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Humanisme : le Contrat social
7 mars 2024

Le Côté de Guermantes II (Proust)

Son père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. Il passa dans la rue près de Mme Sazerat, dont la pauvreté relative réduisait la vie à Paris à de rares séjours chez une amie. Personne autant que Mme Sazerat n’ennuyait son père mais, à sa profonde surprise, Mme Sazerat se contenta d’un salut glacé, forcé par la politesse envers quelqu’un qui est coupable d’une mauvaise action ou est condamné à vivre désormais dans un hémisphère différent. Son père était rentré fâché, stupéfait.

Le lendemain la mère du narrateur rencontra Mme Sazerat dans un salon. Celle-ci ne lui tendit pas la main et lui sourit d’un air vague et triste comme à une personne avec qui on a joué dans son enfance, mais avec qui on a cessé depuis lors toutes relations.

La mère du narrateur ignorait que Mme Sazerat, seule de son espèce à Combray, était dreyfusarde. Son père, ami de M. Méline, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne lui reparla pas de huit jours quand il apprit que son fils avait suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à la grand’mère du narrateur que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont la famille du narrateur ne comprenait pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. La mère du narrateur, partagée entre son amour pour son mari et l’espoir que son fils fût intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence.

Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur du père et du grand-père du narrateur, les considérât comme des suppôts
de l’Injustice.

Saint-Loup, devant venir à Paris, avait promis au narrateur de le mener chez Mme de Villeparisis où le narrateur, sans le lui avoir dit, qu’ils rencontreraient Mme de Guermantes. Il lui demanda de déjeuner au restaurant avec sa maîtresse qu’ils conduiraient ensuite à une répétition. Ils devaient aller la chercher le matin, aux environs de Paris où elle habitait.

Le narrateur avait demandé à Saint-Loup d’aller dans le restaurant où Aimé lui avait annoncé qu’il devait entrer comme maître d’hôtel en attendant la saison de Balbec. C’était un grand charme pour lui qui rêvait à tant de voyages et en faisais si peu, de revoir quelqu’un qui faisait partie plus que de ses souvenirs de Balbec, mais de Balbec même, qui y allait tous les ans. Magnétisé lui-même par son contact avec le puissant aimant de Balbec, ce maître d’hôtel devenait à son tour aimant pour le narrateur. Il espérait en causant avec lui être déjà en communication avec Balbec, avoir réalisé sur place un peu du charme du voyage.

Avant d’arriver chez Saint-Loup, qui devait l’attendre devant sa porte, le narrateur  rencontra Legrandin, qu’il avait perdu de vue depuis Combray et qui, tout grisonnant maintenant, avait gardé son air jeune et candide. Legrandin estimait la jolie qualité de son âme et regrettait que le narrateur aille la renier parmi les Gentils. Pour lui prouver qu’il faisait cas de lui, il allait lui envoyer son dernier roman. Mais en lui disant qu’il n’aimerait pas cela ; ce n’était pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour le narrateur, c’est trop franc, trop honnête ; lui, il lui fallait du Bergotte, il l’avait avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés. On devait considérer Legrandin dans le groupe du narrateur comme un vieux troupier car il avait le tort de mettre du cœur dans ce qu’il écrivait, cela ne se portait plus ; et puis la vie du peuple ce n’était pas assez distingué pour intéresser les snobinettes du narrateur.

Dans le train, en route pour une ville de banlieue, jamais Robert ne parla plus tendrement au narrateur de son amie que pendant ce trajet. Seule elle avait des racines dans son cœur ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa famille, tout cela ne lui était pas indifférent certes, mais ne comptait en rien auprès des moindres choses qui concernaient
sa maîtresse. Cela seul avait pour lui du prestige, infiniment plus de prestige que les Guermantes et tous les rois de la terre. Il n’y avait vraiment d’intéressant, de passionnant pour lui, que ce que voulait, ce que ferait sa maîtresse, que ce qui se passait, discernable tout au plus par des expressions fugitives, dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si délicat pour tout le reste, il envisageait la perspective d’un brillant mariage, seulement pour pouvoir continuer à l’entretenir, à la garder. S’il ne l’épousait pas c’est parce qu’un instinct pratique lui faisait sentir que, dès qu’elle n’aurait plus rien à attendre de lui, elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise, et qu’il fallait la tenir par l’attente du lendemain. Car il supposait que peut-être elle ne l’aimait pas. Saint-Loup se réjouissait d’avance de ce qu’elle dirait ensuite du narrateur. Elle disait des choses qu’on pouvait approfondir indéfiniment, elle a vraiment quelque chose de pythique.

Robert laissa le narrateur seul dans la rue quelques instants, le temps d'aller chercher son amie. Le narrateur en profita pour faire quelques pas devant de modestes jardins et pour regarder les jeunes filles qui étaient à leurs fenêtres. Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et le narrateur reconnut « Rachel quand du seigneur », celle qui, quelques années auparavant, disait à la maquerelle : « alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher ». Le narrateur aurait été indifférent à toutes les pensées de cette femme et pourtant son ami Robert avait connu tous les tourments à cause d'elle. Le narrateur comprit que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivaient, souffraient, se tuaient, pouvaient être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour lui-même. Il était stupéfait que l'on put éprouver une curiosité douloureuse à l'égard de la vie de cette femme. Il aurait pu raconter à Robert bien des coucheries de Rachel mais il savait que cela aurait peiné son ami. Le narrateur comprenait que ce qui lui avait paru ne pas valoir 20 fr. quand cela lui avait été offert pour 20 fr. dans la maison de passe, pouvait valoir plus qu'un million si on avait commencé par imaginer en Rachel un être mystérieux et difficile à saisir, à garder. Le narrateur et Robert étaient arrivés au visage de cette femme par deux routes opposées qui ne communiqueraient jamais. Le narrateur n'aurait pas eu la curiosité de chercher une personne en regardant Rachel. Tandis que Robert avait donné plus d'un million pour avoir ce qui avait été offert aux clients de Rachel pour 20 fr. Les faveurs de Rachel, Saint-Loup pourtant avait réussi par chance à les avoir toutes. Il n'avait pas souffert comme ces sentimentaux qui font d'une fille une inaccessible idole. S'il avait su qu'elles avaient été proposées à tout le monde pour un louis, il eût sans doute terriblement souffert mais eût quand même donné ce million pour les conserver. Robert et le narrateur en regardant tous les deux Rachel ne pouvaient la voir du même côté du mystère. Robert se rendit compte que le narrateur avait l'air ému. Alors le narrateur détourna les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin. Il pensa que la puissance de l'imagination humaine, l'illusion sur laquelle reposaient les douleurs de l'amour étaient grandes.

Le narrateur échangea quelques mots avec la maîtresse de Saint-Loup. Robert fit quelques pas en avant avec lui. Il demanda à son ami de venir déjeuner avec lui et avec sa maîtresse. Pourtant, c'était précisément ce matin-là, et probablement pour la seule fois que Robert s'évada un instant hors de la femme qu'il avait lentement composée. Il aperçut tout d'un coup une autre Rachel qui figurait une simple petite grue.

Ils allaient prendre le train pour rentrer à Paris quand, à la gare, Rachel fut reconnue et interpellée par de vulgaires « poules ». Elles lui proposèrent de monter avec elle. Elles s'apprêtèrent à lui présenter leurs amants mais s'aperçurent de l'air légèrement gêné de Rachel. Alors elles regardèrent derrière Rachel et comprirent qu'elle était avec des amis. Elles s'excusèrent et lui dirent adieu. En voyant les poules, Robert comprit que Rachel avait peut-être eu sa place dans une vie insoupçonnée, une vie où on avait les femmes pour un louis. Mais il comprit en même temps que moins comblée, elle serait moins gentille et ne lui écrirait plus de ces choses qui le touchaient tant. Il savait que sa liaison avec Rachel était ce qui l'avait mis un peu hors du monde et qu'il y était moins coté. Sa liaison lui apparut comme l'exploration d'une vie étrange car si avec lui Rachel était un peu semblable à lui-même, pourtant c'était bien une partie de sa vie réelle que Rachel vivait avec lui et même la partie la plus précieuse à cause des sommes folles qu’il lui donnait. Le dédoublement de Rachel avait trop duré. Alors il caressa Rachel et la fit rentrer dans son propre coeur où il la contempla, intériorisée, comme il l’avait toujours fait jusqu'ici. Robert avait dit au narrateur que Rachel était une littéraire. Elle ne s'interrompit de parler de livres, d'art nouveau et de Tolstoï que pour reprocher à Robert de boire trop de vin. Puis elle se mit à faire des reproches sur la famille de Robert que le narrateur trouva fort justes. Mais les larmes montèrent aux yeux de la jeune femme lorsque le narrateur eut une l'imprudence de parler de Dreyfus. Elle pensait que Dreyfus était un martyre et qu'il mourrait en prison. Elle en voulait à la mère de Robert qui affirmait que Dreyfus devait rester à l'île du Diable même s'il était innocent. Le narrateur se rendit compte que les déjeuners entre Robert et sa maîtresse se passaient toujours fort mal. Robert était jaloux et s'imaginait que sa maîtresse regardait les hommes présents. Elle l'avait remarqué et en jouait. Au restaurant, ils tombèrent sur Aimé qu'ils avaient connu dans le grand hôtel de Balbec. Il s'informa de la santé de la grand-mère du narrateur et le narrateur lui demanda des nouvelles de sa femme et de ses enfants. Rachel regarda attentivement le serveur. Robert s'en rendit compte et demanda à sa maîtresse si elle trouvait ce maître d'hôtel intéressant. Il ajouta que ce maître d'hôtel était une des plus grandes fripouilles que la terre avait jamais portées. Alors Rachel parut vouloir obéir à Robert et engagea avec le narrateur une conversation littéraire. Pourtant le narrateur n'attacha pas grande importance à sa culture.

Le narrateur se rendit compte qu'elle était maladroite de ses mains quand elle mangeait et supposait qu'elle devait être bien gauche quand elle jouait la comédie sur la scène. Elle ne retrouvait de la dextérité que dans l'amour par cette touchante prescience des femmes qui aiment tant l'homme qu'elles devinent du premier coup ce qui fera le plus de plaisir à ce corps pourtant si différent du leur. Le narrateur cessa de prendre part à la conversation quand Rachel se montra trop malveillante à l'égard du théâtre. Rachel s'aperçut très bien que le narrateur devait la tenir pour une artiste médiocre et avoir au contraire beaucoup de considération pour les artistes qu'elle méprisait. Une heure plus tard, le narrateur aperçut au théâtre la maîtresse de Saint-Loup montrant beaucoup de déférence envers les mêmes artistes sur lesquels elle portait un jugement si sévère. On vint dire à Aimé qu’un monsieur le priait de venir lui parler à la portière de sa voiture. Il s'agissait de M. de Charlus. Alors Robert demanda au narrateur d'aller trouver le maître d'hôtel pour qu'il n'aille pas à la voiture. Robert ne supportait pas que son oncle vienne l'espionner. Le narrateur rendit le service et la voiture de Charlus repartit. La maîtresse de Robert qui n'avait pas entendu les propos chuchotés de son amant et du narrateur avait cru qu'il s'agissait du jeune homme qui Robert lui avait reproché de faire de l'oeil quelques minutes plus tôt. Alors elle éclata en injures.

Robert partit fâché et sa maîtresse appela Aimé. Elle lui demanda différents renseignements. Elle voulut ensuite savoir comment le narrateur le trouvait. Elle ajouta que Robert avait tort de se faire des idées car si on était obligé d’aimer tous les gens qui vous plaisent, ce serait au fond assez terrible. Bientôt on vint lui dire que Robert la faisait demander dans un cabinet particulier où, en passant par une autre entrée, il était allé finir de déjeuner sans retraverser le restaurant. Le narrateur resta ainsi seul, puis à son tour Robert le fit appeler. Il trouva Rachel étendue sur un sofa, riant sous les baisers, les caresses que Robert lui prodiguait. Le narrateur avais mal déjeuné, il était mal à l’aise, et sans que les paroles de Legrandin y fussent pour quelque chose, il regretta de penser qu’il commençait dans un cabinet de
restaurant et finirait dans des coulisses de théâtre cette première après-midi de printemps.

Rachel lui offrit du Champagne, lui tendit une de ses cigarettes d’Orient et détacha pour lui une rose de son corsage. Alors le narrateur se dit que ces heures passées auprès de cette jeune femme n’étaient pas perdues pour lui puisque par elle, il avait, chose gracieuse et qu’on ne peut payer trop cher, une rose, une cigarette parfumée, une coupe de Champagne. Il était ivre et se trouva hideux en se regarda dans la glace. Robert était seulement fâché que le narrateur ne voulut pas briller davantage aux yeux de sa maîtresse.

Un numéro du programme fut extrêmement pénible au narrateur. Une jeune femme que détestaient Rachel et plusieurs de ses amies devait y faire dans des chansons anciennes un début sur lequel elle avait fondé toutes ses espérances d’avenir et celles des siens. Rachel avait aposté dans la salle un certain nombre d’amis et d’amies dont le rôle était de décontenancer par leurs sarcasmes la débutante, qu’on savait timide, de lui faire perdre la tête de façon qu’elle fît un fiasco complet après lequel le directeur ne conclurait pas d’engagement. Dès les premières notes de la malheureuse, quelques spectateurs, recrutés pour cela, se mirent à se montrer son dos en riant, quelques femmes qui étaient du complot rirent tout haut, chaque note flûtée augmentait l’hilarité voulue qui tournait au scandale. La malheureuse, qui suait de douleur sous son fard, essaya un instant de lutter, puis jeta autour d’elle sur l’assistance des regards désolés, indignés, qui ne firent que redoubler les huées. Si bien qu’à la fin de la seconde chanson et bien que le programme en comportât encore cinq, le régisseur fit baisser le rideau. L’idée de la méchanceté avait pour le narrateur quelque chose de trop douloureux. Rachel s’imaginait certainement que l’actrice qu’elle faisait souffrir était loin d’être intéressante, en tout cas qu’en la faisant huer, elle-même vengeait le bon goût en se moquant du grotesque et donnait une leçon à une mauvaise camarade. Néanmoins, le narrateur préféra ne pas parler de cet incident puisqu’il n’avait eu ni le courage ni la puissance de l’empêcher.

Le commencement de cette représentation intéressa le narrateur  encore d’une autre manière. Il lui fit comprendre en partie la nature de l’illusion dont Saint-Loup était victime à l’égard de Rachel. Rachel jouait un rôle presque de simple figurante, dans la petite pièce. Mais vue ainsi, c’était une autre femme. À une distance convenable, tous les défauts de Rachel cessaient d’être visibles et, des joues effacées, résorbées, se levait, comme un croissant de lune, un nez si fin, si pur, qu’on aurait souhaité être l’objet de l’attention de Rachel, la revoir autant qu’on voudrait, la posséder auprès de soi, si jamais on ne l’avait vue autrement et de près. Ce n’était pas le cas du narrateur, mais c’était celui de Saint-Loup quand il l’avait vue jouer la première fois. Les portes d’or du monde des rêves s’étaient refermées sur Rachel avant que Saint-Loup
l’eût vue sortir, de sorte que les taches de rousseur et les boutons eurent peu d’importance. Ils lui déplurent cependant, d’autant que, n’étant plus seul, il n’avait plus le même pouvoir de rêver qu’au théâtre devant elle. Saint-Loup s’imagina que sa maîtresse faisait attention à un danseur en train de repasser une dernière fois une figure du divertissement dans lequel il allait paraître, et sa figure se rembrunit. Trois journalistes – voyant l’air furieux de Saint-Loup, se rapprochèrent, amusés, pour entendre ce qu’on disait. Robert menaça de s’en aller et de ne plus revenir. Rachel se moqua de lui alors il menaça de ne pas lui offrir un collier dont elle rêvait. Elle répondit qu’elle s’en foutait de son collier. Elle avait quelqu’un qui le lui donnerait. Mais Robert lui dit qu’il avait retenu le collier chez Boucheron et avait sa parole qu’il ne le vendrait qu’à lui. Rachel lui lança une insulte antisémite et lui reprocha d’avoir agi par traîtrise avec elle. Boucheron le saurait et on lui en donnerait le double, de son collier. Robert aurait bientôt de ses nouvelles. Robert demanda à un journaliste qui se trouvait là d’éteindre son cigare car cela gênait son ami malade mais le journaliste refusa alors Robert le gifla. Le journaliste qui, trébuchant sous la violence du coup, avait pâli et hésité un instant mais ne riposta pas. Robert et le narrateur quittèrent le théâtre et marchèrent d’abord un peu.

Un promeneur passionné qui, voyant le beau militaire qu’était Saint-Loup, lui fit des propositions et Robert le roua de coups. Il n’en revenait pas de l’audace de cette « clique » qui n’attendait même plus les ombres nocturnes pour se hasarder. Mais le narrateur estimait que le monsieur battu était excusable en ceci qu’un plan incliné rapproche assez vite le désir de la jouissance pour que la seule beauté apparaisse déjà comme un consentement.

Bien que Saint-Loup eût donné sa raclée sans beaucoup réfléchir, le narrateur estimait que toutes celles de ce genre, même si elles venaient en aide aux lois, n’arrivaient pas à homogénéiser les mœurs.

Ces incidents, et sans doute celui auquel il pensait le plus, donnèrent sans doute à Robert le désir d’être un peu seul. Au bout d’un moment il demanda au narrateur de se séparer et qu’il aille de son côté chez Mme de Villeparisis, Robert l’y retrouverait.

Il y avait une grande différence entre le milieu où Mme de Villeparisis vivait et celui de Mme de Guermantes. Mme de Villeparisis était une de ces femmes qui, nées dans une maison glorieuse, entrées par leur mariage dans une autre qui ne l’était pas moins, ne jouissent pas cependant d’une grande situation mondaine. Le narrateur comprit pourquoi Mme de Villeparisis s’était trouvée, à Balbec, si bien informée des moindres détails du voyage que son père faisait alors en Espagne avec M. de Norpois. Elle avait une liaison avec l’ambassadeur depuis plus de vingt ans. Le narrateur se demandait si elle avait eu d’autres aventures et si sa « mauvaise langue » (selon son neveu) ne lui avait pas attiré des ennemis. Qu’il y eût ou non dans la vie de Mme de Villeparisis de ces scandales qu’eût effacés l’éclat de son nom, c’est cette intelligence, une intelligence presque d’écrivain de second ordre bien plus que de femme du monde, qui était certainement la cause de sa déchéance mondaine.

Le narrateur avait remarqué à Balbec que le génie de certains grands artistes restait incompris de Mme de Villeparisis ; et qu’elle ne savait que les railler finement, et donner à son incompréhension une forme spirituelle et gracieuse. Les qualités artistiques de Mme de Villeparisis exerçaient sur toute situation mondaine une action morbide élective et si désagrégeante que les plus solidement assises avaient peine à y résister quelques années.

Ce que les artistes appellent intelligence semble prétention pure à la société élégante qui, incapable de se placer au seul point de vue d’où ils jugent tout, ne comprenant jamais l’attrait particulier auquel ils cèdent en choisissant une expression ou en faisant un rapprochement, éprouve auprès d’eux une fatigue, une irritation d’où naît très vite l’antipathie. Pourtant dans sa conversation, et il en était de même des Mémoires d’elle qu’on avait publiés depuis, Mme de Villeparisis ne montrait qu’une sorte de grâce tout à fait mondaine. ivre de son
savoir dans sa jeunesse, elle n’avait peut-être pas su retenir contre des gens du monde moins intelligents et moins instruits qu’elle, des traits acérés que le blessé n’oublie pas. Certes, si à un moment donné de sa jeunesse, Mme de Villeparisis, blasée sur la satisfaction d’appartenir à la fine fleur de l’aristocratie, s’était en quelque sorte amusée à scandaliser les gens parmi lesquels elle vivait, à défaire délibérément sa situation, elle s’était mise à attacher de l’importance à cette situation après qu’elle l’eut perdue.

Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être. Les seuls vrais avantages mondains sont ceux qui créent de la vie, ceux qui peuvent disparaître sans que celui qui en a bénéficié ait à chercher à les retenir ou à les divulguer, parce que dans la même journée cent autres leur succèdent. Se rappelant qu’un jour la reine Marie-Amélie lui avait dit : « Je vous aime comme une fille », Mme de Villeparisis eût pourtant volontiers troqué ces paroles contre le pouvoir permanent d’être invitée que possédait Mme Leroi laquelle lui cornait peut-être un carton en allant chez les Guermantes mais ne mettait jamais les pieds dans son salon de peur de s’y déclasser parmi toutes ces femmes de médecins ou de notaires. Il faut dire pourtant que, dans le salon de Mme de Villeparisis, l’absence de Mme Leroi, si elle désolait la maîtresse de maison, passait inaperçue aux yeux d’un grand nombre de ses invités. Ils ignoraient totalement la situation particulière de Mme Leroi, connue seulement du monde élégant, et ne doutaient pas que les réceptions de Mme de Villeparisis ne fussent, comme en sont persuadés aujourd’hui les lecteurs de ses Mémoires, les plus brillantes de Paris.

À cette première visite qu’en quittant Saint-Loup le narrateur alla faire à Mme de Villeparisis, suivant le conseil que M. de Norpois avait donné à son père, il la trouva dans son salon tendu de soie jaune. À côté des portraits des Guermantes, des Villeparisis, on en voyait – offerts par le modèle lui-même – de la reine Marie-Amélie, de la reine des Belges, du prince de Joinville, de l’impératrice d’Autriche.

A cause de l’affluence à ce moment-là des visites, elle s’était arrêtée de peindre. Parmi
les personnes présentes, il y avait un archiviste avec qui Mme de Villeparisis avait classé le matin les lettres autographes de personnages historiques à elle adressées et qui étaient destinées à figurer en fac-similés comme pièces justificatives dans les Mémoires qu’elle était en train de rédiger, et un historien solennel et intimidé qui, ayant appris qu’elle possédait par héritage un portrait de la duchesse de Montmorency, était venu lui demander la permission de reproduire ce portrait dans une planche de son ouvrage sur la Fronde. Le narrateur retrouva également son ancien camarade Bloch, maintenant jeune auteur dramatique, sur qui elle comptait pour lui procurer à l’œil des artistes qui joueraient à ses prochaines matinées.

Le kaléidoscope social était en train de tourner et l’affaire Dreyfus allait précipiter les Juifs au dernier rang de l’échelle sociale. Mais Mme de Villeparisis, laissant toute une partie de sa famille tonner contre les Juifs, était jusqu’ici restée entièrement étrangère à l’Affaire et ne s’en souciait pas. Enfin un jeune homme comme Bloch, que personne ne connaissait, pouvait passer inaperçu, alors que de grands Juifs représentatifs de leur parti étaient déjà menacés.

Le narrateur estimait que les Roumains, les Égyptiens et les Turcs pouvaient détester les
Juifs. Mais dans un salon français les différences entre ces peuples n’étaient pas si perceptibles, et un Israélite faisant son entrée comme s’il sortait du fond du désert, le corps penché comme une hyène, la nuque obliquement inclinée et se répandant en grands « salams », contentait parfaitement un goût d’orientalisme.

Seulement il fallait pour cela que le Juif n’appartienne pas au « monde », sans quoi il prenait facilement l’aspect d’un lord, et ses façons étaient tellement francisées que chez lui un nez rebelle, poussant, comme les capucines, dans des directions imprévues, faisait penser au nez de Mascarille plutôt qu’à celui de Salomon. Une heure plus tard Bloch allait se figurer que c’était par malveillance antisémitique que M. de Charlus s’informait s’il portait un prénom juif, alors que c’était simplement par curiosité esthétique et amour de la couleur locale.

Le salon de Mme de Villeparisis pouvait se différencier d’un salon véritablement élégant d’où auraient été absentes beaucoup de bourgeoises qu’elle recevait et où on aurait vu en revanche telles des dames brillantes que Mme Leroi avait fini par attirer, mais cette nuance n’était pas perceptible dans ses Mémoires, où certaines relations médiocres qu’avait l’auteur disparaissaient, parce qu’elles n’avaient pas l’occasion d’y être citées. Au jugement de Mme Leroi, le salon de Mme de Villeparisis était un salon de troisième ordre ; et Mme de Villeparisis souffrait du jugement de Mme Leroi. Mais personne ne sait plus guère aujourd’hui qui était Mme Leroi, son jugement s’est évanoui, et c’est le salon de Mme de Villeparisis, où fréquentait la reine de Suède, où avaient fréquenté le duc d’Aumale, le duc de Broglie, Thiers, Montalembert, Mgr Dupanloup, qui sera considéré  comme un des plus brillants du XIXe siècle par cette postérité.

M. de Norpois, qui n’était pas capable de refaire une vraie situation à son amie, lui amenait en revanche les hommes d’État étrangers ou français qui avaient besoin de lui et savaient que
la seule manière efficace de lui faire leur cour était de fréquenter chez Mme de Villeparisis.

Au bout d’un instant entra d’un pas lent et solennel une vieille dame d’une haute taille et qui, sous son chapeau de paille relevé, laissait voir une monumentale coiffure blanche à la Marie-Antoinette. Chaque fois qu’elle voyait Mme de Villeparisis, elle ne pouvait s’empêcher de penser que la duchesse de Guermantes n’allait pas à ses vendredis.

Dans cette galerie de figures symboliques qu’est le « monde », les femmes véritablement légères, les Messalines complètes, présentent toujours l’aspect solennel d’une dame d’au moins soixante-dix ans, hautaine, qui reçoit tant qu’elle peut, mais non qui elle veut, chez qui ne consentent pas à aller les femmes dont la conduite prête un peu à redire.

« Bonjour Alix », dit Mme de Villeparisis à la dame à coiffure blanche de Marie-Antoinette, laquelle dame jetait un regard perçant sur l’assemblée afin de dénicher s’il n’y avait pas dans ce salon quelque morceau qui pût être utile pour le sien et que, dans ce cas, elle devrait découvrir elle-même, car Mme de Villeparisis, elle n’en doutait pas, serait assez maligne pour essayer de le lui cacher.

C’est ainsi que Mme de Villeparisis eut grand soin de ne pas présenter Bloch à la vieille dame de peur qu’il ne fît jouer la même saynète que chez elle dans l’hôtel du quai Malaquais.

Mme de Villeparisis, jugeant que la présentation du narrateur n’avait pas les mêmes inconvénients que celle de Bloch, le nomma à la Marie-Antoinette du quai. Elle abaissa légèrement la tête avec une majesté glaciale et la tournant d’un autre côté ne s’occupa pas plus de lui que s’il n’eût pas existé. Mais quand, un quart d’heure après, elle se retira, profitant du tohu-bohu elle me glissa à l’oreille de venir le vendredi suivant dans sa loge.

La porte s’ouvrit et la duchesse de Guermantes entra.

Mme de Villeparisis lui dit bonjour sans un signe de tête Mme en tirant d’une poche de son tablier une main qu’elle tendit à la nouvelle arrivante ; et cessant aussitôt de s’occuper d’elle pour se retourner vers l’historien, elle montra à ce dernier le portrait de la duchesse de La Rochefoucauld. Mme de Villeparisis présenta la duchesse au narrateur et à l’historien. La duchesse se contenta de manifester de la nullité de l’impression que lui produisaient la vue de l’historien et du narrateur en exécutant certains mouvements des ailes du nez avec une précision qui attestait l’inertie absolue de son attention désœuvrée.

Un visiteur importun entra, marchant droit vers Mme de Villeparisis, d’un air ingénu et fervent, c’était Legrandin.

Le narrateur discuta avec Bloch qui lui dit avoir une vie délicieuse, d’un air de béatitude. Il avait trois grands amis, une maîtresse adorable et était infiniment heureux.

Le narrateur avait voulu tout de suite aller dire bonjour à Legrandin, mais il se tenait constamment le plus éloigné de lui qu’il pouvait, sans doute dans l’espoir que le narrateur n’entende pas les flatteries qu’avec un grand raffinement d’expression, il ne cessait à tout propos de prodiguer à Mme de Villeparisis.

Profitant de ce Legrandin s’était éloigné, Mme de Guermantes le désigna à sa tante d’un regard ironique et interrogateur. « C’est M. Legrandin », dit à mi-voix Mme de Villeparisis ;  « il a une sœur qui s’appelle Mme de Cambremer, ce qui ne doit pas, du reste, te dire plus qu’à moi ».

 

Mais la duchesse connaissait Mme de Cambremer. Mme Cambremer lui avait raconté qu’elle était allée à Londres et lui avait énuméré tous les tableaux du British.

Elle ne fut pas étonnée que Legrandin soit son frère car elle trouvait que Mme de Cambremer  avait la même humilité de descente de lit et les mêmes ressources de bibliothèque tournante. Elle la trouvait aussi flagorneuse que lui et aussi embêtante.

Le narrateur se tourna vers Legrandin et, ne trouvant rien de coupable à sa présence chez Mme de Villeparisis, il lui dit sans songer combien il allait à la fois le blesser et lui faire croire à l’intention de le blesser : « Eh bien, monsieur, je suis presque excusé d’être dans un salon puisque je vous y trouve. » M. Legrandin conclut de ces paroles (ce fut du moins le jugement qu’il porta sur le narrateur quelques jours plus tard) qu’il était un petit être foncièrement méchant qui ne se plaisait qu’au mal. Legrandin lui répondit : « Vous pourriez avoir la politesse de commencer par me dire bonjour »

Il prétendit ne pouvoir  pourtant pas agir comme un rustre quand on le persécutait vingt fois de suite pour le faire venir quelque part.

Mme de Guermantes s’était assise. Son nom, comme il était accompagné de son titre, ajoutait à sa personne physique son duché qui se projetait autour d’elle et faisait régner la fraîcheur ombreuse et dorée des bois des Guermantes au milieu du salon.

L’excellent écrivain G... entra ; il venait faire à Mme de Villeparisis une visite qu’il considérait comme une corvée. La duchesse, qui fut enchantée de le retrouver, ne lui fit pourtant
pas signe, mais tout naturellement il vint près d’elle. Mme de Guermantes l’invitait souvent à déjeuner même en tête à tête avec elle et son mari, ou l’automne, à Guermantes, profitait de cette intimité pour le convier certains soirs à dîner avec des altesses curieuses de le rencontrer. Car la duchesse aimait à recevoir certains hommes d’élite, à la condition toutefois qu’ils fussent garçons, condition que, même mariés, ils remplissaient toujours pour elle. car comme leurs femmes, toujours plus ou moins vulgaires, eussent fait tache dans un salon où il n’y avait que les plus élégantes beautés de Paris.

Les meilleures, entendant leur mari dire monts et merveilles de l’esprit de la duchesse, estimaient que celle-ci était si supérieure au reste des femmes qu’elle s’ennuyait dans leur société car elles ne savent parler de rien. Et il est vrai que la duchesse s’ennuyait auprès des femmes, si leur qualité princière ne leur donnait pas un intérêt particulier.

Mme de Guermantes avait le pli de considérer les gens de talent comme des relations familières dont le talent ne vous éblouit pas, à qui on ne parle pas de leurs œuvres, ce qui ne les intéresserait d’ailleurs pas. Elle mettait une sorte d’élégance quand elle était avec un poète ou un musicien à ne parler que des plats qu’on mangeait ou de la partie de cartes qu’on allait faire. Cette abstention avait, pour un tiers peu au courant, quelque chose de troublant qui allait jusqu’au mystère.

Ce silence gardé sur les choses profondes qu’on attendait toujours en vain le moment de voir aborder, s’il pouvait passer pour caractéristique de la duchesse, n’était pas chez elle absolu. Mme de Guermantes avait passé sa jeunesse dans un milieu un peu différent, aussi aristocratique, mais moins brillant et surtout moins futile que celui où elle vivait aujourd’hui, et de grande culture. Il avait laissé à sa frivolité actuelle une sorte de tuf plus solide, invisiblement nourricier et où même la duchesse allait chercher (fort rarement car elle détestait le pédantisme) quelque citation de Victor Hugo ou de Lamartine.

Si, dans le salon de Mme de Villeparisis, tout autant que dans l’église de Combray, au mariage de Mlle Percepied, le narrateur avait peine à retrouver dans le beau visage, trop humain, de Mme de Guermantes, l’inconnu de son nom, il pensait du moins que, quand elle parlerait, sa causerie, profonde, mystérieuse, aurait une étrangeté de tapisserie médiévale, de vitrail gothique.

Mme de Villeparisis évoqua une soirée de Mme de Mecklembourg au cours de laquelle était venu Bergotte qu’elle qualifia de spirituel. Le narrateur n’avait pas songé que Bergotte pût être considéré comme spirituel ; de plus il lui apparaissait comme mêlé à l’humanité intelligente, c’est-à-dire infiniment distant de ce royaume mystérieux. Mme de Guermantes répondit  sa tante qu’elle avait envie de connaître Bergotte.

Malgré cette façon étrange de comprendre l’originalité de Bergotte, il arriva plus tard au narrateur de ne pas trouver tout à fait négligeable que Mme de Guermantes, au grand étonnement de beaucoup, trouvât Bergotte plus spirituel que M. de Bréauté.

Le comte d’Argencourt, chargé d’affaires de Belgique et petit-cousin par alliance de Mme de Villeparisis, entra en boitant, suivi bientôt de deux jeunes gens, le baron de Guermantes et S. A. le duc de Châtellerault.

Suivant une habitude qui était à la mode à ce moment-là, ils posèrent leurs hauts de forme par terre, près d’eux. L’historien de la Fronde pensa qu’ils étaient gênés comme un paysan entrant à la mairie et ne sachant que faire de son chapeau. Mme de Villeparisis lui expliqua que c’était une nouvelle habitude.

Mme de Villeparisis n’avait avec ses parents princiers, pas plus qu’avec M. de Norpois, aucune de ces amabilités qu’elle avait avec l’historien, avec Cottard, avec Bloch, avec le narrateur, et ils semblaient n’avoir pour elle d’autre intérêt que de les offrir en pâture à notre curiosité. Ses parents n’étaient plus pour elle qu’un résidu mort qui ne fructifierait plus ; ils ne lui feraient pas connaître leurs nouveaux amis, partager leurs plaisirs. Elle ne pouvait obtenir que leur présence ou la possibilité de parler d’eux à sa réception de cinq heures, comme plus tard dans ses Mémoires dont celle-ci n’était qu’une sorte de répétition, de première lecture à haute voix devant un petit cercle.

Mme de Villeparisis arrêta Bloch qui voulait partir; elle avait encore à lui parler du petit acte qui devait être donné chez elle, et d’autre part elle n’aurait pas voulu qu’il partît sans avoir eu la satisfaction de connaître M. de Norpois et bien que cette présentation fût superflue, car Bloch était déjà résolu à persuader aux deux artistes dont il avait parlé de venir chanter à l’œil chez la marquise, dans l’intérêt de leur gloire, à une de ces réceptions où fréquentait l’élite de l’Europe. Il avait même proposé en plus une tragédienne « aux yeux purs, belle comme Héra », qui dirait des proses lyriques avec le sens de la beauté plastique. Mais à son nom Mme de Villeparisis avait refusé, car c’était l’amie de Saint-Loup.

Bloch raconta avoir vu Saint-Loup avec le fils de Sir Rufus Israël. La fin de cette histoire parut moins choquante que son début, car elle resta incompréhensible pour les personnes présentes. En effet, Sir Rufus Israël, qui semblait à Bloch et à son père un personnage presque royal devant lequel Saint-Loup devait trembler, était au contraire aux yeux du milieu Guermantes un étranger parvenu, toléré par le monde, et de l’amitié de qui on n’eût pas eu l’idée de s’enorgueillir, bien au contraire.

Mme de Villeparisis fut choquée d’entendre que Bloch, entraîné par le démon de sa mauvaise éducation qui l’avait préalablement rendu aveugle, lui demandait, en évoquant Norpois : « N’ai-je pas lu de lui une savante étude où il démontrait pour quelles raisons irréfutables la guerre russo-japonaise devait se terminer par la victoire des Russes et la défaite des Japonais ? Et n’est-il pas un peu gâteux ? ». Alors elle fit chercher M. de Norpois et dit à Bloch que l’ambassadeur lui parlerait de l’affaire Dreyfus et de tout ce qu’il voudrait,  d’un ton boudeur, ajoutant que M. de Norpois n’approuvait pas beaucoup ce qui se passait.

M. de Norpois était mal avec le ministère actuel et tenait Mme Villeparisis au courant de ce qui se passait. Elle emmena M. de Norpois et Bloch dans un salon voisin puis les présenta l’un à l’autre. Elle encouragea Bloch à parler de l’affaire Dreyfus avec de Norpois. L’ambassadeur parla avec le narrateur. Il se rappela avoir lu ses écrits et qu’il aimait Bergotte. Le narrateur demanda évoqua Elstir et voulut que de Norpois l’aide à aller chez Mme de Guermantes car elle possédait une toile de ce peintre. Mme de Guermantes dit à sa tante qu’elle savait tout le mal qu’elle pensait de l’amie de Robert de Saint-Loup. Mme de Guermantes trouvait que l’amie de Robert était grotesque et qu’elle était une actrice ridicule.

Le duc de Guermantes arriva et s’avança avec une lenteur émerveillée et prudente comme si, intimidé par une si brillante assemblée, il eût craint de marcher sur les robes et de déranger les conversations. Formidablement riche, ayant assimilé à sa personne, d’une façon permanente, la notion de cette énorme fortune, en lui la vanité du grand seigneur était doublée de celle de l’homme d’argent, l’éducation raffinée du premier arrivant tout juste à contenir la suffisance du second. On comprenait d’ailleurs que ses succès de femmes, qui faisaient le malheur de la sienne, ne fussent pas dus qu’à son nom et à sa fortune, car il était encore d’une grande beauté.

Le narrateur revint un instant vers le vieux diplomate et lui glissa un mot d’un fauteuil académique pour son père. Mais de Norpois déclara que si le père du narrateur était nommé, il aurait tout à perdre et rien à gagner. Il ajouta que l’Académie aimait à faire faire un stage au postulant avant de l’admettre dans son giron. Actuellement, il n’y avait rien à faire. Plus tard peut-être. Mais il fallait que ce soit la Compagnie elle-même qui vienne chercher le père du narrateur. Parce que de Norpois savait les services que le père du narrateur pouvait rendre à son pays, les écueils qu’il pouvait lui éviter s’il restait à la barre, par affection, par haute estime, par patriotisme, l’ambassadeur ne voterait pas pour lui. De Norpois conclut, que, dans leur intérêt à tous, il aimait mieux pour le père du narrateur une élection triomphale dans dix ou quinze ans. » Paroles qui furent jugées par le narrateur comme dictées, sinon par la jalousie, au moins par un manque absolu de serviabilité et qui se trouvèrent recevoir plus tard, de l’événement même, un sens différent.

Mme de Guermantes parlait toujours de l’amie de Robert en se demandant comment il avait jamais pu l’aimer. Bloch entendant qu’on parlait de Saint-Loup, et comprenant qu’il était à Paris, se mit à en dire un mal si épouvantable que tout le monde en fut révolté.

Mme de Guermantes se mit à critiquer Les Sept princesses et le narrateur,  irrité de l’accueil glacial qu’elle lui avait fait, trouva une sorte d’âpre satisfaction à constater sa complète incompréhension de Maeterlinck. La duchesse affirma qu’il lui avait suffi de voir l’amie de Robert arriver avec des lis pour comprendre qu’elle n’avait pas de talent. Cela fit rire tout le monde.

M. de Norpois parla à Bloch, avec beaucoup d’affabilité, des années affreuses, peut-être mortelles, que traversait la France. Comme cela signifiait probablement que M. de Norpois (à qui Bloch cependant avait dit croire à l’innocence de Dreyfus) était ardemment antidreyfusard, l’amabilité de l’Ambassadeur, l’air qu’il avait de donner raison à son interlocuteur, de ne pas douter qu’ils fussent du même avis, de se liguer en complicité avec lui pour accabler le
gouvernement, flattaient la vanité de Bloch et excitaient sa curiosité.

Sur l’affaire Dreyfus, Bloch ne put arriver à démêler l’opinion de M. de Norpois. Bloch avait pu, grâce à un avocat nationaliste qu’il connaissait, entrer à plusieurs audiences du procès Zola.

M. de Guermantes demanda à Mme de Villeparisis de quoi parlaient de Norpois et Bloch et quand il apprit que c’était de l’affaire Dreyfus, il dit que son neveu Robert de Saint-Loup était dreyfusard et que cela avait provoqué une levée de boucliers au Jockey club où Robert devait être présenté. Comme son père en avait été président pendant dix ans, cela aurait été un comble que Robert soit refusé. Le duc pensait que quand on s’appelait le marquis de Saint-Loup, on n’était pas dreyfusard. Mme de Guermantes pensait que c’était l’amie de Robert qui lui avait transmis son état d’esprit car elle était juive. L’archiviste, qui était secrétaire des comités antirévisionnistes, annonça qu’il y avait un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit. On disait « mentalité ». Le duc pensait qu’on ne pouvait pas montrer les preuves de la trahison de Dreyfus parce qu’il était l’amant de la femme du ministre de la Guerre. Et Argencourt pensait que Dreyfus était l’amant de la femme du président du Conseil.

Bloch chercha à pousser M. de Norpois sur le colonel Picquart. L’ambassadeur répondit  que la déposition de Picquart était nécessaire. Bloch n’avait plus de doute, Norpois était dreyfusard. Mais quand de Norpois ajouta que M. Picquart eut beau remuer ciel et terre dans les audiences suivantes, il fit bel et bien fiasco, Bloch conclut que l’ambassadeur était antidreyfusard. Mme de Guermantes dit que Esterhazy valait mieux que Dreyfus, il avait un autre chic dans la façon de tourner les phrases, une autre couleur. Cela ne devait pas faire plaisir aux partisans de Dreyfus. Quel malheur pour eux qu’ils ne puissent pas changer d’innocent. Cette remarque fit rire tout le monde. Le duc trouvait que sa femme raisonnait comme un homme et formulait comme un écrivain. Peut-être la raison pour laquelle M. de Norpois parlait ainsi à Bloch comme s’ils eussent été d’accord venait-elle de ce qu’il était tellement antidreyfusard que, trouvant que le gouvernement ne l’était pas assez, il en était l’ennemi tout autant qu’étaient les dreyfusards. Peut-être parce que l’objet auquel il s’attachait en politique était quelque chose de plus profond et d’où le dreyfusisme apparaissait comme une modalité sans importance et qui ne méritait pas de retenir un patriote soucieux des grandes questions extérieures.

 

 

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