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Humanisme : le Contrat social
4 mai 2024

Sodome et Gomorrhe 3

Le narrateur s’aperçut – ce qui lui avait échappé à Paris – que ce n’était plus sa mère qu’il avait sous les yeux, mais sa grand’mère. Ainsi souvent, par un avènement de profonde origine, le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue. La mère du narrateur avait perdu son bon sens et la gaîté moqueuse qu’elle tenait de son père. Non seulement sa mère ne pouvait se séparer du sac de la grand’mère, devenu plus précieux que s’il eût été de saphirs et de diamants, de son manchon, de tous ces vêtements qui accentuaient encore la ressemblance d’aspect entre elles deux, mais même des volumes de Mme de Sévigné que la grand’mère avait toujours avec elle.

Pour ne pas la laisser dîner seule, le narrateur dut descendre avec sa mère. Le premier président et la veuve du bâtonnier se firent présenter à elle. Et tout ce qui avait rapport à la grand’mère lui était si sensible qu’elle fut touchée infiniment, garda toujours le souvenir et la reconnaissance de ce que lui dit le premier président, comme elle souffrit avec indignation de ce qu’au contraire la femme du bâtonnier n’eût pas une parole de souvenir pour la morte. En réalité, le premier président ne se souciait pas plus d’elle que la femme du bâtonnier. Les paroles émues de l’un et le silence de l’autre, bien que la mère du narrateur mît entre eux une telle différence, n’étaient qu’une façon diverse d’exprimer cette indifférence que nous inspirent les morts. Tous les jours suivants la mère du narrateur descendit s’asseoir sur la plage, pour faire exactement ce que sa mère avait fait, et elle lisait ses deux livres préférés, les Mémoires de Mme de Beausergent et les Lettres de Mme de Sévigné. Quand elle lisait dans les lettres ces mots : « ma fille », elle croyait entendre sa mère lui parler. Elle eut la mauvaise chance, dans un de ces pèlerinages où elle ne voulait pas être troublée, de rencontrer sur la plage une dame de Combray, suivie de ses filles. Son nom était Mme Poussin mais le narrateur et sa mère ne l’appelaient jamais entre eux que « Tu m’en diras des nouvelles », car c’est par cette phrase perpétuellement répétée qu’elle avertissait ses filles des maux qu’elles se préparaient. Elle adressa de loin à la mère du narrateur de longs saluts éplorés, non en signe de condoléance, mais par genre d’éducation. Elle ne les gêna guère à Balbec où le narrateur ne la rencontra qu’une fois, à un moment où elle disait à sa fille en train de se ronger les ongles : « Quand tu auras un bon panaris, tu m’en diras des nouvelles. »

Pendant que sa mère lisait sur la plage le narrateur resta seul dans sa chambre. Il se rappela les derniers temps de la vie de sa grand’mère et tout ce qui se rapportait à eux, la porte de l’escalier qui était maintenue ouverte quand nous étions sortis pour sa dernière promenade. En contraste avec tout cela, le reste du monde semblait à peine réel et ma souffrance l’empoisonnait tout entier. Enfin sa mère exigea qu’il sorte. Mais, à chaque pas, quelque aspect oublié du Casino, de la rue où en l’attendant, le premier soir, il était allé jusqu’au monument de Duguay-Trouin, l’empêchait, comme un vent contre lequel on ne peut lutter, d’aller plus avant ; il baissait les yeux pour ne pas voir. Et après avoir repris quelque force, il revenait vers l’hôtel. Il comprenait très bien le charme que ce grand palace pouvait offrir à certaines personnes. Il était dressé comme un théâtre, et une nombreuse figuration l’animait jusque dans les plinthes. Bien que le client ne fût qu’une sorte de spectateur, il était mêlé perpétuellement au spectacle, non même comme dans ces théâtres où les acteurs jouent une scène dans la salle, mais comme si la vie du spectateur se déroulait au milieu des somptuosités de la scène. Les couloirs des étages dérobaient une fuite de caméristes et de couturières, belles sur la mer et jusqu’aux petites chambres desquelles les amateurs de la beauté féminine ancillaire arrivaient par de savants détours. En bas, c’était l’élément masculin qui dominait et faisait de cet hôtel, à cause de l’extrême et oisive jeunesse des serviteurs, comme une sorte de tragédie judéo- chrétienne ayant pris corps et perpétuellement représentée. Le narrateur pensait à des vers de Racine, cette fois-ci non plus d’Esther, mais d’Athalie : car dès le hall, ce qu’au XVIIe siècle on appelait les Portiques, « un peuple florissant » de jeunes chasseurs se tenait, surtout à l’heure du goûter, comme les jeunes Israélites des chœurs de Racine. Il pouvait se demander s’il pénétrait dans le grand hôtel de Balbec ou dans le temple de Salomon. Le narrateur remontait directement à sa chambre. Ses pensées étaient habituellement attachées aux derniers jours de la maladie de sa grand’mère, à ces souffrances qu’il revivait, en les accroissant. Il ignora longtemps, que sa grand’mère, la veille de sa mort, dans un moment de conscience et s’assurant qu’il n’était pas là, avait pris la main de sa fille et, après y avoir collé ses lèvres fiévreuses, lui avait dit : « Adieu, ma fille, adieu pour toujours. ». La mère du narrateur qui avait rencontré Albertine, avait insisté pour qu’il la voit, à cause des choses gentilles qu’elle lui avait dites sur la grand’mère et sur lui. Il  lui avait donc donné rendez-vous. Le directeur de l’hôtel la connaissait ainsi que ses amies. Il leur en voulait de choses qu’elles avaient dites de l’hôtel. Le narrateur regarda la photographie que Saint-Loup avait faite de sa grand-mère et il pensa de nouveau : « C’est grand’mère, je suis son petit-fils », comme un amnésique retrouve son nom, comme un malade change de personnalité. Françoise lui révéla que la grand-mère était bien contente de sa photographie, parce qu’en ce moment-là elle ne croyait pas qu’elle reviendrait de Balbec. Elle s’était arrangée pour la photo et elle voulait que son petit-fils garde cette trace d’elle. Malgré tout le mal qu’elle put faire à Albertine, le narrateur aimait Françoise d’une affection, intermittente il est vrai, mais du genre le plus fort, celui qui a pour base la pitié.

Le narrateur souffrit toute la journée en restant devant la photographie de sa grand’mère. Elle le torturait. Moins pourtant que ne fit le soir la visite du directeur qui lui parla du jour où la grand-mère avait fait une syncope. Elle n’avait pas voulu que son petit-fils soit mis au courant. Ainsi sa grand’mère avait des syncopes et les lui avait cachées. Peut-être au moment où il était le moins gentil pour elle, où elle était obligée, tout en souffrant, de faire attention à être de bonne humeur pour ne pas l’irriter et à paraître bien portante pour ne pas être mise à la porte de l’hôtel.

Le lendemain il alla, à la demande de sa mère, s’étendre un peu sur le sable, ou plutôt dans les dunes, là où on est caché par leurs replis, et où il savait qu’Albertine et ses amies ne pourraient pas le trouver. Il pensa à sa grand-mère. Quelques jours plus tard la photographie qu’avait faite Saint-Loup lui était douce à regarder. Même si sa grand’mère avait un air de condamnée à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui échappait au narrateur mais qui empêchait sa mère de regarder jamais cette photographie. Puis un jour, il se décida à faire dire à Albertine qu’il la recevrait prochainement. Il avait désiré de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans son souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et il avait résolu d’envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine suivante. Mais le jour où Albertine vint, le temps s’était de nouveau gâté et rafraîchi, et d’ailleurs il n’eut pas l’occasion d’entendre son rire ; elle était de fort mauvaise humeur. Malgré la pluie récente et le ciel changeant à toute minute, après avoir accompagné Albertine jusqu’à Egreville, car Albertine faisait, selon son expression, la « navette » entre cette petite plage, où était la villa de Mme Bontemps, et Incarville où elle avait été « prise en pension » par les parents de Rosemonde, le narrateur partit se promener seul vers cette grande route que prenait la voiture de Mme de Villeparisis quand ils allaient se promener avec sa grand’mère. Il y admira les pommiers en fleurs qui lui firent penser à une estampe japonaise.

Chapitre deuxième


Les mystères d’Albertine. – Les jeunes filles qu’elle voit dans la glace. – La dame inconnue. –
Le liftier. – Madame de Cambremer. – Les plaisirs de M. Nissim Bernard. – Première esquisse du caractère étrange de Morel. – M. de Charlus dîne chez les Verdurin.

 

Dans sa crainte que le plaisir trouvé dans cette promenade solitaire n’affaiblît en lui le souvenir de sa grand’mère, le narrateur chercha à le raviver en pensant à telle grande souffrance morale qu’elle avait eue. Cependant, rien que par ses rêves quand il était endormi, il aurait pu apprendre que son chagrin de la mort de sa grand’mère diminuait, car elle y apparaissait moins opprimée par l’idée qu’il se faisait de son néant. Il la voyait toujours malade, mais en voie de se rétablir, il la trouvait mieux. Seulement il ne trouvait plus chez sa grand’mère la riche spontanéité d’autrefois. Ses paroles n’étaient qu’une réponse affaiblie, docile, presque un simple écho de ses paroles à lui ; elle n’était plus que le reflet de sa propre pensée. Incapable encore d’éprouver à nouveau un désir physique, Albertine recommençait cependant à l’inspirer comme un désir de bonheur. Mais, même au milieu d’un chagrin encore vif, le désir physique renaît. De son lit où on lui faisait rester longtemps tous les jours à se reposer, le narrateur souhaitait qu’Albertine vînt recommencer leurs jeux d’autrefois. Il essaya de se distraire de ce désir en allant jusqu’à la fenêtre regarder la mer de ce jour-là. Ses yeux, instruits par Elstir à retenir précisément les éléments qu’il écartait volontairement jadis, contemplaient longuement ce que la première année ils ne savaient pas voir. Les promenades agrestes qu’il faisait avec Mme de Villeparisis ne s’opposait plus à ce voisinage fluide, inaccessible et mythologique, de l’Océan éternel. Et certains jours la mer lui semblait, au contraire, maintenant presque rurale elle-même. Et une fois, ne pouvant plus résister à son désir, au lieu de se recoucher, il s’habilla et partit chercher Albertine à Incarville. Il prit le petit chemin de fer d’intérêt local dont il avait, par Albertine et ses amies, appris autrefois tous les surnoms dans la région, où on l’appelait tantôt le Tortillard à cause de ses innombrables détours, le Tacot parce qu’il n’avançait pas, le Transatlantique à cause d’une effroyable sirène qu’il possédait pour que se garassent les passants, le Decauville et le Funi, bien que ce ne fût nullement un funiculaire mais parce qu’il grimpait sur la falaise. Mais aussitôt il vit sa grand’mère, telle qu’elle était assise dans le train à leur départ de Paris à Balbec, quand, dans la souffrance de le voir prendre de la bière, elle avait préféré ne pas regarder, fermer les yeux et faire semblant de dormir. Un tel souvenir, comme un coup de baguette, lui avait de nouveau rendu l’âme qu’il était en train de perdre depuis quelque temps. Il ne put rester dans ce wagon. Dès que le train s’arrêta à Maineville-la-Teinturière, renonçant à ses projets, il descendit, rejoignit la falaise et en suivit les chemins sinueux. Maineville avait acquis depuis quelque temps une importance considérable et une réputation particulière, parce qu’un directeur de nombreux casinos, marchand de bien-être, avait fait construire non loin de là, avec un luxe de mauvais goût capable de rivaliser avec celui d’un palace, un établissement, qui était, à franc parler, la première maison publique pour gens chics qu’on eût eu l’idée de construire sur les côtes de France. Il rejoignit la falaise et en suivit les chemins sinueux dans la direction de Balbec. Quand il rentra, le concierge de l’hôtel lui remit une lettre de deuil émanant de tout le ban et l’arrière-ban des nobles de la région. La morte était une cousine des Cambremer et s’appelait Éléonore-Euphrasie-Humbertine de Cambremer, comtesse de Criquetot. Les nobles avaient l’air d’avoir sonné le rassemblement de tous les jolis villages échelonnés ou dispersés à cinquante lieues à la ronde et de les avoir disposés en formation serrée, sans une lacune, sans un intrus, dans le damier compact et rectangulaire de l’aristocratique lettre bordée de noir. La mère du narrateur était remontée dans sa chambre, méditant cette phrase de Mme de Sévigné : « Je ne vois aucun de ceux qui veulent me divertir de vous ; en paroles couvertes c’est qu’ils veulent m’empêcher de penser à vous et cela m’offense », parce que le premier président lui avait dit qu’elle devrait se distraire. Le narrateur monta dans sa chambre. Il était à peine quatre heures. Il demanda à Françoise d’aller chercher Albertine pour qu’elle vînt passer la fin de l’après-midi avec lui. Dès ce jour-là – mais ce n’était pas le premier – son attente fut un peu anxieuse. Françoise, une fois partie, resta si longtemps que le narrateur commença à désespérer. Enfin Françoise arriva, mais seule. Elle expliqua qu’Albertine était restée en arrière pour s’arranger devant la glace. Le temps fut long encore avant qu’Albertine arrivât. Mais la gaieté, la gentillesse qu’elle eut cette fois dissipèrent la tristesse du narrateur. Elle lui annonça (contrairement à ce qu’elle avait dit l’autre jour) qu’elle resterait la saison entière, et lui demanda s’ils ne pourraient pas, comme la première année, se voir tous les jours. Il lui dit qu’en ce moment il était trop triste et qu’il la ferait plutôt chercher de temps en temps, au dernier moment, comme à Paris. Françoise avait, en la ramenant, eu l’air heureuse comme chaque fois qu’elle avait pris une peine pour le narrateur et avait réussi à lui faire plaisir. Mais Albertine elle-même n’était pour rien dans cette joie et, dès le lendemain, Françoise devait dire ces paroles profondes au narrateur : « Monsieur ne devrait pas voir cette demoiselle. Je vois bien le genre de caractère qu’elle a, elle vous fera des chagrins. » En reconduisant Albertine, le narrateur vit, par la salle à manger éclairée, la princesse de Parme. Il la regarda en s’arrangeant à n’être pas vu. Quand elle se leva de table elle remit un gros pourboire à Aimé comme s’il avait été là uniquement pour elle et si elle récompensait, en quittant un château, un maître d’hôtel affecté à son service. Une autre pièce glissa des mains de la princesse pour le sommelier qu’elle avait fait appeler et à qui elle tint à exprimer sa satisfaction comme un général qui vient de passer une revue. Le lift eut aussi un mot, un sourire et un pourboire, tout cela mêlé de paroles encourageantes et humbles destinées à leur prouver qu’elle n’était pas plus que l’un d’eux. Le narrateur pensa au palais de Parme, aux conseils moitié religieux, moitié politiques donnés à cette princesse, laquelle agissait avec le peuple comme si elle avait dû se le concilier pour régner un jour, bien plus, comme si elle régnait déjà. Il remonta dans sa chambre. Albertine lui avait fait prendre en note les dates où elle devait s’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et lui avait fait inscrire aussi leur adresse pour s’il avait besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela fit que, pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent tout naturellement autour d’elle des liens de fleurs. Beaucoup de ses amies – il ne l’aimait pas encore – lui donnèrent, sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Treize me donnèrent leurs frêles faveurs. Albertine était la quatorzième. Il avait inscrit les noms et les adresses des jeunes filles chez qui il la trouverait tel jour où elle ne serait pas à Incarville, mais de ces jours-là il avait pensé qu’il profiterait plutôt pour aller chez Mme Verdurin. Quant à Albertine, il la voyait rarement, et seulement les soirs, fort espacés, où il ne pouvait se passer d’elle. Si un tel désir le saisissait quand elle était trop loin de Balbec pour que Françoise pût aller jusque-là, il envoyait le lift à Egreville, à la Sogne, à Saint-Frichoux, en lui demandant de terminer son travail un peu plus tôt. Dans le but d’améliorer ce qu’il appelait son traitement, il acceptait pour ses courses des rémunérations, qui l’avaient fait prendre en horreur à Françoise. Le rangeait dans la catégorie des « tire-sous. » Cette catégorie où elle avait si souvent fait figurer Eulalie (la domestique confidente de tante Léonie) et où, hélas, pour tous les malheurs que cela devait un jour amener, elle rangeait déjà Albertine, parce qu’elle voyait souvent le narrateur demander à sa mère, pour son amie peu fortunée, de menus objets, des colifichets. Certaines choses étaient extrêmement agaçantes chez ce liftier : quoi que le narrateur lui dise le lift l’interrompait par une locution « Vous pensez ! » ou « Pensez ! » qui semblait signifier ou bien que la remarque du narrateur était d’une telle évidence que tout le monde l’eût trouvée, ou bien reporter sur lui le mérite comme si c’était lui qui attirait son attention là-dessus. Le liftier était plutôt petit, mal bâti et assez laid. Cela n’empêchait pas que chaque fois qu’on lui parlait d’un jeune homme de taille haute, élancée et fine, il disait : « Ah ! oui, je sais, un qui est juste de ma grandeur. »

La cruelle méfiance du narrateur pour Albertine naquit d’une remarque de Cottard. Albertine et ses amies avaient voulu ce jour-là entraîner le narrateur au casino d’Incarville et, pour sa chance, il ne les y eût pas rejointes (voulant aller faire une visite à Mme Verdurin qui l’avait invité plusieurs fois), s’il n’eût été arrêté à Incarville même par une panne de tram qui allait demander un certain temps de réparation. Marchant de long en large en attendant qu’elle fût finie, il se trouva tout à coup face à face avec le docteur Cottard venu à Incarville en consultation. Il hésita presque à lui dire bonjour comme il n’avait répondu à aucune de ses lettres. N’ayant pas été astreint par l’éducation aux mêmes règles fixes de savoir-vivre que les gens du monde, Cottard était plein de bonnes intentions qu’on ignorait, qu’on niait, jusqu’au jour où il avait l’occasion de les manifester. Il s’excusa, avait bien reçu les lettres du narrateur, avait signalé sa présence aux Verdurin, qui avaient grande envie de le voir et chez qui il lui conseilla d’aller. Il voulait même l’y emmener le soir même, car il allait reprendre le petit chemin de fer d’intérêt local pour y aller dîner. Ils entrèrent dans le petit casino en attendant que le tram soit réparé. Le narrateur comptait repartir avec Cottard chez les Verdurin, quand il refusa définitivement son offre, pris d’un désir trop vif de rester avec Albertine. C’est qu’il venait de l’entendre rire. Elle était avec ses amies. Une des jeunes filles que le narrateur ne connaissait pas se mit au piano, et Andrée demanda à Albertine de valser avec elle. Heureux, dans ce petit Casino, de penser qu’il allait rester avec ces jeunes filles, le narrateur fit remarquer à Cottard comme elles dansaient bien. Mais lui, du point de vue spécial du médecin, et avec une mauvaise éducation qui ne tenait pas compte de ce que le narrateur connaissait ces jeunes filles, à qui il avait pourtant dû le voir dire bonjour, lui répondit : « Oui, mais les parents sont bien imprudents qui laissent leurs filles prendre de pareilles habitudes. Je ne permettrais certainement pas aux miennes de venir ici. Sont-elles jolies au moins ? Je ne distingue pas leurs traits. Tenez, regardez, ajouta-t-il en me montrant Albertine et Andrée qui valsaient lentement, serrées l’une contre l’autre, j’ai oublié mon lorgnon et je ne vois pas bien, mais elles sont certainement au comble de la jouissance. On ne sait pas assez que c’est surtout par les seins que les femmes l’éprouvent. Et, voyez, les leurs se touchent complètement. »

Andrée dit à ce moment un mot à Albertine et celle-ci rit du même rire pénétrant et profond que le narrateur avait entendu plus tôt. Mais le trouble que ce rire lui apporta cette fois ne lui fut plus que cruel ; Albertine avait l’air d’y montrer, de faire constater à Andrée quelque frémissement voluptueux et secret. Il sonnait comme les premiers ou les derniers accords d’une fête inconnue. Le narrateur repartit avec Cottard, distrait en causant avec lui, ne pensant que par instants à la scène qu’il venait de voir. Quoique Cottard eût l’habitude de déclarer qu’il ne faisait pas de médecine en vacances, il avait espéré se faire, sur cette côte, une clientèle de choix, à quoi le docteur du Boulbon se trouvait mettre obstacle. Certes le médecin de Balbec ne pouvait gêner Cottard. C’était seulement un médecin très consciencieux. Aussi toute la rage de Cottard était-elle reportée sur du Boulbon. Le narrateur voulut renter et quitta le professeur ami des Verdurin, en lui promettant d’aller les voir. Le mal que lui avaient fait ses paroles concernant Albertine et Andrée était profond, mais les pires souffrances n’en furent pas senties par lui immédiatement. Il avait mal compris, dans son premier séjour à Balbec – et peut-être bien Andrée avait fait comme lui – le caractère d’Albertine. Il avait cru que c’était frivolité. Dans son second séjour à Balbec, il soupçonna que cette frivolité n’était qu’une apparence, la garden-party qu’un paravent, sinon une invention. Albertine lui faisait les protestations de tendresse les plus passionnées. Elle regardait l’heure parce qu’elle devait aller faire une visite à une dame qui recevait, paraît-il, tous les jours à cinq heures, à Infreville. Tourmenté d’un soupçon et se sentant d’ailleurs souffrant, le narrateur demanda à Albertine, la supplia de rester avec lui. C’était impossible (et même elle n’avait plus que cinq minutes à rester) parce que cela fâcherait cette dame, peu hospitalière et susceptible, et, disait Albertine, assommante. Alors puisque Albertine ne pouvait lâcher la dame, le narrateur voulut l’accompagner jusqu’à Infreville sans aller jusqu’à chez la dame. Albertine avait l’air d’avoir reçu un coup terrible. Sa parole était entrecoupée. Elle dit que les bains de mer ne lui réussissaient pas. Alors elle accepta mais à condition d’aller du côté d’Infreville, où les petites stations de bois étaient collées les unes à côtés des autres. Il sentait qu’Albertine renonçait pour lui à quelque chose d’arrangé qu’elle ne voulait pas lui dire, et qu’il y avait quelqu’un qui serait malheureux comme il l’était. Voyant que ce qu’elle avait voulu n’était pas possible, puisque le narrateur voulait l’accompagner, elle renonçait franchement. Albertine était toujours sûre de retrouver les gens qu’elle avait plaqués un soir. La personne inconnue qu’elle lâchait pour le narrateur souffrirait, l’en aimerait davantage (Albertine ne savait pas que c’était pour cela), et, pour ne pas continuer à souffrir, reviendrait de soi-même vers elle, comme l’aurait fait le narrateur. Alors, il la laisser partir pour son rendez-vous. Il n’avait pas seulement des doutes sur ce qu’elle disait mais sur ce qu’elle faisait, et cela, Albertine le lui reprocha. Elle s’enfuit au pas de course en criant : « Adieu pour jamais », d’un air désolé (elle s’excusa, du reste, en venant voir le narrateur le lendemain). Il croyait qu’elle tenait à lui, au point que l’autre personne était plus jalouse que lui-même.

Quelques jours après, à Balbec, comme le narrateur et ses amies étaient dans la salle de danse du Casino, entrèrent la sœur et la cousine de Bloch, devenues l’une et l’autre fort jolies, mais que le narrateur ne saluait plus à cause de ses amies, parce que la plus jeune, la cousine, vivait, au su de tout le monde, avec l’actrice dont elle avait fait la connaissance pendant le premier séjour du narrateur. Andrée prétendit que cela lui faisait horreur comme à Albertine. Pourtant, le narrateur avait remarqué qu’au moment où étaient apparues Mlle Bloch et sa cousine, avait passé dans les yeux d’Albertine cette attention brusque et profonde qui donnait parfois au visage de l’espiègle jeune fille un air sérieux, même grave, et la laissait triste après. D’ailleurs, le narrateur apprit que si Albertine avait tourné le dos à la sœur et à la cousine de Bloch toute la soirée, elle avait profité d’une grande glace encastrée dans le mur pour les regarder. À partir du jour où Cottard fut entré avec le narrateur dans le petit casino d’Incarville, sans partager l’opinion qu’il avait émise, Albertine ne lui sembla plus la même ; sa vue lui causait de la colère. Lui-même avait changé tout autant qu’elle lui semblait autre. Il avait cessé de lui vouloir du bien ; en sa présence, hors de sa présence quand cela pouvait lui être répété, il parlait d’elle de la façon la plus blessante. Il y avait des trêves cependant. Un jour le narrateur apprit qu’Albertine et Andrée avaient accepté toutes deux une invitation chez Elstir. Sans s’annoncer, pour les gêner et priver Albertine du plaisir sur lequel elle comptait, le narrateur arriva à l’improviste chez Elstir. Mais il n’y trouva qu’Andrée. Albertine avait choisi un autre jour où sa tante devait y aller. Alors il se disait que Cottard avait dû se tromper ; l’impression favorable que lui avait produite la présence d’Andrée sans son amie se prolongeait et entretenait en lui des dispositions plus douces à l’égard d’Albertine. Mais elles ne duraient pas longtemps. Il pensa alors à tout ce qu’il avait appris de l’amour de Swann pour Odette, de la façon dont Swann avait été joué toute sa vie. Albertine aurait pu, au lieu d’être une jeune fille bonne, avoir la même immoralité, la même faculté de tromperie qu’une ancienne grue, et le narrateur pensa à toutes les souffrances qui l’auraient attendu dans ce cas s’il avait jamais dû l’aimer. Un jour, devant le Grand-Hôtel où ils étaient réunis sur la digue, le narrateur venait d’adresser à Albertine les paroles les plus dures et les plus humiliantes, et Rosemonde en fut étonnée, se rappelant les sentiments qu’il avait pour elle. Pour faire ressortir davantage encore son attitude à l’égard d’Albertine, le narrateur adressa toutes les amabilités possibles à Andrée qui, si elle était atteinte du même vice, lui semblait plus excusable parce qu’elle était souffrante et neurasthénique. A ce moment-là, Mme de Cambremer vint voir le narrateur. Elle était accompagnée d’un célèbre avocat de Paris, de famille nobiliaire, qui était venu passer trois jours chez les Cambremer. Mme de Cambremer avait profité d’une matinée que des amis à elle avaient donnée ce jour-là à côté de Balbec, pour venir voir le narrateur, comme elle l’avait promis à Robert de Saint-Loup. Elle lui dit que Charlus était en villégiature chez sa belle-sœur, la duchesse de Luxembourg, et que M. de Saint-Loup profiterait de l’occasion pour aller à la fois dire bonjour à sa tante et revoir son ancien régiment, où il était très aimé, très estimé. Elle proposa au narrateur de venir avec Saint-Loup à Féterne. Il lui présenta Albertine et ses amies. Mme de Cambremer leur présenta sa belle-fille, née Legrandin. Elle tendit la main au narrateur avec un sourire rayonnant, mise comme elle était en sûreté et en joie devant un ami de Robert de Saint-Loup et que celui-ci, gardant plus de finesse mondaine qu’il ne voulait le laisser voir, lui avait dit très lié avec les Guermantes. Le narrateur proposa à Mme de Cambremer de la conduire au salon de lecture de l’hôtel. Mais elle préféra aller à la terrasse de l’hôtel. Le narrateur mit instinctivement à parler à Mme de Cambremer, née Legrandin, de la façon qu’eut pu faire son frère. La marquise douairière ne se lassait pas de célébrer la superbe vue de la mer que le narrateur avait à Balbec et elle l’enviait. Le narrateur n’avait jamais songé que la vulgaire plage de Balbec pût offrir en effet une « vue de mer », et les simples paroles de Mme de Cambremer changeaient ses idées à cet égard. Le narrateur demanda à Mme de Cambremer les origines de son nom et c’est sa belle-fille qui répondit. Elle proposa au narrateur une brochure à ce sujet. La brochure avait été écrite par un curé de Combray. Mme de Cambremer-Lengrandin évoqua les Nymphéas de Monnet et tout le monde se mit à parler de peinture. Mais quand le narrateur dit du bien de Poussin, Mme de Cambremer-Legrandin rétorqua que ce peintre était le plus barbifiant des raseurs. Elle mettait autant de scrupules que de complaisance à le renseigner sur l’évolution qu’avait suivie son goût. Elle aimait Manet et encore plus Monet. Puis le narrateur dit à la belle-mère combien on lui avait parlé des fleurs admirables de Féterne. Il dit à la douairière qu’elle était une grande musicienne et qu’il aurait aimé beaucoup l’entendre.  Mme de Cambremer-Legrandin regarda la mer pour ne pas prendre part à la conversation. Considérant que ce qu’aimait sa belle-mère n’était pas de la musique, elle considérait le talent, prétendu selon elle, et des plus remarquables en réalité, qu’on lui reconnaissait comme une virtuosité sans intérêt. Albertine fit l’éloge des mouettes qu’elle vit monter vers le soleil. Puis ils évoquèrent la musique de Chopin et celle de Debussy. La belle-fille n’aimait pas Chopin alors le narrateur dit à la belle-mère que Chopin était le musicien préféré de Debussy car il savait qu’ainsi il obligerait la belle-fille à réviser son avis. La connaissance qu’il avait de Chopin jeta la belle-mère dans une sorte de délire artistique. Enfin la marquise essuya avec son mouchoir brodé la bave d’écume dont le souvenir de Chopin venait de tremper ses moustaches. Mme de Cambremer-Legrandin fit l’éloge de Saint-Loup avec tant de chaleur qu’on aurait pu croire qu’elle était amoureuse de lui. En réalité, elle voulait que le narrateur lui parle de la duchesse de Guermantes mais il parla de M. Legrandin. Elle en fut humiliée car elle ne voulait pas être réduite à ce nom. Mme de Cambremer-douairière voulut se retirer. L’empressement du narrateur auprès de sa femme et de son fils toucha l’avocat. Ce dernier montra de l’intérêt au sujet du séjour du narrateur à Balbec. L’avocat était xénophobe mais comme le narrateur n’avait, à cette époque, aucune opinion sur les étrangers, il ne témoigna pas de désapprobation. L’avocat se sentit en terrain sûr. Il alla jusqu’à lui demander de venir un jour chez lui, à Paris, voir sa collection de Le Sidaner, et d’entraîner avec le narrateur les Cambremer, avec lesquels il le croyait évidemment intime. Mme de Cambremer-douairière invita le narrateur à la voir à Féterne. Le premier président, qui, en rentrant, avait appris qu’elle était à l’hôtel, l’avait sournoisement cherchée partout, attendue ensuite et, feignant de la rencontrer par hasard, il vint lui présenter ses hommages. Le premier président rendit au narrateur sans le vouloir un très grand service en empoignant la marquise par le bras pour la conduire à sa voiture, une certaine dose de vulgarité, de hardiesse et de goût pour l’ostentation dictant une conduite que d’autres hésiteraient à assurer, et qui est loin de déplaire dans le monde. Mme de Cambremer-Legrandin, voulut voir le livre que le narrateur tenait à la main. C’était un livre de Mme de Sévigné. Elle lui demanda s’il la trouvait vraiment talentueuse. La douairière monta en voiture, balançant la tête, levant la crosse de son ombrelle, et repartit par les rues de Balbec, surchargée des ornements de son sacerdoce, comme un vieil évêque en tournée de confirmation. Le premier président avait entendu Mme de Cambremer inviter le narrateur. Il lui révéla être en froid avec elle. Elle trouvait que le premier président la négligeait. Le narrateur dit au revoir à dit à Rosemonde et à Gisèle. Albertine voulait lui parler. Il l’invita dans sa chambre. Dans l’ascenseur, le lift accepta de corriger son erreur quand le narrateur lui dit que la marquise s’appelait de Cambremer et pas de « Camembert ». Mais la douleur anxieuse du lift ne fit que grandir. Pour qu’il oubliât ainsi de témoigner au narrateur son dévouement par ses habituels sourires, il fallait qu’il lui fût arrivé quelque malheur.

Tout à coup, comme le narrateur venait de quitter l’ascenseur, il comprit la détresse, l’air atterré du lift. À cause de la présence d’Albertine le narrateur ne lui avait pas donné les cent sous qu’il avait l’habitude de lui remettre en montant. Et cet imbécile, au lieu de comprendre que le narrateur ne voulait pas faire devant des tiers étalage de pourboires, avait commencé à trembler, supposant que c’était fini une fois pour toutes, que le narrateur  ne lui donnerait plus jamais rien. Il s’imaginait que le narrateur était tombé dans la « dèche » (comme eût dit le duc de Guermantes), et sa supposition ne lui inspirait aucune pitié pour moi, mais une terrible déception égoïste. En voyant le liftier prêt, dans son désespoir, à se jeter des cinq étages, le narrateur se demanda si, nos conditions sociales se trouvant respectivement changées, du fait par exemple d’une révolution, au lieu de manœuvrer gentiment pour le narrateur  l’ascenseur, le lift, devenu bourgeois, ne l’en eût pas précipité, et s’il n’y avait pas, dans certaines classes du peuple, plus de duplicité que dans le monde aristocratique. Le personnel se divisait en deux catégories : d’une part ceux qui faisaient des différences entre les clients, plus sensibles au pourboire raisonnable d’un vieux noble qu’aux largesses inconsidérées d’un rasta qui décelait par là même un manque d’usage que, seulement devant lui, on appelait de la bonté. D’autre part ceux pour qui noblesse, intelligence, célébrité, situation, manières, étaient inexistantes, recouvertes par un chiffre. Il n’y avait pour ceux-là qu’une hiérarchie, l’argent qu’on a, ou plutôt celui qu’on donne. Peut-être Aimé lui-même, bien que prétendant, à cause du grand nombre d’hôtels où il avait servi, à un grand savoir mondain, appartenait-il à cette catégorie-là.

Aussitôt seuls et engagés dans le corridor, Albertine dit au narrateur : « Qu’est-ce que vous avez contre moi ? ». Quand il entendit sa question, il se sentit soudain heureux comme quelqu’un qui touche à un but longtemps désiré.

Il mentit en déclarant une grande passion qu’il avait depuis quelque temps pour Andrée, et il le lui fit avec une simplicité et une franchise dignes du théâtre, mais qu’on n’a guère dans la vie que pour les amours qu’on ne ressent pas. Pour se faire mieux croire d’elle quand il lui disait à présent qu’il ne l’aimait pas, jusqu’à laisser échapper qu’autrefois il avait été sur le point d’être amoureux d’elle, mais que trop de temps avait passé, qu’elle n’était plus pour lui qu’une bonne camarade et que, l’eût-il voulu, il ne lui eût plus été possible d’éprouver de nouveau à son égard des sentiments plus ardents. Pour étayer son discours, il évoqua ce qu’il appelait une bizarrerie de son caractère d’exemples tirés de personnes avec qu’il avait, par leur faute ou la sienne, laissé passer l’heure de les aimer, sans pouvoir, quelque désir qu’il en eût, la retrouver après. Puis, il s’excusa de son franc-parler mais elle le remercia de sa sincérité et ajouta qu’au surplus elle comprenait à merveille un état d’esprit si fréquent et si naturel. Cet aveu fait à Albertine d’un sentiment imaginaire pour Andrée, et pour elle-même d’une indifférence lui permit lui de lui parler avec une douceur qu’il se refusait depuis si longtemps et qui lui parut délicieuse. Il caressait presque sa confidente ; en lui parlant de son amie qu’il prétendait aimer, les larmes lui venaient aux yeux. Mais, venant au fait, il lui dit enfin qu’elle savait ce qu’était l’amour, ses susceptibilités, ses souffrances, et que peut-être, en amie déjà ancienne pour lui, elle aurait à cœur de faire cesser les grands chagrins qu’elle lui causait en l’atteignant dans son amour pour Andrée. Puis il lui montra un grand oiseau solitaire et hâtif qui, loin devant eux, fouettant l’air du battement régulier de ses ailes, passait à toute vitesse au-dessus de la plage. « Lui, du moins, va droit au but ! » lui dit Albertine d’un air de reproche. Elle pensait qu’il lui disait cela parce qu’il ne savait pas ce qu’elle aurait voulu lui dire. Mais c’était tellement difficile qu’elle préférait y renoncer. Faisant abstraction de son amour comme d’une folie chronique sans rapport avec elle, se mettant à sa place, le narrateur s’attendrissait devant cette brave fille habituée à ce qu’on eût pour elle des procédés aimables et loyaux, et que le bon camarade qu’elle avait pu croire qu’il était pour elle poursuivait, depuis des semaines, de persécutions qui étaient enfin arrivées à leur point culminant. C’était parce que son mon amour jaloux s’évanouissait, qu’il éprouvait pour Albertine cette pitié profonde, qui l’eût moins été s’il ne l’avait pas aimée.

Le narrateur pensait qu’en se rappelant plus tard le total de tout ce qu’on avait fait pour une femme, on se rendait compte souvent que les actes inspirés par le désir de montrer qu’on aimait, de se faire aimer, de gagner des faveurs, ne tenaient guère plus de place que ceux dus au besoin humain de réparer les torts envers l’être qu’on aimait, par simple devoir moral, comme si on ne l’aimait pas.

« Mais enfin qu’est-ce que j’ai pu faire ? » demanda Albertine au narrateur. La tante d’Albertine, qui passait devant l’hôtel en voiture, s’était arrêtée à tout hasard pour voir si elle n’y était pas et la ramener. Albertine fit répondre qu’elle ne pouvait pas descendre, qu’on dînât sans l’attendre, qu’elle ne savait pas à quelle heure elle rentrerait. Elle lui fit savoir qu’elle ne pouvait pas descendre. Son entretien avec le narrateur se trouvait, par suite des circonstances, être aux yeux d’Albertine une chose d’une importance si évidente qu’elle devait le faire passer avant tout. Le narrateur finit par oser lui dire ce qu’on lui avait raconté de son genre de vie, et que, malgré le profond dégoût que lui inspiraient les femmes atteintes du même vice, il ne s’en était pas soucié jusqu’à ce qu’on lui eût nommé sa complice, et qu’elle pouvait comprendre facilement, au point où il aimait Andrée, quelle douleur il en avait ressentie. Albertine, avant même de lui jurer que ce n’était pas vrai, manifesta, comme toute personne à qui on vient d’apprendre qu’on a ainsi parlé d’elle, de la colère, du chagrin et, à l’endroit du calomniateur inconnu, la curiosité rageuse de savoir qui il était. Si cela avait été vrai, elle lui aurait avoué. Mais Andrée et elle avaient aussi horreur l’une que l’autre de ces choses-là. Albertine ne lui donnait que sa parole, une parole péremptoire et non appuyée de preuves. Mais c’était justement ce qui pouvait le mieux la calmer. Son amour pour Albertine lui faisait ajouter foi plus aisément aux dénégations de celle-ci. L’être aimé est successivement le mal et le remède qui suspend et aggrave le mal. La douceur apportée par les affirmations d’Albertine faillit-elle en être compromise un moment parce que le narrateur se rappela l’histoire d’Odette avec Swann. Il se rassura en pensant qu’il y avait un abîme entre Albertine, jeune fille d’assez bonne famille bourgeoise, et Odette, cocotte vendue par sa mère dès son enfance. La parole de l’une ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l’autre. Le narrateur pensait de plus qu’Albertine n’avait en rien à lui mentir le même intérêt qu’Odette à Swann. Il avait devant lui une nouvelle Albertine, déjà entrevue plusieurs fois, vers la fin de son premier séjour à Balbec, franche, bonne, une Albertine qui venait, par affection pour lui, de lui pardonner ses soupçons et de tâcher à les dissiper. Elle le fit asseoir à côté d’elle sur son lit. Il la remercia de ce qu’elle lui avait dit, il l’assura que leur réconciliation était faite et qu’il ne serait plus jamais dur avec elle. Il lui dit qu’elle devrait rentrer pour dîner mais elle attira sa tête pour une caresse qu’elle ne lui avait encore jamais faite et qu’il devait peut-être à leur brouille finie, elle passa légèrement sa langue sur ses lèvres, qu’elle essayait d’entr’ouvrir. Il aurait dû partir ce soir-là sans jamais la revoir. Il pressentait dès lors que, dans l’amour non partagé on peut goûter du bonheur seulement ce simulacre qui lui en était donné à un de ces moments uniques dans lesquels la bonté d’une femme, ou son caprice, ou le hasard, appliquent sur nos désirs, en une coïncidence parfaite, les mêmes paroles, les mêmes actions, que si nous étions vraiment aimés. Il aurait dû quitter Balbec, s’enfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec les dernières vibrations de la voix qu’il avait su rendre un instant amoureuse, et de qui il n’aurait plus rien exigé que de ne pas s’adresser davantage à lui.

Tranquillisé par son explication avec Albertine, il recommença à vivre davantage auprès de sa mère. Elle aimait à lui parler doucement du temps où sa grand’mère était plus jeune. Craignant qu’il ne se fît des reproches sur les tristesses dont il avait pu assombrir la fin de cette vie, elle revenait volontiers aux années où les premières études du narrateur avaient causé à sa grand’mère des satisfactions que jusqu’ici on lui avait toujours cachées. Ils reparlèrent de Combray. Sa mère lui dit que là-bas du moins il lisait, et qu’à Balbec il devrait bien faire de même, s’il ne travaillait pas. Il répondit que, pour s’entourer justement des souvenirs de Combray et des jolies assiettes peintes, il aimerait relire les Mille et une Nuits. En cachette, pour lui faire une surprise, sa mère fit venir à la fois les Mille et une Nuits de Galland et les Mille et une Nuits de Mardrus. Mais, après avoir jeté un coup d’œil sur les deux traductions, sa mère aurait bien voulu qu’il s’en tînt à celle de Galland. Pourtant elle lui remit les deux ouvrages, et il lui dit qu’il les lirait les jours où il serait trop fatigué pour se promener.

Il allait goûter comme autrefois « en bande », Albertine, ses amies et lui, sur la falaise ou à la ferme Marie-Antoinette. Mais il y avait des fois où Albertine lui donnait ce grand plaisir de rester seule avec lui à Bagatelle ou à la Croix d’Heulan. Il se rappellerait longtemps plus tard  les temps chauds qu’il faisait alors, où du front des garçons de ferme travaillant au soleil une goutte de sueur tombait verticale, régulière, intermittente, comme la goutte d’eau d’un réservoir, et alternait avec la chute du fruit mûr qui se détachait de l’arbre dans les « clos » voisins. Ils restèrent avec ce mystère d’une femme cachée, la part la plus consistante de tout amour qui se présentait pour lui.  Sur la plage, quand des jeunes filles lui semblaient adorables, il avait envie de les emmener dans l’avenue des Tamaris, ou dans les dunes, mieux encore sur la falaise. Mais bien que dans le désir, par comparaison avec l’indifférence, il entrait déjà cette audace qu’était un commencement, même unilatéral, de réalisation, tout de même, entre son désir et l’action qu’était sa demande de les embrasser, il y avait tout le « blanc » indéfini de l’hésitation, de la timidité. Alors il entrait chez le pâtissier-limonadier, il buvait l’un après l’autre sept à huit verres de porto. Aussitôt, au lieu de l’intervalle impossible à combler entre son désir et l’action, l’effet de l’alcool traçait une ligne qui les conjoignait tous deux. Plus de place pour l’hésitation ou la crainte. Il lui semblait que la jeune fille allait voler jusqu’à lui. Il allait jusqu’à elle mais se rendait compte que le désir n’était pas toujours réciproque. Il fut attiré par une jeune fille qui ne resta pas longtemps à Balbec et eut pendant plusieurs jours un chagrin qu’il osa avouer à Albertine quand il comprit que la jeune fille était partie pour toujours. Il écrivait des lettres aux jeunes filles qui lui avaient plu. Mais ses désirs  se changeaient en des déceptions et des tristesses assez semblables les unes aux autres.

Bientôt la saison battit son plein ; c’était tous les jours une arrivée nouvelle, et à la fréquence subitement croissante des promenades du narrateur, remplaçant la lecture charmante des Mille et Une Nuits, il y avait une cause dépourvue de plaisir et qui les empoisonnait tous. La plage était maintenant peuplée de jeunes filles, et l’idée que lui avait suggérée Cottard lui ayant, non pas fourni de nouveaux soupçons, mais rendu sensible et fragile de ce côté, et prudent à ne pas en laisser se former en lui, dès qu’une jeune femme arrivait à Balbec, il  se sentait mal à l’aise, il proposa à Albertine les excursions les plus éloignées, afin qu’elle ne pût faire la connaissance et même, si c’était possible, pût ne pas recevoir la nouvelle venue. Il redoutait naturellement davantage encore celles dont on remarquait le mauvais genre ou connaissait la mauvaise réputation ; il tâcha de persuader à son amie que cette mauvaise réputation n’était fondée sur rien. Albertine adoptait son incrédulité pour le vice de telle et telle car le narrateur en le niant de chaque coupable ne tendait pas à moins qu’à prétendre que le saphisme n’existait pas. Alors il regretta presque d’avoir plaidé l’innocence, car il lui déplaisait qu’Albertine, si sévère autrefois, pût croire que ce « genre » fût quelque chose d’assez flatteur, d’assez avantageux, pour qu’une femme exempte de ces goûts eût cherché à s’en donner l’apparence. Il aurait voulu qu’aucune femme ne vînt plus à Balbec ; il tremblait en pensant que, comme c’était à peu près l’époque où Mme Putbus devait arriver chez les Verdurin, sa femme de chambre, dont Saint-Loup ne lui avait pas caché les préférences, pourrait venir excursionner jusqu’à la plage, et, si c’était un jour où il n’était pas auprès d’Albertine, essayer de la corrompre. 

Comme Cottard ne lui avait pas caché que les Verdurin tenaient beaucoup à lui, et, tout en ne voulant pas avoir l’air, comme il disait, de lui courir après, auraient donné beaucoup pour que le narrateur vienne chez eux, s'il ne pourrait pas, moyennant les promesses de leur amener à Paris tous les Guermantes du monde, obtenir de Mme Verdurin que, sous un prétexte
quelconque, elle prévînt Mme Putbus qu’il lui était impossible de la garder chez elle et la fît repartir au plus vite.

Pendant quelques semaines, Albertine sembla combiner tout ce qu’elle faisait, tout ce qu’elle disait, en vue de détruire les soupçons du narrateur ou de les empêcher de renaître. Elle s’arrangeait à ne jamais rester seule avec Andrée, et insistait, quand elle rentrait avec le narrateur, pour qu’il l’accompagne jusqu’à sa porte, pour qu’il vint l’y chercher quand ils devaient sortir. Andrée cependant prenait de son côté une peine égale, semblait éviter de voir Albertine. Albertine avait dû mettre son amie au courant de son entretien avec le narrateur et lui demander d’avoir la gentillesse de calmer ses absurdes soupçons.

Vers cette époque se produisit au Grand-Hôtel de Balbec un scandale qui ne fut pas pour changer la pente des tourments du narrateur. La sœur de Bloch avait depuis quelque temps, avec une ancienne actrice, des relations secrètes qui bientôt ne leur suffirent plus. Être vues leur semblait ajouter de la perversité à leur plaisir, elles voulaient faire baigner leurs dangereux ébats dans les regards de tous. Un soir, dans un coin pas même obscur de la grande salle de danses, sur un canapé, elles ne se gênèrent pas plus que si elles avaient été dans leur lit. Deux officiers, qui étaient non loin de là avec leurs femmes, se plaignirent au directeur. On crut un moment que leur protestation aurait quelque efficacité. Mais planait sur Mlle Bloch la protection de M. Nissim Bernard. M. Nissim Bernard pratiquait au plus haut point les vertus de famille. Tous les ans il louait à Balbec une magnifique villa pour son neveu, et aucune invitation n’aurait pu le détourner de rentrer dîner dans son chez lui, qui était en réalité leur chez eux. Mais jamais il ne déjeunait chez lui. Tous les jours il était à midi au Grand-Hôtel. C’est qu’il entretenait, comme d’autres, un rat d’opéra, un « commis », assez pareil à ces chasseurs qui faisaient penser aux jeunes israélites d’Esther et d’Athalie. Dès le deuxième jour, M. Nissim Bernard promenant le commis, « l’abord contagieux altérait son innocence ». Dès lors la vie du jeune enfant avait changé. Depuis ce jour-là, M. Nissim Bernard n’avait jamais manqué de venir occuper sa place au déjeuner (comme l’eût fait à l’orchestre quelqu’un qui entretient une figurante). La cérémonie du déjeuner n’émanant d’aucun écrivain, M. Nissim se contentait d’être en bons termes avec le directeur et avec Aimé pour que le « jeune Israélite » fût promu aux fonctions souhaitées, ou de demi-chef, ou même de chef de rang. Celles du sommelier lui avaient été offertes. Mais M. Bernard l’obligea à les refuser, car il n’aurait plus pu venir chaque jour le voir courir dans la salle à manger verte et se faire servir par lui comme un étranger. Les parents de M. Nissim Bernard ne soupçonnaient pas la vraie raison de son retour annuel à Balbec. M. Nissim Bernard ignorait lui-même ce qu’il pouvait entrer d’amour de la plage de Balbec, de la vue qu’on avait, du restaurant, sur la mer, et d’habitudes maniaques, dans le goût qu’il avait d’entretenir comme un rat d’opéra d’une autre sorte, à laquelle il manque encore un Degas, l’un de ses servants qui étaient encore des filles. Aussi M. Nissim Bernard entretenait-il avec le directeur de ce théâtre qu’était l’hôtel de Balbec, et avec le metteur en scène et régisseur Aimé – desquels le rôle en toute cette affaire n’était pas des plus limpides – d’excellentes relations. Aussi tous les matins, après avoir embrassé sa nièce, s’être inquiété des travaux de Bloch et donné à manger à ses chevaux des morceaux de sucre posés dans sa paume tendue, avait-il une hâte fébrile d’arriver pour le déjeuner au Grand-Hôtel. Il y eût eu le feu chez lui, sa nièce eût eu une attaque, qu’il fût sans doute parti tout de même. Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, le narrateur s’était très vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec deux jeunes courrières, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, le matin, le voir quand il était encore couché. Il n’avait jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Céleste lui disait : « Oh ! petit diable noir aux cheveux de geai, ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. ». Céleste ne croyait jamais à la sincérité de la modestie du narrateur et, lui coupant la parole : « Ah ! sac à ficelles, ah ! douceur, ah ! perfidie ! rusé entre les rusés, rosse des rosses ! Ah ! Molière ! » (C’était le seul nom d’écrivain qu’elle connût, mais elle le lui appliquait, entendant par là quelqu’un qui serait capable à la fois de composer des pièces et de les jouer). Céleste admirait le narrateur et lui disait : «  Vous ne vieillirez jamais. Vous avez de la chance, vous n’aurez jamais à lever la main sur personne car vous avez des yeux qui savent imposer leur volonté. ». Françoise n’aimait pas du tout que celles qu’elle appelait les deux enjôleuses vinssent ainsi tenir conversation avec le narrateur. Le directeur, qui faisait guetter par ses employés tout ce qui se passait, me fit même observer gravement qu’il n’était pas digne d’un client de causer avec des courrières. Le narrateur qui trouvait les « enjôleuses » supérieures à toutes les clientes de l’hôtel, se contenta de lui éclater de rire au nez, convaincu qu’il ne comprendrait pas ses explications. Céleste et Marie rapportaient au narrateur ce qu’elles avaient entendu à l’hôtel. Céleste même, en faisant semblant de ne redire que ce qu’avait dit le directeur, ou tel des amis du narrateur, insérait dans son petit récit des propos feints où étaient peints malicieusement tous les défauts de Bloch, ou du premier président, etc., sans en avoir l’air. C’était, sous la forme de compte rendu d’une simple commission dont elle s’était obligeamment chargée, un portrait inimitable. Elles ne lisaient jamais rien, pas même un journal. Elles étaient pourtant aussi douées qu’un poète, avec plus de modestie qu’ils n’en ont généralement. Céleste reprochait quelquefois à son mari de ne pas la comprendre, et le narrateur s’étonnait qu’il pût la supporter. Car à certains moments, frémissante, furieuse, détruisant tout, elle était détestable. Quand elle était épuisée, c’était à la manière des ruisseaux de son pays ; elle était vraiment à sec. Rien n’aurait pu alors la revivifier. Puis tout d’un coup la circulation reprenait dans son grand corps magnifique et léger. L’eau coulait dans la transparence opaline de sa peau bleuâtre. Elle souriait au soleil et devenait plus bleue encore. Dans ces moments-là elle était vraiment céleste.

 

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