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Humanisme : le Contrat social
18 avril 2024

Sodome et Gomorrhe 2

Le narrateur allait traverser le fumoir et parler à Swann quand malheureusement une main s’abattit sur son épaule. C’était Saint-Loup qui était à Paris pour quarante-huit heures. Saint-Loup voulait éviter Charlus pour ne pas subir sa morale. Il trouvait que le conseil de famille qu’on voulait lui imposé  avait l’air d’avoir choisi exprès ceux qui avaient le plus retroussé de jupons. Mais le narrateur pensait que Robert avait bien tort de trouver extraordinaire que des leçons de sagesse fussent données à un jeune homme par des parents qui avaient fait les fous, ou le faisaient encore. Quand M. de Charlus venait de faire des remontrances indignées à Robert, qui d’ailleurs ne connaissait pas les goûts véritables de son oncle, à cette époque-là, et même si c’eût encore été celle où le baron flétrissait ses propres goûts, il eût parfaitement pu être sincère, en trouvant, du point de vue de l’homme du monde, que Robert était infiniment plus coupable que lui. Robert n’avait-il pas failli, au moment où son oncle avait été chargé de lui faire entendre raison, se faire mettre au ban de son monde ? ne s’en était-il pas fallu de peu qu’il ne fût blackboulé au Jockey ? n’était-il pas un objet de risée par les folles dépenses qu’il faisait pour une femme de la dernière catégorie, par ses amitiés avec des gens, auteurs, acteurs, juifs, dont pas un n’était du monde, par ses opinions qui ne se différenciaient pas de celles des traîtres, par la douleur qu’il causait à tous les siens ? En quoi cela pouvait-il se comparer, cette vie scandaleuse, à celle de M. de Charlus qui avait su, jusqu’ici, non seulement garder, mais grandir encore sa situation de Guermantes. De plus Charlus avait été aussi bon mari que bon fils. Le narrateur demanda à Saint-Loup s’il était si sûr que M. de Charlus ait eu tant de maîtresses, non certes dans l’intention diabolique de révéler à Robert le secret qu’il avait surpris, mais agacé cependant de l’entendre soutenir une erreur avec tant de certitude et de suffisance. Mais Saint-Loup ne blâmait pas Charlus de ses conquêtes et fit même l’éloge des maisons de passe. Il n’avait plus pour ce genre d’endroits le dégoût qui l’avait soulevé à Balbec quand le narrateur avait fait allusion à eux. Le narrateur lui dit que Bloch lui en avait fait connaître mais sans préciser que c’était là, en effet, que se donnait pour un louis cette Rachel que Robert avait tant aimée. Saint-Loup promit au narrateur de l’emmener dans une maison avec des jeunes filles dont une très bien, la mère était plus ou moins née La Croix-l’Évêque, elle faisait partie du gratin, elle était même un peu parente, de sa tante Oriane.

À ce moment, Mme de Surgis entra dans le salon de jeu pour chercher ses fils. En l’apercevant, M. de Charlus alla à elle avec une amabilité dont la marquise fut d’autant plus agréablement surprise, que c’est une grande froideur qu’elle attendait du baron. Il lui parla avec admiration du portrait que Jacquet avait fait d’elle autrefois et en ce moment le baron l’eût volontiers acquis pour étudier en lui la généalogie physiologique des deux jeunes Surgis. Robert dit au narrateur : « Franchement il y a assez de femmes sans aller juste se précipiter sur celle-là ». Tout en se trompant sur son oncle, qu’il croyait adonné aux femmes, Robert, dans sa rancune, parlait de M. de Charlus avec trop de légèreté. On n’est pas toujours impunément le neveu de quelqu’un. C’est très souvent par son intermédiaire qu’une habitude héréditaire est transmise tôt ou tard.

Saint-Loup dit au narrateur qu’il était revenu de l’amour. Le narrateur s’aperçut bientôt, avec surprise, que Robert n’était pas moins revenu de la littérature, alors que c’était seulement des littérateurs qu’il lui avait paru désabusé à leur dernière rencontre. Mais en réalité l’amour de Robert pour les Lettres n’avait rien de profond, n’émanait pas de sa vraie nature, il n’était qu’un dérivé de son amour pour Rachel, et il s’était effacé de celui-ci, en même temps que son horreur des gens de plaisir et que son respect religieux pour la vertu des femmes.

« Comme ces deux jeunes gens ont un air étrange ! Regardez cette curieuse passion du jeu, marquise », dit M. de Charlus, en désignant à Mme de Surgis ses deux fils, comme s’il ignorait absolument qui ils étaient, « ce doivent être deux Orientaux, ils ont certains traits caractéristiques, ce sont peut-être des Turcs », ajouta-t-il. Peut-être profitait-il de la minute pendant laquelle il était censé ignorer qui était le nom de ces deux jeunes gens pour se divertir aux dépens de Mme de Surgis et se livrer à ses railleries coutumières.

« Ce sont mes fils », dit Mme de Surgis, avec une rougeur qu’elle n’aurait pas eue si elle avait été plus fine sans être plus vertueuse. Elle eût compris alors que l’air d’indifférence absolue ou de raillerie que M. de Charlus manifestait à l’égard d’un jeune homme n’était pas plus sincère que l’admiration toute superficielle qu’il témoignait à une femme n’exprimait le vrai fond de sa nature. Celle à qui il pouvait tenir indéfiniment les propos les plus complimenteurs aurait pu être jalouse du regard que, tout en causant avec elle, il lançait à un homme qu’il feignait ensuite de n’avoir pas remarqué. Car ce regard-là était un regard autre que ceux que M. de Charlus avait pour les femmes ; un regard particulier, venu des profondeurs, et qui, même dans une soirée, ne pouvait s’empêcher d’aller naïvement aux jeunes gens. Elle proposa de lui présenter ses fils et il accepta avec l’air d’hésitation et de froideur de quelqu’un qui se laisse arracher une politesse. Victurnien se leva avec décision. Arnulphe, sans voir plus loin que son frère, le suivit docilement. Saint-Loup trouva cela d’autant plus drôle que, selon lui, son oncle détestait les gigolos. Swann vit le narrateur et Robert. Il les salua en disant qu’à eux trois, ils pouvaient former un syndicat. Il ne s’était pas aperçu que M. de Beauserfeuil était dans son dos et l’entendait. Le général fronça involontairement les sourcils. Charlus remarqua que Victurnien s’appelait comme un des personnages comme du Cabinet des Antiques. « De Balzac, oui », répondit l’aîné des Surgis, qui n’avait jamais lu une ligne de ce romancier mais à qui son professeur avait signalé, il y avait quelques jours, la similitude de son prénom avec celui de d’Esgrignon. Mme de Surgis était ravie de voir son fils briller et de M. de Charlus extasié devant tant de science. Swann annonça que le président Loubet était avec les Dreyfusards. Mais Robert répondit que c’était une affaire mal engagée dans laquelle il regrettait bien de s’être fourré. Et il s’en alla voir Mlle d’Ambressac alors qu’il prétendit aller parler à Oriane. Charlus proposa à Victurnien de l’inviter chez lui pour lui montrer une curieuse édition du Cabinet des Antiques avec des corrections de la main de Balzac. Il  serait ainsi charmé de confronter ensemble les deux Victurnien. Le narrateur demanda à Swann  s’il n’avait pas eu une longue conversation avec le prince de Guermantes et s’il ne voulait pas lui raconter ce qu’elle avait été. Swann accepta à condition que le narrateur passe d’abord  un moment avec M. de Charlus et Mme de Surgis. Mme de Saint-Euverte vint les saluer. Charlus se moqua d’elle. Il critiqua son âge et jugea qu’elle sentait la fosse d’aisances. Il demanda à Mme de Surgis si elle comptait accepter l’invitation de Mme de Saint-Euverte. Mme de Surgis voulut s’en sortir par une pirouette. Le narrateur fut indigné de l’abominable petit discours que venait de tenir M. de Charlus. Mme de Saint-Euverte s’approcha du narrateur et, l’ayant pris à l’écart, lui dit à l’oreille : « Mais, qu’ai-je fait à M. de Charlus ? On prétend qu’il ne me trouve pas assez chic pour lui », dit-elle, en riant à gorge déployée. Le narrateur resta sérieux. Elle laissa carte blanche au narrateur pour qu’il trouve le moyen de venir chez elle avec Charlus. Le narrateur alla retrouver Swann et demanda si ce qu’il avait dit au Prince dans leur entretien au jardin était bien ce que M. de Bréauté avait rapporté. Swann éclata de rire car Bréauté avait inventé une histoire. Il trouvait que les gens étaient bien curieux de vouloir connaître ses conversations avec le prince de Guermantes. Swann demanda au narrateur s’il était jaloux. Celui-ci répondit qu’il n’avait jamais éprouvé de jalousie, qu’il ne savait même pas ce que c’était. Swann trouvait que la jalousie permettait aux gens qui n’étaient pas curieux de s’intéresser à la vie des autres personnes, ou au moins d’une autre. Et puis, cela fait assez bien sentir la douceur de posséder, de monter en voiture avec une femme, de ne pas la laisser aller seule. Mais c’était pour lui le plus affreux des supplices. Ils allèrent s’asseoir, mais, avant de s’éloigner du groupe que M. de Charlus formait avec les deux jeunes Surgis et leur mère, Swann ne put s’empêcher d’attacher sur le corsage de celle-ci de longs regards de connaisseur dilatés et concupiscents. Il mit son monocle pour mieux apercevoir, et, tout en parlant au narrateur, de temps à autre il jetait un regard vers la direction de cette dame. Swann relata sa  conversation avec le prince de Guermantes. Le prince, environ un an et demi plus tôt, avait eu une conversation avec le général de Beauserfeuil et cela lui donna le soupçon que, non pas une erreur, mais de graves illégalités, avaient été commises dans la conduite du procès de Dreyfus.

Le narrateur et Swann furent interrompus (Swann ne tenait pas à ce qu’on entendît son récit) par la voix de M. de Charlus qui, sans se soucier d’eux, d’ailleurs, passa en reconduisant Mme de Surgis et s’arrêta pour tâcher de la retenir encore.

Swann apprit au narrateur à ce propos, un peu plus tard, quelque chose qui ôta, pour lui, au nom de Surgis-le-Duc toute la poésie qu’il lui avait trouvée. La marquise de Surgis-le-Duc avait une beaucoup plus grande situation mondaine, de beaucoup plus belles alliances que son cousin, le comte de Surgis qui, pauvre, vivait dans ses terres. Mais le mot qui terminait le titre, « le Duc », n’avait nullement l’origine que le narrateur lui prêtait et qui lui avait fait le rapprocher, dans son imagination, de Bourg-l’Abbé, Bois-le-Roi, etc. Tout simplement, un comte de Surgis avait épousé, pendant la Restauration, la fille d’un richissime industriel M. Leduc, ou Le Duc, fils lui-même d’un fabricant de produits chimiques, l’homme le plus riche de son temps, et qui était pair de France. Le roi Charles X avait créé, pour l’enfant issu de ce mariage, le marquisat de Surgis-le-Duc, le marquisat de Surgis existant déjà dans la famille. La marquise actuelle de Surgis-le-Duc, d’une grande naissance, aurait pu avoir une situation de premier ordre. Un démon de perversité l’avait poussée, dédaignant la situation toute faite, à s’enfuir de la maison conjugale. Puis, le monde dédaigné par elle à vingt ans, quand il était à ses pieds, lui avait cruellement manqué à trente, quand, depuis dix ans, personne, sauf de rares amies fidèles, ne la saluait plus, et elle avait entrepris de reconquérir laborieusement, pièce par pièce, ce qu’elle possédait en naissant. Quant aux grands seigneurs ses parents, reniés jadis par elle, et qui l’avaient reniée à leur tour, elle s’excusait de la joie qu’elle aurait à les ramener à elle sur des souvenirs d’enfance qu’elle pourrait évoquer avec eux. Mais elle avait mal calculé en choisissant le duc de Guermantes comme amant. Car toutes les amies de la duchesse de Guermantes allaient prendre parti pour elle, et ainsi Mme de Surgis redescendrait pour la deuxième fois cette pente qu’elle avait eu tant de peine à remonter. Le narrateur demanda à Swann si ce qu’on disait de M. de Charlus était vrai, en quoi il mentit doublement, car s’il ne savait pas qu’on eût jamais rien dit, en revanche il savait fort bien depuis tantôt que ce qu’il voulait dire était vrai. Swann haussa les épaules, comme si le narrateur avait proféré une absurdité. Swann dit que Charlus était plus sentimental que d’autres, voilà tout ; d’autre part, comme Charlus n’allait jamais très loin avec les femmes, cela avait donné une espèce de crédit aux bruits insensés dont le narrateur voulait parler. Charlus aimait peut-être beaucoup ses amis, mais que cela ne s’était jamais passé ailleurs que dans sa tête et dans son cœur. Puis Swann poursuivit son récit des propos du prince de Guermantes. Le prince vouait un culte à l’armée et une illégalité possible dans la conduite du procès de Dreyfus lui était extrêmement pénible. Alors par cette idée d’illégalité, le prince se mit à étudier ce qu’il n’avait pas voulu lire, et voici que des doutes, cette fois non plus sur l’illégalité mais sur l’innocence, vinrent le hanter. Il n’osa pas en parler à sa femme mais il ne voulait pas croire que des officiers pussent se tromper. Il en reparla encore à Beauserfeuil qui lui avoua que des machinations coupables avaient été ourdies, que le bordereau n’était peut-être pas de Dreyfus, mais que la preuve éclatante de sa culpabilité existait. C’était la pièce Henry. Et quelques jours après, on apprit que c’était un faux. Dès lors, en cachette de la Princesse, il se mit à lire tous les jours le Siècle, l’Aurore ; bientôt il n’eut plus aucun doute, je ne pouvais plus dormir. Il s’ouvrit de ses souffrances morales à son ami, l’abbé Poiré qui partageait la même conviction et lui fit dire par lui des messes à l’intention de Dreyfus, de sa malheureuse femme et de ses enfants. Le duc de Guermantes interrompit le récit de Swann. Oriane l’avait envoyé auprès du narrateur pour lui propose de rester souper chez la princesse de Guermantes mais le narrateur fut obligé de refuser car il pensait à son rendez-vous avec Albertine. Swann avait beau dire qu’il était heureux de lui raconter son histoire, le narrateur sentait bien que sa conversation avec lui, à cause de l’heure tardive, et parce qu’il était trop souffrant, était une de ces fatigues dont ceux qui savent qu’ils se tuent par les veilles, par les excès, ont en rentrant un regret exaspéré, pareil à celui qu’ont de la folle dépense qu’ils viennent encore de faire les prodigues, qui ne pourront pourtant pas s’empêcher le lendemain de jeter l’argent par les fenêtres. Swann raconta au narrateur que le prince avait appris par l’abbé Poiré que la princesse de Guermantes, elle aussi, était convaincue de l’innocence de Dreyfus et avait commandé des messes à l’abbé. Le prince de Guermantes avait avoué ses convictions à Swann même s’il lui avait été cruel de confesser ce qu’il pensait de certains officiers. Le prince souhait la réparation de l’erreur. Swann avait été profondément ému par les paroles du prince. C’était donc maintenant à la droiture du cœur que Swann donnait le rôle dévolu tantôt à l’intelligence puisque Saint-Loup n’était plus dreyfusard mais que le prince de Guermantes l’était devenu. Swann trouvait maintenant indistinctement intelligents ceux qui étaient de son opinion, son vieil ami le prince de Guermantes, et Bloch, le camarade du narrateur qu’il avait tenu à l’écart jusque-là, et qu’il invita à déjeuner. Swann intéressa beaucoup Bloch en lui disant que le prince de Guermantes était dreyfusard. « Il faudrait lui demander de signer nos listes pour Picquart ; avec un nom comme le sien, cela ferait un effet formidable. » Mais Swann, mêlant à son ardente conviction d’Israélite la modération diplomatique du mondain, dont il avait trop pris les habitudes pour pouvoir si tardivement s’en défaire, refusa d’autoriser Bloch à envoyer au Prince, même comme spontanément, une circulaire à signer. Swann refusa son propre nom. Il le trouvait trop hébraïque pour ne pas faire mauvais effet. Et puis, s’il approuvait tout ce qui touchait à la révision, il ne voulait être mêlé en rien à la campagne antimilitariste. Il portait, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là, la décoration qu’il avait gagnée comme tout jeune mobile, en 70, et ajouta à son testament un codicille pour demander que, contrairement à ses dispositions précédentes, des honneurs militaires fussent rendus à son grade de chevalier de la Légion d’honneur. Bloch le trouva tiède, infecté de nationalisme, et cocardier. Swann encouragea le narrateur à venir voir Gilberte. Elle avait réellement grandi et changé, le narrateur ne la reconnaîtrait pas. Elle serait si heureuse !  Mais le narrateur n’aimait plus Gilberte. Elle était pour lui comme une morte qu’on a longtemps pleurée, puis l’oubli était venu, et, si elle ressuscitait, elle ne pouvait plus s’insérer dans une vie qui n’était plus faite pour elle. Il n’avait plus envie de la voir ni même cette envie de lui montrer qu’il ne tenait pas à la voir. Mais bien loin d’accueillir avec réserve l’invitation de Swann, il ne le quitta pas qu’il ne lui eût promis d’expliquer en détail à sa fille les contretemps qui l’avaient privé, et le priveraient encore, d’aller la voir. Le narrateur écrirait à Gilberte pour lui faire savoir qu’il irait la voir dans un mois ou deux. Avant de laisser Swann, il lui dit un mot de sa santé. « Non, ça ne va pas si mal que ça » lui répondit-il. Seulement, Swann avoua que ce serait bien agaçant de mourir avant la fin de l’affaire Dreyfus. Il voulait bien vivre assez pour voir Dreyfus réhabilité et Picquart colonel. Quand Swann fut parti, le narrateur retourna dans le grand salon où se trouvait cette princesse de Guermantes avec laquelle il ne savait pas alors qu’il dût être un jour si lié. La passion qu’elle eut pour M. de Charlus ne se découvrit pas d’abord à lui. Il avait bien remarqué avec étonnement que, quand il racontait quelque chose qui le concernait, si au milieu intervenait M. de Charlus, l’attention de la Princesse se mettait aussitôt à ce cran plus serré qui est celui d’un malade qui, nous entendant parler de nous, par conséquent, d’une façon distraite et nonchalante, reconnaît tout d’un coup qu’un nom est celui du mal dont il est atteint, ce qui à la fois l’intéresse et le réjouit. D’ailleurs peu de temps après, elle commença à lui parler de M. de Charlus, et presque sans détours. Si elle faisait allusion aux bruits que de rares personnes faisaient courir sur le baron, c’était seulement comme à d’absurdes et infâmes inventions. Elle trouvait qu’une femme qui s’éprenait d’un homme de l’immense valeur de Palamède devait avoir assez de hauteur de vues, assez de dévouement, pour l’accepter et le comprendre en bloc, tel qu’il était, pour respecter sa liberté, ses fantaisies, pour chercher seulement à lui aplanir les difficultés et à le consoler de ses peines. Le narrateur ouvrit les yeux sur l’amour de la princesse pour Charlus quand il la vit poster une lettre pour Palamède. Elle devint subitement très rouge.

Le narrateur allait quitter la soirée de la princesse. Mme de Surgis ayant eu le temps, dans une porte, de dire au duc que M. de Charlus avait été charmant pour elle et pour ses fils, cette grande gentillesse de son frère, et la première que celui-ci eût eue dans cet ordre d’idées, toucha profondément Basin et réveilla chez lui des sentiments de famille qui ne s’endormaient jamais longtemps. Alors le duc de Guermantes prit son frère tendrement dans ses bras avant que celui-ci s’en aille. La duchesse de Guermantes avait toujours eu une certaine jalousie du plaisir que M. de Guermantes éprouvait à causer avec son frère d’un passé à distance duquel il tenait un peu sa femme. Elle sentait que, quand ils étaient heureux d’être ainsi l’un près de l’autre et que, ne retenant plus son impatiente curiosité, elle venait se joindre à eux, son arrivée ne leur faisait pas plaisir. Mais, ce soir, à cette jalousie habituelle s’en ajoutait une autre. Car si Mme de Surgis avait raconté à M. de Guermantes les bontés qu’avait eues son frère, afin qu’il l’en remerciât, en même temps des amies dévouées du couple Guermantes avaient cru devoir prévenir la duchesse que la maîtresse de son mari avait été vue en tête à tête avec le frère de celui-ci. Et Mme de Guermantes en était tourmentée. Le duc proposa à son frère de l’installer dans une maison près de chez lui et ils évoquèrent des souvenirs d’enfance. Le duc dit à Charlus : « Ah ! tu as été un type spécial, car on peut dire qu’en rien tu n’as jamais eu les goûts de tout le monde... » Mais à peine avait-il dit ces mots que le duc piqua ce qu’on appelle un soleil, car il connaissait, sinon les mœurs, du moins la réputation de son frère. Comme il ne lui en parlait jamais, il était d’autant plus gêné d’avoir dit quelque chose qui pouvait avoir l’air de s’y rapporter, et plus encore d’avoir paru gêné. Le duc s’était promis de ne pas parler de Mme de Surgis, mais, au milieu du désarroi que la gaffe qu’il avait faite venait de jeter dans ses idées, il fut obligé de féliciter son frère d’avoir fait bien plaisir à cette dame. Le duc espérait que son frère allait se mettre au service de ses maîtresses. Il se disait que cela valait bien quelques complaisances en échange ; eût-il à ce moment connu quelque liaison « spéciale » de son frère que, dans l’espoir de l’appui que celui-ci lui prêterait, espoir uni au pieux souvenir du temps passé, M. de Guermantes eût passé dessus, fermant les yeux sur elle, et au besoin prêtant la main. La duchesse, rongée de rage, força Charlus à s’en aller. En sortant de chez la princesse, le narrateur croisa le prince de Sagan, sans le savoir, pour la dernière fois. Puis il vit la princesse d’Orvillers, fille naturelle, disait-on, du duc de Parme, et dont la douce voix se scandait d’un vague accent autrichien. Comme le prince de Guermantes avait pendant de longues années empêché sa femme de recevoir Mme d’Orvillers, celle-ci, quand l’interdit fut levé, se contenta de répondre aux invitations, pour ne pas avoir l’air d’en avoir soif, par des simples cartes déposées. Au bout de deux ou trois ans de cette méthode, elle venait elle-même, mais très tard, comme après le théâtre. De cette façon, elle se donnait l’air de ne tenir nullement à la soirée, ni à y être vue, mais simplement de venir faire une visite au Prince et à la Princesse, rien que pour eux, par sympathie, au moment où, les trois quarts des invités déjà partis. Mme de Gallardon, la cousine de la duchesse de Guermantes pérorait sur elle car elle avait perdu depuis longtemps tout espoir d’avoir jamais la visite d’Oriane. Le narrateur avait reconnu en Mme d’Orvillers la femme qui, près de l’hôtel Guermantes, lui lançait de longs regards langoureux, se retournait, s’arrêtait devant les glaces des boutiques. Mme de Guermantes la lui présenta, Mme d’Orvillers fut charmante, ni trop aimable, ni piquée. Elle le regarda comme tout le monde, de ses yeux doux... Mais il ne devait plus jamais, quand il la rencontrerait, recevoir d’elle une seule de ces avances où elle avait semblé s’offrir. La duchesse alla tendre la main à sa cousine met ne prolongea pas cet instant quand elle s’aperçut que son mari tempêtait en la voyant. La cousine fut touchée et oublia aussitôt les reproches qu’elle gardait contre Oriane. Le narrateur rentra avec le duc et la duchesse de Guermantes. Il pensa à la jeune fille de grande naissance qui allait dans une maison de passe (selon Saint-Loup) et à la femme de chambre de la baronne Putbus. Mais il avait beau fondre toute la matière charnelle la plus exquise pour composer, selon l’idéal que lui en avait tracé Saint-Loup, la jeune fille légère et la femme de chambre de Mme Putbus, il manquait à ses deux beautés possédables ce qu’il ignorerait tant qu’il ne les aurait pas vues : le caractère individuel. Il ne désirait dans l’univers que deux femmes dont il ne pouvait, il arriver à se représenter le visage, mais dont Saint-Loup lui avait appris les noms et garanti la complaisance. De sorte que, s’il avait par ses paroles de tout à l’heure fourni un rude travail à l’imagination du narrateur, il avait par contre procuré une appréciable détente, un repos durable à sa volonté. Il demanda à la duchesse si elle pouvait le présenter à la baronne Putbus mais elle refusa en disant que cette femme était la lie de la société. Le duc proposa au narrateur de venir à la redoute où ils étaient invités mais le narrateur refusa car il pensait à son rendez-vous avec Albertine. La duchesse rit beaucoup, ainsi que le duc, quand il leur dit qu’il ne pouvait pas parce qu’une jeune fille devait précisément venir lui faire une visite à l’instant. Mais le duc apprit par ses cousines que le pauvre Armanien venait de mourir. Il voyait la fameuse redoute s’effondrer était averti de la mort de M. d’Osmond. Mais il se ressaisit bien vite et lança aux deux cousines ce mot où il faisait entrer, avec la détermination de ne pas renoncer à un plaisir, son incapacité d’assimiler exactement les tours de la langue française : « Il est mort ! Mais non, on exagère, on exagère ! ». Puis le duc se dépêcha de se préparer pour sa redoute car il ne voulait pas être en retard. Le narrateur rentra chez lui et demanda à Françoise si Albertine était là. Françoise lui répondit que personne n’était venu. Le narrateur était tourmenté, la visite d’Albertine lui semblant maintenant d’autant plus désirable qu’elle était moins certaine. Françoise envoya sa fille se coucher ce qui ravit le narrateur qui ne voulait pas avoir à causer avec elle. La fille de Françoise parlait, se croyant une femme d’aujourd’hui et sortie des sentiers trop anciens, l’argot parisien et ne manquait aucune des plaisanteries adjointes. Françoise lui ayant dit que le narrateur venait de chez une princesse, sa fille dit : « Ah ! sans doute une princesse à la noix de coco. » Voyant qu’il attendait une visite, elle fit semblant de croire que le narrateur s’appelait Charles. Il lui répondit naïvement que non, ce qui permit à la fille de Françoise de placer : « Ah ! je croyais ! Et je me disais Charles attend (charlatan). ». Le narrateur ne trouvait pas cela de bon goût. Albertine n’arrivait pas. Cela réveillait les sentiments d’attente jadis éprouvés par le narrateur à propos d’autres jeunes filles, surtout de Gilberte, quand elle tardait à venir. La privation possible d’un simple plaisir physique lui causait une cruelle souffrance morale. Il lui fallut rentrer dans sa chambre. Françoise l’y suivit. Elle trouvait, comme il était revenu de sa soirée, qu’il était inutile qu’il garde la rose qu’il avait à la boutonnière et vint pour la lui enlever. Son geste, en lui rappelant qu’Albertine pouvait ne plus venir, et en l’obligeant aussi à confesser qu’il désirait être élégant pour elle, lui causa une irritation. Dans l’attente, on souffre tant de l’absence de ce qu’on désire qu’on ne peut supporter une autre présence. Les moindres paroles de Françoise l’exaspéraient. Pour embellir un peu sa chambre, si Albertine venait encore, et parce que c’était une des plus jolies choses qu’il avait, le narrateur remit, pour la première fois depuis des années, sur la table qui était auprès de son lit, ce portefeuille orné de turquoises que Gilberte lui avait fait faire pour envelopper la plaquette de Bergotte et que, si longtemps, il avait voulu garder avec lui pendant qu’il dormait, à côté de la bille d’agate. Dans l’espoir que, soupant peut-être avec des amies, dans un café, elle aurait l’idée de lui téléphoner, il tourna le commutateur pour rétablir la communication dans sa chambre. Françoise vint arranger des choses. Elle causait avec lui, mais il détestait cette conversation, sous la continuité uniformément banale de laquelle ses sentiments changeaient de minute en minute, passant de la crainte à l’anxiété ; de l’anxiété à la déception complète. Enfin Françoise alla se coucher ; il la renvoya avec une rude douceur, pour que le bruit qu’elle ferait en s’en allant ne couvrit pas celui du téléphone. Il était torturé par l’incessante reprise du désir toujours plus anxieux, et jamais accompli, d’un bruit d’appel. Puis Albertine appela. Elle dit qu’elle était près de chez elle, et infiniment loin de chez le narrateur ; elle n’avait pas bien lu son mot. Elle venait de le retrouver et avait eu peur que le narrateur ne l’attende » Il sentait qu’elle mentait, et c’était maintenant, dans sa fureur, plus encore par besoin de la déranger que de la voir qu’il voulait l’obliger à venir. Mais il tenait d’abord à refuser ce qu’il tâcherait d’obtenir dans quelques instants. Elle répondit qu’elle regrettait d’être allée à Phèdre et ne savait pas que cela ferait tant d’histoires. Mais le narrateur lui dit que c’était lui qui lui avait conseillé de voir la pièce. Elle pensait qu’il était trop tard pour venir chez le narrateur et proposa de passer le lendemain pour s’excuser. Il lui répondit qu’après lui avoir fait perdre une soirée, elle pouvait au-moins lui laisser la paix les jours suivants. Comme il ne serait pas libre avant une quinzaine de jours ou trois semaines et si cela ennuyait Albertine qu’ils restent sur une impression de colère, alors il aimait encore mieux, fatigue pour fatigue, qu’elle vienne tout de suite. Il prendrait du café pour se réveiller. Mais elle voulait remettre au lendemain. Ce terrible besoin d’un être, à Combray, il avait appris à le connaître au sujet de sa mère, et jusqu’à vouloir mourir si elle lui faisait dire par Françoise qu’elle ne pourrait pas monter. Il commença à comprendre que la vie d’Albertine était située (non pas matériellement sans doute) à une telle distance de lui qu’il lui eût fallu toujours de fatigantes explorations pour mettre la main sur elle. Albertine, au reste, faisait, à un degré plus élevé de la société, partie de ce genre de personnes à qui la concierge promet à votre porteur de faire remettre la lettre quand elle rentrera – jusqu’au jour où vous vous apercevez que c’est précisément elle, la personne rencontrée dehors et à laquelle vous vous êtes permis d’écrire, qui est la concierge. De sorte qu’elle habite bien – mais dans la loge – le logis qu’elle vous a indiqué (lequel, d’autre part, est une petite maison de passe dont la concierge est la maquerelle) – et qu’elle donne comme adresse un immeuble où elle est connue par des complices qui ne vous livreront pas son secret, d’où on lui fera parvenir vos lettres, mais où elle n’habite pas, où elle a tout au plus laissé des affaires. Pour Albertine, le narrateur sentait qu’il n’apprendrait jamais rien, qu’entre la multiplicité entremêlée des détails réels et des faits mensongers il n’arriverait jamais à se débrouiller. Et que ce serait toujours ainsi, à moins que de la mettre en prison jusqu’à la fin. Cette conviction ne fit passer à travers lui qu’une inquiétude, mais où il sentait frémir comme une anticipation de longues souffrances. Après quelques tergiversations, Albertine annonça qu’elle serait chez le narrateur dans les dix minutes. Quand elle arriva, il laissa éclater sa joie profonde. Françoise commença par raconter au narrateur tout ce qu’elle avait dit à Albertine, n’ayant pas manqué de lui demander des nouvelles de sa tante. Albertine serait arrivée en disant à Françoise : « Mieux vaut tard que jamais ! ». Cela froissa le narrateur quand François le lui répéta. Cela lui évoqua aussitôt les amis dans la société desquels Albertine avait fini sa soirée, s’y plaisant donc plus que dans la sienne. Françoise trouvait que le chapeau d’Albertine était comique et le narrateur riposta en lui disant que depuis qu’elle était à Paris, elle n’avait pas su apprendre la mode. Quand il apprit plus tard que Françoise avait une maladie de cœur, quel remords il eut de ne s’être jamais refusé le plaisir féroce et stérile de riposter ainsi à ses paroles. Albertine ne pouvait accroître ce que Françoise considérait comme les supériorités du narrateur et elle la détestait pour cela. Albertine accepta de l’embrasser et elle lui réclama le portefeuille qu’il avait le trouvant joli. Il lui offrit.

Albertine partie, le narrateur se rappela qu’il avait promis à Swann d’écrire à Gilberte et il trouva plus gentil de le faire tout de suite. Ce fut sans émotion, et comme mettant la dernière ligne à un ennuyeux devoir de classe. L’être qu’il était à présent vis-à-vis d’elle était le « témoin » le mieux choisi pour comprendre ce qu’elle-même avait été. Au moment même où le narrateur écrivait à Gilberte, M. de Guermantes, à peine rentré de la redoute, encore coiffé de son casque, songeait que le lendemain il serait bien forcé d’être officiellement en deuil, et décida d’avancer de huit jours la cure d’eaux qu’il devait faire. Quand il en revint trois semaines après, les amis du duc qui l’avaient vu, si indifférent au début, devenir un antidreyfusard forcené, restèrent muets de surprise en l’entendant (comme si la cure n’avait pas agi seulement sur la vessie) leur répondre : « Hé bien, le procès sera révisé et il sera acquitté ; on ne peut pas condamner un homme contre lequel il n’y a rien ». Or, dans l’intervalle, le duc de Guermantes avait connu aux eaux trois charmantes dames (une princesse italienne et ses deux belles-sœurs). En les entendant dire quelques mots sur les livres qu’elles lisaient, sur une pièce qu’on jouait au Casino, le duc avait tout de suite compris qu’il avait affaire à des femmes d’une intellectualité supérieure et avec lesquelles, comme il le disait, il n’était pas de force. Il n’en avait été que plus heureux d’être invité à jouer au bridge par la princesse. Mais à peine arrivé chez elle, comme il lui disait, dans la ferveur de son antidreyfusisme sans nuances : « Hé bien, on ne nous parle plus de la révision du fameux Dreyfus », sa stupéfaction avait été grande d’entendre la princesse et ses belles-sœurs dire : « On n’en a jamais été si près. On ne peut pas retenir au bagne quelqu’un qui n’a rien fait ». Chaque fois qu’un fait « écrasant » contre Dreyfus se produisait et que le duc, croyant que cela allait convertir les trois dames charmantes, venait le leur annoncer, elles riaient beaucoup et n’avaient pas de peine, avec une grande finesse de dialectique, à lui montrer que l’argument était sans valeur et tout à fait ridicule. Le duc était rentré à Paris dreyfusard enragé. Le narrateur ne vit plus de quelque temps Albertine, mais continua, à défaut de Mme de Guermantes qui ne parlait plus à son imagination, à voir d’autres fées et leurs demeures. Il pensait que le goût de nouveauté qui portait les hommes du monde plus ou moins sincèrement avides de se renseigner sur l’évolution intellectuelle à fréquenter les milieux où ils pouvaient suivre celle-ci, leur faisait préférer d’habitude quelque maîtresse de maison jusque-là inédite, qui représentait encore toutes fraîches les espérances de mentalité supérieure si fanées et défraîchies chez les femmes qui avaient exercé depuis longtemps le pouvoir mondain, et lesquelles, comme ils en connaissaient le fort et le faible, ne parlaient plus à leur imagination. Et chaque époque se trouvait ainsi personnifiée dans des femmes nouvelles, dans un nouveau groupe de femmes, qui, rattachées étroitement à ce qui piquait à ce moment-là les curiosités les plus neuves, semblaient, dans leur toilette, apparaître seulement, à ce moment-là, comme une espèce inconnue née du dernier déluge. Avec l’efflorescence prodigieuse des ballets russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benoist, du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux, apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante inconnue des Parisiennes et qu’elles cherchèrent toutes à imiter. A toutes les représentations des « Russes », on vit siéger comme une véritable fée, ignorée jusqu’à ce jour de l’aristocratie, Mme Verdurin. Les gens du monde crurent aisément Mme Verdurin fraîchement débarquée avec la troupe de Diaghilew. Ils ignoraient que cette dame avait déjà existé dans des temps différents, et passé par divers avatars dont celui-là ne différait qu’en ce qu’il était le premier qui amenait enfin, désormais assuré, et en marche d’un pas de plus en plus rapide, le succès si longtemps et si vainement attendu par la Patronne. L’engouement pour les œuvres de Bergotte était immense. Il passait toute la journée, exhibé, chez Mme Swann. Plus près de la mort, il allait un peu moins mal qu’au temps où il venait prendre des nouvelles de la grand’mère du narrateur. C’est que de grandes douleurs physiques lui avaient imposé un régime. Le petit clan des Verdurin avait actuellement un intérêt autrement vivant que le salon légèrement nationaliste, plus encore littéraire, et avant tout bergottique, de Mme Swann. Le petit clan était en effet le centre actif d’une longue crise politique arrivée à son maximum d’intensité : le dreyfusisme. Mais les gens du monde étaient pour la plupart tellement antirévisionnistes, qu’un salon dreyfusien semblait quelque chose d’aussi impossible qu’à une autre époque un salon communard. Pour Mme Swann, les antidreyfusards lui savaient gré d’être « bien pensante », ce à quoi, mariée à un juif, elle avait un mérite double. Néanmoins les personnes qui n’étaient jamais allées chez elle s’imaginaient qu’elle recevait seulement quelques Israélites obscurs et des élèves de Bergotte. Mme d’Épinoy, à l’occasion d’un versement qu’elle désirait pour la « Patrie française », ayant eu à aller la voir, comme elle serait entrée chez sa mercière, convaincue d’ailleurs qu’elle ne trouverait que des visages, non pas même méprisés mais inconnus, resta clouée sur la place quand la porte s’ouvrit, non sur le salon qu’elle supposait, mais sur une salle magique où, comme grâce à un changement à vue dans une féerie, elle reconnut dans des figurantes éblouissantes, à demi étendues sur des divans, assises sur des fauteuils, appelant la maîtresse de maison par son petit nom, les altesses, les duchesses qu’elle- même, la princesse d’Épinoy, avait grand’peine à attirer chez elle, et auxquelles en ce moment, sous les yeux bienveillants d’Odette, le marquis du Lau, le comte Louis de Turenne, le prince Borghèse, le duc d’Estrées, portant l’orangeade et les petits fours, servaient de panetiers et d’échansons. La princesse d’Épinoy, comme elle mettait, sans s’en rendre compte, la qualité mondaine à l’intérieur des êtres, fut obligée de désincarner Mme Swann et de la réincarner en une femme élégante. Pour Odette, au commencement, quelques hommes de la plus haute société, curieux de connaître Bergotte, avaient été dîner chez elle dans l’intimité. Elle avait eu le tact, récemment acquis, de n’en pas faire étalage, ils trouvaient là, souvenir peut-être du petit noyau dont Odette avait gardé, depuis le schisme, les traditions, le couvert mis, etc. Ils parlèrent d’elle à quelques femmes de leur monde capables de s’intéresser à tant de nouveauté. Elles étaient persuadées qu’Odette, intime de Bergotte, avait plus ou moins collaboré à ses œuvres, et la croyaient mille fois plus intelligente que les femmes les plus remarquables du faubourg. Ce changement de la situation d’Odette s’accomplissait de sa part avec une discrétion qui la rendait plus sûre et plus rapide. Elle franchit le dernier échelon quand, à une répétition générale d’une pièce de Bergotte donnée dans une salle des plus élégantes, on vit dans la loge de face, qui était celle de l’auteur, venir s’asseoir à côté de Mme Swann, Mme de Marsantes et celle qui, par l’effacement progressif de la duchesse de Guermantes (rassasiée d’honneur, et s’annihilant par moindre effort), était en train de devenir la lionne, la reine du temps, la comtesse Molé. Odette, malgré ses brillantes amies, n’écouta pas moins la pièce avec une extrême attention, comme si elle eût été là seulement pour l’entendre, de même que jadis elle traversait le Bois par hygiène et pour faire de l’exercice. Derrière Odette et la comtesse Molé et attirant tous les yeux était Bergotte entouré par le prince d’Agrigente, le comte Louis Turenne, et le marquis de Bréauté. Et il était aisé de comprendre que, pour des hommes qui étaient reçus partout et qui ne pouvaient plus attendre une surélévation que de recherches d’originalité, cette démonstration de leur valeur, qu’ils croyaient faire en se laissant attirer par une maîtresse de maison réputée de haute intellectualité et auprès de qui ils s’attendaient à rencontrer tous les auteurs dramatiques et tous les romanciers en vogue, était plus excitante et vivante que ces soirées chez la princesse de Guermantes. Gilberte servait aussi à la situation de sa mère, car un oncle de Swann venait de laisser près de quatre-vingts millions à la jeune fille, ce qui faisait que le faubourg Saint-Germain commençait à penser à elle. Le revers de la médaille était que Swann, d’ailleurs mourant, avait des opinions dreyfusistes, mais cela même ne nuisait pas à sa femme et même lui rendait service. Mais même le dreyfusisme de Swann était utile à Odette. Livrée à elle-même, elle se fût peut-être laissé aller à faire aux femmes chics des avances qui l’eussent perdue. Tandis que les soirs où elle traînait son mari dîner dans le faubourg Saint-Germain, Swann, restant farouchement dans son coin, ne se gênait pas, s’il voyait Odette se faire présenter à quelque dame nationaliste, de dire à haute voix : « Mais voyons, Odette, vous êtes folle. Je vous prie de rester tranquille. Ce serait une platitude de votre part de vous faire présenter à des antisémites ». Les gens du monde après qui chacun court ne sont habitués ni à tant de fierté ni à tant de mauvaise éducation. Pour la première fois ils voyaient quelqu’un qui se croyait « plus » qu’eux. Quand Mme de Saint-Euverte venait chez Mme d’Arpajon en même temps qu’Odette, comme Mme de Saint-Euverte était très snob et que Mme d’Arpajon, tout en la traitant d’assez haut, tenait à ses réceptions, Mme d’Arpajon ne présentait pas Odette pour que Mme de Saint-Euverte ne sût pas qui c’était.Odette gardait l’idée qu’on n’aimait pas aller chez Mme de Saint- Euverte, ce qui, dans une certaine mesure, était vrai, et elle en concluait qu’elle avait une situation très supérieure à Mme de Saint-Euverte bien que celle-ci en eût une très grande, et Odette encore aucune. Les hommes distingués pensaient que

le fait que Mme Swann connût peu de gens du grand monde tenait à ce qu’elle devait être une femme supérieure, probablement une grande musicienne, et que ce serait une espèce de titre extramondain, comme pour un duc d’être docteur ès sciences, que d’aller chez elle. Les femmes complètement nulles étaient attirées vers Odette par une raison contraire ; apprenant qu’elle allait au concert Colonne et se déclarait wagnérienne, elles en concluaient que ce devait être une « farceuse », et elles étaient fort allumées par l’idée de la connaître. Mais peu assurées dans leur propre situation, elles craignaient de se compromettre en public en ayant l’air liées avec Odette, et, si dans un concert de charité elles apercevaient Mme Swann, elles détournaient la tête.

Le narrateur causa de la stupéfaction à Mme de Guermantes en lui disant qu’il aimait bien aller chez Mme de Montmorency. Oriane la trouvait une vieille crétine même si c’était sa tante. Mme de Guermantes ne se rendait pas compte que les gens agréables le laissaient froid. Le salon d’Odette, qui n’en était pas un pour Oriane, elle le jugeait, bien qu’inaccessible pour elle, excusable pour le narrateur, à cause des « gens d’esprit ». Mme de Montmorency habitait, dans le faubourg Saint-Germain, une vieille demeure remplie de pavillons que séparaient de petits jardins. Sous la voûte, une statuette, qu’on disait de Falconet, représentait une Source d’où, du reste, une humidité perpétuelle suintait. Le plaisir qu’il avait à voir la statuette, parce qu’elle lui faisait penser à un petit jardinier en plâtre qu’il y avait dans un jardin de Combray, n’était rien auprès de celui que lui causait le grand escalier humide et sonore, plein d’échos, comme celui de certains établissements de bains d’autrefois, aux vases remplis de cinéraires – bleu sur bleu – dans l’antichambre, et surtout le tintement de la sonnette, qui était exactement celui de la chambre d’Eulalie. Ce tintement mettait le comble à mon enthousiasme mais lui semblait trop humble pour qu’il puisse l’expliquer à Mme de Montmorency, de sorte que cette dame le voyait toujours dans un ravissement dont elle ne devina jamais la cause.

Les intermittences du coeur

La seconde arrivée à Balbec du narrateur fut bien différente de la première. Le directeur était venu en personne l’attendre à Pont-à-Couleuvre, répétant combien il tenait à sa clientèle attitrée. Il l’avait logé tout en haut de l’hôtel pour l’abriter du bruit. Le narrateur pourrait faire faire du feu si cela lui plaisait (car sur l’ordre des médecins, il était parti dès Pâques). Il apprit avec beaucoup de tristesse la mort du bâtonnier de Cherbourg. Il pensa aux images qui l’avaient décidé de retourner à Balbec. Elles étaient bien différentes de celles d’autrefois, la vision qu’il venait chercher était aussi éclatante que la première était brumeuse ; elles ne devaient pas moins le décevoir. Il pensa alors que les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables, que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruite. Il n’avait jamais profité des invitations des Verdurin. Ils seraient certainement heureux de le recevoir s’il allait, à la campagne, s’excuser de n’avoir jamais pu leur faire une visite à Paris, sachant que plusieurs fidèles passeraient les vacances sur cette côte, et ayant, à cause de cela, loué pour toute la saison un des châteaux de M. de Cambremer (la Raspelière). Il y aurait Mme Putbus et le narrateur espérait qu’elle avait emmené sa camériste dont Saint-Loup lui avait tant parlé. Saint-Loup qui, ne pouvant le recommander à distance à la femme de chambre (celle-ci ignorant le nom de Robert), avait écrit pour lui une lettre chaleureuse aux Cambremer. Il pensait qu’en dehors de toute l’utilité dont ils le pourraient être, Mme de Cambremer la belle-fille, née Legrandin, intéresserait le narrateur en causant avec lui. Les Cambremer attendaient une visite dès l’arrivée du narrateur et, si elle tardait trop, ne manqueraient pas de venir le relancer pour l’inviter à leurs garden-parties. Sans doute rien ne rattachait d’une façon essentielle la femme de chambre de Mme Putbus au pays de Balbec ; elle n’y serait pas pour le narrateur comme la paysanne que, seul sur la route de Méséglise, il avait si souvent appelée en vain. A Balbec, où il n’était pas allé depuis longtemps, il aurait cet avantage que le sentiment de la réalité n’y serait pas supprimé pour lui par l’habitude, comme à Paris où, soit dans sa propre maison, soit dans une chambre connue, le plaisir auprès d’une femme ne pouvait pas lui donner un instant l’illusion, au milieu des choses quotidiennes, qu’il lui ouvrait accès à une nouvelle vie. Cette illusion, il l’aurait peut-être dans un pays nouveau où renaissait la sensibilité, devant un rayon de soleil, et où justement achèverait de l’exalter la femme de chambre qu’il désirait. Ce but principal de son voyage ne fut ni atteint, ni même poursuivi. La camériste ne vint pas à Balbec. Il savait qu’il allait précisément se trouver dans un de ces lieux où foisonnent les belles inconnues ; une plage n’en offrait pas moins qu’un bal, et il pensait d’avance aux promenades devant l’hôtel, sur la digue, avec ce même genre de plaisir que Mme de Guermantes lui aurait procuré si, au lieu de le faire inviter dans des dîners brillants, elle avait donné plus souvent son nom pour leurs listes de cavaliers aux maîtresses de maison chez qui l’on dansait. Faire des connaissances féminines à Balbec lui serait aussi facile que cela lui avait été malaisé autrefois, car il y avait maintenant autant de relations et d’appuis qu’il en était dénué à son premier voyage.

Bouleversement de toute sa personne. Dès la première nuit, comme il souffrait d’une crise de fatigue cardiaque, tâchant de dompter sa souffrance, il se baissa avec lenteur et prudence pour se déchausser. Mais à peine eut-il touché le premier bouton de sa bottine, ma poitrine s’enfla, remplie d’une présence inconnue, divine, des sanglots le secouèrent, des larmes ruisselèrent de ses yeux. Il venait d’apercevoir, dans sa mémoire, penché sur sa fatigue, le visage tendre, préoccupé et déçu de sa grand’mère, telle qu’elle avait été ce premier soir d’arrivée, le visage de sa grand’mère, non pas de celle qu’il s’était étonné et reproché de si peu regretter et qui n’avait d’elle que le nom, mais de sa grand’mère véritable dont, pour la première fois depuis les Champs-Élysées où elle avait eu son attaque, il retrouvait dans un souvenir involontaire et complet la réalité vivante. Dans un désir fou de se précipiter dans ses bras, ce n’était qu’à l’instant – plus d’une année après son enterrement, à cause de cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments – que le narrateur venait d’apprendre qu’elle était morte. Il avait souvent parlé d’elle depuis ce moment-là et aussi pensé à elle, mais sous ses paroles et ses pensées de jeune homme ingrat, égoïste et cruel, il n’y avait jamais rien eu qui ressemblât à sa grand’mère, parce que dans sa légèreté, son amour du plaisir, son accoutumance à la voir malade, il ne contenait en lui qu’à l’état virtuel le souvenir de ce qu’elle avait été. Aux troubles de la mémoire sont liées les intermittences du cœur. C’est sans doute l’existence de notre corps, semblable pour nous à un vase où notre spiritualité serait enclose, qui nous induit à supposer que tous nos biens intérieurs, nos joies passées, toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession. Peut-être est-il aussi inexact de croire qu’elles s’échappent ou reviennent. En tout cas, si elles restent en nous c’est, la plupart du temps, dans un domaine inconnu où elles ne sont de nul service pour nous, et où même les plus usuelles sont refoulées par des souvenirs d’ordre différent et qui excluent toute simultanéité avec elles dans la conscience. Mais si le cadre de sensations où elles sont conservées est ressaisi, elles ont à leur tour ce même pouvoir d’expulser tout ce qui leur est incompatible, d’installer seul en nous, le moi qui les vécut. Le moi que le narrateur était alors, et qui avait disparu si longtemps, était de nouveau si près de lui qu’il lui semblait encore entendre les paroles qui avaient immédiatement précédé et qui n’étaient pourtant plus qu’un songe, comme un homme mal éveillé croit percevoir tout près de lui les bruits de son rêve qui s’enfuit. Il n’était plus que cet être qui cherchait à se réfugier dans les bras de sa grand’mère, à effacer les traces de ses peines en lui donnant des baisers, cet être qu’il aurait eu à se figurer, quand il était tel ou tel de ceux qui s’étaient succédé en lui depuis quelque temps, autant de difficulté que maintenant il lui eût fallu d’efforts, stériles d’ailleurs, pour ressentir les désirs et les joies de l’un de ceux que, pour un temps du moins, il n’était plus. Il se rappelait comme une heure avant le moment où sa grand’mère s’était penchée ainsi, dans sa robe de chambre, vers ses bottines. Ce n’est qu’à cet instant que le narrateur savait qu’il pourrait attendre des heures après des heures, qu’elle ne serait plus jamais auprès de lui, il ne faisait que de le découvrir parce qu’il venait, en la sentant, pour la première fois, vivante, véritable, gonflant son cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d’apprendre qu’il l’avait perdue pour toujours. Au lieu des plaisirs qu’il avait eus depuis quelque temps, le seul qu’il lui eût été possible de goûter en ce moment c’eût été, retouchant le passé, de diminuer les douleurs que sa grand’mère avait autrefois ressenties. Peu à peu voici qu’il se souvenait de toutes les occasions qu’il avait saisies, en lui laissant voir, en lui exagérant au besoin ses propres souffrances, de lui faire une peine qu’il ne s’imaginait ensuite effacée par ses baisers, comme si sa tendresse eût été aussi capable que son bonheur de faire le sien ; et pis que cela, lui qui ne concevait plus de bonheur maintenant qu’à en pouvoir retrouver répandu dans son souvenir sur les pentes de ce visage modelé et incliné par la tendresse, il avait mis autrefois une rage insensée à chercher d’en extirper jusqu’aux plus petits plaisirs, tel ce jour où Saint-Loup avait fait la photographie de grand’mère et où, ayant peine à dissimuler à celle-ci la puérilité presque ridicule de la coquetterie qu’elle mettait à poser, avec son chapeau à grands bords, dans un demi-jour seyant, le narrateur s’était laissé aller à murmurer quelques mots impatientés et blessants, qui, il l’avait senti à une contraction du visage de sa grand-mère, avaient porté, l’avaient atteinte ; c’était lui qu’ils déchiraient, maintenant qu’était impossible à jamais la consolation de mille baisers.

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