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Humanisme : le Contrat social
15 mars 2024

Le Côté de Guermantes VII

Au bout d’un instant le narrateur lui demanda s’il était nécessaire qu’il reste debout. Il le fit sans méchante intention, mais l’air de colère froide qu’avait M. de Charlus sembla s’aggraver encore. Le narrateur ignorait que chez lui, à la campagne, au château de Charlus, le baron avait l’habitude après dîner, tant il aimait à jouer au roi, de s’étaler dans un fauteuil au fumoir, en laissant ses invités debout autour de lui. M. de Charlus finit par lui ordonner de s’asseoir dans un fauteuil Louis XIV. Charlus lui annonça que l’entretien qu’il avait condescendu à lui accorder, à la prière d’une personne qui désirait que ne pas être nommée, marquerait pour leurs relations le point final. Il avait eu pour le narrateur de la sympathie. Mais le narrateur qui se rappelait sur quelle incartade M. de Charlus s’était séparé de lui à Balbec, esquissa un geste de dénégation. Outré, Charlus lui rappela la décoration autour du livre qu’il lui avait vous fait parvenir. Il venait de réaliser que le narrateur ne l’avait pas comprise comme il n’avait pas su ce qu’était un fauteuil Louis XIV. En effet, le narrateur s’était assis sur un fauteuil Directoire.  Alors il lui expliqua que dans la reliure du livre de Bergotte il avait glissé une représentation du linteau de myosotis de l’église de Balbec. Y avait-il une manière plus limpide de lui dire : « Ne m’oubliez pas ! »

Le narrateur trouvait que Charlus ressemblait à un Apollon vieilli ; mais un jus olivâtre, hépatique, semblait prêt à sortir de sa bouche mauvaise ; pour l’intelligence, on ne pouvait nier que la sienne, par un vaste écart de compas, avait vue sur beaucoup de choses qui resteraient toujours inconnues au duc de Guermantes. Mais de quelques belles paroles qu’il colorât ses haines, on sentait que, même s’il y avait tantôt de l’orgueil offensé, tantôt un amour déçu, ou une rancune, du sadisme, une taquinerie, une idée fixe, cet homme était capable d’assassiner et de prouver à force de logique et de beau langage qu’il avait eu raison de le faire et n’en était pas moins supérieur de cent coudées à son frère, sa belle-sœur, etc.

Le baron dit au narrateur qu’il  l’avait soumis à l’épreuve que le seul homme éminent de notre monde appelle avec esprit l’épreuve de la trop grande amabilité et qu’il déclare à bon droit la plus terrible de toutes, la seule qui puisse séparer le bon grain de l’ivraie. Il accusa le narrateur de l’avoir calomnié. Le narrateur nia avoir jamais parlé de lui. Mais il avait dit à Mme de Guermantes être lié à Charlus et cela avait suffi à provoquer la colère du baron. Charlus lui reprocha d’avoir laissé sans réponse la proposition qu’il lui avait faite à Paris. Il avait conçu pour le narrateur des choses infiniment séduisantes qu’il s’était bien gardé de lui dire. A la place du narrateur, Charlus aurait répondu. Il en profita pour dire qu’il avait plus de sympathie pour un intelligent ouvrier que pour bien des ducs. Il continua de reprocher au narrateur des propos désobligeants. Le narrateur nia et Charlus se mit en colère et se leva de sa chaise longue. Le narrateur pensait que cette colère venait de son orgueil. Et presque tout le reste venait d’un sentiment que le narrateur ignorait encore et auquel il ne fut donc pas coupable de ne pas faire sa part. alors le narrateur se mit lui aussi en colère. Il se précipita sur le chapeau haut de forme neuf du baron, le jeta par terre, le piétina, s’acharna à le disloquer entièrement, sans écouter les vociférations de M. de Charlus qui continuaient et, traversant la pièce pour s’en aller, il ouvrit la porte. Il fut surpris de voir deux valets qui écoutaient aux portes. Charlus courut à toutes jambes, rattrapa le narrateur dans le vestibule et lui barra la porte. Le baron  appela un valet de pied et fit sans aucun amour-propre emporter les miettes du chapeau détruit qu’on remplaça par un autre. Puis le narrateur demanda à Charlus qui l’avait perfidement calomnié. Charlus refusa de le lui dire. Charlus admit qu’on avait pu le tromper mais en tout cas, vrai ou faux, le propos avait fait son œuvre. Il reprocha au narrateur de n’avoir pas profité de l’occasion qui lui était donné de venir le voir. Il prétendit qu’il n’aimait plus le narrateur. Tout en lui disant qu’ils étaient brouillés, il lui faisait rester, boire, lui demandait de coucher et allait le faire reconduire. Il avait même l’air de redouter l’instant de le quitter et de se retrouver seul. Le narrateur traversa avec lui le grand salon verdâtre et lui dit, tout à fait au hasard, combien il le trouvait beau. Charlus lui montra un cabinet où  il y avait tous les chapeaux portés par Mme Elisabeth, la princesse de Lamballe, et par la Reine.

Charlus lui montra un arc-en-ciel de Turner qui commençait à briller entre deux Rembrandt, en signe de leur réconciliation. A ce moment-là, le narrateur entendit les premiers accords de la troisième partie de la Symphonie pastorale, « la joie après l’orage », exécutés non loin de lui, au premier étage sans doute, par des musiciens. Par provocation, Charlus dit au narrateur : « C’est joli, n’est-ce pas » d’un ton légèrement impertinent et qui pourtant rappelait un peu l’influence et l’accent de Swann. Et il ajouta : « Mais vous vous en fichez comme un poisson d’une pomme. Vous voulez rentrer, quitte à manquer de respect à Beethoven et à moi ». il dit au narrateur qu’il ne savait pas se raser, même un soir où il dînait en ville il gardait quelques poils, et Charlus lui prit le menton entre deux doigts pour ainsi dire magnétisés, qui, après avoir résisté un instant, remontèrent jusqu’aux oreilles du narrateur comme les doigts d’un coiffeur. Il lui proposa de voir le clair de lune avec lui, lui posa la main paternellement sur l’épaule en lui disant qu’il était « gentil tout de même ». Malgré ces affirmations solennelles qu’ils ne se reverraient jamais, le narrateur aurait juré que M. de Charlus, ennuyé de s’être oublié et craignant d’avoir fait de la peine au narrateur, n’eût pas été fâché de le revoir encore une fois. Et il avait raison car Charlus lui proposa un cadeau. En souvenir de la grand-mère du narrateur, Charlus avait fait relier pour lui une édition curieuse de Mme de Sévigné. Charlus se moqua du narrateur en faisant allusion à Whistler tout en affirmant que son interlocuteur ne devait pas le connaître. Le narrateur changea de conversation en lui demandant ce qu’il pensait de la princesse de Iéna. Charlus répondit que c’était un ordre de nomenclature qu’il ne connaissait pas. On avait voulu lui présenter le fils de la princesse d’Iéna mais selon lui il n’existait pas de princesse de ce nom, il avait supposé qu’il s’agissait d’une pauvresse couchant sous le pont d’Iéna et qui avait pris pittoresquement le titre de princesse d’Iéna. Charlus savait que c’était l’Empereur qui s’était amusé à donner à ces gens un titre précisément indisponible. Charlus pensait que c’était un fort mauvais tour qu’il avait joué ainsi à ces usurpateurs malgré eux. Le narrateur lui demanda si la demeure de la princesse de Guermantes était beau et Charlus répondit que c’était ce qu’il y avait de plus beau. Il dit que la duchesse de Guermantes (peut-être en ne l’appelant pas Oriane voulait-il mettre plus de distance entre elle et le narrateur) était délicieuse, très supérieure à ce que le narrateur avait pu deviner. Mais enfin elle était incommensurable avec sa cousine. Charlus évoqua les jardins d’Esther. Le narrateur aurait voulu les voir mais il fallait être invité et Charlus avait ce pouvoir. Charlus dit adieu au narrateur après l’avoir reconduit chez lui en lui demandant de méditer cet enseignement : une sympathie est toujours précieuse. Ce qu’on ne peut pas faire seul dans la vie, parce qu’il y a des choses qu’on ne peut demander, ni faire, ni vouloir, ni apprendre par soi-même, on le peut à plusieurs.

En rentrant, le narrateur vit sur son bureau une lettre que le jeune valet de pied de Françoise avait écrite à un de ses amis et qu’il y avait oubliée. Il la lut. Il y était mentionné le décès et les obsèques de la grand-mère du narrateur. Le valet évoquait la duchesse de Guermantes. La lettre était pleine de fautes d’orthographe et de grammaire. Il attribuait à Victor Hugo un vers de François de Malherbe « Et rose elle a vécu ce que vivent les roses ».

Deux mois après son dîner chez la duchesse, le narrateur reçut une invitation de la princesse de Guermantes. Il crut être victime de la machination d’une mauvaise farce. Sans doute être invité chez la princesse de Guermantes n’était peut-être pas, au point de vue mondain, quelque chose de plus difficile que dîner chez la duchesse, et les faibles connaissances héraldiques du narrateur lui avaient appris que le titre de prince n’est pas supérieur à celui de duc. Mais il se figurait l’hôtel de la princesse de Guermantes comme plus ou moins fréquenté par la duchesse de Longueville et par le grand Condé, desquels la présence rendait bien peu vraisemblable qu’il y pénètre jamais. Beaucoup de choses que M. de Charlus lui avait dites avaient donné un vigoureux coup de fouet à son imagination et, faisant oublier à celle-ci combien la réalité l’avait déçue chez la duchesse de Guermantes (il en est des noms des personnes comme des noms des pays), l’avaient aiguillée vers la cousine d’Oriane. Les tableaux que M. de Charlus faisait du monde étaient animés de beaucoup de vie par le mélange de ses haines féroces et de ses dévotes sympathies. Les haines dirigées surtout contre les jeunes gens, l’adoration excitée principalement par certaines femmes.

Le narrateur ne se berçait pas d’illusions quant à ses fréquentations. Il savait que Mme de Guermantes, n’eût jamais voulu lui faire de peine, ne disait de lui que ce qui pouvait lui faire plaisir, le comblait de toutes les amabilités qui formaient le riche train de vie moral des Guermantes, mais, s’il lui avait demandé un rien en dehors de cela, elle n’eût pas fait un pas pour le lui procurer, comme en ces châteaux où on a à sa disposition une automobile, un valet de chambre, mais où il est impossible d’obtenir un verre de cidre, non prévu dans l’ordonnance des fêtes.

On disait que la duchesse de Guermantes parlait seulement de frivolités, et sa cousine, avec l’esprit le plus médiocre, de choses toujours intéressantes. Chez Mme de Guermantes, ses paroles, déduites comme un théorème de son genre d’esprit, paraissaient au narrateur les seules qu’on aurait dû dire. Mais cette tyrannie de la réalité, qui était devant lui,  disparaissait quand il était loin de Mme de Guermantes, et qu’une dame différente lui disait, en se mettant de plain-pied avec lui et jugeant la duchesse placée fort au-dessous d’eux : « Oriane ne s’intéresse au fond à rien, ni à personne ».

Parmi  les traits particuliers au salon de la princesse de Guermantes, le plus habituellement cité était un certain exclusivisme, dû en partie à la naissance royale de la princesse, et surtout le rigorisme presque fossile des préjugés aristocratiques du prince, préjugés que d’ailleurs le duc et la duchesse ne s’étaient pas fait faute de railler devant le narrateur, et qui, naturellement, devait lui faire considérer comme plus invraisemblable encore que l’eût invité cet homme qui ne comptait que les altesses et les ducs et à chaque dîner. À cause de cela, beaucoup de gens du monde tranchaient en faveur du duc et de la duchesse les différences qui les séparaient de leurs cousins.

Le jour où devait avoir lieu la soirée chez la princesse de Guermantes, le narrateur apprit que le duc et la duchesse étaient revenus à Paris depuis la veille. Le bal de la princesse ne les eût pas fait revenir, mais un de leurs cousins était fort malade, et puis le duc tenait beaucoup à une redoute qui avait lieu cette nuit-là et où lui-même devait paraître en Louis XI et sa femme en Isabeau de Bavière. Et le narrateur résolut d’aller la voir le matin. Ce fut le duc seul qui le reçut dans sa bibliothèque. Au moment où le narrateur entra, sortit un petit homme aux cheveux tout blancs, l’air pauvre, avec une petite cravate noire comme en avait le notaire de Combray. L’homme le salua avec une humilité d’homme d’affaires. Le duc annonça au narrateur qu’Oriane avait préféré s’habiller d’abord, pour pouvoir rester avec Swann jusqu’au moment d’aller dîner. Swann devait lui donner une photo représentant les monnaies de l’Ordre de Malte. Dans le fond elle ne s’intéressait à cela que parce que Swann s’en occupait même si leur famille était très mêlée à toute cette histoire ; même encore à présent puisque le frère du duc de Guermantes était un des plus hauts dignitaires de l’Ordre de Malte. Swann s’était également intéressé aux templiers. Le duc trouvait inouï la rage des gens d’une religion à étudier celle des autres (évoquant ainsi la judéité de Swann).

Quelques parentes ou amies, comme Mme de Silistrie et la duchesse de Montrose, vinrent pour faire une visite à la duchesse, qui recevait souvent avant le dîner, et ne la trouvant pas, restèrent un moment avec le duc. Le duc évoqua avec elles la soirée de la princesse de Guermantes. Le duc parut touché que le narrateur soit venu chez eux le jour même de son retour. Mais sa figure se rembrunit quand le narrateur lui dit qu’il venait demander à sa femme de s’informer si sa cousine l’avait réellement invité. Il venait d’effleurer une de ces sortes de services que M. et Mme de Guermantes n’aimaient pas rendre. Le duc lui dit qu’il était trop tard, que si la princesse ne lui avait pas envoyé d’invitation, il aurait l’air d’en demander une, que déjà ses cousins lui en avaient refusé une, une fois, et qu’il ne voulait plus, ni de près, ni de loin, avoir l’air de se mêler de leurs listes. Il préférait même cacher cette demande à Oriane et demanda au narrateur de ne pas lui en parler. Le narrateur voulut savoir s’il avait une chance de rencontre Mme de Stermaria chez la princesse de Guermantes. Le duc répondit que ce n’était pas le genre de personne que la princesse invitait. Le duc changea de conversion en informant le narrateur qu’il avait échangé ses Elstir contre un tableau qu’il croyait de Vélasquez. La duchesse fit savoir qu’elle voulait encore quelques minutes pour s’habiller et que le duc fasse entrer Swann. Le duc de Guermantes ordonna au narrateur de ne pas parler de la soirée du prince. En effet, le prince croyait Swann petit-fils naturel du duc de Berri. Si le prince avait su que Swann était juif, il aurait eu une attaque. Le narrateur n’avait pas vu Swann depuis longtemps et le trouva changé. Swann était très malade. La maladie de Swann était celle qui avait emporté sa mère et dont elle avait été atteinte précisément à l’âge qu’il avait. Le narrateur fut surpris du charmant sourire et de l’affectueuse poignée de mains avec lesquels Swann répondit à son salut, car il croyait qu’après si longtemps il ne Swann ne l’aurait pas reconnu tout de suite. Et c’est pourtant ce qui était ; Swann ne l’identifia, le narrateur ne le sut longtemps après, que quelques minutes plus tard, en entendant rappeler son nom. Le duc montra son « Vélasquez » à Swann. Il voulut savoir c’était un Vélasquez. Swann hésita un instant devant cette toile que visiblement il trouvait affreuse et l’attribua « à la malveillance ! ». Le duc ne put laisser échapper un mouvement de rage. Il partit s’habiller.

Le narrateur causa un instant avec Swann de l’affaire Dreyfus et lui demanda comment il se faisait que tous les Guermantes fussent antidreyfusards. « D’abord parce qu’au fond tous ces gens-là sont antisémites », répondit Swann qui savait bien pourtant par expérience que certains ne l’étaient pas. Arrivé au terme prématuré de sa vie, comme une bête fatiguée qu’on harcèle, il exécrait ces persécutions et rentrait au bercail religieux de ses pères. Il raconta au narrateur que le prince de Guermantes avait laissé brûler une aile de son château, où le feu avait pris, parce qu’il aurait fallu demander des pompes au château voisin qui est aux Rothschild. Le narrateur lui demanda s’il allait chez le prince ce soir-là et il acquiesça. Le narrateur affirma que le duc n’était pas antisémite mais Swann rétorqua que le duc était antidreyfusard. Saint-Loup était dreyfusard mais Swann savait que cela ne plaisait pas ne l’était pas. Il fut ravi d’apprendre que Saint-Loup était du côté de Dreyfus et n’en fut pas étonné, le sachant intelligent. Le dreyfusisme avait rendu Swann d’une naïveté extraordinaire et donné à sa façon de voir une impulsion, un déraillement plus notables encore que n’avait fait autrefois son mariage avec Odette de Crécy. Il remettait toutes ses admirations et tous ses dédains à l’épreuve d’un critérium nouveau, le dreyfusisme. Il n’était pas bien grave que la vague nouvelle atteignît aussi en lui les jugements politiques, et lui fit perdre le souvenir d’avoir traité d’homme d’argent, d’espion de l’Angleterre Clemenceau, qu’il déclarait maintenant avoir tenu toujours pour une conscience, un homme de fer. Dépassant les jugements politiques, la vague renversait chez Swann les jugements littéraires et jusqu’à la façon de les exprimer. Barrès avait perdu tout talent, et même ses ouvrages de jeunesse étaient faiblards. Swann apprit au narrateur qu’il ne voyait plus Saint-Loup mais l’avait fait admettre au Jockey Club malgré son dreyfusisme. Oriane reparut avec une robe magnifique. C’était pour la soirée de la princesse de Guermantes. Elle venait de contredire son mari sans le savoir. Le narrateur demanda à Oriane comment elle trouvait la princesse de Guermantes. Elle répondit qu’elle la trouvait belle comme le jour, mais aussi un peu idiote, très gentille malgré toute sa hauteur germanique, pleine de cœur et de gaffes.

Oriane considérait la princesse de Guermantes comme une charmante loufoque qui était descendue de son trône allemand pour venir épouser bien bourgeoisement un simple particulier. Le duc évoqua une soirée à l’Elysée. Il avait été étonné d’être reçu avec sa femme par le président Carnot dont l’ancêtre membre du tribunal révolutionnaire avait ait périr en un jour onze des siens. Le duc annonça à sa femme que la soirée où ils étaient invités leur permettrait de retrouver le frère du roi Théodose. Oriane déclara que les princes les plus gentils ne l’étaient pas tout à fait. Il fallait toujours qu’ils aient une opinion sur tout. Alors comme ils n’en avaient aucune, ils passaient la première partie de leur vie à demander les celles des autres, et la seconde à leur resservir.

Un laquais parut. C’était le jeune fiancé qui avait eu des raisons avec le concierge, jusqu’à ce que la duchesse, dans sa bonté, eût mis entre eux une paix apparente. Il voulait savoir s’il devait prendre ce soir des nouvelles du marquis d’Osmond. Oriane lui répondit qu’elle n’en voulait pas et lui ordonna de prendre sa soirée pour ne revenir que le lendemain matin. Il allait enfin pouvoir passer de longues heures avec sa promise qu’il ne pouvait quasiment plus voir, depuis qu’à la suite d’une nouvelle scène avec le concierge, la duchesse lui avait gentiment expliqué qu’il valait mieux ne plus sortir pour éviter de nouveaux conflits. Il nageait, à la pensée d’avoir enfin sa soirée libre, dans un bonheur que la duchesse remarqua et comprit. Oriane fut irritée et jalouse de son bonheur. Elle voulut revenir sur sa décision. Un valet arriva avec des mauvaises nouvelles sur la santé du marquis Osmond mais M.  Guermantes ne voulut rien savoir. Le valet annonça à Oriane que la comtesse Molé avait laissé ce matin une carte pour madame la duchesse.

Le valet de pied rentra avec la carte de la comtesse Molé, ou plutôt avec ce qu’elle avait laissé comme carte. Elle avait tiré de sa poche une lettre qu’elle avait reçue. Oriane dit que la comtesse était charmante, mais ne lui semblait pas avoir tout de même un volume suffisant pour s’imaginer qu’elle pouvait étonner le monde à si peu de frais que de laisser une enveloppe comme carte et de la laisser à dix heures du matin. Swann ne put s’empêcher de rire en pensant que la duchesse, qui était du reste un peu jalouse du succès de Mme Molé, trouverait bien dans « l’esprit des Guermantes » quelque réponse impertinente à l’égard de la visiteuse.

Le duc et la duchesse de Guermantes se querellèrent à propos de leur ascendance avec la maison de Brabant. La duchesse proposa à Swan de venir avec elle et son mari en Italie au printemps. Puis la duchesse regarda l’immense photo que Swann lui avait apportée. Le duc était effrayé par sa taille et n’en voulait pas mais la duchesse le rassura en lui disant qu’elle mettrait dans sa chambre. Le duc répondit qu’il aurait ainsi chance de ne la voir jamais, sans penser à la révélation qu’il faisait aussi étourdiment sur le caractère négatif de ses rapports conjugaux. Oriane demanda au valet de déposer l’immense enveloppe qui avait recouvert la photo chez la comtesse de Molé, heureuse de sa plaisanterie qui fit rire Swann. Swann lui expliqua qu’il ne pourrait partir en Italie avec elle car il était souffrant. Oriane pensait qu’il serait guéri d’ici le printemps mais Swann lui dit qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre. Placée pour la première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui allait mourir, Oriane  ne voyait rien dans le code des convenances qui lui indiquât la jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence, elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins d’efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le nier. Swann savait que, pour les autres, leurs propres obligations mondaines priment la mort d’un ami, et il se mettait à leur place, grâce à sa politesse. Il laissa les Guermantes partirent à leur soirée. Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Mais le duc remarqua qu’Oriane avait mis des chaussures noires avec sa robe rouge et l’obligea à en changer. Durant son absence, le duc dit que le retard d’Oriane les obligerait à avoir mal à l’estomac. Le duc n’était nullement gêné de parler des malaises de sa femme et des siens à un mourant, car les premiers, l’intéressant davantage, lui apparaissaient plus importants. Aussi fut-ce seulement par bonne éducation et gaillardise, qu’après avoir éconduits gentiment ses invités, il cria à la cantonade et d’une voix de stentor, de la porte, à Swann qui était déjà dans la cour :

– Et puis vous, ne vous laissez pas frapper par ces bêtises des médecins, que diable ! Ce sont des ânes. Vous vous portez comme le Pont-Neuf.

Vous nous enterrerez tous !

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