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Humanisme : le Contrat social

18 avril 2024

Sodome et Gomorrhe 2

Le narrateur allait traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur son épaule. C’était Saint-Loup qui était à Paris pour quarante-huit heures. Saint-Loup voulait éviter Charlus pour ne pas subir sa morale. Il trouvait que le conseil de famille qu’on voulait lui imposé  avait l’air d’avoir choisi exprès ceux qui avaient le plus retroussé de jupons. Mais le narrateur pensait que Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui avaient fait les fous, ou le faisaient encore. Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu être sincère, en trouvant, du point de vue de l’homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-il pas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ? ne s’en était-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au Jockey ? n’était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu’il faisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n’était du monde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu’il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, jusqu’ici, non seulement garder, mais grandir encore sa situation de Guermantes. De plus Charlus avait été aussi bon mari que bon fils. Le narrateur demanda à Saint-Loup s’il était si sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses, non certes dans l’intention diabolique de révéler à Robert le secret qu’il avait surpris, mais agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Mais Saint-Loup ne blâmait pas Charlus de ses conquêtes et fit même l’éloge des maisons de passe. Il n’avait plus pour ce genre d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand le narrateur avait fait allusion à eux. Le narrateur lui dit que Bloch lui en avait fait connaître mais sans préciser que c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. Saint-Loup promit au narrateur de l’emmener dans une maison avec des jeunes filles dont une très bien, la mère était plus ou moins née La Croix-l’Évêque, elle faisait partie du gratin, elle était même un peu parente, de sa tante Oriane.

À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablement surprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois et en ce moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis. Robert dit au narrateur : « Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là ». Tout en se trompant sur son oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard.

Saint-Loup dit au narrateur qu’il était revenu de l’amour. Le narrateur s’aperçut bientôt, avec surprise, que Robert n’était pas moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement des littérateurs qu’il lui avait paru désabusé à leur dernière rencontre. Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacé de celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour la vertu des femmes.

« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il. Peut-être profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières.

« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens. Elle proposa de lui présenter ses fils et il accepta avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement. Saint-Loup trouva cela d’autant plus drôle que, selon lui, son oncle détestait les gigolos. Swann vit le narrateur et Robert. Il les salua en disant qu’à eux trois, ils pouvaient former un syndicat. Il ne s’était pas aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Charlus remarqua que Victurnien s’appelait comme un des personnages comme du Cabinet des Antiques. « De Balzac, oui », répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science. Swann annonça que le président Loubet était avec les Dreyfusards. Mais Robert répondit que c’était une affaire mal engagée dans laquelle il regrettait bien de s’être fourré. Et il s’en alla voir Mlle d’Ambressac alors qu’il prétendit aller parler à Oriane. Charlus proposa à Victurnien de l’inviter chez lui pour lui montrer une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Il  serait ainsi charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. Le narrateur demanda à Swann  s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas lui raconter ce qu’elle avait été. Swann accepta à condition que le narrateur passe d’abord  un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis. Mme de Saint-Euverte vint les saluer. Charlus se moqua d’elle. Il critiqua son âge et jugea qu’elle sentait la fosse d’aisances. Il demanda à Mme de Surgis si elle comptait accepter l’invitation de Mme de Saint-Euverte. Mme de Surgis voulut s’en sortir par une pirouette. Le narrateur fut indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. Mme de Saint-Euverte s’approcha du narrateur et, l’ayant pris à l’écart, lui dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Le narrateur resta sérieux. Elle laissa carte blanche au narrateur pour qu’il trouve le moyen de venir chez elle avec Charlus. Le narrateur alla retrouver Swann et demanda si ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté avait rapporté. Swann éclata de rire car Bréauté avait inventé une histoire. Il trouvait que les gens étaient bien curieux de vouloir connaître ses conversations avec le prince de Guermantes. Swann demanda au narrateur s’il était jaloux. Celui-ci répondit qu’il n’avait jamais éprouvé de jalousie, qu’il ne savait même pas ce que c’était. Swann trouvait que la jalousie permettait aux gens qui n’étaient pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais c’était pour lui le plus affreux des supplices. Ils allèrent s’asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et, tout en parlant au narrateur, de temps à autre il jetait un regard vers la direction de cette dame. Swann relata sa  conversation avec le prince de Guermantes. Le prince, environ un an et demi plus tôt, avait eu une conversation avec le général de Beauserfeuil et cela lui donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès de Dreyfus.

Le narrateur et Swann furent interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier d’eux, d’ailleurs, passa en reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore.

Swann apprit au narrateur à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta, pour lui, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie qu’il lui avait trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n’avait nullement l’origine que le narrateur lui prêtait et qui lui avait fait le rapprocher, dans son imagination, de Bourg-l’Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé, pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. La marquise actuelle de Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir une situation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait poussée, dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la maison conjugale. Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement, pièce par pièce, ce qu’elle possédait en naissant. Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Mais elle avait mal calculé en choisissant le duc de Guermantes comme amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle, et ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eu tant de peine à remonter. Le narrateur demanda à Swann si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai, en quoi il mentit doublement, car s’il ne savait pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche il savait fort bien depuis tantôt que ce qu’il voulait dire était vrai. Swann haussa les épaules, comme si le narrateur avait proféré une absurdité. Swann dit que Charlus était plus sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme Charlus n’allait jamais très loin avec les femmes, cela avait donné une espèce de crédit aux bruits insensés dont le narrateur voulait parler. Charlus aimait peut-être beaucoup ses amis, mais que cela ne s’était jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Puis Swann poursuivit son récit des propos du prince de Guermantes. Le prince vouait un culte à l’armée et une illégalité possible dans la conduite du procès de Dreyfus lui était extrêmement pénible. Alors par cette idée d’illégalité, le prince se mit à étudier ce qu’il n’avait pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent le hanter. Il n’osa pas en parler à sa femme mais il ne voulait pas croire que des officiers pussent se tromper. Il en reparla encore à Beauserfeuil qui lui avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprit que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, il se mit à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt il n’eut plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Il s’ouvrit de ses souffrances morales à son ami, l’abbé Poiré qui partageait la même conviction et lui fit dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Le duc de Guermantes interrompit le récit de Swann. Oriane l’avait envoyé auprès du narrateur pour lui propose de rester souper chez la princesse de Guermantes mais le narrateur fut obligé de refuser car il pensait à son rendez-vous avec Albertine. Swann avait beau dire qu’il était heureux de lui raconter son histoire, le narrateur sentait bien que sa conversation avec lui, à cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. Swann raconta au narrateur que le prince avait appris par l’abbé Poiré que la princesse de Guermantes, elle aussi, était convaincue de l’innocence de Dreyfus et avait commandé des messes à l’abbé. Le prince de Guermantes avait avoué ses convictions à Swann même s’il lui avait été cruel de confesser ce qu’il pensait de certains officiers. Le prince souhait la réparation de l’erreur. Swann avait été profondément ému par les paroles du prince. C’était donc maintenant à la droiture du cœur que Swann donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence puisque Saint-Loup n’était plus dreyfusard mais que le prince de Guermantes l’était devenu. Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et Bloch, le camarade du narrateur qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch à envoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire à signer. Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Bloch le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier. Swann encouragea le narrateur à venir voir Gilberte. Elle avait réellement grandi et changé, le narrateur ne la reconnaîtrait pas. Elle serait si heureuse !  Mais le narrateur n’aimait plus Gilberte. Elle était pour lui comme une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli était venu, et, si elle ressuscitait, elle ne pouvait plus s’insérer dans une vie qui n’était plus faite pour elle. Il n’avait plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer qu’il ne tenait pas à la voir. Mais bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, il ne le quitta pas qu’il ne lui eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui l’avaient privé, et le priveraient encore, d’aller la voir. Le narrateur écrirait à Gilberte pour lui faire savoir qu’il irait la voir dans un mois ou deux. Avant de laisser Swann, il lui dit un mot de sa santé. « Non, ça ne va pas si mal que ça » lui répondit-il. Seulement, Swann avoua que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Il voulait bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. Quand Swann fut parti, le narrateur retourna dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle il ne savait pas alors qu’il dût être un jour si lié. La passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à lui. Il avait bien remarqué avec étonnement que, quand il racontait quelque chose qui le concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, nous entendant parler de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. D’ailleurs peu de temps après, elle commença à lui parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron, c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Elle trouvait qu’une femme qui s’éprenait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il était, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. Le narrateur ouvrit les yeux sur l’amour de la princesse pour Charlus quand il la vit poster une lettre pour Palamède. Elle devint subitement très rouge.

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29 mars 2024

Sodome et Gomorrhe (Marcel Proust)

Première partie

Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.

« La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome. »

ALFRED DE VIGNY.

 

Le narrateur avait épié le retour d’Oriane et du duc après la soirée de la princesse de Guermantes et fait, pendant la durée de son guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, Il s’était posté sur l’escalier. Il regardait par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour. La curiosité l’enhardissant peu à peu, il descendit jusqu’à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les volets n’étaient qu’à moitié clos. M. de Charlus traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Le narrateur fut surpris de le voir car  Charlus ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. Puis il vit M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. Le narrateur regarda Charlus et remarqua que ses traits généraux de toute la famille Guermantes prenaient pourtant, dans son visage, une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Le narrateur regrettait que Charlus cache sous une brutalité postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme de Villeparisis, on pouvait voir s’étaler si naïvement sur son visage. Cet homme qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à quoi il faisait penser tout d’un coup au narrateur, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme.

Le narrateur fut surpris de voir Charlus aller à la rencontre de Jupien. Ils s’échangèrent des œillades. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel de quelque cité orientale dont le narrateur n’avait pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. On eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte cochère. Le baron, tremblant de perdre sa piste, s’élança vivement pour le rattraper. Jupien revint, suivi par le baron. Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. Par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, Charlus avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui pouvaient même être infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aimait que les vieux messieurs.

Le narrateur avisa alors la boutique à louer, séparée seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Il trouva le moyen de s’y rendre sans être vu. Ce qu’il dut à la chance. Il était  impatient de savoir ce que Charlus et Jupien allaient faire d’abord. Puis un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, où il s’était caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil lui permit de repenser à la fille du musicien avec son amie.

Quand il fut dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en se rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la sienne, il songea combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis. Il n’osa bouger. Il entendit des sons si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, il aurait pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de lui et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. Le narrateur en conclut plus tard qu’il y avait une chose aussi bruyante que la souffrance, c’était le plaisir, surtout quand s’y ajoutaient – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici,  - des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle il s’était hissé à pas de loup sur une échelle afin de voir par le vasistas qu’il  n’ouvrit pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner. Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. Cependant il s’attarda encore sur le pas de la porte et demanda à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. »

Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. »

Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance le décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »

M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. Charlus avoua à Jupien qu’il lui arrivait de prendre le tramway pour suivre un homme dont la silhouette l’avait amusé. Il lui arrivait de sortir de Paris pour suivre ces inconnus et pour remédier à l’ennui de ces retours seul, il aurait aimé assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus.  Pour les jeunes gens du monde, Charlus ne désirait aucune possession physique, mais n’était tranquille qu’une fois qu’il les avait touchés, pas matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser ses lettres sans réponse, un jeune homme ne cessait plus de lui écrire, qu’il était à sa disposition morale, Charlus était apaisé, ou du moins l’était, s’il n’était bientôt saisi par le souci d’un autre.

Charlus demanda à Jupien si d’autres gens du monde venaient le voir et d’après la description qu’il en fit, le narrateur comprit qu’il s’agissait du duc de Châtellerault. Puis Charlus parla du narrateur à Jupien. Il dit qu’il avait la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montrait à son égard une incivilité prodigieuse. Celuui-ci n’avait aucunement la notion du prodigieux personnage que Charlus était et du microscopique vibrion que le narrateur figurait.

Dès le début de cette scène, une révolution, pour les yeux dessillés du narrateur, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que le narrateur n’avait pas compris, il n’avait pas vu. Il comprit que  le vice de chacun l’accompagnait à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici le narrateur s’était trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, le narrateur ne l’avait jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec le narrateur, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à son esprit, devenaient intelligibles.  Le narrateur comprit à présent pourquoi plus tôt, quand il l’avait vu sortir de chez Mme de Villeparisis, il avait pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes. Charlus faisait partie de cette race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir. Ces hommes, fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait. Le narrateur pensait que leur désir serait à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils s’étaient prostitués. Le narrateur pensait sans doute à Oscar Wilde quand il évoquait l’homme sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête. Le narrateur savait qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul faisait le crime. Il estimait que  l’ostracisme qui frappait les invertis, l’opprobre où ils étaient tombés, avait fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race. Certains de ces invertis, plus pratiques, plus pressés, qui n’avaient pas le temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui pouvait résulter de la coopération, s’étaient fait deux sociétés dont la seconde était composée exclusivement d’êtres pareils à eux. Le narrateur estimait que pour l’inverti le vice commençait, non pas quand il nouait des relations (car trop de raisons pouvaient les commander), mais quand il prenait son plaisir avec des femmes. Sa maîtresse pouvait le châtier, l’enfermer, le lendemain l’homme-femme aurait trouvé le moyen de s’attacher à un homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau. Le narrateur classait les invertis en deux catégories. Pour les uns, ceux qui avaient eu l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupaient guère de la sorte matérielle de plaisir qu’ils recevaient, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un visage masculin. Mais les seconds recherchaient celles qui aimaient les femmes, elles pouvaient leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir qu’ils avaient à se trouver avec lui ; bien plus, ils pouvaient, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir qu’avec un homme. Dans les rapports qu’ils avaient avec elles, ils jouaient pour la femme qui aimait les femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offrait en même temps à peu près ce qu’ils trouvaient chez l’homme. Quant aux invertis solitaires, tenant leur vice pour plus exceptionnel qu’il n’était, ils étaient allés vivre seuls du jour qu’ils l’avaient découvert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que d’autres. Les solitaires étaient précisément ceux à qui l’hypocrisie était douloureuse. Quand le jour était venu où ils s’étaient découverts incapables à la fois de mentir aux autres et de se mentir à soi-même, ils partaient vivre à la campagne, fuyant leurs pareils (qu’ils croyaient peu nombreux) par horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l’humanité par honte. Sans doute la vie de certains invertis paraissait quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n’apparaissait plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou caché se retrouve.

M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Le narrateur trouvait merveilleuse l’existence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux. Il y avait en certains êtres qu’il suffisait à Charlus de faire venir chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour le narrateur le soir où celui-ci avait été mandé par Charlus après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Le narrateur pensait que les invertis à la recherche d’un mâle se contentaient souvent d’un inverti aussi efféminé qu’eux. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour le narrateur, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. Charlus rendit la place de Jupien de plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement comme secrétaire.

Françoise trouvait que Jupien avait de la chance et que le baron et Jupien, c’était bien le même genre de personnes. Pour le narrateur M. de Charlus était une créature extraordinaire, puisque, s’il ne faisait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherchait essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourrait pas l’aimer) ; contrairement à ce qu’il avait cru dans la cour, où il avait vu Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaignait étaient une foule.

Deuxième partie1

Chapitre premier

Comme le narrateur n’était pas pressé d’arriver à cette soirée des Guermantes où il n’était pas certain d’être invité, il resta oisif dehors. Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, il rencontra le duc de Châtellerault. Il dit bonjour au jeune duc et pénétra dans l’hôtel. Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak french. »

Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière. On jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ».

Les invités de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière. Le narrateur faisait la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que lui. Il regarda le visage de la maîtresse de maison. Il le trouva parfait, frappé comme une si belle médaille, qu’il avait gardé pour lui une vertu commémorative. La princesse de Guermantes n’avait à parler de rien à ses invités, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant : « C’est gentil d’être venu ». Elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait tranquille. La première personne à passer avant le narrateur était le duc de Châtellerault qui n’avait pas encore aperçu l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! ». Puis l’huissier  demanda son nom au narrateur, il le lui dit aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. L’huissier hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel. La princesse de Guermantes aperçut le narrateur comme il était à quelques pas d’elle et, ce qui ne le laissa plus douter qu’il avait été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à lui. Mais il avait bien été invité car la princesse venait de lui tendre la main en souriant. Elle s’excusa de ce que la duchesse de Guermantes ne fût pas encore arrivée, comme s’il devait s’ennuyer sans elle. Puis elle lui fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince. Or, aller auprès du prince, c’était, pour le narrateur, sentir renaître sous une autre forme ses doutes. Il entendit l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre. Le narrateur aurait bien demandé à M. de Charlus de le présenter au prince de Guermantes, mais il craignait (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre lui. Il avait agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où Charlus l’avait si affectueusement reconduit à la maison. Les parents du narrateur lui avaient reproché sa paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, il leur avait violemment reproché de vouloir lui faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable lui avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, il n’avait rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. Il avait dit cela à ses parents comme une folie pure. Ce qui rendait Charlus furieux, c’était que la présence du narrateur ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez la duchesse de Guermantes cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, le narrateur n’avait pas suivi la voie hiérarchique. Le narrateur fut à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E... qui avait été surpris de l’apercevoir chez les Guermantes. Le professeur venait de guérir le prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, ayant reconnu le narrateur, il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à lui dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il s’était avancé vers lui. C’était le professeur E… qui avait soigné la grand-mère du narrateur (à ce moment-là il était coudre des décorations). Il s’en souvenait très bien et avait su que la grand-mère du narrateur était morte. Il prétendit avoir pronostiqué la fin prochaine de la grand-mère. Quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, il sut ne parler au narrateur que tristement du malheur qui l’avait frappé. À cause de la façon dont était morte la grand’mère du narrateur, le sujet l’intéressait et il avait lu récemment dans un livre d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins en faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Le narrateur déplorait ces temps de canicule par lesquels sa grand’mère était morte et n’était pas loin de les incriminer. Il n’en parla pas au docteur E..., mais de lui-même le docteur lui dit : « L’avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en est soulagé d’autant. »

Le narrateur aperçut le marquis de Vaugoubert. M. de Norpois lui avait dernièrement fait faire sa connaissance et il espérait qu’il trouverait en lui quelqu’un qui fût capable de lui présenter le prince de Guermantes. M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Chez M. de Vaugoubert, la sympathie était exprimée avec la banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant. Le bonsoir que Vaugoubert rendit au narrateur n’avait rien de celui qu’aurait eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi de l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite– d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions. Il avait l’air d’une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appétence et la stupidité. Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai d’Orsay, avait de brusques élans de cœur. Grâce à son parfait bon sens d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi. M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Alors le narrateur le salua le premier. il pensa qu’il était convenable de solliciter de lui sa présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont il comptait ne lui parler qu’ensuite.

L’idée de mettre le narrateur en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il le mena d’un pas délibéré vers la marquise. Il laissa le narrateur seul avec Mme de Vaugoubert. M. de Vaugoubert avait oublié comment le nom du narrateur et ne l’avait donc pas présenté à sa femme. Alors le narrateur se demanda comment il se ferait présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas son nom. Il ne tenait pas à s’éterniser dans cette fête car il avait convenu avec Albertine (il lui avait donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait le voir un peu avant minuit. Il n’était nullement épris d’elle ; il obéissait en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel. Mais pourtant le narrateur comptait se débarrasser, aux côtés d’Albertine des regrets que ne manqueraient pas de lui laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant. On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – le narrateur pensait que la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, pouvait donner à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aimait pas les femmes et voulait guérir trouvait avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représentait un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’avait d’abord pas les caractères masculins, elle les prenait peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilisait. Pour le narrateur, une des causes qui ajoutaient encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert était que l’abandon où elles étaient laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvaient, flétrissaient peu à peu chez elles tout ce qui était de la femme. Elles finissaient par prendre les qualités et les défauts que le mari n’avait pas. Au fur et à mesure que le mari était plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles devenaient comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer. Le narrateur sentait que Mme de Vaugoubert le considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert. L’attrait végétal qui poussait vers le narrateur Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à lui empoigner le bras pour qu’il la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais il se dégagea en alléguant que lui, qui allait bientôt partir, ne s’était pas fait présenter encore au maître de la maison. La distance qui le séparait de l’entrée des jardins où le prince causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle lui faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer à un feu continu. En ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne conviait pas les exclus, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi le narrateur pouvait être certain qu’elle n’avait pas parlé de lui à M. de Charlus. Charlus s’était accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Le narrateur fut tiré de son incertitude par Mme de Souvré qui le salua. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de le présenter à M. de Guermantes, elle profita d’un moment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournés vers eux, prit maternellement le narrateur par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle poussa le narrateur vers lui d’un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui le laissa en panne presque à son point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.

Une dame vint lui dire bonjour en l’appelant par son nom mais le narrateur ne se souvenait pas du sien. Puis il se rappela que c’était Mme d’Arpajon. Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa la demande du narrateur de le présenter au Prince détermina chez elle un silence qu’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce qu’il avait dit.

Le narrateur n’avait plus d’autre recours que Charlus. Mais Charlus lui rétorqua : « en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter ». Puis M. de Bréauté vint saluer le narrateur. Celui-ci accueillit avec satisfaction la demande du narrateur et le conduisit vers le Prince pour le présenter à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours.

Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant le narrateur trouva celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il lui sourit à peine, l’appela gravement : « Monsieur ». Le narrateur avait souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il dit au narrateur et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, le narrateur comprit tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », lui dit le prince d’un air distant, mais d’intérêt. Le narrateur répondit sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et il s’éloigna pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants. Il aperçut Swann, voulut lui parler, mais à ce moment il vit que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt entraîné avec lui au fond du jardin.

Le narrateur alla voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert. Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie. On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bassin.  Au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnades pour voir son ancien amant avec sa nouvelle maîtresse, un fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eau dégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Cela fit rire le grand-duc Wladimir. Sans demander le secours de personne, Mme d’Arpajon se dégagea malgré l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque. Elle avait la quarantaine bien sonnée et Wladimir s’écria « Bravo, la vieille ! » en battant des mains comme au théâtre.

Le narrateur fut arrêté par Charlus qui lui dit : « C’est gentil de vous voir ici », « C’est gentil, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire. Puis, le narrateur retourna dans les salons. Il croisa la princesse de Guermantes. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. Tandis que la Princesse causait avec le narrateur, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes. Il croisa l’ambassadrice de Turquie qui vanta les mérites de la princesse de Guermantes, osant dire « Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c’est quelqu’un. » Cela agaça le narrateur. Il n’y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique.

Oriane arriva. Elle était vêtue d’un magnifique manteau rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou. Après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Le duc avait parlé à Oriane des doutes qu’avait le narrateur sur son invitation chez la princesse de Guermantes. Elle voyait que ces doutes n’étaient pas fondés et en plaisanta avec le narrateur. Le narrateur commençait à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerçait, mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus eu de raison d’être.

Le narrateur entendit une voix d’une sorte qu’à l’avenir il devait, sans erreur possible, discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Combien de fois plus tard fut-il frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse lui suffisait pour apprendre : « C’est un Charlus », à son oreille exercée, comme le diapason d’un accordeur. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. Pour le narrateur l’inverti se croyaitt seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figurait – autre exagération – que l’exception unique, c’était l’homme normal. Ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Il n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare.

Mme Timoléon d’Amoncourt aborda Oriane pour lui dire qu’elle avait une lettre de D’Annunzio qui voulait la rencontrer. Elle avait aussi les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’il lui avait fait porter par son vieux garde-malade. Mme Timoléon d’Amoncourt voulait garder un des manuscrits pour elle et donner les deux autres à la duchesse.

Née hors du milieu où elle vivait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie successivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Elle avait toujours un secret d’État à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais ils faisaient de sa vie une comédie d’une complication scintillante et il était exact qu’elle faisait nommer des préfets et des généraux.

Le narrateur marcha au milieu des invités avec Oriane. Chez la duchesse fréquentaient des gens que la princesse de Guermantes n’eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était encore de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avait amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince, royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme, étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance. Si le prince de Guermantes recevait Swann dont il était l’ami de tout temps, étant d’ailleurs le seul des Guermantes qui l’appelât Swann et non Charles, c’est que, sachant que la grand’mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien. Après avoir célébré le « palais » de sa cousine, Oriane s’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son humble trou ». Ils croisèrent Mme de Saint-Euverte qui était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. Car, depuis pas mal d’années, les invités des fêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autrefois. Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairsemées alors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de la maison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre des personnes inconnues au monde élégant. Pendant quelque temps fonctionna le système des « fournées », qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens de bien. Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), on pouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sans être jamais allés à aucune. Ils s’imaginaient volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un des derniers. M. de Charlus n’était pas invité, il avait toujours refusé d’aller chez Mme de Saint-Euverte. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du caractère. Cette sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans l’année – telles certaines magistratures du monde antique – de personne qui donnera le lendemain la plus considérable garden-party de la saison lui conférait une autorité momentanée. Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes. Oriane comme se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’à redouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le Prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu’elle préférait chérir dans le privé.

À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann, Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître de maison. M. de Bréauté avait entendu dire que c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. Gilbert avait demandé des explications à Swann, qui s’était contenté de répondre, ce que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça ! »

Le colonel de Froberville contredit M. de de Bréauté. Le colonel affirma que le prince de Guermantes avait purement et simplement fait une algarade à Swann et lui avait ordonné de ne plus se montrer chez lui, étant donné les opinions dreyfusardes qu’il affichait. M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère de relations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme de Saint-Euverte. Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le général de Froberville, avait aidé de toutes façons le ménage de Foberville, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Le duc dit au colonel que rien que pour Oriane, Swann n’aurait pas dû soutenir Dreyfus, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné. Le duc de Guermantes considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont Swann avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain et il aurait dû se désolidariser. Avec une voix d’écolière, Oriane avoua qu’elle n’avait aucune raison de cacher qu’elle avait une sincère affection pour Charles Swann. Le duc ajouta qu’il avait eu la faiblesse de croire qu’un juif pouvait être Français, il entendait un juif honorable, homme du monde. Il affirma qu’il s’était trompé. Il en profita pour critiquer le mariage de Swann avec Odette de Crécy. Ce mariage avait froissé Oriane. On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien, jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Swann avait fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouvait que les juifs étaient en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissaient pas. Le narrateur dit à Oriane qu’il désirait voir Swann s’il était encore présent à la soirée mais Oriane n’avait pas le même désir car elle avait appris que Swann voulait avant de mourir qu’elle fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Elle ne voulait pas faire la connaissance de ces deux créatures qui l’avaient privée du plus agréable de ses amis pendant quinze ans. À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, que protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d’un air interrogateur et terrible. Le musicien s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. Alors Oriane elle lui présenta M. d’Herweck. Après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. Pour dissiper l’impression pénible produite par la requête intempestive de M. d’Herweck., le colonel de Froberville demanda à Oriane si elle se rendrait le lendemain chez Mme de Saint-Euverte. Elle répondit qu’elle irait voir les vitraux de Montfort-l’Amaury. Le projet qu’avait formé la duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint- Euverte n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois. Cela fit rire le colonel. Oriane voulut quitter le colonel mais il la retint. Cela agaça la duchesse mais elle l’écouta. Il lui annonça qu’il y avait de la rougeole chez Mme de Saint-Euverte. Cela effraya Oriane même si elle avait déjà eu cette maladie.

15 mars 2024

Le Côté de Guermantes VII

Au bout d’un instant le narrateur lui demanda s’il était nécessaire qu’il reste debout. Il le fit sans méchante intention, mais l’air de colère froide qu’avait M. de Charlus sembla s’aggraver encore. Le narrateur ignorait que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, le baron avait l’habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. M. de Charlus finit par lui ordonner de s’asseoir dans un fauteuil Louis XIV. Charlus lui annonça que l’entretien qu’il avait condescendu à lui accorder, à la prière d’une personne qui désirait que ne pas être nommée, marquerait pour leurs relations le point final. Il avait eu pour le narrateur de la sympathie. Mais le narrateur qui se rappelait sur quelle incartade M. de Charlus s’était séparé de lui à Balbec, esquissa un geste de dénégation. Outré, Charlus lui rappela la décoration autour du livre qu’il lui avait vous fait parvenir. Il venait de réaliser que le narrateur ne l’avait pas comprise comme il n’avait pas su ce qu’était un fauteuil Louis XIV. En effet, le narrateur s’était assis sur un fauteuil Directoire.  Alors il lui expliqua que dans la reliure du livre de Bergotte il avait glissé une représentation du linteau de myosotis de l’église de Balbec. Y avait-il une manière plus limpide de lui dire : « Ne m’oubliez pas ! »

Le narrateur trouvait que Charlus ressemblait à un Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise ; pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorât ses haines, on sentait que, même s’il y avait tantôt de l’orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d’assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire et n’en était pas moins supérieur de cent coudées à son frère, sa belle-sœur, etc.

Le baron dit au narrateur qu’il  l’avait soumis à l’épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilité et qu’il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l’ivraie. Il accusa le narrateur de l’avoir calomnié. Le narrateur nia avoir jamais parlé de lui. Mais il avait dit à Mme de Guermantes être lié à Charlus et cela avait suffi à provoquer la colère du baron. Charlus lui reprocha d’avoir laissé sans réponse la proposition qu’il lui avait faite à Paris. Il avait conçu pour le narrateur des choses infiniment séduisantes qu’il s’était bien gardé de lui dire. A la place du narrateur, Charlus aurait répondu. Il en profita pour dire qu’il avait plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Il continua de reprocher au narrateur des propos désobligeants. Le narrateur nia et Charlus se mit en colère et se leva de sa chaise longue. Le narrateur pensait que cette colère venait de son orgueil. Et presque tout le reste venait d’un sentiment que le narrateur ignorait encore et auquel il ne fut donc pas coupable de ne pas faire sa part. alors le narrateur se mit lui aussi en colère. Il se précipita sur le chapeau haut de forme neuf du baron, le jeta par terre, le piétina, s’acharna à le disloquer entièrement, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour s’en aller, il ouvrit la porte. Il fut surpris de voir deux valets qui écoutaient aux portes. Charlus courut à toutes jambes, rattrapa le narrateur dans le vestibule et lui barra la porte. Le baron  appela un valet de pied et fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu’on remplaça par un autre. Puis le narrateur demanda à Charlus qui l’avait perfidement calomnié. Charlus refusa de le lui dire. Charlus admit qu’on avait pu le tromper mais en tout cas, vrai ou faux, le propos avait fait son œuvre. Il reprocha au narrateur de n’avoir pas profité de l’occasion qui lui était donné de venir le voir. Il prétendit qu’il n’aimait plus le narrateur. Tout en lui disant qu’ils étaient brouillés, il lui faisait rester, boire, lui demandait de coucher et allait le faire reconduire. Il avait même l’air de redouter l’instant de le quitter et de se retrouver seul. Le narrateur traversa avec lui le grand salon verdâtre et lui dit, tout à fait au hasard, combien il le trouvait beau. Charlus lui montra un cabinet où  il y avait tous les chapeaux portés par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine.

Charlus lui montra un arc-en-ciel de Turner qui commençait à briller entre deux Rembrandt, en signe de leur réconciliation. A ce moment-là, le narrateur entendit les premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale, « la joie après l’orage », exécutés non loin de lui, au premier étage sans doute, par des musiciens. Par provocation, Charlus dit au narrateur : « C’est joli, n’est-ce pas » d’un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l’influence et l’accent de Swann. Et il ajouta : « Mais vous vous en fichez comme un poisson d’une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect à Beethoven et à moi ». il dit au narrateur qu’il ne savait pas se raser, même un soir où il dînait en ville il gardait quelques poils, et Charlus lui prit le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu’aux oreilles du narrateur comme les doigts d’un coiffeur. Il lui proposa de voir le clair de lune avec lui, lui posa la main paternellement sur l’épaule en lui disant qu’il était « gentil tout de même ». Malgré ces affirmations solennelles qu’ils ne se reverraient jamais, le narrateur aurait juré que M. de Charlus, ennuyé de s’être oublié et craignant d’avoir fait de la peine au narrateur, n’eût pas été fâché de le revoir encore une fois. Et il avait raison car Charlus lui proposa un cadeau. En souvenir de la grand-mère du narrateur, Charlus avait fait relier pour lui une édition curieuse de Mme de Sévigné. Charlus se moqua du narrateur en faisant allusion à Whistler tout en affirmant que son interlocuteur ne devait pas le connaître. Le narrateur changea de conversation en lui demandant ce qu’il pensait de la princesse de Iéna. Charlus répondit que c’était un ordre de nomenclature qu’il ne connaissait pas. On avait voulu lui présenter le fils de la princesse d’Iéna mais selon lui il n’existait pas de princesse de ce nom, il avait supposé qu’il s’agissait d’une pauvresse couchant sous le pont d’Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d’Iéna. Charlus savait que c’était l’Empereur qui s’était amusé à donner à ces gens un titre précisément indisponible. Charlus pensait que c’était un fort mauvais tour qu’il avait joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Le narrateur lui demanda si la demeure de la princesse de Guermantes était beau et Charlus répondit que c’était ce qu’il y avait de plus beau. Il dit que la duchesse de Guermantes (peut-être en ne l’appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et le narrateur) était délicieuse, très supérieure à ce que le narrateur avait pu deviner. Mais enfin elle était incommensurable avec sa cousine. Charlus évoqua les jardins d’Esther. Le narrateur aurait voulu les voir mais il fallait être invité et Charlus avait ce pouvoir. Charlus dit adieu au narrateur après l’avoir reconduit chez lui en lui demandant de méditer cet enseignement : une sympathie est toujours précieuse. Ce qu’on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu’il y a des choses qu’on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs.

En rentrant, le narrateur vit sur son bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu’il y avait oubliée. Il la lut. Il y était mentionné le décès et les obsèques de la grand-mère du narrateur. Le valet évoquait la duchesse de Guermantes. La lettre était pleine de fautes d’orthographe et de grammaire. Il attribuait à Victor Hugo un vers de François de Malherbe « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses ».

Deux mois après son dîner chez la duchesse, le narrateur reçut une invitation de la princesse de Guermantes. Il crut être victime de la machination d’une mauvaise farce. Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n’était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et les faibles connaissances héraldiques du narrateur lui avaient appris que le titre de prince n’est pas supérieur à celui de duc. Mais il se figurait l’hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable qu’il y pénètre jamais. Beaucoup de choses que M. de Charlus lui avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à son imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l’avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l’avaient aiguillée vers la cousine d’Oriane. Les tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitée principalement par certaines femmes.

Le narrateur ne se berçait pas d’illusions quant à ses fréquentations. Il savait que Mme de Guermantes, n’eût jamais voulu lui faire de peine, ne disait de lui que ce qui pouvait lui faire plaisir, le comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, s’il lui avait demandé un rien en dehors de cela, elle n’eût pas fait un pas pour le lui procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d’obtenir un verre de cidre, non prévu dans l’ordonnance des fêtes.

On disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l’esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d’esprit, paraissaient au narrateur les seules qu’on aurait dû dire. Mais cette tyrannie de la réalité, qui était devant lui,  disparaissait quand il était loin de Mme de Guermantes, et qu’une dame différente lui disait, en se mettant de plain-pied avec lui et jugeant la duchesse placée fort au-dessous d’eux : « Oriane ne s’intéresse au fond à rien, ni à personne ».

Parmi  les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme, dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince, préjugés que d’ailleurs le duc et la duchesse ne s’étaient pas fait faute de railler devant le narrateur, et qui, naturellement, devait lui faire considérer comme plus invraisemblable encore que l’eût invité cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins.

Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, le narrateur apprit que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et le narrateur résolut d’aller la voir le matin. Ce fut le duc seul qui le reçut dans sa bibliothèque. Au moment où le narrateur entra, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l’air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avait le notaire de Combray. L’homme le salua avec une humilité d’homme d’affaires. Le duc annonça au narrateur qu’Oriane avait préféré s’habiller d’abord, pour pouvoir rester avec Swann jusqu’au moment d’aller dîner. Swann devait lui donner une photo représentant les monnaies de l’Ordre de Malte. Dans le fond elle ne s’intéressait à cela que parce que Swann s’en occupait même si leur famille était très mêlée à toute cette histoire ; même encore à présent puisque le frère du duc de Guermantes était un des plus hauts dignitaires de l’Ordre de Malte. Swann s’était également intéressé aux templiers. Le duc trouvait inouï la rage des gens d’une religion à étudier celle des autres (évoquant ainsi la judéité de Swann).

Quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un moment avec le duc. Le duc évoqua avec elles la soirée de la princesse de Guermantes. Le duc parut touché que le narrateur soit venu chez eux le jour même de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand le narrateur lui dit qu’il venait demander à sa femme de s’informer si sa cousine l’avait réellement invité. Il venait d’effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n’aimaient pas rendre. Le duc lui dit qu’il était trop tard, que si la princesse ne lui avait pas envoyé d’invitation, il aurait l’air d’en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une fois, et qu’il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l’air de se mêler de leurs listes. Il préférait même cacher cette demande à Oriane et demanda au narrateur de ne pas lui en parler. Le narrateur voulut savoir s’il avait une chance de rencontre Mme de Stermaria chez la princesse de Guermantes. Le duc répondit que ce n’était pas le genre de personne que la princesse invitait. Le duc changea de conversion en informant le narrateur qu’il avait échangé ses Elstir contre un tableau qu’il croyait de Vélasquez. La duchesse fit savoir qu’elle voulait encore quelques minutes pour s’habiller et que le duc fasse entrer Swann. Le duc de Guermantes ordonna au narrateur de ne pas parler de la soirée du prince. En effet, le prince croyait Swann petit-fils naturel du duc de Berri. Si le prince avait su que Swann était juif, il aurait eu une attaque. Le narrateur n’avait pas vu Swann depuis longtemps et le trouva changé. Swann était très malade. La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l’âge qu’il avait. Le narrateur fut surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignée de mains avec lesquels Swann répondit à son salut, car il croyait qu’après si longtemps il ne Swann ne l’aurait pas reconnu tout de suite. Et c’est pourtant ce qui était ; Swann ne l’identifia, le narrateur ne le sut longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler son nom. Le duc montra son « Vélasquez » à Swann. Il voulut savoir c’était un Vélasquez. Swann hésita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse et l’attribua « à la malveillance ! ». Le duc ne put laisser échapper un mouvement de rage. Il partit s’habiller.

Le narrateur causa un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et lui demanda comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas. Arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères. Il raconta au narrateur que le prince de Guermantes avait laissé brûler une aile de son château, où le feu avait pris, parce qu’il aurait fallu demander des pompes au château voisin qui est aux Rothschild. Le narrateur lui demanda s’il allait chez le prince ce soir-là et il acquiesça. Le narrateur affirma que le duc n’était pas antisémite mais Swann rétorqua que le duc était antidreyfusard. Saint-Loup était dreyfusard mais Swann savait que cela ne plaisait pas ne l’était pas. Il fut ravi d’apprendre que Saint-Loup était du côté de Dreyfus et n’en fut pas étonné, le sachant intelligent. Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette de Crécy. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. Il n’était pas bien grave que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traité d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre Clemenceau, qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer. Dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards. Swann apprit au narrateur qu’il ne voyait plus Saint-Loup mais l’avait fait admettre au Jockey Club malgré son dreyfusisme. Oriane reparut avec une robe magnifique. C’était pour la soirée de la princesse de Guermantes. Elle venait de contredire son mari sans le savoir. Le narrateur demanda à Oriane comment elle trouvait la princesse de Guermantes. Elle répondit qu’elle la trouvait belle comme le jour, mais aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de cœur et de gaffes.

Oriane considérait la princesse de Guermantes comme une charmante loufoque qui était descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Le duc évoqua une soirée à l’Elysée. Il avait été étonné d’être reçu avec sa femme par le président Carnot dont l’ancêtre membre du tribunal révolutionnaire avait ait périr en un jour onze des siens. Le duc annonça à sa femme que la soirée où ils étaient invités leur permettrait de retrouver le frère du roi Théodose. Oriane déclara que les princes les plus gentils ne l’étaient pas tout à fait. Il fallait toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en avaient aucune, ils passaient la première partie de leur vie à demander les celles des autres, et la seconde à leur resservir.

Un laquais parut. C’était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. Il voulait savoir s’il devait prendre ce soir des nouvelles du marquis d’Osmond. Oriane lui répondit qu’elle n’en voulait pas et lui ordonna de prendre sa soirée pour ne revenir que le lendemain matin. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Oriane fut irritée et jalouse de son bonheur. Elle voulut revenir sur sa décision. Un valet arriva avec des mauvaises nouvelles sur la santé du marquis Osmond mais M.  Guermantes ne voulut rien savoir. Le valet annonça à Oriane que la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.

Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue. Oriane dit que la comtesse était charmante, mais ne lui semblait pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle pouvait étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Swann ne put s’empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans « l’esprit des Guermantes » quelque réponse impertinente à l’égard de la visiteuse.

Le duc et la duchesse de Guermantes se querellèrent à propos de leur ascendance avec la maison de Brabant. La duchesse proposa à Swan de venir avec elle et son mari en Italie au printemps. Puis la duchesse regarda l’immense photo que Swann lui avait apportée. Le duc était effrayé par sa taille et n’en voulait pas mais la duchesse le rassura en lui disant qu’elle mettrait dans sa chambre. Le duc répondit qu’il aurait ainsi chance de ne la voir jamais, sans penser à la révélation qu’il faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports conjugaux. Oriane demanda au valet de déposer l’immense enveloppe qui avait recouvert la photo chez la comtesse de Molé, heureuse de sa plaisanterie qui fit rire Swann. Swann lui expliqua qu’il ne pourrait partir en Italie avec elle car il était souffrant. Oriane pensait qu’il serait guéri d’ici le printemps mais Swann lui dit qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui allait mourir, Oriane  ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. Swann savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Il laissa les Guermantes partirent à leur soirée. Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Mais le duc remarqua qu’Oriane avait mis des chaussures noires avec sa robe rouge et l’obligea à en changer. Durant son absence, le duc dit que le retard d’Oriane les obligerait à avoir mal à l’estomac. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après avoir éconduits gentiment ses invités, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :

– Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf.

Vous nous enterrerez tous !

7 mars 2024

Le Côté de Guermantes VI (Proust)

Beaucoup des amies de la princesse de Parme et avec qui la duchesse de Guermantes se contentait depuis des années du même bonjour convenable, ou de leur rendre des cartes, sans jamais les inviter, ni aller à leurs fêtes, s’en plaignaient discrètement à l’Altesse, laquelle, les jours où M. de Guermantes venait seul la voir, lui en touchait un mot. Mais le rusé seigneur, mauvais mari pour la duchesse en tant qu’il avait des maîtresses, mais compère à toute épreuve en ce qui touchait le bon fonctionnement de son salon trouvait toujours des arguties pour tromper la princesse de Parme sur les raisons réelles des invitations de sa femme. La princesse de Parme était d’autant plus flattée d’être une des habituées d’un salon si peu accessible. Sans doute cette satisfaction n’allait pas sans ennuis. Ainsi chaque fois que la princesse de Parme invitait Mme de Guermantes, elle avait à se mettre l’esprit à la torture pour n’avoir personne qui pût déplaire à la duchesse et l’empêcher de revenir.

Sans doute, et il semble que dans une société égalitaire la politesse disparaîtrait, non, comme on croit, par le défaut de l’éducation, mais parce que, chez les uns disparaîtrait la déférence due au prestige qui doit être imaginaire pour être efficace, et surtout chez les autres l’amabilité qu’on prodigue et qu’on affine quand on sent qu’elle a pour celui qui la reçoit un prix infini, lequel dans un monde fondé sur l’égalité tomberait subitement à rien, comme tout ce qui n’avait qu’une valeur fiduciaire. Mais cette disparition de la politesse dans une société nouvelle n’est pas certaine et nous sommes quelquefois trop disposés à croire que les conditions actuelles d’un état de choses en sont les seules possibles. Après tout, la politesse dans une société égalitaire ne serait pas un miracle plus grand que le succès des chemins de fer et l’utilisation militaire de l’aéroplane. Puis, si même la politesse disparaissait, rien ne prouve que ce serait un malheur. Enfin une société ne serait-elle pas secrètement hiérarchisée au fur et à mesure qu’elle serait en fait plus démocratique ? C’est fort possible.

Quand la duchesse venait dîner, la princesse se gardait bien d’avoir ses habitués et fermait sa porte en sortant de table, de peur que des visiteurs trop peu choisis déplussent à l’exigeante duchesse. Ces soirs-là, si des fidèles non prévenus se présentaient à la porte de l’Altesse, le concierge répondait : « Son Altesse Royale ne reçoit pas ce soir », et on repartait. D’avance, d’ailleurs, beaucoup d’amis de la princesse savaient que, à cette date-là, ils ne seraient pas invités. C’était une série particulière, une série fermée à tant de ceux qui eussent souhaité d’y être compris. Les exclus pouvaient, avec une quasi-certitude, nommer les élus, et se disaient entre eux d’un ton piqué : « Vous savez bien qu’Oriane de Guermantes ne se déplace jamais sans tout son état-major. » À l’aide de celui-ci, la princesse de Parme cherchait à entourer la duchesse comme d’une muraille protectrice contre les personnes desquelles le succès auprès d’elle serait plus douteux. Mais à plusieurs des amis préférés de la duchesse, à plusieurs membres de ce brillant « état-major », la princesse de Parme était gênée de faire des amabilités, vu qu’ils en avaient fort peu pour elle. Bref, convier la duchesse était pour la princesse de Parme une occasion de perplexités, tant elle était rongée par la crainte qu’Oriane trouvât tout mal. Mais en revanche, et pour la même raison, quand la princesse de Parme venait dîner chez Mme de Guermantes, elle était sûre d’avance que tout serait bien, délicieux, elle n’avait qu’une peur, c’était de ne pas savoir comprendre, retenir, plaire, de ne pas savoir assimiler les idées et les gens. À ce titre la présence du narrateur excitait son attention et sa cupidité aussi bien que l’eût fait une nouvelle manière de décorer la table avec des guirlandes de fruits, incertaine qu’elle était si c’était l’une ou l’autre, la décoration de la table ou la présence du narrateur, qui était plus particulièrement l’un de ces charmes, secret du succès des réceptions d’Oriane, et, dans le doute, bien décidée à tenter d’avoir à son prochain dîner l’un et l’autre.

L’esprit des Guermantes – entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder – était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. Sans doute (une particularité intellectuelle n’usant pas pour se propager des mêmes modes que la couleur des cheveux ou du teint) certains intimes de la duchesse, et qui n’étaient pas de son sang, possédaient pourtant cet esprit, lequel en revanche n’avait pu envahir certains Guermantes par trop réfractaires à n’importe quelle sorte d’esprit. Les détenteurs non apparentés à la duchesse de l’esprit des Guermantes avaient généralement pour caractéristique d’avoir été des hommes brillants, doués pour une carrière à laquelle, que ce fût les arts, la diplomatie, l’éloquence parlementaire, l’armée, ils avaient préféré la vie de coterie. Chez certains (il faut d’ailleurs reconnaître que c’était l’exception), si le salon Guermantes avait été la pierre d’achoppement de leur carrière, c’était contre leur gré. Ainsi un médecin, un peintre et un diplomate de grand avenir n’avaient pu réussir dans leur carrière, pour laquelle ils étaient pourtant plus brillamment doués que beaucoup, parce que leur intimité chez les Guermantes faisait que les deux premiers passaient pour des gens du monde, et le troisième pour un réactionnaire, ce qui les avait empêchés tous trois d’être reconnus par leurs pairs.

Selon le narrateur, l’antique robe et la toque rouge que revêtaient et coiffaient encore les collèges électoraux des facultés n’était pas,  il n’y a pas encore si longtemps, que la survivance purement extérieure d’un passé aux idées étroites, d’un sectarisme fermé. Sous la toque à glands d’or comme les grands-prêtres sous le bonnet conique des Juifs, les « professeurs » étaient encore, dans les années qui précédèrent l’affaire Dreyfus, enfermés dans des idées rigoureusement pharisiennes.

Le type des hommes distingués qui formaient le fond du salon Guermantes était celui des gens ayant renoncé volontairement (ou le croyant du moins) au reste, à tout ce qui était incompatible avec l’esprit des Guermantes, la politesse des Guermantes, avec ce charme indéfinissable odieux à tout « corps » tant soit peu centralisé. Les invités de la duchesse de Guermantes qui avaient des titres acquis anciennement auraient été les derniers à le rappeler, trouvant ces anciens titres de nulle valeur, en vertu même de l’esprit des Guermantes : celui-ci ne faisait-il pas taxer de raseur, de pion, ou bien au contraire de garçon de magasin, tels ministres éminents, l’un un peu solennel, l’autre amateur de calembours, dont les journaux chantaient les louanges, mais à côté de qui Mme de Guermantes bâillait et donnait des signes d’impatience si l’imprudence d’une maîtresse de maison lui avait donné l’un ou l’autre pour voisin ?

La délicatesse de vie sociale, la finesse des conversations chez les Guermantes avait, si mince cela fût-il, quelque chose de réel. Aucun titre officiel n’y valait l’agrément de certains des préférés de Mme de Guermantes que les ministres les plus puissants n’auraient pu réussir à attirer chez eux. Si dans ce salon tant d’ambitions intellectuelles et même de nobles efforts avaient été enterrés pour jamais, du moins, de leur poussière, la plus rare floraison de mondanité avait pris naissance.

 

Ce que la duchesse de Guermantes plaçait au-dessus de tout, ce n’était pas l’intelligence, c’était, selon elle, cette forme supérieure, plus exquise, de l’intelligence élevée jusqu’à une variété verbale de talent – l’esprit. Et autrefois chez les Verdurin, quand Swann jugeait Brichot et Elstir, l’un comme un pédant, l’autre comme un mufle, malgré tout le savoir de l’un et tout le génie de l’autre, c’était l’infiltration de l’esprit Guermantes qui l’avait fait les classer ainsi. Jamais il n’eût osé présenter ni l’un ni l’autre à la duchesse, sentant d’avance de quel air elle eût accueilli les tirades de Brichot, les calembredaines d’Elstir, l’esprit des Guermantes rangeant les propos prétentieux et prolongés du genre sérieux ou du genre farceur dans la plus intolérable imbécillité.

Les Guermantes étaient pour Oriane non seulement des parents, mais des admirateurs, elle tenait fort le reste de sa famille à l’écart, et vengeait maintenant par ses dédains les méchancetés que celle-ci lui avait faites quand elle était jeune fille. Elle allait voir les Guermantes quelquefois, et généralement en compagnie du duc, à la belle saison, quand elle sortait avec lui. Ces visites étaient un événement. Les visites du duc et de la duchesse à leur famille renouvelaient la provision des récits, et l’émoi qu’elles avaient causé durait bien longtemps après le départ de la femme d’esprit et de son imprésario.

Les Courvoisier n’étaient pas capables de s’élever jusqu’à l’esprit d’innovation que la duchesse de Guermantes introduisait dans la vie mondaine et qui, en l’adaptant selon un sûr instinct aux nécessités du moment, en faisait quelque chose d’artistique. Si les Courvoisier donnaient un dîner de famille, ou un dîner pour un prince, l’adjonction d’un homme d’esprit, d’un ami de leur fils, leur semblait une anomalie capable de produire le plus mauvais effet.

La princesse de Parme était Courvoisier par l’incapacité d’innover en matière sociale, mais, à la différence des Courvoisier, la surprise que lui causait perpétuellement la duchesse de Guermantes engendrait non comme chez eux l’antipathie, mais l’émerveillement. Mme de Guermantes était beaucoup moins avancée qu’elle ne le croyait. Mais il suffisait qu’elle le fût plus que Mme de Parme pour stupéfier celle-ci. Quand une femme intelligente, instruite, spirituelle, avait épousé un timide butor qu’on voyait rarement et qu’on n’entendait jamais, Mme de Guermantes s’inventait un beau jour une volupté spirituelle non pas seulement en décrivant la femme, mais en « découvrant » le mari. À cause du même besoin maladif de nouveautés arbitraires, si depuis sa jeunesse on plaignait une femme modèle, une vraie sainte, d’avoir été mariée à un coquin, un beau jour Mme de Guermantes affirmait que ce coquin était un homme léger, mais plein de cœur, que la dureté implacable de sa femme avait poussé à de vraies inconséquences. Cette dépravation aida le narrateur à comprendre celle dont faisait preuve Mme de Guermantes quand elle décidait qu’un homme de leur monde reconnu pour un brave cœur, mais sot, était un monstre d’égoïsme, plus fin qu’on ne croyait, qu’un autre connu pour sa générosité pouvait symboliser l’avarice, qu’une bonne mère ne tenait pas à ses enfants, et qu’une femme qu’on croyait vicieuse avait les plus nobles sentiments. Comme gâtées par la nullité de la vie mondaine, l’intelligence et la sensibilité de Mme de Guermantes étaient trop vacillantes pour que le dégoût ne succédât pas assez vite chez elle à l’engouement.

Les variations de jugement de la duchesse n’épargnaient personne, excepté son mari. Lui seul ne l’avait jamais aimée ; en lui elle avait senti toujours un de ces caractères de fer, indifférent aux caprices qu’elle avait, dédaigneux de sa beauté, violent, d’une volonté à ne plier jamais et sous la seule loi desquels les nerveux savent trouver le calme.

 

 

M. de  Guermantes poursuivant un même type de beauté féminine, mais le cherchant dans des maîtresses souvent renouvelées, n’avait, une fois qu’ils les avait quittées, et pour se moquer d’elles, qu’une associée durable, identique, qui l’irritait souvent par son bavardage, mais dont il savait que tout le monde la tenait pour la plus belle, la plus vertueuse, la plus intelligente, la plus instruite de l’aristocratie, pour une femme que lui M. de Guermantes était trop heureux d’avoir trouvée, qui couvrait tous ses désordres, recevait comme personne, et maintenait à leur salon son rang de premier salon du faubourg Saint-Germain. Souvent de mauvaise humeur contre sa femme, M. de Guermantes était fier d’elle. Si, aussi avare que fastueux, il lui refusait le plus léger argent pour des charités, pour les domestiques, il tenait à ce qu’elle eût les toilettes les plus magnifiques et les plus beaux attelages. Chaque fois que Mme de Guermantes venait d’inventer, relativement aux mérites et aux défauts, brusquement intervertis par elle, d’un de leurs amis, un nouveau et friand paradoxe, elle brûlait d’en faire l’essai devant des personnes capables de le goûter, d’en faire savourer l’originalité psychologique et briller la malveillance lapidaire. Le patient sur qui venait de s’exercer la psychologie de la duchesse était généralement un intime dont ceux à qui elle souhaitait de transmettre sa découverte ignoraient entièrement qu’il ne fût plus au comble de la faveur ; aussi la réputation qu’avait Mme de Guermantes d’incomparable amie sentimentale, douce et dévouée, rendait difficile de commencer l’attaque. Les édits successifs et contradictoires par lesquels Mme de Guermantes renversait sans cesse l’ordre des valeurs chez les personnes de son milieu ne suffisant plus à la distraire, elle cherchait aussi, dans la manière dont elle dirigeait sa propre conduite sociale, dont elle rendait compte de ses moindres décisions mondaines, à goûter ces émotions artificielles, à obéir à ces devoirs factices qui stimulent la sensibilité des assemblées et s’imposent à l’esprit des politiciens. Autrefois, quand M. de Guermantes, prince des Laumes, siégeait à la Chambre, on lisait quelquefois dans les journaux de Paris, bien que ce fût surtout destiné à la circonscription de Méséglise et afin de montrer aux électeurs qu’ils n’avaient pas porté leurs votes sur un mandataire inactif ou muet : « Monsieur de Guermantes-Bouillon, prince des Laumes : « Ceci est grave ! » Très bien ! au centre et sur quelques bancs à droite, vives exclamations à l’extrême gauche. »

Cette subtilité des hommes politiques, qui servit au narrateur à s’expliquer le milieu Guermantes et plus tard d’autres milieux, n’était que la perversion d’une certaine finesse d’interprétation souvent désignée par « lire entre les lignes ». Le narrateur estimait que si dans les assemblées il y avait absurdité par perversion de cette finesse, il y avait stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prenait tout « à la lettre ».

M. de Guermantes, à cette époque de sa vie, avait, au grand scandale des Courvoisier, fait souvent partie des collègues qui venaient féliciter le ministre. Même à un moment où il joua un assez grand rôle à la Chambre et où on songeait à lui pour un ministère ou une ambassade, il était, quand un ami venait lui demander un service, infiniment plus simple, jouait politiquement beaucoup moins au grand personnage politique que tout autre qui n’eût pas été le duc de Guermantes. Car s’il disait que la noblesse était peu de chose, qu’il considérait ses collègues comme des égaux, il n’en pensait pas un mot. Il recherchait, feignait d’estimer, mais méprisait les situations politiques. Son orgueil protégeait contre toute atteinte non pas seulement ses façons d’une familiarité affichée, mais ce qu’il pouvait avoir de simplicité véritable. Pour en revenir à ces décisions artificielles et émouvantes comme celles des politiciens, Mme de Guermantes ne déconcertait pas moins les Guermantes, les Courvoisier, tout le faubourg et plus que personne la princesse de Parme, par des décrets inattendus sous lesquels on sentait des principes qui frappaient d’autant plus qu’on s’en était moins avisé. Naturellement, sachant les commentaires que ne manqueraient pas de provoquer l’une ou l’autre attitude, Mme de Guermantes avait autant de plaisir à entrer dans une fête où on n’osait pas compter sur elle, qu’à rester chez soi ou à passer la soirée avec son mari au théâtre, le soir d’une fête où « tout le monde allait », ou bien, quand on pensait qu’elle éclipserait les plus beaux diamants par un diadème historique, d’entrer sans un seul bijou et dans une autre tenue que celle qu’on croyait à tort de rigueur. Bien qu’elle fût antidreyfusarde (tout en croyant à l’innocence de Dreyfus, de même qu’elle passait sa vie dans le monde tout en ne croyant qu’aux idées), elle avait produit une énorme sensation à une soirée chez la princesse de Ligne, d’abord en restant assise quand toutes les dames s’étaient levées à l’entrée du général Mercier, et ensuite en se levant et en demandant ostensiblement ses gens quand un orateur nationaliste avait commencé une conférence, montrant par là qu’elle ne trouvait pas que le monde fût fait pour parler politique ; toutes les têtes s’étaient tournées vers elle à un concert du Vendredi Saint où, quoique voltairienne, elle n’était pas restée parce qu’elle avait trouvé indécent qu’on mît en scène le Christ.

Au moment de l’année où les fêtes commençaient, quand on invitait à dîner la duchesse de Guermantes en se pressant pour qu’elle ne fût pas déjà retenue, elle refusait pour la seule raison à laquelle un mondain n’eût jamais pensé : elle allait partir en croisière pour visiter les fjords de la Norvège, qui l’intéressaient. L’idée qu’on pouvait volontairement renoncer à cent dîners ou déjeuners en ville, au double de « thés », au triple de soirées, aux plus brillants lundis de l’Opéra et mardis des Français pour aller visiter les fjords de la Norvège ne parut pas aux Courvoisier plus explicable que Vingt mille lieues sous les Mers, mais leur communiqua la même sensation d’indépendance et de charme. Aussi n’y avait-il pas de jour où l’on n’entendît dire, non seulement « vous connaissez le dernier mot d’Oriane ? », mais « vous savez la dernière d’Oriane ? ».

Parmi les éléments qui, absents des deux ou trois autres salons à peu près équivalents qui étaient à la tête du faubourg Saint-Germain, différenciaient d’eux le salon de la duchesse de Guermantes, un des moins sympathiques était habituellement fourni par une ou deux très belles femmes qui n’avaient de titre à être là que leur beauté, l’usage qu’avait fait d’elles M. de Guermantes, et desquelles la présence révélait aussitôt, comme dans d’autres salons tels tableaux inattendus, que dans celui-ci le mari était un ardent appréciateur des grâces féminines. Elles se ressemblaient toutes un peu ; car le duc avait le goût des femmes grandes souvent blondes, rarement brunes, quelquefois rousses, comme la plus récente, laquelle était à ce dîner, cette vicomtesse d’Arpajon qu’il avait tant aimée qu’il la força longtemps à lui envoyer jusqu’à dix télégrammes par jour. D’ordinaire, ces belles figurantes avaient été ses maîtresses mais ne l’étaient plus (c’était le cas pour Mme d’Arpajon) ou étaient sur le point de cesser de l’être. Peut-être cependant le prestige qu’exerçaient sur elles la duchesse et l’espoir d’être reçues dans son salon, quoiqu’elles appartinssent elles-mêmes à des milieux fort aristocratiques mais de second plan, les avaient-elles décidées, plus encore que la beauté et la générosité de celui-ci, à céder aux désirs du duc. Parmi ces maîtresses, la duchesse avait trouvé une alliée, grâce à laquelle, elle avait obtenu mille choses dont elle avait envie et que M. de Guermantes refusait impitoyablement à sa femme tant qu’il n’était pas amoureux d’une autre. Ce qui expliquait qu’elles ne fussent reçues chez la duchesse que quand leur liaison était déjà fort avancée tenait plutôt d’abord à ce que le duc, chaque fois qu’il s’était embarqué dans un grand amour, avait cru seulement à une simple passade en échange de laquelle il estimait que c’était beaucoup que d’être invité chez sa femme. En amour, souvent, la gratitude, le désir de faire plaisir, font donner au-delà de ce que l’espérance et l’intérêt avaient promis. Toutes les femmes qui avaient répondu à l’amour de M. de Guermantes, et quelquefois même quand elles ne lui avaient pas encore cédé, avaient été tour à tour séquestrées par lui. Il ne leur permettait plus de voir personne, il passait auprès d’elles presque toutes ses heures, il s’occupait de l’éducation de leurs enfants, auxquels quelquefois, si l’on doit en juger plus tard sur de criantes ressemblances, il lui arriva de donner un frère ou une sœur. La nouvelle maîtresse aimait le duc car elle le voyait comme un homme qui souvent lui avait donné les moyens et le goût de plus de luxe et qui avait interverti l’ordre antérieur d’importance des questions de snobisme et des questions d’intérêt ; enfin quelquefois, une jalousie de tous genres contre Mme de Guermantes animait les maîtresses du duc. Quand la liaison se terminait, il se trouvait souvent que ç’avait été Mme de Guermantes qui avait cherché à recevoir la maîtresse en qui elle espérait et avait si grand besoin de rencontrer, contre son terrible époux, une précieuse alliée.

Quand le duc et la duchesse se rendaient au théâtre, les spectateurs pouvaient croire qu’il n’était pas de meilleur mari que lui ni de personne plus enviable que la duchesse – cette femme en dehors de laquelle étaient pour le duc tous les intérêts de la vie, cette femme qu’il n’aimait pas, qu’il n’avait jamais cessé de tromper ; – quand la duchesse se sentait fatiguée, ils voyaient M. de Guermantes se lever, lui passer lui-même son manteau en arrangeant ses colliers pour qu’ils ne se prissent pas dans la doublure, et lui frayer un chemin jusqu’à la sortie avec des soins empressés et respectueux qu’elle recevait avec la froideur de la mondaine qui ne voit là que du simple savoir-vivre, et parfois même avec l’amertume un peu ironique de l’épouse désabusée qui n’a plus aucune illusion à perdre. M. de Guermantes ne redevenait généreux, humain que pour une nouvelle maîtresse, qui prenait, comme il arrivait le plus souvent, le parti de la duchesse ; celle-ci voyait redevenir possibles pour elle des générosités envers des inférieurs, des charités pour les pauvres, même pour elle- même, plus tard, une nouvelle et magnifique automobile. Mais de l’irritation qui naissait d’habitude assez vite, pour Mme de Guermantes, des personnes qui lui étaient trop soumises, les maîtresses du duc n’étaient pas exceptées. Bientôt la duchesse se dégoûtait d’elles. Pendant  une première période, la femme que M. de Guermantes commençait à délaisser se plaignait, faisait des scènes, se montrait exigeante, paraissait indiscrète, tracassière. Le duc commençait à la prendre en grippe. Alors Mme de Guermantes avait lieu de mettre en lumière les défauts vrais ou supposés d’une personne qui l’agaçait. Connue pour bonne, Mme de Guermantes recevait les téléphonages, les confidences, les larmes de la délaissée, et ne s’en plaignait pas. Elle en riait avec son mari, puis avec quelques intimes. Et croyant, par cette pitié qu’elle montrait à l’infortunée, avoir le droit d’être taquine avec elle, en sa présence même, quoique celle-ci dît, pourvu que cela pût rentrer dans le cadre du caractère ridicule que le duc et la duchesse lui avaient récemment fabriqué, Mme de Guermantes ne se gênait pas d’échanger avec son mari des regards d’ironique intelligence.

Un soir, la princesse de Parme se rappela qu’elle voulait inviter à l’Opéra la princesse de..., et désirant savoir si cela ne serait pas désagréable à Mme de Guermantes, elle chercha à la sonder. À ce moment entra M. de Grouchy, dont le train, à cause d’un déraillement, avait eu une panne d’une heure. Il s’excusa comme il put. La duchesse lui dit :

– Je vois que même pour les petites choses, être en retard c’est une tradition dans votre famille.

Grouchy qui revenait de la chasse voulut offrir des faisans à la duchesse. Elle insista pour que M. de Grouchy ne prît pas la peine d’envoyer les faisans. Elle fut ravie d’envoyer Poullein, son valet de pied car il était fiancé et elle voulait le contrarier car c’était son jour de sortie le lendemain.

La princesse de Parme avait eu la visite de la cousine d’Oriane de Guermantes, d’Heudicourt. Elle voulut savoir si elle était médisante comme elle l’avait entendu dire. Oriane infirma cette rumeur mais ajouta que sa cousine était bête comme une oie. La princesse de Parme fut stupéfaite du verdict d’Oriane. Le duc enchérit en disant que d’Heudicourt n’était pas prodigue. La princesse de Parme savait qu’elle était rapiate. Oriane se moqua de sa cousine en disant que la cuisine chez Zénaïde n’était pas mauvaise, mais qu’on la trouverait plus quelconque si elle était moins parcimonieuse. Le duc évoqua ses goût musicaux et littéraires un peu vieux jeu et Oriane l’interrompit. Le duc la tint quelques instants sous le feu d’un silence menaçant. Et ses yeux de chasseur avaient l’air de deux pistolets chargés.

Le narrateur entendit Mme d’Arpajon évoquer une pièce de Victor Hugo. Elle trouvait que dans la pièce en question, il y avait des choses ridicules, inintelligibles, des fautes de goût, que c’était difficile à comprendre, que cela donnait à lire autant de peine que si c’était écrit en russe ou en chinois, car évidemment c’était tout excepté du français, mais quand on avait pris cette peine, comme on était récompensé, il y avait tant d’imagination ! Oriane dit à voix basse à la princesse de Parme que Mme d’Arpajon ne connaissait rien à la poésie.

Le narrateur apprit que le duc de Guermantes était depuis peu l’amant de la marquise de Surgis-le-Duc.

Le premier lui était inspiré par la coquetterie, le second par la vanité. La duchesse dit qu’Elstir la voyait probablement comme elle se voyait, c’est-à-dire dépourvue d’agrément. Mme de Guermantes disait cela avec le regard à la fois mélancolique, modeste et câlin qui lui parut le plus propre à la faire paraître autre que ne l’avait montrée Elstir. Le narrateur pensait que l’esprit de la duchesse avait pu conserver cette séduisante vigueur des corps souples qu’aucune épuisante réflexion, nul souci moral ou trouble nerveux n’ont altérée. Son esprit d’une formation si antérieure au sien, était pour le narrateur l’équivalent de ce que lui avait offert la démarche des jeunes filles de la petite bande au bord de la mer. Seulement elle était incapable de comprendre ce que le narrateur avait cherché en elle – le charme du nom de Guermantes – et le petit peu qu’il y avait trouvé, un reste provincial de Guermantes.

Le narrateur observa un des invités, M. de Bréauté, auteur d’une étude sur les Mormons, parue dans la Revue des Deux-Mondes. M. de Bréauté ne fréquentait que les milieux les plus aristocratiques, mais parmi eux seulement ceux qui avaient un certain renom d’intelligence. De sorte qu’à sa présence, du moins assidue, chez une femme, on reconnaissait si celle-ci avait un salon. Pour que sa réputation d’intellectuel survécût à sa mondanité, appliquant certaines maximes de l’esprit des Guermantes, il partait avec des dames élégantes faire de longs voyages scientifiques à l’époque des bals, et quand une personne snob, par conséquent sans situation encore, commençait à aller partout, il mettait une obstination féroce à ne pas vouloir la connaître, à ne pas se laisser présenter. Sa haine des snobs découlait de son snobisme. Le duc et la duchesse de Guermantes évoquèrent la soirée chez Mme de Villeparisis où ils avaient vu le narrateur.  Oriane demanda au narrateur si ce vieux monsieur qui avait passé près d’eux n’était pas François Coppée. Elle ajouta que le narrateur devait savoir tous les noms, avec une envie sincère pour ses relations poétiques et aussi par amabilité à son « égard », pour poser davantage aux yeux de ses invités un jeune homme aussi versé dans la littérature. Le narrateur assura à la duchesse qu’il n’avait vu aucune figure célèbre à la soirée de Mme de Villeparisis. Le narrateur se souvenait que lors de cette soirée, Mme de Villeparisis avait présenté Bloch à Mme Alphonse de Rothschild, mais son camarade n’avait pas entendu le nom et, croyant avoir affaire à une vieille Anglaise un peu folle, n’avait répondu que par monosyllabes aux prolixes paroles de la dame. Quand il comprit son erreur, il avait eu comme un coup au cœur, un transport au cerveau et s’était écrié en présence de l’aimable vieille dame : « Si j’avais su ! ». Ce mot de Bloch avait peu d’intérêt, mais le narrateur s’en souvenait comme preuve que parfois dans la vie, sous le coup d’une émotion exceptionnelle, on dit ce que l’on pense.

Oriane dénigra sa tante en affirmant que Mme de Villeparisis garderait la réputation d’une personne de l’ancien régime, d’un esprit éblouissant et d’un dévergondage effréné. Il n’y avait pas d’intelligence plus bourgeoise, plus sérieuse, plus terne ; elle passerait pour une protectrice des arts, ce qui voulait dire qu’elle avait été la maîtresse d’un grand peintre, mais il n’avait jamais pu lui faire comprendre ce que c’était qu’un tableau. Bien loin d’être une personne dépravée, Mme de Villeparisis était tellement faite pour le mariage, elle était tellement née conjugale, que n’ayant pu conserver un époux, qui était du reste une canaille, elle n’avait jamais eu une liaison qu’elle n’avait prise aussi au sérieux que si c’était une union légitime. Puis Oriane et la princesse de Parme évoquèrent le deuil de Palamède. Il avait pleuré Mme de Charlus de manière édifiante.  Oriane dit que son beau-frère allait tous les jours au cimetière pour raconter à sa femme combien de personnes il avait eues à déjeuner, il la regrettait énormément, mais comme une cousine, comme une grand’mère, comme une sœur. Ce n’était pas un deuil de mari. Elle pensait que son beau-frère avait un cœur de femme. Le duc répondit que ce qu’Oriane disait était absurde. Charlus n’avait rien d’efféminé, personne n’était plus viril que lui.

La princesse de Parme avait vu Saint-Loup la veille et dit à Oriane qu’il voulait lui demander un service. Saint-Loup ne voulait pas retourner au Maroc à cause de Rachel dit le prince de Foix. Le prince Von dit au narrateur que Rachel lui avait parlé de lui, elle lui avait dit que le petit Saint-Loup adorait le narrateur, le préférait même à elle. Le narrateur demanda si Rachel le détestait à cause de ça. Le prince Von lui dit que Rachel avait dit au contraire beaucoup de bien de lui. Comme le narrateur ne semblait pas comprendre, le prince Von voulut lui expliquer après la soirée d’Oriane mais le narrateur lui dit qu’il devait se rendre chez Charlus. Le prince insista mais le narrateur avait peur et lui dit qu’un ami viendrait le chercher. A cause de cela, le prince ne lui adressa plus jamais la parole par la suite.

La princesse de Parme relança Oriane à propos du service demandé par Saint-Loup en lui disant qu’elle devait bien connaître le général de Monserfeuil. – Très peu, répondit la duchesse qui était intimement liée avec cet officier.

Le duc de Guermantes déclara qu’Oriane avait trop demandé de choses à Monserfeuil. Une demande d’elle à présent, c’était une raison pour qu’il refuse.

Le narrateur ne devait plus cesser par la suite d’être continuellement invité, fût-ce avec quelques personnes seulement, à ces repas dont il s’était autrefois figuré les convives comme les apôtres de la Sainte-Chapelle. De sorte qu’en peu de dîners il assimila la connaissance de tous les amis de ses hôtes. De vieux amis de M. et de Mme de Guermantes venaient les voir après dîner, sans être attendus, et prenaient l’hiver une tasse de tilleul aux lumières du grand salon, l’été un verre d’orangeade dans la nuit du petit bout de jardin rectangulaire. L’orangeade avait quelque chose de rituel. Y ajouter d’autres rafraîchissements eût semblé dénaturer la tradition. On admira l’influence du narrateur parce qu’il put à l’orangeade faire ajouter une carafe contenant du jus de cerise cuite, de poire cuite. Le narrateur prit en inimitié, à cause de cela, le prince d’Agrigente qui, comme tous les gens dépourvus d’imagination, mais non d’avarice, s’émerveillent de ce que vous buvez et vous demandent la permission d’en prendre un peu. De sorte que chaque fois M. d’Agrigente, en diminuant la ration du narrateur, gâtait son plaisir.

Maints vieillards venaient recevoir chez la duchesse, en même temps que l’invariable boisson, un accueil souvent assez peu aimable. Or, ce ne pouvait être par snobisme, étant eux-mêmes d’un rang auquel nul autre n’était supérieur ; ni par amour du luxe : ils l’aimaient peut-être, mais, dans de moindres conditions sociales, eussent pu en connaître un splendide. Ils n’étaient même pas certains de trouver là des opinions absolument conformes aux leurs, ou des sentiments spécialement chaleureux ; Mme de Guermantes lançait parfois sur l’affaire Dreyfus, sur la République, sur les lois antireligieuses, ou même, à mi-voix, sur eux-mêmes, sur leurs infirmités, sur le caractère ennuyeux de leur conversation, des réflexions qu’ils devaient faire semblant de ne pas remarquer.

Un soir, le narrateur rencontra chez les Guermantes le général de Monserfeuil. Il avait cru que c’était simplement par quelque inserviabilité foncière, et pour laquelle le duc, comme pour l’esprit, sinon pour l’amour, était le complice de sa femme, que la duchesse avait presque refusé de recommander son neveu à M. de Monserfeuil. Et il voyait là une indifférence d’autant plus coupable qu’il avait cru comprendre par quelques mots échappés à la princesse de Parme que le poste de Robert était dangereux et qu’il était prudent de l’en faire changer. Mais ce fut par la véritable méchanceté de Mme de Guermantes que le narrateur fut révolté quand, la princesse de Parme ayant timidement proposé d’en parler d’elle-même et pour son compte au général, la duchesse fit tout ce qu’elle put pour en détourner l’Altesse. Mais Oriane promit à la princesse de Parme d’en parler à Saint-Joseph ou à Beautreillis qui étaient beaucoup plus influent. Puis Oriane se mit à vanter le mobilier de style Empire pour se moquer de la princesse de Parme. La princesse répondit qu’on n’était pas très bien assis dans les meubles Empire. Oriane incita la princesse de Parme à se rendre chez les Iéna pour voir leurs meubles Empire.  Et comme cette proposition était une des audaces les plus Guermantes de la duchesse, parce que les Iéna étaient pour la princesse de Parme de purs usurpateurs, leur fils portant, comme le sien, le titre de duc de Guastalla, Mme de Guermantes en la lançant ainsi ne se retint pas (tant l’amour qu’elle portait à sa propre originalité l’emportait encore sur sa déférence pour la princesse de Parme) de jeter sur les autres convives des regards amusés et souriants. Eux aussi s’efforçaient de sourire, à la fois effrayés, émerveillés, et surtout ravis de penser qu’ils étaient témoins de la « dernière » d’Oriane et pourraient la raconter « tout chaud ».

La narrateur, en écoutant la duchesse et le duc échanger des banalités sur les arts, les voyait tous deux, retirés de ce nom de Guermantes dans lequel, jadis, il les imaginait menant une inconcevable vie, maintenant pareils aux autres hommes et aux autres femmes, retardant seulement un peu sur leurs contemporains, mais inégalement, comme tant de ménages du faubourg Saint-Germain où la femme a eu l’art de s’arrêter à l’âge d’or, l’homme, la mauvaise chance de descendre à l’âge ingrat du passé, l’une restant encore Louis XV quand le mari est pompeusement Louis-Philippe. Que Mme de Guermantes fût pareille aux autres femmes, ç’avait été pour le narrateur d’abord une déception, c’était presque, par réaction, et tant de bons vins aidant, un émerveillement. Et si loin, si à l’écart, si au-dessus des bourgeoises instruites que le narrateur avait connues, la culture similaire par laquelle Mme de Guermantes s’était efforcée, sans intérêt, sans raison d’ambition, de descendre au niveau de celles qu’elle ne connaîtrait jamais, avait le caractère méritoire, presque touchant à force d’être inutilisable, d’une érudition en matière d’antiquités phéniciennes chez un homme politique ou un médecin.

Le prince Von apprit au narrateur que l’empereur Guillaume haïssait Elstir. Il ajouta que l’empereur était d’une intelligence inouïe et qu’il aimait il aimait passionnément les arts ; il avait sur les œuvres d’art un goût en quelque sorte infaillible, il ne se trompait jamais. Si quelque chose était beau, il le reconnaissait tout de suite, il le prenait en haine. S’il détestait quelque chose, il n’y avait aucun doute à avoir, c’est que c’était excellent. Tout le monde sourit.

M. de Guermantes demanda à Von si Norpois n’était pas pour un rapprochement anglo-français. Von lui demanda à quoi cela servirait car il considérait les Anglais comme de mauvais militaires.  Le narrateur écouta à peine ces histoires, du genre de celles que M. de Norpois racontait à son père car  elles ne fournissaient aucun aliment aux rêveries qu’il aimait. Mme de Guermantes, qui trouvait que le prince allemand manquait de tact, dit qu’elle trouvait le roi Edouard charmant, si simple, et bien plus fin qu’on ne croyait. Et la reine était, même encore maintenant, ce qu’elle connaissait de plus beau au monde. Le prince Von le prince était irrité et ne s’apercevait pas qu’il déplaisait. Il affirma qu’il y avait quelque chose de choquant dans ce couple royal qui était littéralement entretenu par ses sujets, qui se faisait payer par les gros financiers juifs toutes les dépenses que lui aurait dû faire, et les nommait baronnets en échange. Le narrateur dit qu’il croyait qu’à son grand regret M. de Norpois ne l’aimait pas. Oriane le détrompa en affirmant qu’elle n’avait  jamais entendu parler Norpois de quelqu’un aussi gentiment que du narrateur. Et il avait dernièrement voulu lui faire donner au ministère une situation charmante. Comme il avait su que le narrateur était souffrant et ne pourrait pas l’accepter, il avait eu la délicatesse de ne pas même parler de sa bonne intention au père du narrateur qu’il appréciait infiniment. Le narrateur savait que les médisances étaient assez fréquentes chez Norpois. Mais cela ne l’empêchait pas d’avoir des sympathies, de louer ceux qu’il aimait et d’avoir plaisir à se montrer serviable pour eux. Oriane affirma que Norpois ne voulait pas de Mme de Villeparisis comme nouvelle épouse et qu’elle n’était même plus sa maîtresse depuis longtemps car elle était plus confite en dévotion.

Si le nom de duchesse de Guermantes était pour le narrateur un nom collectif, ce n’était pas que dans l’histoire, par l’addition de toutes les femmes qui l’avaient porté, mais aussi au long de sa courte jeunesse qui avait déjà vu, en cette seule duchesse de Guermantes, tant de femmes différentes se superposer, chacune disparaissant quand la suivante avait pris assez de consistance. La discussion des Guermantes porta longuement sur leurs origines familiales. Mme de Guermantes tira le narrateur de sa rêverie. Elle espérait qu’il allait vite revenir dîner pour une compensation, sans généalogies cette fois. Elle était incapable de comprendre le genre de charme qu’il pouvait trouver chez elle et d’avoir l’humilité de ne lui plaire que comme un herbier, plein de plantes démodées. Le narrateur trouvait que la discussion sur la généalogie des Guermantes avait sauvé la soirée. Chacun des convives du dîner, affublant le nom mystérieux sous lequel il l’avait seulement connu et rêvé à distance lui avait donné l’impression de plate vulgarité que peut donner l’entrée dans le port danois d’Elseneur à tout lecteur enfiévré d’Hamlet.

Dans les familles bourgeoises on voit parfois naître des jalousies si la sœur cadette se marie avant l’aînée. Tel le monde aristocratique, des Courvoisier surtout, mais aussi des Guermantes, réduisait sa grandeur nobiliaire à de simples supériorités domestiques, en vertu d’un enfantillage que le narrateur avait connu d’abord (c’était pour lui son seul charme) dans les livres. La seule chose qui lui fît de la peine dans cette conversation, ce fut de voir que les absurdes histoires touchant le charmant grand-duc héritier de Luxembourg trouvaient créance dans ce salon aussi bien qu’auprès des camarades de Saint-Loup.

L’ambassadrice de Turquie, laquelle était venue après le dîner. Dévorée d’ambition mondaine et douée d’une réelle intelligence assimilatrice, elle apprenait avec la même facilité l’histoire de la retraite des Dix mille ou la perversion sexuelle chez les oiseaux. C’était une femme dangereuse à écouter, car, perpétuellement dans l’erreur, elle vous désignait comme des femmes ultra-légères d’irréprochables vertus, vous mettait en garde contre un monsieur animé des intentions les plus pures, et racontait de ces histoires qui semblaient sortir d’un livre, non à cause de leur sérieux, mais de leur invraisemblance. Elle était, à cette époque, peu reçue.  Elle fréquentait quelques semaines des femmes tout à fait brillantes comme la duchesse de Guermantes, mais, en général, en était restée, par force, pour les familles très nobles, à des rameaux obscurs que les Guermantes ne fréquentaient plus. Elle espérait avoir l’air tout à fait du monde en citant les plus grands noms de gens peu reçus qui étaient ses amis. L’ambassadrice n’avait pas l’air d’aimer la princesse de Guermantes. Elle dit tout bas au narrateur  : « Elle est stupide. Mais non, elle n’est pas si belle. C’est une réputation usurpée. »

Parfois, plus que d’une race, c’était d’un fait particulier, d’une date, que faisait souvenir un nom. En entendant M. de Guermantes rappeler que la mère de M. de Bréauté était Choiseul et sa grand’mère Lucinge, le narrateur crut voir, sous la chemise banale aux simples boutons de perle, saigner dans deux globes de cristal ces augustes reliques : le cœur de Mme de Praslin et du duc de Berri. Plus instruit que sa femme de ce qu’avaient été leurs ancêtres, M. de Guermantes se trouvait posséder des souvenirs qui donnaient à sa conversation un bel air d’ancienne demeure dépourvue de chefs-d’œuvre véritables mais pleine de tableaux authentiques, médiocres et majestueux, dont l’ensemble a grand air.

Le narrateur pensait que l’aristocratie, en sa construction lourde, percée de rares fenêtres, laissant entrer peu de jour, montrant le même manque d’envolée, mais aussi la même puissance massive et aveuglée que l’architecture romane, enfermait toute l’histoire, l’emmurait, la renfrognait. Ainsi les espaces de sa mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s’ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d’art achevées où il n’y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tour à tour reçoit des autres sa raison d’être comme elle leur impose la sienne.

L’ambassadrice de Turquie participa au dénigrement de M. de Luxembourg. Le narrateur était intimement persuadé que toutes les histoires relatives à M. de Luxembourg étaient pareillement fausses et que, chaque fois qu’il se trouverait en présence d’un des acteurs ou des témoins, il entendrait le même démenti. Oriana raconta l’avanie qu’elle avait eue avec M. de Luxembourg qui l’avait laissée l’attendre quand elle était venue le voir au Luxembourg. Tout le monde rit du récit de la duchesse et d’autres analogues. C’étaient des mensonges, selon le narrateur, car d’homme plus intelligent, meilleur, plus fin, plus exquis que ce Luxembourg-Nassau, il n’en avait jamais rencontré. La suite montrerait que c’était le narrateur qui avait raison. Au milieu de toutes ses « rosseries », Mme de Guermantes eut pourtant une phrase gentille. « Il n’a pas toujours été comme cela, dit-elle. Avant de perdre la raison, d’être, comme dans les livres, l’homme qui se croit devenu roi, il n’était pas bête.

La conversation retourna aux généalogies, cependant que l’imbécile ambassadrice de Turquie souffla à l’oreille du narrateur : « Vous avez l’air d’être très bien dans les papiers du duc de Guermantes, prenez garde », et comme il demanda l’explication : « Je veux dire, vous comprendrez à demi-mot, que c’est un homme à qui on pourrait confier sans danger sa fille, mais non son fils. » Or, si jamais homme au contraire aima passionnément et exclusivement les femmes, ce fut bien le duc de Guermantes.

Le duc de Guermantes évoqua sa cousine qui était une royaliste enragée, c’était la fille du marquis de Féterne, qui joua un certain rôle dans la guerre des Chouans. A voir ce nom de Féterne, qui depuis son séjour à Balbec était pour lui un nom de château, devenir ce qu’il n’avait jamais songé qu’il eût pu être, un nom de famille, le narrateur eut le même étonnement que dans une féerie où des tourelles et un perron s’animent et deviennent des personnes. Le narrateur songea qu’un jour prochain le voyageur qui, au fond de la Bourgogne, s’arrêterait dans le petit village de Charlus pour visiter son église, s’il n’était pas assez studieux ou se trouvait trop pressé pour en examiner les pierres tombales, ignorerait que ce nom de Charlus fut celui d’un homme qui allait de pair avec les plus grands. Mais tant qu’un grand nom n’était pas éteint, il maintenait en pleine lumière ceux qui le portèrent ; et c’est sans doute, pour une part, l’intérêt qu’offrait aux yeux du narrateur l’illustration de ces familles, qu’on pouvait, en partant d’aujourd’hui, les suivre en remontant degré par degré jusque bien au-delà du XIVe siècle, retrouver des Mémoires et des correspondances de tous les ascendants de M. de Charlus, du prince d’Agrigente, de la princesse de Parme, dans un passé où une nuit impénétrable aurait couvert les origines d’une famille bourgeoise. La curiosité historique du narrateur était faible en comparaison du plaisir esthétique. Les noms cités avaient pour effet de désincarner les invités de la duchesse, lesquels avaient beau s’appeler le prince d’Agrigente ou de Cystira, que leur masque de chair et d’inintelligence ou d’intelligence communes avait changé en hommes quelconques, si bien qu’en somme le narrateur avait atterri au paillasson du vestibule, non pas comme au seuil, ainsi qu’il l’avait cru, mais au terme du monde enchanté des noms. Chaque nom déplacé par l’attirance d’un autre avec lequel le narrateur ne lui avait soupçonné aucune affinité, quittait la place immuable qu’il occupait dans son cerveau, où l’habitude l’avait terni, et, allant rejoindre les Mortemart, les Stuarts ou les Bourbons, dessinait avec eux des rameaux du plus gracieux effet et d’un coloris changeant. Le nom même de Guermantes recevait de tous les beaux noms éteints et d’autant plus ardemment rallumés, auxquels le narrateur apprenait seulement qu’il était attaché, une détermination nouvelle, purement poétique. Tout au plus, à l’extrémité de chaque renflement de la tige altière, pouvait-il la voir s’épanouir en quelque figure de sage roi ou d’illustre princesse, comme le père d’Henri IV ou la duchesse de Longueville. Le narrateur pensait que son départ allait permettre aux invités, une fois que le profane ne serait plus là, de se constituer enfin en comité secret. Ils allaient pouvoir célébrer les mystères pour la célébration desquels ils s’étaient réunis, car ce n’était pas évidemment pour parler de Frans Hals ou de l’avarice et pour en parler de la même façon que font les gens de la bourgeoisie. On ne disait que des riens, sans doute parce que le narrateur était là, et il avait des remords, en voyant toutes ces jolies femmes séparées, de les empêcher, par sa présence, de mener, dans le plus précieux de ses salons, la vie mystérieuse du faubourg Saint-Germain. Pourtant, plusieurs dames se retirèrent, non pas déçues, comme elles auraient dû l’être, mais remerciant avec effusion Mme de Guermantes de la délicieuse soirée qu’elles avaient passée, comme si, les autres jours, ceux où le narrateur n’était pas là, il ne se passait pas autre chose. Était-ce vraiment à cause de dîners tels que celui-ci que toutes ces personnes faisaient toilette et refusaient de laisser pénétrer des bourgeoises dans leurs salons si fermés, pour des dîners tels que celui-ci ? pareils si le narrateur avait été absent ? il en eut un instant le soupçon, mais il était trop absurde. Le simple bon sens lui permettait de l’écarter. Et puis, s’il l’avait accueilli, que serait-il resté du nom de Guermantes, déjà si dégradé depuis Combray ? Les filles fleurs à qui il avait dit des propos d’une stupidité à rougir, avaient tenu avant de quitter le salon, à venir lui dire, en fixant sur lui leurs beaux yeux caressants, tout en redressant la guirlande d’orchidées qui contournait leur poitrine, quel plaisir intense elles avaient eu à le connaître, et lui parler – allusion voilée à une invitation à dîner – de leur désir « d’arranger quelque chose », après qu’elles auraient « pris jour » avec Mme de Guermantes. Aucune de ces dames fleurs ne partit avant la princesse de Parme. La présence de celle-ci – on ne doit pas s’en aller avant une Altesse – était une des deux raisons, non devinées par le narrateur, pour lesquelles la duchesse avait mis tant d’insistance à ce qu’il restât. Dès que Mme de Parme fut levée, ce fut comme une délivrance. « Je crois que la princesse de Parme a été très contente de dîner avec vous. » Le connaissait la formule. Le duc avait traversé tout le salon pour venir la prononcer devant le narrateur, d’un air obligeant et pénétré, comme s’il lui avait remis un diplôme.

Dans le vestibule où le narrateur demanda à un valet de pied ses snow-boots, qu’il avait pris par précaution contre la neige, dont il était tombé quelques flocons vite changés en boue, ne se rendant pas compte que c’était peu élégant, il éprouva, du sourire dédaigneux de tous, une honte qui atteignit son plus haut degré quand il vit que Mme de Parme n’était pas partie et le voyait chaussant ses caoutchoucs américains. La princesse revint vers lui. « Oh ! quelle bonne idée, s’écria-t-elle, comme c’est pratique ! voilà un homme intelligent. Madame, il faudra que nous achetions cela », dit-elle à sa dame d’honneur, tandis que l’ironie des valets se changeait en respect et que les invités s’empressaient autour du narrateur pour s’enquérir où il avait pu trouver ces merveilles. Une exaltation n’aboutissant qu’à la mélancolie, parce qu’elle était artificielle, ce fut aussi, quoique tout autrement que Mme de Guermantes, ce que le narrateur ressentit une fois sorti enfin de chez elle, dans la voiture qui allait le conduire à l’hôtel de M. de Charlus. Mais c’était une exaltation provoquée par le mouvement dont avaient été agitées des personnes extérieures. Cette exaltation n’était pas accompagnée de plaisir ; mais le narrateur ne pouvait lui en ajouter un, par choc en retour, en une ivresse si factice qu’elle tournait vite à l’ennui, à la tristesse. Ce n’était pas la même exaltation qu’il avait connue à Balbec, dans la calèche de Mme de Villeparisis, en cherchant à démêler la réminiscence que lui offrait une allée d’arbres. A présent, ce qu’il avait devant les yeux de l’esprit, c’étaient ces conversations qui lui avaient paru si ennuyeuses au dîner de Mme de Guermantes, par exemple les récits du prince Von sur l’empereur d’Allemagne, sur le général Botha et l’armée anglaise. Il glissa ses souvenirs dans son stéréoscope intérieur et s’émerveilla de son bonheur, non ressenti par lui, il est vrai, au moment même, d’avoir dîné avec quelqu’un qui connaissait si bien Guillaume II et avait raconté sur l’empereur des anecdotes fort spirituelles. Alors les souvenirs du narrateur, même des jugements parfois bêtes d’Oriane, prirent une vie, une profondeur extraordinaires. Il comprit qu’il n’y avait pas de propos, pas plus que de relations, dont on pouvait être certain qu’on ne tirerait pas un jour quelque chose. Ce que lui avait dit Mme de Guermantes sur les tableaux qui seraient intéressants à voir, même d’un tramway, était faux, mais contenait une part de vérité qui lui fut précieuse dans la suite. Les citations qu’avait faites Oriane lui avait permis de comprendre qu’il avait eu tort de se confiner jusqu’ici dans les derniers recueils d’Hugo car c’étaient les « pensées » de Victor Hugo (presque aussi absentes de la Légende des Siècles que les « airs », les « mélodies » dans la deuxième manière wagnérienne) que Mme de Guermantes aimait dans le premier Hugo. Il ne lui fallut pas plus de quarante-huit heures pour lire les Orientales et les Chants du Crépuscule et envoya François acheter le volume contenant Les Feuilles d’automne dont elle avait fait don à son pays natal. Le narrateur comprit que les grands seigneurs étaient presque les seules gens de qui on apprenait autant que des paysans ; leur conversation s’ornait de tout ce qui concerne la terre, les demeures telles qu’elles étaient habitées autrefois, les anciens usages, tout ce que le monde de l’argent ignore profondément.

Dans la chambre mortuaire d’un mort d’aujourd’hui, Mme de Guermantes n’eût pas fait remarquer, mais eût saisi immédiatement tous les manquements faits aux usages. Elle était choquée de voir à un enterrement des femmes mêlées aux hommes alors qu’il y avait une cérémonie particulière qui devait être célébrée pour les femmes. Tandis que Saint-Loup avait vendu son précieux « Arbre généalogique », d’anciens portraits des Bouillon, des lettres de Louis XIII, pour acheter des Carrière et des meubles modern style, M. et Mme de Guermantes, émus par un sentiment où l’amour ardent de l’art jouait peut-être un moindre rôle et qui les laissait eux-mêmes plus médiocres, avaient gardé leurs merveilleux meubles de Boule, qui offraient un ensemble autrement séduisant pour un artiste. Les conversations aristocratiques avaient du reste, chez Mme de Guermantes, le charme de se tenir dans un excellent français. Malgré tout, bien différentes en cela de ce qu’il avait pu ressentir devant des aubépines ou en goûtant à une madeleine, les histoires qu’il avait entendues chez Mme de Guermantes lui étaient étrangères. Alors il essaya en vain de ramener à lui son esprit vertigineusement emporté par une force centrifuge. Aussi était-ce avec une fiévreuse impatience de ne pas porter plus longtemps leur poids tout seul dans une voiture, que le narrateur sonna à la porte de M. de Charlus. Il dût attendre longtemps dans le salon. Le valet le pria d’attendre encore car le baron avait encore des rendez-vous. Le narrateur voulut partir mais le valet le retint car le baron risquait d’être mécontent. Dix minutes plus tard, on le conduisit près du baron. Sans faire un seul mouvement, M. de Charlus fixa sur le narrateur des yeux implacables.

 

 

7 mars 2024

Le Côté de Guermantes V (Proust)

Pour  en finir avec cette soirée, il s’y passa un fait, démenti quelques jours après, qui ne laissa pas d’étonner le narrateur et le brouilla pour quelque temps avec Bloch.

Chez Mme de Villeparisis, Bloch ne cessa de vanter au narrateur l’air d’amabilité de M. de Charlus, lequel Charlus, quand il le rencontrait dans la rue, le regardait dans les yeux comme s’il le connaissait, avait envie de le connaître, savait très bien qui il était.

Le narrateur pensa simplement que Bloch, à l’instar de son père pour Bergotte, connaissait le baron « sans le connaître ».

Mais enfin Bloch vint à tant de précisions, et sembla si certain qu’à deux ou trois reprises M. de Charlus avait voulu l’aborder, que, se rappelant qu’il avait parlé de son camarade au baron, lequel lui avait justement, en revenant d’une visite chez Mme de Villeparisis, posé sur lui diverses questions, le narrateur fit la supposition que Bloch ne mentait pas.

Aussi quelque temps après, au théâtre, le narrateur demanda à M. de Charlus de lui présenter Bloch, et sur son acquiescement alla le chercher. Mais dès que M. de Charlus l’aperçut, un étonnement aussitôt réprimé se peignit sur sa figure où il fut remplacé par une étincelante fureur. Non seulement il ne tendit pas la main à Bloch, mais chaque fois que celui-ci lui adressa la parole il lui répondit de l’air le plus insolent, d’une voix irritée et blessante. De sorte que Bloch, qui, à ce qu’il disait, n’avait eu jusque-là du baron que des sourires, crut que le narrateur l’avait non pas recommandé mais desservi, pendant le court entretien où, sachant le goût de M. de Charlus pour les protocoles, le narrateur lui avait parlé de son camarade avant de l’amener à lui. Bloch les quitta, éreinté comme qui a voulu monter un cheval tout le temps prêt à prendre le mors aux dents, ou nager contre des vagues qui vous rejettent sans cesse sur le galet, et ne reparla pas au narrateur pendant six mois.

 

 

Troisième partie

Les jours qui précédèrent le dîner du narrateur avec Mme de Stermaria lui furent insupportables. Il comptait par secondes, il se livrait à ces imaginations qui sont des commencements de caresses, de caresses qu’on enrage de ne pouvoir faire achever par la femme elle-même. Il pensait que la difficulté d’atteindre l’objet d’un désir l’accroissait (la difficulté, pourtant pour un désir tout physique, la certitude qu’il serait réalisé à un moment prochain et déterminé n’était guère moins exaltante que l’incertitude ; presque autant que le doute anxieux, l’absence de doute rendait intolérable l’attente du plaisir infaillible parce qu’elle faisait de cette attente un accomplissement innombrable. Ce qu’il lui fallait, c’était posséder Mme de Stermaria, car depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, ses désirs avaient préparé ce plaisir-là. Posséder Mme de Stermaria dans l’île du Bois de Boulogne où il l’avait invitée à dîner, tel était le plaisir qu’il imaginait à toute minute. L’île du Bois lui avait semblé faite pour le plaisir parce qu’il s’était trouvé aller y goûter la tristesse de n’en avoir aucun à y abriter. Entre la dernière fête de l’été et l’exil de l’hiver, on parcourait anxieusement ce royaume romanesque des rencontres incertaines et des mélancolies amoureuses, et on n’était pas plus surpris qu’il fût situé hors de l’univers géographique. Et le dernier équipage passé, quand on sentait avec douleur que la jeune fille dont on était amoureux ne viendrait plus, on allait dîner dans l’île. Alors on voulait d’autant plus avoir avec soi une amoureuse qu’on se sentait seul et qu’on pouvait se croire loin.

Le brouillard qui depuis la veille s’était élevé même à Paris, non seulement lui faisait songer sans cesse au pays natal de la jeune femme qu’il venait d’inviter, mais comme il était probable que, bien plus épais encore que dans la ville, il devait le soir envahir le Bois, surtout au bord du lac, le narrateur pensait qu’il ferait pour lui de l’île des Cygnes un peu l’île de Bretagne dont l’atmosphère maritime et brumeuse avait toujours entouré pour lui comme un vêtement la pâle silhouette de Mme de Stermaria. Son désir, sa croyance conférait au vêtement d’une femme une particularité individuelle, une irréductible essence. Le narrateur savait bien qu’à une demi-heure de la maison il ne trouverait pas la Bretagne. Mais en me promenant enlacé à Mme de Stermaria, dans les ténèbres de l’île, au bord de l’eau, il ferait comme d’autres qui, ne pouvant pénétrer dans un couvent, du moins, avant de posséder une femme, l’habillent en religieuse.

Il commença à se raser pour aller dans l’île retenir le cabinet (bien qu’à cette époque de l’année l’île fût vide et le restaurant désert) et arrêter le menu pour le dîner du lendemain, quand Françoise lui annonça Albertine. Il lui demanda de l’accompagner tout de suite jusqu’à l’île pour l’aider à faire le menu. Elle sembla hésiter puis accepta à la grande satisfaction du narrateur qui attachait beaucoup d’importance à avoir avec lui une jeune ménagère qui saurait bien mieux commander le dîner que lui. Albertine avait représenté tout autre chose pour lui, à Balbec. Mais il pensait que l’intimité, même quand nous ne la jugeons pas alors assez étroite, avec une femme dont nous sommes épris crée entre elle et nous, malgré les insuffisances qui nous font souffrir alors, des liens sociaux qui survivent à notre amour et même au souvenir de notre amour. Il se dit que, s’il y avait eu un risque pour que Saint-Loup se fût trompé, ou que lui-même eût mal compris sa lettre et que son dîner avec Mme de Stermaria ne le conduisît à rien, il eût donné rendez-vous pour le même soir très tard à Albertine afin d’oublier pendant une heure purement voluptueuse, en tenant dans ses bras le corps dont sa curiosité avait jadis supputé, soupesé tous les charmes dont il surabondait maintenant, les émotions et peut-être les tristesses de ce commencement d’amour pour Mme de Stermaria. Albertine lui parla peu, car elle sentait que le narrateur était préoccupé. Ils remontèrent en voiture, et comme la bourrasque s’était calmée, Albertine lui demanda de poursuivre jusqu’à Saint-Cloud. Pour voir de plus près une déesse de marbre qui s’élançait de son socle, Albertine monta sur un tertre, tandis que le narrateur l’attendit sur le chemin. Elle-même, vue ainsi d’en bas, non plus grosse et rebondie comme l’autre jour sur le lit du narrateur où les grains de son cou apparaissaient à la loupe de ses yeux approchés, mais ciselée et fine, semblait une petite statue. Quand il se retrouva seul chez lui, se rappelant qu’il avait été faire une course l’après-midi avec Albertine, qu’il dînait le surlendemain chez Mme de Guermantes, et qu’il avait à répondre à une lettre de Gilberte, trois femmes qu’il avait aimées, il se dit que notre vie sociale est, comme un atelier d’artiste, remplie des ébauches délaissées où nous avions cru un moment pouvoir fixer notre besoin d’un grand amour, mais il ne songea pas que quelquefois, si l’ébauche n’est pas trop ancienne, il peut arriver que nous la reprenions et que nous en fassions une œuvre toute différente, et peut-être même plus importante que celle que nous avions projetée d’abord.

Le lendemain, il fit froid et beau. Il décida d’envoyer une voiture à Mme de Stermaria. Il n’osa pas y monter pour ne pas la forcer à faire la route avec lui, mais il remit au cocher un mot pour elle où il lui demandait si elle permettait qu’il vînt la prendre. Il fit une sieste puis sauta à bas de son lit, passa sa cravate noire, donna un coup de brosse à ses cheveux le cocher revint avec une lettre de Mme de Stermaria. Elle annulait le rendez-vous et signait « Amitiés ». Le narrateur resta immobile, étourdi par le choc qu’il avait reçu. Ce qui ajoutait à son désespoir de ne pas voir Mme de Stermaria, c’était que sa réponse lui faisait supposer que pendant qu’heure par heure, depuis dimanche, il ne vivait que pour ce dîner, elle n’y avait sans doute pas pensé une fois. Plus tard, il apprit un absurde mariage d’amour qu’elle fit avec un jeune homme qu’elle devait déjà voir à ce moment-là et qui lui avait fait sans doute oublier son invitation. Les rêves de jeune vierge féodale du narrateur dans une île brumeuse avaient frayé le chemin à un amour encore inexistant. Maintenant sa déception, sa colère, son désir désespéré de ressaisir celle qui venait de se refuser, pouvaient, en mettant sa sensibilité de la partie, fixer l’amour possible que jusque-là son imagination seule lui avait, mais plus mollement, offert. Il ne revit pas Mme de Stermaria. Et une des choses qui lui rendirent peut-être le plus cruel le grand amour qu’il allait bientôt avoir, ce fut, en se rappelant cette soirée, de se dire qu’il aurait pu, si de très simples circonstances avaient été modifiées, se porter ailleurs, sur Mme de Stermaria ; appliqué à celle qui le lui inspira si peu après, il n’était donc pas – comme il aurait pourtant eu si envie, si besoin de le croire –absolument nécessaire et prédestiné.

Le narrateur sanglota. C’est à ce moment-là que Saint-Loup arriva. Ce fut comme une arrivée de bonté, de gaieté, de vie, qui étaient en dehors du narrateur sans doute mais s’offraient à lui, ne demandaient qu’à être à lui. Saint-Loup ne comprit pas lui-même le cri de reconnaissance du narrateur et ses larmes d’attendrissement. Ils partirent ensemble pour aller dîner et le narrateur se rappela Doncières, où chaque soir il allait retrouver Robert au restaurant, et les petites salles à manger oubliées. Dehors, il y avait un fort brouillard et le narrateur se sentit perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d’arriver à l’auberge solitaire. Saint-Loup lui avoua avoir raconté à Bloch que le narrateur ne l’aimait pas du tout tant que ça, qu’il lui trouvait des vulgarités. Le narrateur était stupéfait. Non seulement il avait la confiance la plus absolue en Saint-Loup, en la loyauté de son amitié, et il l’avait trahie par ce qu’il avait dit à Bloch. Ils se rendirent dans le restaurant où Bloch et ses amis étaient venus longtemps, ivres d’un jeûne aussi affamant que le jeûne rituel, lequel du moins n’avait lieu qu’une fois par an, de café et de curiosité politique, se retrouver le soir. La petite coterie qui se retrouvait pour tâcher de perpétuer, d’approfondir, les émotions fugitives du procès Zola, attachait de même une grande importance à ce café. Mais elle y était mal vue des jeunes nobles qui formaient l’autre partie de la clientèle et avaient adopté une seconde salle du café.

Ils considéraient Dreyfus et ses partisans comme des traîtres, bien que vingt-cinq ans plus tard, les idées ayant eu le temps de se classer et le dreyfusisme de prendre dans l’histoire une certaine élégance, les fils, bolchevisants et valseurs, de ces mêmes jeunes nobles dussent déclarer aux « intellectuels » qui les interrogeaient que sûrement, s’ils avaient vécu en ce temps-là, ils eussent été pour Dreyfus. Le narrateur entra dans le café tandis que Saint-Loup demandait au cocher de venir les chercher après leur dîner. Le narrateur eut du mal à se dégager de la porte tambour et voulut s’installer dans la salle réservée à l’aristocratie. Le patron l’en délogea et le plaça sur une banquette qui se trouvait en face de la porte « réservée aux Hébreux » d’où émanait un froid horrible. Le narrateur écouta les conversations qui tournaient autour du froid et du silence de de mort des rues. Le patron parla du prince de Foix qui « s’était perdu trois fois en venant de la porte Saint-Martin », ne craignit-il pas de dire en riant, non sans désigner, comme dans une présentation, le célèbre aristocrate à un avocat israélite qui, tout autre jour, eût été séparé de lui par une barrière bien plus difficile à franchir que la baie ornée de verdures. Le prince ne goûta pas la phrase de rapprochement. Le prince de Foix appartenait à une coterie de douze à quinze jeunes gens et à un groupe plus restreint de quatre. Les membres de la première étaient pourris de dettes et semblaient des rien-du-tout aux yeux de leurs fournisseurs, malgré tout le plaisir que ceux-ci avaient à leur dire : « Monsieur le Comte, monsieur le Marquis, monsieur le Duc... ». Ils espéraient se tirer d’affaire au moyen du fameux « riche mariage », dit encore « gros sac », et comme les grosses dots qu’ils convoitaient n’étaient qu’au nombre de quatre ou cinq, plusieurs dressaient sourdement leurs batteries pour la même fiancée. Mais si, aux yeux des fournisseurs, patrons de restaurants, etc..., ils semblaient des gens de peu, en revanche, êtres doubles, dès qu’ils se trouvaient dans le monde, ils n’étaient plus jugés d’après le délabrement de leur fortune et les tristes métiers auxquels ils se livraient pour essayer de le réparer. Ils redevenaient M. le Prince, M. le Duc un tel, et n’étaient comptés que d’après leurs quartiers. Le prince de Foix, riche lui-même, appartenait non seulement à cette coterie élégante d’une quinzaine de jeunes gens, mais à un groupe plus fermé et inséparable de quatre, dont faisait partie Saint-Loup. On ne les invitait jamais l’un sans l’autre, on les appelait les quatre gigolos, on les voyait toujours ensemble à la promenade, dans les châteaux on leur donnait des chambres communicantes, de sorte que, d’autant plus qu’ils étaient tous très beaux, des bruits couraient sur leur intimité. Le narrateur put les démentir de la façon la plus formelle en ce qui concernait Saint-Loup. Mais ce qui est curieux, c’est que plus tard, si l’on apprit que ces bruits étaient vrais pour tous les quatre, en revanche chacun d’eux l’avait entièrement ignoré des trois autres. Un cinquième s’était joint aux quatre platoniciens qui l’étaient plus que tous les autres. Mais des scrupules religieux le retinrent jusque bien après que le groupe des quatre fût désuni et lui-même marié, père de famille, implorant à Lourdes que le prochain enfant fût un garçon ou une fille, et dans l’intervalle se jetant sur les militaires.

En politique, le patron du café où je venais d’arriver n’appliquait depuis quelque temps sa mentalité de professeur de récitation qu’à un certain nombre de morceaux sur l’affaire Dreyfus. S’il ne retrouvait pas les termes connus dans les propos d’un client où les colonnes d’un journal, il déclarait l’article assommant, ou le client pas franc. Le prince de Foix l’émerveilla au contraire au point qu’il laissa à peine à son interlocuteur le temps de finir sa phrase. « Bien dit, mon prince, bien dit (ce qui voulait dire, en somme, récité sans faute), c’est ça, c’est ça ».

Des jeunes gens du Jockey, à cause du caractère anormal du jour, n’hésitèrent pas à s’installer à deux tables dans la grande salle, et se trouvèrent ainsi fort près du narrateur. Tel le cataclysme avait établi même de la petite salle à la grande, entre tous ces gens stimulés par le confort du restaurant, après leurs longues erreurs dans l’océan de brume, une familiarité dont le narrateur était seul exclu. Tout à coup, le narrateur vit le patron s’infléchir en courbettes, les maîtres d’hôtel accourir au grand complet, ce qui fit tourner les yeux à tous les clients car Saint-Loup arrivait. Pour le patron, Robert n’était pas seulement un grand seigneur jouissant d’un véritable prestige, même aux yeux du prince de Foix, mais un client qui menait la vie à grandes guides et dépensait dans ce restaurant beaucoup d’argent. Robert fut surpris de voir son ami dans la grande salle avec la porte ouverte et jeta un regard furieux au patron qui courut la fermer en s’excusant sur les garçons : « Je leur dis toujours de la tenir fermée. ». Le patron donna au narrateur des marques de respect excessives pour qu’il oubliât qu’elles n’avaient pas commencé dès son arrivée, mais seulement après celle de Saint-Loup. Le narrateur reconnut un docteur qu’il connaissait et à qui un client demandait une consultation.

Il y avait dans ce café, le narrateur avait connu dans la vie, bien des étrangers, intellectuels, rapins de toute sorte, résignés au rire qu’excitaient leur cape prétentieuse, leurs cravates 1830 et bien plus encore leurs mouvements maladroits, allant jusqu’à le provoquer pour montrer qu’ils ne s’en souciaient pas, et qui étaient des gens d’une réelle valeur intellectuelle et morale, d’une profonde sensibilité. Ils déplaisaient – les Juifs principalement, les Juifs non assimilés bien entendu, il ne saurait être question des autres – aux personnes qui ne peuvent souffrir un aspect étrange, loufoque (comme Bloch à Albertine). Généralement on reconnaissait ensuite que, s’ils avaient contre eux d’avoir les cheveux trop longs, le nez et les yeux trop grands, des gestes théâtraux et saccadés, il était puéril de les juger là-dessus, ils avaient beaucoup d’esprit, de cœur et étaient, à l’user, des gens qu’on pouvait profondément aimer. Pour les Juifs en particulier, il en était peu dont les parents n’eussent une générosité de cœur, une largeur d’esprit, une sincérité, à côté desquelles la mère de Saint-Loup et le duc de Guermantes ne fissent piètre figure morale par leur sécheresse, leur religiosité superficielle qui ne flétrissait que les scandales, et leur apologie d’un christianisme aboutissant infailliblement (par les voies imprévues de l’intelligence uniquement prisée) à un colossal mariage d’argent. Le narrateur regarda Saint-Loup, et se me dit que c’était une jolie chose quand il n’y avait pas de disgrâce physique pour servir de vestibule aux grâces intérieures, et que les ailes du nez soient délicates et d’un dessin parfait comme celles des petits papillons qui se posent sur les fleurs des prairies, autour de Combray. Saint-Loup veilla à ce que la porte soit bien fermée et commanda de la viande de boucherie. Le prince de Foix invita Saint-Loup et le narrateur à sa table. Saint-Loup lui présenta son ami et lui expliqua qu’ils préféraient dîner seuls. Le prince s’éloigna en ajoutant au salut d’adieu qu’il fit au narrateur un sourire qui montrait Saint-Loup et semblait s’excuser sur la volonté de celui-ci de la brièveté d’une présentation qu’il eût souhaitée plus longue. Mais à ce moment Robert semblant frappé d’une idée subite s’éloigna avec son camarade, après m’avoir dit : « Assieds-toi toujours et commence à dîner, j’arrive », et il disparut dans la petite salle.

Le narrateur fut peiné d’entendre les jeunes gens chics, qu’il ne connaissait pas, raconter les histoires les plus ridicules et les plus malveillantes sur le jeune grand-duc héritier de Luxembourg. On raconta qu’étant allé voir cette année sa tante la princesse de Luxembourg, à Balbec, et étant descendu au Grand Hôtel, il s’était plaint au directeur (ami du narrateur) qu’il n’eût pas hissé le fanion de Luxembourg au-dessus de la digue. Le narrateur ne crut pas un mot de cette histoire, mais se promit, dès qu’il irait à Balbec, d’interroger le directeur de l’hôtel de façon à s’assurer qu’elle était une invention pure.

Saint-Loup réapparut dans l’entrée tenant à la main le grand manteau de vigogne du prince à qui le narrateur comprit qu’il l’avait demandé pour lui tenir chaud. Saint-Loup arrangea le manteau, en châle léger et chaud, sur les épaules du narrateur. Robert lui dit que son oncle Charlus avait quelque chose à lui dire. Il lui avait promis qu’il enverrait le narrateur chez lui le lendemain soir mais le narrateur devait dîner chez la duchesse de Guermantes. Robert lui dit qu’il pourrait s’y rendre et ensuite allez chez Charlus. Puis Robert parla de son poste au Maroc et des tensions entre la France et l’Allemagne. Il était persuadé qu’il n’y aurait aucune espèce de guerre. Quelle chose comique serait une guerre aujourd’hui. Ce serait plus catastrophique que le Déluge et le Götter Dämmerung. Seulement cela durerait moins longtemps. Robert parla d’amitié, de prédilection, de regret, bien que, comme tous les voyageurs de sa sorte, il allât repartir le lendemain pour quelques mois qu’il devait passer à la campagne et dût revenir seulement quarante-huit heures à Paris avant de retourner au Maroc (ou ailleurs) ; mais les mots qu’il jeta ainsi dans la chaleur de cœur que le narrateur avait ce soir-là y allumaient une douce rêverie. Leurs rares tête-à-tête, et celui-là surtout, firent fait depuis époque dans sa mémoire. Ce fut le soir de l’amitié. Pourtant celle que le narrateur ressentait en ce moment (et à cause de cela non sans quelque remords) n’était guère, il le craignait, celle que Robert lui eût plu d’inspirer. La noble libéralité de Robert qui, ne tenant aucun compte de tant d’avantages matériels (des dépenses à profusion dans ce restaurant avaient achevé de faire de lui, ici comme ailleurs, le client le plus à la mode et le grand favori, situation que soulignait l’empressement envers lui non pas seulement de la domesticité mais de toute la jeunesse la plus brillante), les lui faisait fouler aux pieds, comme ces banquettes de pourpre qu’il venait effectivement et symboliquement de trépigner pour rejoindre son ami, pareilles à un chemin somptueux qui ne plaisait à Robert qu’en lui permettant de venir vers le narrateur avec plus de grâce et de rapidité ; telles étaient les qualités, toutes essentielles à l’aristocratie, qui derrière ce corps non pas opaque et obscur comme eût été celui du narrateur, mais significatif et limpide, transparaissaient comme à travers une œuvre d’art la puissance industrieuse, efficiente qui l’a créée, et rendaient les mouvements de cette course légère que Robert avait déroulée le long du mur, intelligibles et charmants ainsi que ceux de cavaliers sculptés sur une frise. Le narrateur craignait que Robert pense : « Est-ce la peine que j’aie aimé mon ami préféré comme je l’ai fait, pour que le plus grand plaisir qu’il trouve en moi soit celui d’y découvrir quelque chose de bien plus général que moi-même, un plaisir qui n’est pas du tout, comme il le dit et comme il ne peut sincèrement le croire, un plaisir d’amitié, mais un plaisir intellectuel et désintéressé, une sorte de plaisir d’art ». Le narrateur pensait que pour que le corps de Saint-Loup fût habité par tant d’aristocratie, il fallait que celle-ci eût déserté sa pensée tendue vers de plus hauts objets, et, résorbée dans son corps, s’y fût fixée en lignes inconscientes et nobles. Par là sa distinction d’esprit n’était pas absente d’une distinction physique qui, la première faisant défaut, n’eût pas été complète. La courtoisie avec laquelle il venait disposer autour du corps frileux du narrateur le manteau de vigogne, tout cela n’était-ce pas comme des amis plus anciens que ce dernier dans sa vie, par lesquels le narrateur eût cru qu’ils durent toujours être séparés, et que Robert sacrifiait au contraire par un choix que l’on ne peut faire que dans les hauteurs de l’intelligence, avec cette liberté souveraine dont les mouvements de Robert étaient l’image et dans laquelle se réalise la parfaite amitié ?

Le duc de Guermantes offrait lui aussi des parties de grandeur ancienne, et qui furent sensibles au narrateur quand il alla dîner chez lui, le lendemain de la soirée qu’il avait passée avec Saint-Loup. Plus tard, quand les Guermantes lui furent devenus indifférents et que la gouttelette de leur originalité ne fut plus vaporisée par son imagination, le narrateur put la recueillir, tout impondérable qu’elle fût. La duchesse ne lui ayant pas parlé de son mari, à la soirée de sa tante, le narrateur se demanda si, avec les bruits de divorce qui couraient, le duc assisterait au dîner. Il y était et ce fut lui qui retira au narrateur son pardessus. Puis, le saisissant familièrement par la main, il se mit en devoir de le guider et de l’introduire dans les salons. Cette politesse de M. de Guermantes, et qu’il allait lui témoigner pendant toute la soirée, le charma comme un reste d’habitudes plusieurs fois séculaires, d’habitudes en particulier du XVIIIe siècle. Il y avait une émanation de la vie de cour, sinon dans les manières souvent vulgaires de M. de Guermantes, du moins dans l’esprit qui les dirigeait. En quittant le vestibule, le narrateur avait dit à M. de Guermantes qu’il avait un grand désir de voir ses  Elstir. Le duc voulut savoir s’il était un de ses amis. Et comme le narrateur avait dit au duc qu’il serait bien aise d’être seul un moment devant les tableaux, le duc s’était retiré discrètement en lui disant qu’il n’aurait qu’à venir le retrouver au salon. Parmi les tableaux, quelques-uns de ceux qui semblaient le plus ridicules aux gens du monde intéressaient le narrateur plus que les autres en ce qu’ils recréaient ces illusions d’optique qui nous prouvent que nous n’identifierions pas les objets si nous ne faisions pas intervenir le raisonnement. Elstir tâchait d’arracher à ce qu’il venait de sentir ce qu’il savait, son effort avait souvent été de dissoudre cet agrégat de raisonnements que nous appelons vision.

Le narrateur fut ému de retrouver dans deux tableaux (plus réalistes, ceux-là, et d’une manière antérieure) un même monsieur, une fois en frac dans son salon, une autre fois en veston et en chapeau haut de forme dans une fête populaire au bord de l’eau où il n’avait évidemment que faire, et qui prouvait que pour Elstir il n’était pas seulement un modèle habituel, mais un ami, peut-être un protecteur, qu’il aimait. Cette fête au bord de l’eau avait quelque chose d’enchanteur. La rivière, les robes des femmes, les voiles des barques, les reflets innombrables des unes et des autres voisinaient parmi ce carré de peinture qu’Elstir avait découpé dans une merveilleuse après-midi. Le narrateur reconnaissait encore un aspect de ce qu’est l’instant, dans quelques aquarelles à sujets mythologiques, datant des débuts d’Elstir et dont était aussi orné ce salon. Quelquefois un poète, d’une race ayant aussi une individualité particulière pour un zoologiste (caractérisée par une certaine insexualité), se promenait avec une Muse, comme, dans la nature, des créatures d’espèces différentes mais amies et qui vont de compagnie. Dans une de ces aquarelles, on voyait un poète épuisé d’une longue course en montagne, qu’un Centaure, qu’il a rencontré, touché de sa fatigue, prend sur son dos et ramène. Le narrateur eut peur qu’on l’eût oublié, qu’on fût à table et alla rapidement vers le salon. Il pensa avec effroi au retard qu’il avait apporté au dîner, alors surtout qu’il avait promis d’être à onze heures chez M. de Charlus. Le duc l’accueillit avec une joie évidemment en partie factice et dictée par la politesse, mais par ailleurs sincère, inspirée et par son estomac qu’un tel retard avait affamé et par la conscience d’une impatience pareille chez tous ses invités lesquels remplissaient complètement le salon. On avait attendu le narrateur près de trois quarts d’heure. Le duc demanda au narrateur, comme s’ils n’avaient une heure avant le dîner et si certains invités n’étaient pas encore là, comment il trouvait les Elstir. Le narrateur fut présenté aux invités. Celles qui l’entouraient, entièrement décolletées, ne lui dirent bonjour qu’en coulant vers lui de longs regards caressants comme si la timidité seule les eût empêchées de m’embrasser. Les caprices de la conduite, niés par de saintes amies, malgré l’évidence, semblaient, dans le monde des Guermantes, importer beaucoup moins que les relations qu’on avait su conserver. On feignait d’ignorer que le corps d’une maîtresse de maison était manié par qui voulait, pourvu que le « salon » fût demeuré intact. Le duc considérait évidemment que le fait de ne pas connaître ses convives n’avait aucune importance, sinon pour eux, du moins pour le narrateur, et, tandis que le narrateur se préoccupait à cause de lui de l’effet qu’il ferait sur eux, le duc se souciait seulement de celui qu’ils feraient sur son jeune protégé. Le narrateur fut présenté à une dame qui semblait le connaître mais qu’il ne reconnut pas. Elle lui parla de son fils, Albert, et le narrateur chercha parmi ses anciens camarades lequel s’appelait Albert, il ne trouva que Bloch, mais ce ne pouvait être Mme Bloch mère qu’il avait devant lui puisque celle-ci était morte depuis de longues années. Il s’efforça vainement à deviner le passé commun à elle et à lui auquel elle se reportait en pensée. Le narrateur lui dit qu’il n’était pas bien ce soir, elle avança elle- même une chaise pour lui en faisant mille frais auxquels ne l’avaient jamais habitué les autres amis de ses parents. Enfin le mot de l’énigme lui fut donné par le duc : « Elle vous trouve charmant », murmura-t-il à son oreille, laquelle fut frappée comme si ces mots ne lui étaient pas inconnus. C’étaient ceux que Mme de Villeparisis leur avait dits, à sa grand’mère et à lui, quand ils avaient fait la connaissance de la princesse de Luxembourg. Alors il comprit tout, la dame présente n’avait rien de commun avec Mme de Luxembourg, mais au langage de celui qui la lui servait il discerna l’espèce de la bête. C’était une Altesse. Elle ne connaissait nullement sa famille ni lui-même, mais issue de la race la plus noble et possédant la plus grande fortune du monde, car, fille du prince de Parme, elle avait épousé un cousin également princier, elle désirait, dans sa gratitude au Créateur, témoigner au prochain, de si pauvre ou de si humble extraction fût-il, qu’elle ne le méprisait pas. Le narrateur était excusable de ne pas avoir dégagé les traits généraux de l’amabilité des grands. D’ailleurs eux-mêmes n’avaient-ils pas pris la peine de l’avertir de ne pas trop compter sur cette amabilité, puisque la duchesse de Guermantes, qui lui avait fait tant de bonjours avec la main à l’Opéra-comique, avait eu l’air furieux qu’il la saluât dans la rue, comme les gens qui, ayant une fois donné un louis à quelqu’un, pensent qu’avec celui-là ils sont en règle pour toujours.

Si M. de Guermantes avait mis tant de hâte à présenter le narrateur, c’est que le fait qu’il y ait dans une réunion quelqu’un d’inconnu à une Altesse royale était intolérable et ne pouvait se prolonger une seconde. C’était cette même hâte que Saint-Loup avait mise à se faire présenter à la grand’mère du narrateur. À défaut d’être encore jamais de sa vie allé à Parme (ce que le narrateur désirait depuis de lointaines vacances de Pâques), en connaître la princesse, c’était, dans l’algèbre du voyage à la ville de Giorgione, comme une première équation à cette inconnue. Mais s’il avait depuis des années –comme un parfumeur à un bloc uni de matière grasse – fait absorber à ce nom de princesse de Parme le parfum de milliers de violettes, en revanche, dès qu’il vit la princesse,  une seconde opération commença qui consista, à l’aide de nouvelles malaxations chimiques, à expulser toute huile essentielle de violettes et tout parfum stendhalien du nom de la princesse et à y incorporer à la place l’image d’une petite femme noire, occupée d’œuvres, d’une amabilité tellement humble qu’on comprenait tout de suite dans quel orgueil altier cette amabilité prenait son origine.

Son amabilité tenait à deux causes. L’une générale, était l’éducation que cette fille de souverains avait reçue. Sa mère (non seulement alliée à toutes les familles royales de l’Europe, mais encore – contraste avec la maison ducale de Parme – plus riche qu’aucune princesse régnante) lui avait, dès son âge le plus tendre, inculqué les préceptes orgueilleusement humbles d’un snobisme évangélique. Elle voulait être secourable aux malheureux et fournir à tous ceux que la bonté céleste lui avait fait la grâce de placer au-dessous d’elle qu’elle puisse leur donner sans déchoir de son rang, c’est-à-dire des secours en argent, même des soins d’infirmière, mais bien entendu jamais d’invitations à ses soirées, ce qui ne leur aurait fait aucun bien, mais, en diminuant son prestige, aurait ôté de son efficacité à son action bienfaisante. Aussi, même dans les moments où elle ne pouvait pas faire de bien, la princesse cherchait à montrer, ou plutôt à faire croire par tous les signes extérieurs du langage muet, qu’elle ne se croyait pas supérieure aux personnes au milieu de qui elle se trouvait.

Le duc, qui semblait pressé d’achever les présentations, avait entraîné le narrateur vers une autre des filles entièrement décolletées. En entendant son nom il lui dit qu’il avait passé devant son château, non loin de Balbec. Elle aurait été ravie de le lui montrer. C’était parce qu’elle cherchait, comme toutes les personnes de son milieu, à dire les choses qui pouvaient faire le plus de plaisir à l’interlocuteur, à lui donner la plus haute idée de lui-même.

Pendant que le narrateur était présenté aux femmes, il y avait un monsieur qui donnait de nombreux signes d’agitation : c’était le comte Hannibal de Bréauté-Consalvi. Arrivé tard, il n’avait pas eu le temps de s’informer des convives et quand le narrateur était entré au salon, voyant en lui un invité qui ne faisait pas partie de la société de la duchesse et devait par conséquent avoir des titres tout à fait extraordinaires pour y pénétrer, le comte installa son monocle sous l’arcade cintrée de ses sourcils, pensant que celui-ci l’aiderait beaucoup à discerner quelle espèce d’homme était le narrateur. Un instant le nom de M. Widor passa devant son esprit ; mais il jugea que le narrateur était bien jeune pour être organiste, et M. Widor trop peu marquant pour être « reçu ». Il lui parut plus vraisemblable de voir tout simplement dans le narrateur le nouvel attaché de la légation de Suède duquel on lui avait parlé. Mais quand le duc, pour le présenter, eut dit son nom à M.de Bréauté, celui-ci, voyant que ce nom lui était absolument inconnu, ne douta plus dès lors que, le trouvant là, le narrateur ne fût quelque célébrité. Il estima que la présence du narrateur ne pouvait manquer de rendre la soirée intéressante et que cela lui fournirait un sujet de conversation piquant le lendemain au déjeuner du duc de Chartres. Il ne cessait pas de multiplier devant lui les révérences, les signes d’intelligence, les sourires filtrés par son monocle ; soit dans l’idée fausse qu’un homme de valeur l’estimerait davantage s’il parvenait à lui inculquer l’illusion que pour lui, comte de Bréauté-Consalvi, les privilèges de la pensée n’étaient pas moins dignes de respect que ceux de la naissance ; soit tout simplement par besoin et difficulté d’exprimer sa satisfaction. Après avoir répondu de son mieux à sa joie, le narrateur serra la main du duc de Châtellerault qu’il avait déjà rencontré chez Mme de Villeparisis. Il était extrêmement Guermantes par la blondeur des cheveux, le profil busqué, les points où la peau de la joue s’altère, tout ce qui se voit déjà dans les portraits de cette famille que nous ont laissés le XVIe et le XVIIe siècle. Mais comme le narrateur n’aimait plus la duchesse, sa réincarnation en un jeune homme était sans attrait pour lui. Puis il dit aussi bonjour au prince de Foix, et, pour le malheur de ses phalanges qui n’en sortirent que meurtries, il les laissa s’engager dans l’étau qu’était une poignée de mains à l’allemande, accompagnée d’un sourire ironique ou bonhomme du prince de Faffenheim, l’ami de M. de Norpois. Ensuite le narrateur demanda au duc de le présenter au prince d’Agrigente qui était souvent cité par Françoise. Il était toujours apparu au narrateur comme une transparente verrerie, sous laquelle il voyait, frappés au bord de la mer violette par les rayons obliques d’un soleil d’or, les cubes roses d’une cité antique dont il ne doutait pas que le prince – de passage à Paris par un bref miracle – ne fût lui-même, aussi lumineusement sicilien et glorieusement patiné, le souverain effectif. Hélas, le vulgaire hanneton auquel on le présenta, et qui pirouetta pour lui dire bonjour avec une lourde désinvolture qu’il croyait élégante, était aussi indépendant de son nom que d’une œuvre d’art qu’il eût possédée, sans porter sur soi aucun reflet d’elle, sans peut-être l’avoir jamais regardée. Le prince d’Agrigente était si entièrement dépourvu de quoi que ce fût de princier et qui pût faire penser à Agrigente, que c’en était à supposer que son nom, entièrement distinct de lui, relié par rien à sa personne, avait eu le pouvoir d’attirer à soit tout ce qu’il aurait pu y avoir de vague poésie en cet homme comme chez tout autre, et de l’enfermer après cette opération dans les syllabes enchantées. Il ne restait plus un atome de charme à retirer de ce parent des Guermantes.

Mme de Guermantes, d’un ton presque suppliant, dit  au narrateur : « Je suis sûre que Basin vous fatigue à vous mener ainsi de l’une à l’autre, nous voulons que vous connaissiez nos amis, mais nous voulons surtout ne pas vous fatiguer pour que vous reveniez souvent » et donna le signe qu’on pouvait servir.

Un des invités manquait, M. de Grouchy, dont la femme, née Guermantes, était venue seule de son côté, le mari devant arriver directement de la chasse où il avait passé la journée. Ce M. de Grouchy, descendant de celui du Premier Empire, était d’une excellente famille, insuffisante pourtant aux yeux de certains entichés de noblesse.

Un maître d’hôtel s’inclina devant la princesse de Parme et annonça la nouvelle : « Madame est servie ». Les couples s’avancèrent l’un derrière l’autre vers la salle à manger, se séparant quand ils avaient gagné leur place où des valets de pied poussaient derrière eux leur chaise ; la dernière, Mme de Guermantes s’avança vers le narrateur, pour qu'il la conduisît à table. Des portes s’ouvrirent par où entra la soupe fumante, comme si le dîner avait lieu dans un théâtre de pupazzi habilement machiné et où l’arrivée tardive du jeune invité mettait, sur un signe du maître, tous les rouages en action. L’indifférence du duc à son propre luxe, ses égards au contraire pour un hôte, insignifiant en lui- même mais qu’il voulait honorer furent remarqués par le narrateur quand le duc avait fait un signe timide et non majestueusement souverain auquel avait répondu le déclanchement de cette vaste, ingénieuse, obéissante et fastueuse horlogerie mécanique et humaine.  M. de Guermantes était porté par cette force, la politesse aristocratique la plus vraie. Encore fallait-il comprendre que cette politesse n’allait pas au-delà de ce que ce mot signifie.

Les Guermantes n’éprouvaient pas plus de chagrin que les autres mortels, on pouvait même dire que leur sensibilité véritable était moindre ; en revanche, on voyait tous les jours leur nom dans les mondanités du Gaulois à cause du nombre prodigieux d’enterrements où ils eussent trouvé coupable de ne pas se faire inscrire. Dans les manières de M. de Guermantes, homme attendrissant de gentillesse et révoltant de dureté, esclave des plus petites obligations et délié des pactes les plus sacrés, le narrateur retrouvait encore intacte après plus de deux siècles écoulés cette déviation particulière à la vie de cour sous Louis XIV et qui transporte les scrupules de conscience du domaine des affections et de la moralité aux questions de pure forme. L’autre raison de l’amabilité que montra la princesse de Parme au narrateur était plus particulière. C’est qu’elle était persuadée d’avance que tout ce qu’elle voyait chez la duchesse de Guermantes, choses et gens, était d’une qualité supérieure à tout ce qu’elle avait chez elle.  C’est en toute sincérité qu’elle regardait le salon de la duchesse de Guermantes comme un lieu privilégié où elle ne pouvait marcher que de surprises en délices.

Les Guermantes étaient assez différents du reste de la société aristocratique, ils étaient plus précieux et plus rares. Ils avaient donné au narrateur au premier aspect l’impression contraire, il les avait trouvés vulgaires, pareils à tous les hommes et à toutes les femmes, mais parce que préalablement il avait vu en eux, comme en Balbec, en Florence, en Parme, des noms. Mais de même que Balbec ou Florence, les Guermantes, après avoir déçu l’imagination parce qu’ils ressemblaient plus à leurs pareils qu’à leur nom, pouvaient ensuite, quoique à un moindre degré, offrir à l’intelligence certaines particularités qui les distinguaient. Leur physique même, la couleur d’un rose spécial, allant quelquefois jusqu’au violet, de leur chair, une certaine blondeur quasi éclairante des cheveux délicats, même chez les hommes, massés en touffes dorées et douces, moitié de lichens pariétaires et de pelage félin (éclat lumineux à quoi correspondait un certain brillant de l’intelligence). Tout cela faisait que, dans la matière même, si précieuse fût-elle, de la société aristocratique où on les trouvait engainés çà et là, les Guermantes restaient reconnaissables, faciles à discerner et à suivre. Les Guermantes avaient une manière de se tenir, de marcher, de saluer, de regarder avant de serrer la main, de serrer la main, par quoi ils étaient aussi différents en tout cela d’un homme du monde quelconque que celui-ci d’un fermier en blouse. Plus tard, le narrateur comprit que les Guermantes le croyaient d’une race autre, mais qui excitait leur envie, parce qu’il possédait des mérites qu’il ignorait et qu’ils faisaient profession de tenir pour seuls importants. Plus tard encore il avait senti que cette profession de foi n’était qu’à demi sincère et que chez eux le dédain ou l’étonnement coexistaient avec l’admiration et l’envie. Les Guermantes n’étaient pas moins spéciaux au point de vue intellectuel qu’au point de vue physique. Les Guermantes, tout en vivant dans le pur « gratin » de l’aristocratie, affectaient de ne faire aucun cas de la noblesse. Les théories de la duchesse de Guermantes mettaient tellement au-dessus de tout l’intelligence et étaient en politique si socialistes qu’on se demandait où dans son hôtel se cachait le génie chargé d’assurer le maintien de la vie aristocratique. Le génie de la famille avait d’ailleurs d’autres occupations, par exemple de faire parler de morale. Certes il y avait des Guermantes plus particulièrement intelligents, des Guermantes plus particulièrement moraux, et ce n’étaient pas d’habitude les mêmes. Le génie familial était intervenu dans une circonstance qui avait été loin d’être indifférente non seulement aux Guermantes, mais aux Courvoisier, partie adverse de la famille et, quoique d’aussi bon sang que les Guermantes, tout l’opposé d’eux (c’est même par sa grand’mère Courvoisier que les Guermantes expliquaient le parti pris du prince de Guermantes de toujours parler naissance et noblesse comme si c’était la seule chose qui importât). Non seulement les Courvoisier n’assignaient pas à l’intelligence le même rang que les Guermantes, mais ils ne possédaient pas d’elle la même idée. Pour un Guermantes (fût-il bête), être intelligent, c’était avoir la dent dure, être capable de dire des méchancetés, d’emporter le morceau, c’était aussi pouvoir vous tenir tête aussi bien sur la peinture, sur la musique, sur l’architecture, parler anglais. Les Courvoisier se faisaient de l’intelligence une idée moins favorable et, pour peu qu’on ne fût pas de leur monde, être intelligent n’était pas loin de signifier « avoir probablement assassiné père et mère ». Pour eux l’intelligence était l’espèce de « pince monseigneur » grâce à laquelle des gens qu’on ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam forçaient les portes des salons les plus respectés, et on savait chez les Courvoisier qu’il finissait toujours par vous en cuire d’avoir reçu de telles « espèces ». Aux insignifiantes assertions des gens intelligents qui n’étaient pas du monde, les Courvoisier opposaient une méfiance systématique. Les Courvoisier, mieux que les Guermantes, maintenaient d’ailleurs en un sens l’intégrité de la noblesse à la fois grâce à l’étroitesse de leur esprit et à la méchanceté de leur cœur. De même que les Guermantes (pour qui, au-dessous des familles royales et de quelques autres comme les de Ligne, les La Trémoille, etc., tout le reste se confondait dans un vague fretin) étaient insolents avec des gens de race ancienne qui habitaient autour de Guermantes, précisément parce qu’ils ne faisaient pas attention à ces mérites de second ordre dont s’occupaient énormément les Courvoisier, le manque de ces mérites leur importait peu. Un seul point sur lequel Guermantes et Courvoisier se rencontraient était dans l’art, infiniment varié d’ailleurs, de marquer les distances. Les manières des Guermantes n’étaient pas entièrement uniformes chez tous. Mais, par exemple, tous les Guermantes, de ceux qui l’étaient vraiment, quand on vous présentait à eux, procédaient à une sorte de cérémonie, à peu près comme si le fait qu’ils vous eussent tendu la main eût été aussi considérable que s’il s’était agi de vous sacrer chevalier. quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait. Étant donné qu’ils n’avaient plus à procéder à l’enquête psychologique préalable pour laquelle le « génie de la famille » leur avait délégué ses pouvoirs dont ils devaient se rappeler les résultats, l’insistance du regard perforateur précédant la poignée de main ne pouvait s’expliquer que par l’automatisme qu’avait acquis leur regard ou par quelque don de fascination qu’ils pensaient posséder. Les

Courvoisier, dont le physique était différent, avaient vainement essayé de s’assimiler ce salut scrutateur et s’étaient rabattus sur la raideur hautaine ou la négligence rapide. En revanche, c’était aux Courvoisier que certaines très rares Guermantes du sexe féminin semblaient avoir emprunté le salut des dames. En effet, au moment où on vous présentait à une de ces Guermantes-là, elle vous faisait un grand salut dans lequel elle approchait de vous, à peu près selon un angle de quarante-cinq degrés, la tête et le buste, le bas du corps (qu’elle avait fort haut jusqu’à la ceinture, qui faisait pivot) restant immobile. Mais à peine avait-elle projeté ainsi vers vous la partie supérieure de sa personne, qu’elle la rejetait en arrière de la verticale par un brusque retrait d’une longueur à peu près égale. Le renversement consécutif neutralisait ce qui vous avait paru être concédé, le terrain que vous aviez cru gagner ne restait même pas acquis comme en matière de duel, les positions primitives étaient gardées. Cette même annulation de l’amabilité par la reprise des distances (qui était d’origine Courvoisier et destinée à montrer que les avances faites dans le premier mouvement n’étaient qu’une feinte d’un instant) se manifestait aussi clairement, chez les Courvoisier comme chez les Guermantes, dans les lettres qu’on recevait d’elles, au moins pendant les premiers temps de leur connaissance. Le « corps » de la lettre pouvait contenir des phrases qu’on n’écrirait, semble-t-il, qu’à un ami, mais c’est en vain que vous eussiez cru pouvoir vous vanter d’être celui de la dame, car la lettre commençait par : « monsieur » et finissait par : « Croyez, monsieur, à mes sentiments distingués. » Dès lors, entre ce froid début et cette fin glaciale qui changeaient le sens de tout le reste, pouvaient se succéder (si c’était une réponse à une lettre de condoléance de vous) les plus touchantes peintures du chagrin que la Guermantes avait eu à perdre sa sœur.

Il est vrai que certaines Guermantes vous écrivaient dès les premières fois « mon cher ami », « mon ami », ce n’étaient pas toujours les plus simples d’entre elles, mais plutôt celles qui, ne vivant qu’au milieu des rois et, d’autre part, étant « légères », prenaient dans leur orgueil la certitude que tout ce qui venait d’elles faisait plaisir et dans leur corruption l’habitude de ne marchander aucune des satisfactions qu’elles pouvaient offrir.

Pour en revenir à l’antipathie qui animait les Courvoisier contre la duchesse de Guermantes, les premiers auraient pu avoir la consolation de la plaindre tant qu’elle fut jeune fille, car elle était alors peu fortunée. Malheureusement, de tout temps une sorte d’émanation fuligineuse et sui generis enfouissait, dérobait aux yeux, la richesse des Courvoisier qui, si grande qu’elle fût, demeurait obscure. Pendant que Saint-Loup, qui n’avait guère plus que des dettes, éblouissait Doncières par ses attelages, un Courvoisier fort riche n’y prenait jamais que le tram. Inversement (et d’ailleurs bien des années auparavant) Mlle de Guermantes (Oriane), qui n’avait pas grand’chose, faisait plus parler de ses toilettes que toutes les Courvoisier réunies des leurs. Le scandale même de ses propos faisait une espèce de réclame à sa manière de s’habiller et de se coiffer. Elle avait osé dire au grand-duc de Russie : « Eh bien ! Monseigneur, il paraît que vous voulez faire assassiner Tolstoï ? » dans un dîner auquel on n’avait point convié les Courvoisier, d’ailleurs peu renseignés sur Tolstoï. On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, par-delà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. chez les Courvoisier, les rites de l’amabilité dans la rue se composaient d’un certain salut, fort laid et peu aimable en lui-même, mais dont on savait que c’était la manière distinguée de dire bonjour, de sorte que tout le monde, effaçant de soi le sourire, le bon accueil, s’efforçait d’imiter cette froide gymnastique. Mais les Guermantes, en général, et particulièrement Oriane, tout en connaissant mieux que personne ces rites, n’hésitaient pas, si elles vous apercevaient d’une voiture, à vous faire un gentil bonjour de la main, et dans un salon, laissant les Courvoisier faire leurs saluts empruntés et raides, esquissaient de charmantes révérences, vous tendaient la main comme à un camarade en souriant de leurs yeux bleus, de sorte que tout d’un coup, grâce aux Guermantes, entraient dans la substance du chic, jusque-là un peu creuse et sèche, tout ce que naturellement on eût aimé et qu’on s’était efforcé de proscrire, la bienvenue, l’épanchement d’une amabilité vraie, la spontanéité. Etant donné les principes affichés ouvertement non seulement par Oriane, mais par Mme de Villeparisis, à savoir que la noblesse ne compte pas, qu’il est ridicule de se préoccuper du rang, que la fortune ne fait pas le bonheur, que seuls l’intelligence, le cœur, le talent ont de l’importance, les Courvoisier pouvaient espérer qu’en vertu de cette éducation qu’elle avait reçue de la marquise, Oriane épouserait quelqu’un qui ne serait pas du monde, un artiste, un repris de justice, un va-nu-pieds, un libre penseur, qu’elle entrerait définitivement dans la catégorie de ce que les Courvoisier appelaient « les dévoyés ». Ils pouvaient d’autant plus l’espérer que, Mme de Villeparisis traversant en ce moment au point de vue social une crise difficile (aucune des rares personnes brillantes que je rencontrai chez elle ne lui étaient encore revenues), elle affichait une horreur profonde à l’égard de la société qui la tenait à l’écart. Même quand elle parlait de son neveu le prince de Guermantes qu’elle voyait, elle n’avait pas assez de railleries pour lui parce qu’il était féru de sa naissance. Mais au moment même où il s’était agi de trouver un mari à Oriane, ce n’étaient plus les principes affichés par la tante et la nièce qui avaient mené l’affaire ; ç’avait été le mystérieux « Génie de la famille ». C’était sur l’homme le plus riche et le mieux né, sur le plus grand parti du faubourg Saint-Germain, sur le fils aîné du duc de Guermantes, le prince des Laumes, que le Génie de la famille avait porté le choix de l’intellectuelle, de la frondeuse, de l’évangélique Mme de Villeparisis. Et pendant deux heures, le jour du mariage, Mme de Villeparisis eut chez elle toutes les nobles personnes dont elle se moquait, dont elle se moqua même avec les quelques bourgeois intimes qu’elle avait conviés et auxquels le prince des Laumes mit alors des cartes avant de « couper le câble » dès l’année suivante.

Sans doute toutes les personnes que Mme de Guermantes ne recevait pas se figuraient que c’était parce qu’elles n’étaient pas assez intelligentes, et telle riche Américaine qui n’avait jamais possédé d’autre livre qu’un petit exemplaire ancien, et jamais ouvert, des poésies de Parny, posé, parce qu’il était « du temps », sur un meuble de son petit salon, montrait quel cas elle faisait des qualités de l’esprit par les regards dévorants qu’elle attachait sur la duchesse de Guermantes quand celle-ci entrait à l’Opéra. Sans doute aussi Mme de Guermantes était sincère quand elle élisait une personne à cause de son intelligence. Mais leur génie vigilant empêchait les Guermantes de trouver l’homme intelligent ou de trouver la femme charmante s’ils n’avaient pas de valeur mondaine, actuelle ou future. Alors, l’homme était déclaré savant, mais comme un dictionnaire, ou au contraire commun avec un esprit de commis voyageur, la femme jolie avait un genre terrible, ou parlait trop.

Mais c’est surtout au point de vue négatif que l’intellectualité se faisait sentir. Si le coefficient nécessaire d’intelligence et de charme allait en s’abaissant au fur et à mesure que s’élevait le rang de la personne qui désirait être invitée chez la princesse de Guermantes, jusqu’à approcher de zéro quand il s’agissait des principales têtes couronnées, en revanche plus on descendait au-dessous de ce niveau royal, plus le coefficient s’élevait. Par exemple, chez la princesse de Parme, il y avait une quantité de personnes que l’Altesse recevait parce qu’elle les avait connues enfant, ou parce qu’elles étaient alliées à telle duchesse, ou attachées à la personne de tel souverain, ces personnes fussent-elles laides, d’ailleurs, ennuyeuses ou sottes ; or, pour un Courvoisier la raison « aimé de la princesse de Parme », « sœur de mère avec la duchesse d’Arpajon », « passant tous les ans trois mois chez la reine d’Espagne », aurait suffi à leur faire inviter de telles gens, mais Mme de Guermantes, qui recevait poliment leur salut depuis dix ans chez la princesse de Parme, ne leur avait jamais laissé passer son seuil, estimant qu’il en est d’un salon au sens social du mot comme au sens matériel où il suffit de meubles qu’on ne trouve pas jolis, mais qu’on laisse comme remplissage et preuve de richesse, pour le rendre affreux.

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7 mars 2024

Le Côté de Guermantes IV (Proust)

Guermantes II

Chapitre premier : Maladie de ma grand’mère. Maladie de Bergotte. Le duc et le médecin. Déclin de ma grand’mère. Sa mort.

Au milieu de la foule des promeneurs, le narrateur fit asseoir sa grand’mère sur un banc et alla chercher un fiacre. Elle, au cœur de qui il se plaçait toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle lui était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur. Il était forcé de lui taire ce qu’il pensait de son état, de lui taire son inquiétude. Elle n’était pas morte encore. Il était déjà seul.

Au moment où il faisait signe à un fiacre, le narrateur avait rencontré le fameux professeur E... , presque ami de son père et de son grand-père, et, pris d’une inspiration subite, il l’avait arrêté au moment où il rentrait, pensant qu’il serait peut-être d’un excellent conseil pour sa grand’mère. Mais, pressé, après avoir pris ses lettres, le docteur voulut l’éconduire. Le narrateur insista et le docteur accepta mais n’aurait qu’un quart d’heure bien juste à lui donner.

Puis le narrateur et sa grand-mère prirent un fiacre. Legrandin les vit passer et les avait regardés de cet air étonné, c’est qu’à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où la grand’mère du narrateur semblait assise sur la banquette, elle était apparue sombrant, glissant à l’abîme, se retenant désespérément aux coussins qui pouvaient à peine retenir son corps précipité.

Puis le narrateur mit sa grand’mère dans l’ascenseur du professeur E... , et au bout d’un instant il vint à eux et les fit passer dans son cabinet. Mais là, si pressé qu’il fût, son air rogue changea, tant les habitudes sont fortes, et il avait celle d’être aimable, voire enjoué, avec ses malades. Son examen fut minutieux, nécessita même que le narrateur sortît un instant. Il le continua encore, puis ayant fini, se mit, bien que le quart d’heure touchât à sa fin, à faire quelques citations à la grand’mère. Il lui adressa même quelques plaisanteries assez fines, que le narrateur eût préféré entendre un autre jour, mais qui le rassurèrent complètement par le ton amusé du docteur.

Le narrateur laissa sa grand’mère passer devant, referma la porte et demanda la vérité au savant.
– Votre grand’mère est perdue, lui dit-il. C’est une attaque provoquée par l’urémie. En soi, l’urémie n’est pas fatalement un mal mortel, mais le cas me paraît désespéré.

Et le docteur lui tendit gracieusement la main. Le narrateur rentra chez lui avec sa grand-mère.

Le narrateur fit asseoir la malade en bas de l’escalier dans le vestibule, et monta prévenir sa mère. Il lui dit que sa grand’mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. Dès ses premiers mots, le visage de sa mère atteignit au paroxysme d’un désespoir pourtant déjà si résigné, qu’il comprit que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle frissonna, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec son fils, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Elle s’approcha de la grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies mais pas une fois elle ne leva les yeux et ne regarda le visage de la malade. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté.

Françoise avait un certain penchant à envisager toujours le pire. Elle avait gardé de son enfance le manque d’éducation des gens du peuple qui ne cherchent pas à dissimuler l’impression, voire l’effroi douloureux causé en eux par la vue d’un changement physique qu’il serait plus délicat de ne pas paraître remarquer. Grâce aux soins parfaits de Françoise, la grand’mère fut couchée.

La grand-mère parla beaucoup plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urémie avait sans doute été très léger. Sa fille lui promit qu’elle serait bientôt guérie.

Le narrateur et sa mère ne voulaient pas dire à la grand-mère qu’elle était très malade comme s’il eût été plus affectueux de trouver qu’elle n’allait pas si mal que ça. Françoise leur rendait un service infini par sa faculté de se passer de sommeil, de faire les besognes les plus dures. Elle était si heureuse de pouvoir faire des choses pénibles comme si elles eussent été les plus simples du monde que, loin de rechigner, elle montrait sur son visage de la satisfaction et de la modestie.

A Combray aussi, Françoise avait contracté – et importé à Paris – l’habitude de ne pouvoir supporter une aide quelconque dans son travail. Aussi son jeune valet de pied, écarté par elle, ne savait que faire. À cause des souffrances de la grand’mère on lui permit la morphine. Malheureusement si celle-ci les calmait, elle augmentait aussi la dose d’albumine. Les jours où la dose d’albumine avait été trop forte, Cottard après une hésitation refusait la morphine. Médicalement, si peu d’espoir qu’il y eût de mettre un terme à cette crise d’urémie, il ne fallait pas fatiguer le rein.

Quand la grand’mère souffrait, la sueur coulait sur son grand front mauve, y collant les mèches blanches, et si elle croyait que sa fille et son petit-fils n’étaient pas dans la chambre, elle poussait des cris : « Ah ! c’est affreux ! », mais si elle apercevait sa fille, aussitôt elle employait toute son énergie à effacer de son visage les traces de douleur. Comme la grand’mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spécialiste X... on était hors d’affaire en trois jours. Le spécialiste vint mais la grand’mère refusa net de se laisser examiner.

La maladie de la grand’mère donna lieu à diverses personnes de manifester un excès ou une insuffisance de sympathie qui surprirent le narrateur et sa famille.

Prévenues par dépêche, les sœurs de la grand-mère ne quittèrent pas Combray. Elles avaient découvert un artiste qui leur donnait des séances d’excellente musique de chambre, dans l’audition de laquelle elles pensaient trouver, mieux qu’au chevet de la malade, un recueillement, une élévation douloureuse. En revanche Bergotte vint passer tous les jours plusieurs heures avec le narrateur. Il était très malade. Il avait toujours aimé à venir se fixer pendant quelque temps dans une même maison où il n’eût pas de frais à faire. Mais autrefois c’était pour y parler sans être interrompu, maintenant pour garder longuement le silence sans qu’on lui demandât de parler. La somme de ses œuvres maintenant grandies et fortes aux yeux de tous, avait pris dans le grand public une extraordinaire puissance d’expansion.

Les visites qu’il faisait à la famille du narrateur venaient pour ce dernier quelques années trop tard, car il ne l’admirait plus autant. Il s’était épris d’un un nouvel écrivain qui avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour lui qu’il ne comprenait presque rien de ce qu’il écrivait. Dès lors il admira moins Bergotte dont la limpidité lui parut de l’insuffisance. Chaque nouvel écrivain original lui semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé.

Bergotte le dégoûta de ce nouvel écrivain moins en l’assurant que son art était rugueux, facile et vide, qu’en lui racontant l’avoir vu, ressemblant, au point de s’y méprendre, à Bloch. Cette image se profila désormais sur les pages écrites et le narrateur ne se crut plus astreint à la peine de comprendre.

La famille du narrateur reçut la visite de Mme Cottard. Le grand-duc héritier de Luxembourg offrit son aide. Le narrateur l’avait connu à Balbec où il était venu voir une de ses tantes, la princesse de Luxembourg. Il fut très touché des lettres qu’il ne cessa de lui écrire pendant la maladie de sa grand’mère.

Le sixième jour, la mère du narrateur, pour obéir aux prières de grand’mère, dut la quitter un moment et faire semblant d’aller se reposer.

La famille du narrateur fut heureusement très vite débarrassée de la fille de Françoise qui eut à s’absenter plusieurs semaines. Elle avait émis l’idée presque unique qu’elle s’était spécialement forgée et qu’ainsi elle répétait chaque fois qu’on la voyait, sans se lasser, et comme pour l’enfoncer dans la tête des autres : « Elle aurait dû se soigner radicalement dès le début. »

Il y eut un moment où les troubles de l’urémie se portèrent sur les yeux de la grand’mère. Pendant quelques jours, elle ne vit plus du tout. Puis la vue revint complètement, des yeux le mal nomade passa aux oreilles. Pendant quelques jours, la grand’mère fut sourde.

Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle désirait sans cesse se lever. Mais on l’empêchait, autant qu’on pouvait, de le faire, de peur qu’elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissée un instant seule, le narrateur la trouva, debout, en chemise de nuit, qui essayait d’ouvrir la fenêtre. Le narrateur et sa mère n’eurent que le temps de saisir la grand’mère, elle soutint contre sa fille une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans un fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jeté sur elle.

Un jour, le narrateur fut choqué que sa grand-mère l’ait pas reconnu. Selon leur médecin c’était un symptôme que la congestion du cerveau augmentait. Il fallait le dégager. Cottard utilisa des sangsues. La grand-mère comprit qu’elle allait mieux, voulut être prudente, ne pas remuer, et fit seulement à son petit-fils le don d’un beau sourire pour qu’il sache qu’elle se sentait mieux, et lui pressa légèrement la main. Hélas ! aussitôt les sangsues retirées, la congestion reprit de plus en plus grave. A ce moment où la grand’mère était si mal, Françoise disparût à tout moment. C’est qu’elle s’était commandé une toilette de deuil et ne voulait pas faire attendre la couturière.

Quelques jours plus tard, comme le narrateur dormait, sa mère vint l’appeler au milieu de la nuit. Elle lui dit : « Mon pauvre petit, ce n’est plus maintenant que sur ton papa et sur ta maman que tu pourras compter.

Dans la chambre. Courbée en demi-cercle sur le lit, le narrateur eut l’impression de voir un autre être que sa grand’mère, une espèce de bête qui se serait affublée de ses cheveux et couchée dans ses draps, haletait, geignait, de ses convulsions secouait les couvertures. Le duc de Guermantes était venu pour saluer le père du narrateur et apporter son soutien. Le narrateur fut obligé de lui présenter sa mère. Et le duc trouva tellement que l’honneur était pour elle qu’il ne put s’empêcher de sourire tout en faisant une figure de circonstance. Saint-Loup arriva le matin même et accourt aux nouvelles.

Le duc de Guermantes, tout en se félicitant du « bon vent » qui l’avait poussé vers son neveu, resta si étonné de l’accueil pourtant si naturel de la mère du narrateur, qu’il déclara plus tard qu’elle était aussi désagréable que son mari était poli, qu’elle avait des « absences » pendant lesquelles elle semblait même ne pas entendre les choses qu’on lui disait.

Un beau-frère de la grand’mère, qui était religieux, et que le narrateur ne connaissais pas, télégraphia en Autriche où était le chef de son ordre, et ayant par faveur exceptionnelle obtenu l’autorisation, vint ce jour-là. Accablé de tristesse, il lisait à côté du lit des textes de prières et de méditations sans cependant détacher ses yeux en vrille de la malade.

Il parut surpris de la pitié du narrateur et observa si cette douleur était sincère.

Le médecin fit une piqûre de morphine à la grand-mère et pour rendre la respiration moins pénible demanda des ballons d’oxygène.

Françoise, quand elle avait un grand chagrin, éprouvait le besoin si inutile, mais ne possédait pas l’art si simple, de l’exprimer. Et elle ne savait que répéter : « Cela me fait quelque chose ». Si faiblement traduit, son chagrin n’en était pas moins très grand, aggravé d’ailleurs par l’ennui que sa fille, retenue à Combray (que la jeune Parisienne appelait maintenant la « cambrousse ») ne pût vraisemblablement revenir pour la cérémonie mortuaire que Françoise sentait devoir être quelque chose de superbe.

Depuis plusieurs nuits le père, le grand-père, un des cousins du narrateur veillaient et ne sortaient plus de la maison. Leur dévouement continu finissait par prendre un masque d’indifférence, et l’interminable oisiveté autour de cette agonie.

On « trouvait » toujours le cousin dans les circonstances graves, et il était si assidu auprès des mourants que les familles, prétendant qu’il était délicat de santé, malgré son apparence robuste, sa voix de basse-taille et sa barbe de sapeur, le conjuraient toujours avec les périphrases d’usage de ne pas venir à l’enterrement.

Le docteur Dieulafoy venait d’arriver. Il était toujours chargé de venir constater l’agonie ou la mort. Il était le tact, l’intelligence et la bonté mêmes. Aux pieds d’un lit de mort, c’était lui et non le duc de Guermantes qui était le grand seigneur.

Au pied du lit, convulsée par tous les souffles de cette agonie, ne pleurant pas mais par moments trempée de larmes, la mère du narrateur avait la désolation sans pensée d’un feuillage que cingle la pluie et retourne le vent. On fit essuyer ses yeux au narrateur avant qu’il aille embrasser sa grand’mère.

Quand ses lèvres la touchèrent, les mains de sa grand’mère s’agitèrent, elle fut parcourue tout entière d’un long frisson. Tout d’un coup elle se dressa à demi, fit un effort violent, comme quelqu’un qui défend sa vie. Françoise ne put résister à cette vue et éclata en sanglots.

Elle ouvrit les yeux. Le  narrateur se précipita sur Françoise pour cacher ses pleurs, pendant que ses parents parleraient à la malade. Le bruit de l’oxygène s’était tu, le médecin s’éloigna du lit. La grand’mère était morte.

La vie en se retirant venait d’emporter les désillusions de la vie. Un sourire semblait posé sur les lèvres de la grand’mère. Sur ce lit funèbre, la mort, comme le sculpteur du moyen âge, l’avait couchée sous l’apparence d’une jeune fille.

Chapitre 2


Visite d’Albertine. Perspective d’un riche mariage pour quelques amis de Saint-Loup.
L’esprit des Guermantes devant la princesse de Parme. Étrange visite à M. de Charlus. Je comprends de moins en moins son caractère. Les souliers rouges de la duchesse.

 

Profitant de l’absence de ses parents, partis pour quelques jours à Combray, le narrateur comptait ce soir même aller entendre une petite pièce qu’on jouait chez Mme de Villeparisis.

Sa mère, dans les scrupules de son respect pour le souvenir de sa grand’mère, voulait que les
marques de regret qui lui étaient données le fussent librement, sincèrement ; elle ne lui aurait pas défendu cette sortie, elle l’eût désapprouvée.

Il avait rejeté à ses pieds le Figaro que tous les jours il faisait acheter consciencieusement depuis qu’il y avait envoyé un article qui n’y avait pas paru.

Il lui pesait d’autant plus d’être seul ce dimanche-là qu’il avait fait porter le matin une lettre à Mlle de Stermaria. Robert de Saint-Loup, que sa mère avait réussi à faire rompre, après de douloureuses tentatives avortées, avec sa maîtresse, et qui depuis ce moment avait été envoyé au Maroc pour oublier celle qu’il n’aimait déjà plus depuis quelque temps, lui avait écrit un mot, reçu la veille, où il annonçait au narrateur sa prochaine arrivée en France pour un congé très court. Il avertissait le narrateur, pour lui montrer qu’il avait pensé à lui, qu’il avait rencontré à Tanger Mlle ou plutôt Mme de Stermaria, car elle avait divorcé après trois mois de mariage.  Robert se souvenant de ce que le narrateur lui avais dit à Balbec avait demandé de sa part un rendez-vous à la jeune femme. Elle dînerait très volontiers avec le narrateur, lui avait-elle répondu, un des jours que, avant de regagner la Bretagne, elle passerait à Paris. Robert lui disait de se hâter d’écrire à Mme de Stermaria, car elle était certainement arrivée.

Robert avait accusé le narrateur de perfidie et de trahison. Le narrateur avait très bien compris alors ce qui s’était passé. Rachel, qui aimait à exciter la jalousie de Robert avait persuadé son amant que le narrateur avait fait des tentatives sournoises pour avoir, pendant l’absence de Robert, des relations avec elle. Il était probable que Robert continuait à croire que c’était vrai, mais il avait cessé d’être épris d’elle.

Le narrateur voulut essayer de lui parler de ses reproches, Robert eut seulement un bon et tendre sourire par lequel il avait l’air de s’excuser, puis il changea de conversation. La rupture de Saint-Loup avec Rachel lui était très vite devenue moins douloureuse, grâce au plaisir apaisant que lui apportaient les incessantes demandes d’argent de son amie. Cela lui donnait une présomption que la délaissée ou délaisseuse n’avait pas dû trouver grand’chose comme riche protecteur.

Quelquefois Rachel revint assez tard dans la soirée pour demander à son ancien amant la permission de dormir à côté de lui jusqu’au matin. C’était une grande douceur pour Robert, car il se rendait compte combien ils avaient tout de même vécu intimement ensemble.

Comme les parents du narrateur rentraient à la fin de la semaine et qu’après il serait forcé de dîner tous les soirs à la maison, il avait aussitôt écrit à Mme de Stermaria pour lui proposer le jour qu’elle voudrait, jusqu’à vendredi.

Il s’attrista de penser qu’il allait rester seul en tête à tête avec elle qui ne le connaissait pas plus qu’une ouvrière qui, installée près de la fenêtre pour voir plus clair en faisant sa besogne, ne s’occupe nullement de la personne présente dans la chambre.

Tout d’un coup, sans que le narrateur n’entende sonner, Françoise vint ouvrir la porte, introduisant Albertine qui entra souriante, silencieuse, replète, contenant dans la plénitude de son corps, préparés pour que le narrateur continue à les vivre, venus vers lui, les jours passés dans ce Balbec où il n’était jamais retourné. C’était comme une confrontation de deux époques. Albertine semblait une magicienne lui présentant un miroir du Temps. Elle avait un autre visage, ou plutôt elle avait enfin un visage ; son corps avait grandi. Il ne restait presque plus rien de la gaine où elle avait été enveloppée et sur la surface de laquelle à Balbec sa forme future se dessinait à peine.

Albertine, cette fois, rentrait à Paris plus tôt que de coutume. D’ordinaire elle n’y arrivait qu’au printemps. Le narrateur ne savait trop si c’était le désir de Balbec ou d’Albertine qui s’emparait de lui alors, peut-être le désir d’elle étant lui-même une forme paresseuse, lâche et incomplète de posséder Balbec. Mais immobile auprès de lui, elle lui semblait souvent une bien pauvre rose devant laquelle il aurait bien voulu fermer les yeux pour ne pas voir tel défaut des pétales et pour croire qu’il respirait sur la plage.

Le narrateur pensait qu’il était plus raisonnable de sacrifier sa vie aux femmes qu’aux timbres-poste, aux tableaux et aux statues. Seulement l’exemple des autres collections devait nous avertir de changer, de n’avoir pas une seule femme, mais beaucoup.

Si après un long temps de vie commune il devait finir par ne plus voir en Albertine qu’une femme ordinaire, quelque intrigue d’elle avec un être qu’elle eût aimé à Balbec eût peut-être suffi pour réincorporer en elle et amalgamer la plage et le déferlement du flot. Il y avait longtemps que le narrateur ne l’avais vue. Et comme il ne connaissait pas, même de nom, les personnes qu’elle fréquentait à Paris, il ne savait rien d’elle pendant les périodes où elle restait sans venir le voir. Celles-ci étaient souvent assez longues.

Cette fois-ci pourtant, certains signes semblaient indiquer que des choses nouvelles avaient dû se passer dans cette vie. Par exemple, son intelligence se montrait mieux, et quand il lui reparla du jour où elle avait mis tant d’ardeur à imposer son idée de faire écrire par Sophocle : « Mon cher Racine », elle fut la première à rire de bon cœur.

Il y avait des nouveautés plus attirantes en elle ; il sentait, dans la même jolie fille qui venait de s’asseoir près de son lit, quelque chose de différent ; et dans ces lignes qui dans le regard et les traits du visage expriment la volonté habituelle, un changement de front, une demi-conversion comme si avaient été détruites ces résistances contre lesquelles il s’était brisé à Balbec. Voulant et n’osant s’assurer si maintenant elle se laisserait embrasser, chaque fois qu’elle se levait pour partir, il lui demanda de rester encore. Après  avoir regardé sa montre, elle se rasseyait à la prière du narrateur, de sorte qu’elle avait passé plusieurs heures avec lui et sans qu’il eût rien demandé. Il n’y a rien comme le désir pour empêcher les choses qu’on dit d’avoir aucune ressemblance avec ce qu’on a dans la pensée.

Il  n’aimait nullement Albertine : fille de la brume du dehors, elle pouvait seulement contenter le désir imaginatif que le temps nouveau avait éveillé en lui et qui était intermédiaire entre les désirs que peuvent satisfaire d’une part les arts de la cuisine et ceux de la sculpture monumentale. Quoique jeune fille encore, elle prenait déjà des façons de femme de son milieu et de son rang en disant, si quelqu’un faisait des grimaces : « Je ne peux pas le voir parce que j’ai envie d’en faire aussi ».Tout cela est tiré du trésor social. Mais justement le milieu d’Albertine ne paraissait pas pouvoir lui fournir « distingué » dans le sens où le père du narrateur disait de tel de ses collègues qu’il ne connaissait pas encore et dont on lui vantait la grande intelligence : « Il paraît que c’est quelqu’un de tout à fait distingué. »

Il lui semblait qu’il y avait un monde entre les expressions actuelles et le vocabulaire de l’Albertine qu’il avait connue à Balbec. Non seulement il n’avait plus d’amour pour elle, mais il n’avait même plus à craindre, comme il aurait pu à Balbec, de briser en elle une amitié pour lui qui n’existait plus.

Comme, continuant à ajouter un nouvel anneau à la chaîne extérieure de propos sous laquelle il cachait son désir intime, il parla, tout en ayant maintenant Albertine au coin de son lit, d’une des filles de la petite bande, plus menue que les autres, mais qu’il trouvait tout de même assez jolie : « Oui, lui répondit Albertine, elle a l’air d’une petite mousmé. » De toute évidence, quand il avait connu Albertine, le mot de « mousmé » lui était inconnu. Il lui parut révélateur sinon d’une initiation extérieure, au moins d’une évolution interne.

Malheureusement il était l’heure où il eût fallu qu’il lui dise au revoir s’il voulait qu’elle rentrât à temps pour son dîner. Il lui dit qu’il n’était pas du tout chatouilleux.  Elle comprit sans doute que c’était l’expression maladroite d’un désir. Elle s’enfonça dans le lit mais Françoise arriva. Albertine n’eut que le temps de se rasseoir sur la chaise.

Avec sa lampe, Françoise avait l’air de la « Justice éclairant le Crime ». La figure d’Albertine ne perdait pas à cet éclairage. Il découvrait sur les joues le même vernis ensoleillé qui avait charmé le narrateur à Balbec.

Quand Françoise fut sortie de la chambre et Albertine rassise sur son lit, le narrateur dit à Albertine  :
– Savez-vous ce dont j’ai peur,  c’est que si nous continuons comme cela, je ne puisse pas m’empêcher de vous embrasser. Elle répondit :
– Ce serait un beau malheur.

Pour le narrateur, savoir qu’embrasser les joues d’Albertine était une chose possible, c’était un plaisir peut-être plus grand encore que celui de les embrasser.

Le narrateur pensait que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. Car les connaître, les approcher, les conquérir, c’est faire varier de forme, de grandeur, de relief l’image humaine, c’est une leçon de relativisme dans l’appréciation, belle à réapercevoir quand elle a repris sa minceur de silhouette dans le décor de la vie. Tandis que les femmes qu’on connaît d’abord chez l’entremetteuse n’intéressent pas parce qu’elles restent invariables.

D’autre part Albertine tenait, liées autour d’elle, toutes les impressions d’une série maritime qui lui était particulièrement chère. Il lui semblait qu’il aurait pu, sur les deux joues de la jeune fille, embrasser toute la plage de Balbec. Il demanda à Albertine un « bon pour un baiser » et elle accepta.

Il lui dit qu’à Balbec elle avait souvent un regard dur, rusé lui demanda de lui dire à quoi elle pensait à ces moments-là. Elle ne s’en souvenait pas. Il aurait bien voulu, avant de l’embrasser, pouvoir la remplir à nouveau du mystère qu’elle avait pour lui sur la plage, avant qu’il la connût, retrouver en elle le pays où elle avait vécu auparavant.

Il se disait qu’il allait connaître le goût de cette rose charnelle, parce qu’il n’avait pas songé que l’homme, créature évidemment moins rudimentaire que l’oursin ou même la baleine, manque cependant encore d’un certain nombre d’organes essentiels, et notamment n’en possède aucun qui serve au baiser. Albertine lui dit : « à Balbec, je ne vous connaissais pas, je pouvais croire que vous aviez de mauvaises intentions ».

Au moment où il l’avait couchée sur son lit et où il avait commencé à la caresser, Albertine avait pris un air que je ne lui connaissais pas, de bonne volonté docile, de simplicité presque puérile. Le moment qui précède le plaisir, pareil en cela à celui qui suit la mort, avait rendu à ses traits rajeunis comme l’innocence du premier âge. Dans cette expression nouvelle du visage d’Albertine il y avait plus que du désintéressement et de la conscience, de la générosité professionnels, une sorte de dévouement conventionnel et subit ; et c’est plus loin qu’à sa propre enfance, mais à la jeunesse de sa race qu’elle était revenue.

Le narrateur n’avait rien souhaité de plus qu’un apaisement physique, enfin obtenu. Albertine semblait trouver qu’il y eût eu de sa part quelque grossièreté à croire que ce plaisir matériel allât sans un sentiment moral et terminât quelque chose. Elle semblait gênée de se lever tout de suite après ce qu’elle venait de faire, gênée par bienséance.

Albertine et c’était une des raisons qui lui avaient à son insu fait la désirer – était une des incarnations de la petite paysanne française dont le modèle est en pierre à Saint-André-des-Champs. Albertine, immobilisée auprès de lui, lui disait : « Vous avez de jolis cheveux, vous avez de beaux yeux, vous êtes gentil ». Elle lui parla de lui, de sa famille, de son milieu social. Le narrateur pensait que les notions sociales d’Albertine étaient d’une sottise extrême. Elle croyait les Simonnet avec deux n inférieurs non seulement aux Simonet avec un seul n, mais à toutes les autres personnes possibles.

Le narrateur pensait que beaucoup d’hommes étaient peu honorables, mais que nous l’ignorions ou n’en avions cure. Mais si l’homonymie faisait qu’on nous remettait des lettres à eux destinées, ou vice versa nous commencions par une méfiance, souvent justifiée, quant à ce qu’ils valaient. Nous craignions des confusions, nous les prévenions par une moue de dégoût si l’on nous parlait d’eux. En lisant notre nom porté par eux, dans le journal, ils nous semblaient l’avoir usurpé.

Albertine lui raconta sur sa famille et un oncle d’Andrée une histoire dont elle avait, à Balbec, refusé de lui dire un seul mot, mais elle ne pensait pas qu’elle dût paraître avoir encore des secrets à son égard. Il insista pour qu’elle rentrât, elle finit par partir. Elle lui demanda quand ils se reverraient. Il répondit qu’il la ferait chercher quand il pourrait. Il n’osa lui dire qu’il voulait tout subordonner à la possibilité de voir Mme de Stermaria. Albertine  viendrait à tout hasard le lendemain ou le surlendemain dans l’après-midi. Il  ne la recevrait que s’il vous le pouvait. Elle lui tendit sa joue et partit. Françoise lui apporta une lettre qui le remplit de joie, car elle était de Mme de Stermaria, laquelle acceptait à dîner. De Mme de Stermaria, c’est-à-dire, pour lui, plus que de la Mme de Stermaria réelle, de celle à qui il avait pensé toute la journée avant l’arrivée d’Albertine. C’était la terrible tromperie de l’amour qu’il commençait par nous faire jouer avec une femme non du monde extérieur, mais avec une poupée intérieure à notre cerveau, la seule d’ailleurs que nous ayons toujours à notre disposition, la seule que nous posséderons, que l’arbitraire du souvenir, presque aussi absolu que celui de l’imagination, pouvait avoir fait aussi différente de la femme réelle que du Balbec réel avait été pour lui le Balbec rêvé ; création factice à laquelle peu à peu, pour notre souffrance, nous forcerons la femme réelle à ressembler.

Albertine l’avait tant retardé que la comédie venait de finir quand le narrateur arriva chez Mme de Villeparisis. Les invités commentaient la grande nouvelle : la séparation qu’on disait déjà accomplie entre le duc et la duchesse de Guermantes. Il vit déboucher, majestueuse, ample et haute dans une longue robe de satin jaune à laquelle étaient attachés en relief d’énormes pavots noirs, la duchesse. Sa vue ne lui causait plus aucun trouble.

Il se rappela qu’un certain jour, lui imposant les mains sur le front (comme c’était son habitude quand elle avait peur de lui faire de la peine), en lui disant : « Ne continue pas tes sorties pour rencontrer Mme de Guermantes, tu es la fable de la maison. D’ailleurs, vois comme ta grand’mère est souffrante, tu as vraiment des choses plus sérieuses à faire que de te poster sur le chemin d’une femme qui se moque de toi », sa mère l’avait réveillé d’un trop long songe. La journée qui avait suivi avait été consacrée à dire un dernier adieu à ce mal auquel il renonçait. Et puis ç’avait été fini. Il avait cessé ses sorties du matin, et si facilement qu’il tira alors le pronostic, qu’on verrait se trouver faux, plus tard, qu’il s’habituerait aisément, dans le cours de sa vie, à ne plus voir une femme.

Il peut reprendre ses promenades mais librement. Ce qui lui faisait de la peine c’était d’apprendre que presque toutes les maisons étaient habitées par des gens malheureux. Ici la femme pleurait sans cesse parce que son mari la trompait. Là c’était l’inverse. Ailleurs une mère travailleuse, rouée de coups par un fils ivrogne, tâchait de cacher sa souffrance aux yeux des voisins. Souvent, dans ces sorties, il rencontrait M. de Norpois. Il arrivait que, causant avec un collègue, il jetait sur le narrateur des regards qui, après l’avoir entièrement examiné, se détournaient vers son interlocuteur sans lui avoir plus souri ni salué que s’il ne l’avait pas connu du tout.

Une grande femme que le narrateur croisait souvent près de la maison était moins discrète avec lui. Car bien qu’il ne la connût pas, elle se retournait vers lui, l’attendait – inutilement – devant les vitrines des marchands, lui souriait, comme si elle allait l’embrasser, faisait le geste de s’abandonner. Elle reprenait un air glacial à son égard si elle rencontrait quelqu’un qu’elle connût.

Le narrateur n’avait pas songé que sa guérison, en lui donnant à l’égard de Mme de Guermantes une attitude normale, accomplirait parallèlement la même œuvre en ce qui la concernait et rendrait possible une amabilité, une amitié qui ne lui importaient plus.

Il en avait voulu à Saint-Loup de ne l’avoir pas mené chez sa tante. Mais pas plus que n’importe qui, il n’était capable de briser un enchantement. Tandis que le narrateur aimait Mme de Guermantes, les marques de gentillesse qu’il recevait des autres, les compliments, lui faisaient de la peine, non seulement parce que cela ne venait pas d’elle, mais parce qu’elle ne les apprenait pas.

Che Mme de Villeparis, Mme de Guermantes aperçut le narrateur sur ma bergère, véritable indifférent qui ne cherchait qu’à être aimable, alors que, tandis qu’il aimait, il avait tant essayé de prendre, sans y réussir, l’air d’indifférence. Elle s’assit à côté de lui. N’ayant guère de place, elle ne pouvait se tourner facilement vers lui et, obligée de regarder plutôt devant elle que de son côté, prenait une expression rêveuse et douce, comme dans un portrait. Elle lui demanda des nouvelles de Robert. Les voyant tous les deux, Mme de Villeparisis leur proposa de dîner avec elle pour le mercredi suivant. Le narrateur refusa car il avait déjà rendez-vous avec Mme de Stermaria.

Quand Mme de Villeparisis se fut éloignée pour féliciter les artistes et remettre à la diva un bouquet de roses, la duchesse demanda au narrateur pourquoi il ne venait jamais la voir. Puis elle l’invita chez elle. Les invités les voyant ensemble répandirent le bruit que la duchesse quittait son mari pour ce jeune homme. Le narrateur eut  le soupçon que le duc avait été seul à ne pas vouloir qu’elle le reçût et que, maintenant que le duc la quittait, elle ne voyait plus d’obstacles à s’entourer des gens qui lui plaisaient.

Dîner chez les Guermantes, c’était comme entreprendre un voyage longtemps désiré, faire passer un désir de sa tête devant ses yeux et lier connaissance avec un songe. L’amitié que lui témoignaient « la tante Villeparisis » et Robert avait peut-être fait de lui pour Mme de Guermantes et ses amis, vivant toujours sur eux-mêmes et dans une même coterie, l’objet d’une attention curieuse que le narrateur ne soupçonnait pas.

De simples gens élégants pouvaient défendre leur porte trop envahie. Mais celle des Guermantes ne l’était pas. Un étranger n’avait presque jamais l’occasion de passer devant elle. Pour une fois que la duchesse s’en voyait désigner un, elle ne songeait pas à se préoccuper de la valeur mondaine qu’il apporterait, puisque c’était chose qu’elle conférait et ne pouvait recevoir. Elle ne pensait qu’à ses qualités réelles, Mme de Villeparisis et Saint-Loup lui avaient dit que le narrateur en possédait. Elle avait remarqué que Robert et Mme de Villeparisis ne pouvaient jamais arriver à le faire venir quand ils le voulaient, donc que le narrateur ne tenais pas au monde, ce qui semblait à la duchesse le signe qu’un étranger faisait partie des « gens agréables ».

Les gens du monde ont tellement l’habitude qu’on les recherche que qui les fuit leur semble un phénix et accapare leur attention. Mme de Guermantes, qui se disposait à partir pour une dernière soirée, venait de dire au narrateur, presque comme une justification, et par peur qu’il ne sût pas bien qui elle était, pour avoir l’air si étonné d’être invité chez elle : « Vous savez que je suis la tante de Robert de Saint-Loup qui vous aime beaucoup, et du reste nous nous sommes déjà vus ici. » En répondant qu’il le savait, le narrateur ajouta qu’il connaissait aussi M. de Charlus, lequel « avait été très bon pour lui à Balbec et à Paris ». Mme de Guermantes parut étonnée. M. de Charlus était son beau-frère et le cousin avec lequel elle avait été élevée.

Le narrateur ignorait absolument que le baron eût tous les talents de compositeur et de peintre dont il ne parlait jamais. La duchesse dit que Palamède (qu’elle surnommait « Mémé ») était un cachotier car M. de Charlus lui avait dit qu’il serait très heureux de faire la connaissance du narrateur, absolument comme s’il ne l’avait jamais vu. Elle ajouta qu’elle trouvait que son beau-frère était drôle et par moments un peu fou. Le narrateur fut très frappé de ce mot appliqué à M. de Charlus et se dit que cette demi-folie expliquait peut-être certaines choses, par exemple qu’il eût paru si enchanté du projet de demander à Bloch de battre sa propre mère.

Que M. de Charlus eût rougi de moi devant M. d’Argencourt, passe encore. Mais qu’à sa propre belle-sœur, et qui avait une si haute idée de lui, il niât connaître le narrateur, fait si naturel puisque le narrateur connaissait à la fois sa tante et son neveu, c’est ce que le narrateur ne pouvait comprendre.

Le narrateur reconnut que Mme de Guermantes avait une véritable grandeur qui consistait à effacer entièrement tout ce que d’autres n’eussent qu’incomplètement oublié. Elle ne l’eût jamais rencontré la harcelant, la suivant, la pistant, dans ses promenades matinales, elle n’eût jamais répondu à son salut quotidien avec une impatience excédée, elle n’eût jamais envoyé promener Saint-Loup quand il l’avait suppliée de l’inviter, qu’elle n’aurait pas pu avoir avec le narrateur des façons plus noblement et naturellement aimables. Non seulement elle ne s’attardait pas à des explications rétrospectives, à des demi-mots, à des sourires ambigus, à des sous-entendus, non seulement elle avait dans son affabilité actuelle, sans retours en arrière, sans réticences, quelque chose d’aussi fièrement rectiligne que sa majestueuse stature, mais les griefs qu’elle avait pu ressentir contre quelqu’un dans le passé étaient si entièrement réduits en cendres, ces cendres étaient elles-mêmes rejetées si loin de sa mémoire ou tout au moins de sa manière d’être, qu’à regarder son visage chaque fois qu’elle avait à traiter par la plus belle des simplifications ce qui chez tant d’autres eût été prétexte à des restes de froideur, à des récriminations, on avait l’impression d’une sorte de purification.

 

7 mars 2024

Le Côté de Guermantes III (Proust)

Bloch pensait que la vérité politique pouvait être approximativement reconstituée par les cerveaux les plus lucides, mais il s’imaginait, tout comme le gros du public, qu’elle habitait toujours, indiscutable et matérielle, le dossier secret du président de la République et du président du Conseil, lesquels en donnaient connaissance aux ministres. Pourtant, quand se produisit un fait aussi éclatant que l’aveu d’Henry, suivi de son
suicide, ce fait fut aussitôt interprété de façon opposée par des ministres dreyfusards et par Cavaignac et Cuignet qui avaient eux-mêmes fait la découverte du faux et conduit l’interrogatoire.

Tout ce que Bloch put tirer de M. de Norpois c’est que, s’il était vrai que le chef d’état-major, M. de Boisdeffre, eût fait faire une communication secrète à M. Rochefort, il y avait évidemment là quelque chose de singulièrement regrettable.

Bloch ne put arriver à le faire parler de la question de la culpabilité de Dreyfus ni donner un pronostic sur le jugement qui interviendrait dans l’affaire civile actuellement en cours.

Si singulier que lui parût l’interlocuteur, M. de Norpois trouva que l’entretien n’avait que trop duré. Alors pour couper court à l’entretien avec Bloch, il demanda à Mme de Villeparisis si elle n’allait pas ce soir au bal de Mme de Sagan. Puis il voulut lui demander de l’aider à entrer dans le cercle de la rue Royale.

Bloch continua, au grand désespoir de M. de Norpois, à lui poser nombre de questions sur les officiers dont le nom revenait le plus souvent à propos de l’affaire Dreyfus. Norpois lui répondit que L’action gouvernementale devait s’exercer sans souci des surenchères. Il fallait mater les agitateurs de profession et les empêcher de relever la tête.

Bloch demanda à d’Argencourt s’il était dreyfusard comme devaient l’être tout le monde à l’étranger mais d’Argencourt répondit que c’était une affaire qui ne regardait que les Français entre eux.

Mme de Guermantes dit à l’oreille de M. d’Argencourt quelque chose qui devait avoir trait à la religion de Bloch, car il passa à ce moment dans la figure de la duchesse cette expression à laquelle la peur qu’on a d’être remarqué par la personne dont on parle donne quelque chose d’hésitant et de faux et où se mêle la gaieté curieuse et malveillante qu’inspire un groupement humain auquel nous nous sentons radicalement étrangers.

Ce que lui avait dit M. de Norpois n’ayant pas complètement satisfait Bloch, celui-ci s’approcha de l’archiviste et lui demanda si on ne voyait pas quelquefois, chez Mme de Villeparisis M. du Paty de Clam ou M. Joseph Reinach. L’archiviste ne répondit rien ; il
était nationaliste et ne cessait de prêcher à la marquise qu’il y aurait bientôt une guerre sociale et qu’elle devrait être plus prudente dans le choix de ses relations. Il se demanda si Bloch
n’était pas un émissaire secret du syndicat venu pour le renseigner et alla immédiatement répéter à Mme de Villeparisis ces questions que Bloch venait de lui poser. Elle jugea qu’il était au moins mal élevé, peut-être dangereux pour la situation de M. de Norpois.

Quand Bloch dit au revoir à Mme de Villeparisis, elle ne lui tendit pas la main pour lui signifier qu’il eût à ne pas revenir. Alors il lui cria adieu.

Plein de curiosité et du dessein d’éclairer un incident si étrange, il revint la voir quelques
jours après. Elle le reçut très bien parce qu’elle était bonne femme, que l’archiviste n’était pas là, qu’elle tenait à la saynète que Bloch devait faire jouer chez elle.

Une dame entra qui était la vicomtesse de Marsantes, la mère de Robert et la sœur du duc de Guermantes. Mme de Marsantes était considérée dans le faubourg Saint-Germain comme un être supérieur, d’une bonté, d’une résignation angéliques. Elle avait perdu, il y a trois semaines, son cousin M. de Montmorency, ce qui ne l’empêchait pas de faire des visites, d’aller à de petits dîners, mais en deuil. Elle fut plus qu’aimable avec le narrateur parce que il était l’ami de Robert et parce qu’il n’était pas du même monde que Robert.

Mme de Marsantes agaçait un peu dans la conversation parce que, chaque fois qu’il s’agissait d’un roturier, par exemple de Bergotte, d’Elstir, elle disait en détachant le mot, en le faisant valoir, et en le psalmodiant sur deux tons différents en une modulation qui était particulière aux Guermantes : « J’ai eu l’honneur, le grand hon-neur de rencontrer Monsieur Bergotte, de faire la connaissance de Monsieur Elstir », pour faire admirer son humilité. À la campagne, Mme de Marsantes était adorée pour le bien qu’elle faisait. Elle ne craignait pas d’embrasser une pauvre femme qui était malheureuse et lui disait d’aller chercher un char de bois au château. C’était, disait-on, la parfaite chrétienne. Elle tenait à faire faire un mariage colossalement riche à Robert.

Mme de Villeparisis dit à la duchesse de Guermantes qu’elle allait recevoir la visite de la femme de Swann. Elle savait que la duchesse ne voulait pas la connaître.

Mme Swann, voyant les proportions que prenait l’affaire Dreyfus et craignant que les origines de son mari ne se tournassent contre elle, l’avait supplié de ne plus jamais parler de l’innocence du condamné. Quand il n’était pas là, elle allait plus loin et faisait profession du nationalisme le plus ardent ; elle ne faisait que suivre en cela d’ailleurs Mme Verdurin chez qui un antisémitisme bourgeois et latent s’était réveillé et avait atteint une véritable exaspération. Mme Swann avait gagné à cette attitude d’entrer dans quelques-unes des ligues de femmes du monde antisémite qui commençaient à se former.

La duchesse de Guermantes, si amie de Swann, avait toujours résisté au désir qu’il ne lui avait pas caché de lui présenter sa femme.

Chaque fois que le duc avait délaissé trop ouvertement sa femme, Mme de Marsantes avait pris avec éclat contre son propre frère le parti de sa belle-sœur. Celle-ci gardait de cette protection un souvenir reconnaissant et rancunier, et elle n’était qu’à demi fâchée des fredaines de Robert. À ce moment, la porte s’étant ouverte de nouveau, celui-ci entra. Mme de Marsantes, qui tournait le dos à la porte, n’avait pas vu entrer son fils. Quand elle l’aperçut, en cette mère la joie battit véritablement comme un coup d’aile, le corps de Mme de Marsantes se souleva à demi, son visage palpita et elle attachait sur Robert des yeux émerveillés. Pendant ce temps Mme de Guermantes salua le narrateur. Robert intervint. Il dit que le narrateur n’allait pas très bien, il est un peu fatigué mais irait peut-être mieux s’il la voyait plus souvent, car Robert ne voulait pas cacher à sa tante que son ami aimait beaucoup la voir. Elle répondit qu’elle était très flattée.

Robert donna sa chaise au narrateur en le forçant ainsi à s’asseoir à côté Mme de Guermantes. Elle reconnut qu’elle le voyait quelquefois le matin et que cela faisait beaucoup de bien à la santé.

On vint annoncer que le prince de Faffenheim-Munsterburg-Weinigen faisait dire à M. de Norpois qu’il était là. Mme de Marsantes s’était renseignée. Le prince était l’antisémitisme en personne. M. de Guermantes, en expliquant qui était le prince, cita plusieurs de ses titres, et le narrateur reconnut le nom d’un village traversé par la rivière où chaque soir, la cure finie, il allait en barque.

Le prince n’avait plus qu’une ambition dans la vie, celle d’être élu membre correspondant de l’Académie des Sciences morales et politiques, raison pour laquelle il était venu chez Mme de Villeparisis. Il savait que M. de Norpois disposait à lui seul d’au moins une dizaine de voix aux- quelles il était capable, grâce à d’habiles transactions, d’en ajouter d’autres. Aussi le prince, qui l’avait connu en Russie quand ils y étaient tous deux ambassadeurs, était-il allé le voir et avait-il fait tout ce qu’il avait pu pour se le concilier mais il avait eu devant lui un ingrat. Il n’ignorait pas que dans le langage diplomatique causer signifie offrir. Et c’est pour cela qu’il avait fait avoir à M. de Norpois le cordon de Saint-André. Dans une affaire privée comme cette présentation à l’Institut, le prince avait usé du même système d’induction qu’il avait fait dans sa carrière, de la même méthode de lecture à travers les symboles superposés.

Il faut souvent descendre jusqu’aux êtres entretenus, hommes ou femmes, pour avoir à chercher le mobile de l’action ou des paroles en apparence les plus innocentes dans l’intérêt, dans la nécessité de vivre. Quel homme ne sait que, quand une femme qu’il va payer lui dit : « Ne parlons pas d’argent », cette parole doit être comptée, ainsi qu’on dit en musique, comme « une mesure pour rien », et que si plus tard elle lui déclare : « Tu m’as fait trop de peine, tu m’as souvent caché la vérité, je suis à bout », il doit interpréter : « un autre protecteur lui offre davantage » ? Mais M. de Norpois et le prince allemand avaient accoutumé de vivre sur le même plan que les nations, lesquelles sont aussi, malgré leur grandeur, des êtres d’égoïsme et de ruse, qu’on ne dompte que par la force, par la considération de leur intérêt, qui peut les pousser jusqu’au meurtre, un meurtre symbolique souvent lui aussi, la simple hésitation à se battre ou le refus de se battre pouvant signifier pour une nation : « périr ».

L’hiver suivant, le prince fut très malade, il guérit, mais son cœur resta irrémédiablement atteint. Il eut peur de mourir avant d’être nommé à l’Académie. Il fit sur la politique de ces vingt dernières années une étude pour la Revue des Deux Mondes et s’y exprima à plusieurs reprises dans les termes les plus flatteurs sur M. de Norpois. Celui-ci alla le voir et le remercia. Il ajouta qu’il ne savait comment exprimer sa gratitude. Le même soir, il rencontra M. de Norpois à l’Opéra. Le prince demanda à Norpois de lui présenter la marquise de Villeparisis. Il ajouta  que l’espoir de devenir l’un des habitués d’un pareil bureau d’esprit le consolerait, lui ferait envisager sans ennui de renoncer à se présenter à l’Institut. Chez la marquise aussi on tenait commerce d’intelligence et de fines causeries. M. de Norpois répondit que le salon de la marquise était une véritable pépinière d’académiciens. Il transmettrait sa requête à Mme de Villeparisis. Puis de Norpois lui annonça son intention de revenir à la charge auprès de Leroy-Beaulieu sans lequel on ne pouvait faire une élection. Il lui dirait très franchement les liens tout à fait cordiaux qui les unissaient et ne lui cacherait pas que, si le prince se présentait, il demanderait à tous ses amis de voter pour lui (le prince eut un profond soupir de soulagement). Norpois lui demanda de venir à six heures chez Mme de Villeparisis, il l’introduirait et il pourrait lui rendre compte de son entretien du matin.

La profonde désillusion du narrateur eut lieu quand le prince  parla. Il n’avait pas songé qu’une nationalité a des traits particuliers plus forts qu’une caste. En s’inclinant, petit, rouge et ventru, devant Mme de Villeparisis, le prince lui dit : « Ponchour, Matame la marquise » avec le même accent qu’un concierge alsacien.

Mme de Guermantes se leva sans dire adieu au narrateur. Elle venait d’apercevoir Mme Swann, qui parut assez gênée de rencontrer le narrateur. Elle se rappelait sans doute qu’avant personne elle lui avait dit être convaincue de l’innocence de Dreyfus.

Robert ne voulait pas que sa mère le présente à Mme Swann. C’était une ancienne grue selon lui. Son mari était juif et elle se prétendait nationaliste.

La présence de Mme Swann avait pour le narrateur un intérêt particulier dû à un fait qui s’était produit quelques jours auparavant.

Il avait reçu la visite de Charles Morel, le fils, inconnu de lui, de l’ancien valet de chambre de son grand-oncle. Ce grand-oncle (celui chez lequel il avait vu la dame en rose) était mort l’année précédente. Son valet de chambre avait manifesté à plusieurs reprises l’intention de venir le voir ; le narrateur ne savait pas le but de sa visite, mais il l’aurait vu volontiers car il avait appris par Françoise qu’il avait gardé un vrai culte pour la mémoire de son oncle et faisait, à chaque occasion, le pèlerinage du cimetière. Mais obligé d’aller se soigner dans son pays, et comptant y rester longtemps, il lui déléguait son fils. Le narrateur fut surpris de voir entrer un beau garçon de dix-huit ans, habillé plutôt richement et tint du reste, dès l’abord, à couper le câble avec la domesticité d’où il sortait, en apprenant au narrateur avec un sourire satisfait qu’il était premier prix du Conservatoire.

Le but de sa visite était celui-ci : son père avait, parmi les souvenirs de l’oncle Adolphe, mis de côté certains qu’il avait jugé inconvenant d’envoyer aux parents du narrateur, mais qui, pensait-il, étaient de nature à intéresser un jeune homme de l’âge du narrateur. C’étaient les photographies des actrices célèbres, des grandes cocottes que l’oncle avait connues.

Presque toutes les photographies portaient une dédicace telle que : « À mon meilleur ami ». Une actrice plus ingrate et plus avisée avait écrit : « Au meilleur des amis ».

Le jeune Morel avait beau chercher à s’évader de ses origines, on sentait que l’ombre de mon oncle Adolphe, vénérable et démesurée aux yeux du vieux valet de chambre, n’avait cessé de planer, presque sacrée, sur l’enfance et la jeunesse du fils.

Le jeune Morel remarqua que le narrateur n’avait pas de photos de son oncle dans sa chambre. Le narrateur fut obligé d’avouer qu’il n’en possédait aucune et Morel lui dit qu’il lui en enverrait une. Le narrateur comprit qu’il était en faveur de Morel parce que son oncle disait tous les jours qu’il serait une espèce de Racine et Morel le considérait à peu près comme un fils adoptif, comme un enfant d’élection de son oncle. Le narrateur se rendit vite compte que le fils de Morel était très « arriviste ».

Ainsi, ce jour-là, il demanda au narrateur, s’il ne connaissait pas de poète ayant une situation importante dans le monde « aristo ». Il lui en cita un. Morel ne connaissait pas les œuvres de ce poète et n’avait jamais entendu son nom, qu’il prit en note. Peu après il avait écrit à ce poète pour lui dire qu’admirateur fanatique de ses œuvres, il avait fait de la musique sur un sonnet de lui et serait heureux que le librettiste en fît donner une audition chez la Comtesse ***. C’était aller un peu vite et démasquer son plan. Le poète, blessé, ne répondit pas.

Morel voulut que le narrateur le présente à la nièce de Jupien qui avait produit une vive impression sur lui.

Comme le narrateur avais été très étonné de trouver parmi les photographies que lui envoyait le père de Charles Morel une photo du portrait de miss Sacripant (c’est-à-dire Odette) par Elstir, il dit à Charles, en l’accompagnant jusqu’à la porte cochère : « Je crains que vous ne puissiez me renseigner. Est-ce que mon oncle connaissait beaucoup cette dame ? ».

Morel répondit que son père lui avait recommandé d’attirer l’attention du narrateur sur cette dame. En effet, cette demi-mondaine déjeunait chez l’oncle Adolphe le dernier jour que le narrateur l’avait vu. Le père Morel ne savait pas trop s’il pouvait faire entrer le narrateur. Le narrateur avait plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait le revoir. Mais justement à ce moment-là il y avait eu de la fâche dans la famille et le narrateur n’avait jamais revu son oncle. »

Le narrateur pensa à Mme Swann, et se  dit avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans son souvenir, qu’il aurait désormais à l’identifier avec la « Dame en rose ».

M. de Charlus fut bientôt assis à côté de Mme Swann. Ce tête-à-tête, généralement avec quelque Altesse, procurait à M. de Charlus de ces distinctions qu’il aimait. Il avait, par exemple, pour conséquence que les maîtresses de maison laissaient, dans une fête, le baron avoir seul une chaise sur le devant dans un rang de dames, tandis que les autres hommes se bousculaient dans le fond. De plus, fort absorbé, semblait-il, à raconter, et très haut, d’amusantes histoires à la dame charmée, M. de Charlus était dispensé d’aller dire bonjour aux autres, donc d’avoir des devoirs à rendre.

Mme de Villeparisis n’était d’ailleurs qu’à demi contente d’avoir la visite de M. de Charlus. Celui-ci, tout en trouvant de grands défauts à sa tante, l’aimait beaucoup. Mais, par moments, sous le coup de la colère, de griefs imaginaires, il lui adressait, sans résister à ses impulsions, des lettres de la dernière violence, dans lesquelles il faisait état de petites choses qu’il semblait jusque-là n’avoir pas remarquées.

Il avait raconté à tout le monde l’histoire du mandat télégraphique à six francs soixante-quinze que Mme de Villeparisis lui avait retenus sur les trois mille francs que Charlus lui avait prêtés. Tout cela s’était apaisé, mais chacun des deux ne savait pas exactement l’opinion que l’autre avait de lui.

Dans les réunions un peu nombreuses comme était celle-ci, M. de Charlus gardait d’une façon presque constante un sourire sans direction déterminée ni destination particulière, et qui, pré-existant de la sorte aux saluts des arrivants, se trouvait, quand ceux-ci entraient dans sa zone, dépouillé de toute signification d’amabilité pour eux.

Le narrateur alla saluer M. de Charlus et Mme Swann qui furent froids avec lui.

Mme de Marsantes entraîna son fils dans le fond du salon.Mme Swann se trouvant seule et ayant compris que le narrateur était lié avec Saint-Loup lui fit signe de venir auprès d’elle. Ne l’ayant pas vue depuis si longtemps, il ne savait de quoi lui parler. Il parla de Norpois que Robert n’aimait pas. Mme Swann était d’accord avec Robert. Elle emmena le narrateur dans un coin pour lui dire que dernièrement Charlus avait dîné chez la princesse de Guermantes. M. de Norpois leur aurait dit que le narrateur était un flatteur à moitié hystérique.

Le narrateur fut ému d’apprendre que son émoi de ce jour ancien où il avait parlé de Mme
Swann et de Gilberte était connu par la princesse de Guermantes de qui il se croyait ignoré.

Quelques années auparavant, il aurait été bien heureux de dire à Mme Swann « à quel sujet » il avait été si tendre pour M. de Norpois, puisque ce « sujet » était le désir de la connaître.
Mais il ne le ressentait plus, il n’aimait plus Gilberte. D’autre part, il ne parvenait pas à identifier Mme Swann à la Dame en rose de son enfance. Aussi il parla de la femme qui le préoccupait en ce moment, Mme de Guermantes. Mais Mme Swann prétendit ne pas l’avoir vue ce soir-là.

Mme de Marsantes, qui faisait la dame d’honneur de la marquise, présenta le narrateur au prince, et elle n’avait pas fini que M. de Norpois le présenta aussi, dans les termes les plus
chaleureux.

Robert appela le narrateur dans le fond du salon, où il était avec sa mère. Le narrateur le remercia pour sa gentillesse et lui proposa de déjeuner le lendemain. Robert accepta et viendrait avec Bloch. Robert lui rapporta que Mme de Guermantes s’était demandée si le narrateur l’avait fuie et avait quelque chose contre elle. Mais le narrateur n’était pas dupe. Elle ne lui avait pas même offert d’aller voir les Elstir. Il savait qu’il ne lui plaisait pas, qu’il n’avait pas à espérer se faire aimer d’elle. De cette soirée, il garderait un souvenir mêlé d’anxiété et de tristesse.

La colère semblait s’être élevée en Robert, affleurant à son visage durci et sombre. Le narrateur  craignait qu’au souvenir de la scène de l’après-midi il ne fût humilié vis-à-vis de lui de s’être laissé traiter si durement par sa maîtresse, sans riposter.

Brusquement Robert s’arracha d’auprès de sa mère qui lui avait passé un bras autour du cou puis fit signe au narrateur de le suivre dans le petit salon. M. de Charlus, qui avait pu croire que le narrateur allait vers la sortie, quitta brusquement M. de Faffenheim avec qui il causait, fit un tour rapide qui l’amena en face du narrateur. Il lui proposa de faire deux pas avec lui mais le narrateur voulait d’abord dire quelques mots à Robert. Charlus lui conseilla de bien user de son influence sur Robert pour lui faire comprendre le chagrin qu’il causait à sa pauvre mère et à eux tous en traînant leur nom dans la boue eu égard à sa relation avec une femme qui le déshonorait. Afin de tâcher d’apporter quelque baume à Robert de qui le narrateur croyait la fierté blessée, il chercha à excuser sa maîtresse.

Robert dit au narrateur que sa maîtresse avait eu une enfance très dure. Pour elle il était tout de même le riche qui croit qu’on arrive à tout par son argent, et contre lequel le pauvre ne peut pas lutter. Sans doute elle avait été bien cruelle ; lui qui n’avait jamais cherché que son bien. Mais, il se rendait bien compte qu’elle croyait qu’il avait voulu lui faire sentir qu’on pouvait la tenir par l’argent, et ce n’était pas vrai. Quoi qu’il arrive Robert voulait pas qu’elle le prenne pour un mufle et courut chez Boucheron chercher le collier et après cela lui demander pardon.

Robert dit adieu à sa mère. Maintenant c’était un visage anxieux, des yeux désolés qu’elle attachait sur lui. Elle lui dit que ce n’était pas gentil de la laisser et Robert s’emporta. Il fit à sa mère les reproches que sans doute il se sentait peut-être mériter ; c’est ainsi que les égoïstes ont toujours le dernier mot ; ayant posé d’abord que leur résolution est inébranlable, plus le sentiment auquel on fait appel en eux pour qu’ils y renoncent est touchant, plus ils trouvent condamnables, non pas eux qui y résistent, mais ceux qui les mettent dans la nécessité d’y résiste.

Mme de Marsantes cessa d’insister, car elle sentait qu’elle ne le retiendrait plus. Robert laissa le narrateur avec sa mère. Le narrateur sentait bien que sa présence ne pouvait faire aucun plaisir à Mme de Marsantes, mais il aimait mieux, en ne partant pas avec Robert, qu’elle ne crût pas qu’il était mêlé à ces plaisirs qui la privaient de lui. Il aurait voulu trouver quelque excuse à la conduite de son fils, moins par affection pour lui que par pitié pour elle. Elle aurait voulu rattraper son fils, non pas pour le retenir certes, mais pour lui dire qu’elle ne lui en voulait pas, qu’elle trouvait qu’il avait eu raison.

Robert alla chez sa maîtresse en lui apportant le splendide bijou que, d’après leurs conventions, il n’aurait pas dû lui donner. Mais d’ailleurs cela revint au même car elle n’en voulut pas, et même, dans la suite, il ne réussit jamais à le lui faire accepter.

Certains amis de Robert pensaient que ces preuves de désintéressement qu’elle donnait étaient un calcul pour se l’attacher. Pourtant elle ne tenait pas à l’argent, sauf peut-être pour pouvoir le dépenser sans compter y compris pour des gens qu’elle croyait pauvres.

Robert ignorait presque toutes les infidélités de sa maîtresse et faisait travailler son esprit sur ce qui n’était que des riens insignifiants auprès de la vraie vie de Rachel, vie qui ne commençait chaque jour que lorsqu’il venait de la quitter. Il ignorait presque toutes ces infidélités.

Il y avait à Paris deux honnêtes gens que Saint-Loup ne saluait plus et dont il ne parlait pas sans que sa voix tremblât, les appelant exploiteurs de femmes : c’est qu’ils avaient été ruinés par Rachel.

Mme de Marsantes regretta d’avoir dit à son fils qu’il n’était pas gentil. Elle trouvait Robert adorable. Mme de Marsantes dit au revoir au narrateur avec anxiété. Ces sentiments se rapportaient à Robert, elle était sincère. Mais elle cessa de l’être pour redevenir grande dame :
– J’ai été intéressée, si heureuse, de causer un peu avec vous.

Le narrateur lui répondit qu’il attendait M. de Charlus avec qui il devait s’en aller. Mme de Villeparisis entendit ces derniers mots. Elle en parut contrariée. Pensant que cela pouvait produire une impression très favorable sur Mme de Villeparisis qu’il fût lié avec un neveu qu’elle prisait si fort, le narrateur lui dit que M. de Charlus lui avait demandé de revenir avec lui et qu’il en était  enchanté. De contrariée, Mme de Villeparisis sembla devenue soucieuse, elle lui conseilla de partir sans attendre son neveu. Ce premier émoi de Mme de Villeparisis eût ressemblé, n’eussent été les circonstances, à celui de la pudeur. Alors il obéit mais M. de Charlus le rattrapa. Charlus lui demanda s’il valait la peine qu’il lui donne de son temps. Le narrateur répondit qu’il était profondément touché qu’il veuille bien faire ainsi attention à lui et chercher à lui être utile. Charlus fut touché par ces propos. Charlus lui dit qu’il ne devait pas se méprendre sur le caractère purement désintéressé et charitable de la proposition qu’il allait lui adresser. Le narrateur était frappé combien sa diction ressemblait à celle de Swann encore plus qu’à Balbec. Charlus évoqua un article assez retentissant du Times dans lequel il était écrit que l’empereur d’Autriche avait déclaré naguère dans un entretien rendu public que, si M. le comte de Chambord avait eu auprès de lui un homme possédant aussi à fond que Charlus les dessous de la politique européenne, il serait aujourd’hui roi de France. Charlus affirma posséder un trésor d’expérience, une sorte de dossier secret et inestimable, qu’il n’avait pas cru devoir utiliser personnellement, mais qui serait sans prix pour un jeune homme à qui il livrerait en quelques mois ce que Charlus mit plus de trente ans à acquérir et qu’il était peut-être seul à posséder. Charlus donnerait au narrateur une explication inconnue non seulement du passé, mais de l’avenir. M. de Charlus s’interrompit pour lui poser des questions sur Bloch. Il lui demanda si son camarade était jeune, était beau, etc.

Charlus lui dit qu’il n’avait pas tort d’avoir parmi ses amis quelques étrangers. Le narrateur répondit que Bloch était Français. M. de Charlus rétorqua avoir cru que Bloch était Juif.  La déclaration de cette incompatibilité fit croire au narrateur que M. de Charlus était plus antidreyfusard qu’aucune des personnes qu’il avait rencontrées. Il protesta au contraire contre l’accusation de trahison portée contre Dreyfus. Pour Charlus le crime était inexistant, Dreyfus aurait commis un crime contre sa patrie s’il avait trahi la Judée, mais qu’est-ce qu’il avait à voir avec la France ? Le narrateur objecta que, s’il y avait jamais une guerre, les Juifs seraient aussi bien mobilisés que les autres. Charlus n’était pas certain que ce ne soit pas une imprudence.

Charlus voulait que le narrateur demande à son ami de faire assister Charlus à quelque belle fête au temple, à une circoncision, à des chants juifs. Le narrateur pouvait peut-être arranger même des parties pour faire rire. Par exemple une lutte entre Bloch et son père où il le blesserait comme David Goliath. Cela composerait une farce assez plaisante pour Charlus. En disant ces mots affreux et presque fous, M. de Charlus serrait le bras du narrateur à lui faire mal. Le narrateur répondit à Charlus qu’il se demandait jusqu’à quel point Bloch se plairait à un jeu qui pourrait parfaitement lui crever les yeux. . M. de Charlus sembla fâché.

À ce moment le narrateur aperçut M. Bloch père qui passait, allant sans doute au-devant de son fils. Il ne les voyait pas mais le narrateur à M. de Charlus de le lui présenter sans se douter de la colère qu’il allait déchaîner chez son compagnon. Charlus lui expliqua que dans le cas actuel l’inconvenance serait double à cause de la juvénilité du présentateur et de l’indignité du présenté. Toute cette affaire Dreyfus, reprit le baron qui tenait toujours le bras du narrateur, n’avait qu’un inconvénient : elle détruisait la société.

Cette frivolité de M. de Charlus l’apparentait davantage à la duchesse de Guermantes. Le narrateur lui souligna le rapprochement. Comme il semblait croire que le narrateur ne la connaissait pas, celui-ci lui rappela la soirée de l’Opéra où Charlus avait semblé vouloir se cacher de lui. M. de Charlus lui dit avec tant de force ne l’avoir nullement vu que le narrateur aurait fini par le croire si bientôt un petit incident ne lui avait donné à penser que trop orgueilleux peut-être il n’aimait pas à être vu avec lui.

M. de Charlus lui dit qu’il existait entre certains hommes une franc-maçonnerie dont il ne pouvait lui parler, mais qui comptait dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe. Or l’entourage de l’un d’eux voulait le guérir de sa chimère.

Ayant une formidable avance sur sa propre vie, le narrateur serait peut-être ce qu’eût pu être un homme éminent du passé si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d’une humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l’électricité. Charlus prétendit chercher à racheter les fautes de sa vie en faisant profiter de ce qu’il savait une âme encore vierge et capable d’être enflammée par la vertu. Charlus avait eu de grands chagrins, il avait perdu sa femme qui était l’être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu’on pût rêver. Il avait de jeunes parents qui n’étaient pas capables de recevoir l’héritage moral dont il parlait au narrateur. Peut-être en lui apprenant les grandes affaires diplomatiques, Charlus y reprendrait goût de lui-même et se mettrait-il enfin à faire des choses intéressantes où le narrateur serait de moitié. Mais avant de le savoir, il faudrait qu’il vît le narrateur souvent, très souvent, chaque jour.

Charlus venait seulement d’apercevoir M. d’Argencourt qui débouchait d’une rue transversale. En les voyant, M. d’Argencourt parut contrarié, jeta sur le narrateur un
regard de méfiance, presque ce regard destiné à un être d’une autre race que Mme de Guermantes avait eu pour Bloch, et tâcha de les éviter. M. de Charlus tenait à lui montrer qu’il ne cherchait nullement à ne pas être vu de lui, car il l’appela et pour lui dire une chose fort insignifiante. Et craignant peut-être que M. d’Argencourt ne reconnût pas le narrateur, M. de Charlus lui dit que le narrateur était un grand ami de Mme de Villeparisis, de la duchesse de Guermantes, de Robert de Saint-Loup. Néanmoins le narrateur remarqua que M. d’Argencourt, à qui pourtant il avait été à peine nommé chez Mme de Villeparisis et à qui M. de Charlus venait de parler longuement de sa famille, fut plus froid avec lui qu’il n’avait été il y a une heure ; pendant fort longtemps il en fut ainsi chaque fois qu’il rencontrait le narrateur.

Charlus regretta cette rencontre. Cet Argencourt, bien né mais mal élevé, diplomate plus que médiocre, mari détestable et coureur, fourbe comme dans les pièces, était pour lui un de ces hommes incapables de comprendre, mais très capables de détruire les choses vraiment grandes. Le narrateur évoqua Mme de Guermantes. Charlus répondit que sa belle-sœur était une femme charmante qui s’imaginait être encore au temps des romans de Balzac où les femmes influaient sur la politique. Sa fréquentation ne pourrait actuellement exercer sur le narrateur qu’une action fâcheuse, comme d’ailleurs toute fréquentation mondaine. Charlus exigea un sacrifice du narrateur ce serait de ne pas aller dans le monde. Le « Sésame » de l’hôtel Guermantes et de tous ceux qui valaient la peine que la porte s’ouvre grande devant le narrateur, c’est Charlus qui le détenait. Il serait juge et entendait rester maître de l’heure. Le narrateur lui demanda ce que c’était que la famille Villeparisis.

La famille : « rien » lui répondit M. de Charlus. Mme de Villeparisis avait épousé par amour un M. Thirion, d’ailleurs excessivement riche, et dont les sœurs étaient très bien mariées et qui, à partir de ce moment-là, s’était appelé le marquis de Villeparisis.

Charlus supposait que c’était un monsieur né à Villeparisis, une petite localité près de Paris. Mme de Villeparisis avait prétendu qu’il y avait ce marquisat dans la famille, elle avait voulu faire les choses régulièrement. Du moment qu’on prenait un nom auquel on n’avait pas droit, le mieux était de ne pas simuler des formes régulières. Charlus trouvait injuste qu’une femme dont même le titre et le nom étaient presque tout récents pût faire illusion aux contemporains et dût faire illusion à la postérité grâce à des amitiés royales.

M. de Charlus dit au narrateur qu’en allant dans le monde, il ne ferait que nuire à sa situation, déformer son intelligence et son caractère. Il  pourrait avoir des maîtresses mais il faudrait surveiller, même et surtout, ses camaraderies. Charlus estimait que sur dix jeunes gens, huit étaient de petites fripouilles, de petits misérables capables de lui faire un tort que le narrateur ne réparerait jamais. Son neveu Saint-Loup serait à la rigueur un bon camarade pour le narrateur. Lui c’était un homme, ce n’était pas un de ces efféminés comme on en rencontrait tant de nos jours. Il n’était pas comme les autres, il était très gentil, très sérieux.

M. de Charlus avant de le quitter, donna quelques jours au narrateur pour réfléchir.  Il faudrait qu’il le voie chaque jour et qu’il reçoive du narrateur  des garanties de loyauté, de discrétion que d’ailleurs, le narrateur semblait offrir. Puis Charlus sauta à côté du cocher, au fond du fiacre qui partit au grand trot.

A peine rentré à la maison, le narrateur y retrouva le pendant de la conversation qu’avaient échangée un peu auparavant Bloch et M. de Norpois, mais sous une forme brève, invertie et cruelle : c’était une dispute entre son maître d’hôtel, qui était dreyfusard, et celui des Guermantes, qui était antidreyfusard. Les vérités et contre-vérités qui s’opposaient en haut chez les intellectuels de la Ligue de la Patrie française et celle des Droits de l’homme se propageaient en effet jusque dans les profondeurs du peuple.

Le maître d’hôtel du narrateur laissa entendre que Dreyfus était coupable,
celui des Guermantes qu’il était innocent. Le maître d’hôtel du narrateur, incertain si la révision se ferait, voulait d’avance, pour le cas d’un échec, ôter au maître d’hôtel des Guermantes la joie de croire une juste cause battue. Le maître d’hôtel des Guermantes pensait qu’en cas de refus de révision, le nôtre serait plus ennuyé de voir maintenir à l’île du Diable un innocent.

Le narrateur trouva sa grand’mère plus souffrante. Cottard essaya, pour calmer l’agitation de sa malade, le régime lacté. Mais les perpétuelles soupes au lait ne firent pas d’effet parce que ma grand’mère y mettait beaucoup de sel.

Elle avait 38°3 de fièvre et on lui donna un fébrifuge qui fit redescendre la température à 37°1-2.

Bergotte avait choqué l’instinct scrupuleux du narrateur qui lui faisait subordonner son in-
telligence, quand il lui avait parlé du docteur du Boulbon comme d’un médecin qui ne l’ennuierait pas, qui trouverait des traitements, fussent-ils en apparence bizarres, mais s’adapteraient à la singularité de son intelligence.

Malgré sa compétence plus particulière en matière cérébrale et nerveuse, comme le narrateur savait que du Boulbon était un grand médecin, un homme supérieur, d’une intelligence inventive et profonde, il supplia sa mère de le faire venir. Au lieu de l’ausculter, tout en posant sur elle ses admirables regards où il y avait peut-être l’illusion de scruter profondément la malade, Boulbon commença à parler de Bergotte.

Il lui avait ainsi fait parler littérature car il avait voulu se rendre compte par ses questions si la mémoire de la grand’mère était bien intacte. Il lui conseilla d’aller aux Champs-Élysées, près du massif de lauriers qu’aimait son petit-fils. Le laurier lui serait salutaire car il purifiait le corps.

En tant qu’« esprit supérieur », Boulbon croyait de son devoir de ne pas ajouter foi à la médecine, il reprit vite sa sérénité philosophique.  Il diagnostiqua une maladie nerveuse. Guérie de son nervosisme elle n’aimerait plus Bergotte. Elle devait donc utiliser son énergie nerveuse pour manger pour lire et pour sortir.

Quand, après avoir reconduit le docteur du Boulbon, le narrateur rentra dans la chambre où sa mère était seule, le chagrin qui l’oppressait depuis plusieurs semaines s’envola, il sentit que
sa mère allait laisser éclater sa joie et qu’elle allait voir la sienne.

Robert avait écrit au narrateur pour lui apprendre qu’il n’oublierait jamais la perfidie de sa conduite et qu’il n’y aurait jamais un pardon pour sa fourberie et sa trahison.

La grand’mère du narrateur ne voulut pas sortir, se trouvant fatiguée. Mais la mère du narrateur, instruite par du Boulbon, eut l’énergie de se fâcher et de se faire obéir.

Le narrateur trouva sa grand-mère bien égoïste d’être si longue à se préparer, de risquer de le mettre en retard quand elle savait qu’il avait rendez-vous avec des amis et devait dîner à Ville-d’Avray. Ils allèrent près du pavillon ancien des Champs-Elysées. Le narrateur vit la « marquise » qui percevait les entrées et discutait avec le garde forestier.

Une femme mal vêtue entra précipitamment. Mais elle ne faisait pas partie du monde de la « marquise », car celle-ci, avec une férocité de snob, lui dit sèchement :
– Il n’y a rien de libre, Madame.

Enfin la grand’mère du narrateur sortit du cabinet, et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant un temps pareil, le narrateur battit en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise ».

Il s’engagea dans une allée, mais lentement, pour que sa grand’mère pût facilement le re-
joindre et continuer avec lui. C’est ce qui arriva bientôt. Elle avait entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin selon elle. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu. »

Elle sourit tristement et serra la main du narrateur. Elle avait compris qu’il n’y avait pas à lui cacher ce qu’il avait deviné tout de suite : elle venait d’avoir une petite attaque.

7 mars 2024

Le Côté de Guermantes II (Proust)

Son père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait son père mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Son père était rentré fâché, stupéfait.

Le lendemain la mère du narrateur rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations.

La mère du narrateur ignorait que Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Son père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne lui reparla pas de huit jours quand il apprit que son fils avait suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à la grand’mère du narrateur que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont la famille du narrateur ne comprenait pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. La mère du narrateur, partagée entre son amour pour son mari et l’espoir que son fils fût intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence.

Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur du père et du grand-père du narrateur, les considérât comme des suppôts
de l’Injustice.

Saint-Loup, devant venir à Paris, avait promis au narrateur de le mener chez Mme de Villeparisis où le narrateur, sans le lui avoir dit, qu’ils rencontreraient Mme de Guermantes. Il lui demanda de déjeuner au restaurant avec sa maîtresse qu’ils conduiraient ensuite à une répétition. Ils devaient aller la chercher le matin, aux environs de Paris où elle habitait.

Le narrateur avait demandé à Saint-Loup d’aller dans le restaurant où Aimé lui avait annoncé qu’il devait entrer comme maître d’hôtel en attendant la saison de Balbec. C’était un grand charme pour lui qui rêvait à tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui faisait partie plus que de ses souvenirs de Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans. Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maître d’hôtel devenait à son tour aimant pour le narrateur. Il espérait en causant avec lui être déjà en communication avec Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.

Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait l’attendre devant sa porte, le narrateur  rencontra Legrandin, qu’il avait perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Legrandin estimait la jolie qualité de son âme et regrettait que le narrateur aille la renier parmi les Gentils. Pour lui prouver qu’il faisait cas de lui, il allait lui envoyer son dernier roman. Mais en lui disant qu’il n’aimerait pas cela ; ce n’était pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour le narrateur, c’est trop franc, trop honnête ; lui, il lui fallait du Bergotte, il l’avait avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés. On devait considérer Legrandin dans le groupe du narrateur comme un vieux troupier car il avait le tort de mettre du cœur dans ce qu’il écrivait, cela ne se portait plus ; et puis la vie du peuple ce n’était pas assez distingué pour intéresser les snobinettes du narrateur.

Dans le train, en route pour une ville de banlieue, jamais Robert ne parla plus tendrement au narrateur de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cœur ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient
sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Saint-Loup se réjouissait d’avance de ce qu’elle dirait ensuite du narrateur. Elle disait des choses qu’on pouvait approfondir indéfiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique.

Robert laissa le narrateur seul dans la rue quelques instants, le temps d'aller chercher son amie. Le narrateur en profita pour faire quelques pas devant de modestes jardins et pour regarder les jeunes filles qui étaient à leurs fenêtres. Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et le narrateur reconnut « Rachel quand du seigneur », celle qui, quelques années auparavant, disait à la maquerelle : « alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher ». Le narrateur aurait été indifférent à toutes les pensées de cette femme et pourtant son ami Robert avait connu tous les tourments à cause d'elle. Le narrateur comprit que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivaient, souffraient, se tuaient, pouvaient être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour lui-même. Il était stupéfait que l'on put éprouver une curiosité douloureuse à l'égard de la vie de cette femme. Il aurait pu raconter à Robert bien des coucheries de Rachel mais il savait que cela aurait peiné son ami. Le narrateur comprenait que ce qui lui avait paru ne pas valoir 20 fr. quand cela lui avait été offert pour 20 fr. dans la maison de passe, pouvait valoir plus qu'un million si on avait commencé par imaginer en Rachel un être mystérieux et difficile à saisir, à garder. Le narrateur et Robert étaient arrivés au visage de cette femme par deux routes opposées qui ne communiqueraient jamais. Le narrateur n'aurait pas eu la curiosité de chercher une personne en regardant Rachel. Tandis que Robert avait donné plus d'un million pour avoir ce qui avait été offert aux clients de Rachel pour 20 fr. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par chance à les avoir toutes. Il n'avait pas souffert comme ces sentimentaux qui font d'une fille une inaccessible idole. S'il avait su qu'elles avaient été proposées à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert mais eût quand même donné ce million pour les conserver. Robert et le narrateur en regardant tous les deux Rachel ne pouvaient la voir du même côté du mystère. Robert se rendit compte que le narrateur avait l'air ému. Alors le narrateur détourna les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin. Il pensa que la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour étaient grandes.

Le narrateur échangea quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Robert fit quelques pas en avant avec lui. Il demanda à son ami de venir déjeuner avec lui et avec sa maîtresse. Pourtant, c'était précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois que Robert s'évada un instant hors de la femme qu'il avait lentement composée. Il aperçut tout d'un coup une autre Rachel qui figurait une simple petite grue.

Ils allaient prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules ». Elles lui proposèrent de monter avec elle. Elles s'apprêtèrent à lui présenter leurs amants mais s'aperçurent de l'air légèrement gêné de Rachel. Alors elles regardèrent derrière Rachel et comprirent qu'elle était avec des amis. Elles s'excusèrent et lui dirent adieu. En voyant les poules, Robert comprit que Rachel avait peut-être eu sa place dans une vie insoupçonnée, une vie où on avait les femmes pour un louis. Mais il comprit en même temps que moins comblée, elle serait moins gentille et ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant. Il savait que sa liaison avec Rachel était ce qui l'avait mis un peu hors du monde et qu'il y était moins coté. Sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange car si avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui et même la partie la plus précieuse à cause des sommes folles qu’il lui donnait. Le dédoublement de Rachel avait trop duré. Alors il caressa Rachel et la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla, intériorisée, comme il l’avait toujours fait jusqu'ici. Robert avait dit au narrateur que Rachel était une littéraire. Elle ne s'interrompit de parler de livres, d'art nouveau et de Tolstoï que pour reprocher à Robert de boire trop de vin. Puis elle se mit à faire des reproches sur la famille de Robert que le narrateur trouva fort justes. Mais les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme lorsque le narrateur eut une l'imprudence de parler de Dreyfus. Elle pensait que Dreyfus était un martyre et qu'il mourrait en prison. Elle en voulait à la mère de Robert qui affirmait que Dreyfus devait rester à l'île du Diable même s'il était innocent. Le narrateur se rendit compte que les déjeuners entre Robert et sa maîtresse se passaient toujours fort mal. Robert était jaloux et s'imaginait que sa maîtresse regardait les hommes présents. Elle l'avait remarqué et en jouait. Au restaurant, ils tombèrent sur Aimé qu'ils avaient connu dans le grand hôtel de Balbec. Il s'informa de la santé de la grand-mère du narrateur et le narrateur lui demanda des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Rachel regarda attentivement le serveur. Robert s'en rendit compte et demanda à sa maîtresse si elle trouvait ce maître d'hôtel intéressant. Il ajouta que ce maître d'hôtel était une des plus grandes fripouilles que la terre avait jamais portées. Alors Rachel parut vouloir obéir à Robert et engagea avec le narrateur une conversation littéraire. Pourtant le narrateur n'attacha pas grande importance à sa culture.

Le narrateur se rendit compte qu'elle était maladroite de ses mains quand elle mangeait et supposait qu'elle devait être bien gauche quand elle jouait la comédie sur la scène. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l'amour par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur. Le narrateur cessa de prendre part à la conversation quand Rachel se montra trop malveillante à l'égard du théâtre. Rachel s'aperçut très bien que le narrateur devait la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour les artistes qu'elle méprisait. Une heure plus tard, le narrateur aperçut au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrant beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère. On vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Il s'agissait de M. de Charlus. Alors Robert demanda au narrateur d'aller trouver le maître d'hôtel pour qu'il n'aille pas à la voiture. Robert ne supportait pas que son oncle vienne l'espionner. Le narrateur rendit le service et la voiture de Charlus repartit. La maîtresse de Robert qui n'avait pas entendu les propos chuchotés de son amant et du narrateur avait cru qu'il s'agissait du jeune homme qui Robert lui avait reproché de faire de l'oeil quelques minutes plus tôt. Alors elle éclata en injures.

Robert partit fâché et sa maîtresse appela Aimé. Elle lui demanda différents renseignements. Elle voulut ensuite savoir comment le narrateur le trouvait. Elle ajouta que Robert avait tort de se faire des idées car si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Le narrateur resta ainsi seul, puis à son tour Robert le fit appeler. Il trouva Rachel étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses que Robert lui prodiguait. Le narrateur avais mal déjeuné, il était mal à l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, il regretta de penser qu’il commençait dans un cabinet de
restaurant et finirait dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps.

Rachel lui offrit du Champagne, lui tendit une de ses cigarettes d’Orient et détacha pour lui une rose de son corsage. Alors le narrateur se dit que ces heures passées auprès de cette jeune femme n’étaient pas perdues pour lui puisque par elle, il avait, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne. Il était ivre et se trouva hideux en se regarda dans la glace. Robert était seulement fâché que le narrateur ne voulut pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.

Un numéro du programme fut extrêmement pénible au narrateur. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. Si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. L’idée de la méchanceté avait pour le narrateur quelque chose de trop douloureux. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, le narrateur préféra ne pas parler de cet incident puisqu’il n’avait eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher.

Le commencement de cette représentation intéressa le narrateur  encore d’une autre manière. Il lui fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. À une distance convenable, tous les défauts de Rachel cessaient d’être visibles et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas le cas du narrateur, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup
l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Saint-Loup s’imagina que sa maîtresse faisait attention à un danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit. Trois journalistes – voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu’on disait. Robert menaça de s’en aller et de ne plus revenir. Rachel se moqua de lui alors il menaça de ne pas lui offrir un collier dont elle rêvait. Elle répondit qu’elle s’en foutait de son collier. Elle avait quelqu’un qui le lui donnerait. Mais Robert lui dit qu’il avait retenu le collier chez Boucheron et avait sa parole qu’il ne le vendrait qu’à lui. Rachel lui lança une insulte antisémite et lui reprocha d’avoir agi par traîtrise avec elle. Boucheron le saurait et on lui en donnerait le double, de son collier. Robert aurait bientôt de ses nouvelles. Robert demanda à un journaliste qui se trouvait là d’éteindre son cigare car cela gênait son ami malade mais le journaliste refusa alors Robert le gifla. Le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant mais ne riposta pas. Robert et le narrateur quittèrent le théâtre et marchèrent d’abord un peu.

Un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui fit des propositions et Robert le roua de coups. Il n’en revenait pas de l’audace de cette « clique » qui n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder. Mais le narrateur estimait que le monsieur battu était excusable en ceci qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement.

Bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, le narrateur estimait que toutes celles de ce genre, même si elles venaient en aide aux lois, n’arrivaient pas à homogénéiser les mœurs.

Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent sans doute à Robert le désir d’être un peu seul. Au bout d’un moment il demanda au narrateur de se séparer et qu’il aille de son côté chez Mme de Villeparisis, Robert l’y retrouverait.

Il y avait une grande différence entre le milieu où Mme de Villeparisis vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine. Le narrateur comprit pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée des moindres détails du voyage que son père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Elle avait une liaison avec l’ambassadeur depuis plus de vingt ans. Le narrateur se demandait si elle avait eu d’autres aventures et si sa « mauvaise langue » (selon son neveu) ne lui avait pas attiré des ennemis. Qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.

Le narrateur avait remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Les qualités artistiques de Mme de Villeparisis exerçaient sur toute situation mondaine une action morbide élective et si désagrégeante que les plus solidement assises avaient peine à y résister quelques années.

Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’où ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d’eux une fatigue, une irritation d’où naît très vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en était de même des Mémoires d’elle qu’on avait publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grâce tout à fait mondaine. ivre de son
savoir dans sa jeunesse, elle n’avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acérés que le blessé n’oublie pas. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à attacher de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue.

Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant qu’un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille », Mme de Villeparisis eût pourtant volontiers troqué ces paroles contre le pouvoir permanent d’être invitée que possédait Mme Leroi laquelle lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd’hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.

À cette première visite qu’en quittant Saint-Loup le narrateur alla faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à son père, il la trouva dans son salon tendu de soie jaune. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait – offerts par le modèle lui-même – de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impératrice d’Autriche.

A cause de l’affluence à ce moment-là des visites, elle s’était arrêtée de peindre. Parmi
les personnes présentes, il y avait un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu’elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu’elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde. Le narrateur retrouva également son ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l’œil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées.

Le kaléidoscope social était en train de tourner et l’affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu’ici restée entièrement étrangère à l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés.

Le narrateur estimait que les Roumains, les Égyptiens et les Turcs pouvaient détester les
Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples n’étaient pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contentait parfaitement un goût d’orientalisme.

Seulement il fallait pour cela que le Juif n’appartienne pas au « monde », sans quoi il prenait facilement l’aspect d’un lord, et ses façons étaient tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, faisait penser au nez de Mascarille plutôt qu’à celui de Salomon. Une heure plus tard Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prénom juif, alors que c’était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.

Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d’un salon véritablement élégant d’où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu’elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n’était pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu’avait l’auteur disparaissaient, parce qu’elles n’avaient pas l’occasion d’y être citées. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd’hui qui était Mme Leroi, son jugement s’est évanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d’Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré  comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité.

M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que
la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis.

Au bout d’un instant entra d’un pas lent et solennel une vieille dame d’une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Chaque fois qu’elle voyait Mme de Villeparisis, elle ne pouvait s’empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n’allait pas à ses vendredis.

Dans cette galerie de figures symboliques qu’est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l’aspect solennel d’une dame d’au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu’elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire.

« Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis à la dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l’assemblée afin de dénicher s’il n’y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle n’en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.

C’est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame de peur qu’il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l’hôtel du quai Malaquais.

Mme de Villeparisis, jugeant que la présentation du narrateur n’avait pas les mêmes inconvénients que celle de Bloch, le nomma à la Marie-Antoinette du quai. Elle abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d’un autre côté ne s’occupa pas plus de lui que s’il n’eût pas existé. Mais quand, un quart d’heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa à l’oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge.

La porte s’ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.

Mme de Villeparisis lui dit bonjour sans un signe de tête Mme en tirant d’une poche de son tablier une main qu’elle tendit à la nouvelle arrivante ; et cessant aussitôt de s’occuper d’elle pour se retourner vers l’historien, elle montra à ce dernier le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld. Mme de Villeparisis présenta la duchesse au narrateur et à l’historien. La duchesse se contenta de manifester de la nullité de l’impression que lui produisaient la vue de l’historien et du narrateur en exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui attestait l’inertie absolue de son attention désœuvrée.

Un visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d’un air ingénu et fervent, c’était Legrandin.

Le narrateur discuta avec Bloch qui lui dit avoir une vie délicieuse, d’un air de béatitude. Il avait trois grands amis, une maîtresse adorable et était infiniment heureux.

Le narrateur avait voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de lui qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que le narrateur n’entende pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis.

Profitant de ce Legrandin s’était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa tante d’un regard ironique et interrogateur. « C’est M. Legrandin », dit à mi-voix Mme de Villeparisis ;  « il a une sœur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi ».

 

Mais la duchesse connaissait Mme de Cambremer. Mme Cambremer lui avait raconté qu’elle était allée à Londres et lui avait énuméré tous les tableaux du British.

Elle ne fut pas étonnée que Legrandin soit son frère car elle trouvait que Mme de Cambremer  avait la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle la trouvait aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante.

Le narrateur se tourna vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, il lui dit sans songer combien il allait à la fois le blesser et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur le narrateur quelques jours plus tard) qu’il était un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal. Legrandin lui répondit : « Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour »

Il prétendit ne pouvoir  pourtant pas agir comme un rustre quand on le persécutait vingt fois de suite pour le faire venir quelque part.

Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d’elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois des Guermantes au milieu du salon.

L’excellent écrivain G... entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu’il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant
pas signe, mais tout naturellement il vint près d’elle. Mme de Guermantes l’invitait souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou l’automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d’élite, à la condition toutefois qu’ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle. car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n’y avait que les plus élégantes beautés de Paris.

Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l’esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu’elle s’ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s’ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier.

Mme de Guermantes avait le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs œuvres, ce qui ne les intéresserait d’ailleurs pas. Elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère.

Ce silence gardé sur les choses profondes qu’on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s’il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n’était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd’hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine.

Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mlle Percepied, le narrateur avait peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l’inconnu de son nom, il pensait du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique.

Mme de Villeparisis évoqua une soirée de Mme de Mecklembourg au cours de laquelle était venu Bergotte qu’elle qualifia de spirituel. Le narrateur n’avait pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il lui apparaissait comme mêlé à l’humanité intelligente, c’est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux. Mme de Guermantes répondit  sa tante qu’elle avait envie de connaître Bergotte.

Malgré cette façon étrange de comprendre l’originalité de Bergotte, il arriva plus tard au narrateur de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté.

Le comte d’Argencourt, chargé d’affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault.

Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d’eux. L’historien de la Fronde pensa qu’ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Mme de Villeparisis lui expliqua que c’était une nouvelle habitude.

Mme de Villeparisis n’avait avec ses parents princiers, pas plus qu’avec M. de Norpois, aucune de ces amabilités qu’elle avait avec l’historien, avec Cottard, avec Bloch, avec le narrateur, et ils semblaient n’avoir pour elle d’autre intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. Ses parents n’étaient plus pour elle qu’un résidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler d’eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires dont celle-ci n’était qu’une sorte de répétition, de première lecture à haute voix devant un petit cercle.

Mme de Villeparisis arrêta Bloch qui voulait partir; elle avait encore à lui parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d’autre part elle n’aurait pas voulu qu’il partît sans avoir eu la satisfaction de connaître M. de Norpois et bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à l’œil chez la marquise, dans l’intérêt de leur gloire, à une de ces réceptions où fréquentait l’élite de l’Europe. Il avait même proposé en plus une tragédienne « aux yeux purs, belle comme Héra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme de Villeparisis avait refusé, car c’était l’amie de Saint-Loup.

Bloch raconta avoir vu Saint-Loup avec le fils de Sir Rufus Israël. La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l’amitié de qui on n’eût pas eu l’idée de s’enorgueillir, bien au contraire.

Mme de Villeparisis fut choquée d’entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l’avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en évoquant Norpois : « N’ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gâteux ? ». Alors elle fit chercher M. de Norpois et dit à Bloch que l’ambassadeur lui parlerait de l’affaire Dreyfus et de tout ce qu’il voudrait,  d’un ton boudeur, ajoutant que M. de Norpois n’approuvait pas beaucoup ce qui se passait.

M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et tenait Mme Villeparisis au courant de ce qui se passait. Elle emmena M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin puis les présenta l’un à l’autre. Elle encouragea Bloch à parler de l’affaire Dreyfus avec de Norpois. L’ambassadeur parla avec le narrateur. Il se rappela avoir lu ses écrits et qu’il aimait Bergotte. Le narrateur demanda évoqua Elstir et voulut que de Norpois l’aide à aller chez Mme de Guermantes car elle possédait une toile de ce peintre. Mme de Guermantes dit à sa tante qu’elle savait tout le mal qu’elle pensait de l’amie de Robert de Saint-Loup. Mme de Guermantes trouvait que l’amie de Robert était grotesque et qu’elle était une actrice ridicule.

Le duc de Guermantes arriva et s’avança avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Formidablement riche, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté.

Le narrateur revint un instant vers le vieux diplomate et lui glissa un mot d’un fauteuil académique pour son père. Mais de Norpois déclara que si le père du narrateur était nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Il ajouta que l’Académie aimait à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y avait rien à faire. Plus tard peut-être. Mais il fallait que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne chercher le père du narrateur. Parce que de Norpois savait les services que le père du narrateur pouvait rendre à son pays, les écueils qu’il pouvait lui éviter s’il restait à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, l’ambassadeur ne voterait pas pour lui. De Norpois conclut, que, dans leur intérêt à tous, il aimait mieux pour le père du narrateur une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par le narrateur comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l’événement même, un sens différent.

Mme de Guermantes parlait toujours de l’amie de Robert en se demandant comment il avait jamais pu l’aimer. Bloch entendant qu’on parlait de Saint-Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté.

Mme de Guermantes se mit à critiquer Les Sept princesses et le narrateur,  irrité de l’accueil glacial qu’elle lui avait fait, trouva une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. La duchesse affirma qu’il lui avait suffi de voir l’amie de Robert arriver avec des lis pour comprendre qu’elle n’avait pas de talent. Cela fit rire tout le monde.

M. de Norpois parla à Bloch, avec beaucoup d’affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l’innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l’amabilité de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.

Sur l’affaire Dreyfus, Bloch ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola.

M. de Guermantes demanda à Mme de Villeparisis de quoi parlaient de Norpois et Bloch et quand il apprit que c’était de l’affaire Dreyfus, il dit que son neveu Robert de Saint-Loup était dreyfusard et que cela avait provoqué une levée de boucliers au Jockey club où Robert devait être présenté. Comme son père en avait été président pendant dix ans, cela aurait été un comble que Robert soit refusé. Le duc pensait que quand on s’appelait le marquis de Saint-Loup, on n’était pas dreyfusard. Mme de Guermantes pensait que c’était l’amie de Robert qui lui avait transmis son état d’esprit car elle était juive. L’archiviste, qui était secrétaire des comités antirévisionnistes, annonça qu’il y avait un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit. On disait « mentalité ». Le duc pensait qu’on ne pouvait pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus parce qu’il était l’amant de la femme du ministre de la Guerre. Et Argencourt pensait que Dreyfus était l’amant de la femme du président du Conseil.

Bloch chercha à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. L’ambassadeur répondit  que la déposition de Picquart était nécessaire. Bloch n’avait plus de doute, Norpois était dreyfusard. Mais quand de Norpois ajouta que M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco, Bloch conclut que l’ambassadeur était antidreyfusard. Mme de Guermantes dit que Esterhazy valait mieux que Dreyfus, il avait un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne devait pas faire plaisir aux partisans de Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Cette remarque fit rire tout le monde. Le duc trouvait que sa femme raisonnait comme un homme et formulait comme un écrivain. Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s’ils eussent été d’accord venait-elle de ce qu’il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l’était pas assez, il en était l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l’objet auquel il s’attachait en politique était quelque chose de plus profond et d’où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne méritait pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.

 

 

7 mars 2024

Le Côté de Guermantes (Proust)

I

 

Le narrateur avait déménagé. Françoise s'interrogeait sur les domestiques. Elle connaissait les anciens domestiques avec lesquels elle avait fait de leurs allées et venues des choses amicales. À présent, elle portait au silence même une attention douloureuse. Le nouveau quartier paraissait aussi calme que le boulevard sur lequel le narrateur avait habité auparavant était bruyant. Le narrateur s'était moqué de Françoise qui était navrée d'avoir à quitter un immeuble où l'on était « si bien estimé de partout ». Elle avait fait ses malles en pleurant. Le valet de pied se croyait à la campagne et se réjouissait d'avoir trouvé une si chic place, ayant toujours désiré des maîtres qui voyageaient beaucoup. À présent, le narrateur était triste et voulut voir Françoise. Mais elle se montre glaciale à l'égard de sa tristesse car il avait ri de ses larmes lors du départ. Françoise avait l'habitude de détourner la tête pour que le narrateur n'ait pas le plaisir de voir sa souffrance plainte. Le narrateur était venu habiter dans un appartement qui dépendait de l'hôtel de Guermantes car sa grand-mère ne se porte pas très bien. L'atmosphère où Mme de Guermantes existait en lui, après n’avoir été pendant des années pour le narrateur que le reflet d'un verre de lanterne magique et d'un vitrail d'église, commençait à éteindre ses couleurs, quand des rêves tout autres l'imprègnèrent de l'écumeuse humidité des torrents.

Le nom de Guermantes d'alors était aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l'oxygène. Quand le narrateur arrivait à le crever ou à en faire sortir ce qu'il contenait, il pouvait respirer l'air de Combray de cette année-là. La nourrice du narrateur le berçait de cette vieille chanson : Gloire à la marquise de Guermantes. Quelques années plus tard le vieux maréchal de Guermantes était venu voir le narrateur pour lui offrir une pastille de chocolat en disant : « le bel enfant ! ». Plus tard, le narrateur trouva successivement, dans la durée de ce même nom de Guermantes, sept ou huit figures différentes. Il revoyait les armoiries peintes aux soubassements des vitraux de Combray et dont les quartiers s'étaient remplis, siècle par siècle, de toutes les seigneuries que cette illustre maison avait fait voler à elle de tous les coins de l'Allemagne, de l'Italie et de la France. Le narrateur avait entendu parler des célèbres tapisseries de Guermantes. Il les avait vues se détacher comme un nuage sur le nom légendaire. Il espérait pénétrer dans leurs secrets, rien qu'en approchant un instant à Paris Mme de Guermantes. Mais alors, il avait connu Saint-Loup qui lui avait appris que le château ne s'appelait Guermantes que depuis le XVIIe siècle quand la famille Guermantes l'avait acquis. La famille Guermantes avait résidé jusque-là dans le voisinage et son titre ne venait pas de cette région. Le village de Guermantes avait reçu son nom du château après lequel il avait été construit. Les tapisseries de Guermantes étaient de Boucher, achetées au XIXe siècle par un Guermantes amateur. Avec ces révélations, Saint-Loup avait introduit dans le château des éléments étrangers au nom de Guermantes qui ne permirent plus au narrateur de continuer à extraire uniquement de la sonorité des syllabes la maçonnerie des constructions. Au fond de ce nom de Guermantes s'était effacé le château reflété dans son lac. Le narrateur avait alors identifié le nom de Mme de Guermantes à son hôtel de Paris. L'hôtel de Guermantes comprenait tous ceux qui partageaient la vie de la duchesse.

Le narrateur ne connaissait que les noms des proches de la duchesse et cela protégeait son mystère en étendant autour d'elle un vaste halo qui allait tout au plus en se dégradant. Le narrateur ne pouvait imaginer pour les invités de Mme de Guermantes aucun corps et aucune phrase prononcée qui fut banale ou même originale d'une manière humaine et rationnelle. Il voyait Mme de Guermantes comme une statuette en porcelaine de Saxe. Saint-Loup lui racontant des anecdotes relatives aux chapelains, aux jardiniers de Mme de Guermantes et la narrateur imagina que celle-ci exerçait encore des privilèges féodaux. Le narrateur était venu habiter chez Mme de Villeparisis qui logeait dans un des appartements voisins de celui de Mme de Guermantes dans une aile de son hôtel. Grâce à Françoise, le narrateur posséda assez vite des renseignements sur l'hôtel. Les Guermantes étaient la constante préoccupation de Françoise. Elle les désignait souvent par les mots de « en dessous », « en bas ». Ainsi elle disait : « ils ont du monde en bas ». Le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Françoise c'était quand la porte cochère s'ouvrait pour laisser passer la duchesse dans sa calèche. C'était habituellement peu de temps après que les domestiques du narrateur avaient fini leur déjeuner. Alors Françoise allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu'il faisait trop chaud dans la cuisine et regardait la voiture de la duchesse. Elle s'écriait : « ah ! Combray «. Elle pensait qu'elle ne reverrait sa ville que quand elle serait morte et qu'on la jetterait comme une pierre dans le trou de la tombe. Jupien, le giletier faisait remarquer à Françoise que ses employeurs pouvaient eux aussi s'offrir une belle calèche.

L'ennui que Françoise avait connu en arrivant dans cette nouvelle maison avait vite été dirigé par Jupien car il lui procura tout de suite un plaisir aussi vif et plus raffiné que celui qu'elle aurait eu si la famille du narrateur avait décidé d'acheter une voiture. Jupien sut en effet comprendre et enseigner à tous que si la famille du narrateur n'avait pas d'équipage, c'est qu'elle n'en voulait pas. Jupien viait que chez lui car il avait obtenu une place d'employé dans un ministère. Il hébergeait sa nièce qui était devenue couturière pour les dames du meilleur monde. Elle faisait venir ses camarades de l'atelier qu'elle employait comme apprenties. Aussi Jupien n'était plus utile comme giletier. Le narrateur avait trouvé Jupien plutôt froid et railleur. Puis il décerna chez lui une intelligence rare, de la bonté, de la pitié, les sentiments les plus délicats, les plus généreux.

Mais son rôle dans la vie de Françoise avait cessé d'être indispensable. Françoise appréciait de discuter avec le valet de pied car il parlait à Françoise de sujets qui pouvaient intéresser non lui-même, mais elle. Elle avait pour lui la bienveillance spéciale qu'éprouvent certains princes de second ordre envers les jeunes gens bien intentionnés qui leur donnent de l'Altesse car quand il parlait de Françoise il l'appelait « la gouvernante ». Françoise prenait plaisir à parler avec le valet de pied de Combray et de Meséglise. Elle parlait même d'Eulalie comme d'une bonne personne car depuis qu'elle était morte, Françoise avait complètement oublié qu'elle l'avait peu aimée durant sa vie parce que celle-ci avait bien su se faire chaque semaine donner la pièce par la tante du narrateur. Elle vantait également les mérites de Mme Octave, la tante du narrateur. Elle se souvenait que chez Mme Octave il y avait toujours beaucoup à manger pour les invités. Mme Octave voulait que ses domestiques soient bien nourris. Parfois la mère du narrateur trouvait que les domestiques mettaient beaucoup de temps à terminer leur déjeuner. Françoise, son valet de pied, le maître d'hôtel entendaient les coups de sonnette non comme un appel et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s'accordent quand un concert va bientôt recommencer et qu'on sent qu'il n'y aura plus que quelques minutes d'entracte. Françoise avait pu, dès les premiers jours, apprendre au narrateur que les Guermantes n'habitaient pas leur hôtel en vertu d'un droit immémorial, mais d'une location assez récente et que leur jardin était assez petit. Ainsi le nom de Guermantes avait vu mourir sous les coups de Françoise la dernière demeure issue de lui. Puis un vieil ami de son père leur avait dit un jour en parlant de la duchesse de Guermantes qu'elle avait la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle avait la première maison du faubourg Saint-Germain.

Le narrateur souhaitait chercher dans le « salon » de Mme de Guermantes le mystère de son nom car il ne pouvait pas le trouver dans sa personne quand il la voyait sortir le matin à pied ou l'après-midi en voiture. Pourtant, dans la solitude de sa pensée, le nom de Mme de Guermantes avait eu vite fait de s'approprier le souvenir du visage. Mais à présent, quand il la voyait à sa fenêtre, il ne parvenait pas à intégrer en elle le nom de Guermantes car elle montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode que les femmes quelconques. Alors il se disait que s'il était reçu chez Mme de Guermantes et faisait partie de ses amis, il pourrait connaître ce que son nom enfermait réellement. Un ami du père du narrateur avait dit que le milieu des Guermantes était quelque chose d'à part dans le faubourg Saint-Germain.

Il imaginait que les amis de Mme de Guermantes étaient comme les colonnes qui soutenaient le temple. L'hôtel de Guermantes commençait pour le narrateur à la porte de son vestibule mais ses dépendances devaient s'étendre beaucoup plus loin au jugement du duc de Guermantes qui tenaient tous les locataires pour fermiers, manant, acquéreurs de biens nationaux dont l'opinion ne comptait pas. Le duc s'indigna quand Jupien demanda une indemnité car le cheval du duc avait abîmé sa devanture. Le quartier ne paraissait au duc qu'un prolongement de sa cour, qu'une piste plus étendue pour ses chevaux. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples : un ménage de cousin et le baron et la baronne de Norpois qui étaient les neveux de l'ancien ambassadeur que la famille du narrateur connaissait. Un jour que M. de Guermantes avait besoin d'un renseignement qui se rattachait à la profession du père du narrateur, il s'était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander. Comme un des valets de pied de Mme de Guermantes causait beaucoup avec Françoise, le narrateur entendit nommer quelques-uns des salons où la duchesse allait. Françoise restait immobile comme devant un vitrail quand le valet de pied lui avait appris que les fils des ducs portaient souvent un titre de prince qu'il gardait jusqu'à la mort de leur père. Françoise apprit également par le valet de chambre du prince d'Agrigente, qui venait souvent porter des lettres chez la duchesse, que le marquis de Saint-Loup comptait se marier avec Mlle d’Ambresac. Quand le narrateur apprit part Françoise que Mme de Guermantes se rendrait à pied déjeuner chez la princesse de Parme, il la vit vers midi descendre de chez elle en sa robe de satin, au-dessus de laquelle son visage était de la même nuance, comme un nuage au soleil couché et c'était tous les plaisirs du faubourg Saint-Germain qu'il voyait tenir devant lui. Le père du narrateur avait un ministère un ami, un certain A. J. Moreau. C'est grâce à ce monsieur que le narrateur put obtenir une place à l'opéra pour voir la Berma jouer un acte de Phèdre. Mais le narrateur n'éprouvait plus la même passion pour l'actrice. Depuis ses visites chez le peintre Elstir, sa foi intérieure s'était reportée sur certaines tapisseries et sur certains tableaux modernes.

À l'opéra, le narrateur aperçu ça ne veut de l'empereur d'Autriche il confondit avec M. de Charlus. Comme M. de Charlus, le prince avait l'air d'exercer l'affectation de l'humilité et de la patience comme un privilège de sa bonne éducation. La princesse de Parme avait placé elle-même parmi ses amis les loges, les balcons et les peignoirs et la salle était comme un salon.

Mais, presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours s'étaient réfugiées entre les pans obscurs et restaient invisibles. Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la princesse de Guermantes était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral. Le narrateur avait remarqué la beauté de la princesse qui mettait celle-ci bien au-dessus des autres filles fabuleuses de la pénombre.

La voisine du narrateur dit au monsieur qui était avec elle que la princesse de Guermantes n'avait pas économisé ses perles et ne trouvait pas cela correct.

Les visages de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Morienval et de Mme de Saint-Euverte avec leurs défauts finissaient par donner l'idée que la laideur avait quelque chose d'aristocratique et qu'il était indifférent que le visage d'une grande dame, s'il était distingué, soit beau. Chaque fois que le narrateur avait entendu parler de la princesse de Guermantes-Bavière, le souvenir de certaines oeuvres du XVIe siècle avait commencé à chanter en lui. Mais il fallait qu'il s'en dépouille à présent qu'il la voyait en train d'offrir des bonbons glacés à un gros monsieur en frac. Le narrateur enviait le marquis de Palancy car celui-ci semblait avoir l'habitude de cette baignoire et à cause de l'indifférence avec laquelle il laissait la princesse lui tendre des bonbons. Quand la Berma arriva sur scène, le narrateur put constater sans mélancolie qu'il ne lui restait rien de ses dispositions d'autrefois à l'égard de l'art dramatique et de l'actrice. La voisine du narrateur remarqua qu'il n'y avait aucun applaudissement et trouva que l'actrice était trop vieille.

La Berma qui avait gagné tant d'argent n'avait que des dettes. Le talent de l'actrice qui avait fui le narrateur quand il cherchait si avidement à en saisir l'essence, maintenant, après ces années d'oubli, dans cette heure d'indifférence, s'imposait avec la force de l'évidence à son admiration. L'interprétation de la Berma était, autour de l'oeuvre, une seconde oeuvre vivifiée aussi par le génie. Le narrateur avait compris la différence qu'il y a entre une personne, une oeuvre fortement individuelle et l'idée de beauté qui existe entre ce qu’elles nous font ressentir et les idées d'amour, d'admiration. À présent, il tâchait d'ouvrir sa pensée le plus largement possible pour recevoir tout ce que le jeu de l'actrice contenait : il comprenait maintenant que c'était justement cela, admirer.

Il comprit également que l'oeuvre de l'écrivain n'était pour la tragédienne qu'une matière. Car après Phèdre, la pièce suivante était une nouveauté.

Le narrateur vit entrer la duchesse de Guermantes qui alla droit vers sa cousine. La duchesse salua les hommes du Jockey-Club. Le duc de Guermantes suivait sa femme et commanda d'un geste aux hommes de se rasseoir puis il s'inclina profondément devant un jeune homme blond. La princesse donna à sa cousine la chaise qu'elle occupait puis elles s'admirèrent réciproquement. L'harmonie entre les deux cousine neutralisait les contrastes non seulement d'ajustement mais d'attitude. L'élégance des manières. Leur éducation modérait le naturel expansif de la princesse et la rectitude de la duchesse se laissait infléchir pour se faire douceur et charme. La princesse de Parme avait cédé quelques loges à des femmes comme Mme de Cambremer ne faisait pas partie de la haute société aristocratique. Mme de Cambremer ne quittait pas des yeux la duchesse et la princesse de Guermantes. Être reçue chez ces deux grandes dames était pourtant le but qu'elle poursuivait depuis dix ans avec une inlassable patience. Elle avait calculé qu'elle y serait sans doute parvenue dans cinq ans. Mais elle craignait de ne pouvoir vivre jusque-là car elle était atteinte d'une maladie. Le jeune marquis de Beausergent, frère de Mme d'Argencourt se trouvait près d'elle. Il était l'ami de la duchesse et de la princesse. Il s'était assis derrière Mme de Cambremer sur une chaise placée en travers pour pouvoir lorgner dans les autres loges. Il acceptait souvent d'aller au théâtre avec Mme de Cambremer. Il restait bravement auprès d'elle au milieu de la foule des amies plus brillantes qu'il avait là et à qui il évitait de parler, ne voulant pas les gêner, et comme s'il avait été en mauvaise compagnie. La princesse de Guermantes passait, M. de Beausergent s'absorbait dans une conversation avec sa voisine et ne répondaient au sourire amical de la princesse que contraint et forcé avec la réserve bien élevée de quelqu'un dont l'amabilité peut être devenue momentanément gênante. Mme de Cambremer était étonné de voir la duchesse ce soir. Elle savait que celle-ci restait très tard à Guermantes et supposait qu'elle y était encore. Elle pensait qu'elle était venue exprès de Guermantes pour entendre la Berma. Le narrateur aurait voulu connaître le jugement de la duchesse et de la princesse sur Phèdre plutôt que celui du plus grand critique du monde. Ce qu'il demandait à leur opinion sur Phèdre de lui rendre, c'était le charme des après-midi d'été où il s'était promené du côté de Guermantes. Il pensait que la toilette de ces deux femmes était une matérialisation neigeuse de leur activité intérieure. Tout à coup, la duchesse, de déesse devenue femme, leva vers le narrateur la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge et l'agita en signe d'amitié tandis que la princesse fit pleuvoir sur lui l'averse étincelante et céleste de son sourire.

Tous les matins, le narrateur alla se poster à l'angle de la rue que la duchesse descendait d'habitude pour attendre le départ de cette grande dame. Mais après trois jours, pour que le concierge ne se rende pas compte de son manège, le narrateur s'en alla beaucoup plus loin, jusqu'à un point quelconque du parcours habituel de la duchesse.

Le narrateur espérait également retrouver deux jeunes filles qu'il avait vu l'avant-veille. L'image de l'une ou l'autre des deux jeunes filles était rapproché de ces idées auxquelles le narrateur tâchait d'adapter le souvenir de la duchesse. Mais il existait un écart, toujours différents, entre ce qu'il avait imaginé et ce qu'il voyait. Chaque jour, au moment que Mme de Guermantes débouchait au haut de la rue, il voyait des marques rouges dont il ne savait si elles étaient dues au grand air ou à la couperose, sur un visage maussade qui, par un signe fort sec et bien éloigné de l'amabilité du soir de Phèdre, répondait au salut du narrateur avec un air de surprise et qui ne semblait pas lui plaire. Pourtant, au bout de quelques jours pendant lesquels le souvenir des deux jeunes filles luttant avec des chances inégales pour la domination de ses idées amoureuses avec celui de Mme de Guermantes, ce fut celui-ci qui finit par crenaître le plus souvent. Alors ce fut sur ce souvenir que le narrateur transféra toutes ses pensées d'amour. Quand il ne rencontrait pas la duchesse et qu'il comprenait que ce n'était plus la peine de rester à l'attendre, il reprenait tristement le chemin de la maison. Absorbé dans sa déception, regardant sans la voir une voiture qui s'éloignait, il comprenait tout d'un coup que le mouvement de tête qu'une dame avait fait de la portière était pour lui et que cette dame était Mme Guermantes par qui il s'était laissé saluer sans même lui répondre.

Quelquefois, le narrateur trouvait Mme de Guermantes, au coin de la loge, discutant avec le concierge qui lui livrait des rapports sur tout le personnel des Guermantes. À la suite de ces rapports, la duchesse ne manquait pas de priver de ses sorties le domestique que le concierge avait vendu.

À cause de toutes les apparitions successives de visages différents qu'offrait Mme Guermantes, l'amour du narrateur n'était pas attaché à telle ou telle de ses parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient, selon les jours, la place des autres et qu'elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer son trouble car il sentait que c'était toujours Mme de Guermantes. Il n'aurait pas senti lui-même que Mme Guermantes était excédée de le rencontrer tous les jours qu'il l'aurait indirectement appris du visage plein de froideur et de réprobation qui était celui de Françoise quand elle l’aidait à s’apprêter pour ses sorties matinales. Le narrateur trouvait que Françoise en un sens était moins domestique que les autres. Dans sa manière de sentir, d'être bonne et pitoyable, d'être dur et hautaine, d'être fine et bornée, elle était la demoiselle de village dont les parents étaient bien de chez eux mais, ruinés, avaient obligés de la mettre en condition.

Le narrateur n'avait jamais dans sa vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d'avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes. Le narrateur pensait que Françoise l'adorait et ne perdait pas l'occasion de le célébrer. Mais Jupien, lui révéla qu'elle disait qu'il ne valait pas la corde pour le pendre et qu'il avait cherché à lui faire tout le mal possible. Et cette brusque échappée que lui ouvrit une fois Jupien sur le monde réel épouvanta le narrateur. Encore ne s'agissait-il que de Françoise dont il ne se souciait guère. Il se demanda s'il en était ainsi dans tous les rapports sociaux. Jusqu'à quel désespoir cela pourrait-il le mener un jour, s'il en était de même dans l'amour ? C'était le secret de l'avenir. Il comprit l'impossibilité de savoir de manière directe et certaine si Françoise l'aimait ou le détestait. Ce fut donc Françoise qui donna au narrateur l'idée qu'une personne est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer et au sujet de quoi nous nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions. Il se plaisait à imaginer que Mme Guermantes soit ruinée et dépouillée de tous les privilèges qui la séparaient de lui. Il espérait ainsi qu'elle viendrait lui demander asile. Il sentait qu'il déplaisait à la duchesse en allant chaque matin au-devant d'elle. Mais son besoin d'être pendant un instant l'objet de l'attention de Mme de Guermantes était plus fort que l'ennui de lui déplaire. Il songeait à se rendre chez quelqu'un que la duchesse connaissait pour le charger d'un message auprès d'elle. Il pensait que Saint-Loup pourrait être cette personne. Saint-Loup lui avait demandé de venir le voir dans sa garnison à Doncières. Alors il y alla. Il n'avait pas fait dire son nom pour surprendre son ami. Mais quand Saint-Loup arriva, il était embarrassé. Il ne pouvait pas sortir avant huit jours. Il était préoccupé par l'idée de voir son ami passer seul cette première nuit car il connaissait mieux que personne ses angoisses du soir. Saint-Loup montra au narrateur l'émotion qu'il avait de le revoir. Il lui conseilla de loger à l'hôtel de Flandre, un ancien petit palais du XVIIIe siècle qui faisait assez « vieille demeure historique ». Mais pour le narrateur, le plaisir que pouvait donner une jolie maison était superficielle et ne pouvait pas calmer son angoisse aussi pénible que celle qu'il avait jadis à Combray quand sa mère ne venait pas lui dire bonsoir. Saint-Loup le comprit. Il ordonna à un soldat qui passait de faire du feu dans sa chambre. Saint-Loup salua un officier qui déboucha d'un escalier. Il demanda au narrateur d'aller l'attendre dans sa chambre le temps qu'il aille parler au capitaine. On indiqua la chambre de Saint-Loup au narrateur. La chambre était décorée de tentures de liberty et de vieilles étoffes allemandes du XVIIIe siècle. Sur la table, il y avait des livres de travail. Il y avait également des photographies parmi lesquelles le narrateur reconnut la sienne et celle de Mme de Guermantes. Le silence qui régnait dans la petite chambre militaire fut rompu. Saint-Loup entra vivement. Le narrateur lui dit qu'il se sentait bien dans sa chambre et qu'il souhaitait y dîner et y coucher. Cela fit rire Saint-Loup. C'est très précisément ce qu'il venait de demander au capitaine. Le capitaine avait accepté. Le narrateur se détourna pour cacher ses larmes. Saint-Loup appela son ordonnance pour qu'il s'occupe de leur dîner. Plusieurs camarades de Saint-Loup entrèrent dans la chambre mais il les jeta à la porte. Il les trouvait médiocres. Il y avait un officier que Saint-Loup admirait. C'était un commandant mais personne ne le fréquentait parce qu'il était franc-maçon. Le narrateur espérait que Saint-Loup lui offrirait la photo de Mme de Guermantes. Cette photographie serait comme une rencontre prolongée et comme si la duchesse s'était arrêtée auprès de lui. Il pourrait ainsi étudier les lignes de son visage. Le narrateur remarqua que la figure de Robert était presque superposable à celle de sa tante. Il avait les traits caractéristiques des Guermantes. La duchesse avait un nez en bec de faucon et la race des Guermantes semblait issue, aux achats de la mythologie, de l'union d'une déesse et d'un oiseau. Ils mangèrent des perdreaux et burent du champagne. Le lendemain matin, le narrateur à la jeter par la fenêtre de Saint-Lô un regain de curiosité sur la campagne. Il admira la colline qui allait rester dans sa mémoire comme le symbole de cette matinée à Doncières avec le chocolat chaud que l'ordonnance leur apporta. Le second jour, le narrateur fut obligé d'aller coucher à l'hôtel. Il remarqua qu'il restait du palais ancien un excédent de luxe.

Dans sa chambre, sa solitude restait inviolable et il goûtait le sentiment de la liberté. Il explora son féerique domaine. Il se coucha, mais la présence de l'édredon, des colonnettes, de la petite cheminée, en mettant son intention à un cran où elle n'était pas à Paris, l'empêcha de se livrer au train-train habituel de ses rêvasseries. Le lendemain matin il fut réveillé par la fanfare d'un régiment mais il ne fut pas certain que le son de la fanfare n'eût pas été imaginaire. Le narrateur pensait que ce qu'on aurait fait le jour, il arrivait en effet, le sommeil venant, qu'on ne l'accomplisse qu'en rêve, en suivant une autre voie qu'on n'eût fait éveillé. Selon lui, les pans obscurs de la chambre qui s'ouvre sur les rêves, et où travaille sans cesse cet oubli des chagrins amoureux duquel, est parfois interrompue et défaite par un cauchemar plein de réminiscences la tâche vite recommencée, pendent, même après qu'on est réveillé, les souvenirs des songes, mais si enténébrés que souvent nous ne les apercevons pour la première fois qu'en pleine après-midi quand le rayon d'une idée similaire vient fortuitement les frapper.

Le narrateur pensait que la résurrection au réveil-après ce bienfaisant accès d'aliénation mentale qu'est le sommeil-devait ressembler au fond à ce qui se passe quand on retrouve un nom, un vers, un refrain oubliés. Et peut-être la résurrection de l'âme après la mort est-elle concevable comme un phénomène de mémoire.

Certains jours, le narrateur était agité par l'envie de revoir sa grand-mère ou par la peur qu'elle ne fût souffrante ; ou bien c'était le souvenir de quelque affaire laissée en train à Paris. Cela l'empêchait de dormir.

Alors il envoyait quelqu'un au quartier avec un mot pour Saint-Loup et les deux amis passaient un instant ensemble. Ce que le narrateur appréciait chez Saint loup, c'était  qu'il l'avait fait semblable à lui ; à côté des occupations importantes qui le faisaient si pressé. Le narrateur était comme un homme qui, ne pouvant ouvrir les yeux depuis plusieurs jours, est appelé fait appeler un médecin lequel avait adressé et douceur lui écarte la paupière, lui enlève et lui montre un grain de sable et le malade est guéri et rassuré. Tous les tracas du narrateur se résolvaient en un télégramme que Saint-Loup se chargeait de faire partir. Un peu plus tard, le narrateur allait souvent voir le régiment faire du service en campagne et il commença à s'intéresser aux théories militaires que développaient les amis de Saint-Loup. Les marches donnaient l'impression au narrateur qu'il était plein de force et que la vie s'étendait plus longue devant lui.

Quelquefois, le narrateur avait suivi les manoeuvres pendant plusieurs jours sans pouvoir se coucher. Quand il rentrait à son hôtel, son sommeil et sa grâce matinée n'étaient plus qu'un charmant conte de fées. Il allait voir Saint-Loup les jours où il y avait repos et il arrivait même à parler aux amis de Saint-Loup. Il put bien vite se rendre compte combien Saint-Loup était aimé et populaire. Chez plusieurs engagés, appartenant à d'autres escadrons, jeunes bourgeois riches qui ne voyaient la haute société aristocratique que du dehors, la sympathie qu'excitait en eux qu'ils savaient du caractère de Saint-Loup se doublait du prestige qu'avait à leurs yeux le jeune homme qu'ils avaient vu souper au Café de la Paix avec le prince d'Orléans.

Le narrateur gardait dans son logis la même plénitude de sensations qu'il avait eue dehors. Dans sa chambre d'hôtel, une rame de papier et un encrier l’attendaient avec un roman de Bergotte. Être relié à la caserne était pour lui comme se sentir pour point d'attache un observatoire dominant la campagne et c'était un précieux privilège qu'il souhaitait durable de pouvoir s'y rendre et  toujours d’y être bien reçu. Le soir, il ressortait pour dîner avec Saint-Loup à l'hôtel où son ami avait pris pension. Il aimait s'y rendre à pied pour admirer la vie que menaient les habitants de ce monde inconnu. Un petit magasin de bric-à-brac, une bougie à demi consumée, en projetant sa lueur rouge sur une gravure, la transformait en sanguine. Alors, il songeait à l'avenir et essayait d'oublier Mme de Guermantes même si cela lui semblait affreux. Il lui semblait qu'une femme allait surgir pour le satisfaire alors il essayait d’enfermer dans ses bras une passante effrayée. En arrivant à l'hôtel où il allait dîner, le narrateur regardait la cour qu'il s'ouvrait sur de rougeoyantes cuisines où tournaient des poulets embrochés, où grillaient des porcs, ou des homards encore vivants étaient jetés dans ce que l'hôtelier appelait le « feu éternel ». Alors, le narrateur pensait que cette scène ressemblait à des peintures de vieux maîtres flamands. Le narrateur alla droit vers un serviteur dans lequel il crut reconnaître un personnage traditionnel dans ces sujets sacrés et dont il reproduisait scrupuleusement la figure camuse. En raison sans doute des fêtes prochaines, à cette figuration fut ajouté un supplément céleste recruté tout entier dans un personnel de chérubins et de séraphins. Le narrateur se  fraya un chemin jusqu'à la petite salle où était la table de Saint-Loup. Il était avec quelques-uns de ses amis nobles et bourgeois. Le narrateur entraîna Saint-Loup dans un coin de la salle à manger pour lui demander si c'était bien une photo de Mme de Guermantes qu'il avait sur la table de sa chambre. Saint-Loup lui demanda s'il connaissait cette brave Oriane. Alors le narrateur lui expliqua que Mme de Guermantes était sa voisine et qu’il s'intéressait beaucoup à elle d'un point de vue balzacien. Il ajouta qu’on lui avait assuré que Mme de Guermantes le croyait tout à fait idiot. Mais Saint-Loup le rassura. Oriane n'était tout de même pas stupide. Alors le narrateur demanda à son ami de faire savoir à Mme de Guermantes tout le bien qu'il pensait de lui. Saint-Loup accepta.

De façon indirecte, le narrateur fit comprendre à son ami qu'il désirait dîner avec Mme de Guermantes. Saint-Loup s'engagea à organiser ce dîner. Puis le narrateur demanda à son ami s'il l’autorisait à le tutoyer. Saint-Loup en fut très touché. Le narrateur lui demanda ensuite s'il pouvait lui donner la photo de Mme de Guermantes. Mais Saint-Loup devait demander d'abord la permission à Mme de Guermantes. Il se mit à rougir et la narrateur comprit qu'il ne servirait son amour qu'à moitié, sous la réserve de certains principes de moralité. Saint-Loup mit le narrateur en avant devant ses amis. Il se fit l'entraîneur de leur rire. Le narrateur s'aperçut tout d'un coup lui-même du dehors comme quelqu'un qui lit son nom dans le journal.

Le narrateur sympathisa avec un des amis de Saint-Loup. Il causa avait lui presque toute la soirée et ils se sentirent protégés des autres par les voiles magnifiques d'une de ses sympathies entre hommes qui, lorsqu'elles n'ont pas d'attrait physique à leur base, sont les seules qui soient tout à fait mystérieuses. D'ailleurs tel lui était apparu à Balbec ce sentiment que Saint-Loup ressentait pour lui-même. Le narrateur demanda à Saint-Loup s'il était vraiment décidé à épouser Mlle d'Ambresac. Robert lui répondit qu'il n'en avait jamais été question. Robert lui avait parlé d'un autre de ses camarades qui était là aussi, ils s’entendaient particulièrement bien car ils étaient dans ce milieu les deux seuls partisans de la révision du procès de Dreyfus. Le narrateur dit à Robert et à son camarade qu'il y avait beaucoup moins d'idées que d'hommes et ainsi tous les hommes d'une même idée étaient pareils. Un des jeunes militaires amis de Saint loup désigna le narrateur en souriant et en disant : « Duroc, tout à fait Duroc ».

Saint-Loup demanda à son ami de continuer et le narrateur expliqua qu'une idée était quelque chose qui ne pouvait participer aux intérêts humains et ne pouvait jouir de leurs avantages par conséquent les hommes d'une idée ne pouvaient pas être influencés par intérêt. Saint-Loup observa son ami avec la même sollicitude anxieuse que s'il avait marché sur la corde raide. Puis il ajouta que le narrateur avait mille choses que n'avait pas Duroc. Même si lui aussi avait pensé qu'il y avait bien des rapports entre le narrateur et ledit Duroc.

Plus tard, le narrateur expliqua à son ami Bloch qu'il avait rencontré un sous-officier noble qui  qui était dreyfusard. Le sous-officier ne se laissait pas influencer par les traditions de sa famille et par les intérêts de sa carrière quand il s'agissait de défendre le capitaine Dreyfus. Le narrateur se plaisait surtout à causer avec ce sous-officier de l'armée en général. Le narrateur avait commencé à s'intéresser aux diverses personnalités de la caserne et il aurait voulu avoir des détails sur le commandant qu’admirait tant Saint-Loup. Malheureusement, au point de vue armée, Robert était surtout préoccupé en ce moment de l'affaire Dreyfus. Il en parlait peu parce que seul de sa table il était dreyfusard. Les autres étaient violemment hostiles à la révision du procès. À l'exception du voisin de table du narrateur, son nouvel ami. Ce dernier pensait que le colonel n'était pas pour le dreyfusisme l'adversaire fanatique. Cela n'étonna pas Saint-Loup qui pensait le colonel un homme intelligent. Pourtant il pensait que le cléricalisme aveuglait ce colonel. Il préférait le commandant Duroc, son professeur d'histoire militaire. C'était un radical-socialiste et un franc-maçon.

Saint-Loup donna quelques détails sur ce qu'il avait appris durant les cours de Duroc.

Il lui expliqua que ce qui précipitait le plus l'évolution de l'art de la guerre, c'était les guerres elles-mêmes. Il pensait qu'avec les terribles progrès de l'artillerie les guerres futures seraient si courtes qu'avant qu'on ait pu songer à tirer parti de l'enseignement, la paix serait faite. Pour comprendre ce que c'était que la valeur militaire, le narrateur demanda des comparaisons entre les généraux dont il connaissait les noms. Le génie du chef, voilà ce qui l'intéressait. Il se sentait presque séparé du souvenir de Mme de Guermantes grâce à Saint-Loup et ses amis. Dès que la conversation devenait générale, on évitait de parler de Dreyfus de peur de froisser Saint-Loup. Pourtant, une semaine plus tard, deux de ses camarades firent remarquer combien il était curieux que, vivant dans un milieu si militaire, il fut tellement dreyfusard, presque antimilitariste. Le narrateur que l'influence du milieu n'avait pas l'importance que l'on croyait. Et Saint-Loup répondit que la vraie influence, c'était celle du milieu intellectuel et qu'on était l'homme de son idée. Saint-Loup n'avait sans doute aucun souvenir que le narrateur lui avait dit peu de jours auparavant ce qu'il s'était en revanche si bien rappelé.

Il y avait des soirs où, en traversant la ville pour aller vers le restaurant, le narrateur regrettait Mme de Guermantes. Il ressentait la nostalgie et l'amour. Il soupirait d'oppression et de langueur. Un souffle d'air semblait lui apporter un message de Mme de Guermantes comme jadis de Gilberte dans les blés de Méséglise. On ne change pas, on fait entrer dans le sentiment qu'on rapporte à un être bien des éléments assoupis qu'il réveille mais qui lui sont étrangers. Cela faisait deux semaines qu'il n'avait pas vu la duchesse et d'un côté, il sentait qu'il pouvait descendre vers l'oubli et de l'autre, il était emporté par le besoin de revoir Mme de Guermantes. Il demanda à son ami s'il avait reçu une lettre de Paris espérant qu'elle proviendrait de Mme de Guermantes. Saint-Loup avait du chagrin parce que les nouvelles venant de sa maîtresse n'étaient pas bonnes. Il souffrit horriblement de cette brouille. Il se demanda si elle ne s'était pas cachée à Doncières ou si elle était partie pour les Indes. Le silence de sa maîtresse le rendait fou. Après avoir espéré une lettre, avoir entrevu ainsi une oasis imaginaire de tendresse, Saint-Loup se retrouvait piétinant dans le désert réel du silence sans fin. En tout cas, cette espérance que sa maîtresse reviendrait lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu'on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort.

Enfin, son amie lui demanda s'il consentirait à pardonner mais Saint-Loup comprit rapidement tous les inconvénients d'un rapprochement. Le narrateur chercha un prétexte qui permit à Saint-Loup de demander à Mme de Guermantes de le recevoir sans attendre qu'il retourne à Paris. Alors il repensa au peintre Elstir qu'il avait connu à Balbec avec Saint-Loup. Il avait appris dans une revue que Mme de Guermantes possédait trois tableaux d'Elstir. Il demanda à Saint-Loup d'aller chez Mme de Guermantes pour admirer un des tableaux. Saint-Loup promit d'en faire son affaire. Le capitaine de Borodino venait de faire accorder au sous-officier Saint-Loup une longue permission pour Bruges. C'était le coiffeur de Saint-Loup qui était intervenu auprès du capitaine. Comme le capitaine avait une note arriérée d'au moins cinq ans chez le coiffeur, il entendit sa recommandation. Tous les amis de Robert dirent au narrateur qu'aussi longtemps qu'il resterait à Doncières seraient à lui. Ils lui proposèrent même de revenir tous les ans. Le narrateur continua de leur demander avidement de classer les différents officiers dont il connaissait les noms, selon l'admiration plus ou moins grande qu'ils leur semblaient mériter. Il espérait ainsi saisir l'essence de ce qu’était la supériorité militaire.

Il aurait voulu entendre parler du prince de Borodino mais ni Saint-Loup, ni ses amis ne l'aimaient. Ils ne semblaient pas situer le capitaine au nombre des autres officiers nobles. Les officiers nobles profitaient de ce que Robert n'était que sous-officier et qu'ainsi sa puissante famille pouvait être heureuse qu'il fut invité chez des chefs. Ils ne perdaient pas une occasion de le recevoir à leur table quand s'y trouvaient quelques gros bonnets capables d'être utiles au jeune maréchal des logis Robert de Saint-Loup. Seul, le capitaine de Borodino n'avait que des rapports de service avec Robert. Le prince, dont le grand-père avait été fait Maréchal et prince-duc par l'empereur sentait que malgré cela qu'il n'était pas grand-chose pour Saint-Loup et la société des Guermantes. Le capitaine de Borodino était le fils d'un homme qui était neveu de Napoléon Ier et peut-être plus que cela. En effet, la première princesse de Borodino passait pour avoir eu des bontés pour Napoléon Ier et la seconde pour Napoléon III. Dans la face placide du capitaine de Borodino, on retrouvait de Napoléon Ier la majesté étudiée du masque. De plus, le capitaine avait dans le regard mélancolique et bon quelque chose qui faisait penser à Napoléon III. D'ailleurs, Bismarck avait autorisé le capitaine à rejoindre l'empereur après la bataille de Sedan. Le prince de Borodino ne voulait pas faire d'avances à Saint-Loup ni aux autres membres de la société du faubourg Saint-Germain car il les considérait tous du haut de sa grandeur impériale comme ses inférieurs. Aussi, alors que tous les officiers du régiment faisaient fête à Saint-Loup, le prince de Borodino se borna à être obligeant pour lui dans le service mais ne le reçut jamais chez lui, sauf en de circonstances particulières ou il fut forcé de l'inviter. Le narrateur fut présent à cette occasion. Il put discerner jusque dans les manières et l'élégance du capitaine et de Robert la différence qu'il y avait entre les deux aristocraties. Saint-Loup prenait amicalement la main de n'importe quel bourgeois qu'on lui présentait. Alors que le capitaine s'adressait à ces mêmes roturiers que Saint-Loup aurait touchés à l'épaule et pris par le bras, avec une affabilité majestueuse qui lui était naturelle. Cette bourgeoisie, le capitaine la méprisait moins que Saint loup car elle avait été le grand réservoir du premier empereur.

Quand le prince de Borodino, qui faisait depuis longtemps des démarches pour se rapprocher de Paris, fut nommé à Beauvais, il oublia complètement les relations bourgeoises qu'il avait eues à Doncières. Un matin, Saint-Loup avoua au narrateur qu'il avait écrit à sa grand-mère pour lui donner de ses nouvelles. Le narrateur put même téléphoner à sa grand-mère. Pour lui, les demoiselles du téléphone étaient les ombrageuses prêtresses de l'Invisible. Mais quand il arriva au bureau de poste, le narrateur découvrit que la ligne était déjà prise. Il fut obligé d'attendre avant de pouvoir parler à sa grand-mère. Il trouva que la voix de sa grand-mère paraissait changée sans l'accompagnement des traits de sa figure. La voix de sa grand-mère était douce mais aussi triste. Le narrateur remarqua pour la première fois les chagrins qui avaient fêlé la voix sa grand-mère au cours de la vie. Elle lui demanda de rester à Doncières mais cela donna au narrateur un besoin anxieux et fou de revenir. Cela lui sembla tout d'un coup aussi triste que pouvait être sa liberté après la mort de sa grand-mère. Quand il retrouva Robert et ses amis, il ne put leur avouer que son coeur n'était plus avec eux. Il avait déjà décidé de son départ. Le narrateur n'éprouvait plus la même paix que lui avait donné ici tant de soir l'amitié des militaires. Saint-Loup lui demanda de venir lui dire adieu le lendemain matin. Quelqu'un vint chercher le narrateur car on l’avait demandé de la poste au téléphone. Il fut au comble de l'anxiété car c'était sa grand-mère qui le demandait. C'était une erreur. Le jeune homme que sa grand-mère avait fait demander au téléphone portait un nom presque identique au sien. Le lendemain matin, le narrateur était en retard et il ne trouva pas Robert qui était parti pour déjeuner dans un château voisin. Il le retrouva dans un tilbury et le salua. Robert le salua sans le reconnaître et s'en alla. Il courut jusqu'au quartier mais ne trouva pas son ami. Il était désolé de ne pas avoir dit adieu à Saint-Loup mais partit tout de même car son seul souci était de retourner auprès de sa grand-mère. Quand il la retrouva, elle était livrée à des pensées qu'elle n'avait jamais montrées devant lui. Pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, il aperçut sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée qu’il ne connaissais pas.

Pendant les longues semaines que Saint-Loup resta encore sans venir à Paris, sa tante, à qui le narrateur ne doutait pas qu’il eût écrit pour la supplier de le faire, ne le demanda pas une fois de venir chez elle voir les tableaux d’Elstir.

Le narrateur reçut des marques de froideur de la part de Jupien. Sa mère lui dit qu’il ne
fallait pas s’étonner. Françoise lui avait dit qu’il était ainsi, sujet à de brusques mauvaises humeurs, sans raison. Cela se dissipait toujours au bout de peu de temps.

Le temps était devenu plus doux. Et les parents du narrateur eux-mêmes, en lui conseillant de se promener, lui fournissaient un prétexte à continuer ses sorties du matin. Il avait voulu les cesser parce qu’il y rencontrait Mme de Guermantes. Mais c’est à cause de cela même qu’il pensait tout le temps à ces sorties, ce qui lui faisait trouver à chaque instant une raison nouvelle de les faire, laquelle n’avait aucun rapport avec Mme de Guermantes et le persuadait aisément que, n’eût-elle pas existé, il n’en eût pas moins manqué de se promener à cette même heure. Hélas ! si pour lui rencontrer toute autre personne qu’elle eût été indifférent, il sentait que, pour elle, rencontrer n’importe qui excepté lui eût été supportable.

Aussi, même quand il avait pour prendre le même chemin une autre raison que de la voir, il tremblait comme un coupable au moment où elle passait ; et quelquefois, pour neutraliser ce que ses avances pouvaient avoir d’excessif, il répondait à peine à son salut, ou il la fixait du regard sans la saluer, ni réussir qu’à l’irriter davantage et à faire qu’elle commença en
plus à le trouver insolent et mal élevé.

Il se disait que la femme qu’il voyait de loin marcher, ouvrir son ombrelle, traverser la rue, était, de l’avis des connaisseurs, la plus grande artiste actuelle dans l’art d’accomplir ces mouvements et d’en faire quelque chose de délicieux. Cependant elle s’avançait ignorante de cette réputation éparse. Et quand, arrivée à la hauteur du narrateur, elle lui faisait un salut auquel s’ajoutait parfois un mince sourire, c’était comme si elle eût exécuté pour lui, en y ajoutant une dédicace, un lavis qui était un chef-d’œuvre.

La robe de Mme de Guermantes semblait au narrateur la matérialisation autour d’elle des rayons écarlates d’un cœur qu’il ne lui connaissait pas et qu’il aurait peut-être pu consoler ; réfugiée dans la lumière mystique de l’étoffe aux flots adoucis elle lui faisait penser à quelque sainte des premiers âges chrétiens. Alors il avait honte d’affliger par sa vue cette martyre. « Mais après tout la rue est à tout le monde. »

Ses parents lui conseillaient de dormir un peu l'après-midi. Il faisait un rêve où la nature avait appris l’art, où la mer était devenue gothique, ce rêve où il désirait, où il croyait aborder à l’impossible, il lui semblait l’avoir déjà fait souvent. Mais comme c’est le propre de ce qu’on imagine en dormant de se multiplier dans le passé, et de paraître, bien qu’étant nouveau, familier, il crut s’être trompé. Il s’aperçut au contraire qu’il faisait en effet souvent ce rêve.

Saint-Loup vint à Paris pour quelques heures seulement. Tout en assurant le narrateur qu’il n’avait pas eu l’occasion de parler de lui à sa cousine. Elle n’était  pas gentille du tout, Oriane. Ce n’était plus son Oriane d’autrefois. Saint-Loup voulait assurer le narrateur  qu’elle ne valait pas la peine qu’il occupe d’elle. Saint-Loup voulut lui présenter sa cousine Poictiers.

Françoise fut navrée de ne s’être pas trouvée là au moment de la visite de Saint-Loup, mais c’est qu’elle sortait infailliblement les jours où le narrateur avait besoin d’elle. C’était toujours pour aller voir son frère, sa nièce, et surtout sa propre fille arrivée depuis peu à Paris. Déjà la nature familiale de ces visites que faisait Françoise ajoutait à l’agacement du narrateur d’être privé de ses services car il prévoyait qu’elle parlerait de chacune comme d’une de ces choses dont on ne peut se dispenser. Françoise eût voulu voir sa fille retourner à Combray. Mais la nouvelle Parisienne, usant, comme une élégante, d’abréviatifs, mais vulgaires, elle disait que la semaine qu’elle devrait aller passer à Combray lui semblerait bien longue sans avoir seulement « l’Intran » (pour le journal « L’Intransigeant »).

Le père du narrateur  leur avait raconté qu’il savait maintenant par A. J. où allait M. de Noirpois quand il le rencontrait dans la maison. C’était chez Mme de Villeparisis, il la connaissait beaucoup. Elle paraissait être une personne délicieuse, une femme supérieure. Le père du narrateur avait appris que M. de Guermantes était un homme tout à fait distingué alors qu’il l’avait toujours pris pour une brute. M. de Guermantes savait  infiniment de choses, avait un goût parfait, il était  seulement très fier de son nom et de ses alliances. Mais du reste, au dire de Noirpois, sa situation était énorme, non seulement ici, mais partout en Europe. Il paraissait que l’empereur d’Autriche, l’empereur de Russie le traitaient tout à fait en ami.

Le père Noirpois avait dit au père du narrateur  que Mme de Villeparisis l’aimait beaucoup et qu’il ferait dans son salon la connaissance de gens intéressants. Mais le narrateur n’arrivait plus à écrire. Il n’était que l’instrument d’habitudes de ne pas travailler, de ne pas se coucher, de ne pas dormir. Son père dans l’intervalle avait rencontré une fois ou deux M. de Guermantes, et maintenant que M. de Norpois lui avait dit que le duc était un homme remarquable, il faisait plus attention à ses paroles. Justement ils parlèrent, dans la cour, de Mme de Villeparisis. M. de Guermantes lui avait dit que c’était sa tante ; il prononçait Viparisi. Il lui avait dit qu’elle était extraordinairement intelligente. Il avait même ajouté qu’elle tenait un « bureau d’esprit ».

La grand’mère du narrateur, qui était un peu souffrante, ne fut pas d’abord favorable à la visite de son petit-fils à Mme de Villeparisis, puis s’en désintéressa. Le narrateur, sans bien se représenter ce « bureau d’esprit », n’aurait pas été très étonné de trouver la vieille dame de Balbec installée devant un « bureau », ce qui, du reste, arriva.

Son père aurait bien voulu par surcroît savoir si l’appui de l’Ambassadeur lui vaudrait beaucoup de voix à l’Institut où il comptait se présenter comme membre libre. À vrai dire, tout en n’osant pas douter de l’appui de M. de Norpois, il n’avait pourtant pas de certitude.

Pourtant, quand M. Leroy-Beaulieu lui avait conseillé de se présenter et avait supputé ses chances, avait-il été impressionné de voir que, parmi les collègues sur qui il pouvait compter en cette circonstance, l’éminent économiste n’avait pas cité M. de Norpois. Le père du narrateur n’osait poser directement la question à l’ancien ambassadeur mais espérait que le narrateur reviendrait de chez Mme de Villeparisis avec son élection faite.

 

 

28 décembre 2023

Un Fauve (Enguerrand Guépy)

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Romancier et metteur en scène, Enguerrand Guépy est notamment l'auteur de L'éclipse et d'un récit autobiographique L'Effervescence de la pitié. Un Fauve et son quatrième roman.

 

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Il se réveilla aux premières lueurs du jour avec la certitude de devoir accomplir quelque chose de grand. À la radio, il entendit Just an illusion et les nouvelles du jour sur la guerre Iran-Irak et la coupe du monde de football gagnée par l'Italie. Il but son café et effectua quelques mouvements d'assouplissement. Puis il se regarda dans le miroir de sa chambre à coucher. Il se sentait prêt pour conquérir un championnat du monde et pour aimer une femme passionnément. Tout le monde le trouvait en bonne forme physique. Il avait adopté une coupe de cheveux militaire et rasé sa moustache. Il avait arrêté la drogue et avait décidé de devenir un bon père de famille. À présent, il avait hâte d'en découdre. Il était revenu de la Guadeloupe où il avait passé des vacances avec sa femme et Coluche. Sa femme était restée là-bas. Il voulait ressembler le plus possible à Marcel Cerdan, son idole de toujours. Avec sa musculature saillante, on le comparait à présent à un fauve. Il avait apprécié cette comparaison. Il avait trouvé sur la table du couloir des indications laissées par son majordome indien écrites en anglais. Il s'agissait des rendez-vous qu'il avait dans l'après-midi. Ils devaient s'entraîner quotidiennement mais il devait également répondre à un entretien promis à une jeune journaliste de France Soir. Après avoir frappé un journaliste qui avait révélé son futur mariage, le fauve était obligé de faire profil bas. Son majordome signalait également que sa femme avait téléphoné mais sans laisser de message. Il se demanda si tout allait bien pour elle. Il était 7:15 alors il se dépêcha de se préparer. Il se regarda une dernière fois dans le miroir. Il était contrarié. Il monta dans un taxi en route vers les Champs-Élysées. Il se rappela sa soirée de la veille avec Bertrand Blier. Il n'avait bu que de l'eau minérale. Il n'était pas rentré tard. Il s'était promis de ne plus faire de bêtises. Il ne voulait plus toucher à la drogue et se mettre en colère. Il avait besoin de parler à Bertrand car il avait une appréhension suite à ses dernières désillusions professionnelles notamment le film la Chambre de l'évêque. Quand on lui avait proposé le scénario d’Édith et Marcel, il n'y avait pas cru. Il avait toujours joué les paumés et les marginaux à l'exception de son rôle de juge pour un film à d'Yves Boisset et son rôle de flic dans Adieu poulet. Pourtant il avait des réserves morales à interpréter des représentants de l'ordre. Il pensait qu'un flic c'était un gars qui faisait le sale boulot avec son flingue, une situation précaire et des factures à payer. Il avait d'ailleurs chanté une chanson intitulée Le policier sur un 45 tours qui n'avait pas recueilli le succès. Son côté iconoclaste le maintenait à l'écart des Césars. Il avait été nommé six fois aux Césars sans obtenir le prix. Il espérait qu'avec ce cadeau de Claude Lelouch, un miracle allait enfin s'accomplir. Il verrait bientôt sa consécration. Le chauffeur du taxi le reconnut et leva le pouce. Il regarda les rues de Paris de ce petit matin de juillet. Une jeune fille pleurait sur un banc. Cela toucha le fauve. Un moment, il eut envie de sortir du taxi pour lui parler. Mais la voiture était déjà près de l'Arc de Triomphe.

 

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L'ultime réunion préparatoire avant le lancement officiel le tournage se tenait au Club 13. Le fauve annonça qu'il allait se dégourdir les jambes au premier assistant. C'était le quartier général de Claude Lelouch, réalisateur autrefois adoré par la critique et depuis peu ramené à simple réalisateur populaire. Le fauve pensait lui aussi que Lelouch avait une vision du monde manichéenne. Mais comme lui aussi avait été déclassé par la critique, il savait à quoi s'en tenir au sujet des petits marquis de l'élite parisienne. Il gardait l'espoir que jouer Marcel Cerdan, le plus grand sportif français de tous les temps, allait lui ouvrir les portes de la gloire. Il se rendit aux Champs-Élysées pour observer les gens. Le fait de les voir prendre des photos l'amusait. Il sourit à un groupe de Ricains en leur indiquant la direction de l'Arc de Triomphe. Il repensa à la jeune fille délaissée sur son banc. Il regretta de ne pas avoir pu à la consoler. Néanmoins il pensait que cette pisseuse pouvait cacher un grand couteau sous sa jupe dans l'idée de se venger de celui qui l'avait fait pleurer. Aux abords du club il y avait les membres de l'équipe technique. Le fauve se demandait s'il pouvait leur donner sa confiance. Seul Coluche avait trouvé grâce à ses yeux. Il ne l'avait jamais laissé tomber. Il en voulait à son majordome avoir laissé ce mot. Il trouvait qu'il avait eu une idée saugrenue en engageant un hindou qui ne parlait pas un mot de français. Mais le fauve n'avait aucun courage pour assurer les choses du quotidien. Et d'ailleurs sa femme ne cessait de lui reprocher ses incapacités domestiques. Il était fatigué de devoir justifier ses impératifs professionnels. Il avait fini par conseiller à sa femme d'aller en Guadeloupe avec Coluche. Cela lui permettait de préparer le tournage d'Édith et Marcel tranquillement. Il avait promis à sa femme qu'après le tournage, tout rentrerait dans l'ordre. Il arrêterait la drogue et il serait un bon mari pour toujours. Il repensa à l'interview qu'il avait accordée à un journaliste québécois. Il l’avait reçu dans le jardin de sa maison. Le journaliste lui avait reproché de n'avoir joué que dans des mauvais films. Le fauve s'était retenu de pleurer. Après l'interview, il était descendu au sous-sol pour regarder la carabine que Coluche lui avait offert. Il s'était créé un petit stand de tir. Cela lui permettait de se détendre. Pourtant, ce jour-là, il n'en avait pas envie. Il repensait à la phrase du journaliste québécois. Il avait peur de ne pouvoir continuer à jouer dans des films. Il avait peur de ne plus pouvoir nourrir sa famille et de ne pas pouvoir rembourser ses créanciers. Depuis qu'il avait rompu son contrat avec la Gaumont, il était obligé de travailler comme un forcené. Pourtant c'était toujours « le gros Gégé » qu'on appelait en premier. Le fauve n'était que la solution par défaut. Un instant, il eut envie de recontacter son dealer. Mais il avait juré de ne pas replonger. Alors pour se rassurer il pensa au rôle qu’il devait jouer et que « le gros Gégé » n'aurait jamais. L'équipe du tournage le chouchoutait mais le fauve ne délivrait que le minimum syndical. Il se dit qu'il devait rectifier le tir et leur montrer qu'il était content d'être avec eux. Il plaisanta en buvant un café en proposant de trinquer à la gloire de Jacques Vabre à moins que les techniciens ne préfèrent grand-mère qui savait faire un bon café. Claude Lelouch arriva. Le fauve profita de l'arrivée et du réalisateur pour reposer le croissant que les techniciens lui avaient offert. Il tenait à garder sa ligne. Claude Lelouch prononça un discours. Le fauve lui rendit le petit signe qu'il lui avait adressé. Désormais, le fauve le considérait comme son bienfaiteur. Il avait lu tout ce qu'il avait pu trouver sur Marcel Cerdan. Il avait été au service des archives pour visionner des vieux matches. Il avait été un peu décontenancé par le fort accent d'Afrique du Nord du boxeur mais il avait fini par s'habituer à cette voix nasillarde et parfois incompréhensible. Il avait réussi à l’imiter mais que Lelouch avait refusé cette imitation. Il avait choisi le fauve parce qu'il avait sa propre boxe et son jeu était unique. Il n'avait pas besoin d'un imitateur. Le fauve avait été choisi parce qu'il avait des tripes plus que n'importe qui. Alors le fauve s'était senti désiré et cela faisait longtemps qu'il n'avait pas reçu autant d'enthousiasme. Il voulait en finir avec les rôles où il pleurnichait sur un quai de gare et en finir avec les histoires tordues où il devait taper sa belle-fille. Il voulait incarner un héros sympathique et populaire. L'actrice principale du film, Évelyne Bouix qui devait jouer Édith Piaf venait d'arriver. C'était typiquement le genre de fille qui avait toujours eu le don d'agacer le fauve. Il avait remarqué son regard scrutateur et pensait qu'elle devait écouter tous les ragots que l'on colportait sur lui. Le fauve commençait à penser comme Marcel Cerdan. Il demanda un café puis l'un des assistants finit par se précipiter dans le restaurant du club à la recherche du précieux breuvage. Le fauve avait bien l'intention de démontrer à la face du monde qu'il était devenu un champion.

3

 

Pour Claude Lelouch comme pour le fauve, ce projet était un tournant. Évelyne les regarda en riant d'un rire craintif. Elle savait qu'elle devrait affronter une pointure qui la jugerait. Sous sa chemise, elle perçut l'animal prêt à bondir et la sauvagerie qui n'attendait que le ring pour exploser. Elle attendait que le fauve lui accorde de l'intérêt. Toute l'équipe monta dans les voitures de façon désordonnée. Le fauve cognait comme un forcené dans un sac de sable et il contemplait ses mains qui portaient les stigmates de cet entraînement. Quelques jours plus tôt, il s'était blessé à la main en cognant l’arête d'un mur par accident. Il avait cru ses espoirs envolés mais Claude avait ordonné qu'on le conduise à l'hôpital le plus proche. Aux urgences, un médecin lui avait dit que tout allait bien car aucun des ost du métacarpe n'avait été touché. Claude Lelouch lui avait remonté les bretelles. Alors le fauve s'était excusé. Malgré son nouveau look de garçon BCBG, le fauve restait une tête brûlée qu'il fallait surveiller et il le savait. L'équipe venait d'arriver sur le lieu des répétitions. Ils marchèrent vers l'étang. Les photographes étaient présents. Lelouch fit signe au fauve de se mettre en tenue et à Évelyne Bouix de revêtir manteau et perruque. Les photographes se mirent à mitrailler les deux acteurs. Le fauve laissa tomber son peignoir. L'équipe fut surprise par le corps musclé du fauve. Même Claude Lelouch fut troublé. Il faillit appeler le fauve Marcel. Il commença à filmer. Le fauve était certain d'avoir marqué un point. Lelouch fit signe à Évelyne de venir le rejoindre. Ce n'était pas encore son tour d'être dans la lumière. Le fauve pensait aux mois qui lui avaient été nécessaires pour atteindre ce niveau de préparation. Il pensait à sa femme et à Depardieu. Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir. Lelouch lui intima de boxer. Le fauve tenait la forme de sa vie.

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les clameurs salua son dernier enchaînement. Le premier assistant se précipita pour couvrir le corps du fauve d'un peignoir fuchsia. On lui retira ses gants et on lui donna aussi à boire. Il avait le visage ruisselant et un rictus de douleur. Claude Lelouch lui donna une accolade pour le féliciter. Le fauve regrettait que « sa princesse » n'ait pas pu le voir. Il lui raconterait tout au téléphone ce soir. Il serait ainsi le plus heureux des hommes. Les techniciens et les photographes remballèrent leur matériel. Le fauve se rappela d'un tournage avec Depardieu ou il n'était question que de Mozart. À l'époque les deux acteurs faisaient les 400 coups et n'étaient pas rivaux. Le fauve se demandait comment le destin avait pu récompenser cette bourrique crasseuse et quasi analphabète de Depardieu. Peut-être parce que Depardieu avait toujours obéi à un plan de carrière. Un berger allemand se mit à tourner autour du fauve avant de terminer sa course au beau milieu de l'étang au grand dam de sa propriétaire qui lui hurla heureusement de regagner la rive. Le fauve fut surpris avant de comprendre que le chien n'en avait pas après lui.. Heureusement, aucune caméra ne tournait. Dieu seul sait ce qui aurait pu advenir de ces images. Le fauve mit son sac en bandoulière et rejoignit le groupe.

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La voiture fit le chemin en sens inverse et le fauve continua de penser au berger allemand et à sa maîtresse accablée. Il se demanda pourquoi il fallait toujours qu'il se raccroche à la fêlure des gens et à leur faiblesse. Pourquoi il n'arrivait pas à s'attacher à des gens normaux et sans problème. Tout ce qui est excitait le commun des mortels rendait le fauve profondément malheureux et inapte. Il s'était habitué à la situation particulière d'être un enfant de la balle. Mais il n'était jamais parvenu à se sentir en totale harmonie avec le milieu du cinéma. Il trouvait les codes du cinéma hypocrites et parfois obéir était au-dessus de ses forces. Comme le berger allemand, il avait le goût des extravagances mais il portait en lui une blessure béante dans laquelle s'engouffrait la voix de cette pauvre femme qui criait après son chien, confessant ainsi sa peur, son désespoir et la venue inéluctable de la mort. Lelouch demanda au fauve s'il avait de bonnes nouvelles de sa femme. Le réalisateur semblait inquiet du moral de son acteur principal. Le fauve savait que cette question ne manquerait pas d'être mise sur le tapis et il avait préparé une réponse. Alors le fauve prit sa voix la plus charmeuse pour répondre : « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Le fauve repense à Évelyne quand elle avait revêtu sa perruque devant l'étang et son pull-over noir. Tout à coup, il l'avait trouvée à la hauteur du personnage. Alors il avait admis qu'il pourrait jouer avec elle. Néanmoins il aurait voulu qu'elle quitte ce petit air sucré et sa grimace qui ne lui allait pas du tout. Il se jura de lui laisser un peu de temps pour qu'elle se mette à son diapason. Quelqu'un alluma la radio dans la voiture et le tube de l'été surgit « Just an illusion ». Tout le monde se mit à taper dans les mains et à rire. Le fauve cria « New-Yorkais nous voilà ». Tout le monde applaudit. Ils se sentaient prêts à conquérir le Nouveau Monde.

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Ils sortirent goguenards de la voiture et le fauve remarqua une canette de coca qui traînait dans le caniveau. Il shoota dedans et déclara : « Si Hidalgo m'avait sélectionné, vous auriez vu qu'il ne serait jamais passé les boches ». L'assistant salua cette saillie en l’agrémentant d'un bras d'honneur et d'un mot ordurier à l'encontre de nos voisins allemands. Quelques jours plus tôt l'équipe de France avait été battue par l'équipe de l'Allemagne durant la coupe du monde de football. Pour être honnête, le fauve avait suivi l'affaire d'un peu plus loin que ce qu'il prétendait. Ils entrèrent dans le restaurant. Les clients déjà attablés se figèrent et le fauve interpréta leur silence comme une marque d'admiration ce qui lui fit ressentir une ivresse incomparable devant ces visages stupéfaits. Il refusa l'apéritif qu'on lui proposait et demanda une eau minérale non pétillante. Voilà près de 10 ans qu'il s'était abandonné aux excès les plus regrettables sans jamais entrevoir une réelle porte de sortie. Il se sentait libéré d'un poids énorme et il voulait être dans sa meilleure forme. Il voulait être un homme debout pouvant regarder en face ses démons et ne plus craindre de les affronter. Claude Lelouch prit la parole et prononça un impeccable discours sur la joie de se retrouver tous ensemble et d’œuvrer à la mise sur les rails de ce grand projet. Jamais il n'avait pensé que le fauve pourrait atteindre un tel niveau de forme. Longtemps il s'était demandé quel serait le meilleur choix pour endosser le costume de Marcel Cerdan. Quelques années auparavant, Lelouch avait visionné un film à petit budget (Lily aime moi) dans lequel le fauve jouait un boxeur de seconde zone et il avait été surpris de le voir effectuer la gestuelle du boxeur avec autant d'aisance. Alors il avait commencé à écrire le scénario autour des mésaventures d'un ex champion. Le succès du film Rocky avait convaincu Lelouch de réaliser un film sur la boxe. Il pensait que l'acteur qu'il avait choisi était un félin et il  avait toujours la passion des grands fauves. Il chuchota à l'oreille du fauve : « tu seras formidable. Ce matin, tu as enchanté tout le monde. Comme je suis heureux de travailler avec toi ». Alors le fauve leva son verre en effectuant une pitrerie et regarda Évelyne. Il n'était pas encore amoureux d'elle mais il le faudrait pourtant. Il savait qu'il devait jouer le match de championnat du monde de Marcel Cerdan dans son intégralité et dans les moindres détails. C'était le cadeau qu'il allait offrir à Lelouch pour la remercier de la confiance qu'il avait placée en lui. Il commençait à être ému par la timidité d'Évelyne qu'elle cachait au moyen de grands éclats de rire. Le metteur en scène s'assit à côté de son premier assistant. Lelouch s'était préparé comme de coutume par une hygiène de vie très stricte. Il n'avait jamais oublié qu'il n'aurait pas dû être là car il était une sorte de survivant  et il avait une dette envers ses parents qui l'avaient protégé de la grande transhumance vers l'anéantissement. Il avait appris à ne pas craindre les monstres sacrés.

Lelouch invita sa troupe à prendre part au déjeuner inaugural de son prochain film. Dans le restaurant, les clients avaient du mal à reconnaître le fauve. Certains pensaient qu'il devait être malade. D'autres clients plus perfides se demandaient sur quoi allait déboucher cette nouvelle transformation et précisément sous la direction de Lelouch. Le fauve regardait Évelyne. Pourtant il détestait cette période propice à toutes les expérimentations. La découverte des mensonges entourant sa naissance l'avait incité à tout envoyer balader et à s'amouracher de la première venue. Il considérait qu'il avait été élevé par des fous et il voulait s'éloigner des odieuses compromissions qui avaient pourri son enfance. Il avait alors envisagé de changer de nom et de faire carrière sous un pseudonyme. Mais tout cela, Évelyne s'en moquait éperdument. Tout ce qu'elle voulait savoir c'était s'il croyait en elle. Il arrivait parfois au fauve d'être un brin excessif mais sur un plateau il était toujours irréprochable. Si le fauve avait pu boire un verre de vin, il se serait montré plus chaleureux avec Évelyne. Tout à coup, un des serveurs rompit le charme de ce banquet inaugural. Il annonça au fauve qu'il y avait un appel pour lui. Le fauve fit semblant d'être surpris et salua l'équipe comme un mousquetaire provoquant l'hilarité générale. Il y avait quelque chose dans le téléphone qu'il n'aimait pas. Il se demandait si Brejnev allait écouter sa conversation ou peut-être Reagan et la CIA. Il avait entendu dire que les mormons connaissaient tout sur tout le monde. Il se promit un jour de consulter la fiche que les mormons lui avaient consacrée. Cela lui permettrait de connaître les origines de son père biologique, ce lourd secret de famille. C'était sa femme qui l'appelait. Il se rappela de leur première rencontre. Elle n'était encore qu'une gamine. Elle sortait avec un de ses frères. En amour, il avait véritablement l'instinct d'une bête féroce et pouvait se montrer sans pitié si la nécessité le lui commandait. Le plus dur allait commencer. Il fallait régner. Prouver qu'il était digne de la victoire. Il pensait qu'il était son Dieu. Quand elle le regardait, elle lui infusait ce sentiment de toute-puissance. Pourtant rien n’était simple entre eux. Par principe, il avait horreur de s'imaginer ce que serait son futur une fois en couple. Ses compagnes n'avaient cessé de lui reprocher ce trait de caractère. Ce qui au départ était une belle histoire se transformait en une affreuse guerre de tranchées que venait conclure un tournage salvateur. Mais avec Elsa, c'était différent. Elle n'était pas plus douée que lui pour élaborer le futur. Elle partageait les mêmes attirances pour la vie nocturne et dissolue. Malheureusement, les contrariétés familiales avaient repris le dessus et l'alchimie de leurs débuts s'était peu à peu étiolée. Elsa avait compris qu'elle n'était pas de taille et qu'il lui fallait se mettre en retrait. Elle s'était passionnée pour ce monde fait de strass et de paillettes. À présent, son regard était dessillé et l'envers du décor n'était pas reluisant. Elle ne savait pas comment atténuer la souffrance du fauve et elle se sentait prise au piège d'une situation inextricable. Elle avait conscience qu'elle n'aurait jamais la force de le porter. Il avait compris que cette histoire allait se solder par un échec. Mais il y avait eu ce projet avec Claude Lelouch. Il avait l'intention de raconter à Elsa cette matinée mémorable. Mais sous le poids de l'émotion, il bafouilla des paroles incompréhensibles. Elsa lui dit que c'était fini et qu'elle aimait Coluche. Elle n'avait jamais ressenti cela et demanda au fauve de ne pas lui en vouloir. Elle lui dit adieu. Elle raccrocha. Le fauve demeura un long moment figé. Il regagna machinalement sa place. Autrefois il aurait certainement tout cassé dans le restaurant. Il serait allé régler son compte au salopard qui voulait lui piquer sa nana. À présent, nulle révolte n'agitait plus sa grande carcasse. Il avait le sentiment d'avoir fait semblant depuis le début. Dans le restaurant, il regarda une photo de Montgomery Clift qui lui rappela la seule photo qu'il possédait de son père biologique. De son père, on lui avait raconté qu'il avait été chef d'orchestre et qu'il avait connu une histoire passionnelle avec sa mère dont le fauve avait été le résultat mais aussi le clap de fin. Sa mère avait le chic pour les histoires romantiques complètement délirantes avec un marmot à la clé. Il aurait pu jouer les pleureuses et aller se répandre chez Drucker ou Bouvard. Mais il n'avait jamais trouvé les ressources intérieures pour établir un tel lien de duplicité avec le public. Cependant on lui reprochait de trop s'investir personnellement dans les rôles au point que ce n'était plus le personnage qui prévalait mais sa propre existence qu'il déroulait sur grand écran. Ce constat l'accablait car chez lui et rien n'obéissait à une volonté délibérée. C'était juste une malheureuse et terrible inclination. Sa famille avait fait semblant d'être normale mais il fallait avoir le jugement sacrément altéré pour s'imaginer qu'on les prendrait pour une famille lambda, eux qui dormaient dans les loges des théâtres. Mais sa famille avait la folie du qu'en-dira-t-on. À force, on s'était persuadé que le grossier mensonge était la vérité et qu'on pourrait ainsi vivre des années sans souci. Un beau matin, il avait appris que son père n'était pas son père. Une banale dispute et le pot aux roses avait été découvert. Son frère lui avait révélé ce que tout le monde savait et que lui seul ne savait pas. Claude Lelouch était en discussion avec son chef opérateur. Il posa des questions au fauve qui acquiesça à toutes ces remarques du metteur en scène. Il annonça à toute l'assemblée qu'il était temps d’obtenir enfin un rôle de héros positif. Il ne restait plus qu'un week-end avant le début du tournage dans les Carpates. Lelouch lui proposa de venir à une projection privée du film Quand passent les cigognes. Le fauve refusa prétextant avoir un entraînement. Lelouch fut déçu mais son poulain était un grand professionnel et il ne pouvait pas lui reprocher ce qui pourtant s'apparentait à un excès de zèle. Le fauve pensait à Elsa qui a présent fôlatrait sous les tropiques dans les mains d'un rival qu'il connaissait parfaitement, presque un frère, le seul à avoir toute sa confiance… Il eut une brusque montée d'adrénaline. Il bondit vers la sortie puis ralentit devant la mine déconcertée que lui adressait la réceptionniste. Alors il se mit à plaisanter avec elle. Sur le perron, il se retrouva nez à nez avec Claude Lelouch. Le réalisateur lui parla avec volubilité. Le fauve écouta sans broncher. En vérité, il guettait le moment où cet affreux petit rire allait revenir le tourmenter. C'était un ricanement qui l'accompagnait depuis son enfance. Le fauve se figea. Quelque chose venait d'affleurer à sa conscience qu'il n'avait pas prévu. Pour la première fois, il avait entrevu le visage de son ennemi intime. Il salua brièvement Claude une dernière fois. Il promit de le retrouver en fin d'après-midi. Puis il grimpa dans la voiture de l'acteur Charles Gérard qui lui avait proposé de l'accompagner jusqu'à la salle de boxe situé à Saint-Ouen. Il demanda à descendre et à ce qu'on le laisse marcher seul. Il s'engouffra dans un taxi. Dans le taxi, le fauve se sentit enfin en sécurité. Pour la première fois, il avait clairement vu le visage de l'oppresseur et avait été frappé par l'évidence. Son ennemi avait exactement le même visage que lui. Il se promit d'y remédier très vite.

7

 

Le fauve s'était pris la tête entre les mains. Longtemps, il avait cru à cette vieille rengaine de la femme salvatrice. Il pensait que les femmes ne valaient pas mieux que les hommes. Et les femmes avaient les mêmes clichés stupides à propos des hommes que les hommes à propos des femmes. Il avait voulu faire sécession. À présent, on l'avait rattrapé. « On ne s’échappe pas » ne cessait de lui seriner ni la petite gêne qu'il avait depuis l'enfance. Il découvrit qu'il avait été repris par le même chauffeur que le matin. Le fauve se souvient qu'ils s'étaient quittés copains comme cochons. Le chauffeur lui avait confié qu'il était d'origine zaïroise et lui avait parlé de sa passion pour les grands bluesmen américains. Le fauve n'avait jamais craint de frayer avec des inconnus, estimant que tout coudoiement pouvait déboucher sur une amitié sincère. C'est dans ce type de circonstances qu'il avait sympathisé avec Renaud lors d'une fête improvisée à Belle-Île-en-Mer. Le fauve avait réussi à le convaincre de rejoindre le café de la gare. On avait expliqué au futur chanteur qu'il y avait juste des copains qui voulaient s'amuser sur scène et amuser le public venu les voir. Cela avait duré jusqu'à la construction de la tour Montparnasse puis il avait fallu migrer vers Rambuteau. Puis la bande de copains avait cédé aux sirènes de la gloire. C'est là que le fauve avait rencontré la fille la plus naturelle qui lui avait été donnée de rencontrer et qui avait été son plus bel amour. Quand le fauve avait vu Coluche faire de la politique, il avait tiqué.

Coluche lui avait juré que tout cela n'était fait que pour rire. Pourtant le fauve avait senti qu'il y avait quelque chose qui clochait. Les artistes ne mentaient pas au public pour conquérir le pouvoir en prétendant faire son bonheur. La bande du café de la gare avait compris que Coluche avait commencé à se prendre réellement au sérieux et qu’il avait franchi la ligne jaune. Il était cuit et n'en avait plus pour très longtemps. Autrefois, le fauve aurait réussi à convaincre le chauffeur de taxi africain à rejoindre la bande du café de la gare. Il aurait été heureux de ramener un nouveau pour compléter la bande. Mais il est si fatigué. Il demanda au chauffeur de le conduire impasse du Moulin Vert. Le chauffeur parut surpris devant le ton sec et désagréable de l'acteur. La magie qui les avait faits se rencontrer de bon matin n'existait plus. Le chauffeur, déconcerté, ne reconnaissait pas du tout l'homme qu’il avait conduit quelques heures plus tôt. Le matin, ils avaient refait le monde avaient parlé comme deux frères. Le chauffeur plaça une cassette dans l'autoradio. Le fauve secoua frénétiquement son doigt de droite à gauche pour signifier qu'il n'était pas en état d'écouter quoi que ce soit. Le chauffeur commença à se trémousser. Le fauve aurait voulu l'accompagner mais son corps n'avait plus de force. Autrefois, il avait rêvé d'être musicien. Il s'était soumis à l'inacceptable condition familiale et maintenant, il le payait très cher. Il détestait ses 30 années de carrière. Il ne pouvait pas se vanter d'avoir joué avec Pierre Fresnay auprès de ses camarades parce qu'il n'avait jamais vraiment été à l'école et parce que les soi-disant camarades d'école ne pouvaient pas le saquer parce qu'il ouvrait beaucoup trop sa grande gueule et qu'il se croyait le roi du monde. Il se croyait le roi du monde parce que Mauriac pouvait s'exclamer qu'il était le plus grand acteur de Paris. À présent, il se disait qu'il n'était qu'une petite pute qui avait tapiné pour la télévision d'État du général De Gaulle. La chanson que le chauffeur avait passée était intitulé « The Message ». Elle était interprétée par The Grand Master Flash et The Furious Five. Le fauve avait conscience qu'il ne serait pas de la partie pour le renouveau de la musique noire. Il avait fait son temps. On lui avait demandé d'être le parfait petit acteur de l'ORTF et il avait accepté. On lui avait demandé de jouer à la façon de Gérard Philippe et il avait accepté. En mai 68 était arrivée la vogue de l'Actors studio avec l'utilisation de la mémoire affective. Cela tombait bien, le fauve avait un stock inépuisable de mémoire affective. La suite de sa carrière s'annonçait sous les meilleurs auspices. Tout aurait pu encore durer des années s'il n'avait croisé la route d'un représentant de commerce veule et désespéré. C'était le rôle qu'il avait joué dans Série noire. Il avait cru que « sa princesse » sera son miracle parce qu'elle était jeune et parce qu'elle pouvait croire qu'il n'était pas complètement dégénéré. Mais il n'y avait pas eu de revanche. Il était né pour être un héros de série noire.

Le chauffeur souhaitait donner ses coordonnées à l'acteur dans l'espoir de le revoir quand il serait revenu de son tournage. Il était persuadé qu'ils s'entendraient comme larrons en foire. Mais le fauve était encore dans ses pensées. Il regrettait de ne pas avoir dit à Bertrand Blier la veille au soir qu'il détestait son rôle dans Les Valseuses. Tous ses soucis s'étaient démultipliés le jour où il avait accepté ce foutu rôle. Le beau rôle c'était celui de Depardieu. Le fauve pensait qu'il était plus charismatique que Depardieu. Le fauve était resté planté près de cinq minutes sur le paillasson de Blier car il était incapable de sortir ce qu'il avait à dire. Il demanda au chauffeur de s'arrêter à l'angle du prochain carrefour. Il voulait marcher pour tenter de recouvrer ses esprits. Il donna un gros billet au chauffeur qui le remercia.

8

La gloire, le succès, l'argent, cela ne protégeait en rien. Au contraire, cela précipitait la chute. Le fauve marchait tête baissée. Il se disait que c'était tout de même un peu de sa faute. Coluche était son ami. Dans le métier, il n'avait confiance qu'en lui. Il pensait qu'il ne revivrait pas ce qu'il avait vécu avec Miou-Miou. Coluche, c'était un putain de meilleur ami mais il avait toujours la quéquette et au garde-à-vous. Et ce n'était jamais bon de laisser sa femme en vacances avec son meilleur ami, surtout quand elle ne supportait plus la tronche d'acteur névrosé qui l'accompagnait. Le fauve avait remarqué dans la voiture du chauffeur un doudou fétiche qui pendait sous le rétroviseur. Il était maintenant persuadé que ce fétiche était là pour lui jeter un sort. Il pensait que le chauffeur zaïrois propagerait tout un tas d'histoires désobligeantes qui se retrouveraient dans la presse à scandale. Bertrand Blier lui avait avoué qu'il était le seul à pouvoir soutenir la comparaison avec Depardieu. Le fauve aurait dû comprendre que c'était là un sérieux avertissement qu'on lui adressait et non pas un compliment. Il s'était donc mis à avoir des comportements de star. Il en avait résulté que son mal-être et sa solitude n'avaient cessé de croître. Alors, il s'était mué en petit champion de la drogue pour échapper à cette gêne qui le travaillait sans cesse. Dans ses rares instants de lucidité, il pleurait devant sa déchéance et se promettait de ne plus jamais y toucher. Il avait placé son dernier espoir dans Elsa. Il y a quelques semaines, au moment de la signature de son nouveau contrat, le fauve avait fait le grand ménage. Il avait débarrassé sa maison de tout ce qui aurait pu l'inciter à se perdre dans la drogue. Mais il n'avait pas eu la force de se débarrasser du numéro de téléphone de son dealer. Il se demandait s'il aurait été plus heureux si Miou-Miou ne l'avait pas quitté. Mais jamais personne ne l'avait regardé comme Elsa le jour où il l'avait conquise. S'il ne craquait pas, il aurait encore un petit espoir de la reconquérir. Le fauve se rappela comment Sotha, sa première femme, l'avait accueilli au sortir de l'ORTF en l’affublant du délicat sobriquet « d'acteur trouduc ». Et c'était vrai qu'il était niais et con avec son collant blanc cassé et son épée en carton-pâte. Il n'avait pas encore pris le train de la contre-culture. Mais il avait été un jeune premier malgré lui qui attendait qu'on lui botte sérieusement le cul pour qu'il sorte enfin ce qu'il avait dans les tripes. Il bouscula un couple de petits vieux sans le faire exprès. Il demeura stupide devant eux plusieurs secondes avant de bafouiller de pâles excuses. Il était soulagé de ne pas avoir été reconnu.

9

 

Le fauve repensa au moment où il avait cassé la gueule à ce traître de journaliste. Certes, il avait eu tort. Il aurait dû réfléchir et calmer ses ardeurs vengeresses. Mais quand il était amoureux, il était capable des pires excès. Il n'avait pas su trouver la juste attitude quand il avait affronté le tribunal télévisuel. Alors la sanction était tombée. C'est ainsi qu'on ne ferait plus qu'une recension partielle des films dans lesquels il jouerait. Mais il avait encore le droit d'exercer son art. Il pouvait s'estimer heureux. Quelque temps plus tard, il était allé chercher sa mortifère consolation afin de n'être plus rien pendant une petite minute de rien du tout. Il s'était réveillé livide et s'était dit qu'il ne ferait pas de vieux os. Il ne pouvait pas en être autrement. Il l'avait toujours su. Il avait songé que c'était le bon moment pour aller faire un tour à la cave. C'est là que se trouvait la solution à tous les problèmes. Mais le téléphone avait sonné. C'était Claude Lelouch. Il avait un rôle en or à lui proposer. Le fauve avait l'impression d'avoir était repéré par un des gens installés aux terrasses des cafés. Alors il courut sur 200 m puis se retourna pour voir s'il n'avait pas été suivi. Il n'y avait personne. Il entendit la petite gêne qu'il avait depuis l'enfance ricaner derrière son dos. Alors il se remit à courir comme un fou. Il croisa une affiche jaunie sur laquelle Depardieu était surplombé par une guillotine. C'était l’affiche de Danton. Alors il se demanda encore que serait devenu Depardieu si lui-même avait pu jouer ce foutu rôle dans les Valseuses différemment. Il courut jusqu'à l'impasse du Moulin Vert où se trouvait « la maison de tes rêves » comme avait gloussé ce salopard de Coluche. Il arriva chez lui. Il ouvrit violemment la porte. Il se précipita dans la cuisine pour se servir un grand verre d'eau. Il tenta de se relaxer mais il n'arrivait à s'empêcher de penser à Elsa en train d'enlacer un autre corps que le sien. Pourtant c'était écrit que ça se terminerait ainsi. Il n'y a plus d'amitié quand une femme est en jeu. Il repensa à la voix d'Elsa qui lui disait : « c'est fini ». Alors il décida d'appeler son dealer. Mais il n'y avait personne. Il retenta d'appeler plusieurs fois en vain. Il était seul. Il n'y avait personne pour lui administrer la promesse d'un sursis. Même son dealer ne voulait plus de lui. L'horloge annonçait 15:00. Il se rappela qu'il était attendu à l'autre bout de Paris. Il était sur le point d'aller se préparer mais il se ravisa. Après une minute de réflexion, il descendit à la cave chercher la carabine offerte par Coluche. Puis il monta comme si de rien n’était dans sa chambre. Il ouvrit la fenêtre en grand. Il se passa la main dans les cheveux. Il s'esclaffa en repensant à une de ses loufoqueries au temps du café de la gare. Cela faisait 30 ans qu'il souffrait et fuyait.

10

 

Claude Lelouch avait pris place dans la salle de projection privée du club. Il avait perdu sa bonne humeur du déjeuner car il venait d'avoir un mauvais pressentiment. Cela lui arrivait souvent avant le début d'un tournage. Sa crainte d'être à la merci d'un impondérable était un souvenir douloureux lié à l'Occupation. Soudain l'absence du fauve à ses côtés lui est apparue inconcevable. Jusqu'à présent le fauve n'avait jamais refusé une seule de ses sollicitations. Quand un réalisateur commençait à s'étonner d'un changement d'humeur d'un de ses comédiens cela annonçait qu'il allait faire vilain temps. Il réalisa qu'il avait pris un très gros risque. On lui avait dit que le fauve faisait le bonheur de tous les dealers du Palace. Mais il s'était pris de passion pour le fauve jusqu'à considérer tous ses abus comme des qualités intrinsèques. Quand Lelouch l’avait rencontré pour la première fois, le fauve, l’avait fixé pendant deux minutes sans interruption. Il l’avait regardé avec une envie manifeste d'en découdre. Mais cela avait galvanisé le réalisateur. Lelouch pensait que le fauve était de la race des Lino Ventura. Cela lui permettrait une bonne fois pour toutes de clouer le bec à cette profession qui doutait encore de sa légitimité. Lelouch n'avait plus la carte pour satisfaire les exigences versatiles de l'élite parisienne. Il fallait donc accrocher à son tableau de chasse la forte tête du cinéma français et de marquer ainsi définitivement l'avènement du fauve. Lelouch avait tout de suite compris que le fauve était bâti pour Hollywood. Le fauve lui avait dit qu'il portait Marcel Cerdan en lui depuis des années. Alors Lelouch avait compris qu'il avait maîtrisé la bête et qu'elle serait dorénavant d'une docilité à toute épreuve. Lelouch s'était juré de l'emmener au triomphe. Ça serait le Madison Square Garden et Hollywood ou ça ne serait rien.

11

 

Après la projection privée, Claude Lelouch sortit de la salle le sourire aux lèvres et se dirigea vers son bureau. Il voulut changer le scénario d'Édith et Marcel car il se demandait s'il ne devait pas insister davantage sur les scènes de combat. Il voulait tenir le fauve au plus près du scénario dans tout ce qui relevait des aspects sportifs. En l'observant ce matin, il avait réalisé combien il pourrait tirer avantage d'une telle forme physique. La musique d'Aznavour investirait l'écran et Édith Piaf pénétrerait alors dans la pièce. Elle dévorerait Marcel des yeux tandis qu'il recommencerait une autre série rapide de crochets. Lelouch fut réveillé par la sonnerie du téléphone qui se trouvait dans le bureau d'à côté. Il s'agissait d'un journaliste d'Europe 1 ou de RTL. Son assistante avait décroché et la conversation passait en direct à la radio. Claude sortit de son bureau avec la boule au ventre. On avait finalement raccroché à l'autre bout du fil. On n'entendait plus que le son strident de la ligne en dérangement. Puis ce fut le silence…

12

 

Lelouch sauta dans sa Mercedes en sentant le regard terrible du fauve posé sur lui. Il pénétra dans l'impasse du Moulin Vert. Bertrand Blier était déjà présent. Il arriva devant la porte. Des badauds et des journalistes l'entourèrent. Un gendarme l'interrogea sur la raison de sa venue. Il lui expliqua qu'il venait de déjeuner avec l'acteur et que tout allait bien. C'était impossible que l'acteur se soit amusé à se suicider alors que le tournage le plus important de sa nouvelle carrière devait débuter dans quelques jours. Le gendarme répondit que cela ne manquerait pas d'intéresser le capitaine de gendarmerie. Lelouch fut agacé par cette réponse administrative. Il voulait encore croire que cette nouvelle n'était qu'une fausse rumeur. On le fit pénétrer dans la maison. Il remarqua le désordre sur le bureau. Le calepin traînait par terre ainsi que le téléphone. Il entendit parler de morgue et de fusil. Un gendarme se posta devant lui. Il lui serra la main. Il lui demanda si l'acteur avait manifesté des signes de nervosité ou d'angoisse durant le déjeuner. Le réalisateur fut incapable de répondre et le gendarme lui expliqua que dans ce genre de cas, on ne voyait jamais rien venir. Alors lui expliqua que l'autopsie devait être pratiquée et au cas où une enquête criminelle serait diligentée, il devait rester à disposition de la gendarmerie. Lelouch vit des gendarmes descendre ce corps jadis puissant et indomptable dans un sac mortuaire bleu. Lelouch finit par s'asseoir sur une chaise qui traînait à côté de lui. Il essaya de se remémorer la matinée puis le déjeuner à la recherche d'une phrase qu'il aurait pu prononcer et qui aurait pu blesser le fauve. Mais le gendarme avait raison. Il n'avait rien vu venir parce qu'il n'y avait rien à voir venir. Quand il sortit de la maison, il n'y avait quasiment plus personne. Bertrand Blier lui aussi était parti. Lelouch se demanda si tout ce qui venait d'arriver n'était pas à cause de lui. Bertrand Blier était toujours parvenu à maintenir le fauve à flot alors que lui venait d'échouer. À présent, il n'était plus seulement le metteur en scène fâché avec la critique. Il était le metteur en scène qu'on avait planté comme le dernier des tocards et qui avait donné le baiser de mort. Le soir, il n'allumerait pas sa télévision car il savait que le journal évoquerait cette sordide histoire qui participerait à la légende noire du fauve. On affirmerait haut et fort que le fauve était en train de devenir le plus grand de ce métier. Les vieux dossiers seraient exhumés. À présent, Claude Lelouch détestait le fauve de tout son être. Il s'en voulait de ne pas avoir écouté les nombreuses mises en garde de ses proches. Il se demanda comment sauver son film car il n'avait à sa disposition que quelques rushes d'essais costumes et trois scènes de boxe. Il devrait rendre des comptes aux assureurs. Il devrait confesser ses erreurs. C'est en souvenir de l'amour mutuel de ses parents qu'il avait imaginé raconter cette grande histoire entre Piaf et Cerdan. Il avait peur d'être torturé pour le restant de ses jours par un « pourquoi ? ». En rentrant chez lui, il trouva Évelyne Bouix prostrée sur le canapé. Lelouch s'enferma dans son bureau.

13

Évelyne Bouix avait redouté cet instant depuis qu'elle avait vu le fauve partir en trombe du restaurant. Elle n'avait pas su mettre Claude Lelouch en garde et le protéger parce que tout était fichu il y avait des échecs dont on ne se remettait pas. Alors elle se rappela de cet épisode étrange sur la barque auquel, au départ, elle n'avait pas prêté attention. Elle se souvint que le fauve avait eu une peur panique quand des reflets miroir venant de la berge les avaient aveuglés tous les deux. Le fauve avait dit que tout cela portait malheur. Mais elle avait reçu la consigne de ne pas s’en faire s'il lui tenait des propos décousus alors elle n'avait pas réagi à l'évocation de ces sombres prédictions. Elle se sentit coupable de négligence. Elle savait qu'à présent elle est Claude allaient vivre sous le fardeau de l'acte terrible du fauve. Lelouch ne lui adressa pas la parole et la laissa à sa solitude. Évelyne se demandait à quel moment elle allait parler à Claude de l'épisode sur la barque. Elle pensa à certaines séquences du destin de Piaf ; l'enfance malheureuse, les amours compliquées et puis la tragédie liée à la mort de Cerdan. Elle se mit à jouer avec la perruque qu'elle devait porter pour le film. Puis elle la jeta violemment contre la bibliothèque. Elle ramassa la perruque et la porta. Elle se regarda dans le grand miroir du salon. Elle se mit les mains sur les hanches et improvisa une valse de gala. Elle chanta l'Hymne à l'amour. Claude sortit de son bureau. Il regarda Évelyne stupéfait. Il lui demanda ce qu'elle faisait. Elle répondit qu'elle avait un engagement à honorer. Alors il se mit en colère et lui serra fort le bras. Toute sa rage s'apprêtait à se déverser sur cette pauvre femme. Évelyne lui dit que Piaf avait pu chanter le jour de sa mort. Lelouch ne s'était pas attendu à une telle répartie ni à une telle capacité de redressement. Il ne voulait pas se laisser faire une seconde fois dans la même journée. Mais elle refusait de baisser les yeux et le regardait avec insistance et défi. Alors il la plaqua contre le mur. Elle se mit à pleurer. Il allait la gifler mais il glissa sur le parquet et s'étala de tout son long. Évelyne s'esclaffa. Claude eut soudain la certitude que sa chance allait revenir. Il embrassa Évelyne.

 

Quelques jours plus tard, Lelouch reçut les résultats de l'autopsie. L'examen toxicologique n'avait révélé aucune trace de drogue dans le corps du fauve. Il avait donc agi en pleine possession de ses facultés contre lui, le réalisateur. Lelouch pensait que le fauve avait voulu le voir se débattre et se noyer. Quelqu'un lui avait raconté dans les moindres détails le fou rire du fauve avec Patrick Bouchitey à l'évocation de son travail durant l'enregistrement de « Monsieur Cinéma ». Le fauve l’avait planté. Il n'avait rien vu venir car il était trop dans la passion de son sujet. Il n'avait que faire des soucis du fauve. Il s'était investi comme jamais pour lui accorder une chance et ce salopard l'avait gâchée comme le dernier des gougnafiers. Alors il décida de continuer le film sans le fauve. Il en avertit Évelyne. Elle murmura quelques mois avant de lâcher le téléphone. Puis elle enfila rapidement une jupe noire et un pull anthracite. Elle mit la perruque. Elle avait un engagement à honorer, c'est tout ce qui lui importait. Nul deuil n'était en mesure de l'abattre.

14

 

Les années avaient passé. Régulièrement, on rendait hommage au fauve. Il y avait dans ce fait divers quelque chose qui ne passait pas comme si la profession n'avait pas réussi à surmonter sa mauvaise conscience. Pour beaucoup, malgré l'admiration que le fauve suscitait, il incarnait tout ce qu'il ne fallait pas faire dans le métier et tout ce qu'on trop quoi on devait mettre en garde un débutant. Avec la disparition du fauve s'éteignait le dernier spécimen d'une génération qui ne croyait pas au show-bizness. Les biographes exhumaient tous les 10 ans une nouvelle petite saleté que le fauve trimbalait derrière lui. Il aurait été abusé dans son enfance, on lui aurait menti sur son père, il aurait consommé de l'héroïne plus que de raison. Il n'aurait jamais été reconnu à sa juste valeur, son meilleur ami et l'aurait planté en le faisant cocu avec les conséquences tragiques que l'on savait.

Lelouch avait un petit cercle de fidèles qui le suivaient passionnément mais il n’était toujours pas rabiboché avec la critique. Un jour, il reçut un appel. C'était Lola Dewaere. Lelouch n'avait pas tellement envie de se replonger dans ce drame. Mais Lola insistait. Elle voulait le rencontrer. Il n'avait jamais su dire non aux femmes alors il accepta. Il repensa au moment où il avait eu envie de retoucher le scénario pour mettre en valeur le fauve juste avant l'annonce de son suicide. Une très vieille excitation qu'il croyait à jamais perdue le reprenait. Il voulut retrouver les images du matin du 16 juillet 1982. Il retrouva les mobiles. Il installa son matériel comme par le passé. Les premières images défilèrent. Le fauve était torse nu et attendait ses directives. Au bout d'un moment on voyait son visage devenir plus sombre. C'était l'instant où Lelouch lui avait demandé de boxer méchant. Lelouch se rappela des propos d'un confrère : « cet homme, c'est du cristal à l'état pur ». Alors il sanglota. Il s'en voulait de ne pas avoir réussi à le convaincre. Le soir même, il avait une conférence. Il aurait voulu annuler mais cela aurait été injuste pour tous les gens venus l'écouter. On l'interrogea sur ses débuts. Il évoqua sa relation avec toi Brel, sa consécration cannoise, son rapport aux femmes. Inmanquablement, quelqu'un posa une question sur le fauve et l'été 1982. Lelouch répondit que ce n'était pas un fauve mais juste du cristal. Il avait mis 30 ans à l'accepter. Nous sommes tous du cristal mais l'acteur en avait une conscience plus aiguë que le commun des mortels et Lelouch aurait dû l'aimer davantage mais il n'avait pas su. Ce matin-là il était le plus bel acteur que Lelouch avait jamais dirigé. Il était Marcel Cerdan en chair et en os. Le reste ne l'intéressait pas. L'assistance était suspendue à ses paroles. Sa carrière n'avait pas cessé malgré l'échec absolu qu'avait été le film Édith et Marcel. Le public applaudit. Le réalisateur se tourna vers une jeune fille qui se trouvait seule à l'autre bout de la salle. Il se dirigea vers elle et tomba dans ses bras. Il était heureux de la rencontrer. Elle le remercia d'avoir accepté sa demande. Il trouvait qu'elle lui ressemblait vraiment beaucoup.

 

 

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