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Humanisme : le Contrat social
7 mars 2024

Le Côté de Guermantes VI (Proust)

Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s’en plaignaient discrètement à l’Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu’il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon trouvait toujours des arguties pour tromper la princesse de Parme sur les raisons réelles des invitations de sa femme. La princesse de Parme était d’autant plus flattée d’être une des habituées d’un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n’allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l’esprit à la torture pour n’avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l’empêcher de revenir.

Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible.

Quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d’avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l’exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l’Altesse, le concierge répondait : « Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D’avance, d’ailleurs, beaucoup d’amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C’était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d’y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d’un ton piqué : « Vous savez bien qu’Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major. » À l’aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d’une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d’elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant « état-major », la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu’ils en avaient fort peu pour elle. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu’Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d’avance que tout serait bien, délicieux, elle n’avait qu’une peur, c’était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre la présence du narrateur excitait son attention et sa cupidité aussi bien que l’eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu’elle était si c’était l’une ou l’autre, la décoration de la table ou la présence du narrateur, qui était plus particulièrement l’un de ces charmes, secret du succès des réceptions d’Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d’avoir à son prochain dîner l’un et l’autre.

L’esprit des Guermantes – entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder – était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n’usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n’importe quelle sorte d’esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l’esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d’avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Chez certains (il faut d’ailleurs reconnaître que c’était l’exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d’achoppement de leur carrière, c’était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n’avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d’être reconnus par leurs pairs.

Selon le narrateur, l’antique robe et la toque rouge que revêtaient et coiffaient encore les collèges électoraux des facultés n’était pas,  il n’y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d’un passé aux idées étroites, d’un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d’or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les « professeurs » étaient encore, dans les années qui précédèrent l’affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.

Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l’esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout « corps » tant soit peu centralisé. Les invités de la duchesse de Guermantes qui avaient des titres acquis anciennement auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l’esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l’un un peu solennel, l’autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d’impatience si l’imprudence d’une maîtresse de maison lui avait donné l’un ou l’autre pour voisin ?

La délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n’y valait l’agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n’auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d’ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité avait pris naissance.

 

Ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n’était pas l’intelligence, c’était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de l’intelligence élevée jusqu’à une variété verbale de talent – l’esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l’un comme un pédant, l’autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l’un et tout le génie de l’autre, c’était l’infiltration de l’esprit Guermantes qui l’avait fait les classer ainsi. Jamais il n’eût osé présenter ni l’un ni l’autre à la duchesse, sentant d’avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d’Elstir, l’esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.

Les Guermantes étaient pour Oriane non seulement des parents, mais des admirateurs, elle tenait fort le reste de sa famille à l’écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille. Elle allait voir les Guermantes quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Les visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l’émoi qu’elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d’esprit et de son imprésario.

Les Courvoisier n’étaient pas capables de s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d’artistique. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.

La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Mme de Guermantes était beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci. Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un timide butor qu’on voyait rarement et qu’on n’entendait jamais, Mme de Guermantes s’inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décrivant la femme, mais en « découvrant » le mari. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d’avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de cœur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Cette dépravation aida le narrateur à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu’un homme de leur monde reconnu pour un brave cœur, mais sot, était un monstre d’égoïsme, plus fin qu’on ne croyait, qu’un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l’avarice, qu’une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu’une femme qu’on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l’engouement.

Les variations de jugement de la duchesse n’épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l’avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractères de fer, indifférent aux caprices qu’elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d’une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme.

 

 

M. de  Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n’avait, une fois qu’ils les avait quittées, et pour se moquer d’elles, qu’une associée durable, identique, qui l’irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l’aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d’avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Souvent de mauvaise humeur contre sa femme, M. de Guermantes était fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu’elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d’inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d’un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d’en faire l’essai devant des personnes capables de le goûter, d’en faire savourer l’originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Le patient sur qui venait de s’exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu’il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu’avait Mme de Guermantes d’incomparable amie sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l’attaque. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l’ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s’imposent à l’esprit des politiciens. Autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu’ils n’avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet : « Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : « Ceci est grave ! » Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l’extrême gauche. »

Cette subtilité des hommes politiques, qui servit au narrateur à s’expliquer le milieu Guermantes et plus tard d’autres milieux, n’était que la perversion d’une certaine finesse d’interprétation souvent désignée par « lire entre les lignes ». Le narrateur estimait que si dans les assemblées il y avait absurdité par perversion de cette finesse, il y avait stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prenait tout « à la lettre ».

M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le ministre. Même à un moment où il joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui n’eût pas été le duc de Guermantes. Car s’il disait que la noblesse était peu de chose, qu’il considérait ses collègues comme des égaux, il n’en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d’estimer, mais méprisait les situations politiques. Son orgueil protégeait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d’une familiarité affichée, mais ce qu’il pouvait avoir de simplicité véritable. Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d’autant plus qu’on s’en était moins avisé. Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer l’une ou l’autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n’osait pas compter sur elle, qu’à rester chez soi ou à passer la soirée avec son mari au théâtre, le soir d’une fête où « tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu’elle éclipserait les plus beaux diamants par un diadème historique, d’entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu’on croyait à tort de rigueur. Bien qu’elle fût antidreyfusarde (tout en croyant à l’innocence de Dreyfus, de même qu’elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu’aux idées), elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse de Ligne, d’abord en restant assise quand toutes les dames s’étaient levées à l’entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencé une conférence, montrant par là qu’elle ne trouvait pas que le monde fût fait pour parler politique ; toutes les têtes s’étaient tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique voltairienne, elle n’était pas restée parce qu’elle avait trouvé indécent qu’on mît en scène le Christ.

Au moment de l’année où les fêtes commençaient, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu’elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n’eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège, qui l’intéressaient. L’idée qu’on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners en ville, au double de « thés », au triple de soirées, aux plus brillants lundis de l’Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les Mers, mais leur communiqua la même sensation d’indépendance et de charme. Aussi n’y avait-il pas de jour où l’on n’entendît dire, non seulement « vous connaissez le dernier mot d’Oriane ? », mais « vous savez la dernière d’Oriane ? ».

Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d’eux le salon de la duchesse de Guermantes, un des moins sympathiques était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n’avaient de titre à être là que leur beauté, l’usage qu’avait fait d’elles M. de Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d’autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goût des femmes grandes souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d’Arpajon qu’il avait tant aimée qu’il la força longtemps à lui envoyer jusqu’à dix télégrammes par jour. D’ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne l’étaient plus (c’était le cas pour Mme d’Arpajon) ou étaient sur le point de cesser de l’être. Peut-être cependant le prestige qu’exerçaient sur elles la duchesse et l’espoir d’être reçues dans son salon, quoiqu’elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du duc. Parmi ces maîtresses, la duchesse avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement à sa femme tant qu’il n’était pas amoureux d’une autre. Ce qui expliquait qu’elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d’abord à ce que le duc, chaque fois qu’il s’était embarqué dans un grand amour, avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il estimait que c’était beaucoup que d’être invité chez sa femme. En amour, souvent, la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au-delà de ce que l’espérance et l’intérêt avaient promis. Toutes les femmes qui avaient répondu à l’amour de M. de Guermantes, et quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprès d’elles presque toutes ses heures, il s’occupait de l’éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l’on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frère ou une sœur. La nouvelle maîtresse aimait le duc car elle le voyait comme un homme qui souvent lui avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait interverti l’ordre antérieur d’importance des questions de snobisme et des questions d’intérêt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Quand la liaison se terminait, il se trouvait souvent que ç’avait été Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible époux, une précieuse alliée.

Quand le duc et la duchesse se rendaient au théâtre, les spectateurs pouvaient croire qu’il n’était pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse – cette femme en dehors de laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais cessé de tromper ; – quand la duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu’ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu’à la sortie avec des soins empressés et respectueux qu’elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et parfois même avec l’amertume un peu ironique de l’épouse désabusée qui n’a plus aucune illusion à perdre. M. de Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même pour elle- même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l’irritation qui naissait d’habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses du duc n’étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait d’elles. Pendant  une première période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou supposés d’une personne qui l’agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la délaissée, et ne s’en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu’elle montrait à l’infortunée, avoir le droit d’être taquine avec elle, en sa présence même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d’échanger avec son mari des regards d’ironique intelligence.

Un soir, la princesse de Parme se rappela qu’elle voulait inviter à l’Opéra la princesse de..., et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d’un déraillement, avait eu une panne d’une heure. Il s’excusa comme il put. La duchesse lui dit :

– Je vois que même pour les petites choses, être en retard c’est une tradition dans votre famille.

Grouchy qui revenait de la chasse voulut offrir des faisans à la duchesse. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d’envoyer les faisans. Elle fut ravie d’envoyer Poullein, son valet de pied car il était fiancé et elle voulait le contrarier car c’était son jour de sortie le lendemain.

La princesse de Parme avait eu la visite de la cousine d’Oriane de Guermantes, d’Heudicourt. Elle voulut savoir si elle était médisante comme elle l’avait entendu dire. Oriane infirma cette rumeur mais ajouta que sa cousine était bête comme une oie. La princesse de Parme fut stupéfaite du verdict d’Oriane. Le duc enchérit en disant que d’Heudicourt n’était pas prodigue. La princesse de Parme savait qu’elle était rapiate. Oriane se moqua de sa cousine en disant que la cuisine chez Zénaïde n’était pas mauvaise, mais qu’on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Le duc évoqua ses goût musicaux et littéraires un peu vieux jeu et Oriane l’interrompit. Le duc la tint quelques instants sous le feu d’un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l’air de deux pistolets chargés.

Le narrateur entendit Mme d’Arpajon évoquer une pièce de Victor Hugo. Elle trouvait que dans la pièce en question, il y avait des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c’était difficile à comprendre, que cela donnait à lire autant de peine que si c’était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c’était tout excepté du français, mais quand on avait pris cette peine, comme on était récompensé, il y avait tant d’imagination ! Oriane dit à voix basse à la princesse de Parme que Mme d’Arpajon ne connaissait rien à la poésie.

Le narrateur apprit que le duc de Guermantes était depuis peu l’amant de la marquise de Surgis-le-Duc.

Le premier lui était inspiré par la coquetterie, le second par la vanité. La duchesse dit qu’Elstir la voyait probablement comme elle se voyait, c’est-à-dire dépourvue d’agrément. Mme de Guermantes disait cela avec le regard à la fois mélancolique, modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre que ne l’avait montrée Elstir. Le narrateur pensait que l’esprit de la duchesse avait pu conserver cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au sien, était pour le narrateur l’équivalent de ce que lui avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Seulement elle était incapable de comprendre ce que le narrateur avait cherché en elle – le charme du nom de Guermantes – et le petit peu qu’il y avait trouvé, un reste provincial de Guermantes.

Le narrateur observa un des invités, M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes. M. de Bréauté ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l’époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme. Le duc et la duchesse de Guermantes évoquèrent la soirée chez Mme de Villeparisis où ils avaient vu le narrateur.  Oriane demanda au narrateur si ce vieux monsieur qui avait passé près d’eux n’était pas François Coppée. Elle ajouta que le narrateur devait savoir tous les noms, avec une envie sincère pour ses relations poétiques et aussi par amabilité à son « égard », pour poser davantage aux yeux de ses invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. Le narrateur assura à la duchesse qu’il n’avait vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de Villeparisis. Le narrateur se souvenait que lors de cette soirée, Mme de Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais son camarade n’avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une vieille Anglaise un peu folle, n’avait répondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de la dame. Quand il comprit son erreur, il avait eu comme un coup au cœur, un transport au cerveau et s’était écrié en présence de l’aimable vieille dame : « Si j’avais su ! ». Ce mot de Bloch avait peu d’intérêt, mais le narrateur s’en souvenait comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d’une émotion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense.

Oriane dénigra sa tante en affirmant que Mme de Villeparisis garderait la réputation d’une personne de l’ancien régime, d’un esprit éblouissant et d’un dévergondage effréné. Il n’y avait pas d’intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne ; elle passerait pour une protectrice des arts, ce qui voulait dire qu’elle avait été la maîtresse d’un grand peintre, mais il n’avait jamais pu lui faire comprendre ce que c’était qu’un tableau. Bien loin d’être une personne dépravée, Mme de Villeparisis était tellement faite pour le mariage, elle était tellement née conjugale, que n’ayant pu conserver un époux, qui était du reste une canaille, elle n’avait jamais eu une liaison qu’elle n’avait prise aussi au sérieux que si c’était une union légitime. Puis Oriane et la princesse de Parme évoquèrent le deuil de Palamède. Il avait pleuré Mme de Charlus de manière édifiante.  Oriane dit que son beau-frère allait tous les jours au cimetière pour raconter à sa femme combien de personnes il avait eues à déjeuner, il la regrettait énormément, mais comme une cousine, comme une grand’mère, comme une sœur. Ce n’était pas un deuil de mari. Elle pensait que son beau-frère avait un cœur de femme. Le duc répondit que ce qu’Oriane disait était absurde. Charlus n’avait rien d’efféminé, personne n’était plus viril que lui.

La princesse de Parme avait vu Saint-Loup la veille et dit à Oriane qu’il voulait lui demander un service. Saint-Loup ne voulait pas retourner au Maroc à cause de Rachel dit le prince de Foix. Le prince Von dit au narrateur que Rachel lui avait parlé de lui, elle lui avait dit que le petit Saint-Loup adorait le narrateur, le préférait même à elle. Le narrateur demanda si Rachel le détestait à cause de ça. Le prince Von lui dit que Rachel avait dit au contraire beaucoup de bien de lui. Comme le narrateur ne semblait pas comprendre, le prince Von voulut lui expliquer après la soirée d’Oriane mais le narrateur lui dit qu’il devait se rendre chez Charlus. Le prince insista mais le narrateur avait peur et lui dit qu’un ami viendrait le chercher. A cause de cela, le prince ne lui adressa plus jamais la parole par la suite.

La princesse de Parme relança Oriane à propos du service demandé par Saint-Loup en lui disant qu’elle devait bien connaître le général de Monserfeuil. – Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet officier.

Le duc de Guermantes déclara qu’Oriane avait trop demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d’elle à présent, c’était une raison pour qu’il refuse.

Le narrateur ne devait plus cesser par la suite d’être continuellement invité, fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont il s’était autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle. De sorte qu’en peu de dîners il assimila la connaissance de tous les amis de ses hôtes. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. L’orangeade avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition. On admira l’influence du narrateur parce qu’il put à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Le narrateur prit en inimitié, à cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant la ration du narrateur, gâtait son plaisir.

Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même temps que l’invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d’un rang auquel nul autre n’était supérieur ; ni par amour du luxe : ils l’aimaient peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaître un splendide. Ils n’étaient même pas certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spécialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur l’affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des réflexions qu’ils devaient faire semblant de ne pas remarquer.

Un soir, le narrateur rencontra chez les Guermantes le général de Monserfeuil. Il avait cru que c’était simplement par quelque inserviabilité foncière, et pour laquelle le duc, comme pour l’esprit, sinon pour l’amour, était le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et il voyait là une indifférence d’autant plus coupable qu’il avait cru comprendre par quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert était dangereux et qu’il était prudent de l’en faire changer. Mais ce fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que le narrateur fut révolté quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d’en parler d’elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce qu’elle put pour en détourner l’Altesse. Mais Oriane promit à la princesse de Parme d’en parler à Saint-Joseph ou à Beautreillis qui étaient beaucoup plus influent. Puis Oriane se mit à vanter le mobilier de style Empire pour se moquer de la princesse de Parme. La princesse répondit qu’on n’était pas très bien assis dans les meubles Empire. Oriane incita la princesse de Parme à se rendre chez les Iéna pour voir leurs meubles Empire.  Et comme cette proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant l’amour qu’elle portait à sa propre originalité l’emportait encore sur sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s’efforçaient de sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser qu’ils étaient témoins de la « dernière » d’Oriane et pourraient la raconter « tout chaud ».

La narrateur, en écoutant la duchesse et le duc échanger des banalités sur les arts, les voyait tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, il les imaginait menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l’art de s’arrêter à l’âge d’or, l’homme, la mauvaise chance de descendre à l’âge ingrat du passé, l’une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût pareille aux autres femmes, ç’avait été pour le narrateur d’abord une déception, c’était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un émerveillement. Et si loin, si à l’écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que le narrateur avait connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s’était efforcée, sans intérêt, sans raison d’ambition, de descendre au niveau de celles qu’elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d’être inutilisable, d’une érudition en matière d’antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin.

Le prince Von apprit au narrateur que l’empereur Guillaume haïssait Elstir. Il ajouta que l’empereur était d’une intelligence inouïe et qu’il aimait il aimait passionnément les arts ; il avait sur les œuvres d’art un goût en quelque sorte infaillible, il ne se trompait jamais. Si quelque chose était beau, il le reconnaissait tout de suite, il le prenait en haine. S’il détestait quelque chose, il n’y avait aucun doute à avoir, c’est que c’était excellent. Tout le monde sourit.

M. de Guermantes demanda à Von si Norpois n’était pas pour un rapprochement anglo-français. Von lui demanda à quoi cela servirait car il considérait les Anglais comme de mauvais militaires.  Le narrateur écouta à peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait à son père car  elles ne fournissaient aucun aliment aux rêveries qu’il aimait. Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, dit qu’elle trouvait le roi Edouard charmant, si simple, et bien plus fin qu’on ne croyait. Et la reine était, même encore maintenant, ce qu’elle connaissait de plus beau au monde. Le prince Von le prince était irrité et ne s’apercevait pas qu’il déplaisait. Il affirma qu’il y avait quelque chose de choquant dans ce couple royal qui était littéralement entretenu par ses sujets, qui se faisait payer par les gros financiers juifs toutes les dépenses que lui aurait dû faire, et les nommait baronnets en échange. Le narrateur dit qu’il croyait qu’à son grand regret M. de Norpois ne l’aimait pas. Oriane le détrompa en affirmant qu’elle n’avait  jamais entendu parler Norpois de quelqu’un aussi gentiment que du narrateur. Et il avait dernièrement voulu lui faire donner au ministère une situation charmante. Comme il avait su que le narrateur était souffrant et ne pourrait pas l’accepter, il avait eu la délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention au père du narrateur qu’il appréciait infiniment. Le narrateur savait que les médisances étaient assez fréquentes chez Norpois. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des sympathies, de louer ceux qu’il aimait et d’avoir plaisir à se montrer serviable pour eux. Oriane affirma que Norpois ne voulait pas de Mme de Villeparisis comme nouvelle épouse et qu’elle n’était même plus sa maîtresse depuis longtemps car elle était plus confite en dévotion.

Si le nom de duchesse de Guermantes était pour le narrateur un nom collectif, ce n’était pas que dans l’histoire, par l’addition de toutes les femmes qui l’avaient porté, mais aussi au long de sa courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. La discussion des Guermantes porta longuement sur leurs origines familiales. Mme de Guermantes tira le narrateur de sa rêverie. Elle espérait qu’il allait vite revenir dîner pour une compensation, sans généalogies cette fois. Elle était incapable de comprendre le genre de charme qu’il pouvait trouver chez elle et d’avoir l’humilité de ne lui plaire que comme un herbier, plein de plantes démodées. Le narrateur trouvait que la discussion sur la généalogie des Guermantes avait sauvé la soirée. Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel il l’avait seulement connu et rêvé à distance lui avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet.

Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la sœur cadette se marie avant l’aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d’un enfantillage que le narrateur avait connu d’abord (c’était pour lui son seul charme) dans les livres. La seule chose qui lui fît de la peine dans cette conversation, ce fut de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu’auprès des camarades de Saint-Loup.

L’ambassadrice de Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d’ambition mondaine et douée d’une réelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la même facilité l’histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. C’était une femme dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l’erreur, elle vous désignait comme des femmes ultra-légères d’irréprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblaient sortir d’un livre, non à cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance. Elle était, à cette époque, peu reçue.  Elle fréquentait quelques semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne fréquentaient plus. Elle espérait avoir l’air tout à fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis. L’ambassadrice n’avait pas l’air d’aimer la princesse de Guermantes. Elle dit tout bas au narrateur  : « Elle est stupide. Mais non, elle n’est pas si belle. C’est une réputation usurpée. »

Parfois, plus que d’une race, c’était d’un fait particulier, d’une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand’mère Lucinge, le narrateur crut voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques : le cœur de Mme de Praslin et du duc de Berri. Plus instruit que sa femme de ce qu’avaient été leurs ancêtres, M. de Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa conversation un bel air d’ancienne demeure dépourvue de chefs-d’œuvre véritables mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et majestueux, dont l’ensemble a grand air.

Le narrateur pensait que l’aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enfermait toute l’histoire, l’emmurait, la renfrognait. Ainsi les espaces de sa mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne.

L’ambassadrice de Turquie participa au dénigrement de M. de Luxembourg. Le narrateur était intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois qu’il se trouverait en présence d’un des acteurs ou des témoins, il entendrait le même démenti. Oriana raconta l’avanie qu’elle avait eue avec M. de Luxembourg qui l’avait laissée l’attendre quand elle était venue le voir au Luxembourg. Tout le monde rit du récit de la duchesse et d’autres analogues. C’étaient des mensonges, selon le narrateur, car d’homme plus intelligent, meilleur, plus fin, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, il n’en avait jamais rencontré. La suite montrerait que c’était le narrateur qui avait raison. Au milieu de toutes ses « rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. « Il n’a pas toujours été comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d’être, comme dans les livres, l’homme qui se croit devenu roi, il n’était pas bête.

La conversation retourna aux généalogies, cependant que l’imbécile ambassadrice de Turquie souffla à l’oreille du narrateur : « Vous avez l’air d’être très bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme il demanda l’explication : « Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c’est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes.

Le duc de Guermantes évoqua sa cousine qui était une royaliste enragée, c’était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans. A voir ce nom de Féterne, qui depuis son séjour à Balbec était pour lui un nom de château, devenir ce qu’il n’avait jamais songé qu’il eût pu être, un nom de famille, le narrateur eut le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s’animent et deviennent des personnes. Le narrateur songea qu’un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s’arrêterait dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s’il n’était pas assez studieux ou se trouvait trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorerait que ce nom de Charlus fut celui d’un homme qui allait de pair avec les plus grands. Mais tant qu’un grand nom n’était pas éteint, il maintenait en pleine lumière ceux qui le portèrent ; et c’est sans doute, pour une part, l’intérêt qu’offrait aux yeux du narrateur l’illustration de ces familles, qu’on pouvait, en partant d’aujourd’hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au-delà du XIVe siècle, retrouver des Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d’Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable aurait couvert les origines d’une famille bourgeoise. La curiosité historique du narrateur était faible en comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien qu’en somme le narrateur avait atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi qu’il l’avait cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Chaque nom déplacé par l’attirance d’un autre avec lequel le narrateur ne lui avait soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu’il occupait dans son cerveau, où l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d’autant plus ardemment rallumés, auxquels le narrateur apprenait seulement qu’il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l’extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvait-il la voir s’épanouir en quelque figure de sage roi ou d’illustre princesse, comme le père d’Henri IV ou la duchesse de Longueville. Le narrateur pensait que son départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s’étaient réunis, car ce n’était pas évidemment pour parler de Frans Hals ou de l’avarice et pour en parler de la même façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que le narrateur était là, et il avait des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par sa présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Pourtant, plusieurs dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l’être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où le narrateur n’était pas là, il ne se passait pas autre chose. Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si le narrateur avait été absent ? il en eut un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens lui permettait de l’écarter. Et puis, s’il l’avait accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ? Les filles fleurs à qui il avait dit des propos d’une stupidité à rougir, avaient tenu avant de quitter le salon, à venir lui dire, en fixant sur lui leurs beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidées qui contournait leur poitrine, quel plaisir intense elles avaient eu à le connaître, et lui parler – allusion voilée à une invitation à dîner – de leur désir « d’arranger quelque chose », après qu’elles auraient « pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La présence de celle-ci – on ne doit pas s’en aller avant une Altesse – était une des deux raisons, non devinées par le narrateur, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d’insistance à ce qu’il restât. Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. « Je crois que la princesse de Parme a été très contente de dîner avec vous. » Le connaissait la formule. Le duc avait traversé tout le salon pour venir la prononcer devant le narrateur, d’un air obligeant et pénétré, comme s’il lui avait remis un diplôme.

Dans le vestibule où le narrateur demanda à un valet de pied ses snow-boots, qu’il avait pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne se rendant pas compte que c’était peu élégant, il éprouva, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand il vit que Mme de Parme n’était pas partie et le voyait chaussant ses caoutchoucs américains. La princesse revint vers lui. « Oh ! quelle bonne idée, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invités s’empressaient autour du narrateur pour s’enquérir où il avait pu trouver ces merveilles. Une exaltation n’aboutissant qu’à la mélancolie, parce qu’elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que le narrateur ressentit une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait le conduire à l’hôtel de M. de Charlus. Mais c’était une exaltation provoquée par le mouvement dont avaient été agitées des personnes extérieures. Cette exaltation n’était pas accompagnée de plaisir ; mais le narrateur ne pouvait lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tournait vite à l’ennui, à la tristesse. Ce n’était pas la même exaltation qu’il avait connue à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que lui offrait une allée d’arbres. A présent, ce qu’il avait devant les yeux de l’esprit, c’étaient ces conversations qui lui avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l’empereur d’Allemagne, sur le général Botha et l’armée anglaise. Il glissa ses souvenirs dans son stéréoscope intérieur et s’émerveilla de son bonheur, non ressenti par lui, il est vrai, au moment même, d’avoir dîné avec quelqu’un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur l’empereur des anecdotes fort spirituelles. Alors les souvenirs du narrateur, même des jugements parfois bêtes d’Oriane, prirent une vie, une profondeur extraordinaires. Il comprit qu’il n’y avait pas de propos, pas plus que de relations, dont on pouvait être certain qu’on ne tirerait pas un jour quelque chose. Ce que lui avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d’un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui lui fut précieuse dans la suite. Les citations qu’avait faites Oriane lui avait permis de comprendre qu’il avait eu tort de se confiner jusqu’ici dans les derniers recueils d’Hugo car c’étaient les « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de la Légende des Siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Il ne lui fallut pas plus de quarante-huit heures pour lire les Orientales et les Chants du Crépuscule et envoya François acheter le volume contenant Les Feuilles d’automne dont elle avait fait don à son pays natal. Le narrateur comprit que les grands seigneurs étaient presque les seules gens de qui on apprenait autant que des paysans ; leur conversation s’ornait de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément.

Dans la chambre mortuaire d’un mort d’aujourd’hui, Mme de Guermantes n’eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu’il y avait une cérémonie particulière qui devait être célébrée pour les femmes. Tandis que Saint-Loup avait vendu son précieux « Arbre généalogique », d’anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par un sentiment où l’amour ardent de l’art jouait peut-être un moindre rôle et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement séduisant pour un artiste. Les conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. Malgré tout, bien différentes en cela de ce qu’il avait pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires qu’il avait entendues chez Mme de Guermantes lui étaient étrangères. Alors il essaya en vain de ramener à lui son esprit vertigineusement emporté par une force centrifuge. Aussi était-ce avec une fiévreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, que le narrateur sonna à la porte de M. de Charlus. Il dût attendre longtemps dans le salon. Le valet le pria d’attendre encore car le baron avait encore des rendez-vous. Le narrateur voulut partir mais le valet le retint car le baron risquait d’être mécontent. Dix minutes plus tard, on le conduisit près du baron. Sans faire un seul mouvement, M. de Charlus fixa sur le narrateur des yeux implacables.

 

 

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