement, dès le lendemain, à la recherche des causes, des intérêts, du nœud que cachait ce mystère. C’était un roman à lire ; ou mieux, un drame à jouer, et dans lequel il avait son rôle. Il courut comme un chasseur de la rue de Ménars à la rue Soly, de la rue Soly à la rue de Ménars, sans connaître ni la vengeance, ni le prix dont seraient ou punis ou récompensés tant de soins, de démarches et de ruses. Auguste consacra ces premiers jours à s’initier à tous les secrets de la rue. Il espérait pouvoir se créer un observatoire dans la maison située en face de l’appartement mystérieux. Il étudiait le terrain, il voulait concilier la prudence et l’impatience, son amour et le secret.

Dans les premiers jours du mois de mars, Monsieur de Maulincour fut surpris par la pluie rue Coquillière et se réfugia, avec toute une famille de piétons, sous le porche d’une vieille maison dont la cour ressemblait à un grand tuyau de cheminée. En levant les yeux il se trouva nez à nez avec un homme qui venait d’entrer. C’était, en apparence du moins, un mendiant. Cet homme long et sec, dont le visage plombé trahissait une pensée profonde et glaciale, séchait la pitié dans le cœur des curieux, par une attitude pleine d’ironie et par un regard noir qui annonçaient sa prétention de traiter d’égal à égal avec eux. Il ressemblait tout à la foi à Voltaire et à don Quichotte ; il était railleur et mélancolique, plein de philosophie mais à demi aliéné. Il paraissait ne pas avoir de chemise. Il semblait avoir au moins soixante ans. Ses mains étaient blanches et propres. Il portait des bottes éculées et percées. Son pantalon bleu, raccommodé en plusieurs endroits, était blanchi par une espèce de duvet qui le rendait ignoble à voir. Les voisins de cet homme quittèrent leurs places et le laissèrent seul à cause de son odeur. L’orage était passé. Monsieur de Maulincour n’aperçut plus de cet homme que le pan de sa redingote qui frôlait la borne ; mais, en quittant sa place pour s’en aller, il trouva sous ses pieds une lettre qui venait de tomber, et devina qu’elle appartenait à l’inconnu, en lui voyant remettre dans sa poche un foulard dont il venait de se servir. L’officier, qui prit la lettre pour la lui rendre, en lut involontairement l’adresse :

À Mosieur,

Mosieur Ferragusse,

Rue des Grans-Augustains, au coing de la rue Soly.

Le baron eut un pressentiment de l’opportunité de cette trouvaille, et voulut, en gardant la lettre, se donner le droit d’entrer dans la maison mystérieuse pour y venir la rendre à cet homme, ne doutant pas qu’il ne demeurât dans la maison suspecte. Déjà des soupçons, vagues comme les premières lueurs du jour, lui faisaient établir des rapports entre cet homme et madame Jules. Il lut la lettre et sourit aux premiers mots car la lettre écrit par une certaine Ida était remplie de faute d’orthographe. Maulincour finit par se demander si cette Ida n’était pas une parente de madame Jules, et si le rendez-vous du soir, duquel il avait été fortuitement témoin, n’était pas nécessité par quelque tentative charitable. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l’une par l’autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins. Il monta quelques marches, et se trouva nez à nez avec la vieille portière. Il lui demanda si elle connaissait Ferragus (c’était le nom du mendiant). Elle répondit non. Alors Auguste dit qu’il avait une lettre à remettre et la concierge demanda à la voir. Puis elle autorisa Auguste à monter voir Ferragus. Par instinct, il sut qu’il devait monter jusqu’au second étage. L’inconnu du porche, le Ferragus ouvrit lui-même. Il se montra vêtu d’une robe de chambre à fleurs, d’un pantalon de molleton blanc, les pieds chaussés dans de jolies pantoufles en tapisserie, et la tête débarbouillée. Madame Jules, dont la tête dépassait le chambranle de la porte de la seconde pièce, pâlit et tomba sur une chaise. Auguste voulut s’élancer vers elle mais Ferragus étendit le bras et rejeta vivement l’officieux en arrière par un mouvement si sec qu’Auguste crut avoir reçu dans la poitrine un coup de barre de fer. Il nia être Ferragus mais Auguste lui remit tout de même la lettre. Auguste vit que le logis était bien décoré et sur une causeuse de la seconde pièce, qu’il lui fut possible de voir, il aperçut un tas d’or, et entendit un bruit qui ne pouvait être produit que par des pleurs de femme. Le faux mendiant remercia Auguste. Auguste salua, descendit, et retourna chez lui, en essayant de trouver un sens dans la réunion de ces trois personnes : Ida, Ferragus et madame Jules. Maulincour se proposa d’aller rendre une visite à cette femme le lendemain, elle ne pouvait pas refuser de le voir, il s’était fait son complice, il avait les pieds et les mains dans cette ténébreuse intrigue. Il tranchait déjà du sultan, et pensait à demander impérieusement à madame Jules de lui révéler tous ses secrets.

A douze pas de l’hôtel Maulincour, un bâtiment éphémère était élevé devant une maison que l’on construisait en pierres de taille. Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez madame Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s’échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu’elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d’épouvante fit trembler l’échafaudage et les maçons ; l’un d’eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s’amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de monsieur de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l’officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. Monsieur de Maulincour, sûr de n’avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu’un petit garçon, armé d’une latte, montait la garde et criait aux passants de s’éloigner. L’affaire en resta là. Monsieur de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours ; car l’arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions. Il n’alla pas chez madame Jules. Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu’en descendant la rue de Bourgogne, l’essieu se cassa net par le milieu. Maulincour reçut une blessure grave au côté. Pour la seconde fois en dix jours il fut rapporté quasi mort chez la douairière éplorée. Ce second accident lui donna quelque défiance, et il pensa, mais vaguement, à Ferragus et à madame Jules. Pour éclaircir ses soupçons, il garda l’essieu brisé dans sa chambre, et manda son carrossier. Le carrossier vint, regarda l’essieu, la cassure, et prouva deux choses à monsieur de Maulincour. D’abord l’essieu ne sortait pas de ses ateliers ; il n’en fournissait aucun qu’il n’y gravât grossièrement les initiales de son nom, et il ne pouvait pas expliquer par quels moyens cet essieu avait été substitué à l’autre ; puis la cassure de cet essieu suspect avait été ménagée par une chambre, espèce de creux intérieur, par des soufflures et par des pailles très habilement pratiquées.  Monsieur de Maulincour pria son carrossier de ne rien dire de cette aventure, et se tint pour dûment averti. Ces deux tentatives d’assassinat étaient ourdies avec une adresse qui dénotait l’inimitié de gens supérieurs. Il eut peur d’être empoisonné. Aussitôt, dominé par des craintes que sa faiblesse momentanée, que la diète et la fièvre augmentaient encore, il fit venir une vieille femme attachée depuis longtemps à sa grand-mère, une femme qui avait pour lui un de ces sentiments à demi maternels, le sublime du commun. Sans s’ouvrir entièrement à elle, il la chargea d’acheter secrètement, et chaque jour, en des endroits différents, les aliments qui lui étaient nécessaires, en lui recommandant de les mettre sous clef, et de les lui apporter elle-même, sans permettre à qui que ce fût de s’en approcher quand elle les lui servirait. Cependant ces deux leçons d’assassinat lui apprirent une des vertus les plus nécessaires aux hommes politiques, il comprit la haute dissimulation dont il faut user dans le jeu des grands intérêts de la vie.

Monsieur de Maulincour ne vivait plus que par madame Jules. Il était perpétuellement occupé à examiner sérieusement les moyens qu’il pouvait employer dans cette lutte inconnue pour triompher d’adversaires inconnus. Sa passion anonyme pour cette femme grandissait de tous ces obstacles. Le malade, voulant reconnaître les positions de l’ennemi, crut pouvoir sans danger initier le vieux vidame aux secrets de sa situation. Le bon vidame ne partagea pas la confiance de son jeune ami, quand Auguste lui dit qu’au temps où ils vivaient, la police et le pouvoir étaient à même de connaître tous les mystères, et que, s’il fallait absolument y recourir, il trouverait en eux de puissants auxiliaires. Pour lui, aucune puissance humaine ne pouvait empêcher un assassin ou un empoisonneur d’arriver soit au cœur d’un prince, soit à l’estomac d’un honnête homme. Le commandeur conseilla fortement au baron de s’en aller en Italie, d’Italie en Grèce, de Grèce en Syrie, de Syrie en Asie, et de ne revenir qu’après avoir convaincu ses ennemis secrets de son repentir, et de faire ainsi tacitement sa paix avec eux ; sinon, de rester dans son hôtel, et même dans sa chambre, où il pouvait se garantir des atteintes de ce Ferragus, et n’en sortir que pour l’écraser en toute sûreté. Le vieillard promit à son favori d’employer tout ce que le ciel lui avait départi d’astuce pour, sans compromettre personne, pousser des reconnaissances chez l’ennemi, en rendre bon compte, et préparer la victoire. Il avait un vieux valet qui lui était fidèle et qu’il enverrait au rapport. Justin, le valet, revint huit jours plus tard raconter ce qu’il avait appris. Ferragus n’était pas le nom de l’ennemi qui poursuivait monsieur le baron. Cet homme s’appelait Gratien, Henri, Victor, Jean-Joseph Bourignard. Le sieur Gratien Bourignard était un ancien entrepreneur de bâtiments, jadis fort riche, et surtout l’un des plus jolis garçons de Paris, un Lovelace capable de séduire Grandisson.  Il avait été simple ouvrier, et les Compagnons de l’Ordre des Dévorants l’avaient, dans le temps, élu pour chef, sous le nom de Ferragus XXIII. Il habitait rue Joquelet et  madame Jules Desmarest allait le voir souvent. Le vidame conseilla à Maulincour d’oublier madame Jules et de reprendre sa vie. Mais il voulait Bourignard pieds et poings liés, et madame Jules aussi.

Le soir, le baron Auguste de Maulincour, récemment promu à un grade supérieur dans une compagnie des Gardes-du-corps, alla au bal, à l’Élysée-Bourbon, chez madame la duchesse de Berri. Le baron de Maulincour en sortit néanmoins avec une affaire d’honneur à vider, une affaire qu’il était impossible d’arranger. Son adversaire, le marquis de Ronquerolles, avait les plus fortes raisons de se plaindre d’Auguste, et Auguste y avait donné lieu par son ancienne liaison avec la sœur de monsieur de Ronquerolles, la comtesse de Serizy. Cette dame, qui n’aimait pas la sensiblerie allemande, n’en était que plus exigeante dans les moindres détails de son costume de prude. Par une de ces fatalités inexplicables, Auguste fit une innocente plaisanterie que madame de Serizy prit fort mal, et de laquelle son frère s’offensa. L’explication eut lieu dans un coin, à voix basse. Le lendemain seulement, la société du faubourg Saint-Honoré, du faubourg Saint-Germain, et le château, s’entretinrent de cette aventure. Madame de Serizy fut chaudement défendue, et l’on donna tous les torts à Maulincour. D’augustes personnages intervinrent. Des témoins de la plus haute distinction furent imposés à messieurs de Maulincour et de Ronquerolles, et toutes les précautions furent prises sur le terrain pour qu’il n’y eût personne de tué. Quand Auguste se trouva devant son adversaire, homme de plaisir, auquel personne ne refusait des sentiments d’honneur, il ne put voir en lui l’instrument de Ferragus, chef des Dévorants, mais il eut une secrète envie d’obéir à d’inexplicables pressentiments en questionnant le marquis. Il lui présenta ses excuses. Monsieur de Ronquerolles n’admit pas cette façon de finir l’affaire, et alors le baron, devenu plus soupçonneux, s’approcha de son adversaire. Il lui demanda de n’apporter dans cette rencontre aucune raison de vengeance autre que celle dont il s’agissait publiquement. Mais son adversaire refusa de répondre. Il était convenu, par avance, que les deux adversaires se contenteraient d’échanger un coup de pistolet. Monsieur de Ronquerolles, malgré la distance déterminée qui semblait devoir rendre la mort de monsieur de Maulincour très problématique, pour ne pas dire impossible, fit tomber le baron. La balle lui traversa les côtes, à deux doigts au-dessous du cœur, mais heureusement sans de fortes lésions. Après une quinzaine de jours pendant lesquels la douairière et le vidame lui prodiguèrent ces soins de vieillard, soins dont une longue expérience de la vie donne seule le secret, un matin sa grand-mère lui porta de rudes coups. Elle lui révéla les mortelles inquiétudes auxquelles étaient livrés ses vieux, ses derniers jours. Elle avait reçu une lettre signée d’un F, dans laquelle l’histoire de l’espionnage auquel s’était abaissé son petit-fils lui était, de point en point, racontée. Il fut reproché au baron d’avoir espionné l’homme le plus inoffensif du monde pour en pénétrer tous les secrets, quand, de ces secrets, dépendait la vie ou la mort de trois personnes. Lui seul avait voulu la lutte impitoyable dans laquelle, déjà blessé trois fois, il succomberait inévitablement, parce que sa mort avait été jurée, et serait sollicitée par tous les moyens humains. La lettre ne fut rien pour Auguste, en comparaison des tendres reproches que lui fit essuyer la baronne de Maulincour. Manquer de respect et de confiance envers une femme, l’espionner sans en avoir le droit ! Et devait-on espionner la femme dont on était aimé ? Ce fut un torrent de ces excellentes raisons qui ne prouvent jamais rien, et qui mirent, pour la première fois de sa vie, le jeune baron dans une des grandes colères humaines où germent, d’où sortent les actions les plus capitales de la vie. Aussitôt le commandeur alla trouver, de la part de monsieur de Maulincour, le chef de la police particulière de Paris, et, sans mêler ni le nom ni la personne de madame Jules au récit de cette aventure, quoiqu’elle en fût le nœud secret, il lui fit part des craintes que donnait à la famille de Maulincour le personnage inconnu assez osé pour jurer la perte d’un officier aux gardes, en face des lois et de la police. Puis le Sous-Chef prit ses notes, et promit que, Vidocq et ses limiers aidant, il rendrait sous peu de jours bon compte à la famille Maulincour de cet ennemi, disant qu’il n’y avait pas de mystères pour la police de Paris. Quelques jours après, le chef vint voir monsieur le vidame à l’hôtel de Maulincour, et trouva le jeune baron parfaitement remis de sa dernière blessure. Le baron apprit que Bourignard était un homme condamné à vingt ans de travaux forcés, mais miraculeusement échappé pendant le transport de la chaîne de Bicêtre à Toulon. Depuis treize ans, la police avait infructueusement essayé de le reprendre, après avoir su qu’il était venu fort insouciamment habiter Paris, où il avait évité les recherches les plus actives, quoiqu’il fût constamment mêlé à beaucoup d’intrigues ténébreuses. Le bureaucrate termina son rapport officieux en disant à monsieur de Maulincour que s’il attachait assez d’importance à cette affaire pour être témoin de la capture de Bourignard, il pouvait venir le lendemain, à huit heures du matin, rue Sainte-Foi, dans une maison dont il lui donna le numéro. Monsieur de Maulincour se dispensa d’aller chercher cette certitude, s’en fiant, avec le saint respect que la police inspire à Paris, sur la diligence de l’administration. Trois jours après, n’ayant rien lu dans le journal sur cette arrestation, qui cependant devait fournir matière à quelque article curieux, monsieur de Maulincour conçut des inquiétudes, que dissipa une lettre lui apprenant la mort de Bourignard. Il était décédé à son domicile et le médecin de la Préfecture de police adjoint à celui de la mairie, et le chef de la police de sûreté avait fait toutes les vérifications nécessaires pour parvenir à une pleine certitude. La  moralité des témoins qui avaient signé l’acte de décès, et les attestations de ceux qui avaient soigné Bourignard dans ses derniers moments, entre autres celle du respectable vicaire de l’église Bonne-Nouvelle, auquel Bourignard fait ses aveux, au tribunal de la pénitence,  avaient ôté à la police les moindres doutes. Monsieur de Maulincour, la douairière et le vidame respirèrent avec un plaisir indicible. Le commandeur autoria Maulinour à se rendre à un bal où il espérait voir madame Jules. Cette fête était donnée par le Préfet de la Seine, chez lequel les deux sociétés de Paris se rencontraient comme sur un terrain neutre. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Auguste parcourut les salons sans voir la femme qui exerçait sur sa vie une si grande influence. Il entra dans un boudoir encore désert, où des tables de jeu attendaient les joueurs, et il s’assit sur un divan, livré aux pensées les plus contradictoires sur madame Jules. Un homme prit alors le jeune officier par le bras, et le baron resta stupéfait en voyant le pauvre de la rue Coquillière, le Ferragus d’Ida, l’habitant de la rue Soly, le Bourignard de Justin, le forçat de la police, le mort de la veille. Il était mis élégamment, portait les insignes de l’ordre de la Toison-d’Or et une plaque à son habit. Il le menaça de mort et lui demanda de quel droit il osait troubler le repos de madame Jules. Quelqu’un survint. Ferragus se leva pour sortir. Mais Maulincour le retint. Ferragus se dégagea lestement, prit monsieur de Maulincour par les cheveux, et lui secoua railleusement la tête à plusieurs reprises. M. de Marsay fut témoin de cette scène. Le baron poursuivit Ferragus sans pouvoir le rejoindre, et quand il arriva sous le péristyle, il vit, dans un brillant équipage, Ferragus qui ricanait en le regardant, et partait au grand trot. Il retourna parler à de Marsay. De Marsay connaissait Ferragus sous le nom de comte de Funcal. Le baron, ayant questionné le Préfet, apprit que le comte de Funcal demeurait à l’ambassade de Portugal. En ce moment où il croyait encore sentir les doigts glacés de Ferragus dans ses cheveux, il vit madame Jules dans tout l’éclat de sa beauté, fraîche, gracieuse, naïve, resplendissant de cette sainteté féminine dont il s’était épris. Cette créature, infernale pour lui, n’excitait plus chez Auguste que de la haine, et cette haine déborda sanglante, terrible dans ses regards ; il épia le moment de lui parler sans être entendu de personne, et lui dit : – Madame, voici déjà trois fois que vos bravi me manquent... Elle nia y être pour quelque chose. Il lui demanda compte de son sang mais le mari de madame Jules arriva. Maulincour lui demanda de venir chez lui s’il voulait savoir ce que le baron reprochait à sa femme. Maulincour sortit, laissant madame Jules pâle et presque en défaillance.

Madame Desmarets était assise dans le coin droit de sa voiture, et son mari dans le coin gauche. Ayant su se remettre de son émotion en sortant du bal, madame Jules affectait une contenance calme. Son mari ne lui avait rien dit et ne lui disait rien encore. Puis, il lui demanda ce que monsieur de Maulincour avait donc pu lui dire pour l’affecter si vivement. Et il ne comprenait pas ce que Maulincour voulait lui dire chez lui. Elle lui répondit que Maulincour ne pourrait rien lui dire chez lui qu’elle ne lui dirait elle-même. Et la voiture d’aller dans Paris silencieux, emportant deux époux, deux amants qui s’idolâtraient, et qui, doucement appuyés, réunis sur des coussins de soie, étaient néanmoins séparés par un abîme. C’était la première fois que Jules et Clémence se trouvaient ainsi chacun dans leur coin. Le mari se rapprocha, la saisit par la taille et la ramena près de lui. Clémence lui demanda de lui jurer d’attendre que cette singulière aventure s’explique naturellement. Monsieur de Maulincour lui avait déclaré que les trois accidents : la pierre tombée sur son domestique, sa chute en cabriolet et son duel à propos de madame de Serizy étaient l’effet d’une conjuration que Clémence avait tramée contre lui. Puis, il l’avait menacée d’expliquer à son mari l’intérêt qui la portait à l’assassiner. Elle croyait fou Maulincour et savait que depuis un an, elle était devenue la passion de monsieur de Maulincour. Elle demanda à son mari d’oublier cette affaire.

La chambre à coucher de madame Jules était un lieu sacré. Elle avait tout mis chez elle en harmonie avec un luxe qui allait si bien à l’amour. Une femme est toujours vieille et déplaisante à son mari, mais toujours pimpante, élégante et parée pour l’autre, pour le rival de tous les maris, pour le monde qui calomnie ou déchire toutes les femmes. Inspirée par un amour vrai, car l’amour a, comme les autres êtres, l’instinct de sa conservation, madame Jules agissait tout autrement, et trouvait, dans les constants bénéfices de son bonheur, la force nécessaire d’accomplir ces devoirs minutieux desquels il ne faut jamais se relâcher, parce qu’ils perpétuent l’amour. Madame Jules avait interdit à son mari l’entrée du cabinet où elle quittait sa toilette de bal, et d’où elle sortait vêtue pour la nuit, mystérieusement parée pour les mystérieuses fêtes de son cœur. En venant dans cette chambre, toujours élégante et gracieuse, Jules y voyait une femme coquettement enveloppée dans un élégant peignoir, les cheveux simplement tordus en grosses tresses sur sa tête. Or, en rentrant après cette conversation, qui l’avait glacée d’effroi et qui lui donnait encore les plus vives inquiétudes, madame Jules prit un soin particulier de sa toilette de nuit. Elle voulut se faire et se fit ravissante. Forte de ses avantages, elle vint à pas menus, et mit ses mains sur les yeux de Jules, qu’elle trouva pensif, en robe de chambre, le coude appuyé sur la cheminée, un pied sur la barre. Elle lui dit alors à l’oreille en l’échauffant de son haleine, et la mordant du bout des dents : – À quoi pensez-vous, monsieur ? Puis le serrant avec adresse, elle l’enveloppa de ses bras, pour l’arracher à ses mauvaises pensées. Ils se couchèrent. Elle savait que Jules gardait ses pensées. Il était environ trois heures du matin lorsque madame Jules fut réveillée par un pressentiment qui l’avait frappée au cœur pendant son sommeil. Une voix lui avait dit : – Jules souffre, Jules pleure.... Elle leva la tête, se mit sur son séant, trouva la place de son mari froide, et l’aperçut assis devant le feu, les pieds sur le garde-cendre, la tête appuyée sur le dos d’un grand fauteuil. Jules avait des larmes sur les joues. La pauvre femme se jeta vivement à bas du lit, et sauta d’un bond sur les genoux de son mari. Jules se mit aux pieds de sa femme, lui baisa les genoux, les mains, et lui répondit en laissant échapper de nouvelles larmes : – Ma chère Clémence, je suis bien malheureux ! Ce n’est pas aimer que de se défier de sa maîtresse, et tu es ma maîtresse. Je t’adore en te soupçonnant... il lui avoua que depuis cinq ans ce qui grandissait chaque jour son bonheur, c’était de ne lui savoir aucune de ces affections naturelles qui prennent toujours un peu sur l’amour. Elle n’avait ni sœur, ni père, ni mère, ni compagne, et il n’était alors ni au-dessus ni au-dessous de personne dans son cœur : il y était seul. Il avait un soupçon odieux à se reprocher, et elle n’avait rien dans le cœur qui la brûlait. Clémence songeuse, interdite, ne pouvait retenir des larmes. Elle releva son mari, le prit, l’étreignit avec une force nerveuse bien supérieure à celle d’un homme, lui baisa les cheveux et le couvrit de larmes. Elle lui dit qu’elle l’aimerait toujours mieux jusqu’à son dernier souffle. Elle avait quelque orgueil de son amour, se croyait destinée à n’éprouver qu’un sentiment dans sa vie. Elle était contente de ne pas avoir d’enfant, et n’en souhaitait point. Elle se sentait plus épouse que mère. Elle lui demanda de promettre de ne pas croire aux paroles de Maulincour et de ne pas aller chez lui. Il promit. Clémence s’endormit sur cette douce parole, plus doucement répétée.

 

 

Quand, entre deux êtres pleins d’affection l’un pour l’autre, et dont la vie s’échange à tout moment, un nuage est survenu, quoique ce nuage se dissipe, il laisse dans les âmes quelques traces de son passage. Il est impossible de se retrouver dans sa vie antérieure, et il faut que l’amour croisse ou qu’il diminue. Mais Clémence et Jules s’étaient aimés, ils s’aimaient trop purement pour que l’impression à la fois cruelle et bienfaisante de cette nuit ne laissât pas quelques traces dans leurs âmes ; jaloux tous deux de les faire disparaître et voulant revenir tous les deux le premier l’un à l’autre, ils ne pouvaient s’empêcher de songer à la cause première d’un premier désaccord. Jules étudia la voix de sa femme, il en épia les regards avec le sentiment jeune qui l’animait dans les premiers moments de sa passion pour elle. Les souvenirs de cinq années tout heureuses, la beauté de Clémence, la naïveté de son amour, effacèrent alors promptement les derniers vestiges d’une intolérable douleur. Ce lendemain était un dimanche, jour où il n’y avait ni Bourse ni affaire ; les deux époux passèrent alors la journée ensemble, se mettant plus avant au cœur l’un de l’autre qu’ils n’y avaient jamais été, semblables à deux enfants qui, dans un moment de peur, se serrent, se pressent et se tiennent, s’unissant par instinct. Jules et Clémence en jouirent délicieusement, comme s’ils eussent pressenti que c’était la dernière journée de leur vie amoureuse. Tout alla bien jusqu’au lendemain.  À quatre heures, en sortant de la Bourse, il se trouva nez à nez devant monsieur de Maulincour, qui l’attendait là avec la pertinacité fiévreuse que donnent la haine et la vengeance. Jules ne voulut pas l’écouter mais Maulincour lui dit que s’il se taisait, il pourrait voir avant peu sa femme sur les bancs de la Cour d’assises, à côté d’un forçat. Alors Jules accepta de l’écouter. Monsieur de Maulincour raconta, sans en omettre un seul fait, et son amour platonique pour madame Jules, et les détails de l’aventure qui en découla. Jules fut plus surpris qu’abattu. Devenu juge, et juge d’une femme adorée, il trouva dans son âme la droiture du juge, comme il en prit l’inflexibilité. Amant encore, il songea moins à sa vie brisée qu’à celle de cette femme ; il écouta, non sa propre douleur, mais la voix lointaine qui lui criait : – Clémence ne saurait mentir ! Pourquoi te trahirait-elle ? Maulincour ajouta qu’il avait fait suivre ce Ferragus que la police croyait mort. Jules le remarcia de sa confidence. Lui-même poursuivrait courageusement la vérité dans cette affaire étrange, mais en doutant jusqu’à ce que l’évidence des faits lui soit prouvée. En rentrant chez lui, il demanda à Clémence si elle était sortie et elle nia alors que sur son chapeau, Jules put voir quelques gouttes d’eau. Ces gouttes d’eau furent comme une lueur qui lui déchira la cervelle. Il sortit de sa chambre, descendit à la loge pour demander au concierge si Clémence était sortie. Fouquereau lui confirma que Clémence était sortie dans l’après-midi. Jules lui promit une rente à condition qu’il se taise sur la question qui venait de lui être posée. Jules revint voir sa femme pour lui demander s’il ne lui avait pas remis quarante mille francs depuis le commencement de l’année. Elle répondit qu’il lui en avait donné quarante-sept. En ce moment le valet de chambre de Jules entra, et lui remit une lettre qu’il ouvrit par contenance ; mais il la lut avec avidité lorsqu’il eut jeté les yeux sur la signature. C’était une lettre de la mère de Maulincour qui expliquait que son fils leur avait donné, à elle et au commandeur de Pamiers, depuis quelques jours des preuves d’aliénation mentale, et ils craignaient qu’Auguste ne trouble le bonheur de Jules par des chimères. Il dit à Clémence le contenu de la lettre et voulut savoir si c’était elle qui lui avait fait parvenir pour dissiper ses soupçons. Il lui avoua avoir vu Auguste. Clémence fut frappée de terreur. Puis il lui redemanda si elle était sortie et lui montra le chapeau mouillé. Elle avoua être sortie mais ne voulut pas en dire davantage. Jules devait attendre avec confiance, sans quoi il se créerait des remords éternels. Mais dans un violent accès de rage, il dit qu’il voulait tout savoir. En ce moment, des cris de femme se firent entendre, et les glapissements d’une petite voix aigre arrivèrent de l’antichambre jusqu’aux deux époux. Jules et Clémence se précipitèrent dans le salon et ils virent bientôt les portes s’ouvrir avec violence. Une jeune femme se montra tout à coup, suivie de deux domestiques qui dirent à leur maître : – Monsieur, cette femme veut entrer ici malgré nous. Jules et Clémence la laissèrent entrer. C’était une grisette parisienne ficelée dans une robe verte, à guimpe, qui laissait deviner la beauté de son corsage, alors parfaitement visible. Elle s’appelait Ida. Elle était venue reprocher à Clémence de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel elle avait contracté un mariage moral, et qui parlait de réparer ses torts en l’épousant à la municipalité. Clémence ne voulut pas en entendre davantage et rentra dans sa chambre. Puis Ida prétendit que Clémence venait voir Ferragus tous les jours. Jules était stupéfait et répondit à Ida qu’elle devait se tromper. Pour lui, Ferragus était mort mais Ida le contredit. Ida lui apprit que Clémence était venue cet après-midi voir Ferragus. Jules lui demanda où elle habita et elle se présenta. Elle s’appelait Ida Gruget, habitait 14 rue de la Corderie-du-Temple et était couturière en corsets. Elle refusa de donner l’adresse de Ferragus mais affirma que Clémence la connaissait. Jules proposa de la payer pour qu’elle donne l’adresse mais la grisette refusa et partit.

Jules ordonna à ses domestiques de desservir car lui et sa femme n’avaient pas l’intention de dîner. Il trouva Clémence qui pleurait dans sa chambre. Il lui demanda pourquoi elle pleurait car si elle n’avait pas été fidèle c’était car elle avait été indigne de son amour. Il aurait voulu se tuer mais Clémence se jeta à ses pieds. Il la prit, la serra violemment, s’assit sur le bord du lit, la retint entre ses jambes. Elle ne voulait pas parler car c’était un secret de vie et de mort. Bientôt, il saurait tout. Il lui demanda si Ferragus était son bienfaiteur inconnu ; l’homme auquel ils devaient leur fortune. Un homme qu’il avait tué en duel le lui avait dit. Clémence était effrayée qu’il y ait déjà un mort et elle s’évanouit. Il appela Joséphine pour qu’elle aille chercher son frère et monsieur Desplein. Clémence revint à elle. Pour la première fois depuis cinq ans madame Jules se coucha seule dans son lit, et fut contrainte de laisser entrer un médecin dans sa chambre sacrée. Desplein trouva madame Jules fort mal, jamais émotion violente n’avait été plus intempestive. Il ordonna quelques prescriptions qui ne furent point exécutées, les intérêts du cœur ayant fait oublier tous les soins physiques. Vers le matin, Clémence n’avait pas encore dormi. Elle était préoccupée par le sourd murmure d’une conversation qui durait depuis plusieurs heures entre les deux frères ; mais l’épaisseur des murs ne laissait arriver à son oreille aucun mot qui pût lui trahir l’objet de cette longue conférence. Monsieur Desmarets, le notaire, s’en alla bientôt. Le calme de la nuit, puis la singulière activité de sens que donne la passion, permirent alors à Clémence d’entendre le cri d’une plume et les mouvements involontaires d’un homme occupé à écrire. Elle attendit que son mari cesse d’écrire et alla voir. Il dormait. Il venait d’écrire son testament. Il se réveilla et elle lui demanda deux jours de liberté et de l’attendre. Il accepta. Et, comme elle baisait les mains de son mari dans une touchante effusion de cœur, Jules, fasciné par ce cri de l’innocence, la prit et la baisa au front, tout honteux de subir encore le pouvoir de cette noble beauté. Le lendemain, Jules réveilla sa femme en la baisant au front. Il lui demanda de ne pas sortir. Et il descendit dire au concierge de surveiller les entrées et les sorties durant son absence. Puis il se rendit chez Maulincour mais la vieille baronne lui dit que son petit-fils était indisposé. Alors Jules évoqua la lettre qu’elle lui avait envoyé. Surprise, elle affirma qu’elle n’avait rien envoyé. Il lui donna la lettre qu’il avait gardée. La douairière lut la lettre. Elle affirma que son écriture avait été parfaitement imitée. Son petit-fils était malade mais sa raison n’était pas altérée. Cette lettre n’était qu’un tissu de mensonges. Elle accepta que Jules aille voir le baron. Auguste était assis dans son fauteuil avec le vidame de Pamiers à ses côtés. Le baron lui dit qu’il pouvait parler sans crainte car le commandeur connaissait tout de cette affaire. Jules lui montra la lettre et lui demanda l’adresse de Ferragus. Le baron dit à Jules qu’il pouvait lui demander tout ce qu’il voulait, il était à ses ordres après avoir lu la lettre. Le baron voulut faire venir le valet du vidame mais il était absent. Justin était mort et le vidame l’avoua au baron. Une grosse voiture lui était passée sur le corps après qu’il avait passé la nuit à boire avec des amis. Auguste pensa que c’était Ferragus qui l’avait tué. Jules demanda à Maulincour si son valet n’avait peut-être été justement puni car il avait outrepassé ses ordres en calomniant madame Desmarets dans l’esprit d’une Ida, dont il avait réveillé la jalousie afin de la déchaîner sur eux. Maulincour le reconnut. Il se jugeait puni par la maladie. Si le toxicologue ne pouvait le sauver, il se brûlerait la cervelle. Le vidame révéla à Jules avoir entendu dire à ce pauvre Justin que monsieur de Funcal logeait à l’ambassade de Portugal ou à celle du Brésil. Il lui conseilla d’agir avec prudence.

Au moment où Jules rentra son concierge lui dit que madame était sortie pour aller jeter une lettre dans la boîte de la petite poste, qui se trouvait en face de la rue de Ménars. Jules resta machinalement immobile à la porte de son hôtel. Tantôt s’abandonnant à des idées de désespoir, il voulait fuir, quitter la France, en emportant sur son amour toutes les illusions de l’incertitude. Tantôt, ne mettant pas en doute que la lettre jetée à la poste par Clémence ne s’adressât à Ferragus, il cherchait les moyens de surprendre la réponse qu’allait y faire cet être mystérieux. Tantôt il analysait les singuliers hasards de sa vie depuis son mariage, et se demandait si la calomnie dont il avait tiré vengeance n’était pas une vérité. Il dit à Fouquereau que si quelqu’un voulait parler à madame ou lui apportait quelque chose, il tinterait deux coups. Puis il lui montrerait toutes les lettres qui seraient adressées ici, n’importe à qui. Jules résolut de faire monter son premier commis dans sa voiture, et de l’envoyer à la Bourse en son lieu et place, avec une lettre pour un Agent de change de ses amis, auquel il expliqua ses achats et ses ventes, en le priant de le remplacer. Il remit ses transactions les plus délicates au lendemain, Fouquereau prévint Jules qu’une vieille femme l »avait demandé et avait donné une lettre pour madame. La lettre était un non-sens continuel, et il fallait en avoir la clef pour la lire. Elle avait été écrite en chiffres. En ce moment une idée heureuse jaillit dans sa cervelle avec tant de force, qu’il en fut presque physiquement éclairé. Aux jours de sa laborieuse misère, avant son mariage, Jules s’était fait un ami véritable, Jacquet, qui resta fidèle à Desmarets, malgré sa fortune. Employé au Ministère des Affaires Étrangères, il y avait en charge la partie la plus délicate des archives. Jacquet était dans le ministère une espèce de ver-luisant qui jetait la lumière à ses heures sur les correspondances secrètes, en déchiffrant et classant les dépêches. Placé plus haut que le simple bourgeois, il se trouvait aux Affaires Étrangères tout ce qu’il y avait de plus élevé dans les rangs subalternes, et vivait obscurément, heureux d’une obscurité qui le mettait à l’abri des revers, satisfait de payer en oboles sa dette à la patrie. Grâce à Jules, sa position s’était améliorée par un bon mariage. Enfin, pour achever la peinture de ce philosophe sans le savoir, il n’avait pas encore soupçonné, ne devait même jamais soupçonner tout le parti qu’il pouvait tirer de sa position, en ayant pour ami intime un Agent de change, et connaissant tous les matins le secret de l’État. Jules lui montra la lettre en lui disant : – Il faut me lire ce billet adressé à ma femme... Jacquet put décrypter la lettre car c’était écrit avec une vieille grille dont se servait l’ambassadeur de Portugal, sous monsieur de Choiseul, lors du renvoi des Jésuites. Jacquet superposa un papier à jour, régulièrement découpé comme une de ces dentelles que les confiseurs mettent sur leurs dragées, et Jules put alors facilement lire les phrases qui restèrent à découvert. Ferragus écrivait à Clémence qu’il était à l’abri de toutes recherches, rue des Enfants-Rouges, no 12, chez une vieille femme nommée madame Étienne Gruget, la mère de cette Ida, qui allait payer cher sa sotte incartade. Il lui donnait rendez-vous à cet endroit. Jules irait. Il voulut reprendre la lettre mais Jacquet la garda pour la recacheter. Il promit de lui rapporter. Il proposa à Jules de l’accompagner le lendemain et Jules refusa. Il se rendit rue des Enfants-rouges. Là était Ferragus, et à Ferragus aboutissaient tous les fils de cette intrigue. La portière lui indiqua l’endroit où le lieu où il voulait se rendre. Sur l’une des portes, la plus huileuse et la plus brune des trois, il lut ces mots écrits à la craie : Ida viendra ce soir à neuf heures. Bientôt une toux de vieille et le pas lourd d’une femme qui traînait péniblement des chaussons de lisière annoncèrent la mère d’Ida Gruget. Elle le fit entrer dans un capharnaüm. Craignant d’être entendu par Ferragus, Jules se demandait s’il ne valait pas mieux conclure dans cette première pièce le marché qu’il venait proposer à la vieille. Jules avait pris sa résolution. Il suivit alors la mère d’Ida dans la pièce à feu, où ils furent accompagnés par un petit carlin poussif, personnage muet, qui grimpa sur un vieux tabouret. Jules examina tous les meubles de l’appartement avec une curiosité pleine d’intérêt, et manifesta malgré lui sa secrète satisfaction. Jules étudia tout. Il regarda fort attentivement le visage jeune de madame Gruget. Puis, il se dit en lui-même : Cette femme a quelque passion, quelques vices cachés, elle est à moi. Il lui dit qu’il voulait lui commander des galons. Puis, il ajouta qu’il savait qu’un inconnu qui prenait le nom de Camuset habitait chez elle. La vieille le regarda soudain, sans donner la moindre marque d’étonnement. Elle répondit qu’il y avait bien quelqu’un là-haut mais qu’il lui serait bien impossible de l’écouter. Jules lui assura qu’il ne voulait point de mal ni à son locataire malade de ses moxas, ni à sa fille Ida, couturière en corsets, amie de Ferragus. Il lui expliqua ce qu’il voulait. Une jeune dame viendrait demain ici, de neuf à dix heures, pour causer avec l’ami de sa fille. Jules voulait être à portée de tout voir, de tout entendre, sans être ni vu ni entendu par eux. Madame Gruget lui en fournirait les moyens, et il reconnaîtrait ce service par une somme de deux mille francs une fois payée, et par six cents francs de rente viagère. Madame Gruget demanda si c’était risqué pour sa fille et Jules la rassura. Aussitôt, elle se plaignit de sa fille lui reprochant son ingratitude. Alors il lui promit cinq mille francs d’argent comptant et trois cents francs de rente viagère. Elle accepta. Pour qu’il puisse espionner Ferragus et Clémence, madame Gruget avait une idée. Elle avait la clef de sa voisine, dont le logement était au-dessus du sien, et qui avait une pièce mur mitoyen avec celle où couchait monsieur Ferragus. Elle était à la campagne pour dix jours. Et donc, en faisant faire un trou, pendant la nuit, au mur de séparation, Jules les entendrait et les verrait à son aise. Madame Gruget était intime avec un serrurier qui ferait cela pour elle, ni vu, ni connu. Puis, il lui demanda de se rendre chez soir chez monsieur Desmarets, son notaire, le soir-même. Jules revint chez lui, presque calmé par la certitude où il était de tout savoir le lendemain. En arrivant, il trouva chez son portier la lettre parfaitement bien recachetée. Il la donna à sa femme. Clémence, qui était pâle, rougit extrêmement en apercevant la lettre, et cette rougeur subite causa la plus vive douleur à son mari. Et il descendit dans son cabinet, où il écrivit à son frère ses intentions relatives à la constitution de la rente viagère destinée à la veuve Gruget. Quand il revint pour dîner, Clémence lui dit qu’il avait été bien gracieux et bien bon pour elle en lui remettant la lettre et lui avait fait là plus de bien, par sa confiance, que tous les médecins de la terre ne pouvaient lui en faire par leur ordonnance. Il se laissa embrasser mais ce ne fut pas sans une sorte de remords au cœur, il se trouvait petit devant cette femme qu’il était toujours tenté de croire innocente. Elle avait une sorte de joie triste. Elle lui annonça qu’il saurait tout le lendemain à midi. Elle sortirait le matin. Il répondit qu’il viendrait la voir à midi. Après avoir terminé ses affaires, Jules revint près de sa femme, ramené par une attraction invincible. Sa passion était plus forte que toutes ses douleurs.

Le lendemain, vers neuf heures, Jules s’échappa de chez lui, courut à la rue des Enfants-Rouges, monta, et sonna chez la veuve Gruget. La veuve conduisit Jules dans une chambre située au-dessus de la sienne, et où elle lui montra, triomphalement, une ouverture grande comme une pièce de quarante sous, pratiquée pendant la nuit à une place correspondant aux rosaces les plus hautes et les plus obscures du papier tendu dans la chambre de Ferragus. Cette ouverture se trouvait, dans l’une et l’autre pièce, au-dessus d’une armoire. Les légers dégâts faits par le serrurier n’avaient donc laissé de traces d’aucun côté du mur, et il était fort difficile d’apercevoir dans l’ombre cette espèce de meurtrière. Aussi Jules fut-il obligé, pour se maintenir là, et pour y bien voir, de rester dans une position assez fatigante, en se perchant sur un marchepied que la veuve Gruget avait eu soin d’apporter. Jules aperçut en effet un homme occupé à panser un cordon de plaies, produites par une certaine quantité de brûlures pratiquées sur les épaules de Ferragus, dont il reconnut la tête, d’après la description que lui en avait faite monsieur de Maulincour. Ferragus dit à l’inconnu que les papiers de monsieur de Funcal lui seraient remis le lendemain et qu’Henri Bourignard était bien mort. Les deux fatales lettres qui leur avaient coûté si cher n’existaient plus. L’inconnu lui répondit qu’il était leur plus forte tête, leur frère chéri, le Benjamin de la bande. Ferragus lui demanda de surveiller Maulincour et Ida. L’inconnu se retira. Dix minutes après, monsieur Jules n’entendit pas, sans avoir un frisson de fièvre, le bruissement particulier aux robes de soie, et reconnut presque le bruit des pas de sa femme. Ainsi Jules comprit que Ferragus était le père de Clémence. Elle lui demanda de parler à Jules. Il lui expliqua que la seconde providence veillait sur elle et que douze hommes pleins de force et d’intelligence formaient un cortège autour de son amour et de sa vie, prêts à tout pour leur conservation. Il ajouta qu’un souvenir de ses caresses d’enfant lui avait seul donné la force de vivre. Il saurait défendre avec des ongles de lion, avec l’âme d’un père, son seul bien, sa vie, sa fille. Depuis la mort de cet ange qui fut la mère de Clémence, il n’avait rêvé qu’à une seule chose, au bonheur de l’avouer pour sa fille, de la serrer dans ses bras à la face du ciel et de la terre, à tuer le forçat qui était en lui... il voulait pouvoir presser sans honte la main de son mari. Après avoir fouillé le globe, ses amis lui avaient trouvé une peau d’homme à endosser. Il allait vais être d’ici à quelques jours monsieur de Funcal, un comte portugais. Tout avait été prévu, et d’ici à quelques jours Sa Majesté Jean VI, roi de Portugal, serait son complice. Ferragus voulait récompenser le dévouement de sa fille pendant ces trois années. Elle était venu religieusement consoler son vieux père, risquer son bonheur ! Clémence lui dit qu’elle avait promis la vérité à son mari à midi alors il lui demanda de dire à Jules qu’il aille à l’ambassade de Portugal, voir le comte de Funcal, et il y serait. Elle dit que monsieur de Maulincour avait  parlé de Ferragus à Jules. Ferragus répondit que Maulincour était hors d’état de se souvenir.  En ce moment, un cri terrible retentit dans la chambre où était monsieur Jules Desmarets.

Clémence descendit avec rapidité le petit escalier, trouva toute grande ouverte la porte de l’appartement de madame Gruget, entendit les cris qui retentissaient dans l’étage supérieur, monta l’escalier, vint, attirée par le bruit des sanglots, jusque dans la chambre fatale. Madame Gruget criait à l’assassin car elle croyait que Jules avait tué sa fille. Jules mettait un mouchoir sur la bouche de la veuve. En ce moment, Clémence entra, vit son mari, poussa un cri et s’enfuit.

La veuve Gruget montra à Jules une lettre que sa fille lui avait laissée. Ida annonçait son suicide car Ferragus lui avait dit qu’elle faisait son malheur. Jules lui dit de porter cette lettre à monsieur de Funcal s’il en était encore temps, lui seul pouvait sauver sa fille. Et Jules disparut en se sauvant comme un homme qui aurait commis un crime. Il n’avait pas été loyal avec la personne qu’il aimait le plus, et il lui était impossible de transiger avec sa conscience dont la voix, grossissant en raison du forfait, correspondait aux cris intimes de sa passion, pendant les plus cruelles heures de doute qui l’avaient agité précédemment. Il resta durant une grande partie de la journée errant dans Paris et n’osant pas rentrer chez lui. Cet homme probe tremblait de rencontrer le front irréprochable de cette femme méconnue. Désespéré, Jules rentra chez lui, pâle, écrasé sous le sentiment de ses torts, mais exprimant, malgré lui, la joie que lui causait l’innocence de sa femme. Il entra chez elle tout palpitant, il la vit couchée, elle avait la fièvre, il vint s’asseoir près du lit, lui prit la main, la baisa, la couvrit de ses larmes. Il lui dit qu’il se repentait et elle lui demanda de quoi. Le silence dura longtemps. Jules, croyant Clémence endormie, alla questionner Joséphine sur l’état de sa maîtresse. Elle lui apprit que Clémence était rentrée à demi morte. Les domestiques étaient allés chercher monsieur Haudry. Le médecin n’avait pas paru content, avait ordonné de ne laisser personne auprès de Clémence, excepté la garde, et il avait dit qu’il reviendrait pendant la soirée. Monsieur Jules rentra doucement chez sa femme, se mit dans un fauteuil, et resta devant le lit, immobile, les yeux attachés sur les yeux de Clémence ; quand elle soulevait ses paupières, elle le voyait aussitôt, et il s’échappait d’entre ses cils douloureux un regard tendre, plein de passion, exempt de reproche et d’amertume, un regard qui tombait comme un trait de feu sur le cœur de ce mari noblement absous et toujours aimé par cette créature qu’il tuait. La mort était entre eux un pressentiment qui les frappait également. Clémence leva les yeux, ils étaient pleins de larmes. Elle lui dit qu’il lui faisait mal. La soirée était avancée, le docteur Haudry vint, et pria le mari de se retirer pendant sa visite. Il dit que Clémence était frappée à mort. Il y avait une maladie morale qui avait fait des progrès et qui compliquait sa situation physique, déjà si dangereuse, mais rendue plus grave encore par des imprudences : se lever pieds nus la nuit ; sortir quand il  le lui avait  défendu ; sortir la veille à pied, ce jour-même en voiture. Elle avait voulu se tuer. Cependant son arrêt n’était pas irrévocable, il y avait de la jeunesse, une force nerveuse étonnante... Il fallait risquer le tout pour le tout par quelque réactif violent ; mais il ne prendrait jamais sur lui de l’ordonner, il ne le conseillerait même pas ; et, en consultation, il s’opposerait à son emploi. Jules rentra. Pendant onze jours et onze nuits, il resta près du lit de sa femme, ne prenant de sommeil que pendant le jour, la tête appuyée sur le pied de ce lit. Jamais aucun homme ne poussa plus loin que Jules la jalousie des soins et l’ambition du dévouement. Il y eut des incertitudes, de fausses joies, de bonnes journées, un mieux, des crises, enfin les horribles nutations de la Mort qui hésite, qui balance, mais qui frappe. Madame Jules trouvait toujours la force de sourire à son mari ; elle le plaignait, sachant que bientôt il serait seul. C’était une double agonie, celle de la vie, celle de l’amour ; mais la vie s’en allait faible et l’amour allait grandissant. Il y eut une nuit affreuse, celle où Clémence éprouva ce délire qui précède toujours la mort chez les créatures jeunes. Elle parla de son amour heureux, elle parla de son père, elle raconta les révélations de sa mère au lit de mort, et les obligations qu’elle lui avait imposées. Elle se débattait, non pas avec la vie, mais avec sa passion, qu’elle ne voulait pas quitter. Elle dit – Faites, mon Dieu, dit-elle, qu’il ne sache pas que je voudrais le voir mourir avec moi. Jules, ne pouvant soutenir ce spectacle, était en ce moment dans le salon voisin, et n’entendit pas des vœux auxquels il eût obéi.

Quand la crise fut passée, madame Jules retrouva des forces. Le lendemain, elle redevint belle, tranquille ; elle causa, elle avait de l’espoir, elle se para comme se parent les malades. Puis elle voulut être seule pendant toute la journée, et renvoya son mari avec instance. D’ailleurs, monsieur Jules avait besoin de cette journée. Il alla chez monsieur de Maulincour, afin de réclamer de lui le duel à mort convenu naguère entre eux. Le vidame l’amena au baron. Celui-ci était mourant. À cet aspect, monsieur Desmarets recula d’horreur. Il ne pouvait reconnaître l’élégant jeune homme dans une chose sans nom en aucun langage. Aucune trace d’intelligence n’existait plus ni sur le front, ni dans aucun trait. Jules crut voir au-dessus de ce visage la terrible tête de Ferragus, et cette complète Vengeance épouvanta la Haine. Le mari se trouva de la pitié dans le cœur pour le douteux débris de ce qui avait été naguère un jeune homme. Le lendemain de cette visite, madame Jules empira d’heure en heure. Elle profita d’un moment de force pour prendre une lettre sous son chevet, la présenta vivement à Jules, et lui fit un signe facile à comprendre. Elle voulait lui donner dans un baiser son dernier souffle de vie, il le prit, et elle mourut.

Jules tomba demi-mort et fut emporté chez son frère. Là, comme il déplorait, au milieu de ses larmes et de son délire, l’absence qu’il avait faite la veille, son frère lui apprit que cette séparation était vivement désirée par Clémence, qui n’avait pas voulu le rendre témoin de l’appareil religieux, si terrible aux imaginations tendres, et que l’Église déploie en conférant aux moribonds les derniers sacrements. Il voulut être seul pour lire les dernières pensées de cette femme que le monde avait admirée, et qui avait passé comme une fleur. Dans son testament, Clémence lui écrivait qu’elle mourait heureuse. Son amour était toute sa fortune et c’était ce qu’elle lui léguait. Elle évoquait sa mère qu’elle aimait, respectait et craignait. Sa mère ne fut plus qu’en second dans son cœur quand elle rencontra Jules. Un soir, quelques jours avant sa mort, sa mère lui avait révélé le secret de sa vie, non sans verser des larmes brûlantes. Ainsi, Clémence sut sus qu’il y avait dans Paris un homme de qui elle était toute la vie, tout l’amour ; que la fortune de Jules était son ouvrage et qu’il l’aimait ; qu’il était exilé de la société, qu’il portait un nom flétri, qu’il en était plus malheureux pour Clémence et son mari, que pour lui-même. La mère de Clémence était toute sa consolation, et elle mourait, alors Clémence promit de la remplacer.

La première fois que Clémence aperçut son père, ce fut auprès du lit où sa mère venait d’expirer ; quand il releva ses yeux pleins de larmes, ce fut pour retrouver en elle toutes ses espérances mortes. Clémence avais juré, non pas de mentir, mais de garder le silence. Elle reconnut avoir douté de Jules. Elle avait cru qu’il pourrait un jour ne plus aimer la fille de Gratien, autant qu’il aimait sa Clémence. Le jour où cet odieux officier avait  parlé à Jules, Clémence avait été forcée de mentir. Ce jour elle avait pour la seconde fois de sa vie connu la douleur, et cette douleur avait été croissante jusqu’en ce moment où elle parlait pour la dernière fois à Jules. Que son origine altère la pureté de l’amour que Jules avait pour elle, l’affaiblisse, le diminue ? Cette crainte, rien ne pouvait la détruire en elle. Telle était la cause de sa mort. Elle mourait aimée, c’était sa consolation. Elle avait su que, depuis pendant ans, son père et ses amis avaient presque remué le monde, pour mentir au monde. Afin de donner un état à Clémence et Jules, ils avaient acheté un mort, une réputation, une fortune, tout cela pour faire revivre un vivant, tout cela pour Clémence et Jules. Elle espérait que Jules et elle seraient réunis à jamais, pour s’aimer pendant les siècles. Cet espoir pouvait seul la consoler. Elle lui demanda de mener une vie sainte pour venir sûrement près d’elle et de n’adorer plus que dieu et de soulager les membres endoloris de son église. Elle savait que le cœur de Jules serait sa tombe. Elle le pria de brûler tout ce qui leur avait appartenu, de détruire leur chambre, d’anéantir tout ce qui pouvait être un souvenir de leur amour.

Jules s’échappa de chez son frère, revint chez lui, voulant passer la nuit près de sa femme, et voir jusqu’au dernier moment cette créature céleste. Tout en marchant avec l’insouciance de la vie que connaissent les gens arrivés au dernier degré de malheur, il concevait comment, dans l’Asie, les lois ordonnaient aux époux de ne point se survivre. Il voulait mourir. Il arriva sans obstacles, monta dans cette chambre sacrée ; il y vit sa Clémence sur le lit de mort, belle comme une sainte, les cheveux en bandeau, les mains jointes, ensevelie déjà dans son linceul. Des cierges éclairaient un prêtre en prières, Joséphine pleurant dans un coin, agenouillée, puis, près du lit, deux hommes. L’un était Ferragus. Il se tenait debout, immobile, et contemplait sa fille d’un œil sec ;  il ne vit pas Jules. L’autre était Jacquet, Jacquet pour lequel madame Jules avait été constamment bonne. Il était venu religieusement payer sa dette de larmes, dire de longs adieux à la femme de son ami, baiser pour la première fois le front glacé d’une créature dont il avait tacitement fait sa sœur. Jules s’assit près de Jacquet dont il pressa la main, et, sans se dire un mot, tous les personnages de cette scène restèrent ainsi jusqu’au matin. Quand le jour fit pâlir les cierges, Jacquet, prévoyant les scènes douloureuses qui allaient se succéder, emmena Jules dans la chambre voisine. En ce moment le mari regarda le père, et Ferragus regarda Jules. Ces deux douleurs s’interrogèrent, se sondèrent, s’entendirent par ce regard. Un éclair de fureur brilla passagèrement dans les yeux de Ferragus.

– C’est toi qui l’as tuée, pensait-il.

– Pourquoi s’être défié de moi ? paraissait répondre l’époux.

Jacquet apprit à Jules que Ferragus avait déjà pris en charge tous les frais funéraires. Jules pensa que Ferragus lui arrachait sa femme. Il s’élança dans la chambre de sa femme ; mais le père n’y était plus. Clémence avait été mise dans un cercueil de plomb, et des ouvriers s’apprêtaient à en souder le couvercle. Jules rentra tout épouvanté de ce spectacle, et le bruit du marteau dont se servaient ces hommes le fit machinalement fondre en larmes. Il ne voulait pas que Clémence demeure dans un cimetière de Paris. Il voulait la brûler, recueillir ses cendres et la garder. Il en chargea Jacquet et lui ordonna de ne pas dire  un mot sur cette affaire, mais de s’arranger pour qu’elle réussisse.

Pendant cette matinée, madame Jules, après avoir été exposée dans une chapelle ardente, à la porte de son hôtel, fut amenée à Saint-Roch. L’église était entièrement tendue de noir. L’espèce de luxe déployé pour ce service avait attiré du monde. Les curieux furent particulièrement surpris en apercevant les six chapelles latérales de Saint-Roch également tendues de noir. Deux hommes en deuil assistaient à une messe mortuaire dans chacune de ces chapelles. On ne vit au chœur, pour toute assistance, que monsieur Desmarets le notaire, et Jacquet ; puis, en dehors de l’enceinte, les domestiques. Il y avait, pour les flâneurs ecclésiastiques, quelque chose d’inexplicable dans une telle pompe et si peu de parenté. Jules n’avait voulu d’aucun indifférent à cette cérémonie. La grand-messe fut célébrée avec la sombre magnificence des messes funèbres. Outre les desservants ordinaires de Saint-Roch, il s’y trouvait treize prêtres venus de diverses paroisses. Aussi jamais peut-être le Dies irae ne produisit-il sur des chrétiens de hasard, fortuitement rassemblés par la curiosité, mais avides d’émotions, un effet plus profond. De toutes les parties de l’église, l’effroi sourdait ; partout, les cris d’angoisse répondaient aux cris de terreur. Cette effrayante musique accusait des douleurs inconnues au monde, et des amitiés secrètes qui pleuraient la morte. Quand la suprême cérémonie fut achevée, douze hommes en deuil sortirent des six chapelles, et vinrent écouter autour du cercueil le chant d’espérance que l’Église fait entendre à l’âme chrétienne avant d’aller en ensevelir la forme humaine. Puis chacun de ces hommes monta dans une voiture drapée ; Jacquet et monsieur Desmarets prirent la treizième ; les serviteurs suivirent à pied.

Une heure après, les douze inconnus étaient au sommet du cimetière nommé populairement le Père-Lachaise, tous en cercle autour d’une fosse où le cercueil avait été descendu, devant une foule curieuse accourue de tous les points de ce jardin public. Puis après de courtes prières, le prêtre jeta quelques grains de terre sur la dépouille de cette femme ; et les fossoyeurs, ayant demandé leur pourboire, s’empressèrent de combler la fosse pour aller à une autre. Jacquet, homme administratif, s’adressa naturellement à l’autorité pour en obtenir la permission d’exhumer le corps de madame Jules et de le brûler. Il alla parler au Préfet de police. Ce fonctionnaire voulut une pétition. Il fallut acheter une feuille de papier timbré, donner à la douleur une forme administrative ; il fallut se servir de l’argot bureaucratique pour exprimer les vœux d’un homme accablé, auquel les paroles manquaient ; il fallut traduire froidement et mettre en marge l’objet de la demande. En vain… Alors, Jacquet se rendit au Ministère de l’Intérieur, y demanda une audience qu’il obtint, mais à quinze jours de date. Jacquet était un homme persistant. Il chemina donc de bureau en bureau, et parvint au secrétaire particulier du Ministre auquel il fit parler par le secrétaire particulier du Ministre des Affaires Étrangères. Ces hautes protections aidant, il eut pour le lendemain, une audience furtive, pour laquelle s’étant précautionné d’un mot de l’autocrate des Affaires Étrangères, écrit au pacha de l’Intérieur, Jacquet espéra enlever l’affaire d’assaut. Il prépara des raisonnements, des réponses péremptoires, des en cas ; mais tout échoua.

Jacquet reconnut qu’il s’était trompé dans la marche de cette affaire, et l’avait rendue impossible en voulant procéder légalement. Il fallait simplement transporter madame Jules à l’une des terres de Desmarets ; et, là, sous la complaisante autorité d’un maire de village, satisfaire la douleur de son ami.

Le ministre parla, le soir même, dans un dîner ministériel, de la fantaisie qu’avait un Parisien de faire brûler sa femme à la manière des Romains. Les cercles de Paris s’occupèrent alors pour un moment des funérailles antiques. Les choses anciennes devenant à la mode, quelques personnes trouvèrent qu’il serait beau de rétablir, pour les grands personnages, le bûcher funéraire. Ce fut enfin une de ces futiles et spirituelles discussions de Paris, qui trop souvent creusent des plaies bien profondes. Heureusement pour Jules, il ignora les conversations, les bons mots, les pointes que sa douleur fournissait à Paris. Le préfet de Police fut choqué de ce que monsieur Jacquet avait employé le Ministre pour éviter les lenteurs, la sagesse de la haute voirie. L’exhumation de madame Jules était une question de voirie. Donc le Bureau de police travaillait à répondre vertement à la pétition.

Le second jour, Jacquet fit comprendre à son ami qu’il fallait renoncer à son projet car tout ce qui sortait de l’ornière administrativement tracée à la douleur était impossible. Jules avait formé le projet de mourir loin de Paris, et désirait tenir Clémence entre ses bras dans la tombe et ne savait pas que la bureaucratie pût allonger ses ongles jusque dans nos cercueils. Il voulut aller voir s’il y avait près de sa femme un peu de place pour lui. Les deux amis se rendirent donc au cimetière. Il leur était impossible, à l’un comme à l’autre, de savoir où gisait Clémence. Affreuse angoisse ! Ils allèrent consulter le portier du cimetière. Quand Jacquet l’aborda, ce monarque absolu qui avait sous lui des gardiens, des jardiniers, des fossoyeurs, des aides, rentrait assez en colère. Jacquet demanda où était enterrée madame Jules et le monarque répondit  qu’ils avaient eu trois madame Jules... en huit jours.  Le convoi du colonel de Maulincour entra.  Puis Jacquet insista et le gardien se rappela  un convoi où il y avait treize voitures de deuil, et un seul parent dans chacune des douze premières. Il dit madame que Jules se trouvait rue du maréchal Lefebvre, allée no 4, entre mademoiselle Raucourt, de la Comédie-Française, et monsieur Moreau-Malvin, un fort boucher, pour lequel il y avait un tombeau de marbre blanc de commandé, qui serait vraiment un des plus beaux de leur cimetière. Cela n’aidait pas Jules et Jacquet alors le gardien ordonna à un de ses collègues de les guider. ils arrivèrent au lieu du repos. En voyant cette terre fraîchement remuée, et où des maçons avaient enfoncé des fiches afin de marquer la place des dés de pierre nécessaires au serrurier pour poser sa grille, Jules s’appuya sur l’épaule de Jacquet, en se soulevant par intervalles, pour jeter de longs regards sur ce coin d’argile où il lui fallait laisser les dépouilles de l’être par lequel il vivait encore. Ils voulurent sortirent et Jules aperçut à ses pieds, dans la longue vallée de la Seine, entre les coteaux de Vaugirard, de Meudon, entre ceux de Belleville et de Montmartre, le véritable Paris, enveloppé d’un voile bleuâtre, produit par ses fumées, et que la lumière du soleil rendait alors diaphane. Il embrassa d’un coup d’œil furtif ces quarante mille maisons, et dit, en montrant l’espace compris entre la colonne de la place Vendôme et la coupole d’or des Invalides : – Elle m’a été enlevée là, par la funeste curiosité de ce monde qui s’agite et se presse, pour se presser et s’agiter.

A quatre lieues de là, le corps d’une jeune fille était venu matinalement échouer sur la berge, dans la vase et les joncs de la Seine. Des tireurs de sable, qui allaient à l’ouvrage, l’aperçurent en montant dans leur frêle bateau. Aussitôt des gens qui vinrent à la Mairie tirèrent le maire de tout embarras. Ils convertirent le procès-verbal en un simple acte de décès. Par leurs soins, le corps de la fille fut reconnu pour être celui de la demoiselle Ida Gruget, couturière en corsets, demeurant rue de la Corderie-du-Temple, no 14. La police judiciaire intervint, la veuve Gruget, mère de la défunte, arriva, munie de la dernière lettre de sa fille. Au milieu des gémissements de la mère, un médecin constata l’asphyxie par l’invasion du sang noir dans le système pulmonaire, et tout fut dit. Les enquêtes faites, les renseignements donnés, le soir, à six heures, l’autorité permit d’inhumer la grisette. Le curé du lieu refusa de la recevoir à l’église et de prier pour elle. Ida Gruget fut alors ensevelie dans un linceul par une vieille paysanne, et mise dans cette bière vulgaire, faite en planches de sapin, puis portée au cimetière par quatre hommes, et suivie de quelques paysannes curieuses, qui se racontaient cette mort en la commentant avec une surprise mêlée de commisération. Un homme demanda au fossoyeur qui enterra Ida s’il y avait eu un service religieux et il s’en alla.

Quelques jours s’étaient écoulés, lorsqu’un homme vêtu de noir se présenta chez monsieur Jules et, sans vouloir lui parler, remit dans la chambre de sa femme une grande urne de porphyre, sur laquelle il lut ces mots :

INVITÀ LEGE,

CONJUGI MOERENTI

FILIOLAE CINERES

RESTITUIT,

AMICIS XII JUVANTIBUS,

MORIBUNDUS PATER.

– Quel homme ! dit Jules en fondant en larmes. Huit jours suffirent à l’Agent de change pour obéir à tous les désirs de sa femme, et pour mettre ordre à ses affaires ; il vendit sa charge au frère de Martin Faleix, et partit de Paris au moment où l’Administration discutait encore s’il était licite à un citoyen de disposer du corps de sa femme.

Qui n’a pas rencontré sur les boulevards de Paris, au détour d’une rue ou sous les arcades du Palais-Royal, enfin en quelque lieu du monde où le hasard veuille le présenter, un être, homme ou femme, à l’aspect duquel mille pensées confuses naissent en l’esprit ! Un de ces Melmoth parisiens était venu se mêler depuis quelques jours parmi la population sage et recueillie. A deux pas, est le cimetière du Mont-Parnasse, l’homme devenu depuis quelques jours l’habitant de ce quartier désert assistait assidument aux parties de boules, et pouvait, certes, passer pour la créature la plus saillante de ces groupes, qui, s’il était permis d’assimiler les Parisiens aux différentes classes de la zoologie, appartiendraient au genre des mollusques. Ce nouveau venu marchait sympathiquement avec le cochonnet, petite boule qui sert de point de mire, et constitue l’intérêt de la partie ; il s’appuyait contre un arbre quand le cochonnet s’arrêtait ; puis, avec la même attention qu’un chien en prête aux gestes de son maître, il regardait les boules volant dans l’air ou roulant à terre. Il ne disait rien, et les joueurs de boules, les hommes les plus fanatiques qui se soient rencontrés parmi les sectaires de quelque religion que ce soit, ne lui avaient jamais demandé compte de ce silence obstiné ; seulement, quelques esprits forts le croyaient sourd et muet. Il était béant, sans idées dans le regard, sans appui précis dans la démarche ; il ne souriait jamais, ne levait jamais les yeux au ciel, et les tenait habituellement baissés vers la terre, et semblait toujours y chercher quelque chose. À quatre heures, une vieille femme venait le prendre pour le ramener on ne sait où, en le traînant à la remorque par le bras, comme une jeune fille tire une chèvre capricieuse qui veut brouter encore quand il faut venir à l’étable. Ce vieillard était quelque chose d’horrible à voir. Dans l’après-midi, Jules, seul dans une calèche de voyage lestement menée par la rue de l’Est, déboucha sur l’esplanade de l’Observatoire au moment où ce vieillard, appuyé sur un arbre, se laissait prendre sa canne au milieu des vociférations de quelques joueurs pacifiquement irrités. Jules, croyant reconnaître cette figure, voulut s’arrêter, et sa voiture s’arrêta précisément. Jules reconnut Ferragus. Il dit « Comme il l’aimait ! » en pensant à Clémence.

21 août 2024

Le médecin de campagne (Honoré de Balzac).

Balzac a écrit ce roman en trois jours et trois nuits, en 1832. En réalité, en janvier 1833, Balzac essayait toujours de lui donner forme. Alors Mame, son éditeur, décida de recourir aux grands moyens et engagea une action juridique contre l'écrivain. Le roman ne put paraître qu'au mois de septembre 1833, à la suite du procès. En septembre 1832, Balzac parcourut le Dauphiné avec la marquise de Castries. Cela l'inspira pour l'écriture du Médecin de campagne. Le personnage de Benassis, c'est Balzac. La rupture avec Mme de Castries avait surpris Balzac dans le premier feu de la composition. Il épancha tout naturellement son amertume dans le roman qu'il était en train d'écrire. Dans ce roman, le passé de Benassis demeure voilé et semble condensé dans un secret, un drame intime inconnu, devenu souvenir et remords, et qui pèse sur la vie entière. Benassis n'est pas heureux. Étranger au bonheur qu'il crée, rien ne le concerne que lui-même. Il est la proie d'un passé secret. Il sait que le récit de sa vie le délivrerait de sa faute et de sa solitude. Il brûle de se confier à son hôte mais il se tait. Ses tergiversations nous tiennent en haleine. Ce silence de 12 années, chaque jour plus intolérable, éclate enfin dans la célèbre confession où tendait l'oeuvre entière. Dans le roman, Balzac marque sa prédilection au personnage de la Fosseuse chez qui l'âme tue le corps et dont la sensibilité maladive préfigure Lambert et Séraphita. Benassis, tourné vers son passé, reste presque immobile dans le temps. Les personnages, les scènes et les images forment comme le fond mouvant d'un immense portrait. Balzac rédigea une première version du Médecin de campagne qui lui avait permis de se venger de Mme de Castries laquelle n'avait pas voulu être sa maîtresse. Cette première version lui servira pour la composition du roman la Duchesse de Langeais.

I

Le pays et l'homme. En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval le chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. Çà et là, des chaumières entourées de jardins pleins d’arbres fruitiers couverts de fleurs réveillaient les idées qu’inspire une misère laborieuse ; plus loin, des maisons à toitures rouges, composées de tuiles plates et rondes semblables à des écailles de poisson, annonçaient l’aisance due à de longs travaux. À tout moment le pays changeait d’aspect et le ciel de lumière ; les montagnes changeaient de couleur, les versants de nuances, les vallons de forme : images multipliées que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir au milieu du silence.

Homme de haute taille, le voyageur était entièrement vêtu de drap bleu aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse, sur lequel il se tenait droit et vissé comme un vieil officier de cavalerie. Sa cravate noire et ses gants de daim, ses pistolets qui grossissaient ses fontes, et le portemanteau bien attaché sur la croupe de son cheval, indiquaient le militaire qu’il est impossible au soldat de jamais dépouiller, même après être rentré dans la vie domestique. L’étonnement était une sensation que Napoléon semblait avoir détruite dans l’âme de ses soldats. Aussi le calme de la figure était-il un signe certain auquel un observateur pouvait reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables de l'empereur. Le voyageur avait labouré tous les champs de bataille où commanda Napoléon. S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskowa la voix unanime de son régiment l’avait désigné comme le plus digne de la recevoir dans cette grande journée. Devenu sous-lieutenant en 1802, il se trouvait seulement chef d’escadron en 1829, malgré ses moustaches grises ; mais sa vie était si pure que nul homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire. Quant à son histoire intime, elle était ensevelie dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de l’époque, il n’avait vu le monde qu’à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur. Sans être prude, sans refuser une partie de plaisir, sans froisser les mœurs militaires, le commandant Genestas se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours. Espèce de Bayard sans faste, monsieur Pierre-Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Sa tenue était celle d’un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune, et que sa retraite fût tout son avenir. Le chef d’escadron gardait toujours devant lui deux années de solde et ne dépensait jamais ses appointements. Mais s’il ne se permettait rien d’extraordinaire, il ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont l’habitude était devenue chez lui machinale. Peut-être l’eût-on soupçonné d’avarice sans l’admirable désintéressement, sans la facilité fraternelle avec lesquels il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi ruiné par un coup de carte ou par toute autre folie. Il semblait avoir perdu jadis de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger ; il ne se croyait point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlait jamais de sa créance. Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et de son régiment une famille. Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de Genestas, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence et qui durant leur vie restent exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc ; mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment. Bien étudié, son front calme accusait le pouvoir d’imposer silence aux passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis par l’habitude des dangers et des malheurs imprévus de la guerre. Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que Genestas fût parfait. Défiant, enclin à de violents accès de colère, taquin dans les discussions et voulant surtout avoir raison quand il avait tort, il était plein de préjugés nationaux. Il avait conservé de sa vie soldatesque un penchant pour le bon vin. S’il sortait d’un repas dans tout le décorum de son grade, il paraissait sérieux, méditatif, et il ne voulait alors mettre personne dans le secret de ses pensées. S’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval et les difficultés de l’art vétérinaire, ses études furent prodigieusement négligées. Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances desquelles il tirait un assez bon parti. Cet officier, auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune démarche inutile, venait de quitter Grenoble et se dirigeait vers la Grande-Chartreuse, après avoir obtenu la veille de son colonel un congé de huit jours. Il crut prudent de ne pas s’engager plus loin sans se réconforter l’estomac.Il attacha son cheval au montant d’une porte, et entra dans une chaumière. Il y trouva une vieille femme et cinq enfants. Quand la vieille femme, suivie de son Benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, après avoir suffisamment examiné le militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la porte ; les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait ; puis ils se jetèrent dans une espèce de fruitier où le commandant, que cette scène amusait, les vit bientôt occupés à ronger des pruneaux secs. La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, en tenant à la main un pot de lait pour son hôte. Elle enferma les quatre garnements dans leur chambre. Elle gardait ces enfants de l'hospice pour trois francs par mois. Genestas se soucia de la misère de cette vieille femme et elle lui expliqua qu'elle avait un bienfaiteur. C'était Monsieur Benassis, l'ami du pauvre. Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se résumaient dans l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Ils profitèrent de l’attention avec laquelle leur mère regardait l’officier en causant, et se réunirent en colonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de prunes. La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors ; il ne pleura point, les autres demeurèrent tout pantois. Genestas demanda à la vieille si elle aimait les enfants et elle se désola de ne pouvoir les garder que jusqu’à leur sixième année. Elle avait perdu un fils. Elle n’avait que 38 ans et était veuve. – Quelle vie d’abnégation et de travail ! pensa le cavalier. Il eût été impossible de ne pas croire à quelque religieuse intention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait, s’endettait pour des enfants abandonnés, et se trompait dans ses calculs, sans vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. Genestas lui demanda si Benassis était un bon médecin. Elle répondit qu’il guérissait les pauvres pour rien. Les gens de la région le mettaient dans leurs prières du soir et du matin. Genestas donna quelques pièces à la femme et lui demanda le chemin pour se rendre chez Benassis. Il reprit la route et aperçut bientôt à travers quelques arbres un premier groupe de maisons, puis enfin les toits du bourg ramassés autour d’un clocher qui s’élevait en cône et dont les ardoises arrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelaient au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonçait les frontières de la Savoie, où elle était en usage. À quelques pas de ce bourg assis à mi-côte, au midi, Genestas arrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda la maison de monsieur Benassis. Un des enfants le guida. Il put facilement examiner des maisons bien bâties dont les toits neufs égayaient l’ancien village. Il entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés, le murmure de quelques ateliers, un grognement de limes, le bruit des marteaux, les cris confus de plusieurs industries. Il remarqua la maigre fumée des cheminées ménagères et celle plus abondante des forges du charron, du serrurier, du maréchal. Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle son guide le dirigeait, Genestas aperçut des fermes éparses, des champs bien cultivés, des plantations parfaitement entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli du terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence entre le bourg et les montagnes qui terminaient le pays. L’enfant le mena jusqu’à la maison de Benassis. Genestas lui offrit quelques sous. Genestat constata que le portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, il fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à quelque illusion. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Si le commandant voulait que monsieur Benassis fût un homme soigneux ou méthodique, certes, la porte de sa maison annonçait une complète indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie domestique autant que l’était Genestas devait donc conclure promptement du portail à la vie et au caractère de l’inconnu. La porte était entrebaillée, autre insouciance ! Sur la foi de cette confiance rustique, l’officier s’introduisit sans façon dans la cour, attacha son cheval aux barreaux de la grille, et pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie vers laquelle le cheval et le cavalier tournèrent involontairement les yeux ; un vieux domestique en ouvrit la porte, montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui ressemblait parfaitement au bonnet phrygien. Le domestique demanda à Genestas s’il venait voir M. Benassis et lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie. Genestas constata que l’écurie était propre et que les deux chevaux y avaient l’air heureux. Le domestique informa Genestas que M. Benassis était allé au moulin à blé. Il lui indiqua le chemin et Genestas s’y rendit. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris du village qui bordait le moulin. Il demanda à un meunier où se trouvait Benassis et l’homme lui montra une chaumière. Genestas voulut savoir pourquoi le village était en ruines et le meunier lui dit que Benassis le lui expliquerait. Genestas entra dans la chaumière et vit du feu dans la cheminée au coin de laquelle se tenaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, et un homme debout, le visage tourné vers le foyer. Jamais le commandant n’avait rien vu de si simple ni de si nu, même en Russie où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les choses de la vie, il ne s’y trouvait même pas le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. Vous eussiez dit la niche d’un chien sans son écuelle. L’homme se tourna vers Genestas en manifestant une sorte de surprise, partagée par la vieille. Genestas lui demanda de continuer son affaire. Ensuite il lui dirait l’objet de sa visite. À la lueur du feu de cheminée, fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait à chercher, à étudier, à parfaitement connaître. Monsieur Benassis, le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta froidement Genestas, lui rendit son salut, et se retourna vers le malade sans se croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui du militaire. Benassis était un homme de taille ordinaire, mais large des épaules et large de poitrine. Une ample redingote verte, boutonnée jusqu’au cou, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de ce personnage ou de son maintien ; mais l’ombre et l’immobilité dans laquelle resta le corps servirent à faire ressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un visage semblable à celui d’un satyre : même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives ; même nez retroussé, spirituellement fendu dans le bout ; mêmes pommettes saillantes. Tout annonçait en lui l’âge de cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie que rechercha Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses, Genestas devina quelque mystère dans cette vie obscure et se dit en voyant ce visage extraordinaire : – Par quel hasard est-il resté médecin de campagne ? Après avoir sérieusement observé cette physionomie qui, malgré ses analogies avec les autres figures humaines, trahissait une secrète existence en désaccord avec ses apparentes vulgarités, il partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait au malade, et la vue de ce malade changea complètement le cours de ses réflexions. C’était la face tout animale d’un vieux crétin mourant. Le crétin était la seule variété de l’espèce humaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. Cependant la vieille femme le contemplait avec une touchante inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes que l’eau brûlante n’avait pas baignée, avec autant d’affection que si c’eût été son mari. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face morte et ces yeux sans lumière, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta le pouls. Comme le bain n’avait pas agi sur le malade, Benassis décida de le recoucher. La vieille femme, les mains sur ses hanches, regarda le mourant en laissant échapper quelques larmes. Genestas lui-même demeura silencieux, sans pouvoir s’expliquer comment la mort d’un être si peu intéressant lui causait déjà tant d’impression. Genestas pensait que l’espoir de mériter les félicités éternelles aidait les parents de ces pauvres êtres et ceux qui les entouraient à exercer en grand les soins de la maternité. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où ils abondaient, les crétins vivaient en plein air avec les troupeaux qu’ils étaient dressés à garder. Au moins étaient-ils libres et respectés comme devait l’être le malheur.

Le curé parut, précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi du sacristain portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières à celles de l’Église. Le médecin et le militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin pour faire place à la foule, qui s’agenouilla au dedans et au dehors de la chaumière. Pendant la consolante cérémonie du viatique, célébrée pour cet être qui n’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris. Le curé annonça la mort. Les cierges furent allumés. Plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès du corps. Benassis et le militaire sortirent. Vous ne sauriez croire, monsieur, dit-il à Genestas quand ils furent à quelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir, combien de consolations vraies la parole de ces paysans renferme pour moi. Pourtant, dix ans plus tôt, Benassis faillit être lapidé dans ce village aujourd’hui désert, mais alors habité par trente familles. Le médecin lui raconta à Genestas, tout en marchant, l’histoire annoncée par ce début. Il y avait une douzaine de crétins dans ce village. Les lois ne défendant pas l’accouplement de ces malheureux, Benassis voulut arrêter cette contagion physique et intellectuelle. Ici comme dans les autres sphères sociales, pour accomplir le bien, il fallait froisser, non pas des intérêts, mais, chose plus dangereuse à manier, des idées religieuses converties en superstition, la forme la plus indestructible des idées humaines. Benassis ne s’effraya de rien. Il sollicita d’abord la place de maire du canton, et l’obtint. Puis, après avoir reçu l’approbation verbale du préfet, il fit nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures du côté d’Aiguebelle, en Savoie, où il s’en trouvait beaucoup et où elles devaient être très bien traitées. Aussitôt que cet acte d’humanité fut connu, Benassis devint en horreur à toute la population. Le curé prêcha contre lui. Malgré ses efforts pour expliquer aux meilleures têtes du bourg combien était importante l’expulsion de ces crétins, malgré les soins gratuits qu’il rendait aux malades du pays, on lui tira un coup de fusil au coin d’un bois. Benassis alla voir l’évêque de Grenoble et lui demanda le changement du curé. Benassis put choisir un curé. Après avoir travaillé les esprits, il déporta nuitamment six autres crétins. À cette seconde tentative, Benassis eut pour défenseurs quelques-uns de ses obligés et les membres du conseil de la Commune de qui il intéressait l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en communaux qui manquaient au bourg. Mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés lui demeurèrent hostiles. Le dernier crétin était celui qui venait de mourir devant Genestas. Quand Benassis avait voulu le sortir du village, les amis du crétin le devancèrent, et le médecin trouva devant la chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui tous le saluèrent par des injures accompagnées d’une grêle de pierres. Mais le pauvre crétin sortit de sa cabane, fit entendre son gloussement, et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À cette apparition, les cris cessèrent. Puis Benassis promit de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves que le médecin se chargeai de construire en y joignant des terres dont le prix plus tard devait lui être remboursé par la Commune. Pourtant, il lui fallut six mois pour vaincre les résistances que rencontra l’exécution de ce marché, quelque avantageux qu’il fût aux familles de ce village. L’affection des gens de la campagne pour leurs masures était un fait inexplicable pour Benassis. Quelque insalubre que pouvait être sa chaumière, un paysan s’y attachait beaucoup plus qu’un banquier à son hôtel. Il fit décider que son bourg était propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se trouvait le village abandonné. La valeur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et celui des maisons promises qui se construisirent. Quand un seul des ménages récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre. Le bien être qui résulta de ce changement fut trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement à leur village sans soleil, autant dire sans âme. La conclusion de cette affaire, la conquête des biens communaux dont la possession fut confirmée par le Conseil d’État, firent acquérir à Benassis une grande importance dans le canton. Deux ans après avoir tenté de si grandes petites choses et les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de sa Commune possédaient au moins deux vaches, et les envoyaient pâturer dans la montagne où, sans attendre l’autorisation du Conseil d’État, Benassis avait pratiqué des irrigations transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. À leur grande surprise, les gens du bourg y virent poindre d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait. Les résultats de cette conquête furent immenses. Chacun imita les irrigations de Benassis. Les prairies, les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors Benassis put sans crainte entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte et de civiliser ses habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence. Lorsque Benassis était arrivé dans cette vallée, la population était de sept cents âmes ; à présent on en comptait deux mille. L’affaire du dernier crétin lui avait obtenu l’estime de tout le monde. Il fit tout pour mériter la confiance sans la solliciter ni sans paraître la désirer, seulement, il tâcha d’inspirer à tous le plus grand respect pour sa personne par la religion avec laquelle il sut remplir tous ses engagements, même les plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que Genestas venait de voir mourir, il veilla sur lui mieux que ses précédents protecteurs ne l’avaient fait. Ils arrivèrent devant la maison du médecin. Loin d’attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remerciement, en racontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent les gens retirés du monde. Genestas lui confia l’objet de sa visite. Le militaire avait entendu parler de la guérison presque miraculeuse de monsieur Gravier de Grenoble, que Benassis avait pris chez lui. Il venait dans l’espoir d’obtenir les mêmes soins. Benassis lui offrit l’hospitalité et prévint Jacquotte, sa domestique, qu’il avait un invité pour le dîner. Genestas voulut payer une pension mais Benassis ne demanda rien. Il savait que le militaire paierait s’il était riche sinon il ne réclamerait rien. Benassis ne lui offrirait ses soins que si le militaire lui plaisait. L’argent que Genestas lui remettrait irait chez les pharmaciens de Grenoble pour payer les médicaments indispensables aux pauvres du canton. Alors le militaire lui proposa dix francs par jour dont Benassis ferait ce qu’il voudrait.

 Les moindres choses de la maison de Benassis y attestaient l’insouciance la plus profonde pour ce qui n’était pas d’une essentielle utilité. Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disait nous, et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. Benassis l’avait prise à cause de ce qui eût été pour tout autre un intolérable défaut. Jacquotte voulait dominer au logis, et le médecin avait désiré rencontrer une femme qui dominât chez lui. Aussi Jacquotte administrait- elle sans contrôle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison, le jardin et le maître. De sa propre autorité se changeait le linge, se faisait la lessive et s’emmagasinaient les provisions. Elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons, grondait le jardinier, arrêtait le menu du déjeuner et du dîner, allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, en y balayant tout à sa fantaisie sans rien trouver qui lui résistât. Benassis n’avait voulu que deux choses : dîner à six heures, et ne dépenser qu’une certaine somme par mois. Naturellement propre, elle tenait la maison proprement. Sans elle, il eût gardé bien souvent la même chemise pendant huit jours. Depuis dix ans elle tirait de son maître, tous les premiers du mois, la promesse de faire mettre la porte extérieure à neuf, de rechampir les murs de la maison, et de tout arranger gentiment, et monsieur n’avait pas encore tenu sa parole. Quand elle venait à déplorer la profonde insouciance de Benassis, manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale par laquelle se terminaient tous les éloges de son maître : « On ne peut pas dire qu’il soit bête, puisqu’il fait quasiment des miracles dans l’endroit ; mais il est quelquefois bête tout de même, mais bête qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à un enfant ! » En venant dans le pays, Benassis, ayant trouvé cette maison en vente par suite de la mort du curé, avait tout acheté, murs et terrain, meubles, vaisselle, vin, poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante qui y vivait depuis 22 ans. Petite, agile, la main leste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement. Si elle se taisait un instant, et prenait le coin de son tablier pour le relever triangulairement, ce geste annonçait quelque longue remontrance adressée au maître ou au valet. De toutes les cuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse. Le bourg l’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et le garde champêtre. En devinant qu’il s’agissait d’un pensionnaire, elle fut impatiente de voir Genestas, à qui elle fit une révérence obséquieuse en l’examinant de la tête aux pieds. Il ne lui revenait pas du tout. Benassis proposa au militaire de visiter le jardin. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu, sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumes desquels Jacquotte prenait grand soin par suite des traditions du gourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, assez indifférent à Benassis. Genestas demanda au médecin comment il avait fait pour tripler en dix ans la population de cette vallée. Benassis s’y était pris naturellement et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que les hommes se créent et les moyens de les satisfaire. Il n’y avait que 130 familles quand le médecin arriva. Les autorités du pays, en harmonie avec la misère publique, se composaient d’un maire qui ne savait pas écrire, et d’un adjoint, métayer domicilié loin de la Commune ; d’un juge de paix, pauvre diable vivant de ses appointements, et laissant tenir par force les actes de l’État Civil à son greffier, autre malheureux à peine en état de comprendre son métier. L’ancien curé mort à l’âge de soixante-dix ans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder. Au milieu de cette belle nature, les habitants croupissaient dans la fange et vivaient de pommes de terre et de laitage ; les fromages que la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers à Grenoble ou aux environs constituaient les seuls produits desquels ils tirassent quelque argent. Le seul industriel du pays était le maire qui possédait une scierie et achetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute de chemins, il transportait ses arbres un à un dans la belle saison en les traînant à grand-peine au moyen d’une chaîne attachée au licou de ses chevaux, et terminée par un crampon de fer enfoncé dans le bois. Aucun événement politique, aucune révolution n’était arrivée dans ce pays inaccessible, et complètement en dehors du mouvement social. Napoléon seul y avait jeté son nom, il y était une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontaient fabuleusement à ces gens simples les aventures de cet homme et de ses armées. De questions en questions, le médecin obtint une connaissance superficielle de la déplorable situation de ce pays ; dont la belle température, le sol excellent et les productions naturelles l’avaient émerveillé. Benassis résolut d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant. Dès qu’il fut certain d’avoir la maison curiale et beaucoup de terres vaines et vagues à bon marché, il se voua religieusement à l’état de chirurgien de campagne, le dernier de tous ceux qu’un homme pense à prendre dans son pays. Il voulut devenir l’ami des pauvres sans attendre d’eux la moindre récompense. Il comprit qu’il n’agirait sur eux que par des calculs d’intérêt et de bien-être immédiats. Il commença cette œuvre difficile par une fabrique de paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble leurs clayons à fromages et les vanneries indispensables à leur misérable commerce. Le médecin donna l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions enrichissaient annuellement, et où l’osier devait très bien venir. Après avoir supputé la quantité de vanneries consommées par le canton, Benassis dénicha à Grenoble un jeune ouvrier sans ressource pécuniaire, habile travailleur. Il le décida facilement à s’établir dans son village en lui promettant de lui avancer le prix de l’osier nécessaire à ses fabrications jusqu’à ce que le planteur d’oseraies pût lui en fournir. Puis, il persuada de vendre ses paniers au-dessous des prix de Grenoble, tout en les fabriquant mieux. Benassis créa dans le bourg une industrie. Le vannier trouva une femme et son industrie fut florissante. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en Benassis, devenait toute l’espérance du médecin.

Benassis rencontra une violente opposition fomentée par le maire ignorant, à qui il avait pris sa place, dont l’influence s’évanouissait devant celle du médecin ; il voulut en faire son adjoint et le complice de sa bienfaisance. Pendant six mois ils dînèrent ensemble, et Benassis le mit de moitié dans ses plans d’amélioration. Le plus urgent moyen de fortune était une route. S’ils obtenaient du conseil municipal l’autorisation de construire un bon chemin du bourg à la route de Grenoble, son adjoint était le premier à en profiter. Alors le maire-adjoint devint son prosélyte. Pendant tout un hiver, l’ancien maire alla trinquer au cabaret avec ses amis, et sut démontrer aux administrés qu’un bon chemin de voiture serait une source de fortune pour le pays en permettant à chacun de commercer avec Grenoble. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, Benassis obtint du préfet quelque argent sur les fonds de charité du Département, afin de payer les transports que la Commune était hors d’état d’entreprendre, faute de charrettes. Ainsi, trois ans plus tôt, le bon sens public de ce bourg, naguère sans intelligence, avait acquis les idées que cinq ans auparavant un voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui inculquer. Benassis continua insensiblement son œuvre. Il engagea un maréchal-ferrant, qui connaissait un peu l’art vétérinaire, à venir dans son bourg en lui promettant beaucoup d’ouvrage. Puis, il rencontra un vieux soldat assez embarrassé de son sort qui possédait pour tout bien cent francs de retraite, qui savait lire et écrire. Benassis lui donna la place de secrétaire de la mairie ; par un heureux hasard, il lui trouva une femme, et ses rêves de bonheur furent accomplis. Il fallut des maisons à ces deux nouveaux ménages, à celui du vannier et aux vingt-deux familles qui abandonnèrent le village des crétins. Alors vinrent s’établir ici douze autres ménages dont les chefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs : maçons, charpentiers, couvreurs, menuisiers, serruriers, vitriers qui avaient de la besogne pour longtemps.

Pendant la seconde année de son administration, Benassis put voir s’élever soixante-dix maisons dans la Commune. Une production en exigeait une autre. En peuplant le bourg, Benassis créa des nécessités nouvelles, inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin engendrait l’industrie, l’industrie le commerce, le commerce un gain, le gain un bien-être et le bien-être des idées utiles. Les ouvriers voulurent du pain tout cuit, ils eurent un boulanger et du pain blanc. Pour Benassis les progrès intellectuels étaient tout entiers dans les progrès sanitaires. Il était sûr de lancer le bourg dans une grande prospérité agricole, et de doubler sa population dès qu’elle se serait mise au travail. Le moment était venu. Monsieur Gravier de Grenoble possédait dans la Commune des terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui pouvaient être converties en terres à blé. M. Gravier était chef de division à la Préfecture. Benassis réussit à lui faire comprendre la nécessité de bâtir au bourg quatre fermes de cent arpents chacune, et Gravier promit d’avancer les sommes nécessaires aux défrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires, des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. Benassis construisit deux fermes, autant pour mettre en culture ses terres vaines et vagues que pour enseigner par l’exemple les utiles méthodes de l’agriculture moderne. En six semaines, le bourg s’accrut de trois cents habitants. Les charrons, les terrassiers, les compagnons, les manouvriers affluaient. Ce fût un mouvement général dans le pays. La circulation de l’argent faisait naître chez tout le monde le désir d’en gagner, l’apathie avait cessé, le bourg s’était réveillé. M. Gravier avait, sur la foi des promesses de Benassis, avancé, plus de quarante mille francs sans savoir s’il les recouvrerait. Chacune de ses fermes était louée mille francs au moment où Benassis racontait cette histoire à Genestas. Dans le cours de la quatrième année les fermes furent achevées. Le bourg eut une récolte en blé qui parut miraculeuse aux gens du pays, abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. La culture du blé nécessita le moulin qui rapporta à Benassis environ cinq cents francs par an. Les habitants du bourg disaient que Benassis avait « la chance » et croyaient en lui comme en leurs reliques. Grâce à Benassis, un jardinier pépiniériste vint s’établir dans le bourg, où le maire prêchait aux plus pauvres de cultiver les arbres fruitiers afin de pouvoir un jour conquérir à Grenoble le monopole de la vente des fruits. Il se forma donc une multitude de petits établissements dont les progrès, lents d’abord, furent de jour en jour plus rapides. Tous les lundis il partait du bourg pour Grenoble plus de soixante charrettes pleines de divers produits, et il se récoltait plus de sarrasin pour nourrir les volailles qu’il ne s’en semait autrefois pour nourrir les hommes. Dès la quatrième année de l’ère industrielle du bourg, il y eut des marchands de bois de chauffage, de bois carrés, de planches, d’écorces, puis des charbonniers. Enfin il s’était établi quatre nouvelles scieries de planches et de madriers. En acquérant quelques idées commerciales, l’ancien maire éprouva le besoin de savoir lire et écrire. Il fournissait à présent en bois le tiers du Département. Le désir du gain développa une ambition qui dès lors poussa les industriels à réagir du bourg sur le Canton et du Canton sur le Département afin d’augmenter leurs profits en augmentant leur vente. Au commencement de la cinquième année tout était vivant et animé au bourg. Chaque habitant avait la conscience de son bien-être, et toutes les figures respiraient le contentement que donne une vie utilement occupée. Un second âge se préparait. Bientôt ce petit monde désira se mieux habiller. Il vint un mercier, avec lui le cordonnier, le tailleur et le chapelier. Ce commencement de luxe valut un boucher, un épicier ; puis une sage-femme, qui me devenait bien nécessaire. Après avoir assaini les maisons et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, à se mieux vêtir, Benassis voulut que les animaux se ressentissent de ce commencement de civilisation. Il prêcha donc l’assainissement des étables. Il fit insensiblement changer le régime des bestiaux de la Commune : pas une bête ne souffrit. Les bergeries, les écuries, les vacheries, les laiteries, les granges se rebâtirent sur le modèle des constructions du maire et de celles de monsieur Gravier qui étaient vastes, bien aérées, par conséquent salubres. Ainsi les produits de la Commune, en un temps donné, l’emportèrent dans les marchés sur ceux des autres communes. Les habitant eurent de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. La rivière permit de construire des moulins à tan, il vint des tanneurs dont le commerce s’accrut rapidement. Le vin, jadis inconnu dans le bourg, où l’on ne buvait que des piquettes, y devint naturellement un besoin : des cabarets furent établis. Depuis deux ans le bourg avait un mouvement commercial assez important pour faire vivre deux aubergistes. Au commencement du second âge de la prospérité du bourg, le juge de paix mourut. Son successeur fut un ancien notaire de Grenoble ruiné par une fausse spéculation, mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche au village. Il possédait à présent trois chalets dans la montagne. Sa famille était nombreuse. Il avait renvoyé l’ancien greffier, l’ancien huissier, et les avait remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtout plus industrieux que leurs prédécesseurs. Ces deux nouveaux ménages avaient créé une distillerie de pommes de terre et un lavoir de laines, deux établissements fort utiles que les chefs de ces deux familles conduisaient tout en exerçant leurs professions. Benassis les employa sans opposition à bâtir une Mairie dans laquelle il mit une école gratuite et le logement d’un instituteur primaire. L’instituteur était un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout le Département, et qui avait trouvé au village un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école était une digne femme ruinée qui ne savait où donner de la tête, et à laquelle Benassis avait arrangé une petite fortune ; elle venait de fonder un pensionnat de jeunes personnes où les riches fermiers des environs commençaient à envoyer leurs filles. Puis Benassis évoqua le nouveau curé de la Commune. Il avait su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et fraternel qui semblait faire de la population une seule famille. Benassis espérait qu’avant quinze années, son bourg devienne l’une des plus riches Communes de France. Il demanda un bureau de poste, un débit de tabacs, de poudre et de cartes ; il força bien, par les agréments du séjour et de sa nouvelle société, le percepteur des contributions à quitter la Commune de laquelle il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle-du Chef-lieu de canton. Les petits propriétaires envahissaient et mettaient graduellement en valeur la montagne. Mais il fallait faire durer ce foyer industriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Le bourg n’avait pas encore une renaissante industrie qui pût entretenir cette production commerciale et nécessiter de grandes transactions, un entrepôt, un marché. Benassis voulut créer une troisième ère e commerciale pour sa Commune. Au bout de sept ans, il rencontra deux étrangers, les vrais bienfaiteurs de ce bourg, qu’ils métamorphoseraient peut-être en une ville. L’un était un Tyrolien d’une adresse incroyable, et qui confectionnait les souliers pour les gens de la campagne, les bottes pour les élégants de Grenoble, comme aucun ouvrier de Paris ne les aurait fabriqués. Le bourg avait depuis cinq tanneries employant tous les cuirs du Département, et en en cherchant quelquefois jusqu’en Provence, et chacune possédant son moulin à tan. Le second homme était un simple paysan qui avait trouvé les moyens de fabriquer à meilleur marché que partout ailleurs les chapeaux à grands bords en usage dans le pays ; il les exportait dans tous les départements voisins, jusqu’en Suisse et en Savoie. Ces deux industries donnèrent l’idée à Benassis de fonder dans sa Commune trois foires par an. Le bourg avait à présent un marché par semaine, il s’y concluait des affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’instruction avait tellement gagné, que Benassis n’avait pas rencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition quand il proposa de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère, de tracer un beau champ de foire, d’y planter des arbres, et de déterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines, aérées et bien percées. Il existait dans la Commune douze maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui prospéraient. Le reste travaillait. Tout le monde savait lire et écrire. Il n’y avait plus de mendiants.

– Si dans toutes les localités chacun vous imitait, monsieur, la France serait grande et pourrait se moquer de l’Europe, s’écria Genestas exalté. Benassis emmena le militaire au salon. Le médecin habitait rarement cette pièce, qui exhalait l’odeur humide des salles toujours fermées. L’on y respirait encore le défunt curé, la senteur particulière de son tabac semblait même sortir du coin de la cheminée où il avait l’habitude de s’asseoir. Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciance du médecin pour les choses ordinaires de la vie. Il lui dit qu’il s’étonnait qu’après avoir accompli tant de choses, le médecin n’ait pas tenté d’éclairer le gouvernement. Benassis se mit à rire, mais doucement et d’un air triste. Pour lui, on n’éclairait pas un gouvernement, et, de tous les gouvernements, le moins susceptible d’être éclairé était celui qui croyait répandre des lumières. La vraie politique d’un pays devait tendre, selon Benassis, à l’affranchir de tout tribut envers l’étranger, mais sans le secours honteux des douanes et des prohibitions. L’industrie ne pouvait être sauvée que par elle-même, la concurrence était sa vie. Protégée, elle s’endormait ; elle mourait par le monopole comme sous le tarif. Le pays qui rendrait tous les autres ses tributaires serait celui qui proclamerait la liberté commerciale. Benassis pensait que la France pouvait atteindre à ce but beaucoup mieux que l’Angleterre, car elle seule possédait un territoire assez étendu pour maintenir les productions agricoles à des prix qui maintenaient l’abaissement du salaire industriel. Pour le médecin, la maladie de son temps était la supériorité. Il y avait plus de saints que de niches. Avec la monarchie la France avait perdu l’honneur, avec la religion la vertu chrétienne, avec les infructueux essais du gouvernement le patriotisme. Ces principes n’existaient plus que partiellement, au lieu d’animer les masses, car les idées ne périssaient jamais pour le maire. Benassis affirma que le grand homme qui sauverait la patrie du naufrage vers lequel elle courait se servirait sans doute de l’individualisme pour refaire la nation. Benassis pensait que les sentiments d’un peuple reposaient dans ses croyances. Au lieu d’avoir des croyances, les Français avaient des intérêts. Si chacun ne pensait qu’à soi et n’avait de foi qu’en lui-même, comment voulait-on rencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cette vertu consistait dans le renoncement à soi-même. Une œuvre de paix, accomplie sans arrière-pensée individuelle, ne serait donc jamais qu’un accident, jusqu’à ce que l’éducation ait changé les mœurs de la France. En France, l’espèce de séduction qu’exerçait l’esprit inspirait une grande estime pour les gens à idées ; mais les idées étaient pour Benassis peu de chose là où il ne fallait qu’une volonté. Enfin l’administration ne consistait pas, pour lui, à imposer aux masses des idées ou des méthodes plus ou moins justes, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de ces masses une direction utile qui les fasse concorder au bien général. Benassis croyait que le progrès de la civilisation et le bien-être des masses dépendaient du roi, du pontife et du juge. Ils étaient les trois pouvoirs qui faisaient immédiatement sentir au peuple l’action des Faits, des Intérêts et des Principes, les trois grands résultats produits chez une nation par les Événements, par les Propriétés et par les Idées. Pour civiliser, pour créer des productions, il fallait faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accordait avec les intérêts nationaux, qui se résolvaient par les faits, les intérêts et les principes. Ces trois professions, en touchant nécessairement à ces résultats humains, avaient donc semblé à Benassis devoir être les plus grands leviers de la civilisation. Le médecin pensait qu’avec le peuple, il fallait toujours être infaillible. Et il croyait que Napoléon l’avait été. La force seule gouvernait et pour Benassis être dupé, c’était être faible. Genestas était d’accord avec Benassis. Il ajouta que si le médecin avait pu voir l’empereur manœuvrant pendant la campagne de France, il l’aurait facilement pris pour un dieu ; et si l’empereur a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme, il pesait trop sur la terre, et la terre avait bondi sous lui.

Ils passèrent au dîner. La table, garnie de linge blanc, n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre de pipe. La soupe se composait, suivant la mode du feu curé, du bouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoter et réduire. À peine le médecin et son hôte avaient-ils mangé leur potage qu’un homme entra brusquement dans la cuisine, et fit, malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle à manger. C’était M. Vigneau qui avait besoin du médecin pour sa femme malade. Benassis laissa Genestas au salon et suivit Vigneau. Benassis fut bientôt de retour, et les deux futurs amis se remirent à table. Jacquotte lui apprit que M. Taboureau était venu durant son absence et repasserait. Benassis expliqua à Genestas que Taboureau avait fait fortune grâce à l’usure. Quand ce diable d’homme avait vu chacun cultivant les terres, il avait couru aux environs acheter des grains pour fournir aux pauvres gens les semences qui devaient leur être nécessaires. Puis, il avait étendu ce singulier genre de commerce dans tout le Département. Plus il s’était enrichi, plus il s’était vicié. Pour Benassis, dès que le paysan passait de sa vie purement laborieuse à la vie aisée ou à la possession territoriale, il devenait insupportable. L’homme revint. Le commandant examina le paysan et vit dans Taboureau un homme maigre, à demi voûté, au front bombé, très ridé. Cette figure creuse semblait percée par de petits yeux gris tachetés de noir. L’usurier avait une bouche serrée, et son menton effilé tendait à rejoindre un nez ironiquement crochu. Il resta planté sur ses jambes en s’appuyant sur un bâton à gros bout. Malgré Jacquotte, un petit chien épagneul suivit le marchand de grains et se coucha près de lui. Il avait besoin d’un conseil qui n’était pas d’ordre médical mais financier. Benassis le pria d’abord de rémunérer son conseil en livrant une poche de seigle à la femme Martin, qui élevait les enfants de l’hospice. Taboureau raconta son histoire. Un homme de Saint-Laurent lui avait commandé de l’orge pour le printemps mais Taboureau, voyant les prix de l’orge monter, avait vendu tout l’orge qu’il avait en réserve. Benassis le sermonna pour son manque de probité. Pas une fibre du visage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce, son front n’avait pas rougi, ses petits yeux étaient restés calmes. Taboureau ne voulait pas honorer la commande d’orge. Benassis lui dit qu’il perdrait s’il y avait un procès et qu’il ne le recevrait plus chez lui, ne voulant pas recevoir des gens qu’il n’estimait pas. Alors, Taboureau révéla sa ruse. C’était l’homme de Saint-Laurent qui lui devait de l’orge et qui refusait de la lui livrer. Il avait inversé les rôles pour avoir l’avis de Benassis avant d’aller chez un huissier s’engager dans des frais. Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant la surprise que leur causait l’ingénieuse combinaison cherchée par cet homme pour savoir la vérité sur ce cas judiciaire et Taboureau s’en alla après avoir remercié Benassis.

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent au salon, où ils parlèrent pendant le reste de la soirée de guerre et de politique, en attendant l’heure du coucher, conversation pendant laquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre les Anglais. Quand le médecin lui demanda son nom, Genestas se présenta sous le nom de Pierre Bluteau, capitaine à Grenoble. Benassis l’invita à l’accompagner au marché du lendemain. Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sa pseudonymie calculée, fut conduit par son hôte à une chambre située au premier étage au-dessus du salon. Il se mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout était commode, propre et presque riche. Il dit au médecin qu’il devait être logé à merveille et Benassis lui montra sa chambre. Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez le médecin une chambre nue dont les murs avaient pour tout ornement un vieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré par places. Le lit, en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’où tombaient deux rideaux de calicot gris, et aux pieds duquel était un méchant tapis étroit qui montrait la corde, ressemblait à un lit d’hôpital. Il avait trois chaises et deux fauteuils de paille. Tout, jusqu’à la table ronde sur laquelle erraient quelques papiers, une écritoire et des plumes, tout, dans ce tableau simple auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotte imprimait une sorte de correction, donnait l’idée d’une vie quasi monacale, indifférente aux choses et pleine de sentiments. Genestats vit dans un cabinet quelques livres poudreux qui y gisaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargés de bouteilles étiquetées faisaient deviner que la pharmacie occupait plus de place que la Science. Le médecin expliqua au militaire pourquoi sa chambre différait tant de celle de son invité. L’hospitalité lui semblait tout à la fois une vertu, un bonheur et un luxe. Et il ajouta qu’il fallait déployer pour son hôte et pour son ami toutes les chatteries, toutes les câlineries de la vie. Et puis Benassis était toujours dehors. S’il restait au logis, à tout moment les paysans venaient lui parler, il leur appartenait corps, âme et chambre. Il ne pouvait donner les soucis de l’étiquette et ceux causés par les dégâts inévitables que lui auraient fait involontairement ces bonnes gens.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement les mains, et ils se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sans faire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure, grandissait dans son esprit.

Chapitre II

À travers champs

 

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira dès le matin Genestas à l’écurie, et il fut satisfait du pansement fait à son cheval par Nicolle. Benassis vint le saluer. Genestas lui demanda s’il allait bien. – Je ne vais jamais positivement bien, répondit Benassis d’un ton moitié triste et moitié gai. Puis ils s’attablèrent. Benassis voulait emmener Genestas voir deux morts. Il verrait deux tableaux qui lui prouveraient combien les montagnards différaient des habitants de la plaine dans l’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton située sur les pics conservait, selon Benassis, des coutumes empreintes d’une couleur antique et qui rappelaient vaguement les scènes de la Bible. Il existait sur la chaîne des montagnes, une ligne tracée par la nature ; à partir de laquelle tout changeait d’aspect : en haut la force, en bas l’adresse ; en haut des sentiments larges, en bas une perpétuelle entente des intérêts de la vie matérielle. Les deux cavaliers arrivèrent en peu de temps à une habitation située dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de la Grande-Chartreuse. À la porte de cette maison, dont la tenue était assez propre, ils aperçurent un cercueil couvert d’un drap noir, posé sur deux chaises au milieu de quatre cierges. Chaque passant entrait dans la cour, venait s’agenouiller devant le corps, disait un Pater, et jetait quelques gouttes d’eau bénite sur la bière. Le fils aîné du mort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile, appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux des pleurs qui roulaient sans tomber, ou que peut-être il allait par moments essuyer à l’écart. La veuve sortit de son étable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein de lait. Elle accueillit Benassis et Genestas. Le médecin chercha à la consoler en lui disant qu’elle avait un fils qui aurait soin d’elle. Puis en sortant, Benassis expliqua à Genestas qu’ici la mort était prise comme un accident prévu qui n’arrêtait pas le cours de la vie des familles et le deuil n’y serait même point porté. Dans les campagnes le deuil n’existait donc pas. Le médecin regrattait que dans la plupart des communes rurales, sur une centaine de familles que la mort avait privées de leur chef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive, garderaient de cette mort un long souvenir, mais tous les autres l’auraient complètement oubliée dans l’année. Pour lui, c’était un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur religieuse, de ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissaient pas encore, et à tous les gens qui avaient besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois par une résignation patente aux ordres de la Providence. La base des sociétés humaines serait toujours la famille pour Benassis. Là commençait l’action du pouvoir et de la loi, là du moins devait s’apprendre l’obéissance. La Famille, la Commune, le Département, tout le pays était pourtant là. Et le médecin pensait que les lois devaient donc être basées sur ces trois grandes divisions. La pompe des cérémonies religieuses devait assurer la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois Benassis considérait la religion catholique comme un amas de préjugés et de superstitions habilement exploités desquels une civilisation intelligente devait faire justice ; ici, il en avait reconnu la nécessité politique et l’utilité morale ; ici, il en avait compris la puissance par la valeur même du mot qui l’exprimait. Religion voulant dire Lien, et certes le culte, ou autrement dit la religion exprimée, constituait, pour lui, la seule force qui pouvait relier les Espèces sociales et leur donner une forme durable. Puis, Benassis emmena Genestas dans une commune située sur la montagne. Là, le deuil se portait religieusement. Là, les mœurs étaient patriarcales : l’autorité du père était illimitée, sa parole était souveraine ; il mangeait seul assis au haut bout de la table, sa femme et ses enfants le servaient, ceux qui l’entouraient ne lui parlaient point sans employer certaines formules respectueuses, devant lui chacun se tenait debout et découvert. Élevés ainsi, les hommes avaient l’instinct de leur grandeur. Ces usages constituaient, pour Benassis, une noble éducation. Dans cette commune les gens étaient généralement justes, économes et laborieux. Chaque père de famille avait coutume de partager également ses biens entre ses enfants quand l’âge lui interdisait le travail ; ses enfants le nourrissaient. Ces gens rappelèrent à Genestas des frères moraves, des lollards en Bohême et en Hongrie. Pour le médecin, la vie de la campagne tuait beaucoup d’idées, mais elle affaiblissait les vices et développait les vertus. En effet, moins il se trouvait d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontrait de crimes, de délits, de mauvais sentiments. La pureté de l’air entrait pour beaucoup dans l’innocence des mœurs. Genestas entendit des cris. C’était le Chant, nom que l’on donnait à cette partie des cérémonies funèbres. Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, les bâtiments d’une ferme considérable qui forment un carré parfait. La cour de la ferme était silencieuse et morne. Tout était fermé. Le chemin qui menait à l’habitation avait été nettoyé. Ce silence dans un endroit si bruyant, le calme de la montagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait à frapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressions fortes, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzaine d’hommes et de femmes en pleurs, rangés en dehors de la porte de la grande salle, et qui tous, s’écrièrent : Le maître est mort ! avec une effrayante unanimité d’intonation. Ce cri fini, des gémissements partirent de l’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par les croisées.

En suivant le médecin, Genestas vit la première pièce pleine de parents. Tous deux traversèrent cette assemblée, et se placèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à la grande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toute la famille. L’arrivée de Benassis interrompit les discours d’une femme de grande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, et qui gardait dans sa main la main du mort par un geste éloquent. De chaque côté du lit se tenaient les enfants et les plus proches parents des époux, chaque ligne gardant son côté, les parents de la femme à gauche, ceux du défunt à droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, la plupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de la paroisse et son cierge avaient leur place au milieu de la chambre, autour de la bière ouverte. C’était un tragique spectacle, que de voir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt à l’engloutir pour toujours. La veuve se jeta sur le corps de son défunt mari, l’étreignit, le couvrit de larmes, l’échauffa de baisers, et pendant cette pause, les serviteurs crièrent : – Le maître est mort ! La veuve fit l’éloge de son mari. Son fils l’averti que des gens de Saint-Laurent arrivaient. Elle lui répondit que c’était lui le maître à présent et qu’il devait les accueillir. Pendant le cri qui devint général, la veuve prit des ciseaux pendus à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la main de son mari. Il se fit un grand silence. Benassis expliqua à Genestas que cet acte signifiait qu’elle ne se remarierait pas. Benassis pressa la main de Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. La première salle était pleine de gens venus d’une autre commune également située dans les montagnes ; tous demeuraient silencieux et recueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cette maison les eussent déjà saisis. Ils entendirent le fils regretter d’avoir obéi à son père en allant payer les impôts car cela l’avait empêcher d’assister à ses derniers instants. Genestas le consola en lui disant qu’il avait vu mourir des milliers d’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas que leurs enfants vinssent leur dire adieu. Benassis dirigea Genestas vers les communs de la ferme. Il lui expliqua que l’oraison funèbre allait durer jusqu’au moment où le corps serait mis dans le cercueil, et pendant tout le temps le discours de cette femme éplorée croîtrait en violence et en images. Mais pour parler ainsi devant cette imposante assemblée, il fallait qu’une femme en ait acquis le droit par une vie sans tache. Si la veuve avait la moindre faute à se reprocher, elle n’osait pas dire un seul mot ; autrement, c’était se condamner elle-même, être à la fois l’accusateur et le juge. Benassis trouvait cette coutume sublime. Le deuil ne serait pris que huit jours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine la famille resterait près des enfants et de la veuve pour les aider à arranger leurs affaires et pour les consoler. Enfin le jour de la prise du deuil, il se faisait un repas solennel où tous les parents se disaient adieu. Tout cela était grave, et celui qui manquait aux devoirs qu’impose la mort d’un chef de famille n’avait personne à son Chant. Benassis montra l’étable à Genestas. Elle était le modèle de toutes celles du village. Le militaire la trouva propre et aéré. Pendant l’hiver, la veillée se faisait dans l’étable et les travaux en commun aussi. Genestas félicita le médecin pour son travail.

Benassis emmena Genestas voir ce qu’il appelait la Beauce. Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent à travers des champs sur la belle culture desquels le militaire complimenta le médecin ; puis ils regagnèrent le territoire du bourg en suivant la montagne, tantôt parlant, tantôt silencieux, selon que le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait à se taire. Puis le médecin voulut présenter à son invité un des deux soldats qui étaient revenus de l’armée après la chute de Napoléon. Il s’appelait Grondin. Il avait été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âge de dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, il avait fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’avait suivi en Égypte, était revenu d’Orient à la paix d’Amiens ; puis, enrégimenté sous l’Empire dans les pontonniers de la Garde, il avait constamment servi en Allemagne. En dernier lieu, le pauvre ouvrier était allé en Russie. Genestas dit à Benassis qu’il avait ait les mêmes campagnes. Grondin était un des pontonniers de la Bérézina, il avait contribué à construire le pont sur lequel avait passé l’armée ; et pour en assujettir les premiers chevalets, il s’était mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Des quarante-deux pontonniers, il ne restait que Gondrin. Trente-neuf d’entre eux avaient péri au passage de la Bérézina, et les deux autres avaient fini misérablement dans les hôpitaux de la Pologne. Ce pauvre soldat n’était revenu de Wilna qu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le pontonnier devenu sourd, infirme, et qui ne savait ni lire ni écrire, n’avait donc plus trouvé ni soutien, ni défenseur. Arrivé à Paris en mendiant son pain, il y avait fait des démarches dans les bureaux du ministère de la guerre pour obtenir, non les mille francs de pension promis, non la croix de légionnaire, mais la simple retraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de service ; mais il n’avait eu ni solde arriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an de sollicitations inutiles pendant lequel il avait tendu la main à tous ceux qu’il avait sauvés, le pontonnier était revenu au bourg désolé, mais résigné. Ce héros inconnu creusait des fossés à dix sous la toise. Sa surdité lui donnait l’air triste, il était peu causeur de son naturel, mais il était plein d’âme. Il dînait avec Benassis les jours de la bataille d’Austerlitz, de la fête de l’Empereur, du désastre de Waterloo, et le médecin lui présentait au dessert un napoléon pour lui payer son vin de chaque trimestre. Toute la Commune le respectait. S’il travaillait, c’était par fierté. Dans toutes les maisons où il entrait, chacun l’honorait et l’invitait à dîner. L’injustice commise envers lui l’avait profondément affligé, mais il regrettait encore plus la croix qu’il ne désirait sa pension. Une seule chose le consolait. Quand le général Éblé présenta les pontonniers valides à l’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon avait embrassé le pauvre Gondrin, qui sans cette accolade serait peut-être déjà mort ; il ne vivait que par ce souvenir et par l’espérance du retour de Napoléon. L’autre soldat, reprit Benassis, était encore un de ces hommes de fer qui avaient roulé dans les armées. Il avait vécu comme vivaient tous les soldats français, de balles, de coups, de victoires ; il avait beaucoup souffert et n’avait jamais porté que des épaulettes de laine. Son caractère était jovial, il aimait avec fanatisme Napoléon, qui lui avait donné la croix sur le champ de bataille à Valoutina. Il avait sa pension de retraite et son traitement de légionnaire. C’était un soldat d’infanterie, nommé Goguelat, qui avait passé dans la Garde en 1812. Il était en quelque sorte la femme de ménage de Gondrin. Tous deux demeuraient ensemble chez la veuve d’un colporteur à laquelle ils remettaient leur argent ; la bonne femme les loge, les nourrissait, les habillait, les soignait comme s’ils étaient ses enfants. Goguelat était piéton de la poste. En cette qualité, il était le diseur de nouvelles du canton, et l’habitude de les raconter en avait fait l’orateur des veillées, le conteur en titre ; aussi Gondrin le regardait-il comme un bel esprit. Benassis et Genestas arrivèrent près de la fosse où aurait dû se trouver Grondin mais il n’y avait que ses affaires. Le médecin l’appela et il apparut. Il descendit d’un petit sentier. Benassis lui annonça qu’un camarade, un Egyptien voulait le voir. Après avoir vu le ruban rouge du commandant, Grondin porta silencieusement le revers de sa main à son front. Genestas lui dit que si Napoléon vivait encore, le soldat aurait eu sa croix et sa pension. Grondin répondit qu’il n’avait fait que son devoir. Genestas l’encouragea à réclamer de nouveau ses droits. La figure de Grondin conservait encore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait un caractère de rudesse. Ses bras, couverts de poils aussi bien que sa poitrine, dont une partie se voyait par l’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une force extraordinaire. Enfin il était campé sur ses jambes presque torses comme sur une base inébranlable. Il dit qu’il n’y aurait pas de justice pour lui mais Genestas lui répondit qu’il lui donnerait un coup de main. Mais Grondin savait que Genestas risquait d’être vu comme un bonapartiste. Il avoua qu’il ne s’attendait pas, après avoir voyagé sur les chameaux du désert et avoir bu un verre de vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que son père avait plantés, et il se remit à l’ouvrage. Genestas jura de faire tout ce qui serait humainement possible d’entreprendre pour lui obtenir une pension. En entendant ces paroles, le vieux Gondrin tressaillit, regarda Genestas et lui dit : – Vous avez donc été simple soldat ? Le commandant inclina la tête. À ce signe le pontonnier s’essuya la main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvement plein d’âme. Le commandant se frappa le cœur, regarda le pontonnier pendant un moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à côté de Benassis. Benassis dit que de semblables cruautés administratives fomentaient la guerre des pauvres contre les riches. Ces injustices entretenaient chez le peuple une sourde haine envers les supériorités sociales. Le bourgeois devenait et restait l’ennemi du pauvre, qui le mettait hors la loi, le trompait et le volait. Pour le pauvre, le vol n’était plus ni un délit, ni un crime, mais une vengeance. Mais le jour où le gouvernement  causait plus de malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tenait qu’à un hasard ; en le renversant, le peuple soldait ses comptes à sa manière. Un homme d’État devait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la Justice, elle n’avait été inventée que pour eux. En arrivant sur le territoire du bourg, Benassis avisa dans le chemin deux personnes en marche. Puis il dit à Genestas qu’après avoir vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée, il allait voir celle d’un vieil agriculteur. Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui cheminait de compagnie avec une vieille femme. L’homme s’appelait Moreau et paraissait souffrir de quelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans de mauvais sabots. Il portait sur son épaule un bissac. Son dos, voûté par les habitudes du travail, le forçait à marcher tout ployé ; aussi, pour conserver son équilibre, s’appuyait-il sur un long bâton. C’était une sorte de ruine humaine à laquelle ne manquait aucun des caractères qui rendent les ruines si touchantes. Sa femme, un peu plus droite qu’il ne l’était, mais également couverte de haillons, coiffée d’un bonnet grossier, portait sur son dos un vase de grès rond et aplati, tenu par une courroie passée dans les anses. Ils levèrent la tête en entendant le pas des chevaux, reconnurent Benassis et s’arrêtèrent. L’histoire de leur vie n’eût pas été gravée sur leurs physionomies, leur attitude l’aurait fait deviner. Il y avait bien chez eux trace de douleur, mais absence de chagrins. Benassis leur souhaita bon courage. Puis le médecin expliqua au militaire que le travail, la terre à cultiver, étaient le Grand-Livre des Pauvres et ce bonhomme se serait cru déshonoré s’il avait dû aller à l’hôpital ou s’il avait été contraint à mendier. Ce vieux père Moreau avait donné à Benassis l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivaient à une vieillesse honorable et pauvre. En venant ici, le médecin avait renoncé à l’argent. Depuis, il avait reconnu que l’argent représentait des facultés et devenait nécessaire pour faire le bien. Il avait donc, par testament, donné sa maison pour fonder un hospice. Une certaine partie des neuf mille francs de rentes que lui rapportaient ses terres et son moulin serait destinée à donner, dans les hivers trop rudes, des secours à domicile aux individus réellement nécessiteux. Cet établissement serait sous la surveillance du conseil municipal, auquel s’adjoindrait le curé comme président. Benassis avait même créé un fonds de réserve qui devait permettre un jour à la Commune de payer plusieurs bourses à des enfants qui donneraient de l’espérance pour les arts ou pour les sciences. Benassis voulut faire parler le militaire. Il lui dit qu’un soldat de son âge avait vu trop de choses pour ne pas avoir plus d’une aventure à raconter. Le militaire répondit que n’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans le rang à recevoir ou à donner des coups de sabre, il avait fait comme les autres. Il était allé là où Napoléon les avait conduits, et s’était trouvé en ligne à toutes les batailles où avait frappé la Garde impériale. Il avait vu tant de pays, qu’il s’était accoutumé à en voir, et avait vu tant de morts qu’il avait fini par compter sa propre vie pour rien. Benassis lui demanda ce qui l’avait le plus ému. Alors le militaire avoua que pendant les quinze années qu’ils s’étaient battus, il ne lui était pas arrivé une seule fois de tuer un homme hors le cas de légitime défense. Mais il lui était arrivé de casser les reins à un camarade dans une circonstance particulière. Par réflexion, la chose lui avait fait de la peine, et la grimace de cet homme lui revenait quelquefois. C’était pendant la retraite de Moscou. En arrivant à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, ils trouvèrent des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées et quelques betteraves. Depuis quelque temps ils n’avaient rencontré ni maisons ni mangeaille, l’armée avait fait bombance. Mais Genestas était parmi les derniers arrivés. Il arriva dans une grange où il vit une vingtaine de généraux, des officiers supérieurs et de simples soldats qui dormaient. Genestas chercha vainement un coin pour s’y mettre. Il marcha sur ce plancher d’hommes : les uns grognaient, les autres ne disaient rien, mais personne ne se dérangeait. Il aperçut au fond de la grange une espèce de toit intérieur sur lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper, il y monta et s’étala tout de son long, il leva les yeux et vit la maîtresse poutre du toit qui allait tomber. Il alerta ses camarades qui ne réagirent pas. Alors il sortit et avisa un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la poutre avec un certain enthousiasme. Il lui cassa les reins. Benassis rétorqua que c’était un acte de légitime défense et qu’il n’avait rien à se reprocher. Mais Genestas en voulaient aux officiers qui vivaient grâce à lui et ne lui avaient jamais témoigné de reconnaissance. Pour le médecin, faire le bien que pour en percevoir cet exorbitant intérêt appelé reconnaissance, c’était faire l’usure. Genestas rétorqua que si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Mais pour Benassis, cette idée était dangereuse, elle laissait l’égoïsme interpréter les cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Pour lui, La vertu, le génie, semblaient les deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que Jésus-Christ était venu apprendre aux hommes. Le génie restait pauvre en éclairant le monde, la vertu gardait le silence en se sacrifiant pour le bien général. Genestas répondit que la Vertu était une dignité qui pouvait se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Benassis sermonna une femme qui lui avait désobéi en donnant à manger à son mari. Puis il emmena le militaire à pied chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses enfants. Le pauvre enfant avait voulu pendant la dernière moisson travailler comme un homme et avait excédé ses forces ; il était mort de langueur à la fin de l’automne. Ordinairement, selon le médecin, les paysans regrettaient dans leurs enfants morts la perte d’une chose utile qui faisait partie de leur fortune ; les regrets étaient en raison de l’âge. Une fois adulte, un enfant devenait un capital pour son père. Mais ce pauvre homme aimait son fils véritablement. Benassis allait voir cet homme car sa fille était malade. Il ausculta l’enfant pendant une demi-heure et dit à Mme Gasnier que sa fille était sauvée.

Pendant quelques heures Benassis et Genestas coururent dans le pays, traversèrent le canton dans sa largeur, et, vers le soir, ils revinrent dans la partie qui avoisinait le bourg. Puis Benassis se rendit chez une femme enceinte. Après, ils se rendirent à une briqueterie au galop. Genestas fut surpris par la vélocité du cheval du médecin. Il lui raconta que son cheval venait de l’Altas et lui avait été offert par un homme riche dont il avait sauvé l’héritière qu’il avait trouvée mourante sur la route de Savoie. Bientôt l’officier aperçut quatre énormes chevaux harnachés comme ceux que possèdent les cultivateurs les plus aisés de la Brie. Le patron de la briqueterie s’appelait Vigneau. Lui aussi devait sa fortune à Benassis. Le prédécesseur de Vigneau était un ivrogne et un paresseux selon le médecin et il l’avait fait placer à l’hospice quand celui-ci avait eu une attaque de paralysie. Vigneau lui avait succédé et, petit à petit, en s’ingéniant, en étendant ses travaux et son commerce, il s’était trouvé dans l’aisance. Le travail avait produit l’argent, et l’argent, en donnant la tranquillité, avait rendu la santé, l’abondance et la joie. Vraiment ce ménage était pour Benassis la vivante histoire de sa Commune et celle des jeunes États commerçants. La jeune madame Vigneau les accueillit et Benassis prit son pouls. Genestas était plein d’admiration pour la propreté qui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Puis Mme Vigneau, sa mère, sa belle-mère, le charretier et les deux ouvriers sortis des ateliers pour voir le médecin restèrent groupés autour de l’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le faisait pour les personnes chères. Puis Benassis voulut rendre visite à La Fosseuse que le village avait surnommée la « bonne amie » du médecin. Il lui avait fait une rente pour qu’elle vive sans être obligée de travailler. Mais le médecin affirma qu’il n’existait pas de femme pour lui ni dans le canton ni ailleurs. Pour expliquer à Genestas quels étaient ses sentiments pour la jeune femme, Benassis la compara à une brebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, et de qui jamais le chien ne hâte la marche indolente. Le sentiment qu’il lui portait et les émotions qu’il éprouvait en la voyant venaient de la parité de leurs situations. Pour lui, La Fosseuse était une plante dépaysée, mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou profondes qui se multipliaient les unes par les autres. Cette pauvre fille était toujours souffrante. Il pensait que la nature avait pour ainsi dire créé cette pauvre fille pour la douleur. Si l’atmosphère était lourde, électrisante, la Fosseuse avait des vapeurs que rien ne pouvait calmer, elle se couchait et se plaignait de mille maux différents sans savoir ce qu’elle avait. En d’autres moments, la Fosseuse était gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle ; elle causait avec plaisir, exprimait des idées neuves, originales. Incapable d’ailleurs de se livrer à aucune espèce de travail suivi :  quand elle allait aux champs elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur, à voir couler l’eau, à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux. Avant l’arrivée de Benassis, la pauvre fille mourait de faim ; humiliée d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance. La pauvre fille souffrait de tout, de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie ; car elle était coquette, friande, curieuse ; enfin elle était femme, elle se laissait aller à ses impressions et à ses goûts avec une naïveté d’enfant. C’était la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus délicate qui se pouvaient rencontrer ; si vous lui confiez cent pièces d’or, elle vous les enterrait dans un coin et continuait de mendier son pain. Benassis avait voulu éprouver la Fosseuse et s’en était repenti. Ces paroles avaient mis le militaire dans l’embarras mais il ne montra pas. Le médecin aurait voulu la marier pour qu’elle épanche tous ses sentiments dans la maternité mais aucun homme n’avait su lui plaire. Le moindre contact lui procurait un frémissement dangereux. À vingt-deux ans, elle s’affaissait déjà sous le poids de son âme. Une vive passion trahie l’aurait rendue folle. La maison de la Fosseuse était située sur une des principales bosses de la montagne. Genestas admira le paysage et remercia Benassis de lui avoir appris à connaître les beautés qu’un homme pouvait trouver à la vue d’un pays. Comme on pouvait voir le bourg de loin, Benassis rétorqua qu’il valait mieux bâtir des villes que de les prendre. Genestas comprit l’allusion et défendit Napoléon. Puis ils entrèrent chez la Fosseuse. Tout était propre. Genestas remarqua tout l’appareil d’une lingère. La Fosseuse arriva. C’était une jeune fille mince et bien faite. Elle était rouge de pudeur et de timidité. Son teint était pâle. Elle avait dans ses yeux bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualités que Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut la créature capricieuse et maladive en proie aux souffrances d’une nature contrariée dans ses développements. La Fosseuse s’assit dans un fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme en apparence ; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la beauté frappa Genestas, décelaient sa peur. Genestas lui dit qu’elle avait une bien jolie maison. Elle répondit que la maison était à M. Benassis. Puis elle se leva par un mouvement brusque et sortit. Quand elle revint, elle prétendit avoir cru que ses poules n’étaient pas rentrées mais le médecin savait qu’elle était partie pour pleurer. Genestas dit à la Fosseuse qu’elle avait tort de rester seule dans une cage aussi charmante et qu’il lui fallait un mari. Elle répondit qu’elle était pauvre et difficile. Elle ne voulait pas assommer un homme de ses défauts. Benassis ajouta, en riant, qu’elle était fainéante et qu’elle n’avait encore aimé personne. Puis il laissa la Fosseuse avec Genestas. Elle lui dit que Benassis guérissait les autres mais qu’il avait quelque chose que rien ne pouvait guérir. Elle pensait que quelqu’un lui avait fait du chagrin. Genestas lui parla de Napoléon.  Elle contempla la figure de l’officier avec une curiosité passionnée. Benassis revint en disant qu’ils retourneraient chez elle le lendemain et que Genestas lui racontait des histoires militaires. La Fosseuse serra la main de Benassis, et lui dit à voix basse : – Oh ! vous êtes bien bon ! Puis elle souffla à l’oreille de Benassis - Qu’est-ce donc que ce monsieur-là ? Il lui répondit que c’était peut-être un mari pour elle. Quand ils furent loin, Genestas confia à Benassis qu’il trouvait la jeune fille extraordinaire. Il voulut en savoir plus sur elle. Benassis lui dit que la Fosseuse n’avait plus ni père, ni mère, ni parents. Elle était née dans le bourg. Son père, journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur, abréviation sans doute de fossoyeur. Cette fille avait été appelée la Fosseuse, du nom de son père. Le Fosseur avait épousé par amour la femme de chambre de je ne d’une comtesse. La mère de la Fosseuse, qui était une belle personne, était morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte, qu’il en mourut dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passait des voyageurs sur les routes. Un jour l’orpheline étant allée demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Elle fut la victime de tous les caprices des gens riches. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière : on lui apprit alors à lire, à écrire, et sa future maîtresse s’amusa quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on fit d’elle un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur avait bien rudement réformé son âme, mais il n’avait pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin un jour, jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié ; son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler. Elle était restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy, après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Enfin elle revint au bourg vers l’époque où Benassis résolut de s’y fixer. Il étudia donc son caractère, qui le frappa ; puis, après avoir observé ses imperfections organiques, il résolut de prendre soin d’elle. Genestas s’inquiétait de la savoir seule mais le médecin lui dit qu’une de ses bergères dormait chez la Fosseuse. Ils entendirent un chant dans le lointain. Ils allèrent à pas lents le long d’un sentier bordé de deux haies d’épine blanche en fleur qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Le paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste comme la lueur près de finir à l’occident. Pour Benassis, c’était le chant du cygne, celui de Jacques et il fallait l’arrêter. Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, blond, mais ayant peu de cheveux, et coloré comme s’il eût mis du rouge. Il se leva lentement du banc où il était assis sous un gros jasmin. Le médecin ordonna à l’enfant de rentrer chez lui. Et ils l’accompagnèrent. Benassis ausculta l’enfant. La mère de Jacques arriva. Benassis lui recommanda de bien veiller sur son fils et de lui donner le médicament qu’il avait préparé. Jacques était sorti pour chanter alors qu’il était poitrinaire. Quand il fut à cheval, Benassis reconnut avoir montré à Genestas partout la souffrance et partout la mort, mais aussi partout la résignation. Un coup de fusil partit soudain, Benassis laissa échapper une exclamation involontaire. Il voulut surprendre le tireur en flagrant délit. Ils trouvèrent le chasseur qui s’appelait Butifer. Il appartenait visiblement à la classe des contrebandiers qui faisaient leur métier sans violence et n’employaient que la ruse et la patience pour frauder le fisc. Il avait l’air intrépide et résolu, mais calme d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle en des périls de tout genre, qu’il ne doute plus de lui-même. Butifer avait tiré sur Benassis autrefois. Benassis avait pourtant défendu le braconnier contre le procureur en donnant sa parole que Butifer deviendrait un homme rangé. Alors il ordonna à Butifer de venir chez lui pour lui rendre son fusil. Mais Butifer menaça de se tuer ou de quitter la Commune. Genestas l’encouragea à rejoindre l’armée. Benassis donna six mois au braconnier pour qu’il apprenne à lire et à écrire puis partir à l’armée. Puis le médecin et le militaire poursuivirent leur route. Benassis regretta qu’en temps de paix, qu’un homme comme Butifer ne pût déployer son énergie que dans des situations où les lois étaient bravées. Puis le médecin montra au militaire le champ où se tenait la foire et la grande rue où se trouvaient les deux belles maisons, celle du juge de paix et celle du notaire. L’église, dont le portail formait une jolie perspective, terminait cette rue, à moitié de laquelle deux autres étaient nouvellement tracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La Mairie, située sur la place de l’Église, faisait face au Presbytère. À mesure que Benassis avançait, les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie, arrivaient aussitôt sur leurs portes ; les uns lui ôtaient leurs bonnets, les autres lui disaient bonjour, les petits enfants criaient en sautant autour de son cheval, comme si la bonté de l’animal leur fût connue autant que celle du maître. En voyant cet accueil fait au médecin, Genestas pensa que la veille il avait été trop modeste dans la manière dont il lui avait peint l’affection que lui portaient les habitants du Canton. Benassis ne rencontrait partout dans le Canton qu’obéissance et amitié.

Chapitre III

Le Napoléon du peuple

 

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin. Benassis présenta M. Dufau, juge de paix, M. Cambon, le marchand de bois qui avait créé le chemin que Genestas avait admiré, et M. Tonnelet notaire de la Commune à Genestas. Le curé était également invité.  Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants que prononça ce prêtre inconnu. Cette réunion ne manquait pas d’originalité. Les têtes vigoureuses de Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de monsieur Janvier ; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir. Tous envisageaient gravement les choses humaines, et leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé des joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir d’un beau jour.

Benassis dit à son adjoint qu’ils allaient pouvoir démolir les masures du vieux village et la Commune gagnerait de plus les cent francs que coûtait l’entretien de Chautard le crétin. Cambon en profita pour suggérer l’allocation de cette somme à l’édification d’un nouveau ponceau. Le juge de paix lança une discussion sur le respect des lois qui permit à Benassis de faire l’apologie de la propriété et d’évoquer l’importance de l’instruction et de morale. Le curé rebondit en disant qu’il inculquait à ses paroissiens les mêmes idées que celles du juge de paix et du maire sur le droit. Cambon félicita le curé d’avoir très bien fait entendre aux paysans que le loisir des riches était la récompense d’une vie économe et laborieuse. Genestas voulut savoir comment le curé considérait les paroissiens. Janvier répondit que les riches et les pauvres lui donnaient autant de mal les uns que les autres. La foi, comme le pouvoir, devait toujours, selon lui, descendre des hauteurs ou célestes ou sociales ; et certes, les classes élevées avaient moins de foi que n’en avait le peuple, auquel Dieu promettait un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Le curé se demandait si ce n’était pas un malheur que la foi d’une Commune soit due à la considération qu’y obtenait un homme. Genestas demanda au curé pourquoi il empêchait les gens de danser et de s’amuser le dimanche. Janvier répondit que la danse était proscrite comme une cause de l’immoralité qui troublait, selon lui, la paix et corrompait les mœurs de la campagne. Tonnelet trouvait les paysans de cette région très religieux. Genestas évoqua le patriotisme. Pour le curé, le patriotisme était un oubli momentané de l’intérêt personnel, tandis que le christianisme tait un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme. Le sujet suivant fut les guerres de religion. Genestas dit que si on s’était tant battu pour la religion, il fallait donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice. Mais le curé rétorqua que la religion se sentait et ne se définissait pas. Genestas ne croyait pas aux salamaleks car il n’avait jamais pensé à dieu. Janvier fit reconnaître au militaire qu’il ne risquait rien en croyant aux vérités du catholicisme. Janvier pensait que le modèle parfait du gouvernement était celui de l’Eglise. L’abbé, l’évêque, le général d’ordre, le pape, étaient choisis consciencieusement d’après les besoins de l’Église, ils en exprimaient la pensée ; aussi l’obéissance la plus aveugle leur était-elle due. Janvier estimait que le prêtre pauvre, volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le cœur des fidèles, redevenait le missionnaire de l’Amérique, il s’instituait apôtre, il était le prince du bien. Enfin, il ne régnait que par le dénuement et il succombait par l’opulence. Monsieur Janvier avait subjugué l’attention.

Benassis dit qu’un homme qui concevait un système politique devait, se taire, s’emparer du pouvoir et agir ; mais s’il restait dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, c’était folie de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles. Il était contre le libéralisme moderne car il reprochait de faire imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons et de provoquer ainsi la perte de la France et des Libéraux eux-mêmes. Il prophétisait que si la bourgeoisie gagnait, elle se retrouverait contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Pour Benassis, la force devait reposer sur des choses jugées. Le principe de l’Élection était, pour Benassis, un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Il croyait la classe pauvre incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires lui semblaient les mineurs d’une nation, et devaient toujours rester en tutelle. Jacquotte avait écouté la conversation et répéta à Nicolle ce qu’elle avait entendu. Nicolle n’aurait jamais cru que son maître capable de conseiller au notaire et au juge de paix d’écraser le peuple.

Benassis voulait que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque avait le vouloir et se sentait les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Cela permettrait d’enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulevaient. Le médecin pensait que les supériorités étaient une conséquence de l’ordre social. Il voyait trois formes de supériorité : supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. La supériorité de fortune, de pensée et de pouvoir était vue par le maire comme un fait à subir, un fait que la masse considérerait toujours comme oppressif, en voyant des privilèges dans les droits le plus justement acquis. D’après ce principe, les lois étaient faites par ceux auxquels elles profitaient, car ils devaient avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers. Benassis affirmait que le pouvoir, étant répressif de sa nature, avait besoin d’une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement populaire. Pour Benassis, la religion tait le seul contrepoids vraiment efficace aux abus de la suprême puissance. De toute la théorie de Benassis résultait la nécessité d’une grande restriction dans les droits électoraux, la nécessité d’un pouvoir fort, la nécessité d’une religion puissante rendant le riche ami du pauvre, et commandant au pauvre une entière résignation. Les assemblées ne devaient servir qu’à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe. Le maire affirmait que la nature avait basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle, la vie sociale s’était fondée sur l’intérêt personnel. Tels étaient pour Benassis les vrais principes politiques. En écrasant ces deux sentiments égoïstes sous la pensée d’une vie future, la religion modifiait la dureté des contacts sociaux. Le christianisme disait au pauvre de souffrir le riche, au riche de soulager les misères du pauvre ; pour Benassis, ce peu de mots était l’essence de toutes les lois divines et humaines. Puis il ajouta qu’il ne fallait que du bon sens pour améliorer le sort d’une Commune, d’un Canton ou d’un Arrondissement. Il définit l’homme d’Etat. C’était celui qui pouvait toujours voir au-delà du moment et devancer la destinée, être au-dessus du pouvoir et n’y rester que par le sentiment de l’utilité dont on était sans s’abuser sur ses forces, dépouiller ses passions et même toute ambition vulgaire pour demeurer maître de ses facultés, pour prévoir, vouloir et agir sans cesse ; se faire juste et absolu, maintenir l’ordre en grand, imposer silence à son cœur et n’écouter que son intelligence ; n’être ni défiant, ni confiant, ni douteur ni crédule, ni reconnaissant ni ingrat, ni en arrière avec un événement ni surpris par une pensée ; vivre enfin par le sentiment des masses, et toujours les dominer en étendant les ailes de son esprit, le volume de sa voix et la pénétration de son regard en voyant non pas les détails, mais les conséquences de toute chose.

Genestas prit la parole pour dire que l’organisation militaire lui paraissait le vrai type de toute bonne société civile, l’épée était la tutrice d’un peuple. Puis le maire décida qu’il était temps de boire le dernier verre et ses invités s’en allèrent. Benassis emmena Genestas à la grange. Il voulait lui faire assister à une veillée sans être vu. Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir. Un groupe de paysans écoutait un conteur. Il raconta l’histoire de la Bossue courageuse qui, pour avoir dénoncé un crime, fut récompensée en ayant toujours à vendre le plus beau chanvre et en donnant naissance à un enfant qui deviendrait baron du roi. La Fosseuse, qui était dans le groupe de paysans, réclama une aventure de Napoléon. Et les autres paysans réclamèrent également un conte sur l’Empereur. Alors Goguelat y concéda. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de la gigantesque histoire qu’il allait dire. Il raconta que la mère de l’empereur eut la réflexion de vouer son enfant à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie ! Donc elle demanda que Dieu le protège, à condition que Napoléon rétablisse la sainte religion. A preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’avait jamais vu ni lieutenant ni capitaine ! Ah ! bien oui, en chef tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon. En Italie, Bonaparte s’était fait bien voir par les habitants en affirmant qu’il était venu les délivrer et son armée avait accumulé les victoires. Goguelat raconta ensuite la campagne d’Egypte. Il prétendit que les Mameluks avaient voulu faire croire à leurs troupiers qu’un démon, Mody, était capable de les empêcher de mourir à la bataille. Goguelat embellit l’histoire de cette campagne mais fut obligé de reconnaître que les Anglais avaient brûlé la flotte de Bonaparte à la bataille d’Aboukir. Puis Goguelat raconta le siège de Saint-Jean d’Acre où les soldats contractèrent la peste alors que Bonaparte en fut épargné. Et Goguelat narra les étapes suivant, Napoléon devenu premier consul, la victoire de Marengo, l’invention de la Légion d’Honneur puis les débuts de l’Empire. Goguelat prétendit qu’un Homme rouge était apparu devant Bonaparte dans la montagne de Moïse puis à Marengo pour lui prédire un avenir glorieux. Au couronnement, Napoléon l’avait vu le soir pour la troisième fois, et ils furent en délibération sur bien des choses. Lors, l’empereur alla droit à Milan se faire couronner roi d’Italie. Puis Goguelat évoqua la conquête de l’Europe, Austerlitz, Wagram. Quand Napoléon parlait à ses soldats, sa parole leur envoyait comme du feu dans l’estomac. Goguelat raconta la répudiation de Joséphine puis le mariage avec Marie-Louise d’Autrice et la naissance du roi de Rome, héritier de l’empereur. Goguelat évoqua la bataille de la Moskowa où il reçut sa médaille. L’Homme rouge annonça à Napoléon qu’il serait trahi et qu’il manquerait d’hommes. Puis ce fut Moscou incendié par les Russes et la retraite de Napoléon et de ses soldats. Goguelat salua Grondin et le présenta aux paysans comme un troupier d’honneur. Il ajouta que Napoléon pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il y avait de grandes pertes. Puis comme l’Homme rouge le lui avait dit, l’empereur vit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Goguelat avait assisté aux adieux de l’empereur à ses soldats, à Fontainebleau. Il avait pleuré comme un enfant. Puis ce fut le retour de l’île d’Elbe et Waterloo. L’Homme Rouge passa aux Bourbons. Goguelat prétendit que le nom de Napoléon voulait dire le lion du désert. Goguelat dit que l’infanterie était tout dans une armée et Genestas s’écria « « la cavalerie, donc ! » en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Genestas fut tout honteux de sa sortie en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait. Alors il donna de l’argent aux paysans pour qu’il boive en l’honneur du petit caporal. Les paysans crièrent « Vive l’empereur ! ». Genestas pensait que Napoléon était mort mais pas sa mémoire. Goguelat ne voulait pas croire à la mort de Napoléon et dit que c’était la consigne des officiers de dire au peuple que l’empereur était mort. Puis Genestas partit avec Benassis. Il lui dit qu’il avait fait des bêtises mais il ne savait plus où il était en entendant l’histoire de Goguelat.

Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète ; mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Il voulut en faire son ami sans attendre sa permission. Il lui demanda les raisons de sa retraite. Le médecin répondit que sa vie était peu intéressante. Mais Genestas voulait savoir les vicissitudes qui avaient pu jeter dans ce canton un homme de sa trempe. Cela faisait douze ans que Benassis se taisait alors il fut soulagé de recevoir les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Il se confia. Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis, que ce geste émut fortement. Il lui dit qu’un vieux soldat indulgent comme lui, ou un jeune homme plein d’illusions, pouvait seul écouter sa confession, car elle n’aurait su être comprise que par un homme auquel la vie était bien connue, ou par un enfant à qui elle était tout à fait étrangère. Il commanda du thé à Jacquotte.

IV

La confession du médecin de campagne

 

Benassis était né dans une petite ville du Languedoc, où son père s’était fixé depuis longtemps. À l’âge de huit ans, il fut mis au collège de Sorrèze, et n’en sortit que pour aller achever ses études à Paris. Son père avait eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par un heureux mariage. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangée contre ses illusions évanouies. Il cacha soigneusement l’étendue de ses biens, et condamna son fils dans son intérêt à subir, pendant ses plus belles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir son indépendance ; il désirait inspirer à son fils les vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. Dès que son fils fut en état d’entendre ses conseils, le pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Les goûts du fils Benassis le portèrent à l’étude de la médecine. Son père l’accompagna à Paris et le recommanda à l’un de ses amis. La pension du jeune Benassis fut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et il ne dut en toucher les quartiers que sur la présentation des quittances de ses inscriptions à l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre et de comptabilité. Mais son père se montra libéral pour tous les frais nécessités par l’éducation du jeune Benassis, et pour les plaisirs de la vie parisienne. La vie  de l’ami de son père était pour lui comme une entreprise de laquelle il tenait commercialement les comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, déliant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions qu’il prenait à l’égard du jeune Benassis. Cet excellent homme fut un second père pour lui. Un jour, il lui dit qu’il aurait toujours quelques écus à son service ; mais Benassis ne devrait jamais mentir, ne pas avoir honte de lui avouer ses fautes, lui aussi avait été jeune, ils s’entendraient toujours comme deux bons camarades. Son père l’installa dans une pension bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où Benassis eut une chambre assez bien meublée. Cette indépendance lui causa cependant peu de joie. Les recommandations de son père lui montraient de nouvelles tâches à remplir et Paris était pour Benassis comme une énigme, on ne s’y amusait pas sans en avoir étudié les plaisirs. Il étudia d’abord courageusement, suivit les cours avec assiduité ; se jeta dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement, tant les trésors de science dont abondait la capitale émerveillèrent son imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes le firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Il alla donc pendant longtemps, tous les soirs, à quelque théâtre, et contracta peu à peu des habitudes de paresse. Il ne fit plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il fallait passer avant d’être docteur. Aux cours publics, il n’écoutait plus les professeurs, qui, selon lui, radotaient. Il brisait déjà ses idoles, devenait Parisien. Il conservait cependant au fond de son cœur un sentiment de perfection morale qui le poursuivit au milieu de ses désordres. Ses plaisirs furent promptement épuisés, le théâtre n’amusait pas longtemps. Paris fut donc bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde, et d’une famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoir aucune idée fixe, ni aucun système arrêté dans la pensée, il vagua pendant les journées entières à travers les rues, sur les quais, dans les musées et dans les jardins publics. Il fut à la fois poussé par les désirs du jeune homme et toujours retenu par sa niaiserie sentimentale. Vivement stimulé par la vigueur de ses passions, et ne leur trouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent à chaque pas, à chaque désir ; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop tardive pour procurer les plaisirs qui le tentaient ; flottant entre ses pudeurs secrètes et les mauvais exemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres en bas lieu, ne voyant que difficulté pour arriver à la bonne compagnie, il passa de tristes jours, en proie au vague des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de soudaines exaltations. Enfin cette crise se termina par un dénouement assez vulgaire chez les jeunes gens. Il se trouva sans force contre son isolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pour pénétrer dans le grand monde, où il eût pu rencontrer une femme qui se fût dévouée à lui expliquer les écueils de chaque route, à lui donner d’excellentes manières, à le conseiller sans révolter son orgueil, et à l’introduire partout où il eût trouvé des relations utiles à son avenir. Il forma des liaisons, d’abord secrètes, avec une jeune fille à laquelle il s’attaqua, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé son sort. Cette jeune personne, qui appartenait à une famille honnête, mais peu fortunée, quitta bientôt pour Benassis sa vie modeste, et lui confia sans crainte un avenir que la vertu lui avait fait beau. La médiocrité de sa situation lui parut sans doute la meilleure des garanties. Son premier attachement ne fut pas d’abord une passion vraie, il suivit son instinct et non son cœur. Il sacrifia une pauvre fille à lui-même, et ne manqua pas d’excellentes raisons pour se persuader qu’il ne faisait rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, une belle âme. Elle ne lui donna jamais que d’excellents conseils. D’abord, son amour réchauffa le courage de Benassis; puis elle le contraignit doucement à reprendre ses études, en croyant à lui, lui prédisant des succès, la gloire, la fortune. Il travailla avec ardeur, il avait un but, il était encouragé ; il rapportait ses pensées, ses actions, à une personne qui savait se faire aimer, et mieux encore lui inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse semblait impossible. Les anciens rêves de Benassis revinrent l’assaillir. Il voulait impétueusement les plaisirs de la richesse, et les demandait au nom de l’amour. Pour elle, le plus violent des chagrins était de le voir désirer quelque chose qu’elle ne pouvait lui donner à l’instant.

Un événement qui aurait dû consolider ce mariage commencé le détruisit, et fut la cause première des malheurs de Benassis. Son père mourut en laissant une fortune considérable ; les affaires de sa succession l’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et Benassis y alla seul. Il sentit, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venir sans avoir à rendre compte de ses actions à personne, même volontairement. S’il n’oublia pas complètement les liens qu’il avait contractés, il était occupé d’intérêts qui l’en divertissaient, et insensiblement le souvenir s’en abolit. Cependant il recevait des lettres empreintes d’une tendresse vraie ; mais à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes toutes également tendres. Plus tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les faits, Benassis sut apprécier ce qu’il y avait de véritable noblesse dans ces lettres où jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments, où l’on se réjouissait pour lui de sa fortune, où l’on s’en plaignait pour soi, où l’on ne supposait pas qu’il pût changer, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjà Benassis se livrait à d’ambitieux calculs, et pensait à se plonger dans les joies du riche, à devenir un personnage, à faire une belle alliance. Déjà il était embarrassé de savoir comment il se dégagerait de cette liaison. Quand Benassis revint à Paris, il habita un hôtel qu’il avait fait louer sans avoir prévenu, ni de son changement ni de son retour, la seule personne qui y fût intéressée. Il désirait jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices de l’opulence, et lorsque il en fut assez ivre pour ne pas faiblir, il alla visiter la pauvre créature qu’il voulait délaisser. Aidée par le tact naturel aux femmes, elle devina ses sentiments secrets, et lui cacha ses larmes. Elle dut le mépriser ; mais toujours douce et bonne, elle ne lui témoigna jamais de mépris. Cette indulgence tourmenta Benassis cruellement. Il renouvela d’abord très affectueusement ses visites. S’il n’était pas tendre, il faisait des efforts pour paraître aimable ; puis devint insensiblement poli ; un jour, par une sorte d’accord tacite, elle le laissa la traiter comme une étrangère, et Benassis crut avoir agi très convenablement. Néanmoins il se livra presque avec furie au monde, pour étouffer dans ses fêtes le peu de remords qui lui restaient encore. Il mena donc la vie dissipée que mènent à Paris les jeunes gens qui ont de la fortune. Possédant de l’instruction et beaucoup de mémoire, il parut avoir plus d’esprit qu’il n’en avait réellement, et crut alors valoir mieux que les autres : les gens intéressés à lui prouver qu’il était un homme supérieur le trouvèrent tout convaincu.

Il ne fit donc pas honneur à sa réputation, ne profita pas de sa vogue pour s’ouvrir une carrière, et ne contracta point de liaisons utiles. Il donna dans mille frivolités de tout genre. Il eut de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris. Il imita les autres, il blessa souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui le meurtrissaient secrètement. Il fut dupé dans bien des occasions où il eût rougi de ne pas l’être, et il se déconsidéra par cette bonne foi de laquelle il s’applaudissait intérieurement. Le monde lui attribua donc des vices, des qualités, des victoires et des revers qu’il n’avait pas ; il lui prêtait des succès galants que Benassis ignorait ; il le blâmait d’actions auxquelles Benassis était étranger ; par fierté, il dédaigna de démentir les calomnies, et accepta par amour-propre les médisances favorables. Sa vie était heureuse en apparence, misérable en réalité. Sans les malheurs qui fondirent bientôt sur lui, il aurait graduellement perdu ses bonnes qualités et laissé triompher les mauvaises par le jeu continuel des passions, par l’abus des jouissances qui énervent le corps, et par les détestables habitudes de l’égoïsme qui usent les ressorts de l’âme. Il se ruina. Il rencontra une fortune supérieure de laquelle il fit son point de mire et voulut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés, Benassis fut obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint le frapper. Il était resté près de deux ans sans avoir vu la personne qu’il avait abandonnée ; mais au train dont il allait, le malheur l’aurait sans doute ramené vers elle. Un soir, au milieu d’une joyeuse partie, il reçut un billet tracé par une main faible. C’était son ancien amour qui lui annonçait être près de mourir et voulait voir pour connaître le sort de son enfant, savoir s’il serait aussi celui de Benassis; et aussi, pour adoucir les regrets que Benassis pourrait avoir un jour de sa mort.

Cette lettre le glaça, elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Benassis sortit, à pied, sans attendre sa voiture, et traversa tout Paris, poussé par ses remords, en proie à la violence d’un premier sentiment qui devint durable aussitôt qu’il vit sa victime. Il promit d’adopter leur enfant. Son ancienne compagne mourut, malgré les soins qu’il lui prodigua, malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Elle avait constamment travaillé pour élever, pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel avait pu la soutenir contre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, l’abandon de Benassis. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de lui, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée. Cette grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute. Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels et y chercher des espérances. Un jour, ayant entendu son fils disant : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris, elle pardonna à Benassis son crime. Mais dans les larmes et les douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était affaiblie. La religion lui apporta trop tard ses consolations et le courage de supporter les maux de la vie. Elle était atteinte d’une maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle du retour de son aimé, espoir toujours renaissant, quoique toujours trompé. Enfin, se voyant au plus mal, elle lui avait écrit de son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches et dictés par la religion, mais aussi par sa croyance en la bonté de Benassis. Elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme. Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Près de ce lit où Benassis apprit à connaître le prix d’un cœur dévoué, il changea de sentiments pour toujours.

Pendant les derniers jours que dura cette vie précieuse, les paroles de Benassis, ses actions et ses pleurs attestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Une expérience de quatre années lui avait révélé son propre et véritable caractère. Ainsi la révolution qui se lisait dans ses mœurs fut durable, quoique rapide. En présence de cette céleste créature à qui Benassis ne pouvait rien reprocher, toutes les subtilités se taisaient : le cercueil était là, son enfant lui souriait sans savoir qu’il assassinait sa mère. Cette femme mourut, elle mourut heureuse en s’apercevant que Benassis l’aimait, et que ce nouvel amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui les unissait forcément. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en qui elle se voyait revivre. Une femme s’était fiée à lui noblement, et Benasis lui avais menti en lui disant qu’il l’aimait, alors qu’il la trahissait ; il avait causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui, après avoir accepté les humiliations du monde devait lui être sacrée ; elle mourait en lui pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après lui avoir donné sa foi de jeune fille, Agathe avait encore trouvé dans son cœur la foi de la mère à lui livrer. Cet enfant fut le pardon et l’honneur de Benassis.

Benassis habitua son fils à venir faire sa prière sur son lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions lui avait données la simple et pure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cet enfant ; mais aussi combien d’émotions terribles ! Un matin, après avoir dit : « Notre père qui êtes aux cieux... » il s’arrêta : « Pourquoi pas notre mère ? » lui demanda-t-il. Ce mot terrassa Benassis. Il adorait son fils, et il avait déjà semé dans sa vie plusieurs causes d’infortune. De cette époque dataient les réflexions sérieuses que Benassis avait faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer les citoyens. Le Génie embrasse tout d’abord ces liens entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société ; la Religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au bonheur ; mais le Repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses : le repentir l’éclaira. Benassis ne vécut que pour un enfant et par cet enfant, il fut conduit à méditer sur les grandes questions sociales. il résolut de l’armer personnellement par avance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Il lui trouva des précepteurs étrangers pour qu’il apprenne diverses langues.  Benassis chercha surtout à l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, à lui donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience qui descend jusque dans le moindre détail des spécialités ; enfin, il lui apprit à souffrir et à se taire. Par les soins de Benassis, les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à ennoblir l’enfant, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions, en manières.

Après avoir donné pendant quelques années tous ses soins à l’enfant de qui il voulait faire un homme, la solitude de Benassis l’effraya ; son fils grandissait, il allait l’abandonner. L’amour était dans son âme un principe d’existence. Il éprouvait un besoin d’affection qui, toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En lui se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai. Il avait été éprouvé, il comprenait et les félicités de la constance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir, la femme aimée devait toujours être la première dans ses actions et dans ses pensées. Il sentait vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Son ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Il n’avait point d’amis. Pour lui le monde était désert. Il était en lui quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Pour Benassis, tout était piège et douleur à Paris pour les âmes qui voulaient y chercher des sentiments vrais. Là où dans le monde se posaient ses pieds, le terrain se brûlait autour de lui. Pour les uns, sa complaisance était faiblesse, s’il leur montrait les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, il était méchant ; pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel plus tard nous avons presque honte de nous livrer, était un sujet de moquerie, Benassis les amusait. Selon lui, la médiocrité suffisait à toutes les heures de la vie ; elle était le vêtement journalier de la société. Enfin, solitaire au milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui ne lui rendait rien quand Benassis lui livrait tout ; n’ayant pas assez de son enfant pour satisfaire son cœur, parce qu’il était homme ; un jour où il sentit sa vie se refroidir, où il pliait sous le fardeau de ses misères secrètes, il rencontra la femme qui devait lui faire connaître l’amour dans sa violence. Benassis avait renoué connaissance avec le vieil ami de son père, qui jadis prenait soin de ses intérêts ; ce fut chez lui que Benassis vit la jeune personne pour laquelle il ressentit un amour qui devait durer autant que sa vie. Des préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent la cause de son malheur. Cette jeune fille appartenait à une famille extrêmement pieuse dont les opinions catholiques étaient dues à l’esprit d’une secte improprement appelée janséniste. Les jansénistes furent en France des espèces de puritains catholiques. Pendant la Révolution française il se forma, par suite du schisme peu important qu’y produisit le Concordat, une congrégation de catholiques purs qui ne reconnurent pas les évêques institués par le pouvoir révolutionnaire et par les transactions du pape. Ce troupeau de fidèles forma ce que l’on nomme la petite Église dont les ouailles professèrent, comme les jansénistes, cette exemplaire régularité de vie, qui semble être une loi nécessaire à l’existence de toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs familles jansénistes appartenaient à la petite Église. Les parents de cette jeune fille avaient embrassé ces deux puritanismes également sévères qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chose d’imposant ; car le propre des doctrines absolues est d’agrandir les plus simples actions en les rattachant à la vie future. Benassis aima passionnément. Cet amour réveilla, satisfit les sentiments qui l’agitaient : ambition, fortune, tous ses rêves, enfin ! Belle, noble, riche et bien élevée, cette jeune fille possédait les avantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dans la haute position où Benassis voulait arriver ; instruite, elle s’exprimait avec cette spirituelle éloquence à la fois rare et commune en France, où chez beaucoup de femmes, les plus jolis mots sont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de sens. Enfin, elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité qui imprimait le respect. La confidence de Benassis fut bientôt faite à son vieil ami, qui le présenta dans la famille, où il l’appuya de sa respectable autorité. Peu à peu, Benassis y fut accueilli familièrement.

Lorsque son caractère fut bien connu, le vieil ami de Benassis, désireux autant que lui de voir finir son triste célibat, parla de ses espérances, auxquelles on fit un favorable accueil, mais avec cette finesse dont se dépouillent rarement les gens du monde, et dans le désir de lui procurer un bon mariage, expression qui fait d’un acte si solennel une sorte d’affaire commerciale où l’un des deux époux cherche à tromper l’autre, le vieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de jeunesse de Benassis. Selon lui, l’existence de son enfant pouvait exciter des répulsions morales en comparaison desquelles la question de fortune n’était rien et qui pouvaient déterminer une rupture. Il avait raison. Benassis résolut d’attendre, et d’obtenir de sa prétendue assez de gages d’affection pour que son bonheur ne fût pas compromis par cette terrible confidence. Il fut donc, à l’insu des amis de la maison, admis comme un futur époux chez les parents de la jeune fille. Les discours de ces Orthodoxes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant que la médisance et les histoires scandaleuses donnent aux conversations du monde ; car le père et l’oncle lisaient seuls les journaux, et jamais la prétendue de Benassis n’avait jeté les yeux sur ces feuilles, dont la plus innocente parlait encore des crimes ou des vices publics ; mais plus tard l’âme éprouvait, dans cette pure atmosphère, l’impression que nos yeux reçoivent des couleurs grises, un doux repos, une suave quiétude. Cette vie était en apparence d’une monotonie effrayante. Benassis reconnut les avantages de cette existence ; elle développait les idées dans toute leur étendue, et provoquait d’involontaires contemplations ; le cœur y dominait, rien ne le distrayait, il finit par y apercevoir quelque chose d’immense. Le secret de la présence de Benassis au logis n’avait pas encore été révélé à la prétendue car ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’acte le plus important de sa vie. L’admirer pendant des heures entières, attendre une réponse et savourer longtemps les modulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètes pensées, étaient des grands événements pour Benassis. La naïveté des manières de Benassis et de la prétendue et la mélancolie de leur amour finirent sans doute par impatienter les parents, qui, le voyant presque aussi timide que l’était leur fille, le jugèrent favorablement, et le regardèrent comme un homme digne de leur estime. Il devint leur fils d’adoption. Ils admiraient surtout la moralité de ses sentiments. L’été finissait, des occupations avaient retenu cette famille à Paris contre ses habitudes ; mais, au mois de septembre elle fut libre de partir pour une terre située en Auvergne, et le père pria Benassis de venir habiter, pendant deux mois, un vieux château perdu dans les montagnes du Cantal. Il ne répondit pas tout d’abord et son hésitation valut la plus douce, la plus délicieuse des expressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fille puisse trahir les mystères de son cœur. Evelina leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée de ses gestes ; elle le regarda sans fierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit et baissa les yeux. Pendant le voyage, Évelina trouvait à la nature des beautés dont elle parlait avec admiration. Benassis et Evelina ne se croyaient pas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence de l’être aimé, ils déversaient les sensations dont surabondaient leurs cœurs dans les objets extérieurs que leurs sentiments cachés embellissaient. Ils arrivèrent au château patrimonial, où Benassis resta pendant quarante jours environ. Ce fut la seule part de bonheur complet que le ciel lui accorda. Il y eut pour lui, dans ces quarante jours de bonheur, des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plus beaux et plus vastes, que jamais depuis il ne devait être compris. Sûr alors d’être aimé, il jura de tout dire, de ne pas avoir un secret pour elle, il eut honte d’avoir tant tardé à lui raconter les chagrins qu’il s’était créés. Par malheur, le lendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de son fils le fit trembler pour une vie qui lui était si chère. Il partit sans dire son secret à Évelina, sans donner à la famille d’autre motif que celui d’une affaire grave. Les parents d’Evelina écrivirent à Paris pour prendre des informations sur le compte de Benassis. Un de leurs amis les instruisit, à son insu, des événements de sa jeunesse, envenima ses fautes, insista sur l’existence de son enfant, que, disait-il, Benassis avait à dessein cachée. Lorsque Benassis écrivit à ses futurs parents, il ne reçut pas de réponse ; ils revinrent à Paris, il se présenta chez eux, il ne fut pas reçu. Alarmé, il envoya son vieil ami savoir la raison d’une conduite à laquelle il ne comprenait rien. Lorsqu’il en apprit la cause, le bon vieillard se dévoua noblement, il assuma sur lui la forfaiture du silence de Benassis, voulut le justifier et ne put rien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient trop graves pour cette famille, ses préjugés étaient trop arrêtés, pour la faire changer de résolution. Son désespoir fut sans bornes. D’abord il tâcha de conjurer l’orage ; mais ses lettres lui furent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyens humains furent épuisés ; quand le père et la mère eurent dit au vieillard, auteur de son infortune, qu’ils refuseraient éternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocher la mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quand Évelina les implorerait à genoux, alors, il ne lui resta plus qu’un dernier espoir. Il osa croire que l’amour d’Évelina serait plus fort que les résolutions paternelles, et qu’elle saurait vaincre l’inflexibilité de ses parents ; son père pouvait lui avoir caché les motifs du refus qui tuait leur amour, Benassis voulut qu’elle décidât de son sort en connaissance de cause, il lui écrivit. Benassis traça, non sans de cruelles hésitations, la seule lettre d’amour qu’il ait jamais faite. Il justifia ses fautes en invoquant toutes les puretés de l’innocence, sans rien oublier de ce qui pouvait attendrir une âme noble et généreuse. Benassis alla chercher cette lettre et la réponse d’Evelina pour les lire à Genestas. Evelina lui avait répondu qu’elle avait parlé en sa faveur auprès de ses parents après avoir lu ses justifications. Mais elle lui reprocha d’avoir remplie une année de sa vie avec l’amour qu’il lui avait témoigné car cela aurait pour elle de longs retentissements dans l’avenir. Cet amour lui avait donné des souvenirs qui reviendraient toujours. Elle comptait se vouer à dieu et pourtant elle se sentait prête à s’occuper du fils de Benassis si son ancien amour venait à disparaître avant elle. Elle concluait sa lettre par un adieu en l’appelant « monsieur ». Alors, Benassis lui répondit en l’appelant « mademoiselle ». Il lui écrivit avoir jadis méconnu le dévouement d’une jeune fille, sa passion devait être à présent méconnue. Mais il n’aurait pas cru que la seule femme à qui il avait fait don de son âme se chargeât d’exercer cette vengeance. Il n’avait jamais soupçonné tant de dureté, de vertu, dans un cœur qui lui paraissait et si tendre et si aimant. Il allait chercher une condition où il pourrait expier des fautes pour lesquelles Evelina, son interprète dans les cieux, avait été sans pitié. Dieu sera peut- être moins cruel qu’elle. Il lui annonçait qu’il n’aurait pas d’autre amour et qu’elle deviendrait l’idole de sa solitude. Il lui écrivit adieu tout en lui souhaitant la paix.

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrent pendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne se communiquèrent point. Puis Benassis révéla à Genestas que son fils l’avait aidé à chasser en lui les résolutions les plus extravagantes. Il résolut de devenir un homme célèbre afin d’effacer à force de gloire ou sous l’éclat de la puissance la faute qui entachait la naissance de son fils. Mais il avait perdu son fils depuis onze ans. Il se cacha la figure pour que Genestas ne voie pas ses larmes. Les méditations qu’il fit en ses jours de deuil l’élevèrent à de plus hautes considérations que le suicide même s’il y songea. Il chercha une réponse chez les philosophes de l’Antiquité puis dans la religion catholique. Ces raisonnements le forcèrent de penser au lendemain de la mort, et il se trouva aux prises avec ses anciennes croyances ébranlées. Il comprit que tout alors devint grave dans la vie humaine quand l’éternité pèse sur la plus légère de nos déterminations. Il essaya de rendre la religion complice de sa mort. Il relut les Évangiles, et ne vit aucun texte où le suicide fût interdit ; mais cette lecture le pénétra de la divine pensée du Sauveur des hommes. Le courage qu’un homme déploie en se tuant lui parut alors être sa propre condamnation : quand il se sent la force de mourir, il doit avoir celle de lutter.

Il possédait encore quatre-vingt mille francs, il voulut d’abord aller loin des hommes, user sa vie en végétant au fond de quelque campagne ; mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson, n’était pas pour lui une vertu catholique. Il eut pour idée fixe d’entrer en religion. Séduit d’abord par la règle de saint Bruno, il vint à la Grande-Chartreuse à pied, en proie à de sérieuses pensées. Il ne s’attendait pas au majestueux spectacle offert par cette route. Il fit une retraite chez les Chartreux. Mais il pensait mieux agir, en rendant son repentir profitable au monde social. Il sentait en lui un besoin d’expansion que blessaient des obligations purement mécaniques. Il crut entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que lui inspira l’état de ce pauvre pays. Il avait goûté aux cruelles délices de la maternité et résolus de s’y livrer entièrement, d’assouvir ce sentiment dans une sphère plus étendue que celle des mères, en devenant une sœur de charité pour tout un pays, en y pansant continuellement les plaies du pauvre. Une devise en latin était inscrite dans la cellule qu’il avait occupée chez les Chartreux « Fuge, late, tace » (fuis, cache-toi, tais-toi). Il en fit une voie de silence et de résignation. Il voulut semer le bonheur et la joie, ce qu’il n’avait pas. L’habitude de vivre avec des paysans, son éloignement du monde le transformèrent réellement. Il prit d’un campagnard l’allure, le langage, le costume, le laisser-aller. Il n’avait plus d’autre but dans la vie que celui de la quitter, il ne voulait rien faire pour en prévenir ni pour en hâter la fin ; mais il se coucherait sans chagrin pour mourir, le jour où la maladie viendrait. Il avait vu dans ses souffrances la condition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré sa résignation, il était des peines contre lesquelles Benassis était sans force. Il avait souffert en auscultant l’enfant malade en compagnie de Genestas car il avait repensé à son fils. Il lui était affreux de penser que tant de gens le remerciaient du peu de bien qu’il faisait au village, quand ce bien tait le fruit de ses remords. S’il avait puisé son courage dans un sentiment plus pur que ne l’était celui de ses fautes, il aurait été bien heureux.

 

V

Élégies

 

Son récit terminé, Benassis remarqua sur la figure du militaire une expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoir été si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé son hôte. Genestas avoua être un gredin ayant menti sur son nom. Il lui dit qu’il ne s’appelait pas Bluteau mais Genestas. C’était la première fois qu’il mentait. En entendant ce nom, Benassis dit au militaire qu’il avait entendu Gravier parler de lui et avait alors vivement désiré le voir. Genestas lui avoua avoir pris un masque pour prendre des renseignements sur lui. Il ne voulait plus lui causer le moindre chagrin. Il voulait rentrer à Grenoble et imiter Benassis. Devenir maire dans un trou quand il aurait sa retraite. Puis il lui dit quel était le service qu’il était venu le prier de lui rendre. Genestas avait entendu parler de Benassis comme d’un excellent homme. Mais il avait voulu l’étudier avant de lui demander un service. Il avait besoin de Benassis pour sauver un enfant. Puis il voulut lui confier ses secrets. Alors Benassis commanda du thé à Jacquotte et du vin et des biscuits pour Genestas. Genestas parla de son séjour en Pologne après la retraite de Russie. Il avait attendu l’empereur. Il avait un ami, le maréchal-des-logis Renard. Ensemble, ils logeaient dans une bicoque qui appartenait à des juifs. Ils avaient leur logement sous la maison, dans une cave. Leur fille était belle. Genestas en tomba amoureux. Il se confia à Renard. Comme Renard parlait le yiddish, Genestas lui demanda de servir d’intermédiaire. Ainsi, Genestas put dîner avec Judith et ses parents pendant quinze jours. Le père de Renard avait un gros commerce d’épicerie et avait élevé son fils pour en faire un notaire. Mais Renard avait été pris par la conscription. Judith tomba amoureuse de Renard et ignora Genestas. Renard se maria avec Judith à la mode du pays et promit de légaliser le mariage en France. Ce qui se révéla impossible. Genestas ne savait pas pourquoi son ami l’avait trahi. La campagne de 1813 commença. Les Russes arrivèrent et Napoléon donna l’ordre de se battre à Lutzen. C’est au cours de cette bataille que Renard sauva la vie de Genestas mais fut tué par les Russes. Avant de mourir, il dit à Genestas qu’ils étaient quittes car il lui avait donné sa vie après lui avoir pris Judith. Il lui confia Judith et son enfant, si elle en avait un. Genestas alla chercher Judith. La famille de Judith avait disparu. Seule, elle attendait Renard. Genestas l’envoya en France où elle donna naissance à son enfant. Genestas continua la guerre puis fut blessé à Hanau et fut obligé de retourner à Strasbourg où il avait laissé Judith. Puis il revint sur Paris, car il avait eu le malheur d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, il passait dans les grenadiers de la garde, l’empereur l’y avait donné de l’avancement. Enfin, il fut obligé de soutenir une femme, un enfant qui ne lui appartenaient point. Le père de Renard ne voulut pas de sa bru. Alors Genestas proposa à Judith de l’épousa et elle le remercia ave un regard qui lui redonna le coup de foudre. Mais peu après le mariage, Judith mourut. Genestas avait mis cet enfant au collège puis à l’Ecole Polytechnique. L’enfant était tombé malade. Mais Genestas ne voulait plus confier cet enfant à Benassis pour lui épargner ce chagrin. Mais Benassis voulut s’occuper de l’enfant de Judith. Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans les siennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes. Le lendemain, Genestas alla chercher le fils de Judith à Grenoble. C’était un jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizième année. Il s’appelait Adrien. Genestas l’amena chez la Fosseuse où Benassis les attendait. Le médecin questionna et ausculta Adrien. Il annonça à Genestas qu’il changerait les habitudes alimentaires d’Adrien et l’enverrait à Butifer pour qu’il chasse et s’habitue à la nature.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas n’en vit pas sans surprise la mise à la fois simple et coquette. Ce n’était plus la paysanne de la veille, mais une élégante et gracieuse femme de Paris qui lui jeta des regards contre lesquels il se trouva faible. Partout la pauvre fille avait mis des fleurs qui faisaient voir que pour elle ce jour était une fête. Genestas avait promis une histoire de Napoléon à la Fosseuse et il allait respecter cette promesse mais il lui demanda une aventure de son ancienne existence en échange. Alors elle raconta une histoire qui lui était arrivée quand elle avait seize ans. Elle mendiait et ne trouvait pas un seul cœur où elle aurait pu reposer le sien. Le seul être qui l’aimait bien était le petit chien qu’avait eu la chienne de l’aubergiste. Un jour, la femme de l’aubergiste, voyant que le chien aimait la Fosseuse, s’avisa de raffoler du chien. La Fosseuse voulut donner ses économies à l’aubergiste pour acheter le chien mais il lui donna de bon cœur. Mais la femme de l’aubergiste empoisonna le petit chien pour se venger. Un jour la Fosseuse vit un pauvre petit de dix ans qui n’avait pas de mains. Elle voulut s’occuper de lui mais il lui vola ses économies. Puis elle raconta avoir vu un jeune homme et sa sœur qui étaient en voyage dans la région. Le jeune homme avait complimenté la Fosseuse pour sa beauté et elle aurait donné deux ans de sa vie rien que pour revoir ce voyageur. Enfin, elle réclama à Genestas l’histoire qu’il lui avait promise. Il lui raconta le jour où il avait croisé Napoléon après la bataille de Friedland. L’empereur l’avait reconnu car il avait de la mémoire et Genestas avait senti sa bonté. Genestas avait suivi l’empereur jusqu’à Rochefort avant qu’il embarque pour Sainte-Hélène. Genestas aurait voulu l’accompagner jusqu’à son exil mais il devait s’occuper d’Adrien. Alors l’empereur lui offrit sa tabatière. Il lui demanda de graver dessus : honneur et patrie, c’était l’histoire de leurs deux dernières campagnes. La Fosseuse voulait voir cette tabatière. Elle demanda si l’empereur était vraiment mort et Genestas le lui confirma. Puis, ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et la Fosseuse, que cette compagnie rendait gaie, les conduisit par de petits sentiers à travers, les endroits les plus sauvages de la montagne. La Fosseuse demanda à Genestats une autre histoire. Il prétendit n’avoir été le héros d’aucune histoire mais raconta la bataille d’Austerlitz. Il avait sauvé une comtesse autrichienne qu’un maréchal-des-logis voulait violer. Pour le remercier, elle offrit à Genestas son mouchoir et lui promit d’être toujours son amie. Il en tomba amoureux. Mais il dut retourner au combat et ne revit pas la comtesse.

 

Après le dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux des nouvelles assurances que lui donna Benassis du prochain rétablissement de l’enfant. Dans les premiers jours de décembre, huit mois après avoir confié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel dans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander son départ à Benassis lorsqu’il reçut une lettre de lui par laquelle son ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien. Adrien était devenu bon chasseur et bon cavalier. En lui tout avait changé. Il avait grandi. C’était un homme. Genestas avait reçu une lettre de son fils mais ne l’ouvrit pas tout de suite, étourdi par les fumées de vin qu’il avait bus avec les officiers pour célébrer son départ. Quand il la lut, il apprit que Benassis était mort. La lettre tomba des mains de Genestas qui n’en reprit la lecture qu’après une longue pause. Comme s’il eût connu sa fin, l’avant-veille de sa mort, le médecin était aller visiter tous ses malades, même les plus éloignés, il avait parlé à tous les gens qu’il avait rencontrés, en leur disant : Adieu, mes amis. Adrien avait ri avec Benassis lors de son dernier dîner puis un homme de Saint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très pressé. Benassis avait dit que partir à cheval sans avoir digéré pouvait tuer un homme. Après son départ, Goguelat apporta une lettre. Benassis la lut à son retour. Adrien était à ses côtés quand Benassis la lut. Il le vit rougir et pleurer en lisant. Soudain, il tomba la tête la première en avant se disant mourant. Il eut le temps de demander à Adrien de brûler la lettre. Nicolle partit chercher le chirurgien et tout le village fut sur pied. Quand le bourg apprit la mort du maire, la cour de sa maison ne désemplit pas. Cinq mille personnes assistèrent à ses funérailles. Le lendemain matin, Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre et plusieurs personnes travaillèrent pour élever sur la place où gisait monsieur Benassis une espèce de pyramide en terre, haute de vingt pieds, que l’on gazonna, et à laquelle tout le monde s’employa. Le testament de monsieur Benassis fut trouvé tout ouvert dans sa table, par monsieur Dufau. L’emploi que notre Benassis avait fait de ses biens augmenta l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causés par sa mort. Genestas se mit en route pour le bourg. Genestas arriva bientôt à l’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse de lait. En voyant la fumée de la chaumière où s’élevaient les enfants de l’hospice, il songea plus particulièrement à l’esprit bienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire en son nom une aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à un arbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper. Il donna de l’argent à la vieille femme en lui disant qu’elle devait cet argent au pauvre père Benassis. Puis Genestats remonta sur son cheval et partit. Il arriva chez la Fosseuse et trouva la maison vide. Sur la route, il rencontra Moreau. Il lui demanda s’il savait où était la Fosseuse. Moreau répondit qu’elle avait hérité de cinq cent livres de viager et de sa maison. Mais elle était quasi folle depuis la mort du maire. Elle était au cimetière ou à l’église. Moreau dit au militaire que le petit Jacques était mort la veille. A l’entrée du bourg, Genestas rencontra Grondin et Goguelat et au presbytère, il trouva Adrien et Butifer. Butifer lui demanda de l’aider à entrer dans l’armée. Genestas accepta. Janvier proposa à Genestas de l’accompagner au cimetière. Janvier montra à Genestas le monument élevé en hommage à Benassis. La Fosseuse fondait en larmes, la tête entre ses mains et assise sur les pierres qui maintenaient le scellement d’une immense croix faite avec un sapin revêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces mots gravés sur le bois :

D. O. M.

Ci git

le bon monsieur Bénassis,

notre père

à tous.

Priez pour lui !

Genestas dit au curé : – Dès que j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous.

8 août 2024

L'Institut V

Le gros téléphone.

1

Le silence régna à bord du monospace jusqu'à Beaufort. Le Dr Evans tenta d'engager la conversation, pour bien leur faire comprendre qu'il n'avait rien à voir dans tout cela mais Tim lui demanda de se taire s'il voulait des médicaments contre la douleur. Tim en donna un à Mme Sigsby qui l'avala sans même dire merci. Tim savait que Luke avait besoin de calme pour la suite de l'opération. Tim était Wendy savaient ce que Luke avait fait pour parvenir jusqu'à eux. Ils savaient que cet enfant avait un sacré courage et qu'il était doté d'un authentique génie. L'Institut l'avait enlevé parce qu'il était prêt à tuer un éléphant de 5 t pour 40 kg d'ivoire. L'Institut avait duré des dizaines d'années et serait anéanti par cette chose que à Mme Sigsby et ses sbires jugeaient accessoire : la formidable intelligence d'un petit garçon.

2

Dans la soirée, Luke demanda à Tim de s'arrêter à un motel. Il ajouta que la voiture devrait être garée derrière le motel. Luke demanda à Wendy de ne pas poursuivre la route avec eux. Il lui expliqua qu'elle serait leur police d'assurance. Mme Sigsby, elle aussi, voulait rester au motel avec le docteur Evans mais Luke lui expliqua que cela voulait dire laisser ses amis mourir. Wendy prit une chambre et donna à son revolver à Tim. Puis Luke prit Tim à part. Il lui expliqua qu'il était en train de jouer aux échecs contre Stackhouse. Il essayait de prévoir trois coups d'avance. Le temps qu'ils arrivent à l'institut, cela laissait cinq heures à ses amis pour agir de leur côté et cela laissait également cinq heures à Stackhouse pour réévaluer sa position et changer d'avis. Il aurait le temps de gazer les enfants et s'enfuir. Il pourrait aussi décider de franchir la frontière canadienne à pied. Luke avait besoin de l'avis de Tim car c'était un adulte et il faisait partie des gentils. Tim fut ému par cette déclaration. Le raisonnement de Luke c'était que Stackhouse allait rester uniquement pour le tuer en utilisant les enfants comme appâts. Luke avait détruit son monde et Stackhouse voudrait se venger. Tim lui répondit que la vengeance était une puissante motivation mais il voyait une autre raison qui pourrait inciter Stackhouse à rester. Wendy réapparut en brandissant une clé magnétique. Puis il expliqua à Luke que c'était Mme Sigsby la patronne et Stackhouse n'était qu'un exécutant. Il demanda à Luke s'il avait pensé à qui pouvait être le patron de Mme Sigsby. Luke ouvrit de grands yeux et resta bouche bée. Il avait compris. Il sourit.

3

Le calme régnait à l'Institut. Les pensionnaires de l'Avant dormaient, assommés par des somnifères. Dans le tunnel, les cinq enfants qui avaient déclenché la mutinerie dormaient eux aussi. Stackhouse espérait que leurs migraines allaient les anéantir. Les seuls qui restaient éveillés étaient les gorks. Stackhouse était retourné dans le bureau de Mme Sigsby. Il tenait dans sa main le téléphone spécial. Un jour, Julia lui avait dit qu'elle détestait faire des rapports avec le Téléphone Zéro. Elle imaginait que l'homme du Téléphone était un albinos. Un super-vilain avec des rayons X à la place des yeux. Il n'y avait qu'une chose qui terrorisait Mme Sigsby plus que de faire son rapport : c'était recevoir un appel du Téléphone Zéro. Stackhouse savait que tôt ou tard les gens qui se trouvaient à l'autre bout du Téléphone Zéro allaient apprendre la nouvelle du fiasco spectaculaire survenu en Caroline-du-Sud. Ça ferait la une de tous les journaux du pays. Peut-être même avaient-il contacté Hollister pour avoir les détails. Stackhouse espérait être récompensé s'il étouffait cette affaire. Mais le simple fait de rester en vie constituerait déjà une récompense. Comme il ne restait que trois personnes au courant de l'existence de l'Institut, la première étape était de faire venir à Luke et ses complices. Stackhouse pourrait organiser une embuscade. Ensuite il pourrait récupérer la clé USB. Il ne resterait plus qu'à dire à l'homme qui zozotait qu'il avait réglé la situation. Il regarda le téléphone zéro et lui adressa un message mental : ne pas sonner avant 3:00 du matin. Son téléphone portable sonna. Ce n'était pas le Téléphone Zéro. C'était Luke. Il lui donna les instructions.

4

Kalisha rêva qu'elle était perdue à l'intérieur d'une grande maison. Le couloir dans lequel elle se trouvait lui rappelait celui de la résidence de l'Avant. Sauf que le couloir était meublé il y avait un drôle d'objet qui ressemblait à une patte d'éléphant contenant des parapluies. Sur un guéridon était posé un téléphone qui sonnait. Elle décrochait un disait simplement : allô. Une fille lui parlait en espagnol et Kalisha raccrochait. Puis elle se retrouvait dans un salon et ensuite dans une salle de bal avec un sol à damiers. Cela lui rappela quand Luke et Nick s'affrontaient aux échecs. Un autre téléphone se mettait à sonner. Alors elle pressait le pas et se retrouvait dans une cuisine. Sur le frigo, il y avait un autocollant proclamant : Bercowitz président ! Elle ne savait pas qui s'était. Comme le téléphone sonnait, elle décrochait. Un garçon lui parlait en français. Puis il n'était plus là. Alors Kalisha poursuivait son chemin et se retrouvait dans une pièce aux murs de paille et au sol recouvert d'un tapis tressé coloré. Un téléphone plus gros que les précédents sonnait et elle décrochait. Au bout du fil, c'était une autre fille. Plus les téléphones grossissaient, plus les voix étaient audibles. La voix disparaissait et un autre téléphone sonnait. C'était dans une chambre avec un lustre au plafond et le téléphone était énorme. Kalisha décrochait, on lui parlait à chaque fois dans une langue étrangère. Puis il n'y avait plus rien. Le téléphone suivant se trouvait sous une véranda il était encore plus gros. Cette fois la voix était en italien. Elle se réveilla.

5

Les amis de Kalisha avaient fait le même rêve. C'était logique puisqu'ils généraient une sorte de pouvoir collectif. C'était peut-être Avery qui l'avait fait en premier car c'était lui le plus puissant. Kalisha avait toujours eu une excellente perception du temps et elle estimait qu'il était 21:30. Le bourdonnement était plus fort que jamais et les néons au plafond semblaient suivre ses variations. Elle avait du mal à regarder Pete Littlejohn depuis qu'il était devenu un gork. Lui aussi avait fait le rêve. Un peu plus loin dans le tunnel, vers la porte qui donnait sur l'Arrière, il y avait une inscription sur le mur. Kalisha regarda. C'était écrit qu'il fallait répondre au gros téléphone. Ainsi, les gorks restaient éveillés et rêvaient  en permanence. Nick se réveilla. Lui aussi pensait que c'était Avery qui était à l'origine de ce rêve et qui l'amplifiait pour le transmettre ensuite. Georges les rejoignit et leur demanda combien de temps il leur restait avant qu'on les gaze.

6

Il était 21:45. Luke demanda à Stackhouse de prendre des notes. Il lui ordonna de se taire. Il lui annonça que Wendy n'avait pas la clé USB. C'était lui et Tim qui l'apporteraient à Stackhouse. Wendy connaissait les noms des amis de Luke. Ce serait suffisant pour ouvrir une enquête. Même si Stackhouse essayait de s'enfuir, ses supérieurs le traqueraient. Luke voulut lui faire comprendre que sa meilleure chance de survie c'était de laisser Luke, Wendy et Tim tranquilles. Stackhouse voulut connaître le nom de Wendy mais Luke refusa de le lui dire. Luke ordonna à Stackhouse de contacter l'avion qui avait déposé le commando. Les pilotes devraient s'enfermer dans le cockpit dès qu'ils verraient arriver Luke, Tim, Mme Sigsby et le docteur Evans. Stackhouse demanda comment les pilotes sauraient à qui ils avaient affaire. Luke répondit qu'ils utiliseraient un des véhicules qui avaient transporté les tueurs à gages. Le but de Luke c'était que les pilotes ne voient pas qui ils transporteraient. Luke voulait un monospace pour les attendre à l'arrivée. Stackhouse prétendit ne pas avoir de monospace mais Luke savait qu'il mentait. Il menaça de laisser Stackhouse se débrouiller seul. Heureusement, il sentait la main de Tim sur son épaule et il voyait le regard réconfortant de Wendy. Avant cela, Luke n'avait pas vraiment pris conscience du poids de son fardeau. Luke demanda à Stackhouse de leur procurer un car. Un intendant devrait le conduire jusqu'à l'Institut, près du bâtiment administratif. Stackhouse se disait qu'il s'agissait d'un plan loufoque inventé par un enfant qui prenait ses désirs pour des réalités. Mais pour Luke il s'agissait d'un simple échange. Stackhouse recevait la clé USB et livrait les enfants de l'Institut. Et Wendy garderait le silence. C'était le marché. En prime, Stackhouse pourrait retrouver Mme Sigsby et le docteur Evans. Stackhouse demanda s'il pouvait poser une question. Luke devina quelle serait la question. Stackhouse demanda où il avait l'intention d'emmener les enfants. Luke répondit qu'il les emmènerait à Disneyland. Il ajouta que Wendy serait en contact permanent avec eux et qu'elle téléphonerait à la police si elle n'avait pas de leurs nouvelles. Dernière instruction, Luke voulait avoir Stackhouse bras écartés dès que les enfants seraient dans le car et Tim au volant. C'est seulement à ce moment-là que Luke lui donnerait la clé USB. Luke savait que Stackhouse ne pouvait pas refuser car il lui offrait la clé USB quasiment sur un plateau. Tim voulut lui poser une question. Luke savait de quoi il s'agissait. Stackhouse pourrait dire à ses supérieurs qu'il avait sauvé la situation. Stackhouse demanda si Luke l'appellerait avant de décoller. Luke répondit non. Si Stackhouse merdait, Wendy décrocherait le téléphone pour raconter son histoire. Luke coupa la communication et tout son corps se relâcha.

7

Wendy tint en respect les prisonniers avec son revolver. Luke et Tim discutèrent à l'écart. Tim pensait qu'ils allaient tomber dans une embuscade en arrivant et se faire tuer. Il pensait que les autres enfants seraient aussi tués. Wendy ferait de son mieux mais il faudrait plusieurs jours avant que quelqu'un se rende sur place. Luke savait tout cela mais il cherchait juste à gagner du temps. Il savait que les enfants préparaient quelque chose à l'Institut. Il envoya par la pensée une image intime. C'était l'image téléphone installer dans le vestibule qui sonnait et quelqu'un demanderait : « vous m'entendez ? ». Tim fut basculé contre le grillage comme poussé par des mains invisibles. Puis Luke lui expliqua que les enfants étaient plus puissants désormais. Avery avait été placé dans le caisson d'isolation en punition pour avoir permis l'évasion de Luke. Mais cela l'avait rendu encore plus puissant. Cela s'était retourné contre eux. Avery avait libéré le vrai pouvoir. Mais ce pouvoir ne suffisait pas à libérer les enfants. Grâce à la réflexion ne Tim, Luke avait compris que Mme Sigsby devait avoir des chefs et donc il devait y avoir d'autres Instituts. À l'étranger. Tim comprit qu'il ne s'agissait pas alors d'une course aux armements mais d'une course aux esprits. Mais Luke pensait au contraire que les Instituts travaillaient ensemble pour empêcher l'espèce humaine de s'autodétruire. La mutinerie d'Avery pourrait se répandre. Si tous les enfants de tous les Instituts s'unissaient, ce serait colossal. Voilà pourquoi Luke avait besoin de temps. Alors c'était tant mieux si Stackhouse prenait Luke pour un idiot prêt à conclure un marché débile pour sauver ses amis. Alors Tim demanda à Luke s'ils n'allaient pas vraiment sauver les enfants. Luke répondit qu'ils allaient ramasser les morceaux.

8

Iris se contentait de regarder les gorks former des cercles. Mais Kalisha avait perdu l'espoir qu'elle revienne comme Helen était revenue. Les enfants du pavillon A la rendaient triste, mais Iris, c'était encore pire. Kalisha et les autres enfants appréciaient le bourdonnement à présent. Car c'était du pouvoir mais c'était leur pouvoir à présent. Iris rejoignit les gorks pour former un cercle. Le bourdonnement s'amplifia. Avery pensait que Stackhouse allait attendre que Luke arrive avant de gazer les enfants. Sinon Luke le saurait. Il fallait utiliser le gros téléphone pour que le pouvoir enfermé dans le tunnel soit plus puissant que la plus puissante des bombes. Kalisha avait compris, elle aussi, qu'il existait des Instituts dans le monde entier. Mais si le pouvoir était déclenché, Kalisha ne savait pas si on pouvait l'arrêter. Nick s'en foutait, après ce qu'ils avaient subi.

9

Stackhouse était de retour dans le bureau de Mme Sigsby. Il savait que l'Institut était condamné. Même si la poursuite du programme dans son ensemble restait une possibilité. Le plus important était de récupérer la clé USB. Et à éliminer Luke. Il avait convoqué Zeke, Chad, Doug et le Dr Richardson. Ils étaient restés fidèles au poste. Les autres étaient partis. Sauf Gladys et Rosalind. Rosalind lui annonça que le docteur Hendrickx était parti. Stackhouse lui conseilla d'en faire de même. Elle demanda si Mme Sigsby allait revenir. Stackhouse acquiesça. Alors elle décida de rester. Elle voulait participer à l'opération. Stackhouse accepta. Il lui demanda son âge. Elle répondit qu'elle avait 78 ans. En réalité, elle avait 81 ans.

10

Il était minuit moins le quart. Luke, Tim et leurs prisonniers étaient dans l'avion. Luke dormait. Mme Sigsby le regardait. Elle avait compris que Tim avait été policier. Elle ne comprenait pas pourquoi il avait accepté cette stratégie. Elle lui demanda pourquoi mais il refusa de répondre. La première chose que son mentor lui avait enseignée durant ses quatre mois de formation dans la police c'était que c'était le policier qui questionnait les criminels et pas l'inverse. À bien y réfléchir, Tim avait l'impression d'être un pion dans cette partie.

11

Luke et Tim allaient mourir, cela ne faisait aucun doute dans l'esprit de Stackhouse. Rosalind lui annonça que Gladys voulait lui parler. Gladys lui annonça qu'elle avait terminé le gaz toxique. Elle savait que le bourdonnement augmentait quand les enfants se donnaient la main. Stackhouse l'avait déjà compris. Il annonça à Gladys que l'opération débuterait dans trois heures. Il lui dit que si elle entendait des coups de feu devant le bâtiment administratif alors elle pourrait gazer les enfants sans attendre son ordre.

12

Kalisha avait remarqué le synchronisme des enfants du pavillon A quand ils formaient le cercle. Nick lui annonça qu'il pouvait entendre les pensées de Luke. Nick pensait que Luke c'était le chocolat et Avery le beurre de cacahouète. Chacun dans leur coin, ils n'auraient rien changé. Ensemble, c'était le biscuit qui allait entraîner la chute de l'Institut. Nick avait compris que même si on ne les gazait pas, ils mourraient dans l'ensevelissement de l'Institut. C'était Luke qui lui avait expliqué la métaphore de Samson et les Philistins. Kalisha demanda à Nick de l'embrasser. Il accepta.

13

L'avion se posa sur la piste qui appartenait à une société écran. Il était 1:50. Un monospace les attendait. Il était noir. Annie l'aurait adoré. Luke sentit que le bourdonnement devenait plus fort à mesure qu'ils approchaient de l'Institut. Avant de descendre, Tim enfila une casquette et en donna une à Mme Sigsby. Il lui demanda de passer devant dans le cas où un comité d'accueil leur avait tendu une embuscade. Le Dr Evans ne voulait pas descendre cause de la douleur à son pied. Mais Luke le traita de monstre pour ce qu'il avait fait aux enfants. Finalement, il accepta de laisser le docteur Evans dans l'avion. Tim ordonna au pilote de conduire le docteur Evans où il voudrait. Mme Sigsby s'était identifiée en descendant. La casquette ne servait plus à rien. Tim avait commis une erreur. Mais aucune détonation ne retentit. Ils entrèrent dans la voiture. Mme Sigsby serait à côté des Tim et Luke à l'arrière. Puis il informa Wendy que l'avion avait bien atterrit.

14

Irwin Mollison, menuisier au chômage, était un des nombreux informateurs de l'Institut à Dennison River Bend. Il informa Stackhouse que l'avion qui conduisait Luke, Tim et les prisonniers venait d'atterrir. Stackhouse avait déjà reçu un appel du copilote qui lui avait annoncé que le docteur Evans était resté à bord. Le car stationnait près du drapeau comme c'était exigé. Stackhouse posterait le chef le Doug et l'intendant Chad au milieu des arbres près du bâtiment de l'administration de l'Institut. Zeke et Richardson prendraient position sur le toit du bâtiment jusqu'à ce que la fusillade éclate. Gladys introduirait le poison dans le système de ventilation avant de rejoindre Zeke et Richardson. Stackhouse risquait de recevoir une balle perdue mais c'était un risque acceptable. Il enverrait Rosalind monter la garde devant la porte d'accès au niveau F. Il ne voulait surtout pas qu'elle s'aperçoive que Mme Sigsby se trouvait dans la ligne de mire. Elle serait là pour accueillir les enfants de l'Avant qui tenteraient de rejoindre ceux de l'Arrière. Stackhouse espérait que dans 90 minutes, ce merdier serait terminé.

15

Il était 3:00 du matin. Le bourdonnement s'était encore amplifié. Luke montra l'entrée de l'Institut. Il avait lu dans les pensées de Mme Sigsby pour la découvrir. Mme Sigsby les avertit que rien n'arrêterait Stackhouse. Tim éteignit les phares du monospace.

16

A 3:20, Avery réveilla Kalisha. Kalisha réveilla George et Helen. Rosalind était derrière la porte. Elle leur demanda pourquoi ils bourdonnaient comme ça. Avery pleurait. Il les avertit que quand cela arriverait, il faudrait faire vite. Il voulait dire quand il parlerait dans le gros téléphone. Rosalind était armée mais pour Avery c'était le dernier de leurs soucis. Kalisha tenta de pénétrer dans les pensées d'Avery. Elle n'obtint que quatre mots répétés inlassablement : vous êtes mes amis.

17

Luke perçut ce qu'Avery préparait. Il voulut l'expliquer à Tim qui ne comprit pas. Tim arrêta la voiture. Il ordonna à Mme Sigsby de prendre le volant. Il resterait à l'arrière avec Luke. Il lui demanda de retourner sa casquette.

18

Andy annonça à Stackhouse et Tim et son équipe arrivaient. Stackhouse vérifia que toute son équipe était prête. Il sortit. Il fut saisi d'une bouffée d'affection pour son équipe. Il avait l'intention de les récompenser, quoi qu'il arrive. Stackhouse pensait que Tim se fourvoyait et qu'il était incapable de comprendre que c'était les vies de toutes les personnes qu'il avait aimées qui dépendaient du travail de l'Institut. Stackhouse s'approcha du car de ramassage scolaire. Il ordonna à ses troupes de se concentrer sur le conducteur du monospace. Celui qui portait sa casquette à l'envers. Et ensuite les tireurs sur le toit devraient canarder la voiture. Puis Stackhouse posa la main sur le capot du car et avec la main gauche il agrippa le mât du drapeau.

19

Tim était couché sur le plancher du monospace et Luke se trouvait sous lui. Mme Sigsby suppliait Tim. Elle voulait lui expliquer pourquoi cet Institut était aussi important. Mais Tim s'en moquait.

20

Avery était prêt. Il pensait à une chanson que sa mère écoutait quand elle faisait le ménage. Dans cette chanson, une phrase lui revenait : je serais libéré. Il se dirigea vers les enfants du pavillon A qui formaient un cercle. Kalisha, Nick, George et Helen le suivirent. Les points réapparurent. Avery leur ordonna de fermer les yeux. Puis il ferma les yeux à son tour. Ils virent le terrain de jeux de l'Institut. Ce n'était pas étonnant car c'était là qu'Avery s'était fait de bons amis. Alors que dans son école, les élèves le prenaient pour un maboul. Ses amis l'avaient traité comme une personne normale et maintenant c'était Avery qui allait prendre soin d'eux. Les yeux fermés, il vit le gros téléphone. Un téléphone à l'ancienne se trouvait à côté du trampoline, devant le petit passage que Luke avait creusé pour se faufiler sous le grillage. Il mesurait 4 m de haut. Il était aussi noir que la mort. Avery, les enfants du pavillon A et ses amis formaient un cercle tout autour. Les lumières de Stasi tournoyaient au-dessus du cadran. Le bourdonnement était partout à présent. La révolte avait lieu dans le monde entier. Avery ordonna à Kalisha et à George d'aller sur le terrain de jeux. Puis ce fut le tour de Nick et d'Helen. Ils entendirent des coups de feu. La dernière pensée consciente en tant qu'individu d'Avery fut d'espérer qu'il ne soit pas trop tard. Puis il rejoignit le bourdonnement et les lumières. Il devait passer un appel longue distance.

21

Stackhouse songea que Luke n'avait peut-être plus la clé USB et l'avait confiée à Wendy. Mais il n'avait pas d'autre solution. Le bourdonnement avait atteint un niveau assourdissant et il se demandait si Rosalind avait été obligée de fuir. Il essaya de distinguer la silhouette au volant du monospace. En vain. Il pensait que Doug et Chad ne verraient rien non plus à travers les vitres arrière teintées. La voiture fut à 20 m de lui. Il lâcha le mât. Le conducteur agita la tête furieusement. Une main quitta le volant et s'écrasa contre le pare-brise dans un geste qui voulait dire Arrêtez ! Stackhouse comprit qu'il s'était fait avoir. C'était Mme Sigsby. Le monospace s'arrêta puis recula. Stackhouse leva la main. Les coups de feu retentirent. Gladys envoya le poison dans le système de climatisation. Puis elle fonça vers l'Aile Est de l'Avant. En courant sur le toit, elle s'aperçut qu'il tremblait sous ses pieds.

22

Tim entendait les balles siffler au-dessus de lui. Des projectiles traversèrent les vitres arrière. Il ne savait pas quel était le plan de Luke mais celui-ci virait au désastre. Mme Sigsby était morte. Soudain, des hurlements retentirent droit devant et sur la droite. Puis on entendit un énorme grondement grinçant. Luke voulut se relever. Tim voulut lui ordonner de rester allongé mais en fut incapable.

23

Avery songea au cierge magique. Il fallait le créer. L'esprit collectif en prit le contrôle. Le cierge frappa le grand téléphone et arracha le combiné de son socle. Le combiné retomba contre la cage à poules. Des voix parlant différentes langues jaillirent du combiné. Demandant si on les entendait. Et les enfants de l'Institut répondirent oui. Tous les enfants prisonniers des Instituts du monde entier répondirent. Ils ne formèrent plus qu'un.

24

Kalisha et les autres atteignirent la porte verrouillée qui les séparait de l'Avant. Ils entendirent les échos de la fusillade car le bourdonnement avait cessé soudainement. La porte fut propulsée vers l'extérieur en heurtant Rosalind et la tua sur le coup. Puis le grognement s'amplifia de tous les côtés. Kalisha pensa à La Chute de la maison Usher. Les enfants sortirent du tunnel. Juste au moment où le gaz toxique arrivait. Kalisha savait que les enfants devaient partir avant de mourir intoxiqués ou broyés si l'Institut implosait. Un frémissement colossal parcourut le bâtiment et l'escalier bascula vers la droite. Ils arrivèrent au niveau B. L'air était un peu plus respirable à cet étage. Kalisha entendit des bruits de métal. Elle comprit que les tuyauteries et les conduits électriques se désintégraient. Elle voulut ouvrir la porte du rez-de-chaussée mais c'était impossible. Nick arriva pour l'aider. En vain. George et Helen les rejoignirent. Ils se donnèrent la main. Les points lumineux apparurent et la porte s'ouvrit. Kalisha tomba et s'ouvrit la main sur des bouts de verre. Elle se releva et s'élança avec les autres en direction de l'espace détente. Elle pensa que Avery, Iris, Hal, Jen, Jeanny, Donna et tous les enfants du pavillon A avaient réussi à sortir du tunnel car elle les voyait. Mais elle comprit que ce n'était que des avatars. Ils disparurent soudainement avec le grand téléphone. Kalisha remarqua une crevasse qui s'élargissait entre l'espace détente et le bout du terrain de jeux. Elle courut avec les autres enfants.

25

Stackhouse entendit des hurlements sur le toit du bâtiment. Les tirs cessèrent. Il refusa de croire à ce qu'ils voyaient. L'Avant se soulevait. Il vit Gladys projetée dans les airs. Zeke et le Dr Richardson lachèrent leurs armes et reculèrent contre le parapet. Doug et Chad émergèrent du bois. Ils laissèrent retomber leurs armes. Ils étaient stupéfaits. L'Avant se trouvait maintenant au-dessus du toit du bâtiment administratif. Zeke et Richardson tentèrent de s'échapper mais le tunnel dans lequel les enfants agonisaient à cause du gaz s'écroula. Les enfants maintinrent leur cercle jusqu'au bout et quand le toit s'effondra, Avery eut une dernière pensée : j'ai aimé avoir des amis.

26

Tim essayait d'assimiler ce qu'il voyait. Il regardait un énorme bâtiment flotter dans les airs et sur le toit du second bâtiment, il voyait une silhouette qui mettait ses bras sur sa tête. Puis une explosion se produisit et le bâtiment flottant tomba comme une pierre. Le petit bâtiment explosa lui aussi. Luke montra à Tim les deux hommes qui avaient émergé des arbres. Un des deux brandissait un pistolet. Alors Tim lui ordonna de lâcher son pistolet. Les deux hommes le regardèrent, stupéfaits, mais ils obéirent. Ils approchèrent et Luke ramassa leurs armes. Il jeta un pistolet dans les bois et conserva le second.

27

Stackhouse regarda Doug et Chad venir vers lui. Il ne pouvait pas imaginer que les enfants pouvait rassembler un pouvoir suffisant pour faire léviter un bâtiment. Tim lui demanda s'il était armé. Stackhouse répondit que c'était Doug et Chad qui devaient s'occuper du problème. Tim lui demanda s'il pensait qu'il y avait encore des survivants. Stackhouse répondit que certains employés de l'Arrière avaient peut-être survécu. Mais pas les enfants de l'Avant. Luke expliqua intime que les enfants étaient dans le tunnel et que Stackhouse avaient essayé de les gazer mais le tunnel s'était effondré avant. Soudain, Luke entendit des voix dans sa tête. Il se précipita à la rencontre de Kalisha, Nick, Helen et George. Ils s'étreignirent. Tim perçut le bourdonnement qui était plus faible. Tim réalisa que le car scolaire n'était plus nécessaire. Stackhouse ne se remettait pas de ce qui était arrivé. Pour lui c'était un gâchis à cause d'un seul enfant qui s'était enfui. Alors Tim lui décocha un coup de pied dans la cheville. Puis il lui demanda comment il pouvait emmener les enfants. Chad demanda à Tim s'il le laisserait partir dans le cas où il pouvait lui donner une idée.

28

Luke expliqua à ses amis que les enfants de l'Avant avaient succombé à une crise quand Avery avait répondu au gros téléphone. Luke expliqua à ses amis que Tim saurait quoi faire.

29

Chad emmena Stackhouse, Tim et les enfants en bordure d'un parking et montra une fourgonnette. Il expliqua que les clés du véhicule se trouvaient sous le pare-soleil. Luke vérifia. Les clés étaient bien là. Les enfants déchargeurs la voiture de tout ce qu'elle contenait. C'était des outils. Tim annonça à Stackhouse qu'il s'en allait. Stackhouse voulut savoir où et Tim lui répondit que cela ne le regardait pas. Tim voulut savoir où Stackhouse comptait se rendre mais celui-ci ne répondit pas.

30

Il n'y avait pas de sièges à l'arrière de la fourgonnette alors les enfants se relayèrent pour s'asseoir à l'avant. Nick, George et Helen regardèrent défiler à travers les deux petites vitres poussiéreuses un monde qu'ils avaient cru ne jamais revoir. Kalisha pleura. Elle aurait voulu qu'Avery soit là pour voir ça.

31

Nick avait pris la place de Kalisha à l'avant. Les autres enfants dormaient à l'arrière. Tim appela Wendy. Il lui raconterait tout. Mais pour le moment, il était fatigué. Il lui dit qu'il l'aimait. C'était la première fois. Puis il éteignit son portable. Tout ce qui comptait à présent c'était les enfants survivants et ceux qui les traquaient. Nick le remercia et lui dit qu'il fallait du courage pour accompagner Luke. Tim lui demanda s'il pensait conserver ses pouvoirs. Nick s'en moquait. Ça ne l'avait jamais intéressé. Tim avait besoin d'argent pour s'arrêter à un motel. Alors Nick lui demanda d'arrêter à la prochaine ville.

32

Les enfants s'approchèrent d'un distributeur de billets. Ils avaient pris le soin de cacher leur visage en relevant leurs chemises. Tim les accompagnait. Il avait enfoncé sa casquette jusqu'aux yeux. Les enfants formèrent un cercle et l'argent se mit à jaillir du distributeur. Ils recueillirent plus de 2000 $.

L'homme au cheveu sur la langue.

 

1

Trois mois plus tard, Tim se promenait sur le chemin qui menait à la ferme de Catawba Hill. Il portait un sweat-shirt que Luke lui avait offert et sur lequel on pouvait lire : l'avorton. Tim était heureux de porter ce sweat-shirt même s'il n'avait jamais rencontré Avery. Il ouvrit la boîte aux lettres puis se figea. Une voiture approcha et ralentit. Ce n'était pas un voisin. Tim connaissait toutes leurs voitures. Tim referma sa boîte aux lettres et glissa une main dans son dos. Il avait gardé le revolver de Tag. L'homme arrêta sa voiture et en descendit. Il salua Tim. Il prétendit s'appeler William Smith. Il parlait avec un léger zézaiement. Il dit à Tim que ce n'était pas nécessaire d'utiliser son arme. Cette partie du monde avait connu assez de fusillades. À présent, c'était Ronnie Gibson le shérif par intérim. Wendy continuait de toucher son salaire mais avait abandonné sa fonction. L'homme demanda où se trouvait Wendy. Tim lui demanda où était Stackhouse. L'homme ne répondit pas. Alors Tim lui dit que Wendy était à Columbia pour une audition à huis clos concernant la fusillade survenue l'été dernier. Elle devait également assister à plusieurs réunions au cours desquelles serait évoqué l'avenir des forces de l'ordre de Fairlee County. L'homme prétendit n'avoir rien à voir dans cette affaire. Il ajouta que Mme Sigsby avait agi de son propre chef. Tim pensait que Mme Sigsby avait agi ainsi parce qu'elle avait peur de cet homme. Smith savait que George et Helen dans leur famille. Tim n'avait jamais cru qu'il pourrait rester dans l'ombre. Mais cela ne lui plaisait pas de voir que M. Smith était si bien renseigné sur les enfants. Smith savait que Nick et Kalisha étaient toujours chez Tim. Alors Tim lui demanda ce qu'il voulait. Tout d'abord Smith félicita Tim pour son courage. Mais aussi pour avoir réussi à organiser le départ de Nick et de Helen avec l'aide de Wendy. Mais Tim savait que toutes les informations provenaient de la presse et d'Internet. Des enfants kidnappés qui réapparaissaient, cela faisait toujours là une. Smith voulut savoir quand Nick et Kalisha partiraient. Tim répondit que Nick partirait le vendredi suivant chez son oncle et sa tante dans le Nevada. Kalisha resterait encore une semaine ou deux avant de rejoindre sa soeur à Houston. Tim avait inventé des histoires très simples que les enfants répéteraient à la police. Luke resterait avec lui car il n'avait plus de famille. Tim était en colère contre Smith car Luke était en deuil. Cet homme avait volé la jeunesse de Luke. Smith demanda à Tim s'il avait remarqué son zézaiement. Tim avait à peine remarqué. Smith voulait savoir si les enfants se tairaient. Il savait que Tim avait conservé la clé USB. Smith conseilla à Tim de prévenir les enfants pour qu'ils gardent le silence. Puis il fit allusion à la télépathie mais Tim prétendit qu'il n'y croyait pas trop et que les enfants avaient perdu de leur pouvoir. L'épouvantable bourdonnement n'avait jamais réapparu. Tim aurait voulu savoir comment Smith avait réussi à étouffer l'affaire. Bien sûr, Smith refusa de le lui dire. Mais Smith lui expliqua qu'il existait d'autres instituts dans d'autres endroits du monde et aucun n'était resté opérationnel. Deux instituts avaient pu continuer à fonctionner pendant six semaines jusqu'à ce que les enfants se suicident. Smith affirmait que Luke les avait ruinés. Smith était venu parler à Tim pour lui dire que désormais le monde était en mode surveillant suicide. Smith lui révéla que le premier Institut, qui ne portait pas encore ce nom, avait vu le jour dans l'Allemagne nazie. Des savants allemands avaient mené des expériences de perceptions extrasensorielles avec le soutien enthousiaste d'Hitler. Smith évoqua les conférences qui avaient été organisées avant et après la fin de la seconde guerre mondiale. Il y en avait eu une à Rio de Janeiro mais sans aucun gouvernement. En 1950, des Instituts avaient vu le jour. Les techniques avaient été affinées. Selon Smith, ces instituts avaient sauvé le monde d'un cataclysme nucléaire plus de 500 fois. Tim croyait que c'était une plaisanterie. Alors Smith ajouta qu'avant que les enfants de l'Institut du Maine se révoltent, ils avaient commencé à travailler sur le suicide d'un évangéliste nommé Paul Westin. Cet homme devait devenir le secrétaire d'État à la Défense 10 ans plus tard et provoquer une attaque nucléaire préventive. Tim aperçut Annie avec les enfants au loin. Il lui fit signe de ne pas approcher. Smith évoqua un autre Institut très petit et à la pointe du progrès. Cet institut ne ferait pas subir des injections et des punitions aux enfants. Il serait situé en Suisse et hébergerait six pensionnaires adultes. Leurs taux de BDNF n'étaient pas corrélés à leurs talents particuliers. C'était des précogs. Luke arriva. Smith continua son explication. Les six précogs pouvait survoler l'avenir et signaler les endroits où allaient se produire de fortes déflagrations. Cela avait permis de prendre des mesures préventives. Des milliers d'enfants étaient morts dans ce processus, mais des milliards avaient été sauvés. Annie et les deux autres enfants descendirent le chemin. Tim ne voulait pas croire à la précognition. Luke lui dit que la précognition existait. Il s'était renseigné sur le sujet. Les pensionnaires de l'institut en Suisse traquaient les individus charnières sur lesquels pouvait reposer l'extinction de l'espèce humaine. Mais Tim refusait de croire que l'on pouvait prédire l'avenir. Annie raconta qu'elle avait une tante qui il voyait l'avenir. Elle avait prédit que Truman deviendrait président. Elle avait sauvé ses fils en leur interdisant de sortir un soir ou un incendie allait tuer leurs amis. Smith reprit la parole pour dire que la protection du monde n'existait plus à cause de Luke. Tim demanda à Luke s'il croyait ce que venait de raconter Smith et Luke répondit non. Luke pensait qu'il existait des personnes capables d'avoir des flashs précognitifs et elles n'étaient pas si rares que ça. C'est ce que Tim pouvait appeler l'instinct. Et Tim repensa au jour où il avait eu l'instinct de descendre de l'avion. Smith reprit la parole et son zézaiement réapparut. Tim trouva cela intéressant. L'arrivée des enfants lui avait fait perdre le contrôle de la conversation et son expression indiquait qu'il n'y était pas habitué. En effet, les enfants étaient capables de lire dans ses pensées. Luke révéla à Tim qu'il avait compris que toute cette opération reposait sur la précognition. Il avait appliqué la loi de Bernoulli, une méthode précise pour exprimer les probabilités. Cette loi appliquée aux statistiques de précognition faisait émerger une tendance. Lorsque le temps entre la prédiction et l'événement prédit s'allongeait, les probabilités pour que celle-ci se réalise diminuaient. Luke s'adressa à Smith pour lui dire qu'il était au courant de cela et les personnes avec qui il travaillait le savaient aussi. Mais Smith rétorqua que de nouveaux tests étaient effectués à chaque fois qu'un nouveau précog était ajouté. On leur demandait de prédire une succession d'événements aléatoires et Smith prétendait que son organisation enregistrait des succès depuis près de trois quarts de siècle. Kalisha lui répondit que les tests se concentraient toujours sur des événements proches. Les enfants formèrent un cercle et Tim entendit le bourdonnement. Luke reprocha à Smith de se baser sur des prédictions à 10,20 et même 25 ans. Smith répondit qu'il valait mieux prévenir que guérir. Luke lui reprocha de ne pas tenir compte des facteurs aléatoires. Il y avait trop de variables. Alors Smith dit que même si le réseau de l'institut n'avait pas sauvé 500 fois le monde d'une destruction atomique mais cinq fois. Cela en valait quand même la peine. Tim n'était pas d'accord. Pour lui des individus sains d'esprit ne sacrifiaient pas des enfants sur l'autel des probabilités. Puis il demanda à Smith de s'en aller. Smith rétorqua que lui et son équipe reconstruiraient. Enfin il ordonna à Tim de ne pas accorder d'interviews ou de révéler ce qu'il savait sur Internet. Avant de partir, il déclara à Luke s'il croyait ce qu'il voulait croire mais qu'il le découvrirait par lui-même le moment venu pour son malheur. Annie aurait voulu se débarrasser de Smith mais Kalisha lui expliqua que cela les aurait poussés à devenir comme lui.

2

Wendy était toujours bloquée à Columbia. Pendant le dîner, Tim remarqua que Kalisha pleurait. Elle avait peur que Smith ait raison. Luke voulut la rassurer mais elle avait lu dans ses pensées que lui-même n'était pas si sûr de lui. Alors Tim leur dit qu'ils n'y étaient pour rien et que Smith était venu pour leur empoisonner la vie. Il dit aux enfants qu'ils avaient utilisé leur amour et leur intelligence et ils avaient survécu.

3

C'était le jour du départ de Nick. Il descendit le chemin avec Kalisha. Wendy conduirait le garçon à la gare routière. Nick avait besoin d'un moment avec Kalisha pour lui dire adieu. Tim avait préparé Nick à raconter une histoire quand la police lui poserait des questions sur son enlèvement. Puis il avait serré Nick et dans ses bras. Il avait deviné que Nick s'en tirerait même si la police le bombardait de questions en répétant que tout cela n'avait aucun sens. Celui qui inquiétait Tim, c'était George car c'était un véritable moulin à paroles. Alors il lui avait inculqué un message : ce que tu ne sais pas te protège. Ce que tu inventes peut provoquer ta chute. Luke savait que Nick était très amoureux de Kalisha. Lui-même l'était aussi. Wendy emmena Nick Nick avait dans sa chaussure une clé . Kalisha enfouit son visage dans ses mains et fondit en larmes. Alors Luke la réconforta.

 

4

15 jours plus tard, Kalisha s'en alla. Wendy lui avait offert un petit sac à main avec l'intérieur 70 $ et une carte téléphonique. Une clé, identique à celle de Nikki, était glissée dans une de ses baskets. Elle étreignit Tim de toutes ses forces pour le remercier. Elle lui dit qu'elle espérait ne pas avoir le monde disparaître à cause d'elle. Tim la rassura encore à ce sujet. Elle regrettait le pouvoir qu'elle avait eu avec les autres. Même si elle savait que personne ne devait avoir un tel pouvoir, surtout pas des enfants. Elle offrit à Luke un paquet de cigarettes bonbons qu'elle avait gardé de l'Institut. Luke ne put retenir ses larmes et cette fois ce fut Kalisha qui le prit dans ses bras.

5

Quand Wendy et Kalisha furent parties, Tim demanda à Luke s'il voulait jouer aux échecs. Mais il n'en avait pas envie. Il se sentait vide. Luke demanda à Tim s'il pensait que Nick et Kalisha seraient obligés d'utiliser la clé. Cette clé permettait d'ouvrir un coffre dans une banque de Charleston. Il contenait la clé USB que Maureen avait donnée à Luke. Tim pensait que ce serait suffisant à les protéger. La vidéo pourrait déclencher une enquête. L'organisation de Smith devrait renoncer à ses espoirs de relancer son programme. Puis Tim étreignit Luke. Il avait envie de dire à Luke qu'il était courageux et qu'il était fort, que ses parents seraient fiers de lui. Il avait envie de dire à Luke qu'il l'aimait mais les mots lui manquaient. Parfois, une étreinte était de la télépathie.

6

Derrière la maison de Tim se dressait un vieux chêne. Luke s'assit dessous. Il contempla au loin ce que Wendy surnommait les Montagnes russes. Il pensait que c'était Avery le héros, et à lui. Il sortit de sa poche le paquet de cigarettes et en prit une. Il grignota la sucrerie. Il en restait trois. Peut-être valait-il mieux les garder pour plus tard.

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8 août 2024

L'Institut IV

3

Les frères Beeman, deux adolescents qui vivaient dans le camp de caravanes au sud de la ville débarquèrent à midi. Ils étaient censés aider Tim à décharger le matin même. Tim aurait bien voulu les virer mais il avait besoin d'eux. Quand ils déchargèrent le wagon, Tim remarqua que Norbert n'arrêtait pas de les espionner depuis le matin. C'était bien la première fois que Norbert s'intéressait à l'arrivée et au départ du train. À 12:50, un vieux break Ford arriva. Tim avait remarqué que Phil Beeman avait fumé des pétards avec son frère. Il se demanda s'il serait capable de faire la livraison à l'épicerie. Le docteur Roper descendit du break. Il avait la soixantaine, il était obèse et transportait une bible à côté de son stéthoscope.

4

Stackhouse avait prévu d'effectuer le voyage avec les deux équipes d'extractions mais Mme Sigsby décida de prendre sa place. Elle avait l'intention de rédiger son rapport sur place. Elle espérait pouvoir être de retour le lendemain matin. Stackhouse accompagna la directrice jusqu'à la voiture. La directrice aurait pour chauffeur Robin Lecks et elle serait aussi accompagnée par Michelle Robertson. Mme Sigsby pensait pouvoir arriver à DuPray dans la soirée. Stackhouse lui rappela que c'était Williams qui dirigerait les opérations quand ça commencerait à chauffer. Avant de monter dans la voiture elle lui demanda de faire en sorte qu'Avery subisse l'épreuve du caisson et soit envoyé à l'Arrière avant son retour.

5

Tim regarda le train s'éloigner avant de retourner sous l'auvent de la gare. Il fut surpris de constater que Norbert était toujours présent. Alors il lui demanda de s'en aller. Tim savait que Norbert quittait rarement son bureau au motel où il regardait le sport et des films pornos sur sa télé. Annie était toujours dans le bureau de M. Jackson. Elle était en train de regarder la paperasse dans la corbeille. Tim lui dit que cela ne la regardait pas. Annie raconta à Tim de ce que Luke lui avait dit. Elle pensait que Luke été victime d'un complot. Tim la remercia de s'être occupée de l'enfant et lui demanda de s'en aller. Avant de partir, Annie conseilla à Tim d'en parler au shérif et de rester sur ses gardes car les ravisseurs de Luke pouvaient très bien revenir armés. Elle savait bien que Tim ne le croyait pas mais elle ajouta que l'enfant lui aussi avait parlé des hommes en voiture noire.

6

Le docteur avait fini sa consultation. Il avait bandé l'oreille de Luke. Il dit à Tim que l'enfant leur cachait quelque chose. Peut-être même pas mal de choses. Il conseilla à Tim de promettre un bon gros repas au restaurant à l'enfant pour obtenir toute l'histoire. Après le départ du médecin, Tim téléphona à Bill Wicklow, l'adjoint du shérif qui devait reprendre le poste de veilleur de nuit après Noël. Il lui demanda de le remplacer. Puis il demanda à Luke quel était son vrai nom. Après une brève hésitation, Luke le lui dit.

7

Avery se mit à trembler. Il portait encore les mêmes vêtements trempés que lorsque le Zeke et Carlos avaient sorti son petit corps inconscient du caisson. Il s'accrochait à ce qu'il avait appris. Gladys le conduisait à l'Arrière. Elle était terrorisée et le resterait jusqu'à ce que Luke soit de retour. Le docteur James accueillit Avery. Les lumières de Stasi réapparurent. Ce n'était pas grave car Avery pouvait les chasser à sa guise. Il avait failli mourir dans le caisson. En réalité, le caisson l'avait transformé. Il savait qu'il pourrait terroriser Gladys, s'il le souhaitait. Avery sentit que quelque chose clochait chez le docteur James. Comme si son cerveau était contaminé par la radioactivité. Avery fut conduit dans sa chambre par Henry. Avery regarda Gladys et elle se mit à grelotter. Il trouvait ça magnifique.

8

Tim demanda à Luke où il avait été kidnappé. Il raconta tout ce qu'il savait sur son enlèvement. Mais il avait faim. Alors Tim appela Wendy.

9

La chambre d'Avery à l'Arrière était austère. Un simple lit de camp, pas de posters de personnages de dessins animés au mur, pas de figurines sur la commode. Mais il s'en fichait. Il devait se comporter en adulte désormais. Il repensa à son dernier Noël avec ses parents. Son père l'avait aidé à fabriquer un magnifique château en Lego. Étape par étape. C'était une chose qu'ils n'avaient pas réussi à copier à l'Institut. Avery percevait le bourdonnement permanent. Il avait vu une porte verrouillée à double tour qui donnait sur l'Arrière de l'Arrière. Les intendants appelaient cette porte Gorky Park car les enfants qui vivaient là étaient des gorks, c'est-à-dire l'acronyme de God Only Really Knows : Dieu seul le sait vraiment. C'était un terme servant à désigner des personnes ayant subi des traumatismes crâniens ou se trouvant dans un état végétatif. Les chambres étaient fermées à clé. Il pensait qu'il pourrait ouvrir la porte avec l'aide de George. Étape par étape. Les employés ne portaient pas de badges mais Avery n'en avait pas besoin. Il savait que l'intendant qui venait d'entrer s'appelait Jacob. Jake le serpent, pour ses collègues. C'était un ancien militaire. Avery avait perçu que cet homme aimait trop faire du mal aux gens. Jacob lui proposa d'aller manger et de voir un film. Au réfectoire, la plupart des enfants ressemblaient à des zombies. Avery avait senti la présence de Kalisha avant même d'arriver. Quand il la vit, il dut réprimer l'envie de se précipiter pour se jeter à son cou. Helen était à côté d'elle. Kalisha la faisait manger. Avery salua Kalisha par la pensée. Elle tourna la tête et le regarda. Un grand sourire éclaira son visage. Nick lui sourit aussi. George lui souhaita la bienvenue dans la maison du bonheur. Une certaine Corinne lui expliqua qu'il devait prendre un bol s'il voulait manger. Avery sentait que cette femme aimait donner des gifles. La migraine de Kalisha était féroce aujourd'hui mais elle souriait malgré tout. Avery avait envie de rire et de pleurer en même temps. Nick lui conseilla de manger car il ne fallait pas regarder les films le ventre vide. Avery informa Kalisha de la réussite de Luke. Grâce au caisson d'isolation, Avery était différent d'eux. Il savait des choses. Par exemple, une grande partie des tests effectués à l'Avant concernaient des projets annexes menés par le docteur Hendrickx, mais les injections avaient une utilité pratique. Avery pouvait faire apparaître les lumières de Stasi presque à volonté. Il n'avait pas besoin des films et il n'avait pas besoin de participer à la pensée de groupe. Créer la pensée de groupe était la principale fonction de l'Arrière. Mais il n'avait que 10 ans. Ce qui était un problème. Avery savait que Frieda l'avait trahi. Il sonda Helen et constata qu'elle était toujours là. Il comprit qu'elle devait se cacher. Il y avait dans sa tête une éponge imbibée de douleur qu'elle essayait de fuir. Avery pénétra dans son esprit. Il pensait pouvoir soulager Helen. Il ordonna à la migraine de Helen de foutre le camp. Elle refusa. Il insista et les lumières colorées firent leur apparition devant lui. Il demanda de l'aide à Kalisha. Ils poussèrent ensemble. Cela ne suffisait pas alors George et Nick les aidèrent. La migraine fut calmée. Helen put manger toute seule. Avery savait que la migraine d'Helen reviendrait. Elle empirerait chaque fois qu'elle regarderait les films. Et ce serait pareil pour les autres. Et pour lui aussi, tôt ou tard. Il finirait tous par rejoindre le bourdonnement qui émanait de Gorky Park. Avery songea qu'ils pourraient fabriquer un bouclier tous ensemble. Avery transmis un message à Kalisha. Il fallait aider Luke mais il ne savait pas comment assembler les pièces. Un intendant arriva pour proposer des cigarettes. Elles étaient gratuites. On encourageait les enfants à fumer. Avery proposa à ses amis de construire un château. Kalisha comprit. Il fallait prendre possession de cet endroit.

10

La relation entre Wendy Gullickson et Tim s'était considérablement réchauffée depuis leur premier rendez-vous au restaurant mexicain d'Hardeeville. Ils étaient en couple. Elle était venue apporter à manger pour Luke. Après avoir terminé son repas, Luke fondit en larmes. Wendy le prit dans ses bras. Tim expliqua la situation à Wendy. Puis il demanda à Tim de leur raconter toute l'histoire. Mais avant Luke demanda à Tim d'aller voir si le type était toujours dehors. Il était bien assis dans un rocking-chair devant la gare. Quand il vit Tim, il regagna son motel. Alors Luke raconta son histoire.

11

Il y eut un moment de silence puis Tim estima que tous ces enlèvements auraient dû finir par donner l'alerte. Mais Wendy n'était pas d'accord. 500 000 enfants disparaissaient chaque année aux États-Unis. Mais dans l'immense majorité des cas les enfants revenaient d'eux-mêmes. Mais il restait des dizaines de milliers de disparitions. Wendy fit la remarque que les enfants disparus ne laissaient pas des parents assassinés derrière eux. Tim pensait qu'un programme secret aurait été possible avant l'arrivée de l'informatique. Mais à présent, les plus grands secrets du gouvernement avaient été balancés sur Internet par WikiLeaks. Luke rétorqua que les Allemands avaient réussi à construire des camps de concentration durant la seconde guerre mondiale pour tuer des millions de juifs, de gitans et d'homosexuels. Wendy fit remarquer que les gens qui vivaient à proximité des camps savaient ce qui s'y passait. Il était prêt à parier 1 million de dollars que les habitants de Dennison River Bend savaient qu'il se passait quelque chose. Luke était déçu. Il avait compris que Wendy et Tim ne le prenaient pas au sérieux. Wendy demanda pourquoi l'Institut ne poussait pas les enfants à tuer des gens dangereux comme Ben Laden. Luke ne savait pas comment l'Institut sélectionnait ses cibles. Tim proposa une expérience à Luke. Luke devait deviner à quel chiffre il pensait. Mais Luke attendit vainement les points lumineux. Puis Tim demanda à Luke de faire bouger le sac en papier qui avait contenu la nourriture. Luke échoua. Mais il réussit à deviner que Wendy allait partir en voyage pour voir sa soeur. Wendy ne put cacher son étonnement. Il avait joué ses cartes l'une après l'autre, il ne lui en restait plus qu'une. Puis Tim entraîna Wendy dans le bureau voisin. Il voulait lui parler. Elle s'en alla et Tim revint auprès de Luke. Tim revint auprès de Luke. Il allait le conduire au poste de police. Luke croyait que Wendy et Tim l'avaient pris pour un parano. Alors il accepta à condition de pouvoir montrer autre chose avant. Il se pencha en avant pour le regarder et dit à Tim que si les hommes revenaient, ce serait avec des armes car ils étaient terrorisés à l'idée que quelqu'un puisse le croire. Tim répondit que c'était noté. Wendy revint. Alors Luke leur révéla que la femme qu'il avait aidé à s'enfuir lui avait donné un couteau et une clé USB. Il leur montra la clé USB.

12

Il y avait 18 pensionnaires à Gorby Park. Ils eurent droit à 20 minutes de temps libre avant le début de la projection. Kalisha, Nick, George, Avery et Helen se rendirent dans l'espace détente. Ils y trouvèrent Katie Givens, les yeux fixés sur la télévision. Iris apparut. Elle paraissait plus en forme que ces derniers jours. Kalisha se sentait mieux elle aussi. Idem pour Nick et George. Il y avait au moins 12 intendants en service. Mais ils étaient toujours plus nombreux les jours de cinéma. Les enfants communiquèrent par la pensée. Nick avait déjà pensé à prendre le contrôle de l'Arrière avant l'arrivée d'Avery. Mais il pensait que leurs pouvoirs étaient trop limités pour réussir. Avery demanda à Kalisha de l'aider à assembler les pièces. Kalisha repensa au vieil autocollant Hillary Clinton sur le pare-chocs arrière de la voiture de sa mère. Il disait : plus forts ensemble. Il en allait de même ici, à l'Arrière. George pensait qu'ils seraient capables de foutre la trouille aux intendants mais pas plus car les intendants avaient leurs bâtons électriques. Iris n'arrivait pas à communiquer par la pensée car elle avait trop mal à la tête. Alors Avery et ses amis la soignèrent. Ensemble, ils étaient fort, mais pas encore assez. Pas plus que Hillary Clinton car le type qui était en face d'elle et ses supporters disposaient de l'équivalent politique des bâtons électriques des intendants. Corinne entra dans la salle. Comme si elle avait senti quelque chose. Elle leur annonça que c'était l'heure du cinéma.

13

Les enfants devaient laisser les briquets et les cigarettes à l'entrée avant de voir le film. Kalisha, Nick, George, Helen, Iris et Avery prirent place au premier rang. Nick voulut faire une blague sur le film en disant qu'on leur présentait un film oscarisé dans la catégorie documentaire le plus merdique. Phil lui donna une claque sur le crâne. Le docteur Hendrickx apparut sur l'écran. Rien qu'en voyant le cierge magique éteint dans sa main, Kalisha sentit sa bouche devenir sèche. Une chose lui échappait, une pièce cruciale du château d'Avery. Elle savait que les soirs où le cierge magique était allumé, ils étaient assez forts. Le docteur Hendrickx souhaita la bienvenue aux enfants. Il agita le cierge en faisant un clin d'oeil et Kalisha eut envie de vomir. Kalisha était sur le point d'avoir la réponse à sa question mais à ce moment-là Katie poussa un grand cri de joie. Elle était contente parce qu'un dessin animé de Bip-Bip le coyote apparaissait sur l'écran. Puis un homme en costume gris apparut sur l'écran. Il avait un micro. C'était un prédicateur qui faisait un sermon devant des milliers de personnes. Il s'en prenait aux politiciens et aux juges. Les points de couleur apparurent en clignotant. Le bourdonnement s'amplifia, puis s'affaiblit. Quand les points se dissipèrent, les enfants virent le prédicateur monter à bord d'un avion en compagnie d'une femme et les points réapparurent. Le bourdonnement s'amplifia, puis faiblit. Le prédicateur apparut dans une autre séquence et dans la salle de projection, plusieurs sièges inoccupés se mirent à claquer tout seul et la porte s'ouvrit à la volée. On voyait le prédicateur dans une sorte de refuge pour sans-abri. Sa femme se tenait à côté de lui. Chaque séquence était accompagnée des points et du bourdonnement. Chaque fois que les lumières de Stasi réapparaissaient, elles semblaient plus lumineuses. Les enfants avaient des leviers et le moment venu ils les actionneraient. Tout à coup, la voix du prédicateur fut remplacée par celle du docteur Hendrickx. Le docteur expliqua aux enfants que le prédicateur s'appelait Paul Westin et habitait à Deerfield dans l'Indiana. Il leur demanda de répéter. Et les enfants se mirent à psalmodier. Pour Kalisha, c'était le moment le plus terrible des soirées de cinéma. Elle détestait cette sensation de bien-être. Elle détestait cette image des leviers attendant d'être actionnés. Elle avait l'impression d'être une poupée sur les genoux du docteur Hendrickx. Le docteur Hendrickx réapparut sur l'écran, souriant, tenant le cierge magique éteint. Les lumières de Stasi réapparurent pour la dernière fois. Le bourdonnement était plus fort que jamais mais il cessa aussitôt. La plupart des enfants sortirent de la salle sauf Donna, Len, Hal et Jimmy. On les autorisa à s'attarder dans l'espace avant de regagner leurs chambres fermées à clé pour la nuit. Kalisha remarqua que les migraines s'atténuaient après les projections. Mais c'était temporaire. Nick dit à ses amis que quelqu'un, quelque part, n'aimait pas beaucoup le révérend Paul Westin. Kalisha lui fit signe de se taire car il y avait des micros au plafond. Kalisha savait que la prochaine projection serait différente. Le docteur Hendrickx apparaîtrait avec un cierge magique allumé. Des leviers seraient actionnés. Leurs migraines disparaîtraient totalement et à la place des 20 minutes de répit habituelles, les enfants connaîtraient huit heures de soulagement. Le prédicateur ferait une chose qui changerait sa vie ou y mettrait fin. Et les migraines des enfants réapparaîtraient. Avery projeta une pensée d'une grande clarté à Kalisha. Elle comprit quelle était la pièce qui lui manquait. Les gorks voyaient ce que les enfants voyaient. C'était la raison pour laquelle ils étaient gardés. Les gorks n'étaient plus que la batterie et les enfants l'interrupteur. Avery en avait conclu qu'il fallait se servir des gorks. George leur fit comprendre que Mme Sigsby devait concentrer tous ses efforts sur Luke. C'était le moment d'agir.

14

Tim et Wendy conduisirent Luke au bureau du shérif de Fairly Country. Luke fut présenté aux adjoints Faraday et Wicklow. Faraday confirma l'assassinat des parents de Luke. Luke se laissa tomber sur la chaise pivotante et la chaise partit à reculons. Il était en colère car le docteur Hendrickx et Mme Sigsby avaient menti en disant que ses parents allaient bien. Il expliqua à Wendy qu'il avait un ordinateur à l'Institut mais que les sites d'information étaient bloqués. Il avait trouvé une solution de rechange. Les intendants et les médecins ne l'avaient pas surpris car ils étaient paresseux. Tag avait consulté Internet pour en savoir plus sur les parents de Luke. Il avait également appris que Luke était un enfant surdoué. Tag savait que la police ne semblait pas considérer Luke comme suspect mais avait très envie de l'interroger. Bill demanda à Luke s'il avait tué ses parents. Luke répondit qu'il aimait ses parents. S'ils avaient été assassinés, c'était parce que c'était lui que l'on était venu chercher. À cause de ses pouvoirs. Tim voulait que Luke se repose dans une des cellules mais cela fit paniquer l'enfant. Tim commença à croire à l'histoire de ce garçon. Même s'il ne croyait pas à ses pouvoirs psychiques. Wendy proposa que Luke se repose sur le canapé de la salle d'attente. Luke accepta. Puis il demanda à Tim de se renseigner sur Hollister. Il expliqua aux deux adjoints du shérif que Hollister se faisait passer pour son oncle comme tous les types qui le surveillaient. Tim demanda à Wendy de conduire les deux officiers dans le bureau du shérif pour leur répéter ce que Luke leur avait raconté. Tim voulait que le shérif soit de retour avant de consulter la clé USB avec lui. Tim ne s'était pas senti aussi réveillé depuis longtemps. Depuis qu'il avait quitté la police de Sarasota. Il voulait savoir qui était réellement Luke derrière cette histoire de dingue. Il téléphona au motel mais personne ne répondit. Puis il sortit la clé USB de sa poche. Il pouvait patienter. Il laissa Luke dormir sur le canapé.

15

Mme Sigsby, le docteur Evans et les équipes Rouge Rubis et Opale arrivèrent à Alcolu à 17:15. Pour faciliter les communications avec Stackhouse resté à l'Institut, ce groupe avait pris le nom d'équipe Or. Mme Sigsby téléphona à Stackhouse. Elle lui demanda des nouvelles de leur homme à DuPray. Il lui raconta que Luke avait été blessé en se cognant à un poteau et qu'un homme l'avait conduit dans un entrepôt à côté de la gare. L'enfant avait été soigné par un médecin et une adjointe du shérif était arrivée. Pour Stackhouse, le fait que Luke soit dans une petite ville était une bonne nouvelle. Comme les habitants savaienttout  sur tout le monde, c'était plus facile pour recueillir des informations. De plus, cela signifiait que les adjoints du shérif suivraient le protocole c'est-à-dire attendre que le chef arrive pour le laisser décider de la suite. Stackhouse préconisa de tuer Luke au plus vite et de s'occuper de faire le ménage plus tard. Mme Sigsby avait choisi des voitures passe-partout pour la suite des opérations. Pas de voiture noire. Annie l'orpheline aurait été déçue.

16

L'équipe Or était dirigée par Denny et Louis. Ils avaient emmené une mallette contenant des armes. Ils les distribuèrent aux membres des équipes Rouge Rubis et Opale. Le docteur Evans était ici contre son gré et ne voyait pas l'utilité de sa présence si l'objectif était de tuer Luke. Mme Sigsby lui dit que l'enfant pourrait peut-être être récupéré vivant. Elle transmis le commandement à Denny. L'objectif était de se garer derrière le cinéma de DuPray, attendre que l'informateur confirme que Luke était toujours à l'intérieur du poste de police puis Denny et Michelle joueraient un couple de touristes pour examiner les environs. Il fallait savoir combien d'officiers seraient présents dans le poste de police. En cas de fusillade, Luke serait éliminé sur place. Mme Sigsby rappela Stackhouse qui lui dit que le shérif venait de rentrer au poste. Il était temps d'intervenir. Stackhouse demanda à Julia Sigsby de les tirer de ce merdier.

17

Le shérif John Ashworth arriva à DuPray à 18:20. Au même moment, les enfants entraient dans la salle pour regarder le film sur le prédicateur. Il demanda à son équipe qui était l'enfant qui dormait sur le canapé. Il demanda à Tag qui avait tabassé cet enfant. Tim lui donna les informations. Le shérif ne crut pas à cette histoire. Alors Tim lui demanda de s'asseoir et reprit ses explications.

18

Pendant que Tim répétait au shérif l'histoire telle que Luke la leur avait racontée, l'équipe Or approchait et Nick faisait entrer dans l'espace détente de l'Arrière les enfants qui étaient restés dans la salle de projection. Iris était assommée mais Donna, Jimmy et Hal avaient l'ai juste un peu sonnés. Avery leur envoya une pensée pour leur expliquer qu'il n'y aurait plus jamais de projection. Avery proposa à ses amis de former un cercle. Seule Iris resta prostrée. Helen la prit par les épaules pour l'introduire dans le cercle. A l'instant même où elle se trouva reliée à Jimmy d'un côté et à Helen de l'autre, sa tête se redressa et elle demanda où elle était. Quelque chose était en train de changer et de charger. Len qui était resté prostré devant la télé, se réveilla lui aussi. Kalisha savait ce qui allait advenir et elle le redoutait. Huit enfants munis de puissants explosifs, ça pouvait mal finir mais c'était si bon. Avery leur demanda de se concentrer avec lui. Ils se mirent à psalmodier, "Pensez au cierge, pensez au cierge ». Les points apparurent, plus brillants que jamais. Puis le cierge magique qui crachait son éclat. Soudain, ils n'étaient plus seulement 11. Ils étaient 28. Kalisha était frappée par la grâce.

19

Quand Tim eut fini de raconter l'histoire de Luke, le shérif demeura muet plusieurs secondes puis il prit la clé USB. Il demanda à Wendy de réveiller Luke. Il voulait que l'enfant regarde ce qu'il y avait sur la clé en même temps qu'eux. Il se réveilla en disant que les enfants faisaient quelque chose. Il avait vu le cierge magique. Il se mit à crier comme s'il ordonnait à ses amis de tuer les ordures. Les portes des quatre cellules du bureau du shérif claquèrent. Tim sentit un souffle d'air passer devant lui et Wendy laissa échapper un petit cri. Les papiers posés sur le bureau du standard s'envolèrent. Tous les officiers de police présent regardèrent Luke avec des yeux exorbités. Quand les lumières de Stasi s'en allèrent, Luke retrouva son calme. Bill leur annonça que les aiguilles de la pointeuse du veilleur de nuit s'étaient mises à bouger brutalement. Le shérif se présenta à Luke. Il lui serra la main. Il lui demanda si c'était lui qui avait fait tout bouger dans le bureau. Luke ne savait pas. Il demanda à Wendy d'apporter un cachet d'aspirine pour l'enfant. Luke dit au shérif qu'il savait où il s'était rendu dans l'après-midi et que sa mère n'avait pas arrêté de lui parler de ses barrettes. La mâchoire du shérif se décrocha. Tag déclara qu'il y avait peut-être du vrai dans toute cette histoire. Le shérif voulut voir ce qu'il y avait sur la clé tout de suite.

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Sur la clé USB, il y avait une vidéo dans laquelle on voyait Maureen. Ce qu'elle dit enfonça un poignard de glace dans le coeur de Luke. Elle dit que si Luke regardait ces images, c'est parce qu'il était libre et qu'elle-même était morte. Puis elle dit que son fils pourrait aller à l'université sans savoir d'où venait l'argent. Elle raconta être partie en Irak durant la seconde guerre du Golfe puis en Afghanistan. Elle avait participé à des interrogatoires poussés. L'élocution posée et fluide de Maureen était une révélation pour Luke. Elle semblait tellement plus intelligente que lors de leurs conversations à voix basse près du distributeur de glaçons. Maureen avait assisté à des tortures dans la baignoire. Au début, elle avait été choquée mais au bout d'un moment elle s'était habituée. Maureen avait fini par ne plus vouloir torturer les gens. Elle jouait la gentille non-combattante qui venait leur donner à boire et à manger. Elle leur expliquait que les interrogateurs faisaient une pause et que les micros ils étaient éteints. Elle leur faisait croire qu'elle voulait les aider. Elle leur disait également que s'ils ne parlaient pas leurs familles seraient tuées. Généralement, ça ne marchait pas, mais parfois, quand les soldats revenaient pour les interroger, les prisonniers leur racontaient ce qu'ils voulaient savoir. Maureen pensait avoir un visage qui inspirait confiance. Quelqu'un était venu la trouver et elle elle avait été engagée par l'Institut. Ce n'était à Mme Sigsby. Ce n'était pas non plus Stackhouse. C'était un homme âgé. Il lui avait proposé un boulot facile mais réservé à une personne qui savait se taire. L'homme avait affirmé que Maureen servirait son pays bien plus que dans le désert. Alors elle avait accepté. Quand elle avait eu des problèmes financiers, elle avait réclamé le poste qu'elle avait déjà occupé. Mme Sigsby et Stackhouse l'avaient laissée essayer. Cela consistait à moucharder. Elle avait travaillé à l'Institut pendant 12 ans. Mais elle n'avait mouchardé que durant les 16 derniers mois. Et à la fin, elle ne supportait plus ce qu'elle faisait. Contrairement aux prisonniers qu'elle avait interrogés en Irak, les enfants n'avaient fait sauter personne. Si elle n'était pas tombée malade et si elle n'avait pas rencontré Luke, elle aurait continué. Elle avait compris que Luke était beaucoup plus intelligent que les autres enfants et beaucoup plus que les gens qui l'avaient enlevé. Elle ne voulait pas qu'ils finissent comme les centaines d'autres enfants. Peut-être même des milliers. Maureen espérait que Luke pourrait faire éclater au grand jour ce qui se passait à l'Institut depuis 60 ans. Et tout faire s'écrouler sur leurs têtes. Comme Samson dans le temple, pensa Luke. Maureen ajouta que cela pouvait entraîner la fin du monde.

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Denny gara la voiture sur le bas-côté et les autres l'imitèrent. Il demanda à Mme Sigsby, le docteur Evans et Michelle d'éteindre les radios et de couper les téléphones portables. Ils étaient en opération ultrasecrète. Puis ils s'approchèrent de DuPray.

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Corinne Rawson bavardait avec Jake the Snake et Phil the Pill devant la salle de projection. Elle avait été maltraitée par ses parents et deux de ses quatre frères. Elle n'avait jamais eu d'états d'âme vis-à-vis de son travail à l'Arrière. Elle savait que les gamins la surnommaient Corinne la gifleuse et ne s'en offusquait pas. Dans son esprit, c'était un prêté pour un rendu. De plus, c'était pour une bonne cause. Il y avait deux équipes : alpha et bêta. Chacune travaillait quatre mois d'affilée puis avait droit à quatre mois de congé. Corinne approchait de la fin de sa rotation. Elle regagnerait sa petite maison du New Jersey où l'attendait sa compagne, Andrea. Elle devrait décompresser pendant une semaine dans le village voisin avant de retourner chez elle. La faible télépathie disparaîtrait durant ce séjour au village. Elle avait remarqué l'effet qu'avait le bourdonnement sur le docteur Hallas et le docteur James. Horace Keller, un intendant avec lequel elle avait sympathisé qualifiait Heckle et Jeckle de "cinglés ultra-performants ». Mais il pensait qu'ils finiraient par craquer. Corinne, Jake et Phil sentirent que le bourdonnement avait atteint le niveau qu'il avait lors des soirées cinéma, quand le cierge magique était allumé. Pourtant, ce soir, le bourdonnement parvenait d'une autre direction. De l'espace détente où les enfants étaient rassemblés après la projection. Corinne se précipita vers l'espace détente en dégainant son bâton électrique. Jake la suivit. Phil resta où il était, apeuré. Corinne découvrit presque une douzaine d'enfants. Ils formaient un cercle en se tenant par la main. Le bourdonnement était si fort que Corinne en avait les larmes aux yeux. Elle voulut envoyer une décharge à Avery mais sa main s'ouvrit et le bâton tomba sur la moquette. Kalisha la regarda, un sourire insolent sur les lèvres. Elle voulut la gifler mais tous les enfants se mirent à psalmodier : Frappez ! Frappez Frappez ! Corinne commença à se donner des gifles avec la main droite puis avec la gauche. Elle tomba à genoux au moment où Jake passait devant elle en coup de vent. Il s'envoya une décharge entre les yeux. Il fut projeté en arrière et s'enfonça l'extrémité de son bâton dans la bouche. Sa gorge enfla puis il bascula vers l'avant, tête la première, enfonçant le bâton électrique jusqu'à la garde. Kalisha emmena les enfants dans le couloir. Phil recula en les voyant. Un peu plus loin, le docteur Hallas s'était pétrifié. Des poings se mirent à marteler la porte à double battant verrouillée du pavillon A. Phil lâcha son bâton électrique et dit aux enfants qu'il n'interviendrait pas. La porte de la salle de projection se referma brutalement et lui coupa trois doigts. Le docteur Hallas s'enfuit. Deux intendants se précipitèrent vers Kalisha et sa bande, bâton au poing. Ils s'arrêtèrent devant la porte du pavillon A, s'électrocutèrent mutuellement et tombèrent à genoux. Ils continuèrent à échanger des décharges jusqu'à ce qu'ils s'écroulent. D'autres intendants apparurent mais ils battirent en retraite. Les enfants marchèrent vers la porte du pavillon A. Au coeur du bourdonnement.

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Le shérif continuait de regarder la vidéo de Maureen. Elle disait qu'elle ne savait pas comment l'Institut choisissait les cibles. Et ça devait fonctionner puisque personne n'avait lancé de bombe atomique ni déclenché de guerre mondiale. Elle évoqua le test que subissaient les nouveau-nés, le BDNF. C'était ce test qui provoquait l'enlèvement des enfants quand ils avaient un fort potentiel. Puis Maureen décrivait ce qui se passait à l'Avant. Elle disait que le docteur Hendrick appelait certains enfants les « roses », leur faisait subir des injections pour qu'ils développent parfois la télépathie et la télékinésie. Quand les enfants étaient prêts à travailler, on les transférait à l'Arrière. Il fallait mettre les enfants ensemble dans la salle de projection pour que leur force devienne exponentielle. Les enfants étaient utilisés pour éliminer certaines personnes. Maureen donnait les noms des personnes ciblées. Maureen révélait qu'il fallait un apport permanent d'enfants car l'Arrière les épuisait. Jusqu'à ce qu'ils meurent. Puis l'Institut incinérait les enfants. Cela choqua le shérif. Maureen parlait des deux médecins qui travaillaient en permanence à l'Arrière et qui perdaient la boule. C'était la raison pour laquelle les intendants, le personnel du réfectoire et les femmes de ménage alternaient. Luke se mit à pleurer. Maureen expliquait qu'elle l'avait aidé à s'enfuir et que ça avait été la décision la plus difficile de toute sa vie car le bateau risquait de couler et ce serait à cause d'elle. Elle avait dû choisir entre la vie de Luke et peut-être celle de milliards d'autres personnes sur terre. Une autre vidéo débuta. C'était une vidéo clandestine que Maureen avait enregistrée à l'Institut. Les larmes de Luke redoublèrent. Sur la vidéo, on pouvait avoir l'Arrière. On pouvait voir une fillette qui fumait dans la salle de projection. Cela étonna Wendy. Puis on voyait un intendant. Le shérif remarqua l'arme qu'il portait à la ceinture et demanda si c'était un pistolet. Luke répondit que c'était un bâton électrique. Puis on voyait Maureen ouvrir la porte du pavillon A. Au-delà commençait l'enfer.

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Annie l'Orpheline était fan de base-ball et passait généralement les douces soirées d'été sous sa tente à écouter les retransmissions des matchs des Fireflies. Puis elle écoutait l'émission de Georges Allman. Mais ce soir, elle s'intéressait surtout en garçon qui avait sauté du train. Elle décida d'aller rôder autour du bureau du shérif pour essayer d'en apprendre un peu plus. Alors qu'elle allait déboucher sur le parking, elle vit un véhicule s'engager dans Pine Street. Puis deux autres. Elle remarqua que les trois monospaces n'avaient pas allumé leurs feux de position. Ils s'arrêtèrent et Annie vit des hommes et des femmes en sortirent. Elle avait l'impression qu'il s'agissait de soldats en mission. Elle les vit se munir d'armes. Une personne saine d'esprit aurait appelé la police. Mais Annie savait très bien ce que manigançaient cette dizaine d'hommes et de femmes. Ils n'étaient pas arrivés à bord de voitures noires mais ils étaient là pour le garçon. Annie ne possédait pas de téléphone portable car elle pensait que cela envoyait des radiations à l'intérieur du crâne. Alors elle se dirigea vers l'arrière du salon de coiffure, deux bâtiments plus loin. Un escalier conduisait à l'appartement situé au-dessus. Annie s'y rendit et tambourinaires à la porte. Corbett Denton et demanda ce qu'elle voulait. Elle lui expliqua ce qu'elle venait de voir. Elle pensait que les hommes allaient attaquer le bureau du shérif. Il ne voulait pas la croire alors elle éclata en sanglots. Il ne l'avait jamais vue pleurer. Alors il décida d'aller vérifier.

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Les policiers étaient stupéfaits par ce qu'ils voyaient. Luke était lui aussi pétrifié par l'étonnement. L'Arrière de l'Arrière était une longue pièce haute de plafond qui ressemblait à une usine désaffectée. Elle était éclairée par des néons grillagés. Les fenêtres étaient protégées par des grillages épais. Il n'y avait pas de lits. Uniquement des matelas. Une longue rigole où coulait de l'eau longeait un des murs sur lequel était écrit : vous êtes des sauveurs ! Une fille nue était accroupie au-dessus de la rigole. Elle était en train de déféquer. Un garçon braillait en se martelant le crâne. On voyait des enfants se tenant devant une longue auge. Les filles se servaient de leurs mains pour porter à leurs bouches un infâme magma brunâtre. Frank tituba. Tim le retint. Le shérif demanda à Tim de l'emmener dans la ruelle. Wendy les accompagna. Luke également. Il expliqua intime que ses amis allaient libérer les enfants. Au moment où ils débouchèrent de la ruelle, les lampadaires de la grand-rue s'allumèrent. Wendy proposa de rentrer mais Luke conseilla d'attendre. Un couple traversait la rue en se tenant par la main.

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Le pouvoir généré par les enfants faiblit lorsque Nick lâcha les mains de Kalisha et de Georges, mais à peine. Car les autres se rassemblaient derrière la porte du pavillon A, et c'étaient eux qui apportaient le plus de puissance. Ils n'avaient plus besoin du cierge magique. Ils chevauchaient le bourdonnement. Nick fouilla les poches des intendants qui s'étaient assommés mutuellement à coups de bâtons électriques. Il trouva ce qu'il cherchait et le donna à Kalisha qui le remit à Avery. Avery appuya la carte magnétique orange contre le lecteur. La porte s'ouvrit. Les résidents de Gorky Park étaient tous de l'autre côté. Ils étaient sales et hébétés. Avery pensait que leurs neurones étaient trop endommagés pour pouvoir revenir. Avery proposa d'aller libérer les enfants de l'Avant. Une sirène d'alarme se mit à hurler. Personne n'y prêta attention. Avery voulait se venger. Les 11 révoltés prirent la direction de l'espace détente et de l'ascenseur. Les résidents du pavillon A les suivirent en avançant comme des zombies. Avery chercha mentalement Luke en espérant qu'il serait trop loin pour l'entendre.

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Stackhouse attendait un appel. Le téléphone sonna. C'était le téléphone d'urgence. Le docteur Hallas l'avertit que les enfants avaient blessé quatre intendants et avaient quitté l'Arrière. Phil était mort électrocuté. Stackhouse lui demanda de lui révéler les détails. Hallas obéit. L'alarme générale de l'Institut se déclencha. Stackhouse ordonna à Hallas de rassembler le maximum de cartes orange et de les brûler. Puis Stackhouse raccrocha et appela Fellowes dans la salle informatique. Il semblait effrayé. Stackhouse lui dit qu'il était en train de s'occuper du problème. Puis il lui demanda d'envoyer les images de l'Arrière sur son ordinateur. Stackhouse découvrit alors le réfectoire de l'Avant, quasiment désert et quelques enfants sur le terrain de jeux. Mais Andy était trompé. Stackhouse lui redemanda les images de l'Arrière. Il découvrit Heckle recroquevillé dans son bureau et Jeckle qui y entrait. Il aperçut les intendants qui s'étaient réfugiés dans la salle de repos. Puis il regarda les images du couloir où gisaient les quatre intendants blessés. Dans l'espace détente, Corinne était agenouillée à côté de Phil. Il paraissait mort. Il vit que les enfants étaient dans l'ascenseur. Il y avait d'autres enfants au niveau E près de l'ascenseur. Stackhouse rappela Fellowes et lui demanda de couper l'alimentation de l'ascenseur de l'Arrière. Mais c'était déjà trop tard. Les fugitifs d'un Gorky Park arrivaient au niveau E. Il découvrit, épouvanté, que Avery tenait une carte orange dans la main. Si les enfants envahissaient l'Avant, tout pouvait arriver. Le Dr Hendrickx arriva dans le bureau de Stackhouse. Stackhouse demanda à Andy d'empêcher les enfants d'arriver à l'Avant. Andy pouvait bloquer les serrures. Il reçut un appel de Mme Sigsby. Elle informa Stackhouse qu'elle pouvait ramener Luke au bercail dans les plus brefs délais. Il la félicita mais lui expliqua la situation. Elle lui demanda de se débrouiller pour arranger ça. Le Dr Hendrickx se demanda ce que les enfants faisaient dehors. Stackhouse regarda les images du tunnel qui menait vers l'Avant. Il fut soulagé en découvrant que les enfants ne pouvaient pas ouvrir la porte. Le Dr Hendrickx lui dit que le problème n'était peut-être pas tout à fait réglé.

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Wendy pensait que c'était un couple qui s'était perdu après avoir quitté l'autoroute. Il sentait encore la présence des autres enfants mais ils étaient très loin dans son esprit. Il reconnut la femme avec sa robe à fleurs. C'était celle qui était entrée dans sa chambre avant de l'enlever. Alors il dit à Tim qui était cette femme. Puis Luc fonça vers la porte qui n'était pas verrouillée de ce côté pour qu'Annie puisse entrer la nuit. Tim se lança à sa poursuite. Il pensa que l'enfant avait peut-être raison au sujet de Norbert Hollister.

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Drummer regarda les trois monospaces. Il constata que les hommes et les femmes étaient armés. Annie lui demanda d'aller chercher ses armes. Drummer se mit à courir. Il s'empara de trois armes et redescendit l'escalier. Il se sentait vivant, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Cela lui semblait peu probable que ces gens étaient des flics. Sinon ils seraient arrivés dans des voitures noires.

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Nick entraîna la troupe jusqu'à la porte verrouillée du côté de l'Avant. Il leur ordonna de se donner la main. Ils formèrent un cercle. Le bourdonnement enfla. Kalisha ressentit une impression de pouvoir absolu. Comme les soirs où brûlait le cierge magique. Avery ne réussit pas à ouvrir la porte.

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Le Dr Hendrickx avait une idée. Il fit un appel à tout le personnel. Il leur annonça que des enfants s'étaient échappés de l'Arrière. Mais il n'y avait aucune raison de s'alarmer car les enfants étaient bloqués dans le tunnel. Il ajouta que le personnel devait faire attention à ne pas se laisser influencer par les enfants comme ils influençaient leurs cibles. Le personnel devrait chasser les pensées qui venaient des enfants. Il leur suffirait de parler à voix haute. Stackhouse s'empara du micro et ordonna aux enfants de regagner leurs chambres. En cas de résistance, ils recevraient une décharge.

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Tim rejoignit Luke au moment où l'enfant ouvrait la porte de la zone de détention. Il lui demanda de s'arrêter. Il ordonna à Wendy de le suivre et de retirer la sécurité de son étui. Ils remontèrent aller en courant puis entendirent la voix d'un homme qui parlait d'un ton agréable. Il prétendait être un touriste égaré. Tim entra. Le shérif était en train d'expliquer au couple qu'ils étaient un peu occupés. Luke surgit et désigna la femme. Puis il écarta Wendy. Il insulta la femme qui avait tué ses parents. Il tenta de se jeter sur elle. Mais Tim le retint et le tira en arrière. Le couple parut surpris. La femme répondit qu'il y avait erreur avec un sourire. Elle demanda si ce garçon n'était pas fou. Mais Tim leur ordonna de montrer leurs papiers. Le shérif appuya la demande de Tim. L'homme accepta de montrer son portefeuille et la femme fouilla dans son sac à main. Luke hurla en avertissant les policiers que le couple était armé. Alors le shérif ordonna au couple de mettre les mains en l'air. Le couple ignora l'ordre. Michelle sortie de son sac un revolver. Denny dégaina son arme. Le shérif et son adjoint Faraday mirent trop de temps à réagir. Michelle visa Luke mais la balle tirée par Tim la projeta en arrière. Williams mit un genou à terre pour pointer son arme sur Tim mais Luke la fit dévier et la balle alla se nicher dans le plafond. Le shérif le frappa d'un coup de pied à la tempe et Williams s'effondra. Mme Sigsby comprenant que les choses tournaient mal ordonna à Louis Grant et à Tom Jones d'ouvrir le feu. Grant et Jones firent s'abattre le tonnerre sur le crépuscule paisible de DuPray. Ils tirèrent sur la façade de briques du bureau du shérif. Les autres membres de l'équipe Or s'étaient éparpillés dans la rue, derrière eux. À l'exception du docteur Evans qui se tenait sur le côté. Mme Sigsby leur ordonna de capturer l'enfant ou de le tuer. Annie arriva et dit à Mme Sigsby que pas mal d'entre eux y laisseraient la vie s'ils essayaient. Puis elle ordonna à Grant et Jones de déposer leurs armes. Ils obéirent. Mme Sigsby découvrit les deux auteurs improbables de cette embuscade sous l'auvent affaissé du Gem. La femme était accompagnée d'un homme armé d'un fusil. Elle-même était armée d'un pistolet automatique et d'un revolver. Un coup de feu retentit à l'intérieur du poste du shérif. Annie et Drummer tournèrent la tête dans cette direction. Grant et Jones en profitèrent.

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Nick proposa d'attaquer le personnel de l'Avant comme les enfants l'avaient fait avec les intendants de l'Arrière. Et Avery avait essayé mais il avait échoué. Il avait voulu s'en prendre à Gladys mais elle n'avait pas écouté les pensées qui lui avait envoyées. Kalisha prit la main d'Avery. Avery lui expliqua qu'ils étaient impuissants tant que les intendants étaient au courant du pouvoir des enfants. S'ils avaient pu tuer des cibles c'est parce que les cibles n'étaient pas au courant de leur pouvoir. Kalisha proposa de reformer le cercle et d'appeler Luke. À 2200 km de là, Tim venait de tirer une balle entre les seins de Michelle Robertson ; Grant et Jones mitraillaient la façade du bureau du shérif et Billy écrasait la main de Denny avec sa chaussure.

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Les lumières de Stasi étaient réapparues quand Luke avait dévié l'arme de Denny. Puis il entendit les voix de ses amis. Il en tomba à la renverse. Il vit Tim se jeter sur Wendy et la plaquer au sol en faisant un bouclier de son corps. Il vit aussi le shérif et son adjoint tomber au sol après avoir été atteints par des balles. Luke entendit une voix de femme qui ressemblait à celle de Mme Sigsby crier quelque chose comme « allez-y tous, maintenant ! ». Luke avait l'impression de voir les choses au ralenti. Denny se releva et tira une balle dans le dos de l'adjoint. Le monde s'accéléra de nouveaux. Un autre adjoint du shérif tua Denny. Luke entendit Annie supplier puis Mme Sigsby ordonner d'aller récupérer le garçon.

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Drummer fut touché à l'épaule. Annie tenait sa position. Elle avait appris à tirer grâce à son père. Elle abattit Tony Fizzale. Remis du choc, Drummer visa la femme qui lui avait tiré dessus et la tua. Mme Sigsby ordonna le cessez-le-feu car il fallait récupérer le garçon. Puis elle ordonna à Tom Jones, Alice Green, Louis Grant de l'attendre pendant que Winona et Josh resteraient dans la rue. Le Dr Evans passa devant Mme Sigsby et s'approcha de Drummer et Annie, les mains levées, un sourire plaqué sur le visage. Il n'avait jamais voulu être mêlé à tout ça. Annie lui tira une balle dans le pied. Mme Sigsby annonça à Annie et à Drummer elle allait entrer dans le bureau du shérif et que s'ils restaient tranquilles, il ne leur arriverait rien. Drummer vit un des frères Dobira arriver et le montra à Annie. Il était armé tout comme la veuve Goolsby et M. Bilson. Le petit groupe rassemblé devant le bureau du shérif ne les vit pas. Annie pensa que l'équipe de Mme Sigsby n'allait pas tarder à vérifier qu'elle se trouvait dans le sud. Mme Sigsby ordonna à Tom et Alice de lui ramener le garçon. Ils entrèrent.

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La fusillade avait cessé pour le moment. Tim releva Wendy. Il lui demanda d'emmener Luke à l'arrière du bureau. Mais Luke refusa. Il entendit Mme Sigsby ordonner d'aller chercher le garçon. Luke s'empara de l'ordinateur au moment où Alice et Tom franchirent la porte. Tag leva son arme mais fut abattu sur-le-champ. Il ne restait plus qu'un adjoint, Frank Potter qui ne fit pas un geste pour se défendre et fut abattu par Alice. De nouveaux coups de feu éclatèrent dans la rue. Cela détourna l'intention de Jones qui se tourna dans cette direction et Tim en profita pour lui tirer une balle dans la nuque et une autre dans la tête. Alice se redressa et s'avança en enjambant Jones puis Mme Sigsby entra dans le bureau. Elle affichait un calme étrange. Elle ordonna à Alice d'aller tuer Luke. Alice contourna le bureau et Tim voulut l'abattre mais il ne restait plus de balle dans son arme. Il comprit que Wendy n'avait pas rechargé entièrement son arme la dernière fois qu'elle s'était entraînée sur le champ de tir. Il eut le temps de penser que Wendy n'était pas faite pour ce métier. Il croyait qu'ils allaient tout mourir. Mais Luke se leva de derrière le bureau en tenant l'ordinateur. Il s'en servit pour frapper Alice. L'écran se brisa sur son visage. Alice percuta Mme Sigsby. Malgré tout, Alice leva son arme. Wendy lui ordonna de la lâcher. Wendy avait ramassé le revolver de Tag. Luke était en train de retirer la clé USB de l'ordinateur. Wendy tua Alice et blessa Mme Sigsby à la jambe. Mme Sigsby laissa échapper son arme et s'écroula sur le sol. Elle osa dire à Wendy que Luke était sa propriété. Tim rétorqua que ce n'était plus le cas à présent. Luke s'agenouilla à côté de Mme Sigsby. Il lui demanda à qui elle avait confié l'Institut. Elle lui dit que c'était à Stackhouse. Drummer entra. Derrière lui se trouvait Gutaale Dobira. Tim leur demanda s'il restait encore des tueurs dans la rue. Puis Annie arriva. Elle annonça intime qu'il y avait deux blessés dehors. Et tous les autres salopards avaient l'air morts. Addie Goolsby et Richard Bilson entrèrent dans le bureau. Adiie annonça que le médecin allait venir. La moitié de la ville était dehors. La plupart des gens étaient armés. Elle demanda qui était le garçon à l'oreille bandée. Luke était en train de penser comment il allait contacter Stackhouse. Tim s'accroupit près de Luke. Luke dit à Mme Sigsby qu'il fallait contacter l'homme qui retenait ses amis. MaisMme Sigsby rétorqua que les enfants n'étaient pas des prisonniers, c'était des possessions. Wendy lui expliqua que Lincoln avait libéré les esclaves. Luke annonça à Mme Sigsby qu'il allait contacter Stackhouse pour lui proposer un marché. Mais elle devait lui dire comment faire. Elle refusa alors il enfonça son pouce dans la plaie de sa jambe. Elle hurla. Annie était fascinée par ce spectacle. La porte de la zone de détention claqua. Luke était en train de reprocher à Mme Sigsby d'avoir fait mal aux enfants. Pour lui, ce qui faisait le plus mal c'était de voir son esprit détruit. Annie expliqua à Dummer que Mme Sigsby c'était le complot. Tim constata que la fusillade n'avait duré que cinq minutes. Il était stupéfait. Il conseilla à Mme Sigsby de dire à Luke ce qu'il voulait savoir. Elle réclama des soins. Tim lui demanda de répondre avant. Le médecin arriva. Il demanda s'il y avait eu un attentat terroriste. Tim lui expliqua la situation. Le médecin s'occupa de Mme Sigsby et demanda qu'on appelle une ambulance. Annie conseilla à Tim d'aller parler à l'homme qu'elle avait blessé et qui était encore dans la rue. Tim demanda à Wendy et à Luke de venir avec lui.

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La grand-rue grouillait de monde. On avait couvert les cadavres avec ce qu'on avait trouvé. Tim, Wendy et Luke trouvèrent le docteur Evans devant le cinéma. Il pleurait. Tim s'en fichait. Il lui demanda comment il s'appelait. Le Dr Evans réclama un médecin et un avocat. Luke dit à Tim comment s'appelait ce docteur en disant que c'était un médecin comme Josef Mengele. Le Dr Evans accusa Luke d'être responsable de la situation. Tim empêcha Luke de frapper Evans. Tim expliqua à Evans qu'il risquait la peine de mort à cause de ce que ses amis avaient fait. Wendy lui ordonna de répondre aux questions de Luke. Luke lui annonça qu'il avait besoin de parler à Stackhouse. Alors Evans répondit que Mme Sigsby avait un téléphone spécial. Ce téléphone était dans sa veste. Wendy courut aller chercher le téléphone. Luke lui demanda d'aller chercher aussi Mme Sigsby. On entendit au loin des sirènes. Luke ne voulait pas qu'on le retrouve dans tout ça. Il expliqua à Tim que ses amis avaient réussi à s'enfuir de l'Arrière. Mais il était certain que ses amis étaient à nouveau prisonniers. Il avait peur que Stackhouse les tue. Wendy revint avec le téléphone de Mme Sigsby. Mme Sigsby avait griffé Wendy. Elle donna le téléphone à Tim. Annie et Drummer emmenèrent Mme Sigsby vers Luke. Tim demanda au Dr Roper de faire un pansement à Mme Sigsby. Puis il lui réclama des médicaments contre la douleur. Il les donnerait à Mme Sigsby si elle était obéissante. Mais le docteur voulait examiner Mme Sigsby. Il refuserait de la laisser partir avec eux si son fémur était cassé. Il constata qu'elle n'avait rien de grave. Il nettoya la plaie et l'enveloppa d'une bande. Luke glissa le téléphone de Mme Sigsby dans sa poche. Le Dr Evans lui dit qu'il devait faire bien attention s'il ne voulait pas être responsable de la fin du monde. Tim demanda au Dr Roper de prévenir la police qu'il avait besoin de deux heures avant de revenir. Mais il devinait que son séjour à DuPray touchait probablement à sa fin et il le regrettait. Il aurait pu vivre dans cette ville avec Wendy.

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Gladys se tenait devant Stackhouse. Elle se plaignait du bourdonnement provoqué par les enfants. Stackhouse avait lu le dossier de Gladys. Il savait qu'elle avait assommé une rivale qui convoitait son petit ami quand elle était à l'université. Puis elle était entrée dans les marines. Elle avait commencé à étudier la chimie avant de renoncer au bout d'un an. Il lui demanda s'il était possible d'empoisonner les enfants prisonniers du tunnel. Elle répondit que c'était possible en utilisant le système de ventilation. Elle pourrait fabriquer du gaz de chlore avec des produits d'entretien. Alors elle s'en alla à la recherche de Fred pour fabriquer le poison. Stackhouse pensa que dans son métier la mort était un élément inévitable. Il espérait un nouveau départ mais cela dépendait de Mme Sigsby. Il avait une solution de repli depuis plusieurs années. Il savait où partir et avait de l'argent de côté. Mais il resterait à l'Internat aussi longtemps que possible par loyauté envers Mme Sigsby. Et puis, il voulait protéger le monde.

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Tim emmena Luke, Mme Sigsby et le Dr Evans devant un salon de beauté abandonné. Mme Sigsby refusa de dire à Luke comment fonctionnait son téléphone. Luke devina qu'il s'agissait d'un téléphone à commande vocale. Mme Sigsby était étonné car elle ne connaissait pas les talents de télépathie de Luke. Wendy passa son arme à Tim. Tim menaça Mme Sigsby de la blesser si elle refusait d'obéir à Luke. Tim redoutait que le Dr Roper et Norbert Hollister disent à la police où il était parti avec son groupe. Mme Sigsby accepta de parler à Luke. Elle murmura quelque chose et le téléphone répondit : « activation rejetée. Il vous reste deux essais ». Alors elle donna le bon code. Tim trouva le numéro de Stackhouse et rendit le téléphone à Luke.

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Mme Sigsby appela Stackhouse. Il lui demanda si elle avait l'enfant. C'est Luke qui lui répondit. Avec jubilation, il lui dit que c'était l'inverse. Alors Stackhouse songea aux trois passeports enfermés dans le coffre de son bureau et à sa stratégie de fuite. Mais si l'enfant l'appelait c'était parce qu'il avait quelque chose à dire. Peut-être même à offrir. Il voulait savoir où était Mme Sigsby. Luke répondit qu'elle était à côté de lui et que c'était elle qui avait déverrouillé le téléphone. Stackhouse voulait lui parler mais Luke lui passa Tim. Tim lui dit qu'il n'avait pas besoin de connaître son nom et il accepta de lui passer Mme Sigsby. Elle s'excusa auprès de Stackhouse. Puis Tim reprit le téléphone et lui demanda de se taire et d'écouter. Il lui révéla que Luke avait sorti une clé USB de l'Institut avec une vidéo de Maureen. Maureen avait filmé le pavillon A. Tim savait que Stackhouse détenait en otages plusieurs amis de Luke. Puis il ajouta que pour le moment, seule personne connaissaient l'histoire de Luke. C'était lui-même et Wendy. D'autres personnes avaient vu la vidéo de Maureen mais avaient été assassinées par le commando. Stackhouse ne voulait pas croire que quelques flics d'un bled paumé avaient pu éliminer les équipes Opale et Rouge Rubis. Tim précisa qu'il détenait également le docteur Evans. Il proposa un échange avec les enfants. Stackhouse voulait avoir l'assurance que l'existence de l'Institut resterait secrète. Tim voulait savoir comment le commando avait-il vu venir si vite du Maine. Stackhouse lui indiqua l'endroit où se trouvait le Challenger. Il demanda à parler à Luke. Il lui annonça que si Luke refusait un accord, ses amis seraient gazés dans le tunnel. Il voulait que Luke vienne avec Tim pour la négociation. Luke accepta. Luke voulut savoir si le téléphone de Mme Sigsby fonctionnerait dans l'avion. Mme Sigsby acquiesça. Luke dit à Stackhouse que s'il cherchait à fuir, il le saurait. Une femme officier de police était avec lui et il lui demanderait de contacter la Sécurité intérieure. Stackhouse était stupéfait. Mais il obéit.

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Wendy demanda à Luke comment il l'avait su que Stackhouse avait des faux papiers. Luke répondit que ce devait être le cas pour tous les cadres de l'Institut. Comme pour les nazis. Mme Sigsby lui dit que ce n'était pas le cas pour elle. Luke jugea qu'elle disait la vérité. C'était une fanatique. Elle préférerait rester jusqu'au et se suicider comme Hitler. Luke dit à Tim que Stackhouse croyait qu'il viendrait jusqu'à lui mais il se trompait. C'était Luke qui viendrait le chercher. Les lumières de Stasi s'embrasèrent devant les yeux de Luke et la porte de la voiture se ferma toute seule.

8 août 2024

L'Institut III

21

La grande ourse lui servit de guide pendant moins de 30 secondes. Des qu'il pénétra dans les bois, elle disparut. Alors il se remit en marche de façon rectiligne. Il compta les pas dans sa tête. Il devait en faire 2500. Un morceau de branche s'enfonça dans le haut de sa cuisse gauche, lui arrachant un cri de douleur. Il demeurera allongé un instant pour reprendre son souffle. Il entendit Kalisha lui dire que tout allait bien et qu'il pouvait continuer à avancer. Il en était à 3500 pas et sentit naître l'inquiétude. Il comprit qu'il avait dérivé. Alors il continua à avancer. Il aperçut une faible lumière jaune à travers les arbres. 10 minutes plus tard, il atteignit la fin de la forêt. Il se trouva devant ce qui ressemblait à une caserne de l'armée. La rue unique s'achevait devant un bâtiment plus grand que les autres. Il y avait un petit parking. C'était une grande surface, version Institut. Il comprenait un peu mieux à présent. Les employés avaient droit à des jours de congé. Quand ils n'étaient pas en service, ils résidaient dans ces maisons. D'après les conseils de Maureen, il devait longer le grillage et chercher une écharpe. Maureen avait attaché écharpe à la branche basse d'un grand pin. Luke la détacha il et la noua autour de sa taille. Il scruta attentivement les environs avant de trouver une route ancienne qui s'enfonçait dans la forêt. Il trouva un bosquet de myrtilles. Elles avaient le goût du dehors. Il poursuivit sa route. Arrivé au sommet d'une nouvelle montée, il s'arrêta un moment pour se reposer. Ses égratignures dans le dos et au mollet, sa plaie à l'oreille ne saignaient plus mais l'élançaient encore. À cause de ces salopards, il avait été obligé de se mutiler. Un bruit discret lui parvenait, droit devant. C'était de l'eau qui coulait. Il reprit sa marche. Il découvrit une clairière envahie de buisson. Cette carrière servait de rond-point aux bûcherons, autrefois. Luke descendit la dernière pente sur des jambes tremblotantes et endolories. Il s'arrêta sur une rive rocailleuse. Maureen lui avait promis l'avant-veille qu'il trouverait une barque. Il la trouva. Il étancha sa soif. Il utilisa le couteau pour sectionner la corde qui reliait la barque à un tronc d'arbre. Il rattrapa la barque de justesse avant qu'elle ne dérive. Mais il se blessa les paumes qui saignèrent à nouveau. Il ne réussit pas à arracher la bâche alors il fut obligé de hisser son buste par-dessus bord sous la vieille bâche qui empestait le poisson. L'embarcation fut entraînée par le courant léger dans le mauvais sens. Il se redressa en position assise sous la bâche qui se souleva dans une terrible puanteur. Il la repoussa avec ses mains ensanglantées puis la bascula par-dessus bord. Il trouva une rame à l'intérieur de la barque. Elle paraissait neuve. Il orienta l'avant de l'embarcation vers l'aval. Quelque part derrière lui retentit le double gémissement d'une sirène électromécanique. Luke découvrit la lumière éclatante d'un phare qui tremblotait à travers les arbres. C'était un train qui roulait sans doute vers Dennison River Bend. Il réalisa avec la force d'une révélation qu'il fallait avoir connu l'emprisonnement pour apprécier pleinement la liberté. Il se mit à pleurer.

22

Il s'assoupit. Il fut réveillé par une autre sirène de train. Le ciel avait déjà commencé à s'éclaircir. Luke reprit la rame et entreprit de diriger la barque vers la rive droite sur laquelle il aperçut quelques tristes constructions aux fenêtres condamnées et une grue rouillée qui semblait inutilisée depuis longtemps. Luke avait presque atteint la fin du parcours établi par Maureen. Il cherchait des Marches rouges. Quand il les trouva, il constata qu'elles n'étaient même plus roses. Il rama dans cette direction. Puis il débarqua et abandonna la barque. Il la regarda dériver. Il se rendit compte qu'il avait laissé ses baskets dans la barque. Agenouillé sur la marche immergée, il parvint à rattraper la barque juste à temps. Il la tira vers lui et récupéra ses baskets. Il gravit les marches et s'assit pour enfiler ses chaussures. Il resserra le noeu de l'écharpe que Maureen lui avait offert. Cette écharpe lui semblait importante désormais. C'était comme un talisman. Elle venait de Maureen, sa sauveuse. Le soleil apparut à l'horizon. Il regarda un train de marchandises. La locomotive qui l'avait tracté s'éloigna lentement pour laisser place à une locomotive de manoeuvre. Luke devait ses connaissances sur les trains au père de Rolf. Le père de Rolf possédait un gigantesque réseau miniature dans le sous-sol de sa maison. Maureen avait estimé que Luke pourrait monter dans un train de marchandises. Luke avait d'abord envisagé de trouver un poste de police ou de composer le 911 mai quelque chose lui disait que ce n'était pas judicieux. La police découvrirait rapidement que ses parents avaient été assassinés et qu'il était le principal suspect. De plus, Dennison River Bend devait sa survie à l'Institut. Tout ceux qui y travaillaient se rendaient en ville et y apportaient leurs dollars. Peut-être que l'Institut lui-même contribuait au bien-être de la ville. Il lui sembla donc que s'éloigner de l'Institut était préférable. Il se dirigea jusqu'au bureau de la gare. Une planchette à pinces pendait à un clou sur un des piliers de la terrasse. Il y avait peut-être dessus les horaires des trains du jour. Luke devait regarder en évitant de se faire repérer par les cheminots. Il atteignit la porte du bureau pendant que le cheminot qui s'occupait du fret lui tournait le dos. La feuille fixée sur la planchette fournissait des indications sur les horaires des trains. Il y avait un train qui partait à 10 heures pour Sturbridge, à 400 km de l'Institut. Luke regarda le démailleur terminer son travail pour grimper sur le marchepied de la locomotive de manoeuvre et parler au conducteur. Il entendait des adultes qui riaient. C'était des braves types qui n'avaient jamais enfermé d'enfants. Luke repéra un wagon qui présentait un intérêt indéniable : la porte coulissante n'était pas entièrement fermée. Il réussit à se faufiler et à entrer dans le wagon. À l'intérieur, il y avait un bric-à-brac qui lui rappela le grenier de sa tenta Lacey. Il y avait des meubles et des outils emballés dans des cartons ou dans du film plastique. Il repéra un canapé sur lequel était collée une facture. Sur la facture, Luke put lire que le canapé devait être livré à Sturbridge. La chance ne l'avait pas abandonné. Il repensa à ses parents décédés en se disant que là-haut il y avait quelqu'un qui l'aimait… Mais pas énormément. Il s'allongea dans un empilement de protections en mousse. Il finit par s'assoupir. Il fut réveillé par le vacarme de la locomotive qui approchait. Des wagons étaient ajoutés. Il avait peur d'être découvert. Il ne pouvait faire qu'une seule chose : patienter. Il recommença à sombrer dans le sommeil jusqu'au départ du train. Il put célébrer sa victoire.

23

Lorsque la ville céda la place à une forêt profonde, Luke retourna se coucher. Il s'endormit aussitôt. Le train s'arrêta à Portland puis à Portsmouth. Luke dormait toujours quand le train s'arrêta à Sturbridge. Il ne sait réveilla que quand la porte du wagon s'ouvrit dans un fracas métallique. Deux hommes montèrent pour décharger les meubles. Heureusement ils s'arrêtèrent pour faire une pause. Luke en profita pour sortir. Il avait envie de retourner chez lui. Mais il s'endormit. Les deux hommes revinrent pour achever le déchargement. Ils ne virent pas Luke. Un employé de la gare de triage referma la porte du wagon. Le train repartit pour la ville de DuPray. Les petits détails font les grandes histoires.

L'enfer attend.

1

Alors que le train ou se trouvaient Luke quitté la gare de Portsmouth, Mme Sigsby était en train d'étudier les dossiers de deux enfants qui arriveraient bientôt. Il y avait un garçon et une fille. Le garçon était âgé de 10 ans et atteignait seulement les 80 sur l'échelle du BDNF. La fille atteignait les 86. Elle avait 14 ans et était autiste. Ce serait une source de complications pour le personnel et les autres résidents. Mais 86, c'était un score exceptionnel. BDNF signifiait : facteur neurotrophique dérivé du cerveau. Cela mesurait la croissance et le taux de survie des neuronales à travers le corps. Il n'y avait que 5 % de la population qui possédaient des niveaux de BDNF élevés. Ils souffraient rarement de trous de mémoires, de dépression ou de douleurs neuropathiques. Ils étaient souvent épargnés par les problèmes d'obésité ou d'anorexie. Ils socialisaient facilement avec les autres, ils avaient une propension à arrêter les conflits au lieu de les provoquer. Ils possédaient une forte capacité de raisonnement verbal. Ils avaient des cycles de sommeil inférieurs à la moyenne qu'ils compensaient par des siestes. Mais le BDNF pouvait être endommagé par une encéphalopathie traumatique chronique. Le BDNF moyen était de 60 unités par millimètre. Le BDNF baissant lentement avec l'âge et beaucoup plus rapidement chez les personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. L'Institut était secret depuis son existence. Il avait été créé en 1955. Ce qui importait à Mme Sigsby c'était les pouvoirs des enfants de l'Institut. Les enfants eux-mêmes n'avaient parfois peu conscience de leurs dons. Ceux qui savaient étaient généralement des télépathes de haut niveau comme Avery. Presque tous les nouveau-nés subissaient un test de BDNF. Quand ils étaient repérés, ils étaient enlevés. D'après le docteur Hendrickx, ces talents pouvaient également être développés en ajoutant la télékinésie à la télépathie même si ce développement n'influait en rien sur la mission de l'Institut, sa raison d'être. Les quelques succès qu'ils avaient rencontrés avec les roses qu'on lui avait confiés comme cobaye ne seraient jamais consignés. Rosalind frappa à la porte et annonça à Mme Sigsby que Fred Clark demandait à la voir. C'était important. Elle accepta de le voir à contrecoeur. Pourtant c'était très sérieux.

2

Mme Sigsby n'avait jamais vu Fred comme ça. Il était très pâle et très nerveux. Il lui demanda de venir voir. Elle le suivit. D'abord agacée d'avoir était dérangée, elle commençait à ressentir de l'angoisse. Fred lui montra la chambre vide de Maureen. Depuis qu'il dirigeait l'institut, Mme Sigsby avait vu des tas de choses mais elle n'avait jamais été témoin du suicide d'un employé. Maureen s'était pendue au pommeau de la douche. Elle avait laissé un message sur le carrelage mural. Mme Sigsby avait oublié d'emmener son talkie-walkie alors elle ordonna à Fred d'aller le chercher. Elle se laissa tomber sur le matelas et regarda Maureen. Maureen avait utilisé un tube de rouge à lèvres pour écrire : l'enfer attend. Je serai là pour vous accueillir.

3

Stackhouse répondit à l'appel de la directrice. Il rappliqua illico. Puis la directrice ordonna à Hendrickx et Evans d'arrêter leur travail sur le champ et de renvoyer les sujets à résidence. Hendrickx exigea de savoir pourquoi mais la directrice lui répondit de la fermer et de venir immédiatement. Une fois sur les lieux, Stackhouse ordonna à Evans de décrocher Maureen. Stackhouse porta le corps sur le lit. Hendrickx constata que Maureen avait pris des médicaments avant de se pendre. Stackhouse pensa que le message sur le mur était une affirmation sensée. La directrice lui ordonna de ne pas dire de conneries. Fred révéla que Maureen était rentrée chez elle dans le Vermont pendant une semaine. C'était peut-être là-bas qu'elle avait eu ces médicaments. Mme Sigsby lui ordonna d'aller nettoyer les globes des caméras. Puis elle décida d'incinérer Maureen pendant que les pensionnaires prendraient leur déjeuner. Puis elle ordonna aux deux médecins de sortir.

4

La directrice déclara à Stackhouse que le problème était que Maureen était leur indic. Un an plus tôt, la directrice avait reçu Maureen qui voulait un revenu supplémentaire. Elle lui avait proposé de transmettre les informations qu'elle glanerait auprès des enfants. Maureen avait accepté en proposant cette histoire de prétendues zones mortes où les micros fonctionnaient mal ou pas du tout. Mais les renseignements qu'elle fournissait dépassaient rarement le niveau du ragot. La directrice demanda ce qu'on savait de la vie privée de Maureen. Stackhouse promit de regarder le dossier de Maureen. Mme Sigsby savait que Maureen était retraitée de l'armée. Comme beaucoup d'employés de l'Institut. Elle savait que Maureen venait du Vermont. Mais c'était presque tout. La directrice rappela à Stackhouse qu'il n'y avait jamais eu une seule fuite sur l'Institut ni jamais une seule raison d'utiliser le téléphone spécial, celui qu'ils appelaient le Téléphone Zéro pour autre chose que de banales mises au point. Tout avait toujours été réglé en interne. La directrice pensait qu'elle s'était montrée Nicky jambe. Quand elle était devenue responsable de l'Institut, elle n'aurait jamais quitté son bureau sans son talkie-walkie. Elle n'aurait jamais laissé la poussière s'accumuler sur les globes des caméras de surveillance. Elle ordonna à Stackhouse de lui envoyer le meilleur informaticien sur-le-champ. Mais il était absent. Le suicide de Maureen devait servir d'électrochoc. Un rapport écrit ne suffirait pas. Elle devait parler à l'homme du Téléphone Zéro. Il fallait que certaines choses changent. Elle ordonna à Stackhouse de demander à Zeke de vérifier tous les traceurs des pensionnaires. Elle voulait surtout savoir où se trouvaient Luke et Avery. Car Maureen leur parlait souvent.

5

Mme Sigsby retourna dans son bureau. Elle annonça à Rosalind qu'elle ne voulait pas être dérangée sauve s'il s'agissait de Stackhouse ou de Zeke. Elle pensait qu'elle mourrait à son travail. L'Institut était devenu sa vie et cela lui convenait. La plupart des employés partageaient ce point de vue. L'Institut ressemblait à une petite base militaire. Mme Sigsby avait vécu quelque temps sur la base aérienne de Ramstein, en Allemagne. Le seul domaine dans lequel les employés n'étaient pas négligents c'était le silence. Si les gens apprenaient ce que l'Institut avait fait, que des centaines d'enfants avaient été détruits, les membres de l'Institut seraient jugés et exécutés. Les employés de l'Institut comprenaient que le sort du monde était entre leurs mains. Il s'agissait de la survie de la planète. La plupart des employés finissaient par renoncer à leur famille. Elle sortit le Téléphone Zéro qu'on surnommait ainsi car il n'y avait ni écran ni touche, uniquement trois petits cercles blancs. Mais elle renonça à téléphoner. Il fallait qu'elle se prépare à répondre de manière concise lorsque l'homme au bout du fil lui poserait des questions. Zeke appela. Il l'informa qu'il y avait bien 28 traceurs à l'Arrière et à l'Avant, il y avait deux enfants dans l'espace détente, six sur le terrain de jeu et cinq dans leurs chambres. Mme Sigsby fut soulagé. Elle passa à la corvée suivante.

6

Fred enveloppa le corps de Maureen dans une bâche et le transporta avec Stackhouse. Puis Stackhouse le congédia devant l'ascenseur. Il lui ordonna d'aller nettoyer les globes. Fred décida de remettre le nettoyage des globes à plus tard.

7

Mme Sigsby attendait Stackhouse au niveau F. Il poussa le chariot dans le tunnel qui reliait l'Avant à l'Arrière. Elle constata que des néons avaient grillé. Encore et toujours la négligence. Il utilisa sa carte magnétique pour vers la porte de l'Arrière. Puis ils se rendirent dans un salon et retrouvèrent le docteur Everett Hallas alias Heckle. C'était l'Arrière que le véritable travail était effectué. Le docteur Hallas il le docteur Joanne James alias Jeckle méritaient le titre de héros. Ils quittèrent le salon et traversèrent à couloir. Les chambres étaient toutes fermées. Mme Sigsby entendit des bruits de coups et des cris étouffés. C'était un enfant qui voulait sortir. Ils passèrent devant la salle de projection où se trouvaient Kalisha, Nick et George. Nick avait perdu une bonne part de son énergie. Mme Sigsby en était satisfaite. La cafétéria se trouvait après la salle de projection. Mais était beaucoup plus petite que le réfectoire de l'Avant. Même s'il y avait toujours plus d'enfants ici. Car plus ils restaient à l'Arrière, moins ils mangeaient. Donna et deux autres enfants s'y trouvaient. Donna demanda à Mme Sigsby si c'était un cadavre qu'elle transportait. Heckle dit à Mme Sigsby dit que Donna aller assister à la projection du soir et serait bientôt transférée. L'Arrière de l'Arrière, c'était le terminus. Tout à coup, Donna s'écria : « c'était une Plymouth Valium, je le sais ! ». Puis elle se plaignit d'avoir mal à la tête. Deux intendants en uniforme rouge surgirent et emmenèrent Donna. Les pensées éparses qui occupaient l'esprit de Mme Sigsby s'atténuèrent puis disparurent. Mais le bourdonnement sur sa peau, et même dans les plombages de ses dents persista. Il était constant à cet endroit comme le bourdonnement des néons dans le couloir. Stackhouse ressentait la même chose. Le docteur Hallas reconnut qu'il y avait beaucoup de transmissions en liberté dans l'atmosphère.

8

dans la salle de projection, Kalisha fumait une cigarette à côté de Nick. Kalisha, Nick et Iris souffraient de terribles migraines après chaque projection et la douleur mettait de plus en plus de temps à disparaître. George était le plus chanceux : en dépit de son TK élevé, il n'avait ressenti quasiment aucune douleur jusqu'à présent. Mais ça allait empirer jusqu'à ce que tout soit enfin terminé. Ensuite ce serait le pavillon A. Le bourdonnement. L'Arrière de l'Arrière. Helen avait bien résumé les sentiments de Kalisha vis-à-vis du pavillon A. Tout était préférable aux lumières de Stasi et à une migraine qui hurlait en permanence. Les enfants espéraient que Luke réussirait. George déclara qu'on pouvait compter sur Luke car il était bon aux échecs. À l'Arrière, les intendants ne portaient pas de badges avec leurs noms. Ils étaient interchangeables. Nick n'avait plus la force de se rebeller. Kalisha souffrait de le voir dans cet état. Les enfants savaient que Luke avait réussi à s'enfuir et que les médecins n'avaient pas encore remarqué sa disparition. Mais Kalisha et ses amis étaient découragés par les migraines. Et le bourdonnement qui provenait du pavillon A rendait tout espoir superflu.

9

Mme Sigsby et Stackhouse passèrent devant l'entrée du pavillon A. Mme Sigsby avait la sensation d'évoluer dans un champ électrique. Stackhouse ressentait la même chose. Le docteur Hallas était habitué. Mme Sigsby lui demanda quelle était sa date d'anniversaire. Hallas répondit que c'était le 9 septembre. Mme Sigsby en déduisit qu'il était du signe de la balance mais il répondit qu'il était du signe du verseau. Ils pénétrèrent dans une salle circulaire où il faisait très chaud. Il n'y avait aucun meuble. Juste un écriteau : souvenez-vous que c'étaient des héros. À l'intérieur de cette salle, les pensées et les fragments de souvenirs qui avaient troublé Mme Sigsby disparurent et sa migraine s'atténua. Néanmoins, elle avait hâte de se retrouver dehors. Heckle semblait aller mieux lui aussi. Il était redevenu l'homme qui avait été médecin dans l'armée pendant 25 ans et avait reçu une médaille. Il avait arrêté de se toucher en permanence le côté de la bouche. Il demanda à Mme Sigsby si elle avait vérifié le contenu des poches de Maureen. Ce n'était pas le cas mais elle refusa de le faire. Elle ne voulait pas déballer le cadavre de Maureen pour trouver un tube de comprimés pour les maux d'estomac et des mouchoirs en papier usagés. Mme Sigsby se demanda si Hallas n'était pas plutôt du signe de la vierge. Elle songea que ce n'était pas une bonne idée de rester en contact avec le processus. Elle constata que le docteur Hallas avait fait preuve de négligence avec l'incinérateur. La porte avait besoin d'être nettoyée et le tapis devait être récuré. Stackhouse souleva le corps de Maureen et le déposa sur le tapis roulant. L'incinération prendrait un peu de temps alors le docteur Hallas proposa à Stackhouse et à Mme Sigsby de leur faire faire le grand tour. Mais ils déclinèrent.

10

Avery était avec Steve au réfectoire. Il lui demanda d'aller sur le terrain de jeux. Avery lui montra la tranchée creusée dans la terre et le gravier. Il demanda à Steve de l'aider à reboucher. Avery avait perdu le contact télépathique avec Luke. Gladys arriva. Elle examina la tranchée partiellement remplie puis elle sortit son talkie-walkie de la poche. Elle appela Stackhouse.

11

Winona ramena Avery et Steve dans leur chambre. Mme Sigsby et Stackhouse arrivèrent. Mme Sigsby pensait que personne n'avait pu se glisser en dessous du grillage. Mais Stackhouse lui montra que le trou avait été en partie rebouché et elle se mordit la lèvre. Frieda observait Mme Sigsby et Stackhouse alors Mme Sigsby lui ordonna de s'en aller. Puis elle constata qu'il y avait du sang sur la clôture. Il y avait également des tas de sang à l'extérieur. Mme Sigsby cru qu'elle allait faire sous elle, comme sur son tricycle, quand elle était enfant. Elle pensa au Téléphone Zéro et sa vie de directrice s'y abîmer. L'homme du téléphone lui dirait qu'elle était finie. Stackhouse lui demanda de vérifier à nouveau si tous les enfants étaient présents. Alors elle ordonna à Zeke de contrôler tous les traceurs. Il vérifia. Il y avait toujours 41 pensionnaires. Mais Stackhouse voulait savoir ou se trouvaient chacun des enfants. Un traceur signalait un enfant sur le terrain de jeux alors que le terrain de jeux était vide. Mme Sigsby repéra un petit objet qui scintillait dans le soleil de l'après-midi. Elle trouva le morceau d'oreille de Luke.

12

Les pensionnaires de l'Avant reçurent l'ordre de regagner leurs chambres et d'y rester. Stackhouse réunit son équipe. Il pensait pouvoir retrouver Luke grâce aux traces de sang qu'il avait laissées derrière lui. Stackhouse pensa que si Luke n'était pas retrouvé, il était cuit et l'Institut aussi. Mme Sigsby voulut retourner dans son bureau mais Stackhouse lui demanda de ne pas utiliser le Téléphone Zéro.

13

Tous les employés de l'Institut avaient été informés de l'évasion. Tout le monde était sur le pont. La police de Dennison River Bend avait été alertée. Zeke avait réussi à retrouver la voisine de Maureen dans le Vermont. Il s'était fait passer pour un fonctionnaire des impôts pour l'interroger. La voisine le raconta que Maureen avait trouvé une avocate pour régler ses problèmes. Mme Sigsby se demandait pourquoi Maureen n'avait pas demandé un prêt à taux proche de zéro comme le permettait l'Institut. C'était une protection car une personne endettée pouvait être tentée de vendre des secrets. Mme Sigsby comprit que Maureen avait décidé de partir les mains propres sans demander de l'argent à l'organisation qui les avait salies. C'était en adéquation avec la référence à l'enfer. Elle comprit donc que c'était Maureen qui avait aidé Luke à s'échapper. Elle appréhendait de plus en plus le Téléphone Zéro. Alors elle décida de regarder à nouveau la vidéo dans laquelle on voyait Luke Avery et Maureen discuter. Alors elle comprit qu'Avery n'arrêtait pas de toucher son nez pour une raison précise. Elle fit convoquer Avery.

14

Avery était dans le bureau de Mme Sigsby. Il était effrayé. Il était flanqué de Winona et de Tony. Il prétendit ne pas savoir où était allé Luke. Il prétendit également que c'était une marmotte qui avait fait un trou sous le grillage. Elle dit à Avery qu'elle avait compris pourquoi il n'avait pas arrêté de se toucher le nez quand il avait discuté avec Maureen. C'était parce qu'elle lui fournissait des informations par la pensée. Avery se mit à pleurer. Il pensa à Luke qui avait été le meilleur ami qu'il avait jamais eu. Comme Avery ne voulait toujours pas dire ce qu'il savait Mme Sigsby ordonna à Tony de tordre le bras d'Avery. Avery hurla. Mais Mme Sigsby, après toutes ces années passées à ce poste, était devenu insensible à la souffrance des enfants. Comme Avery ne voulait toujours pas parler, Mme Sigsby ordonna à Winona d'envoyer une décharge à l'enfant. Il poussa un cri et de l'urine se répandit sur la moquette. Malgré tout, Avery continua de prétendre ne rien savoir. Il reçut une deuxième décharge. Il continua de dire qu'il ne savait rien alors Mme Sigsby menaça de lui faire subir une troisième décharge sur les testicules. Avery accepta de dire ce qu'il savait. Maureen avait dit à Luke de traverser les bois jusqu'à la rivière. Il trouverait une barque. Après quoi il arriverait à Presqu'Isle. Mais il avait menti sur ce dernier point. Mme Sigsby le crut et le renvoya dans sa chambre.

15

Mme Sigsby et Stackhouse étaient enfermés dans le bureau de la directrice. Ils écoutaient les rapports de leurs informateurs. Il y en avait dans tout le pays. Les dépistages d'enfant spéciaux démarraient dès la naissance dans les hôpitaux. Les informateurs ignoraient à qui ils adressaient leurs rapports, et dans quel but. Il arrivait que l'un des informateurs pose une question et il découvrait aussitôt que la curiosité lui faisait perdre 500 $ par mois. La plus importante concentration d'informateurs-une cinquantaine-se trouvait aux abords de l'Institut. Stackhouse prit soin d'en alerter quelques-uns. Il les envoya dans les environs de Presqu Isle pour contacter la police locale. Le docteur Felicia Richardson appela Stackhouse sur le téléphone fixe. Elle avait reçu des nouvelles d'un des informateurs, Jean Levesque. Celui-ci avait retrouvé la barque utilisée par Luke. La barque s'était échouée sur la rive à 8 km en amont de Presqu Isle. Il y avait du sang sur la rame. Alors Stackhouse décida d'envoyer deux hommes vérifier sur place.

16

Les pensionnaires furent autorisés à quitter leur chambre pour le dîner. Frieda était grisée par la joie nerveuse qui régnait. Les enfants savaient qu'une évasion s'était produite. Frieda se demanda ce qui arriverait si Luke arrivait à raconter ce qui se passait à l'Institut à quelqu'un qui le croirait. Les enfants voulaient croire qu'ils seraient libérés. Frieda avait 14 ans. C'était une cynique endurcie. Elle savait qu'Avery avait été conduit dans le bureau de la directrice et qu'il avait craché le morceau. Alors elle pensait que Luke n'irait pas très loin. Avery n'avait pas faim et il quitta le réfectoire. Deux ans plus tard, il se rendit dans la chambre de Frieda. Il lui demanda des jetons mais elle ne voulait pas lui donner les trois jetons qu'elle avait. Avery ne voulait pas dormir seul. Il avait peur que les intendants reviennent lui envoyer des décharges. Alors Frieda accepta qu'il dorme avec elle. Elle lui demanda s'il savait où était Luke. Il répondit que Luke était en haut des marches rouges. Elle n'était pas télépathe mais avait des intuitions. Elle contempla le plafond de sa chambre et réfléchit.

17

Sophie Turner, une des intendantes de nuit fumait une cigarette. Le docteur Evans tentait de l'embrasser. Mais elle le repoussa en constatant que Frieda les observait. Frieda demanda à parler à la directrice. Frieda prétendit savoir où se trouvait Luke et voulait le dire à Mme Sigsby.

18

La même nuit, le wagon dans lequel se trouvait Luke avait franchi la Pennsylvanie. Frieda se trouvait devant Mme Sigsby. Mme Sigsby pensait qu'il y avait quelque chose dans les yeux de Frieda. Frieda révéla qu'Avery avait menti. La certitude demeurait dans ses yeux marrons. Mme Sigsby trouva cela fascinant. Stackhouse entra dans le bureau. Frieda demanda quelle serait sa récompense si elle dévoilait ce qu'elle savait. Alors Stackhouse lui demanda ce qu'elle voulait. Il lui dit qu'il était impossible de la laisser rentrer chez elle. Frieda demanda qu'on arrête de lui faire subir des tests. Elle ne voulait pas aller à l'Arrière. Elle voulait devenir une intendante. Mme Sigsby et Stackhouse étaient estomaqués. Mme Sigsby et Stackhouse acceptèrent son marché. Mais Frieda demanda 50 jetons également. Mme Sigsby proposa de lui en offrit vingt. Et seulement si l'information étaie vérifiée. Frieda accepta à condition que la promesse soit respectée. Alors Frieda révéla que Luke avait accosté devant des marches rouges. En haut des marches, il y avait une gare.

19

Frieda reçut ses jetons et la menace d'annuler toutes les promesses si elle parlait à quiconque de ce qu'il venait de se passer. Stackhouse appela le service informatique. Il expliqua à Andy ce qu'il voulait. Puis Stackhouse se sa vie de sa radio pour rejoindre John Walsh et Rafe Pullman. Il les envoya à l'endroit indiqué par Frieda. Andy rappela quelques minutes plus tard pour donner les horaires des trains que Luke avait pu prendre. La destination la plus lointaine était Sturbridge. Stackhouse eut le pressentiment que le train avait pu continuer après un changement de locomotive. À la place de Luke, Stackhouse aurait voulu continuer à fuir le plus loin possible. Andy se renseigna. Plus tard, les deux hommes envoyés par Stackhouse appelèrent. Ils avaient trouvé les marches rouges et des traces de doigts ensanglantées au milieu de l'escalier. Stackhouse espérait pouvoir étouffer l'affaire sans utiliser le Téléphone Zéro. Stackhouse avait peur que Luke ait contacté la police. Il pensait que Luke ne savait pas qu'il était recherché pour le meurtre de ses parents. Il croyait que Luke n'était pas au courant que ses parents étaient morts. Mais Mme Sigsby pensait que Luke s'était rendu dans une bibliothèque pour consulter Internet pour savoir ce qui s'était passé chez lui. Alors Stackhouse décida de contacter ses informateurs dans les environs de Sturbridge. Andy appela. Il avait déjà envoyé une équipe de nuits à la gare de Sturbridge. Il avait téléphoné au chef de gare en se faisant passer pour un gérant de stocks. Le chef de gare lui avait expliqué que le train poursuivait sa route jusqu'à Miami. Avant le terminus, le train s'arrêtait à Richmond, Wilmington, DuPray, Brunswick et Tampa. Andy s'était renseigné sur DuPray. C'était un arrêt en pleine cambrousse avec quelques entrepôts. Stackhouse réfléchit. Il y avait 40 personnes travaillant à l'Avant. Et deux douzaines à l'Arrière. Cela ne suffisait pas. Ils avaient le Téléphone Zéro pour recevoir des renforts mais s'ils l'utilisaient leurs vies se trouveraient changées. Et pas en bien. Mais ils disposaient d'un réseau d'informateurs dans tout le pays. Ils avaient aussi deux équipes d'extractions et un avion. Stackhouse suggéra d'envoyer un informateur chez les flics et de Sturbridge. Puis d'envoyer un informateur à Portland et à Portsmouth. Stackhouse pensait que Luke était resté dans le train pour aller plus loin que Sturbridge. Stackhouse pensait que Luke n'était pas allé jusqu'au terminus prévoyant que l'Institut enverrait des gens là-bas. Il ne pouvait pas non plus être descendu dans une zone urbaine. Stackhouse pensait que le plus logique était que Luke était descendu en pleine cambrousse, à DuPray ou à Brunswick. Mme Sigsby acquiesça. Stackhouse suggéra d'envoyer deux équipes, Opale et Rouge Rubis, l'équipe qui avait enlevé Luke. Ainsi, la boucle serait bouclée. Il demanda à Mme Sigsby de commencer par Richmond. Toute personne qui apercevrait Luke toucherait une jolie prime. À Brunswick, l'informateur était le pasteur d'une église méthodiste et à DuPray c'était le propriétaire de l'unique motel de la ville.

20

Luke fit un cauchemar. Il rêva qu'il était de retour dans le caisson d'isolation. Il se réveilla en entendant le crissement des roues sur les rails. Il se rendit compte qu'il était bloqué par les emballages. Il avait peut-être fait tomber des paquets durant son cauchemar grâce à ses pouvoirs psychiques. Il savait qu'il avait changé mais il n'avait pas envie de savoir dans quelle mesure. Il avait faim et soif. Le train s'arrêta et Luke rempila la les cartons à tâtons. Il regagna sa cachette et attendit. La porte du wagon s'ouvrit avec fracas. Un camion approchait du wagon et un type brailla. Un homme sauta à bord du wagon. Un homme le rejoignit et déposa sur le sol du wagon une lanterne. Ils entreprirent de faire glisser des caisses, du camion au wagon. Les deux hommes s'offrirent une pause. Luke pensa à tous les enfants qui comptaient sur lui pour s'empêcher de jaillir de sa cachette et supplier les deux hommes de lui donner à manger. Il les entendit discuter. Un des deux hommes disait qu'on lui avait posé une question sur un enfant disparu. Il était question d'une récompense. Puis les deux hommes continuèrent de charger quelques caisses et repartirent. Luke comprit que l'Institut savait qu'il s'était enfui. Sans doute ils avaient fait parler Maureen. Ou Avery. Il devina que plusieurs personnes l'attendraient au prochain arrêt. Dans l'immédiat, il décida de soulager sa vessie dans le réservoir d'un motoculteur. Il pensa au réfectoire de l'Institut. Mais retourner là-bas, ce serait de la folie. Il aperçut quelque chose dans l'espace entre les nouvelles caisses et les petits engins à moteur. C'était des miettes de donuts. Il se pencha et sortit sa langue pour les lécher.

21

Stackhouse reçu un appel d'Andy en pleine nuit. Il n'y avait aucune trace de Luke à Richmond. Le docteur Hendrickx entra dans le bureau sans prendre la peine de frapper. Stackhouse lui demanda si Avery avait eu droit au caisson. Hendrickx répondit non. Il était choqué par cette idée car Avery n'était pas un rose. On ne pouvait pas prendre le risque de l'endommager ou d'étendre ses capacités. Mais Stackhouse lui ordonna de plonger Avery dans le caisson. Zeke devrait s'en charger car il appréciait cela. Stackhouse voulait faire subir à Avery une expérience dont il se souviendra toute sa vie. Ensuite, Avery serait envoyé à l'Arrière. Bien que Mme Sigsby n'était pas au courant de ce projet, Stackhouse prétendit le contraire. Mme Sigsby apparut. Elle ressemblait à un fantôme. Elle confirma l'ordre de Stackhouse. Elle considérait qu'Avery devait payer.

22

Le train s'ébranla de nouveau et Luke se remémora une chanson que lui chantait sa grand-mère sur un train en partance de Houston pour l'Ouest. Il s'assoupit sans parvenir à s'endormir. Les premières lueurs de l'aube commencèrent à filtrer à l'intérieur du wagon. Il sentit le goût du sel dans l'air. Il aperçut des entrepôts et des usines. Il sentit l'odeur de poissons morts. Le train commença à ralentir. Il regagna sa cachette. Le train s'arrêta. Une heure s'écoula. Un autre camion recula jusqu'au wagon et un homme ouvrit la porte en grand. Puis ce fut une équipe de quatre hommes. Ils commencèrent à transporter les caisses à bord du camion. Il restait encore deux caisses dans le wagon. Luke entendit le camion repartir. Mais il restait encore un homme qui monta dans le wagon. Il ordonna à Luke de sortir de sa cachette.

23

Luke se faufila entre les engins et voulut se redresser mais il avait les jambes ankylosées et la tête qui tournait. Le type le retint. Il constata que Luke avait une oreille arrachée. Luke était incapable de parler car il avait la gorge sèche. Il finit par réussir à dire qu'il avait eu des ennuis. Il réclama à manger et à boire. Mattie lui offrit des bonbons. Les points réapparurent brièvement. L'homme lui demanda depuis combien de temps il n'avait pas mangé mais Luke ne savait pas. L'homme voulut savoir si Luke était parti du Yankeeland. Il acquiesça. L'homme voulut savoir qui lui avait arraché l'oreille. Alors Luke répondit que quelqu'un le cherchait. Mattie lui dit que son oncle était venu avec deux amis à lui plus un flic de Wrightsville Beach. Ils avaient prétendu que l'enfant s'était enfui du Massachusetts. Luke fut terrorisé d'apprendre qu'un policier faisait partie des hommes qui le recherchaient. Luke affirma qu'il avait pris le train dans le Maine et que son père était mort. Sa mère aussi. Mattie réfléchit. Il demanda à Luke si c'était un salopard dans un foyer d'accueil qui lui avait arraché l'oreille. Ce n'était pas très éloigné de la vérité alors il dit que si ces hommes le voyaient, ils l'emmèneraient. Il ne voulait pas revenir là où tout ça était arrivé. Il supplia Mattie de ne rien dire. Mattie lui avoua qu'il avait fait trois fugues quand il était enfant. Il voulut savoir ou Luke désirait aller. Luke répondit qu'il voulait aller dans un endroit où il pourrait trouver à manger, à boire et réfléchir. Mattie lui demanda s'il avait été kidnappé. Luke acquiesça. Et il se mit à pleurer. Six Luke voulaient conserver son avance, cela dépendait de la décision de Mattie. Alors Mattie lui dit qu'ils étaient à Wilmington et que le train s'arrêterait en Géorgie puis à Tampa et enfin à Miami. Les hommes qui le recherchaient allaient fouiller toutes ces villes. Le prochain arrêt, c'était juste une chiure de mouche sur la carte. Luke lui dit qu'il avait été plongé dans un caisson et avait failli se noyer. Alors Mattie sauta du wagon et referma aux trois quarts la porte coulissante. Il entendit un homme demander à Mattie s'il avait vu un garçon. Mattie répondit non. 10 000 plus tard, le train redémarra. La gare se mit à défiler. L'ombre d'un poste d'aiguillage balaya le plancher du wagon. Puis une autre ombre apparut. Une ombre humaine. Et un sac en papier atterrit sur le sol. Luke entendit Mattie lui souhaiter bonne chance. Luke jaillit de sa cachette pour saisir le sac qui dégageait une odeur de paradis. Le paradis avait l'apparence d'un friand à la saucisse et au fromage, d'un gâteau aux pommes et d'une bouteille d'eau. Il dut faire appel à toute sa volonté pour ne pas vider d'un trait la bouteille. Après avoir mangé le friand, il regagna sa cachette. Pour la première fois depuis qu'il avait descendu la rivière et levé les yeux vers l'escalier, il avait le sentiment que sa vie valait peut-être la peine d'être vécue. Et bien qu'il ne crut pas en Dieu, il pria. Mais pas pour lui. Il demanda à cette force supérieure et hautement hypothétique de protéger cet homme qui l'avait baptisé « hors-la-loi » et avait lancé ce sac à l'intérieur du wagon.

24

Il s'obligea à rester éveillé. Luke pensait qu'il y avait peut-être des gens qui le guetteraient dans la chiure de mouche. Mais il n'avait aucune intention de poursuivre son voyage jusqu'à Tampa et Miami. Il y avait trop de policiers dans les grandes villes. Sa photo devait circuler puisqu'il était suspecté d'avoir assassiné ses parents. Compter sur un autre coup de chance extraordinaire serait stupide. Il lui restait un seul atout précieux. La clé USB. Il ignorait ce qu'elle contenait. C'était peut-être des preuves. Le train passa devant un mât de signalisation. C'était bien l'arrêt évoqué par Mattie. Le panneau indiquait DuPray. Luc se pencha en avant et sauta. Il retomba sur le ballast. Il s'affala et quelqu'un cria : « attention ! ». Luke vit un homme juché sur un chariot élévateur et un autre homme assis à l'ombre du toit de la gare lui cria de faire gaffe au poteau. Mais c'était trop tard. Luke se cogna contre le poteau. Il rebondit sur le ballast et roula près des rails. Sa plaîe à l'oreille s'était rouverte. Quand il voulut se remettre debout, il échoua. L'homme descendit de son chariot élévateur. Luke le supplia d'empêcher les hommes de le rattraper. L'homme au rocking-chair rejoignit l'homme au chariot. Luke leur demanda lequel des deux se faisait passer pour son oncle. Les deux hommes ne comprirent pas ce qu'il disait. L'homme au rocking-chair appela un médecin. L'autre homme releva Luke. Il lui demanda son nom mais Luke voulait d'abord savoir si c'était quelqu'un de sympathique alors il lui demanda son nom. C'était Tim Jamieson.

25

Norbert Hollister, propriétaire d'un motel décrépit qui restait ouvert uniquement grâce au salaire mensuel que lui verser l'Institut en tant qu'informateur, se servit du téléphone de la gare pour appeler Doc Roper. Mais au préalable, il se servit de son portable pour appeler un numéro qu'on lui avait communiqué au petit matin. Il annonça que le gamin était ici. Andy lui annonça que s'il se débrouillait pour que l'enfant reste en ville, il aurait le droit à une récompense et un bonus. Stackhouse lui ordonna de ne pas perdre l'enfant de vue. Hollister devrait appeler toutes les heures. Stackhouse s'occuperait du reste.

L'enfer est là.

 

1

Tim fit traverser le bureau de Craig Jackson à Luke. Son patron résidait dans la ville voisine de Dunning mais il n'était pas là aujourd'hui. Tim voulait que Luke s'allonge en attendant l'arrivée du docteur. Mais Luke préféra s'asseoir dans le fauteuil. Il lui demanda son nom mais Luke était encore méfiant. Luke voulait savoir si Tim l'attendait. Tim répondit qu'il attendait le train. Luke voulait savoir qui était le type qui accompagnait Tim. Mais Tim voulait absolument savoir son nom. Alors Luke mentit en disant qu'il s'appelait Nick Wilholm. Puis Tim expliqua qui était l'autre type dans la guerre. C'était le propriétaire du motel. Puis il demanda à Luke à qui il voulait échapper. Annie Ledoux l'orpheline arriva. Tim lui présenta Luke. Luke demanda à Annie si elle attendait le train. Il semblait obsédé par cette idée. Hector arriva lui aussi. Il jeta un coup d'oeil indifférent au garçon assis dans le fauteuil. Alors Tim demanda à Annie de veiller sur Luke car il avait à faire. Hector ordonna à Tim de retourner au boulot. Il dit à Luke qu'il aurait une conversation avec lui à son retour.

2

Annie donna un torchon mouillé à Luke pour qu'il l'appuie sur son oreille. Puis elle lui nettoya le visage en faisant preuve d'une douceur qui lui rappela sa mère. Alors il pleura. Il dit que sa mère lui manquait. Annie chercha à le consoler en disant que l'amour ne mourrait pas avec le corps terrestre. Luke avoua que ses parents avaient été assassinés et qu'il avait été kidnappé. Annie lui demanda s'il avait été enlevé dans une voiture noire et si ses ravisseurs avaient fait des expériences sur lui. Luke en resta bouche bée. Elle répondit qu'elle écoutait une émission à la radio qui évoquait ce genre de sujets ainsi que les ovnis et les pouvoirs psychiques. L'émission de George Allman s'appelait les Outsiders.

8 août 2024

L'Institut II

14

Quelques gifles le ranimèrent. Il avait été allongé dans une autre pièce. Priscilla était à côté de lui. Brandon et les deux médecins regardaient Priscilla ranimer Luke. Quand il se réveilla, la dernière piqûre la grattait furieusement et il avait encore la sensation de sa gorge qui gonflait. Brandon le remit sur pied. Il fut conduit jusqu'à une chaise. Un autre test l'attendait. On lui montra des cartes. Quand Evans lui demanda ce qu'il voyait, Luke voulut plaisanter et il reçut une gifle. Priscilla ne regrettait pas son geste. Elle n'avait aucune empathie. À ses yeux, Luke n'était pas un enfant. Elle le voyait comme un cobaye. Il ne voyait rien sur les cartes et Priscilla continua de le gifler. Il lui beau affirmer qu'il n'était pas télépathe, le test continua. Mais comme Luke ne trouvait toujours pas la bonne réponse, Hendrickx ordonna à Priscilla de le ramener dans sa chambre. Dans l'ascenseur, Luke continuait de voir des points danser devant lui. Il dit à Priscilla et Brandon qu'ils s'étaient trompés sur lui. Une fois dans sa chambre, Luke dormi pendant cinq heures.

15

Le docteur Hendrickx transmit son rapport à Mme Sigsby. Elle savait que les expérimentations ne se passaient pas comme prévues. Hendrickx continuait de penser que la télépathie et la télékinésie étaient liées. Il pensait que les enfants étaient peut-être doués d'autres capacités. Elle demanda si Luke avait démontré des talents de télépathe. Hendrickx fut obligé de reconnaître que ce n'était pas le cas. Mais il avait continué de voir des lumières une fois le projecteur éteint et pour Hendrickx c'était encourageant. La directrice lui rappela l'objectif principal : préparer les patients pour l'Arrière. Les effets secondaires éventuels lui importaient peu. Hendrickx eu un mouvement de recul, comme si la directrice l'avait frappé. Néanmoins, elle l'autorisa à poursuivre ses expériences. Il devait s'estimer satisfait étant donné que ses expériences avaient déjà coûté plusieurs enfants. Mais avec mépris, Hendrickx répondit que ce n'était que des « roses ». La directrice avait un dossier pour Hendrickx. Il s'agissait d'un transfert.

16

Quand Luke entra dans l'espace détente ce soir-là, il trouva Kalisha en train de boire de l'alcool. C'était la première fois qu'elle en buvait. Elle trouvait cela répugnant. Luke lui demanda pourquoi elle ne l'avait pas prévenu que le test des lumières était aussi horrible. Elle trouvait que ce n'était pas si terrible. Elle n'avait pas eu d'étouffement après l'injection. Alors elle était désolée pour lui. Il lui raconta tout ce qui s'était passé. Elle lui répondit qu'ils avaient dû le confondre avec un télépathe. C'était ce qu'il avait pensé aussi mais ils avaient continué à le gifler. Il savait que les médecins le prenaient pour un « rose », un sujet ordinaire. Elle lui proposa de boire de l'alcool et il essaya. Il trouva cela infect. Kalisha lui apprit que Iris avait été emmenée. Puis elle se mit à pleurer. Elle posa sa tête contre Luke.

17

Ce soir-là, Luke retourna sur Internet. Il avait envie de faire des recherches sur ses parents mais il avait peur de s'effondrer totalement s'il découvrait qu'ils étaient morts. Alors il renonça. Il continua ses recherches sur les avocats dans le Vermont. Il se déconnecta et les points lumineux refirent leur apparition. Au bout d'un moment, cette impression de dériver loin de lui-même dans un univers de lumières virevoltantes disparut. Les gardiens savaient probablement que Luke voyait des points lumineux. Mais ils ne savaient pas qu'il avait découvert ce qu'il y avait derrière la deuxième carte. C'était un garçon sur un vélo et il avait également deviné ce qu'il y avait sur la quatrième carte : un petit chien tenant une balle dans sa gueule. Il était donc bien un télépathe. Ou il l'était devenu. Tant mieux si les médecins avaient cru que le test des cartes avait été un échec. Néanmoins, Luke pensait que ces lumières avaient peut-être une autre fonction que de développer les dons des « roses ». Il pensa à Iris qui ne reviendrait et s'endormit.

18

Le lendemain matin, il y avait neuf enfants. Les jumelles Wilcox refusèrent de manger jusqu'à l'arrivée de Gladys qui réussit à leur faire avaler quelques bouchées. Luke envisagea de les prendre à part pour leur conseiller de se méfier du sourire de Gladys. Nick proposa à Luke de jouer au basket. Luke refusa car cela lui rappelait quand il jouait souvent avec son père. Puis Luke parcourut les chambres de l'Institut. Il pensait qu'à une époque l'Institut avait accueilli beaucoup plus de résidents. Il tomba sur l'homme à tout faire prénommé Fred. Celui-ci lui ordonna de retourner d'où il venait. Alors il s'en alla. Il trouvait que toutes les chambres vides avaient quelque chose d'inquiétant et il se demanda combien d'enfants avaient vécu là. Il se doutait bien qu'une fois achevée l'expérience à l'Arrière, les enfants ne retournaient pas chez eux. Il retrouva Maureen dans le couloir du distributeur de glaçons. Il avait la certitude que Maureen allait mal. Rien qu'en la regardant, il savait qu'elle avait de l'espoir en lui. L'Institut lui avait ajouté quelque chose : la télépathie. Il lui dit qu'il avait trouvé deux avocats : Leah Fink et Rudolph Davis. Maureen le remercia. Luke lui dit qu'il savait grâce à Avery que Maureen avait un enfant et que tout l'argent qu'elle mettait de côté c'était pour son enfant. Maureen savait que Avery était télépathe. Maureen révéla à Luke qu'elle avait fait adopter son fils par le biais de l'église, juste après sa naissance. Son mari ne voulait pas d'enfants alors elle avait été obligée d'abandonner son fils. Comme l'église conservait tous les dossiers d'adoption depuis 1950, Maureen avait pu retrouver son fils qui était en classe de terminale. Elle voulait donc économiser pour que son fils puisse aller à l'université. Maureen se pencha tout près de Luke. Il sentit qu'elle avait une haleine de personne malade. Puis elle lui dit que s'il avait besoin de parler à quelqu'un, de n'importe quoi, ce devait être près du distributeur de glaçons et pas ailleurs.

19

Luke retourna au terrain de jeu. Il fut surpris de voir Nick et Harry jouer au basket ensemble. Luke regarda autour de lui et fut saisi soudainement par une bouffée d'angoisse. Cela fit éclore une escadrille de points fantomatiques devant ses yeux qui disparurent aussi vite qu'ils étaient apparus. Luke voulut savoir ou se trouvait Kalisha. Avery lui répondit qu'elle était en train de se faire enfoncer un thermomètre dans les fesses. Luke ordonna à Avery d'aller jouer sur le trampoline. Il avait besoin de parler à George. George lui demanda s'il pensait que leurs parents étaient toujours vivants. Luke répondit qu'il n'y croyait pas. George avait aussi subi le truc des yeux. Luke avait envie de lui demander s'il continuait à avoir les points lumineux mais il s'abstint. George avait déjà subi un test avec des cartes car ses parents l'avaient emmené à Princeton à l'Institut de recherches sur les anomalies. Cet institut avait été fermé depuis. Il avait échoué au test de Rhine. Il n'avait pas réussi à faire déplacer des objets. Priscilla lui avait fait passer le test des cartes, George avait voulu plaisanter mais Priscilla l'avait giflé. Luke mentit en disant qu'il ne revoyait plus les points lumineux. Il révéla néanmoins qu'il avait fait une crise d'épilepsie juste après le test. George avait lu un livre sur la télépathie et il y avait un chapitre consacré aux expériences gouvernementales. La CIA avait obtenu des résultats en utilisant du LSD. Mais rien d'extraordinaire. Kalisha arriva en courant pour demander qu'il voulait jouer à la balle au prisonnier.

20

Ce jour-là, Luke se rendit sur le site du journal de sa ville mais il se dégonfla encore une fois. Un détail avait changé : le prénom de Luc apparaissait maintenant sur la page d'accueil de l'ordinateur à la place de la mystérieuse Donna. Luke savait qu'il serait obligé de chercher des informations sur ses parents. Le lendemain, on le conduisit de nouveau au niveau C. On lui fit des prises de sang puis une injection et un examen d'urine. Ensuite il fut conduit au niveau D. Le docteur Evans examina son bras au niveau de la dernière injection et déclara que Luke était bon pour le service. Il demanda à Luke s'il avait eu des vertiges ou des crises et Luke répondit non. Il mentit sur la réapparition des lumières. Luke se demandait si l'I.R.M. allait détecter un changement dans son activité cérébrale et prouver qu'il mentait. Le technicien chargé de la machine à I.R.M. proposa à Luke un valium. Luke refusa.

Après le déjeuner apporté par Gladys et pour tromper l'ennui, Luke accepta le valium. Il avait déjà fait trois passages dans la machine à I.R.M. et Dave, technicien lui avait dit qu'il en restait trois autres. Au cours du dernier passage à l'intérieur de la machine, il fut pris une légère somnolence. Quand Winona le ramena au niveau A, Luke se sentait un peu shooté. Winona lui donna une poignée de jetons. Elle lui recommanda de l'alcool. Il avait l'intention de donner trois jetons à Avery et trois autres à chacune des jumelles. Il avait juste faim et ne voulait rien d'autre.

21

Le lendemain, Joe et Hadad le conduisirent au niveau C où on l'obligea à boire une solution baryté. Puis on lui fit passer une radio. Une violente crampe d'estomac le plia en deux. Il vomit. Tony voulut forcer Luke à nettoyer. Joe lui glissa un encouragement à l'oreille. Puis il lui donna quatre jetons. Luke demanda à quoi allaient servir les tests qu'il venait de subir. Hadad répondit que cela servirait à un tas de choses. Luke demanda à Joe s'il sortirait un jour de l'Institut et Joe répondit qu'il sortirait mais ne se souviendrait plus de rien. Luke savait qu'il mentait.

22

Une nouvelle femme de chambre passait l'aspirateur dans sa chambre quand Luke arriva. Elle s'appelait Jolene et avait une vingtaine d'années. Maureen était partie en congé. Luke espérait qu'elle était dans le Vermont pour essayer de se sortir de ses dettes. Elle allait lui manquer même s'il pensait la retrouver quand il serait à l'Arrière. Jolene prétendit que les enfants de l'Institut étaient gâtés. Alors Luke lui répondit qu'on les forçait à boire des choses qui les faisaient vomir. Il avait conscience de ressembler un peu plus à Nick. Les crampes d'estomac étaient réapparues. Il s'allongea dans une des chambres inoccupées et s'endormit. Il se réveilla en ne s'attendant pas avoir la maison de Rolf par la fenêtre. Un pas dans la mauvaise direction, songea-t-il.

23

Le lendemain matin, on lui fit une injection puis on leur relaya à des appareils servant à mesurer le rythme cardiaque et la tension. On l'obligea à courir sur un tapis contrôlé par Carlos et Dave. Ils augmentèrent la vitesse jusqu'à ce que Luke soit essoufflé. Son coeur battait jusqu'à 170. Un grand type costaud arriva. Il lui conseilla de ne pas prendre exemple sur Nick. Il ajouta qu'il devait limiter au strict minimum ses relations avec le personnel. Un signal d'alarme retentit dans l'esprit de Luke jusqu'à ce qu'il comprenne que ce grand type ne parlait pas de Maureen. Il faisait allusion à Fred, l'agent d'entretien. Enfin, il lui conseilla de dormir dans sa chambre et d'éviter le salon Ouest. Puis il s'en alla. Carlos lui dit que le colosse chauve s'appelait Stackhouse. C'était le responsable de la sécurité. Puis il subit encore une prise de sang.

24

Luke passa deux jours sans tests. Les jumelles Wilcox commençaient à s'habituer et se lièrent d'amitié avec Harry. Nick se demanda si Harry tripotait les jumelles. Avery le rassura. Luke pensait que la télépathie lui faisait savoir beaucoup trop de choses. Avery avait compris que les jumelles étaient un substitut pour Harry qui regrettait ses cockers. Kalisha trouvait l'amitié entre les jumelle et Harry touchante et Nick lui sourit. Luke sentit une pointe de jalousie.

25

Le lendemain, Priscilla et Hadad emmenèrent Luke jusqu'au niveau E. On lui brancha une perfusion pour l'aider à se détendre. Cela l'endormit. Quand il se réveilla il était nu et tremblotant. On avait bandé son torse, son ventre et sa jambe droite. Une femme médecin, Richardson, était penchée au-dessus de lui. On lui avait introduit un truc que dans la gorge. Elle lui dit qu'il allait ressentir une légère douleur entre les côtes. Elle lui fit ingurgiter des pilules. Et elle s'en alla. Priscilla et Gladys le ramenèrent. Il découvrit qu'il faisait nuit alors qu'il était parti le matin. Priscilla lui donna des pilules contre la douleur. Il voulut rentrer dans sa chambre mais il entendit quelqu'un qui pleurait. C'était Kalisha. Elle était allongée sur son lit. Il s'assit à côté d'elle. Il savait ce qu'elle avait mais il ignorait les détails.

26

Luke se trouvait au niveau E. Il était inconscient. Le docteur Richardson prélevait ses échantillons. Au même moment, deux hommes étaient apparus sur le terrain de jeux. Ils n'avaient pas de badges avec leur nom. Ils étaient venus chercher Nick. Il s'était débattu. Kalisha aurait voulu le défendre. Nick en avait frappé un à la gorge mais l'autre lui avait envoyé une décharge dans la hanche. Nick lui avait arraché son taser. L'autre lui envoya une troisième décharge. Nick était inconscient et les deux hommes continuèrent de lui envoyer des décharges. Helen s'était précipitée pour les arrêter mais elle reçut un coup de pied dans la cuisse. Elle tomba en pleurant. Les deux hommes emmenèrent Nick. Luke savait ce qui allait arriver grâce à son nouveau pouvoir mais il laissa Kalisha continuer son récit. Nick avait repris connaissance. Il sourit et fit un signe aux autres enfants. Luke dit à Kalisha qu'ils ne reverraient plus Nick. Alors Kalisha le saisit au cou à deux mains pour attirer son visage vers elle. Elle lui interdit dire ça. Puis Kalisha lui demanda s'il avait subi des prélèvements. Elle aussi en avait subi. Elle se demandait si au lieu de prendre quelque chose, ils mettaient quelque chose. Elle pensait être la prochaine à être emmenée. Elle demanda à Luke d'être gentil avec Avery car il avait besoin d'avoir un ami. Elle pensait que Luke aussi avait besoin d'un ami. Kalisha l'embrassa sur le coin de la bouche. Puis elle parla très fort pour s'adressant gardiens et pour leur dire qu'elle les détestait. Elle éclata en sanglots. Luke regagna sa chambre en songeant à Nick, le chéri de toutes les filles. Nick qui, le premier, avait remis Harry à sa place avant de sympathiser avec lui. Nick qui s'était opposé à leurs tests et s'était débattu face aux types de l'Arrière. Puis Luke s'endormit.

27

Le lendemain, Joe et Hadad conduisirent Luke et George dans la salle C11. Puis Zeke arriva. Il coiffa les deux garçons de bonnets en caoutchouc munis d'électrodes. Ils se succédèrent dans un simulateur de conduite. Le docteur Evans prenait des notes. Luke trouvait l'expérience amusante. Négrillon plusieurs feux rouges et provoqua un grand nombre de carnages avant de prendre le coup. Le docteur Richardson arriva. Elle demanda à Luke comment il situait sa douleur. Puis elle s'en alla. Le docteur Evans leur expliqua qu'ils avaient été rapides à s'habituer au simulateur. C'était exactement la situation attendue pour des TK. Ils furent reconduits dans leur chambre. Luke demanda à George si on lui avait fait un test de télépathie avec les cartes. Et si on lui avait fait faire des tests de TK. George avait eu droit au test des cartes mais c'était tout. Luke trouvait cela bizarre que les médecins n'essayaient pas d'évaluer les limites des enfants. Luke demanda à George d'aller manger sans lui car il voulait rejoindre Kalisha et Avery dehors. Ils étaient en train de communiquer par télépathie. Kalisha lui demanda d'aller manger. Mais il n'avait pas un alors il avala des pilules contre la douleur s'endormit. À son réveil, il découvrit que Kalisha avait été emmenée.

28

Ce soir-là, Luke consulta Internet. Luke pensait que les gardiens faisaient preuve de négligence dans certains domaines. Il se disait que le seul avenir s'appelait l'Arrière et la vérité de l'existence se résumait à cette question : à quoi bon ? Il réussit à se convaincre d'aller jusqu'au bout et il consulta le journal de sa ville. Des qu'il vit sa photo, prise au collège l'année précédente, il comprit. Ses parents avaient été assassinés et la police le recherchait. Les lumières colorées réapparurent, tourbillonnantes. Il éteignit l'ordinateur et s'allongea. Il savait qu'il était le principal suspect pour la police. Luke avait envie de s'évader pour pouvoir abattre l'Institut. Il s'endormit et rêva qu'il était avec sa mère et son père. Quand il se réveilla, ils aperçut qu'il y avait quelqu'un dans sa chambre.

29

Il pensait que c'était les intendants qui venaient le chercher après avoir découvert ce qu'il avait regardé sur Internet. Mais c'était Avery. L'enfant s'était réveillé et il avait peur. Il savait que Kalisha avait été emmené. Luke lui demanda d'aller aux toilettes avant de le rejoindre dans son lit. Puis Avery revint se blottir dans le lit de Luke. Luke trouvait merveilleux de ne plus être seul. Avery murmura dans son oreille qu'il était désolé pour son papa et sa maman. Luke lui demanda s'il savait parler de lui la veille quand Avery était en communication télépathique avec Kalisha. C'était le cas. Kalisha avait dit qu'elle enverrait des lettres à Luke et que Avery servirait de facteur. Avery dit à Luke que Kalisha allait bien pour le moment. Nick était avec elle. Iris aussi. Il y avait d'autres enfants dont Donna, la fille qui avait laissé son ordinateur à Luke. À l'Arrière, les enfants subissaient des injections douloureuses. Il se passait des choses graves à l'Arrière et Kalisha pensait que Luke pouvait faire quelque chose. Luke fut traversé par une image fugitive sans doute envoyée par Kalisha, celle d'un canari en cage. La cage s'ouvrit et le canari s'envola. Kalisha pensait que seul Luke pouvait faire quelque chose car il était suffisamment intelligent.

Évasion

1

 

Trois semaines s'écoulèrent. Certains jours, il y avait des tests. Certains jours, des injections. Certains jours, les deux. Certains jours, ni l'un ni l'autre. Il regarda la télévision et des vidéos de chats sur YouTube. Les jumelles raffolaient de coloriages. Un jour, Harry leur fit boire de l'alcool. Elles vomirent. Il avait tellement honte que c'est lui qui nettoya. Pendant quelque temps, Luke battit tous les nouveaux arrivants aux échecs. Il sentait son QI décliner. Il utilisait son ordinateur pour regarder YouTube et discuter avec George et Helen. Il s'aperçut qu'il était aisé de masquer son chagrin aux intendants. Il songeait parfois à l'image joyeuse qu'avait projetée Avery, celle d'un canari qui s'échappe de sa cage. Il n'y avait que dans ce moment-là que son esprit semblait capable de retrouver son acuité d'autrefois. Il remarqua que la plupart des globes en verre noir des caméras de surveillance n'avaient pas été nettoyés depuis longtemps. Notamment dans l'aile ouest de l'étage résidentiel. Pourtant, les techniciens n'avaient pas reçu l'ordre de les nettoyer. La personne censée surveiller le couloir n'en avait rien à foutre que les images de surveillance soient pourries.

Luke courbait l'échine, il faisait ce qu'on lui demandait sans protester. Mais il avait toujours une oreille qui traînait et il enregistrait tout. Il s'intéressait aussi aux ragots. Ainsi, le Dr Evans courait après le docteur Richardson sans savoir qu'elle n'était pas intéressée. Joe et deux autres intendants, Chad et Gary utilisaient parfois les jetons qu'ils ne distribuaient pas aux pensionnaires pour acheter des petites bouteilles d'alcool au distributeur. Parfois, ils parlaient d'un bar qui s'appelait La Chatte qui se trouvait dans une ville nommée Dennison River Bend. Luke notait mentalement les prénoms qu'il entendait. S'il sortait de l'Institut un jour, il espérait pouvoir témoigner contre ces salopards au cours d'un procès. Cela l'aidait à tenir le coup. Comme il se comportait un bon petit soldat, on le laissait parfois seul au niveau C. Il en profitait pour inspecter les lieux. Il y avait de nombreuses caméras de surveillance, bien propres celles-ci, mais aucune alarme ne se déclenchait. Deux fois, il fut surpris en train de rôder. On le ramena simplement à son point de départ, avec une réprimande la première fois, une tape derrière la tête la seconde fois, pour la forme. Il découvrit un trésor. Dans la salle d'I.R.M., il découvrit une des cartes magnétiques qui servaient à actionner les ascenseurs. Il la mit dans sa poche. Il constata avec ravissement qu'elle fonctionnait. Le surlendemain, lorsque le docteur Richardson le surprit en train de regarder à l'intérieur de la salle qui renfermait le caisson d'immersion, au niveau D, il s'attendait à être puni. Au lieu de cela, elle lui donna un jeton pour lequel il la remercia. Il prétendit que c'était un intendant qui l'avait amené ici et comme il n'avait pas son badge, Luke ne pouvait pas dire son nom. Il remarqua que la carte magnétique qu'il avait trouvée ne lui permettait pas d'accéder aux niveaux F et G. Un jour que le docteur Evans faisait passer à Luke un examen, il eut subitement mal au ventre et s'éclipsa. Luke en profita pour inspecter le couloir mais il tomba sur Stakehouse et eut le temps de se cacher. Quand le docteur Evans revint, il demanda à Luke ce que lui avait dit Stakehouse quand il l'avait vu tout seul. Luke répondit que Stakehouse ne l'avait pas vu car il s'était caché. Il prétendit qu'il ne voulait pas que le docteur Evans ait des ennuis. Evans lui donna une tape dans le dos et une douzaine de jetons.

2

George avait été emmené. Avery dit à Luke que George était avec Kalisha et qu'il pleurait parce qu'il avait peur.

3

Au cours de ses expéditions, Luke s'arrêta devant la salle de repos au niveau B. Cette salle était utilisée par le personnel mais également par des groupes de personnes extérieures. Ces individus dégageaient une impression de brutalité. Luke les associait dans son esprit à des militaires car les hommes avaient les cheveux courts et les femmes portaient des chignons. Un jour, il entendit un intendant prononcer le mot Emeraude en parlant d'un des groupes. Un autre groupe portait le nom de Rouge Rubis. Luke savait qu'il s'agissait de celui qui avait assassiné ses parents et l'avait kidnappé. Il essaya de saisir leurs noms une réussie à obtenir que le nom de la femme qui lui avait aspergé le visage d'un produit quand il dormait. Elle s'appelait Michelle. Il ne fallut pas longtemps à Luke pour obtenir la confirmation de sa théorie : ces individus étaient effectivement chargés de l'approvisionnement en télépathes et en TK. Le lendemain, une fille de 14 ans, Frieda Brown grossit les rangs de l'Institut.

4

Personne ne semblait s'offusquer du fait qu'Avery dormait dans la chambre de Luke presque tous les soirs. Il apportait à Luke des messages de Kalisha. Luke se serait volontiers passé de ces informations. En effet, il apprit qu'à l'Arrière, on obligeait les enfants à travailler. On les détruisait à petit feu. Les films provoquaient des migraines de plus en plus longues et intenses après chaque projection. Après cinq jours d'exposition aux films et aux injections douloureuses, George commençait à souffrir de migraines. Les projections commençaient par de vieux dessins animés puis débutait le vrai spectacle. Kalisha pensait que les films ne duraient pas plus qu'une demi-heure. Elle aussi avait mal à la tête comme tous les autres. La vedette du premier film était un homme aux cheveux roux clairsemés. Il portait un costume noir et conduisait une voiture noire étincelante. Les passagers de l'homme roux voyageaient toujours à l'arrière. C'était de vieux hommes blancs et un type jeune avec la joue balafrée. Le film se déroulait à Washington car on voyait le Capitole et la Maison-Blanche. Vers la fin du film, l'homme aux cheveux roux changeait son costume noir pour une tenue plus ordinaire. On le voyait alors monter à cheval et pousser une fillette sur une balançoire. Après cela, le docteur Hendrickx apparaissait sur l'écran, tenant un cierge magique, non allumé. Le second film montrait un homme portant ce que Kalisha appela une coiffe arabe. On le voyait marcher dans une rue puis assis à une terrasse en train de boire du thé ou du café. Ensuite il faisait un discours puis il balançait un petit garçon en le tenant par les mains. À un moment, il passait à la télé. Le film s'achevait sur l'image du docteur Hendrickx brandissant le cierge magique non allumé. Chaque schéma se terminait par l'image du docteur Hendrickx et son cierge magique. Luke commençait à comprendre. Kalisha pensait avoir rêvé que les enfants se trouvaient à l'intérieur des points lumineux et s'enlaçaient. Le docteur Hendrickx était là avec le cierge magique qui était allumé. Quand les enfants restaient accrochés les uns aux autres, ils n'avaient plus de migraines. Kalisha révéla que les chambres de l'Arrière étaient fermées à clé. Avery en eut assez de délivrer ces messages et s'endormit. Luke resta longtemps éveillé. Le lendemain, Luke utilisa son ordinateur pour lire le New York Times. Il apprit que Mark Berkowitz, le favori de l'élection présidentielle était mort dans un accident de voiture. L'article ne précisait pas si le chauffeur était roux mais Luke le savait comme il savait qu'un homme dans un pays arabe allait bientôt mourir. La conviction grandissante que les autres enfants et lui-même étaient formés en vue de devenir des drones psychiques, y compris Avery, commençait à stimuler Luke. Il fallut que survienne la scène d'horreur avec Harry Cross pour l'arracher totalement à la torpeur du chagrin.

5

Le lendemain soir, il y avait une quinzaine d'enfants à la cafétéria. Les nouveaux pleuraient. Luke remarqua que Harry était absent. Les jumelles dînaient seules, ce qui semblait les chagriner. Harry arriva d'un pas lent. Chose inhabituelle, il parut ignorer les jumelles. Il avait le regard vide. Il avait pissé dans son pantalon. Avery dit à Helen que Harry ne serait plus jamais comme avant après avoir subi une longue série de tests. Harry laissa échapper un cri et tomba à genoux et bascula vers le sol. Il fut pris de convulsions et grogna. Les jumelles poussèrent des cris stridents. Une des jumelles s'agenouilla et tenta de prendre Harry dans ses bras. Mais il la frappa à la tempe et e l'envoya valdinguer contre le mur. Sa soeur se précipita vers elle en hurlant. Presque tous les enfants s'étaient regroupés autour de Harry qui convulsait. Avery paraissait indifférent. Gladys arriva et leur demanda de reculer. D'autres membres du personnel arrivèrent. Chad et Carlos immobilisèrent les bras de Harry. Hadad lui envoya une décharge. Joe lui en envoya une deuxième. Luke se pencha vers Helen pour lui dire qu'il pensait que Harry ne respirait plus. Helen lui montra la jumelle qui avait été projetée contre le mur. Luke remarqua qu'elle avait les yeux vitreux. Sa soeur n'arrêtait pas de crier pour qu'elle se réveille. Avery dit que Greta était morte. Gerda était tellement colère qu'elle fit s'envoler les couverts. Luke pensait qu'il ne saurait jamais faire ça. Avery lui  dit le contraire. Avery se leva et dit qu'il n'avait plus faim. Les enfants quittèrent la cantine en faisant un détour pour éviter la jumelle hurlante et sa soeur morte. Le docteur Evans semblait tourmenté et énervé. Carlos ordonna aux enfants de rester pour manger. Avery déclara que les points avaient tué Harry. Peut-être que son BDNF était trop élevé. Luke demanda à Avery s'il avait eu droit aux injections et aux tests spéciaux. Avery répondit que cela arriverait à l'Arrière. Il révéla à Luke que le docteur Evans appelait les points les lumières de Stasi. Avery espérait que le docteur Evans aurait des ennuis à cause de ce qu'il avait fait à Harry. Avery avait peur des lumières et des grosses injections. Jake et Hadad emportèrent le corps de Harry. Carlos emporta le corps de Greta. Luke se demanda si la mort de se trouvait au niveau E ou F. Avery dont le calme étrange était dû au choc se mit à pleurer. Helen s'en alla en embrassant Avery sur la joue. Elle croyait revoir Luke et Avery. Elle se trompait. Les intendants vinrent la chercher durant la nuit. Luke et Avery ne la revirent plus jamais.

6

Le soir, Avery rejoignit Luke dans sa chambre. Luke lui dit qu'il fallait qu'il sorte de l'Institut. Il savait que les intendants viendraient le chercher lui aussi.

7

Au milieu de la nuit, Avery secoua Luke. Il lui dit qu'il avait été réveillé par Kalisha et Iris. Iris s'était mise à hurler dès l'étreinte avec les autres enfants terminée à cause des migraines. Kalisha et Nick avait essayé de réconforter Iris mais elle avait griffé Kalisha. Le docteur Hendrickx avait fait transférer Iris à l'arrière de l'Arrière. Avery avait perçu comme le bourdonnement d'une ruche à l'arrière de l'Arrière. Elle expliqua à Luke que les migraines empiraient parce que les médecins obligeaient les enfants sans cesse à regarder les points et les films. Luke ajouta qu'il il y avait aussi le cierge magique. Il pensait que c'était le déclencheur. Luke avait compris qu'on voulait prendre le meilleur d'eux pour les transformer en armes. On les utilisait jusqu'à ce qu'ils soient totalement vidés. Après quoi, on les conduisait à l'arrière de l'Arrière où ils rejoignaient le bourdonnement. Il savait que cela arriverait bientôt à Nick, George et Kalisha. Le lendemain matin, Luke se réveilla quand le petit déjeuner était terminé. Il était seul dans son lit. Il crut qu'on l'avait emmener mais ce n'était pas le cas. Winona vint le chercher. À ce moment-là, il sentit la présence de Maureen. Elle était revenue.

8

Luke vit Maureen un quart d'heure plus tard. Il sentait qu'elle est encore plus malade qu'avant. Elle était en train de ranger la chambre des jumelles. Luke demanda où était Gerda. Maureen refusa de le lui dire. Elle lui ordonna de s'en aller. Elle se voulait cassante mais les rudiments de télépathie de Luke pouvaient se révéler utiles. Luke se rendit au terrain de jeu. Avery était en train de dormir sur une des protections qui entouraient le trampoline. Stevie Whipple interpella Luke. C'était un nouveau. Il annonça que le type en uniforme rouge étaient venus chercher Helen. Luke était abasourdi. Stevie aurait voulu partir d'ici avec des bottes de sept lieues.

9

Luke repensa à la première fois où il avait posé les yeux sur Kalisha. Alors il alla s'asseoir à côté du distributeur de glaçons et mangea une cigarette en sucre. Maureen arriva. Il lui demanda comment allait son dos. Elle répondit que c'était pire que jamais. Elle savait que la plupart des amis de Luc avaient été emmenés. Elle lui dit qu'elle revenait de l'Arrière et qu'il ne fallait plus qu'elle parle avec lui pour ne pas attirer les gardiens. Elle lui donna un jeton et elle retourna dans sa chambre. Discrètement, Maureen lui avait laissé un message en même temps que le jeton. Le message était écrit en tout petit. Luke commença à comprendre ce qu'elle était. Elle lui annonça qu'elle avait rencontré l'avocat. Tout allait s'arranger. Elle pourrait donner de l'argent à son fils pour qu'il fasse ses études. Il ne saurait jamais que cela venait de sa mère. Elle était reconnaissante envers Luke. Elle lui annonçait qu'on allait bientôt l'envoyer à l'Arrière. Il fallait qu'il sorte d'ici. Quand ils arrêteraient les tests, il resterait trois jours à Luke avant de partir. Maureen avait des choses à donner et à dire à Luke sans savoir comment. Ils étaient allés trop souvent près du distributeur de glaçons pour parler. Elle regrettait d'avoir fait ce qu'elle avait fait et d'avoir connu l'Institut. Sa vie était bientôt finie alors elle n'avait pas peur. Elle lui conseilla de se débarrasser de ce message. Elle le remercia pour son aide.

Luke comprit que Maureen était une moucharde. Elle espionnait les enfants dans des lieux censés être sur et elle courait voir Sigsby ou Stackhouse pour leur transmettre les informations. Il aurait détesté Maureen pour ça mais en été en juillet maintenant et il avait beaucoup vieilli.

10

Cet après-midi-là, Stevie organisa une partie de balle au prisonnier. Luke déclina. Il préféra jouer une partie d'échecs. La plus belle de tous les temps entre Yakov Estrin contre Hans Berliner, à Copenhague en 1965. Il repensa à Maureen. L'idée que c'était une moucharde lui était insupportable mais il comprenait ses raisons. La seule chose qui comptait désormais, c'était de savoir si elle connaissait réellement un moyen de s'enfuir. Il pensait pouvoir lui faire confiance. Pendant la partie de ballon prisonnier, Avery reçut le ballon en plein visage. Il pleura. Stevie l'aida à se relever. Avery alla s'asseoir à côté de Luke. Ils allèrent à la cantine. Luke lui demanda s'il pouvait l'aider à sortir d'ici. Luke lui expliquerait comment cette nuit. Ils arrivaient à communiquer à la fois par télépathie et à voix haute. Luke espérait que cela fonctionnerait de la même manière avec Maureen.

11

Le lendemain, Gladys et Hadad conduisirent Luke au caisson d'immersion. Ils le confièrent à Zeke et Dave. Zeke lui demanda s'il était télépathe. Luke nia. Zeke refusa de le croire. Alors ils lui ordonnèrent de se déshabiller. Il obéit et entra dans le caisson. Il était dans l'eau. Zeke lui demanda de deviner à quel animal il pensait. Luke avait deviné que c'était un chat mais il prétendit qu'il ne savait pas. Alors Zeke lui ordonna de rester la tête sous l'eau et de compter jusqu'à 15. Dave lui posa la même question ensuite. Luke avait deviné qu'il s'agissait d'un kangourou mais ne le dit pas. Alors il fut obligé de remettre la tête sous l'eau. Et de compter jusqu'à 30. La troisième immersion dura 45 secondes. La quatrième une minute complète. Ils remplacèrent les animaux par les prénoms des intendants et intendantes. Luke continua de résister. Mais ils le forcèrent à plonger la tête sous l'eau pendant une minute 15. Au bout de 67 secondes il voulut refaire surface mais Zeke lui enfonça la tête sous l'eau. Luke continua de rester alors Zeke menaça de mettre sa matraque électrique dans l'eau. Luke continua de dire qu'il n'était pas télépathe. Dave demanda à son collègue de lui laisser quelques secondes pour se préparer. Il semblait soucieux, ce qui inquiéta Luke.

Luke essaya de se calmer. Il inspira et expira une demi-douzaine de fois avant de glisser sous l'eau. La main de Zeke s'abattit sur sa tête et agrippa ses cheveux. Luke réussit à tenir les 90 secondes et remonta à l'air libre en suffoquant. Après quoi, Zeke l'obligea à rester 105 longues secondes. Luke pensait que soit il finirait noyé soit il finirait par céder.  Luke remarqua que la peinture était écaillée par endroits. D'autres enfants soumis à ce supplice avaient rayer la peinture avec leurs ongles. Hendrickx et Evans estimaient que le champ des talents paranormaux pouvait être développé au prix de quelques sacrifices et les roses étaient une denrée abondante. Zele le maintint sous l'eau et les points réapparurent. Il pensait qu'il allait mourir en regardant les lumières de Stasi. Zeke le sortit de l'eau et Luke vomit de l'eau. Finalement c'est Zeke qui céda. Il ordonna à Dave de renvoyer Luke dans sa chambre. Luke demanda à Dave pourquoi c'était si important. Dave lui conseilla de la boucler. Mais comme Luke continuait de poser des questions, Dave le gifla. Puis il lui révéla que l'année précédente, un enfant avait réussi à tenir trois minutes et demi sous l'eau.

12

Avery vint voir Luke dans sa chambre. Luke avait besoin d'être seul un moment. Avery lui dit qu'il était désolé de ce qu'il venait de subir. Il repartit en refermant délicatement la porte. Luke préférait mourir avant d'être conduit à l'Arrière s'il n'arrivait pas à s'enfuir.

13

Le docteur Hendrickx avait posé le dossier de Luke sur ses genoux. Zeke était à ses côtés. Il lui avait raconté l'épisode du caisson. Il était persuadé que Luke n'était pas télépathe. Le docteur Hendrickx était déçu. Il ouvrit le dossier de Luke et barra la première page d'un grand trait en diagonale. Zek était pressé d'être débarrassé de Luke. Hendrickx attendait le feu vert de Heckle et de Jeckle, les médecins de l'Arrière.

14

Quand Lucke alla manger, il refusa de raconter ce qu'il avait vécu à Stevie. Après le déjeuner, il dormit et après il se sentit un peu mieux. Il chercha Maureen et la trouva dans l'aile Ouest. Des nouveaux allaient arriver mais elle refusa l'aide de Luke. Alors il déposa son mot sur le panier à linge. Puis il repartit. Ce soir-là, dans son lit, il bavarda longuement avec Avery avant de le laisser dormir. Il resta éveillé jusqu'à une heure tardive. Il réfléchissait à son évasion. Il y avait les fausses zone sans surveillance que connaissaient Sigsby et ses sbires mais il y avait également une vraie zone sans surveillance inconnue de Sigsby. Il repensa à ce que lui avait écrit Maureen. Il ne lui resterait que trois jours à la fin des tests.

15

L'après-midi suivant, Stackhouse rendit visite à Mme Sigsby. Il lui annonça que l'équipe Opale allait livrer quatre nouveau le lendemain. Ils n'avaient jamais eu autant de pensionnaires depuis 2008. La directrice lui répondit que bien avant leur époque, il y avait eu plus de 100 enfants. Il y avait même une liste d'attente. Stackhouse devait partir chercher une fille dans un centre de désintoxication. C'était une télépathe. La directrice ouvrit un fichier vidéo sur son ordinateur. Les images montraient les distributeurs devant la cantine. Elle reprocha à Stackhouse la mauvaise qualité des images des caméras de surveillance. Il rétorqua que la dernière rénovation complète datait de plus de 40 ans. À l'époque, les choses étaient différentes dans le pays. Le problème n'était pas le manque d'argent mais la difficulté à recruter des gens de l'extérieur. L'Institut devait fonctionner en vase clos. À l'ère des réseaux sociaux et des pirates informatiques, cela devenait de plus en plus difficile. Une simple allusion à ce qui se déroulait dans l'Institut pouvait être fatale. Effectuer des réparations virait au cauchemar.

La directrice demanda à Stackhouse de nettoyer le coeur entourant les caméras de surveillance. Sigsby continua de regarder sa vidéo. Maureen apparut sur l'écran avec son panier à linge. Elle était avec Luke et Avery. Les images n'étaient pas bonnes mais le son était parfait. Ils étaient en train d'évoquer le drame ayant abouti à la mort de Harry et de Greta. Mais Luc avait apparemment préparé un scénario. Maureen prétendait que Harry et Greta allaient bien. Puis Maureen reconnaissait que finalement ils n'allaient pas très bien mais ils avaient été envoyés à l'Arrière qui était mieux que l'Avant. Maureen ajouta qu'elle n'avait pas le droit d'évoquer l'Arrière. Elle disait que les enfants passaient quelque temps à l'Arrière et puis ils rentraient chez eux. Pourtant Luke et Avery continuaient de dire que Harry et Greta étaient morts. Alors Maureen prit tout son temps pour répondre et Stackhouse vit qu'elle choisissait ses mots. Il pensait qu'elle aurait pu faire un bon agent de renseignements. Maureen affirmait que Greta souffrait d'une entorse cervicale et qu'on lui avait mis une minerve. Harry avait été pris en charge par les médecins qui lui donneraient un traitement. Luke parut soulagé. Puis Luke confia un secret à Maureen. Il prétendit que certains enfants avaient l'intention de faire la grève de la faim. Tant qu'ils n'étaient pas sûr que Harry et Greta allaient bien. Cela concernait surtout les nouveaux arrivants. Maureen lui dit que c'était une très mauvaise idée. Elle leur interdit de se fourrer dans le pétrin. Elle leur affirma qu'ils allaient bientôt rentrer chez eux et qu'il fallait qu'ils se comportent intelligemment. Puis elle s'en alla. Mme Sigsby arrêta la vidéo. Elle ricana. Elle trouvait cela amusant que des enfants en pleine croissance fassent la grève de la faim. Stackhouse pensait que c'était une idée de Luke et Mme Sigsby était d'accord avec lui. Elle avait vraiment envie que Luke parte à l'Arrière. Elle trouvait qu'il était fourbe. Hendrickx en avait quasiment terminé avec lui. Son départ était programmé pour le dimanche ou lundi suivant. Elle avait l'intention de s'adresser à tous les enfants pour leur interdire de faire la grève de la faim. Stackhouse pensait que c'était une erreur car Luke comprendrait que Maureen était une moucharde. Mais la directrice s'en moquait car Luke allait bientôt partir. Avery également. Stackhouse promit d'écrire une note pour que les globes des caméras soient nettoyés. Il demanda à la directrice de penser une fois par jour qu'ils avaient face à eux des enfants et pas des criminels endurcis. Elle pensa que Luke serait beaucoup moins intelligent après un certain temps passé à l'Arrière.

16

Mme Sigsby fit sa déclaration à la cantine. Elle affirma que Harry et Greta n'étaient pas morts. Puis elle ajouta qu'ils étaient ici pour servir leur pays. Une fois leur mission accomplie, leurs souvenirs de l'institut seraient expurgés. Elle leur dit que l'Institut leur était reconnaissant et qu'ils pourraient retourner dans leur famille. Elle affirma que l'Institut n'avait jamais perdu un seul enfant. Elle prétendit que Harry avait été victime d'une crise d'épilepsie à la suite du test d'acuité visuelle et avait frappé sans le vouloir Greta. Harry et les jumelles seraient renvoyés chez eux. La directrice chercha le regard de Luke qui était assis à une table au fond, contre le mur. Avery était à côté de lui, bouche bée. Elle demande aux enfants de signaler aux intendants tout enfant qui chercherait à contredire ce qu'elle venait d'expliquer. Elle leur demanda s'ils avaient bien compris et ils s'acquiescèrent tous en choeur. La directrice quitta la cantine la tête haute. Avery se pencha vers Luke et murmura : « elle a menti sur tout ». Luke répondit par un hochement de tête à peine perceptible. Avery la traita de salope. Luke envoya un bref message mental : continue d'applaudir.

17

Ce soir-là, Avery rapporta à voix basse tout ce que lui avait raconté Maureen chaque fois s'il se touchait le nez pour qu'elle envoie un message. Luke avait eu peur que Maureen ne comprenne pas le mot qu'il avait déposé dans son panier. Mais elle avait parfaitement saisi ce qu'il attendait d'elle. Stackhouse et la directrice avaient bien vu que Avery n'arrêtait pas de se toucher le nez sur la vidéo mais ils avaient cru que c'était une sorte de tic pour se rassurer. Luke passa en revue toutes les étapes pour la 10e fois lorsque Avery envahit son esprit avec trois mots qui clignotèrent comme un néon rouge : oui, Mme Sigsby. La journée d'aujourd'hui avait été bonne. Luke voulait vraiment essayer de s'évader. Avery aurait voulu partir avec lui. Alors il lui demanda de ramener un millier de flics quand il reviendrait à l'Institut. Et de faire vite avant que l'on envoie Avery à l'Arrière. Et pendant qu'on pouvait encore sauver Kalisha. Luke promit de faire de son mieux. Puis Luke demanda à Avery de lui transmettre des messages télépathiques. Cela lui faisait mal à la tête. La première étape de Maureen semblait branlante mais comme les caméras de surveillance poussiéreuse et la carte d'ascenseur oubliée. Luke compara cet endroit à une fusée au moteur coupé qui fonctionne selon le principe d'inertie.

18

Le lendemain, Winona escorta Luke au niveau C. Il eut droit à un rapide examen médical. Dave lui dit qu'il n'avait rien d'autre prévu après. Alors Luke repensa à ce que Maureen lui avait dit : quand ils arrêteront les tests, il te restera environ trois jours. Il aurait aimé disposer d'un peu plus de temps pour revoir le plan de Maureen. Il se joignit aux autres joueurs de balle au prisonnier. Puis il alla voir Frieda qui était en train de tirer des lancers francs. Maureen lui avait dit qu'il y avait un interstice dans le grillage. Personne ne s'était donné la peine de le combler. Et c'était vrai. Il proposa à Frieda de jouer avec elle. Elle en fut ravie. Luke en eut le coeur brisé.

19

Luc ne subit aucun test le lendemain. Il aida Connie, de l'équipe d'entretiens, à transporter des matelas. Elle ne lui offrit qu'un jeton. En regagnant sa chambre, il rencontra Maureen près du distributeur de glaçons. Il lui proposa son aide. Elle lui demanda s'il avait passé des tests. Il répondit qu'il n'avait rien subi depuis deux jours. Elle lui conseilla de ne pas prendre de risque car il lui restait peu de temps. Il était terrifié par le mélange d'inquiétude et de compassion qu'il lisait sur le visage de Maureen. Il lui annonça qu'il allait partir le soir même. Il lui demanda si les intendants savaient qu'elle était malade. Elle répondit qu'ils croyaient que c'était une sciatique. Elle lui demanda de regarder sous son matelas quand il irait se coucher. Elle lui souhaita bonne chance. Elle aurait voulu le serrer dans ses bras. Il sentit ses yeux se remplirent de larmes alors il s'éloigna. Il mangea copieusement car il avait besoin de toute l'énergie qu'il pouvait accumuler. Le soir, à la cantine, Avery et Luc furent rejoints par Frieda qui semblait s'être prise d'affection pour Luke. Puis ils allèrent sur le terrain de jeu. Avery sauta sur le trampoline. Luke communiqua avec lui par télépathie. Il lui demanda de dormir dans sa propre chambre. Luke avait besoin de ses huit heures de sommeil. Luke promit de revenir le chercher s'il pouvait. Les points lumineux étaient de retour. Luke supposait que c'était à cause de l'effort produit pour transmettre ses pensées. Puis Avery proposa à Frieda de jouer au basket. Luke pensait qu'Avery viendrait dans sa chambre le soir, ne serait-ce que pour récupérer sa brosse à dents, mais non.

20

Luke joua à des jeux vidéo sur son ordinateur. Puis il se mit au lit. Sous son matelas, Maureen avait caché un couteau enveloppé dans un torchon. Elle avait laissé aussi une clé USB. Dehors, les enfants se défoulaient pour évacuer la peur. Puis le calme revint. Il passa en revue une dernière fois la liste de Maureen. Il devait retourner vers le trampoline, se servir du couteau et tourner légèrement vers la droite. C'était sa seule et unique chance ; il n'en aurait pas d'autre et il était bien décidé à en tirer le meilleur profit. Il se leva pour aller chercher le seau en plastique posé sur le téléviseur. Il alla chercher des glaçons. Puis il retourna dans sa chambre pour boire de l'eau glacée. Il retourna se coucher. Finalement, il ralluma la lumière et se rhabilla. Il se rendit dans la salle de bains (ou il n'y avait probablement pas de caméra) et glissa la pelle à glaçons dans son pantalon. Il ressortit dans le couloir et marcha jusqu'à l'espace détente. Il y trouva Stevie avec un des nouveaux. Ils dormaient. Ils avaient bu une demi-douzaine de mignonnettes de whisky. Luke entra à la cantine. Il prit une pomme. Tout cela faisait parti de son scénario. Il retourna au terrain de jeux. Il attendit de voir si quelqu'un venait mais il n'y avait personne. Alors il souleva son T-shirt pour sortir la pelle et creusa sous le grillage. Soudain, il perçut une présence dans son dos. Il se retourna mais il n'y avait personne. Le trou n'était pas assez profond alors il continua de creuser. Luke pensait que les intendants avaient été bêtes de ne pas bétonner le sol autour du grillage. Le manche de la pelle à glace fini par céder. Alors Luke continua à creuser même si le bord de la pelle lui rentrait dans les paumes. Le sang coulait entre ses doigts. Il réussit à passer sous le grillage s'éraflant le dos. À mi-chemin, il resta coincé. Les points réapparurent en tournoyant. Alors il tira de toutes ses forces puis le bas du grillage parut se soulever légèrement. Grâce aux injections et au caisson, il était devenu un TK positif. Il était toujours coincé alors il avisa un buisson et l'agrippa. Il réussit à se glisser de l'autre côté. Il se releva et se mit à courir à l'aveuglette. Dans la panique, il oublia l'étape suivante qui était vitale : l'orientation. Il s'aperçut qu'il avait perdu une basket alors il retourna vers le grillage pour la récupérer. Il avait une entaille au mollet qui lui faisait l'effet d'une brûlure au fer rouge. Malgré cela, ses pensées s'éclaircirent. Il se rappela qu'il fallait revenir vers le trampoline et lui tourner le dos. Il n'aurait que deux kilomètres à parcourir environ. Il restait une chose à faire. Il fallait retirer la puce dans son oreille. Maureen savait qu'il aurait besoin d'un couteau pour cela. Il fut objet de trancher son lobe. Tout d'abord, il ne sentit aucune douleur puis elle surgit. Il balança par-dessus le grillage le petit morceau de chair qui renfermait encore la puce Il suivit la direction de la Grande Ourse.

8 août 2024

L'Institut (Stephen King).

 

 

Le veilleur de nuit.

 

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Tim Jamieson attendait dans un avion de la compagnie Delta. Un agent de la compagnie et une femme blonde arrivèrent. Un agent fédéral devait monter dans l'avion ce qui signifiait qu'un passager devait libérer sa place. La compagnie offrait un billet gratuit à celui qui se désignerait volontaire. Mais c'était un billet gratuit pour un vol le lendemain matin à 6:45. Les passagers grognèrent alors on annonça une prime de 400 $ et un bon pour dormir à l'hôtel. Comme personne ne semblait accepter 800 $ furent proposés. Toujours personne. 1 400 $ et toujours personne. Tim n'était pas étonné la plupart des voyageurs de la classe économique étaient des familles qui rentraient chez elles après avoir visité diverses attractions en Floride ainsi que des couples et des hommes d'affaires. Alors l'agent de la compagnie proposa 1600 $. Tim décréta soudain qu'il avait envie de descendre de ce putain d'avion. Alors il se leva et demanda 2000 $ pour accepter de laisser sa place.

 

 

2

 

Le bon d'hébergement correspondait à un hôtel miteux situé à l'extrémité d'une des pistes les plus fréquentées de l'aéroport international de Tampa. Tim attendait l'ouverture des banques à 9:00. Il demanda les 2000 $ en billets de 50 et de 20. Il commanda un Uber pour se rendre à Ellenton. Là, il fit du stop. Un quart d'heure plus tard, il fut pris en stop par un vieux bonhomme coiffé d'une casquette de base-ball publicitaire. Le bonhomme lui demanda où il voulait se rendre et Tim répondit qu'il voulait aller à New York. Il avait l'intention de se faire engager comme agent de sécurité. C'était un pote de l'armée qui lui avait affirmé que ce serait possible. Il espérait que son dans la police de Floride intéresserait des sociétés. Plus que son histoire merdique avec Rube Goldberg qui avait mis fin à sa carrière. Après une centaine de kilomètres, le vieux bonhomme se gara sur le bas-côté et salua Tim en soulevant sa casquette et lui souhaita une chouette journée. Tim passa la nuit dans un autre hôtel miteux. Il se trouvait dans la ville de Brunswick.Il se fit engager pendant 15 jours dans une usine de recyclage. Il n'avait pas besoin d'argent mais il traversait une période de transition et cela ne se faisait pas en un jour. Et puis il y avait une salle de bowling.

 

3

 

Tim était posté sur une bretelle d'accès de la I-95 en direction du Nord. Une Volvo break s'arrêta. Une vieille femme était assise au volant. Tim lui dit qu'il voulait se rendre à New York. Elle voulait bien l'emmener jusqu'en Caroline-du-Sud. Elle s'appelait Marjorie Kellermann. Elle tenait la bibliothèque de Brunswick. Elle faisait partie également de l'Association des bibliothèques du Sud-Est. Une association qui n'avait pas un sou parce que Trump et ses potes avaient tout repris.

Elle pensait que pour eux, la culture, c'était comme l'algèbre enseigné à un âne. À 100 km plus au nord, toujours en Géorgie, Marjorie s'arrêta devant une bibliothèque dans la ville de Pooler. Tim déchargea les cartons de livres et les transporta à l'intérieur. Après quoi, il déchargea une autre dizaine de cartons à bord de la Volvo. C'était des livres destinés à la bibliothèque de Yemassee à une soixantaine de kilomètres plus au nord, en Caroline-du-Sud. Ils furent bloqués par un bouchon.

Alors Marjorie proposa à Tim de continuer sa route seul en prenant la sortie de Hardeeville à pied. Elle lui proposa une aide financière de 10 $. Il fut surpris et ému par la gentillesse et la générosité simples des gens simples. Il déclina l'offre tout en la remerciant. Puis il continua sa route jusqu'à l'intersection avec la State Road 92. Puis il marcha jusqu'à la ville de DuPray pour dormir dans un motel. Les grands événements naissent de petits riens.

 

4

 

Un heure plus tard, Tim assis sur une grosse pierre au bord de la route regarda un train de marchandise qui passait. Dans le fourgon de queue, il y avait un homme en salopette qui lisait un livre de poche en fumant. Il leva les yeux de son livre et salua Tim. Tim répondit à son salut. Il arriva à DuPray. La ville était déserte. Le cinéma était à l'abandon, il y avait plusieurs églises. Il repéra le motel mais il était fermé. Il poursuivit sa route et passa devant le bureau du shérif. Il regarda les annonces à l'entrée du bâtiment. On cherchait un veilleur de nuit. Un flic sortit et lui demanda s'il pouvait l'aider. Tim ressentit la même impulsion qui l'avait fait se lever dans l'avion.

5

 

Le flic s'appelait Taggart Faraday. Il lui présenta Véronica Gibson qui tenait le standard. Faraday demanda à Tim son permis de conduire et une autre pièce d'identité. Tim lui montra sa carte de la police de Sarasota sans chercher à masquer le fait qu'elle avait expiré neuf mois plus tôt. Néanmoins, l'attitude des deux adjoints du shérif se modifia légèrement à la vue du document. Faraday lui expliqua que le bureau du shérif était une petite unité qui ne roulait pas sur l'oseptr. Il n'y avait que cette personnes dans l'équipe du shérif. Le shérif était en patrouille. Véronica lui demanda pourquoi il avait quitté la police de Sarasota. Tim répondit qu'il en discuterait avec le shérif. Tag ajouta que s'il se tenait tranquille, il ne s'entendrait bien avec l'équipe du shérif. Puis Tim remplit le formulaire pour postuler à l'emploi de veilleur de nuit.

6

Le shérif Ashworth, que tous les habitants de la ville appelaient shérif John, était un individu ventripotent qui se déplaçait lentement. Il avait un tempérament débonnaire et dans ses yeux brillait une lueur d'intelligence. Il était noir. Il était diplômé de l'académie nationale du FBI. John demanda à Tim pourquoi il avait quitté la police de Sarasota. Tim avait envisagé de continuer sa route s'il n'obtenait pas le poste de veilleur de nuit. Il comprenait maintenant que ce voyage représentait une pause indispensable entre ce qui s'était passé l'année précédente au centre commercial Westfield de Sarasota et ce qui pouvait arriver ensuite. Tim expliqua au shérif qu'on lui avait laissé le choix entre la démission et le renvoi. Au mois de novembre, Tim s'était rendu au centre commercial de Westfield pour s'acheter une paire de chaussures. Il portait encore son uniforme. Une femme s'était précipitée vers lui pour lui dire qu'un adolescent avait sorti un flingue au niveau du cinéma. Il était allé voir ce qui se passait. L'adolescent était ivre ou drogué. Il menaçait un autre gamin avec son flingue. Tim lui avait crié de lâcher son arme. L'adolescent n'avait pas obéi. Il précisa à John que les deux adolescents étaient blancs. Tim avait saisi son arme et des badauds avaient sorti leur téléphone pour filmer la scène. Tim avait tiré un coup de semonce vers le plafond. La balle avait atteint une des lampes qui était tombée en plein sur la tête d'un des curieux. L'adolescent avait lâché son arme. Elle était factice. Le badaud avait une commotion cérébrale. Plus tard, il avait porté plainte contre Tim. Les supérieurs de Tim l'avaient accusé d'usage inconsidéré de son arme. De toute évidence la situation de Tim inspirait de la compassion à John. Tim avait bu de l'alcool avant cette scène. Le collègue qui avait emmené l'adolescent au poste avait senti l'alcool dans l'haleine de Tim. Tim avait été obligé de souffler dans le ballon. Il était en dessous de la limite autorisée mais il venait d'utiliser son arme et avait envoyé un type à l'hôpital. John lui dit qu'il avait été victime d'une succession de malchances complètement dingues. Mais il allait quand même appeler l'ancien employeur de Tim pour vérifier par lui-même. Puis il demanda à Tim pourquoi il voulait ce boulot de veilleur de nuit. C'était payé seulement 100 $ la semaine. Tim répondit que son grand-père avait été veilleur de nuit dans le Minnesota après avoir pris sa retraite de flic. C'était grâce à lui que Tim avait voulu devenir flic quand il était enfant. Tim avait avoué avoir plongé dans l'alcool pendant les six mois qui avaient suivi son divorce. John se demandait si Tim n'avait pas décidé de repartir dans les 15 jours alors il voulait savoir si on pouvait compter sur lui. Tim répondit qu'il ne laisserait pas tomber et s'il décidait d'aller voir ailleurs il préviendrait longtemps à l'avance. John resta muet et immobile un long moment. Finalement, il se leva. Il demanda à Tim de revenir le lendemain matin. Le shérif lui serra la main. Il avait une poigne d'acier. Il lui conseilla de dire au propriétaire du motel qu'il venait de sa part.

7

Tim prit son dîner chez Bev's. La chambre du motel n'était pas terrible. Le climatiseur faisait du bruit sans apporter beaucoup de fraîcheur. Le pommeau de douche était rouillé. L'abat-jour de la lampe de chevet était brûlé à plusieurs endroits. Il sortit de la chambre pour aller dans le jardin et regarder un train passer. Le propriétaire du motel arriva. Il était maigre comme un clou. Il s'appelait Norbert. Tim lui dit qu'il voulait être seul pour regarder le soleil couchant. Norbert s'en alla. Tim était certain de ne pas décrocher le poste de veilleur de nuit et c'était peut-être mieux ainsi. Il rentra dans sa chambre. Il s'endormit pour se réveiller à minuit. Il décrocha le tableau qui représentait des pirates noirs dans un bateau. Ce truc lui filait les jetons.

8

 

Le lendemain matin, John lui téléphona. Il lui dit qu'il s'était renseigné sur lui sur Internet. Il avait ainsi appris que Tim avait été décoré pour avoir sauvé quelqu'un en 2017. Il avait aussi décroché le titre de meilleur officier de la police de Sarasota en 2018. John lui demanda de parler de l'alligator. Tim lui raconta avoir reçu un appel venant d'un club de golf privé. Un enfant avait grimpé dans un arbre près d’un obstacle d'eau. Un alligator se trouvait juste en dessous. L'alligator était petit. Tim avait emprunté un fer cinq au père du gamin pour assommer l'alligator. C'est le père du gamin qui avait demandé que Tim soit décoré. John voulu savoir pourquoi il avait reçu le titre de meilleur officier de l'année. Tim répondit que c'était parce qu'il arrivait toujours à l'heure et qu'il n'avait jamais été malade. John n'appréciait pas trop la modestie ou le manque d'amour-propre de Tim. Alors Tim pensa qu'il pouvait obtenir le poste ou le laisser filer à cet instant même. Tout dépendait de ce qu'il allait dire. Alors il reconnut qu'il avait mérité son titre. Il avait d'ailleurs gardé sa décoration avec lui. John lui dit qu'il était surqualifié pour le poste de veilleur de nuit mais s'il  en avait vraiment envie, il commencerait le soir même. John lui précisa qu'il ne serait pas considéré comme son adjoint et n'aurait pas le droit de porter une arme. En cas de situation délicate, Tim devrait contacter le poste par radio. Puis Tim raccrocha et se rendormit.

9

Quand Tim retourna au bureau du shérif c'était Wendy Gullickson qui l'accueillit. Elle travaillait à mi-temps et elle était canon. Elle lui donna un plan du quartier ainsi qu'un émetteur-récepteur qui se fixait à la ceinture. Elle lui donna aussi une pointeuse. Il devrait pointer une première fois devant la boutique de gros outillage et une deuxième fois à la gare. Cela représentait plus de 20 km. Tim voulut plaisanter mais Wendy ne sourit pas. Elle lui répondit qu'il aurait deux nuits de repos par semaine. Il lui demanda si elle avait un problème avec lui. Elle se mit à rougir. Elle avoua que l'arrivée subite de Tim ne lui plaisait pas. Alors il lui répondit que son grand-père était veilleur de nuit et c'était pourquoi il avait sollicité ce poste. Cela détendit Wendy.

 

10

 

Tim découvrit assez vite qu'il était un agent de patrouille des années sans pistolet ni même une matraque. Il n'avait pas le droit d'arrêter qui que ce soit. Chez DuPray Discount ou au Drugstore Oberg, il devait s'assurer que les lumières de l'alarme étaient allumées et qu'il n'y avait pas d'intrus. Concernant les petits commerces, il actionnait les poignées de porte, regardait à travers les carreaux et frappait trois fois comme le voulait la tradition. Parfois, cela provoquait un signe de la main ou quelques mots mais la plupart du temps, il n'y avait aucune réaction. Alors il faisait une marque à la craie et s'en allait. Il répétait la même procédure au retour mais cette fois il effaçait la marque de craie. Grâce à un des shérifs adjoints, Tim trouva un logement décent. George Burkett informa que sa mère possédait un petit meublé au-dessus de son garage. Le loyer n'était que de  70 $ la semaine. La mère de George était une brave femme affublée d'un accent du sud. Tim comprenait seulement un mot sur deux quand elle parlait. Il se rendit aux entrepôts pour obtenir un emploi. Il travaillerait trois heures par jour, chaque matin. Il se retrouverait, fois de plus, à charger et à décharger.

11

Tim adopta une routine réconfortante. Il avait bien l'intention de rester à DuPray jusqu'à Noël ou jusqu'à l'été. Il se levait à 18:00, dînaît chez Bev's, seul ou avec un des adjoints du shérif, effectuait sa tournée puis prenait son petit déjeuner chez Bev's, conduisait un chariot élévateur dans les entrepôts jusqu'à 11:00 puis, à l'ombre de la guerre, il avalait un sandwich et un coca et rentrait chez Mme Burkett pour se reposer jusqu'à 18:00. Les jours de congé, il lui arrivait de dormir pendant douze heures d'affilée. Parfois il lisait la saga du Trône de fer. 10 ans dans la police l'avaient rendu cynique. Il avait rapporté cet état d'esprit à la maison et c'était devenu une composante de l'acide qui avait rongé son mariage. C'était une des raisons pour lesquelles il avait toujours refusé d'avoir des enfants. Il y avait trop de trucs moches au-dehors. Il s'était aperçu qu'il aimait la vie nocturne de DuPray. Les personnes qu'il rencontrait la nuit constituaient le meilleur aspect de son travail. Il y avait Mme Goolsby, Frank Potter, un des adjoints avec qui il dînait de temps en temps lui avait appris qu'elle avait perdu son mari l'année précédente. Il y avait aussi Annie l'orpheline, une sans-abri qui passait souvent la nuit sur un matelas pneumatique dans une ruelle entre le bureau du shérif et le magasin Discount. Son vrai nom était Annie Ledoux. Bill Wicklow était le plus âgé des adjoints du shérif et semblait connaître tout le monde en ville. Il expliqua à Tim qu'Annie dormait dans cette ruelle depuis des années. Quand il faisait froid, elle allait chez Ronnie Gibson avec qui elle était plus ou moins parente.

Tim inspectait la cachette d'Annie une fois par nuit, et un jour, par curiosité, il alla voir sa tente après avoir fini son travail à l'entrepôt. Il y trouva le drapeau des États-Unis, le drapeau des sudistes et un autre qu'il ne connaissait pas. Annie lui expliqua que c'était le drapeau de la Guyane qu'elle avait trouvé dans une poubelle. Annie était d'un naturel plutôt chaleureux. Mais elle était fan des programmes de la nuit sur une radio ésotérique WMDK. Un soir, il la découvrit allongée sur son matelas pneumatique dans la ruelle. Elle répondit qu'elle voulait rester près de la police. Elle était persuadée qu'il y avait des kilomètres de pièges jusqu'en Géorgie derrière les entrepôts. Elle croyait à l'existence de créatures et d'humains malfaisants. Elle ne se réfugiait dans sa tente que quand il pleuvait et elle gardait son couteau avec elle. Annie était presque émacié tellement elle était maigre et Tim lui apportait des petites gâteries de chez Bev's. Un jour il lui apporta des cornichons épicés qu'Annie lui arracha des mains et plaqua contre sa poitrine en riant de bonheur. Elle lui demanda pourquoi il était si gentil avec elle. Il lui répondit qu'il l'aimait bien. Elle lui demanda de partir faire son devoir et de faire attention aux hommes en voiture noire.

Corbett Denton était un autre habitant du visage nocturne de DuPray. C'était l'unique coiffeur de la ville qu'on surnommait Drummer à la suite de quelque exploit d'adolescent dont personne ne se souvenait. Il était sexagénaire et en surpoids. Il souffrait d'insomnies. Alors il restait sur le perron de son salon à regarder la rue déserte. Il échangeait des banalités avec Tim. Mais une nuit, Denton dit une chose qui mit Tim en alerte orange. Il pensait que la vie que l'on croyait mener n'existait pas. Ce n'était qu'un théâtre d'ombres. Selon lui, dans l'obscurité, toutes les ombres disparaissaient. Tim rétorqua que le coiffeur avait l'air d'être un homme dépressif. Cela fit rire Denton. Tim lui conseilla d'aller voir le docteur Roper qui lui donnerait des pilules. Denton connaissait ces pilules. Pour lui c'était comme de l'alcool. Alors il rentra chez lui. Tim envisagea d'en parler au shérif puis il pensa à Wendy. Mais il ne voulait pas outrepasser ses fonctions. Mieux valait laisser tomber. Denton demeura malgré tout dans un coin de sa tête.

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Un soir du mois de juin, Tim rencontra deux jeunes garçons qui descendaient la grand-rue avec des sacs à dos. C'était des jumeaux Bilson. Ils étaient furieux contre leurs parents qui avaient refusé de les conduire à la fois agricole de Dunning à cause de leurs mauvais résultats scolaires. Ils voulaient se faire engager comme manoeuvriers. Tim leur conseilla de rentrer chez eux. Ils lui demandèrent s'il allait tout raconter à leurs parents. Il promit de ne rien dire s'ils ne recommençaient pas.

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Il y avait plus de monde dehors le vendredi et le samedi soir. C'était surtout des couples d'amoureux. Il y avait aussi des jeunes qui conduisaient des voitures à plus de 100 à l'heure dans la rue principale. Ils faisaient la course et réveillaient tout le monde. Parfois les adjoints du shérif où la police d'État les arrêtaient. Mais généralement les jeunes gens s'en tiraient à bon compte. Tim rendit visite à Annie pour lui demander si elle voulait gagner 20 $. Elle accepta. Il s'agissait de fabriquer une banderole de 10 m de long sur deux de large. Tim avait demandé au shérif l'autorisation et John avait accepté. Il suspendit la banderole au-dessus de l'intersection à trois voies de la grand-rue chaque vendredi et chaque samedi soir. Des deux côtés de la banderole, Annie avait dessiné un vieux modèle d'appareil photo muni d'un flash. En dessous, on pouvait lire : Ralentis, idiot ! On photographie ta plaque d'immatriculation ! C'était faux, évidemment mais la banderole porta ses fruits.

Début juillet, le shérif convoqua Tim dans son bureau. Il le félicita pour son idée de la banderole. Il lui demanda d'informer Annie qu'elle avait sans doute sauvé plusieurs vies. Elle aurait le droit de venir dormir dans une des cellules du bureau du shérif quand elle voudrait dès qu'il commencerait à faire froid. John ajouta qu'il était loin de la vérité quand il disait que Tim était surqualifié pour le poste de veilleur de nuit. Il le regretterait quand Tim partirait à New York.

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Le seul commerce qui restait ouvert en ville 24 heures sur 24 était la supérette Zoney's Go-Mart, près des entrepôts. Elle était tenue par deux Somaliens, les frères Absimil et Gutaale Dobira. Une nuit de la mi-juillet, Tim entendit une détonation provenant de la supérette. C'était un coup de feu suivi d'un hurlement. Alors il se précipita vers la supérette. Il y avait une voiture arrêtée devant les pompes à essence. Deux types de sortirent de la supérette en courant . Ils s'enfuirent en voiture et Tim appela Wendy qui était de garde. Il décrivit la situation. Il avait eu le temps de relever une partie de la plaque d'immatriculation. Puis il fonça vers la supérette. Un des frères Dobira gisait sur le sol. La balle avait pénétré assez haut sur le côté droit de la blouse bleue transformée en un magma de sang. Dobira cracha du sang. Alors Tim rappela Wendy pour réclamer une ambulance. Puis Tim retira son T-shirt pour appuyer contre le trou dans la poitrine de Dobira. Il trouva de la vaseline dans la supérette ainsi qu'un paquet de couches. Il colmata la plaie avec la vaseline ce qui permit au blessé de respirer un peu mieux. Le shérif arriva. Tim utilisa une couche pour l'appuyer contre la plaie. Wendy appela pour signaler que Bill Wicklow avait repéré les deux types et les avait pris en chasse. Les deux délinquants avaient fini dans le décor en essayant de fuir. Bill avait menotté un des deux au par choc de sa voiture. L'autre avait un bras cassé. Dobira dit qu'il avait donné l'argent comme on le lui avait appris mais celui qui tenait le flingue avait quand même tiré. Puis il ferma les yeux.

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le lendemain, pendant que Tim déjeunait sur le perron de la gare, le shérif s'arrêta devant lui au volant de sa voiture personnelle. Il lui annonça que Dobira allait s'en tirer. John lui dit qu'aucun de ses adjoints n'aurait réagi aussi vite et aussi efficacement que lui. Il lui proposa de faire parti de la brigade. Bill Wicklow allait rendre son insigne à la fin de l'année. Il avait l'intention de prendre le poste de veilleur de nuit. Tim demanda si Wendy serait contente de l'avoir pour collègues. Cela fit sourire le shérif. John lui apprit qu'il avait gagné des points la nuit dernière. Tim voulait l'inviter au restaurant et le shérif lui conseilla de l'emmener au restaurant mexicain d'Hardeeville. Puis Tim promit de réfléchir à la proposition de John. Tim y réfléchissait encore quand l'enfer se déchaîna au cours de l'été, par une nuit de forte chaleur.

Le gamin intelligent.

1

Plusieurs mois avant que Tim débarque à DuPray, Herbert et Eileen furent invités à entrer dans le bureau de Jim Greer, un des trois conseillers d'orientation de la Broderick School pour enfants surdoués. L'école concentrait son intention sur les dons particuliers de chaque élève. Le système traditionnel du cours préparatoire à la terminale n'était donc pas applicable. Les parents de Luke n'auraient jamais eu les moyens de payer les frais de scolarité de cet établissement. Herb était contremaître dans une usine et Eileen institutrice. Luke était un des rares élèves externes et boursiers. Les parents de Luke avaient peur qu'on leur demande de retirer leur fils de l'école. Les frais de scolarité s'élevaient à 40 000 $ par an. Luke avait une mémoire et eidétique mais ce don disparaissait généralement à l'adolescence. Luke s'en approchait. Greer leur expliqua qu'il était fié d'offrir un enseignement à des enfants exceptionnels mais jamais il n'avait accueilli un élève tel que Luke. Flint, professeur émérite de l'école avait enseigné un cours d'histoire sur les Balkans à Luke. L'enfant avait assimilé secours d'une semaine alors qu'il fallait deux semestres de cours de licence. De plus, il avait tiré seul la plupart des conclusions que Flint avait prévu d'évoquer une fois les bases acquises. Herb répondit que son fils redevenait comme n'importe quel autre gamin quand il rentrait à la maison. Il jouait aux jeux vidéo ou au basket avec son copain Rolf il continuait à regarder Bob l'éponge. Même si, souvent, il avait un livre sur le jeunot en même temps. Greer leur expliqua que leur enfant était plus qu'un prodige, il était complet. Il s'entendait bien avec ses camarades sur un terrain de sport et il n'était nullement introverti sur le plan émotionnel. Un enfant aussi brillant et équilibré c'était extrêmement rare. Greer avait convoqué les parents de Luke pour les informer que son école était arrivée au bout de ce qu'elle pouvait lui offrir. Luke voulait entrer à l'université. Il voulait préparer un diplôme d'ingénieur au Massachusetts Institute of Technology et un diplôme d'anglais à Emerson. Luke passerait le test d'entrée au mois de mai. Hélène avait peur d'envoyer son fils à l'autre bout du pays avec des étudiants qui avaient l'âge de boire de l'alcool et d'aller en boite de nuit. Eileen aurait voulu que son fils soit inscrit dans une université plus proche de chez elle mais Greer lui expliqua que cela reviendrait à l'inscrire dans un lycée ordinaire. Elle et son mari ne pourraient pas vivre auprès de lui. C'était l'objet de la convocation de Greer.

 

2

Luke fut surpris de voir ses parents venir le chercher ensemble à l'école. Son père lui demanda s'il avait vraiment envie de partir étudier à Boston. Luke éclata de rire et brandit les deux poings en signe de victoire.

3

Ils allèrent manger une pizza. Luke parla des tests. Il leur dit qu'il n'arriverait pas à travailler sans eux. Ils leur manqueraient trop. Eileen ne put retenir ses larmes. Elle expliqua à son fils que Greer leur avait proposé un scénario. Luke savait que Greer leur avait parlé des anciens élèves riches. Sa mère était gênée que son fils ait évoqué leur situation financière à son conseil et d'orientation. Il savait qu'il était un placement, une action dotée d'un fort potentiel de croissance. Greer servirait d'intermédiaire auprès des anciens élèves de l'école. Si les anciens élèves étaient Luke à financer ses études, en échange il aiderait l'école plus tard quand il deviendrait riche et célèbre. Son père pris la parole pour dire que les anciens élèves pourraient financer le déménagement et la vie de la famille pendant 16 mois. Luke ajouta que les anciens élèves pourraient également trouver un nouvel emploi à ses parents. Il savait que sa mère pourra trouver un meilleur emploi en tant qu'enseignante. Elle pourrait même gagner 65 000 $ par an. Il s'était déjà renseigné. Eileen demanda à son fils si ses amis ne lui manqueraient pas. Il reconnut que Rolf lui manquerait et Maya aussi. Eileen ne savait pas comment leur fils avait pu naître d'un couple de gens ordinaires, aux aspirations et aux attentes ordinaires ; et parfois, elle aurait aimé que ce soit différent. Parfois, elle haïssait profondément le rôle qu'on leur avait imposé, mais elle n'avait jamais haï son fils. C'était son bébé. Alors Luke leur expliqua que c'était « la suite ». L'université n'était pas un but en soi mais un tremplin vers le but. Il avait l'impression de vivre dans un gouffre sans fond. Il se sentait minable et stupide. Mais il existait un pont capable d'enjamber cet abîme. Il voulait l'emprunter. Il tendit ses bras et le plat de pizza trembla. Comme parfois les assiettes dans les placards. Il savait que toutes ces choses entassées dans l'obscurité remonteraient à la surface. Le plat de pizza glissa sur la table et tomba bruyamment sur le sol. Ce genre de phénomène se produisait de temps en temps autour de Luke quand il était contrarié. Ses parents étaient habitués. Eileen encouragea son fils en lui disant qu'ils feraient tout pour que ça marche. Alors son père lui dit que quand on regardait l'abîme, l'abîme vous regardait aussi.

4

Les tests d'entrée à l'université durèrent quatre heures. Avec une pause au milieu qui permit à Luke de manger des sandwiches que sa mère lui avait confectionnés. Il constata que plusieurs autres candidats à l'entouraient. Ils étaient tous plus âgés que lui. Il lui demandèrent ce qu'il faisait ici. Il réussit à les faire rire en disant qu'il avait dormi dans un Holiday Inn. Un des garçons lui présenta sa paume et Luke frappa dedans. Il leur cacha qu'il avait déjà été accepté dans les deux établissements de son choix, à condition qu'il réussisse les tests. Luke était intimidé par ces garçons et ces filles. Il craignait d'être considéré comme un phénomène de foire. M. Greer lui avait dit que ce qui comptait c'était ce qu'il ressentait. Il serait toujours à son écoute. Une fille lui demanda s'il avait trouvé la solution d'un problème en mathématiques. Luke se souvenait du résultat, évidemment. La réponse n'était pas un chiffre, mais une équation. La fille n'avait pas trouvé la bonne solution. Il voulut la rassurer en lui disant qu'elle aurait bond aux autres questions. La fille s'éloigna, tête basse. Un des garçons la rattrapa pour la prendre par la taille. Luke l'envia. Un autre garçon lui demanda si ça ne faisait pas bizarre d'être comme ça. Luke répondit que celle était parfois. Il jeta le sac en papier ou il avait écrit la solution du problème. Il regarda la jolie rousse qui avait échoué au problème de mathématiques au moment où elle rentrait dans la salle et la poubelle glissa de 7 cm vers la gauche.

5

La seconde partie du test fut aussi facile que la première pour Luke. En quittant le lycée, il aperçut la jolie rousse qui pleurait seule sur un banc. Il se demanda s'il devait aller la consoler. Mais peut-être elle l'enverrait paître. Il se demanda également comment la poubelle avait fait pour bouger. Il aperçut sa mère qui lui faisait signe et la rejoignit. Dans la voiture, il se dit qu'il ne devait plus penser à la fille rousse mais il savait que ça ne marchait pas comme ça. Il demanda à sa mère si la mémoire était une aubaine ou une malédiction. Elle répondit que c'était les deux.

6

 

Un jour de juin, dans la nuit, Tim remontait la grand-rue en frappant aux portes. Une voiture noire tourna dans Wildersmoot Drive, une rue de la banlieue nord de Minneapolis. Dans la voiture, il y avait un homme et deux femmes. L'homme s'appelait Denny et les femmes Michele et Robin. C'était l'homme qui conduisait. Au milieu de la rue, il éteignit les phares. Il gara la voiture le long du trottoir. Il sortit un téléphone portable qui semblait rescapé des années 90. Il le donna à Michelle qui composa un numéro. Il sortit des gants en latex et deux revolvers ainsi qu'une bombe aérosol. Il donna une des armes à Robin, l'aérosol à Michelle et garda l'autre revolver pour lui. Michelle prévint Symonds au téléphone qu'ils étaient arrivés. Symonds coupa le signal d'alarme de l'appartement où se trouvaient Luke et ses parents. Robyn et ses comparses sortirent de la voiture. La voiture portait des plaques de la police d'État du Minnesota. Robin balança sur son épaule le sac de survie. Ils se glissèrent entre la maison des Ellis et celle de Rolf. Ils entrèrent par la cuisine. Robin avait les clés. Robin sortit du sac deux silencieux et trois paires de lunettes à infrarouge. Ils avancèrent dans le couloir du premier étage. Michelle coinça la bombe aérosol sous son bras et ouvrit la porte de la chambre de Luke. L'enfant aurait dû dormir dans un sommeil profond mais ce n'était pas le cas. Michelle entra dans la chambre et heurta la commode en faisant tomber un trophée. Luke ouvrit les yeux. Michelle vit l'affolement dans ses yeux alors elle actionna l'aérosol. Cela l'endormit. Ses comparses rentrèrent dans la chambre des parents de Luke. Mais Eileen était dans la salle de bains. Les parents de Luke furent abattus. Ils avaient accompli leur mission. Ils ressortirent par où ils étaient entrés en emportant l'enfant. Michelle appela quelqu'un pour prévenir que la mission était accomplie. L'alarme serait enclencha dans la maison des Ellis. Quand la police débarquerait, elle trouverait deux personnes mortes et un enfant disparu. L'enfant apparaîtrait comme le principal suspect.

7

A son réveil, Luke se rappela d'un rêve qu'il avait fait. Une femme étrange était penchée au-dessus de son lit et lui disait : « oui, tout ce que tu veux » comme dans les vidéos porno qu'il regardait parfois avec Rolf. Il se redressa dans son lit. Il était dans sa chambre à un détail près, la fenêtre avait disparu. Il s'habilla lentement et remarqua qu'on avait changé ses baskets. Quand il avait cinq ans, il avait traversé une période pendant laquelle il collectionnait les pin's politiques. Son père l'avait aidé. Il était surtout fasciné par les pin's des candidats malchanceux à l'élection présidentielle. Il en avait conservé un comme un talisman porte-bonheur. C'était le pin's de Wendell Wilkie qui s'était présenté contre Franklin Roosevelt en 1940. Il avait plongé ce pin's dans son trophée mais le trophée était vide. Il comprit qu'il n'était pas dans sa chambre. Il marcha jusqu'à la porte. Elle était ouverte. Mais le couloir derrière la porte ne ressemblait en rien à celui du premier étage de la maison dans laquelle il avait vécu plus de 12 ans. Face à la porte, un poster montrait trois enfants courant dans les herbes hautes d'une prairie. L'un d'eux sautait en l'air. La légende en bas accréditait l'hypothèse que ces enfants étaient dans une joie délirante : un jour comme les autres au paradis. Il longea le couloir. Il rencontra une fille assise par terre. Elle était noire. On aurait dit qu'elle fumait une cigarette.

8

Le docteur Hendrickx se tenait debout à côté de Mme Sigsby. Mme Sigsby lui présenta Luke comme un pur prodige. Le docteur Hendrickx répliqua qu'il ne le serait pas pour longtemps. Il mesurait 2,04 mètres. Rosalind entra pour annoncer qu'il y avait cinq autres arrivées. Chaque enfant était répertorié selon une couleur. Luke était classé sous la couleur rose. Le docteur Hendrickx et Mme Sigsby n'étaient pas télépathes mais ils partageaient la même pensée. Tout ceci serait tellement plus facile s'ils cessaient de se détester mutuellement. Hendrickx fut surpris d'apprendre que Luke venait d'être accepté au MIT. Ainsi, le meurtre de ses parents et sa disparition risquait de faire du bruit dans la presse. Dans un monde idéal, Luke aurait été laissé en paix mais les enfants spéciaux devenaient de plus en plus rares.

9

 

La petite fille noire demanda à Luke si l'affiche (représentant un garçon noir et une fille blanche avec la légende :J'ai choisi d'être heureux !) lui plaisait.  Luke lui demanda où il se trouvait. Elle répondit qu'ils étaient à l'Institut dans le Maine. C'est ce que lui avait dit Maureen. Luke lui expliqua son choc quand il s'était réveillé se croyant encore dans sa chambre. Elle lui offrit une cigarette bonbon. Elle lui expliqua qu'il n'y avait que des enfants à l'Institut. D'après Maureen d'autres enfants alla allaient arriver. Elle ajouta qu'on vendait des vraies cigarettes pour les enfants. Luke répliqua que c'était comme sur l'Ile des plaisirs. Cela fit rire la fille. Les deux enfants se présentèrent. La fille s'appelait Kalisha Benson. Elle lui demanda de ne jamais l'appeler « petite » car c'était comme ça que les adultes appelaient les enfants à l'Institut quand ils faisaient des tests. Comme Kalisha avait prononcé le mot « putain », Luke qui ne l'avait jamais entendu prononcer par une petite fille, en déduisit qu'il avait mené une existence protégée. Elle lui expliqua que tant qu'ils feraient des tests sur lui, cela signifiait qu'il resterait ici, à l'Avant. Elle lui conseilla d'être un bon petit. Elle ignorait ce qu'il se passait à l'Arrière. Les enfants qui y entraient n'en sortaient jamais. Elle ajouta qu'ils étaient pour le moment cinq enfants à l'Avant. Maureen arriva. Les deux enfants l'aidèrent à porter son panier de linge. Luke se présenta à elle. Maureen Alvorson était la femme à tout faire de l'Institut. Puis Kalisha entraîna Luke dans l'espace détente. Elle lui conseilla d'être sympa avec Maureen. Cet endroit  était rempli de connards mais Maureen n'en faisait pas partie. Mauree était malade mais n'avait pas les moyens de se faire soigner car elle était endettée. Son mari avait fichu le camp après avoir accumulé les dettes. Luke regarda deux enfants qui se trouvaient là. Ils s'appelaient George et Iris. Kalisha comprit que Luk était très intelligent à sa façon de parler. Luke n'avait pas l'habitude de frimer en temps normal mais il était angoissé et n'arrêtait pas de penser à ses parents. Alors, à il ne chercha pas à être modeste. Kalisha lui expliqua qu'il devait être un TP ou un TK ce qui signifiait télépathe et télékinésie. Elle-même était télépathe. Elle en était fière. C'est de cette façon qu'elle avait connu les problèmes de Maureen. Mais elle n'avait pas ce don en permanence. Sinon elle aurait pu foutre le camp. Elle lui expliqua que George et Iris étaient TK tous les deux. Les TP étaient plus rares. Kalisha connaissait George depuis une semaine et Iris étaient arrivés 10 jours plus tôt. Le plus ancien était Nick Wilholm mais elle déconseilla à Luke d'essayer d'avoir des relations avec les autres enfants. Ils ne faisaient souvent que passer. Kalisha était à l'Avant depuis un mois. Luke lui demanda comment elle était arrivée à l'Institut et où se trouvaient ses parents. Elle n'avait pas envie d'en parler. Elle lui expliqua que quand il rencontrerait Nick, il risquait de pousser une gueulante. C'était sa façon de se défouler. Tout à coup, Kalisha embrassa Luke à pleine bouche. C'était le premier baiser de Luke et ce fut pour lui comme une décharge électrique. Puis elle lui dit que pendant sa première semaine à l'Institut, elle était restée en quarantaine. On ne lui avait pas infligé de piqûres ou de points. Ses parents étaient contre les vaccins et en arrivant ici elle avait attrapé la varicelle. Puis Kalisha emmena Luke pour faire connaissance de la bande.

Pas de piqûres. Pas de points.

1

Luke ne s'était jamais senti aussi perdu, pas même à quatre ans quand il avait été séparé de sa mère dans un centre commercial pendant 15 interminables minutes. Kalisha lui avait conseillé de parler de ce qu'il voulait mais surtout pas de Maureen. Elle pensait qu'ils faisaient juste qu'écouter mais mieux valait être prudent. Luke se demandait qui étaient ces "ils". Ils allèrent dans le terrain de jeu. Il y avait beaucoup d'insectes. Il y avait un trampoline, un panneau de basket, un jeu de palets, un filet de badminton, un parcours de cordes et un ensemble de cylindres aux couleurs vives. Il y avait aussi des balançoires et un toboggan. Le terrain de jeu était entouré d'un grillage métallique d'au moins 3 m de haut. Luke repéra des caméras de surveillance. Au-delà du grillage, il y avait une forêt. Iris leur fit un signe de la main. Kalisha lui présenta Luke. Son nom était Stanhope. Elle venait du Texas. Luke lui répondit qu'il venait de Minneapolis. Kalisha demanda à George de venir se présenter. Kalisha expliqua à Luke que George parlait tout le temps et possédait une vie imaginaire très active. Luke songea que George resterait toujours un basketteur professionnel en rêve. Iris lui donna sa vision de l'Institut : la maison de Mme Sigsby pour enfants médiums récalcitrants. Luke avait l'impression d'être arrivé au milieu de la troisième saison d'une série à l'intrigue complexe. Alors il demanda qui était Mme Sigsby. C'était la salope en chef selon George. Il lui demanda à Luke s'il était TK ou TP. Il répondit qu'il était TK. Mais ce n'était pas une raison suffisante pour être ici. George demanda à Luke s'il était un TK positif. Kalisha lui expliqua que c'était le nom que les adultes donnaient aux enfants comme George et elle. Positif cela signifiait que le don de télépathie ou de télékinésie pouvait être utilisé à volonté. Ceux qui étaient "moyens", c'est-à-dire qui faisaient bouger les choses seulement quand ils étaient en colère ou heureux recevaient la couleur rose. Les roses subissaient plus de tests et d'injections. Iris avait eu droit au caisson. George était un TK positif. Et il fit une démonstration à Luke. Le nuage d'insectes qui entourait la tête de George recula et forma une sorte de queue de comète comme s'il avait été emporté par une bourrasque. L'excitation d'un nouvel arrivant était retombée. Iris semblait fatiguée et plus vieille que son âge. Luke estimait qu'elle devait avoir 14 ans. Elle lui demanda s'il savait faire bouger des objets. Il n'avait jamais évoqué la télékinésie, sauf avec ses parents. Sa mère lui avait expliqué que cela pourrait faire peur aux gens. Pour son père, ce don était ce qu'il y avait de moins important chez lui. Il dit aux enfants qu'il n'était même pas capable de faire bouger ses oreilles et cela les fit rire. Cet Institut était étrange et inquiétant, mais au moins il s'y trouvait en bonne compagnie. Il leur expliqua qu'il lui arrivait de faire manger des objets et que ses parents n'en avaient jamais fait tout un plat.

2

Nick arriva. Il avait 18 ans. Luc se rappela que Kalisha l'avait comparé à Pig-Pen des Peanuts. Les autres lui vouaient un respect teinté de méfiance. Luke remarqua qu'il émenait des enfants une impression de vague insouciance. Mais pas chez Nick. C'était un bagarreur. Il avait des traces de blessures au visage. Luke se demanda si c'était les adultes qui avaient blessé Nick. Si c'était arrivé dans son école, les professeurs auraient été renvoyés sur-le-champ. Il voulut se présenter à Nick mais celui-ci l'ignora. Puis Nick lui demanda s'il savait jouer aux échecs. Luke n'avait pas envie de jouer aux échecs. Il voulait savoir où il se trouvait. Nick lui répondit qu'il était à l'Institut dans le Maine, dans la cambrousse comme l'avait deviné Donna Gibson avant d'être envoyée à l'Arrière. Les gardiens n'essayaient pas de cacher ce qu'ils faisaient car ils savaient qu'ils étaient entourés d'enfants télépathes. Mais Kalisha ne pouvait pas pénétrer aussi profondément dans leur esprit qu'elle l'aurait souhaité. Elle fit une démonstration à Luke en lui demandant de penser au prénom de sa grand-mère. C'était Rébecca et Kalisha le devina. Kalisha en voulait à Nick de ne pas respecter Maureen en laissant traîner les choses dans sa chambre. Mais Nick ne considérait pas Maureen comme une sainte sinon elle les aurait aidés à sortir d'ici. George demanda à Nick de faire un topo à Luke sur tout ce qu'ils avaient appris. Alors Nick lui expliqua que c'était Kalisha la plus anciennne à l'Institut à cause de la varicelle. Elle avait vu 25 enfants passer ici. Les enfants venaient de tout les États-Unis. Dès que les enfants arrivaient à l'institut, ils étaient bagués comme des oiseaux migrateurs. Après, ils étaient examinés et testés. S'ils étaient déclarés moyens, on les emmenait dans un caisson et recevaient plus d'injections. S'ils étaient déclarés positifs, on les obligeait à exécuter des numéros de chiens savants. On leur faisait des piqûres jusqu'à ce que les enfants voient les points et qu'ils entendent le bourdonnement. Nick ajouta que les enfants étaient enlevés parce qu'ils possédaient des pouvoirs psychiques. Mais il ne savait pas comment ils étaient repérés. L'Institut était une immense organisation avec des médecins et des techniciens. Le responsable était un gros salopard du nom de Stackhouse. Il y avait un autre bâtiment en parpaings verts où les enfants étaient emmenés quand les injections et les tests étaient terminés.

Nick n'acceptait pas la situation et pour cela Luke l'admirait. Nick regarda les caméras de surveillance en disant qu'il se battrait jusqu'au bout. Luke remarqua que Kalisha et Iris donnaient l'impression de se trouver face au chanteur d'un boys band quand elles regardaient Nick. Il expliqua à Luke que personne n'échappait au test oculaire super bizarre qui donnait l'impression qu'on allait s'évanouir. Si les enfant étaient emmenés dans des chambres qui ressemblaient aux leurs, c'était pour apaiser leurs émotions. À la cantine, on mangeait bien et les chambres n'étaient pas fermées à clé. Les gardiens avaient des tas de trucs pour inciter les enfants à être sage pour avoir des jetons. Avec les jetons, on pouvait s'offrir des confiseries, des cigarettes, des fruits alcoolisés. Luke ne pouvait pas croire qu'on autorisait des enfants à s'enivrer. Mais c'était la seule solution pour que les enfants acceptent de faire tout ce qu'on leur demandait. À cause de cela, il y avait des tas d'enfants qui devenaient accros au tabac. Cela rappela à Luke la phrase de Juvénal selon laquelle il fallait donner au peuple du pain et des jeux pour le rendre docile. Tout ce que les gardiens voulaient c'était que les enfants voient les points et entendent le bourdonnement. Nick dit à Luke que la plupart des enfants ne restaient que trois semaines à l'Avant. Après quoi, ils étaient envoyés à l'Arrière et tous leurs souvenirs de cet endroit étaient effacés. Iris ajouta que les enfants rentraient chez eux, après être passés à l'Arrière. Luke ne trouvait pas cela crédible. Il leur demanda si les parents restaient vivants. Personne ne répondit à sa question. Ils se contentèrent de le regarder. C'était suffisant.

3

Trevor annonça à Mme Sigsby que le groupe Rouge Rubis était arrivé. Il lui annonça que les enfants étaient en train de briefer le nouveau. Elle trouvait que le mélange de fantasmes et d'observations était très amusant. Trevor Stackhouse regarda l'écran. Nick était en train de jouer aux échecs avec Luke. Il avait hâte que Nick s'en aille. Les enfants étaient en train de parler du personnel de l'institut. Ils pensaient qu'il devait y avoir 50 personnes. Luke ne comprenait pas comment cet endroit pouvait rester secret avec tous ces employés. Et où garaient-ils leurs voitures. Trevor trouvait cette question judicieuse, personne ne l'avait jamais posée. Luke en avait conclu que l'Institut était une organisation gouvernementale. Iris expliqua à Luke que le caisson consistait à enfiler une casquette aux enfants et de leur mettre la tête dans l'eau. L'équipe Rouge Rubis était celle qui était allée chez Luke. Elle avait laissé sur l'ordinateur de Luke des recherches sur les enfants qui tuaient leurs parents. C'était un indice laissé pour la police. Trevor voulut savoir si Maureen avait glané des informations en rapport avec son travail. Maureen qui passait pour la femme de ménage était en réalité une moucharde. Kalisha et les autres télépathes ne l'avaient pas démasquée. Elle avait même réussi à leur faire croire que certains endroits de l'Institut échappaient à toute surveillance vidéo. C'était là qu'elle recueillait les secrets des enfants. Ainsi, les jeunes Washington avaient confié à Maureen son désir de se suicider.

4

Luke et Nick commencèrent leur partie d'échecs. Luke mit Nick échec et mat en quatre coups. Il avait appris cela dans des livres. Nick comprit que Luke était très intelligent. Au même moment, la cloche sonna. C'était l'heure de déjeuner. Luke avait compris que Nick symbolisait le rebelle, George tenait le rôle du clown. Pourtant George lui prit le bras. Il avait besoin de lui parler. Il lui conseilla de ne pas prendre Nick pour modèle. Nick refusait d'admettre qu'ils étaient coincés à l'Institut. Il lui conseilla également de dire s'il avait vu les points quand commenceraient les tests. Il était inutile de leur mentir.

5

Norma était la femme qui servait les enfants à la cantine. Iris lui dit que la nourriture était vraiment bonne. D'ailleurs, elle avait pris 2 kg. Le vendredi soir et le dimanche midi, c'était buffet à volonté. Luke mangea de bon coeur. Il n'avait que 12 ans, il était terrorisé, il tremblait pour ses parents mais c'était un garçon en pleine croissance.

6

Luke était persuadé qu'on les surveillait car à peine il avait terminé son gâteau qu'une femme en uniforme rose surgit à côté de lui. Elle se prénommait Gladys. Elle lui demanda de la suivre. On lui avait appris à être poli et à obéir aux grandes personnes alors Luke obéit. Les enfants le regardèrent de la même façon que lorsqu'il avait demandé si les parents étaient toujours vivants. Ils savaient où on l'emmenait car ils étaient déjà passés par là.

7

Gladys essaya d'entamer la conversation avec lui mais Luke resta muet. Deux hommes en chemise et pantalon bleu sortirent de l'ascenseur. Ils s'appelaient Joe et Hadad. Ils emmenèrent Luke au niveau B. Ils se retrouvèrent dans un vaste hall. Plusieurs personnes poussaient des chariots chargés de matériel. Luke reconnut la femme qui l'avait endormi dans sa chambre avant son enlèvement. Elle demeura impassible mais elle le regarda fixement. Il en parla à Gladys qui se contenta de lui sourire. On aurait dit un androïde dans un film de science-fiction. Ils s'arrêtèrent devant la porte B31. Gladys lui promit cinq jetons s'il restait sage. Tony ouvrit la porte. Il ressemblait à un méchant dans un film de James Bond. Il voulut serrer la main de Luke mais Luke l'ignora. Cela fit rire Tony. Gladys poussa délicatement Luke dans le dos et ferma la porte. Il y avait un fauteuil avec des sangles. Tony s'empara d'une sorte de fer à souder. Il ordonna à Luke de s'asseoir. Luke pensa aux juifs à qui ont tatouait des numéros sur les bras quand ils entraient dans les camps. Tony fut surpris par cette question. Il répondit qu'il allait placer une puce dans le lobe de l'oreille de Luke. Luke refusa d'être considéré comme un prisonnier mais Tony lui dit que s'il n'était pas sage il n'aurait pas ses jetons. Luke continua de désobéir. Alors Tony le gifla. Luke n'avait jamais été giflé. Il n'en revenait pas. Luke remarqua un léger hématome sur le montant de Tony. C'était Nike qui s'était défendu. Il aurait aimé être capable d'en faire autant. Mais il obéit. L'opération terminée, Tony alla chercher une seringue hypodermique dans un stérilisateur. Luke repensa au conseil de George : ne pas gaspiller son énergie. Il ressentit une brûlure et Tony lui colla un pansement sur le bras. Il lui ordonna de fermer les yeux et Luke obéit. Tony lui demanda s'il entendait quelque chose. Luke entendait quelqu'un passer dans le couloir et Gladys rire. Puis Tony lui demanda de compter jusqu'à vingt puis d'ouvrir les yeux. Tony voulut savoir ce que l'enfant voyait. Il répondit qu'il voyait le mur. Luke devina que Tony voulait parler des points. Il savait qu'il ne fallait pas mentir mais il n'avait rien vu. Tony lui souhaita une très bonne journée.

8

Tony dit à Gladys que ça s'était très bien passé. Le bras de Luke l'élançait mais la gifle lui avait fait plus mal que le reste. Gladys escorta Luke jusqu'à sa chambre. Elle lui demanda de la prévenir s'il sentait une douleur dans le bras ou si sa tête lui tournait. Gladys ne lui donna pas de jetons. La marque sur la joue de Luke avait suffi à lui faire comprendre qu'il avait désobéi. Elle lui fit comprendre qu'il était à l'Institut pour servir. Il subirait des choses pas très agréables qu'il le veuille ou non. Il devait apprendre à être réaliste. Elle lui dit qu'il rentrerait chez lui avant la fin de l'été et ce serait comme si tout cela n'avait jamais existé. Elle lui demanda s'il avait vu les points. Il répondit non alors elle lui dit que cela viendrait. Quand Gladys s'en alla, Luke pensa à sa maman. Cela le fit pleurer.

9

Le lendemain matin, Luke se sentit mieux. Il constata qu'on avait ajouté un ordinateur portable sur son bureau et un téléviseur. Il alluma l'ordinateur mais il fallait de jetons pour l'utiliser. Puis il alluma la télévision et constata qu'il n'y avait pas besoin de jetons. Bien sûr, les chaînes d'information avaient été censurées. Puis il se rendit dans la salle de bains pour regarder ce qu'il y avait dans l'armoire à pharmacie. La seule chose qui pouvait être considérée comme vaguement dangereuse était un coupe-ongles. Il se regarda dans la glace et aperçut le minuscule cercle métallique incrusté dans la peau légèrement rougie de son oreille. Il se rendit compte qu'à présent il était réduit à un point clignotant sur un écran d'ordinateur. Lui qui avait projeté de s'inscrire au MIT. Il constata qu'il n'y avait pas un seul livre dans la chambre. C'était aussi affreux que l'absence d'ordinateur. Alors il sortit de sa chambre et il rencontra Maureen. Elle lui apprit que cinq nouveaux allaient arriver. Il y en aurait trois de plus le lendemain. Luke lui demanda comment il pouvait se procurer des jetons pour pouvoir utiliser son ordinateur. Maureen lui donnerait trois jetons s'il faisait cinq lits. Elle lui fit croire qu'il existait des endroits à l'Institut où il n'y avait pas de micro. Elle voulait lui soutirer des confidences. Elle lui demanda qui lui avait mis la puce et lui a fait cette marque sur la joue. Il hocha la tête quand elle lui demanda si c'était Tony. Elle ajouta que Tony faisait partie des méchants. Alors elle lui conseilla de faire ce que Tony lui demanderait. Luke lui dit qu'il croyait que Nick avait frappé Tony. Elle lui fit croire qu'elle trouvait cela bien. Puis elle emmena Luke dans les chambres pour faire les lits.

10

De retour dans sa chambre, Luke présenta un de ses jetons devant la caméra de l'ordinateur portable. L'ordinateur avait manifestement appartenu à une certaine Donna. La page d'accueil n'avait pas été modifiée. Évidemment, il n'avait pas accès à la messagerie. Il voulut utiliser un moteur de recherche mais s'aperçut que certains mots étaient censurés. Ainsi, il reçut un message d'alerte quand il essaya de faire des recherches sur son père. L'alerte était prononcée avec la voix de HAL du film 2001 l'Odyssée de l'espace. Cet ordinateur ne servait donc à rien. Il repensa à Maureen qui était endettée d'après Kalisha. Alors il fit des recherches sur les façons de sortir de l'endettement. Son envie d'apprendre des choses nouvelles put renaître. Les dettes étaient une marchandise qui s'achetait et se vendait au point de devenir le pivot de l'économie mondiale. Mais ce n'était pas une chose concrète. Ce n'était qu'une idée. Il reçut un message. C'était Mme Sigsby qui voulait le voir. Hadad le conduisit chez la directrice.

11

Mme Sigsby ressemblait à la tante de Luke, Rhoda. Mais sa tante était affectueuse. La directrice expliqua à Luke qu'elle consacrait une dizaine de minutes à chaque nouveau pensionnaire. Elle demanda à Luke s'il avait besoin d'une leçon. Il répondit non. Il se demanda si Nick avait fait partie des enfants qui avaient essayé de le la directrice. Luke n'avait encore jamais rencontré d'adulte impitoyable jusqu'à ce jour. La directrice lui dit qu'elle était satisfaite qu'il se soit fait des amis. Elle lui annonça à l'arrivée de deux nouveaux : Avery Dixon et Helen Simms. Elle lui dit qu'il pourrait gagner des jetons s'il s'occupait de ces deux nouveaux. Puis elle lui annonça que les conscrits restaient souvent moins d'un mois à l'Avant. Luke fut surpris d'être considéré comme mobilisé. Il voulut poser une question à la directrice mais elle l'interrompit sèchement. Il avait été presque aussi sonné que par la gifle de Tony. Elle expliqua à l'enfant qu'il était mobilisé pour une bataille de l'esprit. Elle ajouta qu'il serait puni s'il désobéissait. Il recevrait un certain nombre d'injections. Il subirait un certain nombre de tests. Après cela, il rejoindrait l'Arrière. Il devrait accomplir un certain nombre de tâches à l'Arrière et son séjour pourrait durer jusqu'à six mois. Ensuite, on effacerait ses souvenirs et on le renverrait chez ses parents. Luke voulut savoir si ses parents étaient vivants. La directrice se mit à rire et mentit en disant que les parents de l'enfant étaient encore vivants. Il promit de faire tout ce que la directrice lui demanderait s'il pouvait parler à ses parents. Elle lui dit que de toute façon il ferait tout ce qu'elle demanderait. Il ne croyait pas que son retour était possible même si on effaçait ses souvenirs car ses parents et ses professeurs se souviendraient bien de son absence. Mais elle rétorqua qu'il serait surpris de voir ce que l'Institut pouvait faire. Et elle interrompit l'entretien. Luke refusa de lui serrer la main alors elle insista et il obéit. Elle ajouta que s'il était à nouveau convoqué dans son bureau, l'entretien serait moins agréable. Il ressortit du bureau en ayant l'impression d'être Alice dans le terrier du lapin. Quand Hadad le raccompagna dans sa chambre, Luke fut pris de vertiges. Hadad lui expliqua que c'était une réaction à l'injection. Il se rappela ce que lui avait dit d'un directrice avant de le laisser partir : "Aie confiance ». Il était sûr d'une chose : quand quelqu'un vous disait d'avoir confiance, il mentait effrontément. Il reprit ses esprits et retourna dans sa chambre.

12

Luke trouva Nick en train de manger un biscuit au beurre de cacahouète. Nick lui en offrit un. Nick lui expliqua que l'injection allait provoquer un besoin de sucre. Il lui demanda s'il avait eu des points et Luke répondit non. Puis Nick lui demanda si la directrice lui avait sorti son discours sur l'honneur de servir son pays. Luke avait l'impression d'avoir été enrôlé de force. Quand Luke lui dit que Maureen lui avait donné un jeton, Nick reconnut presque à contrecoeur que c'était la seule personne bien dans cet endroit pourri.

Maureen et Avery.

1

Luke sombra dans un demi-sommeil peuplé de fragments de rêves désagréables. Il se réveilla pour le dîner. Il avait faim contrairement à ce que lui avait dit Nick. Il remarqua qu'à côté du distributeur de friandises il y avait un distributeur de cigarettes et de petites bouteilles d'alcool. Les autres ne l'avaient pas fait marcher. Soudain, Nick le saisit par derrière et le souleva de terre. Luke lui ordonna de le poser. Mais Nick le balança de droite à gauche en chantonnant. Les autres arrivèrent. Ils parlèrent un peu des écoles qu'ils avaient fréquentées avant qu'on les arrache à leurs existences quotidiennes. Ils évoquèrent également leurs programmes télé préférés. Tout à coup, Iris se mit à pleurer. On lui avait pris la température par voie rectale. Une fille arriva. Elle avait les cheveux courts. Ils étaient verts d'un côté et bleu-violet de l'autre. Elle avait à peu près l'âge de Luke. Elle leur demanda où elle se trouvait. Puis elle demanda qui elle devait sucer pour sortir d'ici. Voilà comment ils firent la connaissance de Helen Simms.

2

Après-dîner, ils retournèrent sur le terrain de jeu. Ils informèrent Helen. C'était une TK positive comme George et Nick. Luke lui demanda si elle s'inquiétait au sujet de ses parents. Son père était alcoolique et sa mère avait divorcé quand elle avait six ans pour se remarier avec un autre alcoolique. Elle était devenue alcoolique elle aussi. Par contre, son frère lui manquait. Luke sentit qu'il allait pleurer alors il se réfugia dans sa chambre. Il se mit à pleurer car il avait peur. Il vivait un cauchemar et il n'avait qu'une envie : que ça s'arrête.

3

Luke se réveilla en sursaut après avoir fait un cauchemar. Il alluma l'ordinateur. Il avait envie de regarder des dessins animés de Popeye mais se ravisa car cela aurait ravivé alors il se mit à réfléchir. Il chercha un moyen de contourner la censure sur Internet. Il connaissait un moyen de contourner le contrôle parental qui permettait d'accéder à la porte d'à côté du dark web. La voie détournée s'appelait le manteau de Griffin, l'homme invisible de Wells. Il réussit à entrer. À partir de ce moment, l'historique de l'ordinateur n'enregistrerait qu'une succession de mots en allemand et leurs traductions en anglais. Camoufler l'historique de cet ordinateur ne servirait à rien si les gardiens pouvaient l'espionner en direct. Il voulait consulter le journal de sa ville. Tout à coup il entendit des hurlements dans le couloir.

4

Avery Dixon, un garçon de 6 ans appelait au secours. Il voulait rentrer chez lui. Personne ne semblait sans soucier car c'était une chose courante à l'Institut. Luke s'approcha de lui pour le calmer. Mais le gamin se roula par terre. Kalisha apparut. Helen sortit à son tour. Kalisha essaya de calmer l'enfant mais il lui asséna un coup de poing sur l'avant-bras. Luke plaqua les bras de l'enfant le long du corps. Kalisha se pencha sur Avery. Il la regarda, fasciné. Luke comprit que l'enfant était un télépathe comme Kalisha. Mais il était beaucoup plus fort qu'elle.

5

Ils allèrent dans la chambre de Kalisha qui était plus féminine que l'aurait cru Luke. Comme l'enfant avait uriné dans son pantalon, Luke alla lui en chercher un autre. Kalisha demanda à Luke et à Helen de le laisser avec l'enfant. Elle avait des choses à lui dire.

6

Luke dit à Helen qu'Avery avait 10 ans même s'il en paraissait moins. Elle demanda à Luke depuis combien de temps il se trouvait à l'Institut. Elle était surprise qu'il trouve Maureen gentille alors qu'il était dans cet endroit depuis peu de temps. Ils prirent des vêtements dans la chambre de l'enfant et retournèrent chez Kalisha. Helen lui demanda s'il avait déjà subi des tests. Il évoqua ce qu'il avait subi et lui conseilla de ne pas résister. Elle retourna dans sa chambre. Luke et Kalisha laissèrent l'enfant s'habiller. Il paraissait intimidé et fatigué. Luke avait l'impression qu'il se passait énormément de chose entre l'enfant et Kalisha. Elle lui chanta une berceuse et Avery s'endormit. Luke osa dire que l'enfant n'avait pas l'air très intelligent ce qui provoqua un regard furieux de Kalisha. Alors Luke essaya de s'expliquer. Kalisha pensait que ce n'était pas très bon d'avoir un niveau de télépathie aussi élevé que celui de Avery. Kalisha savait qu'à l'Institut il y avait unité de mesure : le BDNF.

Kalisha avait communiqué avec Avery par télépathie et elle trouvait qu'il était beaucoup plus puissant qu'elle. Elle demanda à Luke de veiller sur lui quand elle serait partie. Elle savait que c'était pour bientôt car la veille elle n'avait subi aucun test et aucune injection. Elle pensait que Nick partirait bientôt lui aussi. Elle lui conseilla de ne pas s'attacher aux aux gens de l'Institut car quand ils s'en allaient, cela risquait de le foutre en l'air. Luke promit de veiller sur Avery. Il espérait que Kalisha resterait encore longtemps. Il lui dit qu'il pensait pouvoir aider Maureen avec ses dettes. Kalisha lui répondit qu'il fallait se dépêcher car Maureen allait bientôt partir en congé. Et à son retour elle partirait travailler ailleurs durant trois semaines.

7

Luke fut arraché d'un sommeil profond par Gladys. Il avait laissé l'ordinateur en mode veille. Si Gladys appuyait sur n'importe quelle touche pour savoir les sites qu'il avait consultés elle pouvait tomber sur l'homme invisible et rédiger un rapport qui finirait entre les mains d'une personne payée pour être curieuse. Alors il se leva d'un bond pour enfiler un jean et éteignit l'ordinateur. Il avait réussi à accéder au site du New York Times. Si les gardiens l'avaient su, ils auraient déjà pris l'ordinateur, pensait Luke.

8

Gladys emmena Luke au niveau C. Luke remarqua qu'elle avait une alliance et lui demanda si elle avait des enfants. Elle répondit que cela ne le regardait pas. Il rétorqua qu'il se demandait si elle aimerait que ses enfants soient enfermés dans un endroit comme l'Institut. Et ce qu'elle dirait à ses enfants si quelqu'un découvrait ce qui se passait à l'Institut. Mais il n'y avait aucune expression sur le visage de Gladys comme si elle était une poupée. Un technicien les attendait dans une pièce. Il s'appelait Zeke. Maureen avait dit à Luke qu'il faisait partie des méchants. Zeke utilisa un très long thermomètre pour prendre la température de Luke, au niveau rectal. Cela faisait rire le technicien. Luke avait compris que c'était la façon de l'Institut pour briser la résistance des enfants.

9

Après l'humiliation du thermomètre, Zeke prit la tension de Luke, mesura sa taille et son poids. Il examina sa gorge et son nez. Puis il lui fit une injection. Le technicien demanda à Luke s'il avait des nausées ou un goût métallique dans la bouche. Ce n'était pas le cas. Et Luke ne voyait toujours pas des points. Puis Zeke demanda à Gladys d'emmener Luke chez le docteur Evans pour le truc des yeux. Quand Gladys accompagna Luke dans l'ascenseur il eut envie de lui demander ce qu'elle aurait pensé de l'expérience du thermomètre. Mais il n'était pas Nick. Elle lui donna deux jetons. Quand il retourna dans sa chambre, il prit une douche. Il pleura. Il voulait faire s'écrouler l'Institut sur ses gardiens. Son père lui répétait souvent qu'il était bon d'avoir des objectifs car cela permettait de traverser les moments difficiles.

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Luke se rendit à la cantine et utilisa un de ses jetons pour acheter un sachet de pop-corn. George et Iris jouaient aux échecs dans le terrain de jeux tandis qu'Avery sautait sur le trampoline. Kalisha arriva. Luke lui proposa de jouer au cribbage mais elle n'avait pas envie. Avant de s'en aller, elle lui donna un petit morceau de papier plié. Puis il se dirigea vers le terrain de jeux. Luke retourna dans sa chambre pour lire ce que Kalisha lui avait écrit. Elle lui avait écrit que Maureen l'attendait à côté du distributeur de glaçons près de la chambre d'Avery. D'après Kalisha, il existait plusieurs endroits où la surveillance audio fonctionnait mal, voire pas du tout. Avant d'aller retrouver Maureen, Luke consulta Internet. Il hésitait à faire des recherches sur ses parents. Il attendait que l'humiliation du thermomètre se soit atténuée. Il retrouva Maureen qui était en train de changer les draps dans une chambre. Elle lui annonça que trois nouveaux allaient arriver. Deux filles et un garçon. Puis ils se rendirent près du cagibi. Luke lui dit qu'il était au courant pour ses dettes. Il voulut savoir où elle habitait elle répondit qu'elle habitait à Burlington dans le Vermont. Elle disait qu'elle avait peur de perdre sa maison à cause de ses dettes. Elle était venue travailler à l'Institut pour pouvoir payer sa maison. Luke lui dit que le Vermont ne reconnaissait pas la communauté des biens entre époux. Ce qui signifiait que les dettes de son mari n'étaient pas les siennes. Elle lui dit qu'elle était harcelée au téléphone par ses créanciers. Luke lui conseilla de sauvegarder les appels sur son répondeur. Il savait que les agents de recouvrement n'avaient pas le droit d'appeler les clients après 20:00. Il chercherait pour Maureen un avocat honnête dans le Vermont. L'avocat pourrait découvrir quelle agence de recouvrement était chargée de récupérer l'argent. Après quoi, l'avocat irait trouver les banques avec les enregistrements du répondeur de Maureen pour les menacer d'un procès. Maureen n'en revenait pas. Avery arriva. Il dit à Luke qu'on lui avait fait une piqûre. Mais il n'avait pas pleuré. Il proposa à Luke d'aller regarder la télé. Luke déclina l'offre. L'enfant repartit seul. Puis Luke laissa Maureen le remercia. Les nouveaux arrivèrent. Il y avait des jumelles. Elles s'appelaient Gerda et Greta.

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Luke regardait la télé avec Avery. Avery avait reçu deux jetons parce qu'il n'avait pas pleuré pendant l'injection. Le petit garçon posa sa tête sur l'épaule de Luke, ce qui l'émut et lui donna un peu envie de pleurer. Avery avait pu apprendre que Maureen avait un enfant grâce à la de télépathie. Il avait appris également qu'elle économisait de l'argent pour son enfant. Luke lui demanda comment il l'avait su. L'enfant répondit qu'il savait également que son meilleur ami s'appelait Rolf et qu'il habitait dans Wildersmoochy Drive. Cela le fit pouffer.

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Après le déjeuner, George proposa une partie de badminton à trois contre trois : Nicky, Helen et lui contre Luke, Kalisha et Iris. Iris suggéra que Nicky et George joue contre Luke et Kalisha pendant qu'elle servirait d'arbitre. Ils acceptèrent. Le nouveau arriva. Il était assommé par la drogue qui circulait dans son organisme. Luke lui donna 16 ans. Il mesurait au moins 1 m 80. Il arborait une bedaine considérable et était musclé. Il avait un accent du sud. Il leur demanda quel était cet endroit de merde. Avait lui expliqua que c'était l'Institut et il se présenta. Mais le nouveau repoussa l'enfant. Avery tomba par terre. Nick lui reprocha d'avoir envoyé valdinguer Avery. Kalisha se précipita vers le trampoline pour relever Avery. Mais le nouveau la poussa elle aussi. Elle fut projetée en dehors des protections, sur les graviers qui lui éraflèrent le genou. Alors Nick menaça de lui casser la gueule. George voulut se réfugier dans la salle d'attente. Kalisha releva Avery. Nick traita le nouveau de connard. Le nouveau menaça Nick. Hélène s'approcha du nouveau, dans son dos, avec un sourire en coin. Elle s'agenouilla derrière lui et Nick le bouscula. Le nouveau bascula à la renverse et s'affala. Helen se redressa, rieuse, elle tendit le doigt et insulta le nouveau. Il essaya de se relever mais Nick lui décocha un coup de pied dans la cuisse. Iris leur ordonna d'arrêter. Mais Luke rétorqua que le nouveau avait peut-être besoin de cette raclée. Trois gardiens arrivèrent devant la porte de l'espace détente. C'était Joe, Hadad et Gladys. Ils étaient prêts à intervenir. Alors Nick et Luke relevèrent le nouveau. Joe demanda si la bagarre était terminée. Nick acquiesça. Le nouveau avaient envie de vomir alors Luke et Nick l'emmenèrent près de la clôture. Il vomit. Luke et Nick l'emmenèrent jusqu'à la table de pique-nique et Kalisha s'assit à côté de lui. Elle lui demanda son nom. Il s'appelait à Harry Cross. Toute son agressivité s'était envolée. Il dit qu'il venait de Selma dans l'Alabama. Il ne comprenait pas pourquoi il était là. Luke lui dit que s'il arrêtait ses conneries, il pourrait lui apprendre plein de choses. George demanda à Harry de s'excuser auprès d'Avery. Harry obéit. Il s'excusa également auprès de Kalisha. Deux filles blondes arrivèrent. Elles affichèrent la même expression de terreur hébétée.

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Un après-midi, Luke était dans sa chambre en train de se renseigner sur les avocats du Vermont spécialisés dans les affaires de dettes. Personne ne l'avait interrogé sur ses recherches. Soudain, on frappa à la porte. C'était une intendante qui s'appelait Priscilla. Il fut conduit au niveau C pour le truc de l'oeil. Cette fois le technicien s'appelait Brandon. Il y avait également deux hommes en costume. C'était des médecins. Il y avait le docteur Hendrickx et le docteur Evans. Luke avait 10/10 à chaque oeil. Par conséquent, il se sentait plutôt détendu. Mais Hendrickx s'approcha de lui avec une seringue. Il se laissa faire. Il commença à suffoquer. Hendrickx lui dit que ça allait passer. Soudain sa gorge se libéra. Le docteur Evans braqua une lumière dans les yeux de Luke. Il lui demanda s'il ne portait pas de lentilles. Puis il lui demanda de regarder droit devant lui. Puis il abaissa un écran et diminua l'éclairage. Le docteur menaça de le gifler ou de lui envoyer une décharge s'il désobéissait. Luke demanda si le Conseil de l'ordre était au courant de tout ça. Brandon lui ordonna de se taire. De la musique se fit entendre. Au centre de l'écran apparut un point bleu qui palpitait faiblement. Puis un point rouge apparut dessous. Puis un vert. Bientôt, l'écran fut envahi de centaines de points colorés et clignotants. Après quoi, les points tournoyèrent. Luke avait peur de vomir si cela continuait. Brandon le gifla. Il lui ordonna de regarder l'écran. Priscilla éteignit l'écran. Pourtant Luke avait l'impression de continuer à voir des points tournoyer en trois dimensions. Il essayait de dire qu'il faisait une crise d'épilepsie mais il ne sortit de sa bouche qu'un gargouillis pathétique. Quand les points disparurent, Luke s'affaissa dans le fauteuil. Il s'enfonça dans les ténèbres avec soulagement.

13 juillet 2024

Histoires d'automates IV

Maintenant, écoutez le seigneur (Algis Budrys)

L'immeuble abritait des bureaux. Il avait été au autrefois un hôtel et, à l'époque, un célèbre architecte marié avait tué d'un coup de revolver un médecin mondain dans le grand vestibule. Walter Keneally était assis dans un bureau dont la porte était numérotée. Sur ses étagères étaient posés de nombreux livres ainsi que des registres. Du matin au soir, il communiquait avec les capitales du monde entier. Quand il ne téléphonait pas, il restait courbé sur une vieille machine à écrire. Il tapait de nouvelles instructions et de nouveaux renseignements qu'il envoyait dans le monde entier. Il se rendait à la poste une fois par semaine pour acheter des timbres. Le soir, il regagnait sa chambre de la 12e rue. Un jour, un inconnu entra dans son bureau. L'inconnu le transperça d'une longue lame d'acier qu'il avait cachée dans un parapluie. L'inconnu s'appelait Amos Onsott. Il était membre de la Ligue pour l'Instauration d'un Langage Universel. Cette ligue possédait des centaines de membres travers le monde. Keneally était immobilisé sur son siège à cause de la lame. Amos avait remarqué que Keneally et ses acolytes ne se comportaient pas comme des êtres humains. Ils ne mangeaient pas et ne dormaient pas. Amos voulait infliger à l'organisation de Keneally une défaite qui obligerait les survivants à réfléchir à deux fois avant de s'ingérer dans les affaires de la race humaine. Comme Keneally et ses acolytes ne laissaient pas de traces de sang après avoir été attaqués, cela garantissait à Amos et les siens la garantie de ne pas être accusé de meurtre. Keneally demanda à Amos ce qu'il avait fait pour éveiller son humanité. Amos répondit que Keneally était un robot contrôlé par des intelligences évoluant dans l'espace extérieur avec lesquels il communiquait de façon télépathique. Amos pensait que Keneally était le chef d'une organisation internationale de robots exerçant une influence sur les affaires humaines. Les robots étaient déguisés en humain pour s'insinuer dans tous les grands organismes et jouer un rôle sur la législation et sur les finances. Les robots dirigeaient la politique nationale de tous les pays importants. À cause des robots, le monde courrait inexorablement à une guerre exterminatrice. La troisième guerre mondiale avait commencé le 12 août 1958 et s'était terminée le 15 septembre. Toutes les grandes villes et installations humaines avaient été détruites. Quelques semaines plus tard, les derniers êtres vivants avaient succombé aux effets de la radioactivité. Keneally expliqua à Amos que les robots n'étaient pas contrôlés de l'extérieur et n'avaient pas besoin de communiquer avec leurs créateurs. Ils avaient été créés pour l'avenir : pour les êtres humains de l'avenir. Les peuples de l'avenir devraient savoir manipuler le temps. Il faudrait que l'humanité apprenne à construire des appareils capables d'exercer une action sur le temps. Keneally avait été créé par des humains dans le futur. Mais les humains ne pouvaient pas apporter de changement à leur propre histoire. En changeant le passé, les humains se changeraient eux-mêmes. Les robots étaient présents pour essayer d'éviter la guerre. Si les robots cessaient de travailler, la brèche qui s'était ouverte dans la ligne de vie de l'humanité en 1958 alors l'humanité aurait péri pour toujours. Keneally expliqua à Amos qu'il n'y avait rien de vivant dans ce monde à part quelques molécules organiques assemblées dans des laboratoires. Amos ne voulait pas l'écouter et continuait à l'abîmer avec son couteau. Keneally continua ses explications. Il fallait qu'il y ait une histoire parce qu'il fallait une histoire humaine. Il devait y avoir des amoureux, des nouvelles voitures, des accidents d'avion, des élections. Il devait y avoir un héritage humain intact même s'il n'y avait plus d'humains. Le niveau des radiations ne permettrait pas la vie. La surface de la Terre était devenue stérile. Les robots travaillaient à la création d'êtres humains capables de résister aux radiations pour que l'espèce humaine tisse à nouveau la trame de l'histoire. Les robots avaient remis en marche les usines et les laboratoires. Ils avaient reconstruit quelques-unes des principales villes pour qu'elles deviennent des centres de la civilisation. Quand les robots auraient reconstruit un véritable monde et sauvé l'avenir ils devraient tous disparaître. Ils n'auraient pas connu de joie ni reçu de récompense. Keneally pria Amos d'arrêter. Alors Onsott se mit à trembler de plus en plus fort et cessa de taillader l'épaule de Keneally. Il lui planta d'un seul coup le couteau dans la gorge et Keneally alerta la Ligue pour l'Instauration d'un Langage Universel. Aussitôt Onsott devint un petit paquet de vêtements suspendus à une colonne de poussière. Onsott fut remplacé par un autre homme.

 

Hilda (H. B. Hickey)

Roge songeait que Mme Williams était stupide et assez vieille pour être sa mère mais elle était riche et pouvait rapporter gros. La chemise de Roger était ouverte jusqu'au troisième bouton et Mme Williams était étroitement pressée contre sa large poitrine. C'était du tout cuit, maintenant, Roger le savait de ses nombreuses expériences et elle était mûre pour ce qu'il voudrait. Une douzaine de femmes avait déjà fait ce placement. Roger espérait devenir acteur mais jusqu'à présent les seules répliques qu'il avait jamais retenue c'étaient celles de son rituel de soupirant. La porte de sa chambre s'ouvrit tout à coup et un homme fit irruption dans la pièce. C'était le président du conseil d'administration de la Tri-Planet Mining, avec un capital de plus de 10 millions de dollars. Il était également le mari de Mme Williams. Quelque chose de gros et de brillant avec des bras en acier et un torse en alliage arracha le revolver des mains de M. Williams, ramassa également Mme Williams qui se précipitait au secours de son mari et l'emporta hors de l'appartement.

Roger dit à Hilda qu'ils étaient fauchés. Elle lui dit qu'un homme était revenu pour le loyer. Elle avait dit à l'homme que Roger n'était pas là. Roger demanda à Hilda d'aller travailler dans une usine où ils embauchaient des robots de location. Il était désolé de lui demander ça mais il n'avait pas le choix. Elle accepta. Roger savait qu'il ne s'en serait jamais sorti sans Hilda. C'était vraiment un robot femelle avec de véritables aptitudes domestiques incorporées. C'était une bonne cuisinière, une excellente blanchisseuse et elle avait la mémoire d'une femme pour toutes les petites choses. Elle avait été construite par une entreprise suédoise pour son président et Roger l'avait obtenu de la veuve du président. Ce qu'il y avait de bien avec Hild c'est qu'elle ne se suiciderait jamais et peu importe le nombre de fois où il abuserait d'elle. Elle ne le menacerait jamais de lui nuire. La seule émotion qu'un robot pouvait éprouver c'était de l'amour envers son possesseur. Roger sortit mais c'était une mauvaise nuit. La seule femme engageante qu'il rencontra était avec son mari qui la surveillait de près. Le lendemain matin, Hilda lui annonça qu'il y avait une femme qui avait téléphoné. Elle s'appelait Alice Roger s'en moquait car Alice Carter n'avait que 18 ans et n'aurait pas un seul dollar avant des années. En lisant le journal, Roger apprit que M. et Mme Williams s'étaient écrasés à bord de leur hélicoptère. M. Williams avait oublié de brancher les commandes d'altitude automatiques. Mme Williams était dans un état grave. Roger trouva dommage qu'ils ne se soient pas tués. Ou plutôt dommage que ce ne soit pas M. Williams qui soit dans un état grave. On pouvait parier qu'il allait rejeter a faute de l'accident sur Roger. Roger proposa à Hilda de partir à Paris. Alors elle préparera les valises. Comme Roger avait mal à la tête, Hilda alla lui chercher des comprimés. Puis elle lui prépara un café et lui versa une bonne rasade de cognac. C'était merveilleux à quel point Hilda pouvait savoir exactement ce que Roge voulait. Tout d'un coup, Roge se sentit beaucoup mieux et il jeta ses bras autour de la taille d'Hilda. Il lui dit qu'il l'aimait. Alors le robot lui demanda de l'embrasser. Roger fut déconcerté et grâce au cognac, il se sentait tellement bien qu'il planta réellement un baiser sur la plaque qui tenait lieu de visage à Hilda. Hilda le serra très fort et il lui demanda de s'arrêter. Mais elle prétendit que c'était la force de son désir. Elle le serra encore plus fort et ne le lâcha que quand il fut mort. Hilda se dirigea vers le placar ou elle prit ce qu'il fallait pour nettoyer et elle enleva les tâches sur le tapis. Après avoir rangé les affaires de nettoyage, elle retourna dans la cuisine en annonçant à Roger qu'elle allait lui faire du café.

 

Rotomation (Michael G. Coney)

 

Le narrateur s'inquiétait pour deux bateaux qui lui avaient été affectés pour son Plein Temps actuel à cause de l'orage. Il les avait loués avec son bon argent. Il se sentit réconforté à la pensée de la grotte de pacotille qu'Ewell avait construite un peu plus loin. Le lendemain matin, l'orage s'était éloigné. Le narrateur laissa Sylvia faire la vaisselle et partit se promener les façades des bâtiments de Pentreath avaient été restaurées. Les moindres détails avaient été reproduits d'après photos. Bien entendu presque tout était du toc.

Mais la boutique du narrateur était bien authentique. Il l'avait appelée La Cache aux trésors. C'était un salon de thé où on pouvait trouver des cadeaux. Sa boutique occupait un bâtiment qui se dressait depuis des siècles sur le port de Pentreath. Le narrateur avait commencé par louer la Cache et pendant des années de Plein Temps successives, il y venait avec Sylvia pour travailler sans relâche. Au bout de quatre ans entrecoupés de huit années de Végétativité pendant lesquelles il s'appliquait à faire des économies, il put acheter l'affaire. À présent, sa vie était assurée. En période de Végétativité, il donnait la Cache en gérance et le revenu lui permettait d'envoyer son télécorps et celui de Sylvia partout où ils le désiraient pour égayer leur inaction forcée. Mais le narrateur et Sylvia partaient rarement ensemble. L'hiver dernier, il avait fait modifier son télécorps pour le ski et avait pu profiter des sports d'hiver à Saint-Moritz et, tout en étant confortablement installé dans la sécurité de son armoire d'acier au centre de Végétativité . Sylvia avait préféré se faire retransmettre les fêtes de Noël au centre. Son corps était resté à bavarder avec les autres machines représentants les membres de la Rotomation n° 1 trop pauvres pour télévoyager. Le narrateur ne comprenait pas pourquoi Sylvia appréciait tant la compagnie des autres. Le narrateur se rendit à la grotte d'Ewell. Ewell s'affairait sans grande efficacité à pousser dehors les vagues et les dépôt d'eau boueuse accumulée à l'entrée de sa boutique. Il demanda au narrateur si Sylvia pourrait l'aider. M. Green, le narrateur, ne répondit pas. La boutique était sans dessus dessous. L'orage avait entraîné à l'intérieur des feuilles et des brindilles en soufflant à travers un trou béant dans une des parois. La grotte d'Ewell était une construction provisoire démontée à la fin de chaque année de Plein Temps puis entreposée quelque part pendant les deux années de Végétativité. Cela permettait d'éviter de payer les taxes locales sur le site. M. Green trouvait cela irritant. Il pensait que les gens comme Ewell étaient des parasites vivant aux dépens de crédules télétouristes. Sylvia arriva. Elle constata les dégâts. Ewell espérait son aide. Il lui annonça qu'elle allait prendre les outils pour les voiles et recoudre la toile pendant que John aiderait à nettoyer la boutique. John Green en fut irrité. Ce n'était pas la première fois que Sylvia le portait volontaire pour venir à l'aide d'un concurrent sans lui demander son avis. John et Sylvia avaient remis la boutique d'Ewell en état. Puis John alla voir les Hereford, une vingtaine de bêtes au au poil marron et au muffle blanc dans le vaste pré derrière le front de mer. La présence de ces animaux incitait les touristes à acheter la crème de Caillebotte de la vieille Angleterre que John et Sylvia vendaient. John décida de placer sur le bétail des pancartes publicitaires pour sa crème de Caillebotte. Des véhicules arrivèrent. Des écriteaux indiquaient Rotomation 1, Rotomation 2 et Rotomation 3. Les cars étaient bourrés de télétouristes. Le conducteur de Rotomation 2 sortit du coffre un robot. C'était le responsable de Rotomation 2. Son nom était Tom Lynch du centre de Végétativité de Gloucester. John se présenta et lui donna l'argent de la commission. Le robot était un télécorps, celui de Lynch. Lynch prétendit que les télétouristes faisaient ce qu'ils voulaient et sembla refuser de les emmener à la boutique de John. Il laissa l'argent que John lui avait donné volter doucement jusqu'au sol. John demanda au chauffeur du car pourquoi il utilisait encore ce genre de vieux véhicules. Le chauffeur répondit que cela faisait plus couleur locale. Autrefois, il transportait des touristes Plein Temps mais à 40 par car cela ne payait pas alors ils étaient passés au système des télécorps. Le chauffeur regrettait l'époque où il conduisait de vrais touristes avant la Rotomation car quelquefois il y avait des filles seules. Aujourd'hui, il était impossible de connaître la tête que les filles avaient avec ces télécorps qui se ressemblaient tous. On ne pouvait même pas dire leur âge. John en eut assez des souvenirs du chauffeur et s'en alla.

Charles Judd était un ami de John. Il possédait un parkin qu'il louait aux voyageurs. Il possédait un atelier de réparation de télécorps. Charles avait placardé dans le parking du côté de la mer un avis prévenant les personnes qui descendraient à la plage par le sentier de la falaise que ce serait à leurs risques et périls. Le télétouriste était d'un naturel aventureux. Il ne risquait pas grand-chose car si son corps était accidenté au cours d'une entreprise périlleuse, il ne lui en coûtait que les frais de réparation. Le télétouriste reposait toujours confortablement au centre de Végétativité recevant seulement les sensations dérivées de ses aventures excitantes par l'intermédiaire de son robot en danger. De nombreux télétouristes préféreraient se lancer dans la descente du sentier de la falaise plutôt que d'emprunter la route normale et sans danger. Charles et John secoururent deux télétouristes victime du sentier dangereux. Charles leur demanda de l'argent et ils payèrent sans sourciller. Puis John accompagna les robots au village par la route des gens raisonnables. Les robots semblaient financièrement à l'aise et il en profita pour les amener jusqu'à sa boutique. John remarqua que la plaque d'identité sur l'un des deux robot était celle d'une femme. Elle s'appelait Lucy Allbright. Le deuxième robot portait la plaque de Al. Le couple était venu pour la première fois 40 ans plus tôt. C'était le couple idéal pour John : sentimentaux et avec de l'argent à dépenser. Il présenta le couple a Sylvia. Puis il se rendit dans le salon de thé et il fut satisfait de trouver la salle pleine de télétouristes en conversation animée. Il sortit rassuré pour aller se promener sur le Front de mer jusqu'aux Armes des Contrebandiers. C'était un bar mais il était presque vide. Jack Rivers essuyait son comptoir sans conviction. John commanda une bière.

Bert Jennings, le propriétaire du bar refusa de servir de John. Il lui demanda d'attendre l'arrivée des touristes. Bert était le personnage folklorique du village et il jouait admirablement son rôle. Sa spécialité consistait à échanger des perles de philosophie et des prédictions météorologiques contre des consommations. Il racontait l'histoire du village aux télétouristes qui repartaient avec une jarre d'hydromel. John avait envisagé d'envoyer son télécorps à Pentreath pour savoir exactement ce qui s'y passait mais il y avait trop d'autres endroits à visiter alors il avait renoncé. Charles arriva et remercia John de l'avoir aidé. Parfois, John se prenait à souhaiter qu'il soit permis de changer de Rotomation car il avait envie de voir de nouvelles têtes. Charles lui apprit que Rotomation 2 avait réussi à faire baisser les prix et que Ewell vendait de la crème de Caillebotte. Cela mit John en colère. Il entra en trombe dans le salon de thé pour trouver Sylvia. Elle était en train de demander à M. Albright s'il avait connu Bert Jennings. Le couple décida d'aller le voir pour savoir si c'était bien le jeune homme qui leur avait appris à pêcher le bar. Le couple vanta les mérites du télétourisme qui avait enrayé les problèmes du manque de nourriture car en deux ans de Végétativité, un individu ne consommait que quelques litres de sérum. Les humains mangeaient normalement pendant leur année de Plein Temps. Mais cela ne constituait qu'un tiers de la population. Lucy trouvait que les télécorps étaient une excellente chose. John était tremblant de rage car il voulait être seul avec Sylvia. Le couple s'en alla. Sylvia leur avait conseillé d'aller voir la grotte de Ewell puis de se rendre chez Bert Jennings. Quand ils furent seuls, Sylvia se mit à pleurer. John lui demanda d'arrêter. Il lui reprocha son comportement mais elle ne voulait pas se conduire comme les autres requins du village. Alors il la secoua par les épaules en l'accusant d'être amoureuse d'Ewell. Elle répondit que c'était lui qu'elle aimait mais elle aurait voulu qu'il soit moins dur avec elle. Il lui reprocha d'avoir laissé Ewell vendre de la crème de Caillebotte. Puis il s'en alla en claquant la porte. John se rendit à la Grotte d'Ewell. Il fut interpellé par les télécorps de Mr. et Mrs Albright. Ils lui dirent qu'il devait être fort plaisant de vivre ici pendant son Plein Temps. Il demanda à Mr Albright quel était son métier. Il répondit qu'il travaillait dans une usine de synthèse et que c'était difficile de surveiller sans cesse les machines. Un son de trompe annonça que c'était l'heure de revenir aux cars. John les accompagna. Les Albright étaient tristes que la grotte d'Ewell ait été ravagée par le troupeau de Herefords. John leur répondit que le troupeau d'être encore énervé après l'orage de la nuit précédente. Il n'avait aucun regret au sujet de la grotte car elle était en toc et faisait baisser le standing du village. Mrs Albright demanda ce qui n'était pas en toc de leurs jours. Bert Jennings se traînait dans un bar un an sur trois à jouer son personnage alors que son télécorps allait faire du ski, piloter un avion et escalader l'Everest les deux autres années. Le vieux couple avait décidé de revenir ici dans l'espoir de retrouver le lieu qui avait été celui de leur lune de miel. L'endroit avait changé mais il était resté merveilleux. Les souvenirs fabriqués en série, la crème synthétique et les distractions locales un peu minable existaient déjà 40 ans plus tôt. John se rendit compte que le couple se tenait la main. Cela lui parut étrange de voir des télécorps unis ainsi. Mr Albright expliqua à John que la Cache avait été une auberge. Il lui suggéra l'idée de réutiliser les chambres. John répondit qu'il n'aurait pas de clients car tout le monde travaillait pendant le Plein Temps. Mais Mr Albright voulait parler des télécorps. John trouva cela ridicule. Il savait qu'il se trouvait devant un couple sentimental voulant revivre sa lune de miel entouré du maximum de détails et de souvenirs conformes à la réalité d'autrefois. Mrs Albright dit au revoir à son mari et son télécorps se replia lentement pour redevenir un cube que le conducteur glissa sur le plancher du véhicule par la porte arrière. Mr Albright se dirigea vers l'autre car. John lui demanda pourquoi il ne voyageait pas avec sa femme. Mr Albright lui expliqua que lui et sa femme avaient divorcé au bout de deux ans de mariage. La Rotomation était arrivée et on les avait placés dans des tours indifférents. Ainsi leur télécorps s'étaient retrouvés. Ils ne s'étaient pas vus en vrai depuis 40 ans. Cela donna envie à John de retrouver Sylvia et le soleil couchant devait être encore fort car ses yeux le brûlaient.

 

Quand meurent les rêveurs (Lester del Rey).

 

L'esprit de Jorgen se propageait au long des nerfs engourdis. Il se replia l'esprit dans un effort pour retrouver la léthargie prénatale qui l'avait si longtemps écrasé. Le froid battait peu à peu en retraite pour faire place à de pénibles lancinements qui s'espaçaient à leur tour. Puis ses idées s'éclaircirent lui permettant de se rappeler des bribes de ce qui s'était passé. Il y avait eu la conquête de la Lune et une courageuse mais unique en tentative sur Mars. Les chantiers avaient entrepris de construire un nouveau vaisseau plus vaste qui serait mû par le système original de libération d'énergie qu'il avait lui-même inventé. Cependant quelque chose encore lui échappait et c'était plus important que le grand vaisseau. Jorgen sentit de l'adrénaline dans sa poitrine et comprit que plusieurs personnes étaient autour de lui pour s'efforcer de le réveiller. Alors, il se rappela que l'homme avait disparu à cause d'une bactérie mutante d'origine inconnue. En quelques semaines, le fléau avait envahi la terre entière et en quelques mois les humains avaient disparu. Seul demeurait le docteur Craig qui avait forcé les mourants à terminer l'aménagement du grand vaisseau de Jorgen. Il avait emmené cinq robots Thoradson sur Mars. Mais sur Mars, le fléau était arrivé avant eux. Vénus était inhabitable. Il ne restait que les étoiles. Dans la nef, autour de lui, reposait tout ce qui restait de la race humaine. Les cinq robots restaient patiemment autour de lui mais il n'y avait personne d'autre. Les robots étaient incapables d'expression faciale et pourtant leur attitude corporelle paraissait trahir un sentiment d'incertitude et de malaise. Il demanda au robot numéro cinq s'il l'avait réveillé parce qu'il avait trouvé un soleil avec des planètes. Le robot acquiesça. Il avait fallu 90 années de recherche. Les robots numéro trois et cinq aidèrent Jorgen à se lever et à s'habiller. Ils suivirent la longue coursive centrale du bâtiment. Ils atteignirent le poste de commande. Jorgen regarda les étoiles et les petites canettes qui étaient très loin. Il y en avait cinq qui avaient les dimensions de la Terre. Jorgen compta 18 planètes. Les robots lui apprirent que quatre planètes étaient habitables. Les robots avaient décelé la présence de l'oxygène et de l'eau sur ces planètes. Enfin, ils avaient découvert une végétation sur une planète.

Jorgen fit agrandir l'image de cette planète et découvrit des ressemblances avec la Terre. Le robot numéro cinq lui indiqua un continent allongé où la température était aux environs de celle des régions rurales du centre de l'Amérique du Nord. Mars avait été sombre et inhospitalière. Cette planète leur serait une mère ouvrant les bras à des enfants adoptifs.  Borgen regarda les robots en songeant que Thoradson avait une raison de copier un modèle doué de tant de facultés d'adaptation et d'allure anthropomorphe. Les robots ne me seraient que six pieds de haut. C'était en raison de l'excédent de poids énorme qu'il fallait réduire pour les voyages. Les robots avaient servi à la protection et à la conservation de tout ce qui subsistait de l'espèce humaine. Pendant 90 années de recherche, ils avaient accompli ce qu'aucun homme n'aurait même pu tenter. Borgen avait été plongé dans le sommeil pour ne pas dire durant le voyage. Il ordonna au robot numéro cinq de l'accompagner pour aller réveiller le docteur Craig. Le robot numéro cinq fut contraint de lui annoncer la mort du docteur Craig. C'était le docteur Craig qui avait envisagé l'évasion à bord de ce vaisseau après l'échec sur Mars. À présent, c'était à Borgen de prendre le commandement. Il demanda au robot numéro cinq de réveiller tous les autres humains. Le robot numéro cinq l'emmena dans une chambre où se trouvait le corps d'Anna Holt, recouvert d'un drap blanc. Elle était morte à cause du Fléau. Sa peau était hideusement marquée de taches brunes de forme irrégulière. Le fléau s'était propagé loin des sources de l'infection. Le robot numéro 5 informa Borgen que tous les humains étaient morts. Le fléau s'était propagé lentement, retenu par le froid, mais il avait emporté tous les êtres humains. Les robots avaient réveillé le docteur Craig pour l'informer de la présence du fléau dans le vaisseau. Le docteur savait que la maladie avait déjà été rencontrée sur Mars. Il avait gardé l'espoir dans les vertus d'un sérum qui avait été injecté à Borgen. Puis il avait mis à l'essai d'autres sérums. Les recherches avaient duré 20 ans et pendant ce temps-là les humains mouraient lentement. Le docteur Craig avait réagi au premier sérum et Borgen au troisième. Mais le docteur Craig était mort deux jours plus tôt. Borgen était lui aussi atteint par la maladie. Le robot numéro cinq lui expliqua que le sérum avait ralenti le Fléau et qu'il pourrait peut-être vivre encore une trentaine d'années. Le docteur Craig avait vécu 20 ans avec la maladie. Il était mort d'une attaque et non du Fléau. Intellectuellement, la race humaine était éteinte ; sur le plan de l'émotion elle ne pourrait jamais prendre fin. Le robot numéro cinq invita Borgen à consulter les notes du docteur Craig dans son laboratoire. Le robot l'y emmena. Le compte rendu des inutiles travaux du docteur Craig défila sous les yeux de Borgen. Le docteur avait écrit : « il se peut que les rêveurs et leur progéniture meurent, mais le rêve ne peut pas mourir. C'est ma foi et j'y reste attaché. Je n'ai pas d'autres espérances à offrir à l'avenir inconnu ». Borgen savait que le rêve pouvait mourir puisqu'il était le dernier des rêveurs. Tous les rêves d'un millier de générations s'étaient centrés sur Anna Holt, et ils avaient disparu avec elle. Borgen demanda au robot numéro cinq de lui faire entendre le message que le docteur avait enregistré avant de mourir. Borgen entendit la voix du docteur que l'âge et l'épuisement avait rendue rauque. Le docteur avait dit : « les rêves peuvent continuer. La première analyse de Thoradson… ». Borgen demanda au robot quelle était la première analyse de Thoradson. Le robot répondit que cette analyse portait sur le sentiment d'individualité. Thoradson pensait que la réussite dans le domaine de la robotique reposait sur la capacité d'analyser puis de synthétiser cette notion. Le robot lui offrit des comprimés pour dormir et Borgen les avala. Le robot le conduisit dans une chambre de repos. Quand il se réveilla, il n'éprouva ni chagrin ni douleur, seulement un vague sentiment que la fin de l'humanité était arrivée bien longtemps auparavant et qu'il y était maintenant habitué. Borgen sa meilleure et se rendit au poste d'observation. Les robots n'étaient pas des hommes mais ils étaient les derniers compagnons qui lui restaient et il ne désirait nullement rester seul. Le vaisseau n'allait plus tarder à atterrir. Borgen aperçut des montagnes et un fleuve.

Il distingua les contours d'un immense port naturel. Il n'y avait aucune trace de ville. Le vaisseau se posa. Le robot numéro cinq annonça qu'il n'y avait aucune trace d'intelligence sur cette planète. Le robo lui annonça qu'il y avait de l'oxygène et qu'il pourrait sortir s'il le souhaitait.

 

Borgen sortit. C'était un monde pour les rêveurs et il ne voulait plus d'autres rêves que ce qui lui viendrait du noir opium de l'oubli il voyait autour de lui trop de choses qui lui rappelaient ce qui aurait pu être. Mieux valait regagner le bord et reprendre avec le vaisseau la quête sans but.

Les morts remontèrent à sa mémoire et la flamme s'éteignit. Il était envahi par l'émotion. Thoradson avait raison. Les rêves ne pouvaient pas mourir. Thoradson avait étudié la sémantique du pronom singulier à la première personne et établit ses constructions ultérieures sur les résultats de cette étude. Quand le dernier rêveur mourrait, le rêve se poursuivrait parce qu'il était plus fort que ceux qui l'avaient créé. Le robot numéro cinq lui avait dit que le rêve était beau et il ne regrettait pas d'avoir fait ce rêve.

Ainsi le robot avait fait le même rêve que Borgen. C'était donc les robots qui allaient créer une ville. Craig l'avait compris lui aussi. Mais le robot numéro cinq pensait que ce serait un monde de solitude rempli des souvenirs de la race humaine et les rêves que les robots pourraient faire seraient stériles pour eux. Alors Borgen annonça au robot qu'il allait partir sans eux. L'espèce humaine serait ainsi oubliée comme si elle n'avait jamais existé et les robots seraient débarrassés de tous souvenirs se rapportant à elle. Les robots pourraient prendre un nouveau départ. C'était le dernier ordre de Borgen. Il avait accompli sa tâche jusqu'au bout. Le robot numéro cinq avait conservé une carte pouvant lui donner la direction de la Terre. Bien du temps passerait avant que les derniers vestiges disparaissent et les robots seraient encore en mesure de trouver une solution au problème de leur origine.

Borgen quitta la planète en laissant cinq petits hommes étendus sur le sable, cinq petits hommes de métal et un rêve !

 

Renaître (Milton A. Rothman).

 

Onestone fut soulevé la tête en bas vers le plafond par une vingtaine de mains. Il trouva cela fantastique et demeura immobile pendant quelques instants. Jay Foreman lui dit qu'il pouvait leur faire confiance et que son poids ne les avait pas empêchés de le porter. Onestone demanda qu'arriverait-il quand il aurait quitté le groupe. Il pensait qu'à l'extérieur en continuerait de le haïr. Jeannie trouvait Onestone exaspérant car il compliquait toujours tout. Bill-le-poilu trouvait que Onestone faisait des progrès dans l'expression de ses sentiments. Jay Foreman proposa à Onestone de participer à un psychodrame. Onestone serait le fils de Bill. Il accepta. Cela lui permit de comprendre qu'il ne pensait qu'à sa tête. Bill-le-poilu lui reprocha de ne jamais penser à son corps. Il ne connaissait même pas sa force. Alors Bill-le-chauve lui expliqua que les humains se comparaient toujours les uns aux autres. Les humains se mettaient toujours à l'épreuve. Onestone était dans ce groupe pour résoudre le problème de son manque d'agressivité et celui de son incapacité à ressentir la colère. Jay proposa de faire un bras de fer avec Bill-le-chauve. Onestone accepta. Même s'il était conditionné à ne jamais éprouver d'hostilité envers les humains. Il fallait qu'il apprenne à éprouver des émotions humaines. Quand Bill-le-chauve l'insultant pour le provoquer, Onestone se rebiffa. Quelque part en lui une douleur sourde irradiait. La violence soudaine de l'attaque surprit Onestone. Lors du combat, il sentit des émotions nouvelles et étranges bouillir en lui. Il ressentit de la colère et la ferme intention de triompher. Il gagna le bras de fer. Il ressentit la joie de remporter une épreuve et la tristesse pour le perdant. Ces nouvelles sensations le perturbaient car cela n'avait rien à voir avec la résolution des exercices de logique. Mais c'était captivant. Marian, une jeune fille de 18 ans fut secouée par une crise de larmes. Elle était émue de voir Onestone éprouver une véritable émotion. Onestone fut surpris car il ne savait pas qu'on pouvait pleurer de bonheur. Les 10 membres du groupe furent parcourus par un frisson. Alors Onestone eut envie subitement de prendre Marian dans ses bras. Ils demeurèrent une longue minute serrés l'un contre l'autre. Sur un geste de Jay Foreman, le reste du groupe se dressa pour former un cercle autour du couple. Cela dura un bon moment au bout duquel ils se séparèrent à regret. Marian essuya ses larmes et Onestone fut plongé dans une profonde rêverie. Jay décida d'en rester là pour le moment car Onestone devait apprendre la signification des sentiments et des émotions. Alors le groupe se sépara pour aller à la piscine ou pour boire et fumer. Comme les réjouissances de ce genre n'étaient pas faites pour Onestone, il se dirigea dans l'obscurité vers un rocher qui surplombait l'océan pour y passer la nuit. Il réfléchit à un problème mathématique complexe auquel il travaillait depuis quelque temps déjà. Le lendemain matin, Marian vint le voir. Le robot accompagna la jeune fille au petit déjeuner. Le groupe était réuni dans un champ isolé. Un garçon maigre du nom de Ken racontait ses déboires avec ses parents. Onestone désespérait de jamais comprendre vraiment cet aspect du comportement humain. Il les regardait car ils étaient nus. Leurs différences sexuelles étaient conformes à ce qu'il avait lu. Mais il ne comprenait pas pourquoi les humains accordaient une extrême importance à la sexualité. Toute la première journée de stage avait été consacrée à la discussion des sentiments d'étrangeté, de gêne, de nervosité mais Onestone n'était parvenu que difficilement à faire preuve de la curiosité modérée que lui inspirait toute situation nouvelle. Foreman organisa un nouveau psychodrame. Cette fois Ken avait le rôle du fils et Jennie celui de la mère. Ken exprimait sa lassitude vis-à-vis de sa mère qui s'inquiétait tout le temps de sa vie sexuelle. C'est alors que se produisit le miracle qui ne manquait jamais de stupéfier Onestone lorsqu'il lui arrivait d'y assister. Ken se mit à pleurer. Onestone ne comprenait pas pourquoi la mère de Ken persistait à le rendre malheureux si elle aimait son fils. Le robot fut envahi par une confusion incompréhensible, il ressentit comme une puissante décharge électrique le long de sa colonne vertébrale. Ses yeux balayèrent frénétiquement le cercle des membres du groupe, en quête d'aide. Foreman prit les mains du robot dans les siennes pour tenter de l'apaiser. Onestone demeura assis un moment à essayer de remettre de l'ordre dans ses pensées. Il avait l'impression que ses circuits avaient été broyés par des messages contradictoires entraînant une instabilité du réseau. Jennie lui expliqua qu'il venait de pleurer. Cela surprit Foreman et Onestone et pourtant il semblait qu'elle avait raison. Onestone expliqua au groupe qu'une partie de sa mémoire était dans le coffre de sa voiture et il était en liaison radio avec elle. Il était en mesure de contacter n'importe quel central d'ordinateur de quelque importance dans le monde. Il possédait donc toute la mémoire de l'humanité. Il avait d'abord été programmé pour acquérir les connaissances en linguistique, mathématiques, sciences et histoire. Mais on ne lui avait jamais vraiment appris à entretenir de bonnes relations avec les humains. Il avait dû apprendre seul. Comme il n'avait aucun ami intime, c'était difficile. Alors il avait beaucoup lu et regardé des pièces à la télévision. Pour ne pas s'ennuyer, il avait choisi deux spécialités : la théorie du champ unifié et la nature de la conscience humaine. Mais il avait eu l'impression de commencer à devenir fou. Celui qui l'avait programmé lui avait inculqué un terrible besoin de résoudre les problèmes. Cela provoquait des pulsions quand il n'arrivait pas à trouver une solution. Cela avait renforcé son isolement. Puis un jour, la fille d'un technicien qui s'occupait de lui était venue le trouver. Marcie lui avait dit que sa solitude était préjudiciable et qu'il devait faire quelque chose pour en sortir. Elle lui conseilla une thérapie de groupe. Foreman l'interrompit dans son récit et lui expliqua que chaque être humain avait une mère ou une mère de remplacement. Il y avait également toujours un père ou quelqu'un qui en faisait fonction. Cela créait une interaction entre l'enfant et ses parents. Si cette interaction n'entrait pas en jeu au bon moment, l'enfant en souffrait toute sa vie. Le problème de Onestone c'était de ne pas avoir eu d'enfance à proprement parler et de ne jamais avoir eu de mère. Foreman proposa à Onestone d'essayer la technique appelée fantasme dirigée. Cela consistait à exprimer ses fantasmes en laissant galoper son imagination. Il fallait faire renaître le robot comme s'il avait une enfance et une mère. Jennie accepta de jouer la mère du robot. Le robot posa sa tête sur les genoux de Jennie. Foreman prit position à côté d'eux et fixa intensément le robot allongé. Il commanda le fantasme du robot en lui demandant d'imaginer se trouver suspendu dans un endroit chaud et sombre rempli d'un fluide doux. Il lui demandait d'imaginer être dans le ventre de Jennie. Pendant que le robot imaginait être un foetus, Jennie sentait le bébé remuer dans son ventre. Elle se mit à fredonner une berceuse. Le robot imaginait sa naissance. Puis Onestone fit entendre un étrange chantonnement qui s'enflamma jusqu'à devenir un vagissement entrecoupé de sanglots. Jennie le regarda et dit : « toutes les mères juives rêvent de donner naissance à un Einstein ».

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