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Humanisme : le Contrat social
29 mars 2024

Sodome et Gomorrhe (Marcel Proust)

Première partie

Première apparition des hommes-femmes, descendants de ceux des habitants de Sodome qui furent épargnés par le feu du ciel.

« La femme aura Gomorrhe et l’homme aura Sodome. »

ALFRED DE VIGNY.

 

Le narrateur avait épié le retour d’Oriane et du duc après la soirée de la princesse de Guermantes et fait, pendant la durée de son guet, une découverte, concernant particulièrement M. de Charlus, Il s’était posté sur l’escalier. Il regardait par les volets de l’escalier le petit arbuste de la duchesse et la plante précieuse exposés dans la cour. La curiosité l’enhardissant peu à peu, il descendit jusqu’à la fenêtre du rez-de-chaussée, ouverte elle aussi, et dont les volets n’étaient qu’à moitié clos. M. de Charlus traversait lentement la cour, bedonnant, vieilli par le plein jour, grisonnant. Le narrateur fut surpris de le voir car  Charlus ne faisait jamais une visite qu’entre 4 et 6 heures du soir. Puis il vit M. de Charlus qui ressortait de chez la marquise. Il ne s’était passé que quelques minutes depuis son entrée. Peut-être avait-il appris de sa vieille parente elle-même, ou seulement par un domestique, le grand mieux ou plutôt la guérison complète de ce qui n’avait été chez Mme de Villeparisis qu’un malaise. Le narrateur regarda Charlus et remarqua que ses traits généraux de toute la famille Guermantes prenaient pourtant, dans son visage, une finesse plus spiritualisée, plus douce surtout. Le narrateur regrettait que Charlus cache sous une brutalité postiche l’aménité, la bonté qu’au moment où il sortait de chez Mme de Villeparisis, on pouvait voir s’étaler si naïvement sur son visage. Cet homme qui se piquait si fort de virilité, à qui tout le monde semblait odieusement efféminé, ce à quoi il faisait penser tout d’un coup au narrateur, tant il en avait passagèrement les traits, l’expression, le sourire, c’était à une femme.

Le narrateur fut surpris de voir Charlus aller à la rencontre de Jupien. Ils s’échangèrent des œillades. Dans les yeux de l’un et de l’autre, c’était le ciel de quelque cité orientale dont le narrateur n’avait pas encore deviné le nom, qui venait de se lever. Quel que fût le point qui pût retenir M. de Charlus et le giletier, leur accord semblait conclu et ces inutiles regards n’être que des préludes rituels, pareils aux fêtes qu’on donne avant un mariage décidé. On eût dit deux oiseaux, le mâle et la femelle, le mâle cherchant à s’avancer, la femelle – Jupien – ne répondant plus par aucun signe à ce manège, mais regardant son nouvel ami sans étonnement, avec une fixité inattentive, jugée sans doute plus troublante et seule utile, du moment que le mâle avait fait les premiers pas, et se contentant de lisser ses plumes. Enfin l’indifférence de Jupien ne parut plus lui suffire ; de cette certitude d’avoir conquis à se faire poursuivre et désirer, il n’y avait qu’un pas et Jupien, se décidant à partir pour son travail, sortit par la porte cochère. Le baron, tremblant de perdre sa piste, s’élança vivement pour le rattraper. Jupien revint, suivi par le baron. Les lois de l’hospitalité l’emportèrent sur les règles de la coquetterie : « Entrez, on vous donnera tout ce que vous voudrez », dit le giletier, sur la figure de qui le dédain fit place à la joie. Par le hasard d’une indisposition de Mme de Villeparisis, Charlus avait rencontré le giletier et avec lui la bonne fortune réservée aux hommes du genre du baron par un de ces êtres qui pouvaient même être infiniment plus jeunes que Jupien et plus beaux, l’homme prédestiné pour que ceux-ci aient leur part de volupté sur cette terre : l’homme qui n’aimait que les vieux messieurs.

Le narrateur avisa alors la boutique à louer, séparée seulement de celle de Jupien par une cloison extrêmement mince. Il trouva le moyen de s’y rendre sans être vu. Ce qu’il dut à la chance. Il était  impatient de savoir ce que Charlus et Jupien allaient faire d’abord. Puis un obscur ressouvenir de la scène de Montjouvain, où il s’était caché devant la fenêtre de Mlle Vinteuil lui permit de repenser à la fille du musicien avec son amie.

Quand il fut dans la boutique, évitant de faire craquer le moins du monde le plancher, en se rendant compte que le moindre craquement dans la boutique de Jupien s’entendait de la sienne, il songea combien Jupien et M. de Charlus avaient été imprudents et combien la chance les avait servis. Il n’osa bouger. Il entendit des sons si violents que, s’ils n’avaient pas été toujours repris un octave plus haut par une plainte parallèle, il aurait pu croire qu’une personne en égorgeait une autre à côté de lui et qu’ensuite le meurtrier et sa victime ressuscitée prenaient un bain pour effacer les traces du crime. Le narrateur en conclut plus tard qu’il y avait une chose aussi bruyante que la souffrance, c’était le plaisir, surtout quand s’y ajoutaient – à défaut de la peur d’avoir des enfants, ce qui ne pouvait être le cas ici,  - des soucis immédiats de propreté. Enfin au bout d’une demi-heure environ (pendant laquelle il s’était hissé à pas de loup sur une échelle afin de voir par le vasistas qu’il  n’ouvrit pas), une conversation s’engagea. Jupien refusait avec force l’argent que M. de Charlus voulait lui donner. Au bout d’une demi-heure, M. de Charlus ressortit. Cependant il s’attarda encore sur le pas de la porte et demanda à Jupien des renseignements sur le quartier. « Vous ne savez rien sur le marchand de marrons du coin, pas à gauche, c’est une horreur, mais du côté pair, un grand gaillard tout noir ? Et le pharmacien d’en face, il a un cycliste très gentil qui porte ses médicaments. »

Ces questions froissèrent sans doute Jupien car, se redressant avec le dépit d’une grande coquette trahie, il répondit : « Je vois que vous avez un cœur d’artichaut. »

Proféré d’un ton douloureux, glacial et maniéré, ce reproche fut sans doute sensible à M. de Charlus qui, pour effacer la mauvaise impression que sa curiosité avait produite, adressa à Jupien une prière qui nécessiterait sans doute qu’ils prolongeassent leur séjour dans la boutique et qui toucha assez le giletier pour effacer sa souffrance le décidant à accorder à M. de Charlus ce que celui-ci venait de lui demander, Jupien, après des remarques dépourvues de distinction telles que : « Vous en avez un gros pétard ! », dit au baron d’un air souriant, ému, supérieur et reconnaissant : « Oui, va, grand gosse ! »

M. de Charlus se servait, avec le giletier, du même langage qu’il eût fait avec des gens du monde de sa coterie, exagérant même ses tics, soit que la timidité contre laquelle il s’efforçait de lutter le poussât à un excessif orgueil, soit que, l’empêchant de se dominer (car on est plus troublé devant quelqu’un qui n’est pas de votre milieu), elle le forçât de dévoiler, de mettre à nu sa nature, laquelle était en effet orgueilleuse et un peu folle, comme disait Mme de Guermantes. Charlus avoua à Jupien qu’il lui arrivait de prendre le tramway pour suivre un homme dont la silhouette l’avait amusé. Il lui arrivait de sortir de Paris pour suivre ces inconnus et pour remédier à l’ennui de ces retours seul, il aurait aimé assez connaître un garçon des wagons-lits, un conducteur d’omnibus.  Pour les jeunes gens du monde, Charlus ne désirait aucune possession physique, mais n’était tranquille qu’une fois qu’il les avait touchés, pas matériellement, mais touché leur corde sensible. Une fois qu’au lieu de laisser ses lettres sans réponse, un jeune homme ne cessait plus de lui écrire, qu’il était à sa disposition morale, Charlus était apaisé, ou du moins l’était, s’il n’était bientôt saisi par le souci d’un autre.

Charlus demanda à Jupien si d’autres gens du monde venaient le voir et d’après la description qu’il en fit, le narrateur comprit qu’il s’agissait du duc de Châtellerault. Puis Charlus parla du narrateur à Jupien. Il dit qu’il avait la tête tournée par un étrange petit bonhomme, un intelligent petit bourgeois, qui montrait à son égard une incivilité prodigieuse. Celuui-ci n’avait aucunement la notion du prodigieux personnage que Charlus était et du microscopique vibrion que le narrateur figurait.

Dès le début de cette scène, une révolution, pour les yeux dessillés du narrateur, s’était opérée en M. de Charlus, aussi complète, aussi immédiate que s’il avait été touché par une baguette magique. Jusque-là, parce que le narrateur n’avait pas compris, il n’avait pas vu. Il comprit que  le vice de chacun l’accompagnait à la façon de ce génie qui était invisible pour les hommes tant qu’ils ignoraient sa présence. Mais les dieux sont immédiatement perceptibles aux dieux, le semblable aussi vite au semblable, ainsi encore l’avait été M. de Charlus à Jupien. Jusqu’ici le narrateur s’était trouvé, en face de M. de Charlus, de la même façon qu’un homme distrait, lequel, devant une femme enceinte dont il n’a pas remarqué la taille alourdie, s’obstine, tandis qu’elle lui répète en souriant : « Oui, je suis un peu fatiguée en ce moment », à lui demander indiscrètement : « Qu’avez-vous donc ? » Mais que quelqu’un lui dise : « Elle est grosse », soudain il aperçoit le ventre et ne verra plus que lui. C’est la raison qui ouvre les yeux ; une erreur dissipée nous donne un sens de plus. En M. de Charlus un autre être avait beau s’accoupler, qui le différenciait des autres hommes, comme dans le centaure le cheval, cet être avait beau faire corps avec le baron, le narrateur ne l’avait jamais aperçu. Maintenant l’abstrait s’était matérialisé, l’être enfin compris avait aussitôt perdu son pouvoir de rester invisible, et la transmutation de M. de Charlus en une personne nouvelle était si complète, que non seulement les contrastes de son visage, de sa voix, mais rétrospectivement les hauts et les bas eux-mêmes de ses relations avec le narrateur, tout ce qui avait paru jusque-là incohérent à son esprit, devenaient intelligibles.  Le narrateur comprit à présent pourquoi plus tôt, quand il l’avait vu sortir de chez Mme de Villeparisis, il avait pu trouver que M. de Charlus avait l’air d’une femme : c’en était une ! Il appartenait à la race de ces êtres, moins contradictoires qu’ils n’en ont l’air, dont l’idéal est viril, justement parce que leur tempérament est féminin, et qui sont dans la vie pareils, en apparence seulement, aux autres hommes. Charlus faisait partie de cette race sur qui pèse une malédiction et qui doit vivre dans le mensonge et le parjure, puisqu’elle sait tenu pour punissable et honteux, pour inavouable, son désir. Ces hommes, fils sans mère, à laquelle ils sont obligés de mentir toute la vie et même à l’heure de lui fermer les yeux ; amis sans amitiés, malgré toutes celles que leur charme fréquemment reconnu inspire et que leur cœur souvent bon ressentirait. Le narrateur pensait que leur désir serait à jamais inassouvissable si l’argent ne leur livrait de vrais hommes, et si l’imagination ne finissait par leur faire prendre pour de vrais hommes les invertis à qui ils s’étaient prostitués. Le narrateur pensait sans doute à Oscar Wilde quand il évoquait l’homme sans honneur que précaire, sans liberté que provisoire, jusqu’à la découverte du crime ; sans situation qu’instable, comme pour le poète la veille fêté dans tous les salons, applaudi dans tous les théâtres de Londres, chassé le lendemain de tous les garnis sans pouvoir trouver un oreiller où reposer sa tête. Le narrateur savait qu’il n’y avait pas d’anormaux quand l’homosexualité était la norme, pas d’antichrétiens avant le Christ, que l’opprobre seul faisait le crime. Il estimait que  l’ostracisme qui frappait les invertis, l’opprobre où ils étaient tombés, avait fini par prendre, par une persécution semblable à celle d’Israël, les caractères physiques et moraux d’une race. Certains de ces invertis, plus pratiques, plus pressés, qui n’avaient pas le temps d’aller faire leur marché et de renoncer à la simplification de la vie et à ce gain de temps qui pouvait résulter de la coopération, s’étaient fait deux sociétés dont la seconde était composée exclusivement d’êtres pareils à eux. Le narrateur estimait que pour l’inverti le vice commençait, non pas quand il nouait des relations (car trop de raisons pouvaient les commander), mais quand il prenait son plaisir avec des femmes. Sa maîtresse pouvait le châtier, l’enfermer, le lendemain l’homme-femme aurait trouvé le moyen de s’attacher à un homme, comme le volubilis jette ses vrilles là où se trouve une pioche ou un râteau. Le narrateur classait les invertis en deux catégories. Pour les uns, ceux qui avaient eu l’enfance la plus timide sans doute, ils ne se préoccupaient guère de la sorte matérielle de plaisir qu’ils recevaient, pourvu qu’ils puissent le rapporter à un visage masculin. Mais les seconds recherchaient celles qui aimaient les femmes, elles pouvaient leur procurer un jeune homme, accroître le plaisir qu’ils avaient à se trouver avec lui ; bien plus, ils pouvaient, de la même manière, prendre avec elles le même plaisir qu’avec un homme. Dans les rapports qu’ils avaient avec elles, ils jouaient pour la femme qui aimait les femmes le rôle d’une autre femme, et la femme leur offrait en même temps à peu près ce qu’ils trouvaient chez l’homme. Quant aux invertis solitaires, tenant leur vice pour plus exceptionnel qu’il n’était, ils étaient allés vivre seuls du jour qu’ils l’avaient découvert, après l’avoir porté longtemps sans le connaître, plus longtemps seulement que d’autres. Les solitaires étaient précisément ceux à qui l’hypocrisie était douloureuse. Quand le jour était venu où ils s’étaient découverts incapables à la fois de mentir aux autres et de se mentir à soi-même, ils partaient vivre à la campagne, fuyant leurs pareils (qu’ils croyaient peu nombreux) par horreur de la monstruosité ou crainte de la tentation, et le reste de l’humanité par honte. Sans doute la vie de certains invertis paraissait quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n’apparaissait plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou caché se retrouve.

M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Le narrateur trouvait merveilleuse l’existence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux. Il y avait en certains êtres qu’il suffisait à Charlus de faire venir chez lui, de tenir pendant quelques heures sous la domination de sa parole, pour que son désir, allumé dans quelque rencontre, fût apaisé. Parfois, ainsi que cela lui était sans doute arrivé pour le narrateur le soir où celui-ci avait été mandé par Charlus après le dîner Guermantes, l’assouvissement avait lieu grâce à une violente semonce que le baron jetait à la figure du visiteur, comme certaines fleurs, grâce à un ressort, aspergent à distance l’insecte inconsciemment complice et décontenancé. M. de Charlus, de dominé devenu dominateur, se sentait purgé de son inquiétude et calmé, renvoyait le visiteur, qui avait aussitôt cessé de lui paraître désirable. Le narrateur pensait que les invertis à la recherche d’un mâle se contentaient souvent d’un inverti aussi efféminé qu’eux. À partir de ce jour, M. de Charlus devait changer l’heure de ses visites à Mme de Villeparisis, non qu’il ne pût voir Jupien ailleurs et plus commodément, mais parce qu’aussi bien qu’ils l’étaient pour le narrateur, le soleil de l’après-midi et les fleurs de l’arbuste étaient sans doute liés à son souvenir. Charlus rendit la place de Jupien de plus en plus lucrative jusqu’à ce qu’il le prît définitivement comme secrétaire.

Françoise trouvait que Jupien avait de la chance et que le baron et Jupien, c’était bien le même genre de personnes. Pour le narrateur M. de Charlus était une créature extraordinaire, puisque, s’il ne faisait pas de concessions aux possibilités de la vie, il recherchait essentiellement l’amour d’un homme de l’autre race, c’est-à-dire d’un homme aimant les femmes (et qui par conséquent ne pourrait pas l’aimer) ; contrairement à ce qu’il avait cru dans la cour, où il avait vu Jupien tourner autour de M. de Charlus comme l’orchidée faire des avances au bourdon, ces êtres d’exception que l’on plaignait étaient une foule.

Deuxième partie1

Chapitre premier

Comme le narrateur n’était pas pressé d’arriver à cette soirée des Guermantes où il n’était pas certain d’être invité, il resta oisif dehors. Devant l’hôtel de la princesse de Guermantes, il rencontra le duc de Châtellerault. Il dit bonjour au jeune duc et pénétra dans l’hôtel. Il y avait quelqu’un qui, ce soir-là comme les précédents, pensait beaucoup au duc de Châtellerault, sans soupçonner du reste qui il était : c’était l’huissier (qu’on appelait dans ce temps-là « l’aboyeur ») de Mme de Guermantes. M. de Châtellerault, bien loin d’être un des intimes – comme il était l’un des cousins – de la princesse, était reçu dans son salon pour la première fois. Ses parents, brouillés avec elle depuis dix ans, s’étaient réconciliés depuis quinze jours et, forcés d’être ce soir absents de Paris, avaient chargé leur fils de les représenter. Or, quelques jours auparavant, l’huissier de la princesse avait rencontré dans les Champs-Élysées un jeune homme qu’il avait trouvé charmant mais dont il n’avait pu arriver à établir l’identité. M. de Châtellerault était aussi froussard qu’imprudent ; il était d’autant plus décidé à ne pas dévoiler son incognito qu’il ignorait à qui il avait affaire ; il aurait eu une peur bien plus grande – quoique mal fondée – s’il l’avait su. Il s’était borné à se faire passer pour un Anglais, et à toutes les questions passionnées de l’huissier, désireux de retrouver quelqu’un à qui il devait tant de plaisir et de largesses, le duc s’était borné à répondre, tout le long de l’avenue Gabriel : « I do not speak french. »

Bien que, malgré tout – à cause de l’origine maternelle de son cousin – le duc de Guermantes affectât de trouver un rien de Courvoisier dans le salon de la princesse de Guermantes-Bavière. On jugeait généralement l’esprit d’initiative et la supériorité intellectuelle de cette dame d’après une innovation qu’on ne rencontrait nulle part ailleurs dans ce milieu. Après le dîner, et quelle que fût l’importance du raout qui devait suivre, les sièges, chez la princesse de Guermantes, se trouvaient disposés de telle façon qu’on formait de petits groupes, qui, au besoin, se tournaient le dos. La princesse marquait alors son sens social en allant s’asseoir, comme par préférence, dans l’un d’eux. En trois quarts d’heure, tous les groupes avaient reçu sa visite, laquelle semblait n’avoir été guidée chaque fois que par l’improviste et les prédilections, mais avait surtout pour but de mettre en relief avec quel naturel « une grande dame sait recevoir ».

Les invités de la soirée commençaient d’arriver et la maîtresse de maison s’était assise non loin de l’entrée – droite et fière. Le narrateur faisait la queue derrière quelques invités arrivés plus tôt que lui. Il regarda le visage de la maîtresse de maison. Il le trouva parfait, frappé comme une si belle médaille, qu’il avait gardé pour lui une vertu commémorative. La princesse de Guermantes n’avait à parler de rien à ses invités, dès qu’ils arrivaient devant elle, elle se contentait, sans se lever, d’interrompre un instant sa vaine conversation avec les deux Altesses et l’ambassadrice et de remercier en disant : « C’est gentil d’être venu ». Elle ajoutait : « Vous trouverez M. de Guermantes à l’entrée des jardins », de sorte qu’on partait visiter et qu’on la laissait tranquille. La première personne à passer avant le narrateur était le duc de Châtellerault qui n’avait pas encore aperçu l’huissier. Mais dès le premier instant l’huissier l’avait reconnu. Cette identité qu’il avait tant désiré d’apprendre, dans un instant il allait la connaître. En demandant à son « Anglais » de l’avant-veille quel nom il devait annoncer, l’huissier n’était pas seulement ému, il se jugeait indiscret, indélicat. Il lui semblait qu’il allait révéler à tout le monde (qui pourtant ne se douterait de rien) un secret qu’il était coupable de surprendre de la sorte et d’étaler publiquement. En entendant la réponse de l’invité : « Le duc de Châtellerault », il se sentit troublé d’un tel orgueil qu’il resta un instant muet. Le duc le regarda, le reconnut, se vit perdu, cependant que le domestique, qui s’était ressaisi et connaissait assez son armorial pour compléter de lui-même une appellation trop modeste, hurlait avec l’énergie professionnelle qui se veloutait d’une tendresse intime : « Son Altesse Monseigneur le duc de Châtellerault ! ». Puis l’huissier  demanda son nom au narrateur, il le lui dit aussi machinalement que le condamné à mort se laisse attacher au billot. L’huissier hurla les syllabes inquiétantes avec une force capable d’ébranler la voûte de l’hôtel. La princesse de Guermantes aperçut le narrateur comme il était à quelques pas d’elle et, ce qui ne le laissa plus douter qu’il avait été victime d’une machination, au lieu de rester assise comme pour les autres invités, elle se leva, vint à lui. Mais il avait bien été invité car la princesse venait de lui tendre la main en souriant. Elle s’excusa de ce que la duchesse de Guermantes ne fût pas encore arrivée, comme s’il devait s’ennuyer sans elle. Puis elle lui fit part seulement de l’endroit où se trouvait le prince. Or, aller auprès du prince, c’était, pour le narrateur, sentir renaître sous une autre forme ses doutes. Il entendit l’intarissable jacassement de M. de Charlus, lequel causait avec Son Excellence le duc de Sidonia, dont il venait de faire la connaissance. De profession à profession, on se devine, et de vice à vice aussi. M. de Charlus et M. de Sidonia avaient chacun immédiatement flairé celui de l’autre. Le narrateur aurait bien demandé à M. de Charlus de le présenter au prince de Guermantes, mais il craignait (avec trop de raison) qu’il ne fût fâché contre lui. Il avait agi envers lui de la façon la plus ingrate en laissant pour la seconde fois tomber ses offres et en ne lui donnant pas signe de vie depuis le soir où Charlus l’avait si affectueusement reconduit à la maison. Les parents du narrateur lui avaient reproché sa paresse et de n’avoir pas encore pris la peine d’écrire un mot à M. de Charlus, il leur avait violemment reproché de vouloir lui faire accepter des propositions déshonnêtes. Mais seuls la colère, le désir de trouver la phrase qui pouvait leur être le plus désagréable lui avaient dicté cette réponse mensongère. En réalité, il n’avait rien imaginé de sensuel, ni même de sentimental, sous les offres du baron. Il avait dit cela à ses parents comme une folie pure. Ce qui rendait Charlus furieux, c’était que la présence du narrateur ce soir chez la princesse de Guermantes, comme depuis quelque temps chez la duchesse de Guermantes cousine, paraissait narguer la déclaration solennelle : « On n’entre dans ces salons-là que par moi. » Faute grave, crime peut-être inexpiable, le narrateur n’avait pas suivi la voie hiérarchique. Le narrateur fut à ce moment arrêté par un homme assez vulgaire, le professeur E... qui avait été surpris de l’apercevoir chez les Guermantes. Le professeur venait de guérir le prince, déjà administré, d’une pneumonie infectieuse, et la reconnaissance toute particulière qu’en avait pour lui Mme de Guermantes était cause qu’on avait rompu avec les usages et qu’on l’avait invité. Comme il ne connaissait absolument personne dans ces salons et ne pouvait y rôder indéfiniment seul, comme un ministre de la mort, ayant reconnu le narrateur, il s’était senti, pour la première fois de sa vie, une infinité de choses à lui dire, ce qui lui permettait de prendre une contenance, et c’était une des raisons pour lesquelles il s’était avancé vers lui. C’était le professeur E… qui avait soigné la grand-mère du narrateur (à ce moment-là il était coudre des décorations). Il s’en souvenait très bien et avait su que la grand-mère du narrateur était morte. Il prétendit avoir pronostiqué la fin prochaine de la grand-mère. Quelque satisfaction intellectuelle qu’il ressentît sans doute à voir qu’il ne s’était pas trompé, il sut ne parler au narrateur que tristement du malheur qui l’avait frappé. À cause de la façon dont était morte la grand’mère du narrateur, le sujet l’intéressait et il avait lu récemment dans un livre d’un grand savant que la transpiration était nuisible aux reins en faisant passer par la peau ce dont l’issue est ailleurs. Le narrateur déplorait ces temps de canicule par lesquels sa grand’mère était morte et n’était pas loin de les incriminer. Il n’en parla pas au docteur E..., mais de lui-même le docteur lui dit : « L’avantage de ces temps très chauds, où la transpiration est très abondante, c’est que le rein en est soulagé d’autant. »

Le narrateur aperçut le marquis de Vaugoubert. M. de Norpois lui avait dernièrement fait faire sa connaissance et il espérait qu’il trouverait en lui quelqu’un qui fût capable de lui présenter le prince de Guermantes. M. de Vaugoubert était un des seuls hommes du monde (peut-être le seul) qui se trouvât ce qu’on appelle à Sodome être « en confidences » avec M. de Charlus. Chez M. de Vaugoubert, la sympathie était exprimée avec la banalité d’un homme de dernier ordre, d’un homme du grand monde, et d’un fonctionnaire, les griefs (forgés généralement de toutes pièces comme chez le baron) par une malveillance sans trêve mais sans esprit et qui choquait d’autant plus qu’elle était d’habitude en contradiction avec les propos que le ministre avait tenus six mois avant. Le bonsoir que Vaugoubert rendit au narrateur n’avait rien de celui qu’aurait eu M. de Charlus. À ce bonsoir M. de Vaugoubert, outre les mille façons qu’il croyait celles du monde et de la diplomatie, donnait un air cavalier, fringant, souriant, pour sembler, d’une part, ravi de l’existence – alors qu’il remâchait intérieurement les déboires d’une carrière sans avancement et menacée d’une mise à la retraite– d’autre part, jeune, viril et charmant, alors qu’il voyait et n’osait même plus aller regarder dans sa glace les rides se figer aux entours d’un visage qu’il eût voulu garder plein de séductions. Il avait l’air d’une bête en cage, jetant dans tous les sens des regards qui exprimaient la peur, l’appétence et la stupidité. Mais à défaut des plaisirs sacrifiés à l’ingratitude du quai d’Orsay, avait de brusques élans de cœur. Grâce à son parfait bon sens d’homme du monde, M. de Vaugoubert était un des meilleurs agents du Gouvernement français à l’étranger. Quand un homme prétendu supérieur, jacobin, qui était savant en toutes choses, le remplaça plus tard, la guerre ne tarda pas à éclater entre la France et le pays dans lequel régnait le roi. M. de Vaugoubert comme M. de Charlus n’aimait pas dire bonjour le premier. L’un et l’autre préféraient « répondre », craignant toujours les potins que celui auquel ils eussent sans cela tendu la main avait pu entendre sur leur compte depuis qu’ils ne l’avaient vu. Alors le narrateur le salua le premier. il pensa qu’il était convenable de solliciter de lui sa présentation à Mme de Vaugoubert avant celle au prince, dont il comptait ne lui parler qu’ensuite.

L’idée de mettre le narrateur en rapports avec sa femme parut le remplir de joie pour lui comme pour elle et il le mena d’un pas délibéré vers la marquise. Il laissa le narrateur seul avec Mme de Vaugoubert. M. de Vaugoubert avait oublié comment le nom du narrateur et ne l’avait donc pas présenté à sa femme. Alors le narrateur se demanda comment il se ferait présenter au maître de la maison par une femme qui ne savait pas son nom. Il ne tenait pas à s’éterniser dans cette fête car il avait convenu avec Albertine (il lui avait donné une loge pour Phèdre) qu’elle viendrait le voir un peu avant minuit. Il n’était nullement épris d’elle ; il obéissait en la faisant venir ce soir à un désir tout sensuel. Mais pourtant le narrateur comptait se débarrasser, aux côtés d’Albertine des regrets que ne manqueraient pas de lui laisser bien des visages charmants (car c’était aussi bien une soirée de jeunes filles que de dames que donnait la princesse). D’autre part, celui de l’imposante Mme de Vaugoubert, bourbonien et morose, n’avait rien d’attrayant. On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et la femme les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu’on ne le croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – le narrateur pensait que la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, pouvait donner à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aimait pas les femmes et voulait guérir trouvait avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représentait un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’avait d’abord pas les caractères masculins, elle les prenait peu à peu, pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme la virilisait. Pour le narrateur, une des causes qui ajoutaient encore à l’air masculin des femmes telles que Mme de Vaugoubert était que l’abandon où elles étaient laissées par leur mari, la honte qu’elles en éprouvaient, flétrissaient peu à peu chez elles tout ce qui était de la femme. Elles finissaient par prendre les qualités et les défauts que le mari n’avait pas. Au fur et à mesure que le mari était plus frivole, plus efféminé, plus indiscret, elles devenaient comme l’effigie sans charme des vertus que l’époux devrait pratiquer. Le narrateur sentait que Mme de Vaugoubert le considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert. L’attrait végétal qui poussait vers le narrateur Mme de Vaugoubert était si fort qu’elle alla jusqu’à lui empoigner le bras pour qu’il la conduisisse boire un verre d’orangeade. Mais il se dégagea en alléguant que lui, qui allait bientôt partir, ne s’était pas fait présenter encore au maître de la maison. La distance qui le séparait de l’entrée des jardins où le prince causait avec quelques personnes n’était pas bien grande. Mais elle lui faisait plus peur que si pour la franchir il eût fallu s’exposer à un feu continu. En ce qui concernait les fêtes de la princesse, l’étonnement était quelquefois aussi grand chez les invités que chez ceux qui ne l’étaient pas. Car elles explosaient au moment où on les attendait le moins, et faisaient appel à des gens que Mme de Guermantes avait oubliés pendant des années. Presque tous les gens du monde sont si insignifiants que chacun de leurs pareils ne prend, pour les juger, que la mesure de leur amabilité, invité les chérit, exclu les déteste. Souvent la princesse, même s’ils étaient de ses amis, ne conviait pas les exclus, cela tenait souvent à sa crainte de mécontenter « Palamède » qui les avait excommuniés. Aussi le narrateur pouvait être certain qu’elle n’avait pas parlé de lui à M. de Charlus. Charlus s’était accoudé devant le jardin, à côté de l’ambassadeur d’Allemagne, à la rampe du grand escalier qui ramenait dans l’hôtel, de sorte que les invités, malgré les trois ou quatre admiratrices qui s’étaient groupées autour du baron et le masquaient presque, étaient forcés de venir lui dire bonsoir. Il y répondait en nommant les gens par leur nom. Il y avait de l’orgueil dans cette attitude. M. de Charlus savait qu’il était un Guermantes occupant une place prépondérante dans cette fête. Mais il n’y avait pas que de l’orgueil, et ce mot même de fête évoquait, pour l’homme aux dons esthétiques, le sens luxueux, curieux, qu’il peut avoir si cette fête est donnée non chez des gens du monde, mais dans un tableau de Carpaccio ou de Véronèse. Le narrateur fut tiré de son incertitude par Mme de Souvré qui le salua. Encouragé par la bonne grâce de cette dame à lui demander de le présenter à M. de Guermantes, elle profita d’un moment où les regards du maître de maison n’étaient pas tournés vers eux, prit maternellement le narrateur par les épaules et, souriant à la figure détournée du prince qui ne pouvait pas la voir, elle poussa le narrateur vers lui d’un mouvement prétendu protecteur et volontairement inefficace qui le laissa en panne presque à son point de départ. Telle est la lâcheté des gens du monde.

Une dame vint lui dire bonjour en l’appelant par son nom mais le narrateur ne se souvenait pas du sien. Puis il se rappela que c’était Mme d’Arpajon. Mme d’Arpajon fut plus lâche encore que Mme de Souvré, mais sa lâcheté avait plus d’excuses. Elle savait qu’elle avait toujours eu peu de pouvoir dans la société. Ce pouvoir avait été encore affaibli par la liaison qu’elle avait eue avec le duc de Guermantes ; l’abandon de celui-ci y porta le dernier coup. La mauvaise humeur que lui causa la demande du narrateur de le présenter au Prince détermina chez elle un silence qu’elle eut la naïveté de croire un semblant de n’avoir pas entendu ce qu’il avait dit.

Le narrateur n’avait plus d’autre recours que Charlus. Mais Charlus lui rétorqua : « en quoi avez-vous besoin de moi pour vous présenter ». Puis M. de Bréauté vint saluer le narrateur. Celui-ci accueillit avec satisfaction la demande du narrateur et le conduisit vers le Prince pour le présenter à lui d’un air friand, cérémonieux et vulgaire, comme s’il lui avait passé, en les recommandant, une assiette de petits fours.

Autant l’accueil du duc de Guermantes était, quand il le voulait, aimable, empreint de camaraderie, cordial et familier, autant le narrateur trouva celui du Prince compassé, solennel, hautain. Il lui sourit à peine, l’appela gravement : « Monsieur ». Le narrateur avait souvent entendu le duc se moquer de la morgue de son cousin. Mais aux premiers mots qu’il dit au narrateur et qui, par leur froideur et leur sérieux faisaient le plus entier contraste avec le langage de Basin, le narrateur comprit tout de suite que l’homme foncièrement dédaigneux était le duc qui vous parlait dès la première visite de « pair à compagnon », et que des deux cousins celui qui était vraiment simple c’était le Prince. « Est-ce que vous comptez suivre la carrière de monsieur votre père », lui dit le prince d’un air distant, mais d’intérêt. Le narrateur répondit sommairement à sa question, comprenant qu’il ne l’avait posée que par bonne grâce, et il s’éloigna pour le laisser accueillir les nouveaux arrivants. Il aperçut Swann, voulut lui parler, mais à ce moment il vit que le prince de Guermantes, au lieu de recevoir sur place le bonsoir du mari d’Odette, l’avait aussitôt entraîné avec lui au fond du jardin.

Le narrateur alla voir le célèbre jet d’eau d’Hubert Robert. Dans une clairière réservée par de beaux arbres dont plusieurs étaient aussi anciens que lui, planté à l’écart, on le voyait de loin, svelte, immobile, durci, ne laissant agiter par la brise que la retombée plus légère de son panache pâle et frémissant. Le XVIIIe siècle avait épuré l’élégance de ses lignes, mais, fixant le style du jet, semblait en avoir arrêté la vie. On avait fait croire à Mme d’Arpajon que le duc de Guermantes – en réalité non encore arrivé – était avec Mme de Surgis dans les galeries de marbre rose où on accédait par la double colonnade, creusée à l’intérieur, qui s’élevait de la margelle du bassin.  Au moment où Mme d’Arpajon allait s’engager dans l’une des colonnades pour voir son ancien amant avec sa nouvelle maîtresse, un fort coup de chaude brise tordit le jet d’eau et inonda si complètement la belle dame que, l’eau dégoulinante de son décolletage dans l’intérieur de sa robe, elle fut aussi trempée que si on l’avait plongée dans un bain. Cela fit rire le grand-duc Wladimir. Sans demander le secours de personne, Mme d’Arpajon se dégagea malgré l’eau qui souillait malicieusement la margelle de la vasque. Elle avait la quarantaine bien sonnée et Wladimir s’écria « Bravo, la vieille ! » en battant des mains comme au théâtre.

Le narrateur fut arrêté par Charlus qui lui dit : « C’est gentil de vous voir ici », « C’est gentil, mais c’est surtout bien drôle. » Et il se mit à pousser des éclats de rire. Puis, le narrateur retourna dans les salons. Il croisa la princesse de Guermantes. À l’égard de sa propre généalogie, elle en savait moins qu’un agrégé d’histoire. Pour ce qui concernait ses relations, elle tenait à montrer qu’elle connaissait les surnoms qu’on leur avait donnés. Tandis que la Princesse causait avec le narrateur, faisaient précisément leur entrée le duc et la duchesse de Guermantes. Il croisa l’ambassadrice de Turquie qui vanta les mérites de la princesse de Guermantes, osant dire « Oriane est une charmante femme du monde qui tire son esprit de Mémé et de Babal, tandis que Marie-Gilbert, c’est quelqu’un. » Cela agaça le narrateur. Il n’y avait pas si longtemps que chez « Oriane » cette même personnalité diplomatique m’avait dit, d’un air motivé et sérieux, que la princesse de Guermantes lui était franchement antipathique.

Oriane arriva. Elle était vêtue d’un magnifique manteau rouge Tiepolo, lequel laissa voir un véritable carcan de rubis qui enfermait son cou. Après avoir jeté sur sa robe ce dernier regard rapide, minutieux et complet de couturière qui est celui d’une femme du monde, Oriane s’assura du scintillement de ses yeux non moins que de ses autres bijoux. Le duc avait parlé à Oriane des doutes qu’avait le narrateur sur son invitation chez la princesse de Guermantes. Elle voyait que ces doutes n’étaient pas fondés et en plaisanta avec le narrateur. Le narrateur commençait à connaître l’exacte valeur du langage parlé ou muet de l’amabilité aristocratique, amabilité heureuse de verser un baume sur le sentiment d’infériorité de ceux à l’égard desquels elle s’exerçait, mais pas pourtant jusqu’au point de la dissiper, car dans ce cas elle n’aurait plus eu de raison d’être.

Le narrateur entendit une voix d’une sorte qu’à l’avenir il devait, sans erreur possible, discerner. C’était, dans le cas particulier, celle de M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus. Combien de fois plus tard fut-il frappé dans un salon par l’intonation ou le rire de tel homme, qui pourtant copiait exactement le langage de sa profession ou les manières de son milieu, affectant une distinction sévère ou une familière grossièreté, mais dont la voix fausse lui suffisait pour apprendre : « C’est un Charlus », à son oreille exercée, comme le diapason d’un accordeur. Mais M. de Vaugoubert causant avec M. de Charlus parut incertain. Pourtant il aurait dû savoir à quoi s’en tenir après les doutes de l’adolescence. Pour le narrateur l’inverti se croyaitt seul de sa sorte dans l’univers ; plus tard seulement, il se figurait – autre exagération – que l’exception unique, c’était l’homme normal. Ambitieux et timoré, M. de Vaugoubert ne s’était pas livré depuis bien longtemps à ce qui eût été pour lui le plaisir. La carrière diplomatique avait eu sur sa vie l’effet d’une entrée dans les ordres. Combinée avec l’assiduité à l’École des Sciences politiques, elle l’avait voué depuis ses vingt ans à la chasteté du chrétien. Il n’arrivait même plus à reconnaître ceux qui, sous le déguisement de l’uniforme, étaient au fond ses pareils. Quelques noms que prononça M. de Charlus, indigné si on le citait pour ses goûts, mais toujours amusé de faire connaître ceux des autres, causèrent à M. de Vaugoubert un étonnement délicieux. Puis désireux d’être plus « renseigné », il jeta en souriant à M. de Charlus un regard niaisement interrogateur et concupiscent : « Mais voyons, bien entendu », dit M. de Charlus, de l’air docte d’un érudit parlant à un ignare.

Mme Timoléon d’Amoncourt aborda Oriane pour lui dire qu’elle avait une lettre de D’Annunzio qui voulait la rencontrer. Elle avait aussi les manuscrits de trois pièces d’Ibsen, qu’il lui avait fait porter par son vieux garde-malade. Mme Timoléon d’Amoncourt voulait garder un des manuscrits pour elle et donner les deux autres à la duchesse.

Née hors du milieu où elle vivait maintenant, n’ayant aspiré d’abord qu’à un salon littéraire, amie successivement – nullement amante, elle était de mœurs fort pures – et exclusivement de chaque grand écrivain qui lui donnait tous ses manuscrits, écrivait des livres pour elle, le hasard l’ayant introduite dans le faubourg Saint-Germain, ces privilèges littéraires l’y servirent. Elle avait toujours un secret d’État à vous révéler, un potentat à vous faire connaître, une aquarelle de maître à vous offrir. Il y avait bien dans tous ces attraits inutiles un peu de mensonge, mais ils faisaient de sa vie une comédie d’une complication scintillante et il était exact qu’elle faisait nommer des préfets et des généraux.

Le narrateur marcha au milieu des invités avec Oriane. Chez la duchesse fréquentaient des gens que la princesse de Guermantes n’eût jamais voulu inviter, surtout à cause de son mari. Jamais elle n’eût reçu Mme Alphonse de Rothschild, qui, intime amie de Mme de la Trémoïlle et de Mme de Sagan, comme Oriane elle-même, fréquentait beaucoup chez cette dernière. Il en était encore de même du baron Hirsch, que le prince de Galles avait amené chez elle, mais non chez la princesse à qui il aurait déplu, et aussi de quelques grandes notoriétés bonapartistes ou même républicaines, qui intéressaient la duchesse mais que le prince, royaliste convaincu, n’eût pas voulu recevoir. Son antisémitisme, étant aussi de principe, ne fléchissait devant aucune élégance. Si le prince de Guermantes recevait Swann dont il était l’ami de tout temps, étant d’ailleurs le seul des Guermantes qui l’appelât Swann et non Charles, c’est que, sachant que la grand’mère de Swann, protestante mariée à un juif, avait été la maîtresse du duc de Berri, il essayait, de temps en temps, de croire à la légende qui faisait du père de Swann un fils naturel du prince. Dans cette hypothèse, laquelle était d’ailleurs fausse, Swann, fils d’un catholique, fils lui-même d’un Bourbon et d’une catholique, n’avait rien que de chrétien. Après avoir célébré le « palais » de sa cousine, Oriane s’empressa d’ajouter qu’elle préférait mille fois « son humble trou ». Ils croisèrent Mme de Saint-Euverte qui était venue, ce soir, moins pour le plaisir de ne pas manquer une fête chez les autres que pour assurer le succès de la sienne, recruter les derniers adhérents, et en quelque sorte passer in extremis la revue des troupes qui devaient le lendemain évoluer brillamment à sa garden-party. Car, depuis pas mal d’années, les invités des fêtes Saint-Euverte n’étaient plus du tout les mêmes qu’autrefois. Les notabilités féminines du milieu Guermantes, si clairsemées alors, avaient – comblées de politesses par la maîtresse de la maison – amené peu à peu leurs amies. En même temps, par un travail parallèlement progressif, mais en sens inverse, Mme de Saint-Euverte avait d’année en année réduit le nombre des personnes inconnues au monde élégant. Pendant quelque temps fonctionna le système des « fournées », qui permettait, grâce à des fêtes sur lesquelles on faisait le silence, de convier les réprouvés à venir se divertir entre eux, ce qui dispensait de les inviter avec les gens de bien. Une telle transmutation, opérée par Mme de Saint-Euverte, d’un salon de lépreux en un salon de grandes dames (la dernière forme, en apparence ultra-chic, qu’il avait prise), on pouvait s’étonner que la personne qui donnait le lendemain la fête la plus brillante de la saison eût eu besoin de venir la veille adresser un suprême appel à ses troupes. Mais c’est que la prééminence du salon Saint-Euverte n’existait que pour ceux dont la vie mondaine consiste seulement à lire le compte rendu des matinées et soirées, dans le Gaulois ou le Figaro, sans être jamais allés à aucune. Ils s’imaginaient volontiers le salon Saint-Euverte comme le premier de Paris, alors qu’il était un des derniers. M. de Charlus n’était pas invité, il avait toujours refusé d’aller chez Mme de Saint-Euverte. Mais il était brouillé avec tant de gens, que Mme de Saint-Euverte pouvait mettre cela sur le compte du caractère. Cette sorte de fonction dont elle était investie pour une fois dans l’année – telles certaines magistratures du monde antique – de personne qui donnera le lendemain la plus considérable garden-party de la saison lui conférait une autorité momentanée. Ainsi elle, simple Saint-Euverte, faisait-elle de ses yeux fureteurs un « tri » dans la composition de la soirée de la princesse. Et elle se croyait, en agissant ainsi, une vraie duchesse de Guermantes. Oriane comme se savait cotée mal pensante, elle faisait de larges concessions, jusqu’à redouter d’avoir à tendre la main à Swann dans ce milieu antisémite. À cet égard elle fut vite rassurée, ayant appris que le Prince n’avait pas laissé entrer Swann et avait eu avec lui « une espèce d’altercation ». Elle ne risquait pas d’avoir à faire publiquement la conversation avec « pauvre Charles » qu’elle préférait chérir dans le privé.

À la vue d’un jeune secrétaire à l’air particulièrement intelligent, M. de Vaugoubert fixa sur M. de Charlus un sourire où s’épanouissait visiblement une seule question. M. de Charlus eût peut-être volontiers compromis quelqu’un, mais se sentir, lui, compromis par ce sourire partant d’un autre et qui ne pouvait avoir qu’une signification, l’exaspéra. Rassurée sur la crainte d’avoir à causer avec Swann, Mme de Guermantes n’éprouvait plus que de la curiosité au sujet de la conversation qu’il avait eue avec le maître de maison. M. de Bréauté avait entendu dire que c’était à propos d’un petit acte que l’écrivain Bergotte avait fait représenter chez eux. C’était ravissant, d’ailleurs. Mais l’acteur s’était fait la tête de Gilbert, que, d’ailleurs, le sieur Bergotte aurait voulu en effet dépeindre. Gilbert avait demandé des explications à Swann, qui s’était contenté de répondre, ce que tout le monde trouva très spirituel : « Mais, pas du tout, cela ne vous ressemble en rien, vous êtes bien plus ridicule que ça ! »

Le colonel de Froberville contredit M. de de Bréauté. Le colonel affirma que le prince de Guermantes avait purement et simplement fait une algarade à Swann et lui avait ordonné de ne plus se montrer chez lui, étant donné les opinions dreyfusardes qu’il affichait. M. de Froberville avait forcément bénéficié de la situation de faveur qui depuis peu était faite aux militaires dans la société. Malheureusement, si la femme qu’il avait épousée était parente très véritable des Guermantes, c’en était une aussi extrêmement pauvre, et comme lui-même avait perdu sa fortune, ils n’avaient guère de relations et c’étaient de ces gens qu’on laissait de côté, hors des grandes occasions, quand ils avaient la chance de perdre ou de marier un parent. La garden-party était pour lui, sa femme et ses enfants, un plaisir merveilleux qu’ils n’eussent pas voulu manquer pour tout l’or du monde, mais un plaisir empoisonné par l’idée des joies d’orgueil qu’en tirait Mme de Saint-Euverte. Mme de Saint-Euverte, fidèle à l’affection qu’elle avait eue pour feu le général de Froberville, avait aidé de toutes façons le ménage de Foberville, donnant des toilettes et des distractions aux deux petites filles. Le duc dit au colonel que rien que pour Oriane, Swann n’aurait pas dû soutenir Dreyfus, il aurait dû désavouer ouvertement les Juifs et les sectateurs du condamné. Le duc de Guermantes considérait évidemment que condamner Dreyfus pour haute trahison, quelque opinion qu’on eût dans son for intérieur sur sa culpabilité, constituait une espèce de remerciement pour la façon dont Swann avait été reçu dans le faubourg Saint-Germain et il aurait dû se désolidariser. Avec une voix d’écolière, Oriane avoua qu’elle n’avait aucune raison de cacher qu’elle avait une sincère affection pour Charles Swann. Le duc ajouta qu’il avait eu la faiblesse de croire qu’un juif pouvait être Français, il entendait un juif honorable, homme du monde. Il affirma qu’il s’était trompé. Il en profita pour critiquer le mariage de Swann avec Odette de Crécy. Ce mariage avait froissé Oriane. On sentait que la question de l’immoralité de la conduite de Swann dans l’Affaire ne se posait même pas pour le duc, tant elle faisait peu de doute ; il en ressentait l’affliction d’un père voyant un de ses enfants, pour l’éducation duquel il a fait les plus grands sacrifices, ruiner volontairement la magnifique situation qu’il lui a faite et déshonorer, par des frasques que les principes ou les préjugés de la famille ne peuvent admettre, un nom respecté. M. de Guermantes n’avait pas manifesté autrefois un étonnement aussi profond et aussi douloureux quand il avait appris que Saint-Loup était dreyfusard. Mais d’abord il considérait son neveu comme un jeune homme dans une mauvaise voie et de qui rien, jusqu’à ce qu’il se soit amendé, ne saurait étonner, tandis que Swann était ce que M. de Guermantes appelait « un homme pondéré, un homme ayant une position de premier ordre ». Swann avait fait une boulette d’une portée incalculable. Il prouvait que les juifs étaient en quelque sorte forcés de prêter appui à quelqu’un de leur race, même s’ils ne le connaissaient pas. Le narrateur dit à Oriane qu’il désirait voir Swann s’il était encore présent à la soirée mais Oriane n’avait pas le même désir car elle avait appris que Swann voulait avant de mourir qu’elle fasse la connaissance de sa femme et de sa fille. Elle ne voulait pas faire la connaissance de ces deux créatures qui l’avaient privée du plus agréable de ses amis pendant quinze ans. À ce moment, un musicien bavarois à grands cheveux, que protégeait la princesse de Guermantes, salua Oriane. Celle-ci répondit par une inclinaison de tête, mais le duc, furieux de voir sa femme dire bonsoir à quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qui avait une touche singulière, et qui, autant que M. de Guermantes croyait le savoir, avait fort mauvaise réputation, se retourna vers sa femme d’un air interrogateur et terrible. Le musicien s’approcha davantage de Mme de Guermantes et lui dit : « Madame la duchesse, je voudrais solliciter l’honneur d’être présenté au duc. » Mme de Guermantes était bien malheureuse. Mais enfin, elle avait beau être une épouse trompée, elle était tout de même la duchesse de Guermantes et ne pouvait avoir l’air d’être dépouillée de son droit de présenter à son mari les gens qu’elle connaissait. Alors Oriane elle lui présenta M. d’Herweck. Après avoir semblé par son attitude de défi attester toute l’assistance qu’il ne connaissait pas le musicien bavarois, croisant derrière le dos ses deux mains gantées de blanc, il se renversa en avant et asséna au musicien un salut si profond, empreint de tant de stupéfaction et de rage, si brusque, si violent, que l’artiste tremblant recula tout en s’inclinant pour ne pas recevoir un formidable coup de tête dans le ventre. Pour dissiper l’impression pénible produite par la requête intempestive de M. d’Herweck., le colonel de Froberville demanda à Oriane si elle se rendrait le lendemain chez Mme de Saint-Euverte. Elle répondit qu’elle irait voir les vitraux de Montfort-l’Amaury. Le projet qu’avait formé la duchesse était simplement le décret rendu, dans la manière des Guermantes, que le salon Saint- Euverte n’était décidément pas une maison vraiment bien, mais une maison où on vous invitait pour se parer de vous dans le compte rendu du Gaulois. Cela fit rire le colonel. Oriane voulut quitter le colonel mais il la retint. Cela agaça la duchesse mais elle l’écouta. Il lui annonça qu’il y avait de la rougeole chez Mme de Saint-Euverte. Cela effraya Oriane même si elle avait déjà eu cette maladie.

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