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Humanisme : le Contrat social
28 décembre 2023

Un Fauve (Enguerrand Guépy)

unfauve

 

 

Romancier et metteur en scène, Enguerrand Guépy est notamment l'auteur de L'éclipse et d'un récit autobiographique L'Effervescence de la pitié. Un Fauve et son quatrième roman.

 

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Il se réveilla aux premières lueurs du jour avec la certitude de devoir accomplir quelque chose de grand. À la radio, il entendit Just an illusion et les nouvelles du jour sur la guerre Iran-Irak et la coupe du monde de football gagnée par l'Italie. Il but son café et effectua quelques mouvements d'assouplissement. Puis il se regarda dans le miroir de sa chambre à coucher. Il se sentait prêt pour conquérir un championnat du monde et pour aimer une femme passionnément. Tout le monde le trouvait en bonne forme physique. Il avait adopté une coupe de cheveux militaire et rasé sa moustache. Il avait arrêté la drogue et avait décidé de devenir un bon père de famille. À présent, il avait hâte d'en découdre. Il était revenu de la Guadeloupe où il avait passé des vacances avec sa femme et Coluche. Sa femme était restée là-bas. Il voulait ressembler le plus possible à Marcel Cerdan, son idole de toujours. Avec sa musculature saillante, on le comparait à présent à un fauve. Il avait apprécié cette comparaison. Il avait trouvé sur la table du couloir des indications laissées par son majordome indien écrites en anglais. Il s'agissait des rendez-vous qu'il avait dans l'après-midi. Ils devaient s'entraîner quotidiennement mais il devait également répondre à un entretien promis à une jeune journaliste de France Soir. Après avoir frappé un journaliste qui avait révélé son futur mariage, le fauve était obligé de faire profil bas. Son majordome signalait également que sa femme avait téléphoné mais sans laisser de message. Il se demanda si tout allait bien pour elle. Il était 7:15 alors il se dépêcha de se préparer. Il se regarda une dernière fois dans le miroir. Il était contrarié. Il monta dans un taxi en route vers les Champs-Élysées. Il se rappela sa soirée de la veille avec Bertrand Blier. Il n'avait bu que de l'eau minérale. Il n'était pas rentré tard. Il s'était promis de ne plus faire de bêtises. Il ne voulait plus toucher à la drogue et se mettre en colère. Il avait besoin de parler à Bertrand car il avait une appréhension suite à ses dernières désillusions professionnelles notamment le film la Chambre de l'évêque. Quand on lui avait proposé le scénario d’Édith et Marcel, il n'y avait pas cru. Il avait toujours joué les paumés et les marginaux à l'exception de son rôle de juge pour un film à d'Yves Boisset et son rôle de flic dans Adieu poulet. Pourtant il avait des réserves morales à interpréter des représentants de l'ordre. Il pensait qu'un flic c'était un gars qui faisait le sale boulot avec son flingue, une situation précaire et des factures à payer. Il avait d'ailleurs chanté une chanson intitulée Le policier sur un 45 tours qui n'avait pas recueilli le succès. Son côté iconoclaste le maintenait à l'écart des Césars. Il avait été nommé six fois aux Césars sans obtenir le prix. Il espérait qu'avec ce cadeau de Claude Lelouch, un miracle allait enfin s'accomplir. Il verrait bientôt sa consécration. Le chauffeur du taxi le reconnut et leva le pouce. Il regarda les rues de Paris de ce petit matin de juillet. Une jeune fille pleurait sur un banc. Cela toucha le fauve. Un moment, il eut envie de sortir du taxi pour lui parler. Mais la voiture était déjà près de l'Arc de Triomphe.

 

2

 

L'ultime réunion préparatoire avant le lancement officiel le tournage se tenait au Club 13. Le fauve annonça qu'il allait se dégourdir les jambes au premier assistant. C'était le quartier général de Claude Lelouch, réalisateur autrefois adoré par la critique et depuis peu ramené à simple réalisateur populaire. Le fauve pensait lui aussi que Lelouch avait une vision du monde manichéenne. Mais comme lui aussi avait été déclassé par la critique, il savait à quoi s'en tenir au sujet des petits marquis de l'élite parisienne. Il gardait l'espoir que jouer Marcel Cerdan, le plus grand sportif français de tous les temps, allait lui ouvrir les portes de la gloire. Il se rendit aux Champs-Élysées pour observer les gens. Le fait de les voir prendre des photos l'amusait. Il sourit à un groupe de Ricains en leur indiquant la direction de l'Arc de Triomphe. Il repensa à la jeune fille délaissée sur son banc. Il regretta de ne pas avoir pu à la consoler. Néanmoins il pensait que cette pisseuse pouvait cacher un grand couteau sous sa jupe dans l'idée de se venger de celui qui l'avait fait pleurer. Aux abords du club il y avait les membres de l'équipe technique. Le fauve se demandait s'il pouvait leur donner sa confiance. Seul Coluche avait trouvé grâce à ses yeux. Il ne l'avait jamais laissé tomber. Il en voulait à son majordome avoir laissé ce mot. Il trouvait qu'il avait eu une idée saugrenue en engageant un hindou qui ne parlait pas un mot de français. Mais le fauve n'avait aucun courage pour assurer les choses du quotidien. Et d'ailleurs sa femme ne cessait de lui reprocher ses incapacités domestiques. Il était fatigué de devoir justifier ses impératifs professionnels. Il avait fini par conseiller à sa femme d'aller en Guadeloupe avec Coluche. Cela lui permettait de préparer le tournage d'Édith et Marcel tranquillement. Il avait promis à sa femme qu'après le tournage, tout rentrerait dans l'ordre. Il arrêterait la drogue et il serait un bon mari pour toujours. Il repensa à l'interview qu'il avait accordée à un journaliste québécois. Il l’avait reçu dans le jardin de sa maison. Le journaliste lui avait reproché de n'avoir joué que dans des mauvais films. Le fauve s'était retenu de pleurer. Après l'interview, il était descendu au sous-sol pour regarder la carabine que Coluche lui avait offert. Il s'était créé un petit stand de tir. Cela lui permettait de se détendre. Pourtant, ce jour-là, il n'en avait pas envie. Il repensait à la phrase du journaliste québécois. Il avait peur de ne pouvoir continuer à jouer dans des films. Il avait peur de ne plus pouvoir nourrir sa famille et de ne pas pouvoir rembourser ses créanciers. Depuis qu'il avait rompu son contrat avec la Gaumont, il était obligé de travailler comme un forcené. Pourtant c'était toujours « le gros Gégé » qu'on appelait en premier. Le fauve n'était que la solution par défaut. Un instant, il eut envie de recontacter son dealer. Mais il avait juré de ne pas replonger. Alors pour se rassurer il pensa au rôle qu’il devait jouer et que « le gros Gégé » n'aurait jamais. L'équipe du tournage le chouchoutait mais le fauve ne délivrait que le minimum syndical. Il se dit qu'il devait rectifier le tir et leur montrer qu'il était content d'être avec eux. Il plaisanta en buvant un café en proposant de trinquer à la gloire de Jacques Vabre à moins que les techniciens ne préfèrent grand-mère qui savait faire un bon café. Claude Lelouch arriva. Le fauve profita de l'arrivée et du réalisateur pour reposer le croissant que les techniciens lui avaient offert. Il tenait à garder sa ligne. Claude Lelouch prononça un discours. Le fauve lui rendit le petit signe qu'il lui avait adressé. Désormais, le fauve le considérait comme son bienfaiteur. Il avait lu tout ce qu'il avait pu trouver sur Marcel Cerdan. Il avait été au service des archives pour visionner des vieux matches. Il avait été un peu décontenancé par le fort accent d'Afrique du Nord du boxeur mais il avait fini par s'habituer à cette voix nasillarde et parfois incompréhensible. Il avait réussi à l’imiter mais que Lelouch avait refusé cette imitation. Il avait choisi le fauve parce qu'il avait sa propre boxe et son jeu était unique. Il n'avait pas besoin d'un imitateur. Le fauve avait été choisi parce qu'il avait des tripes plus que n'importe qui. Alors le fauve s'était senti désiré et cela faisait longtemps qu'il n'avait pas reçu autant d'enthousiasme. Il voulait en finir avec les rôles où il pleurnichait sur un quai de gare et en finir avec les histoires tordues où il devait taper sa belle-fille. Il voulait incarner un héros sympathique et populaire. L'actrice principale du film, Évelyne Bouix qui devait jouer Édith Piaf venait d'arriver. C'était typiquement le genre de fille qui avait toujours eu le don d'agacer le fauve. Il avait remarqué son regard scrutateur et pensait qu'elle devait écouter tous les ragots que l'on colportait sur lui. Le fauve commençait à penser comme Marcel Cerdan. Il demanda un café puis l'un des assistants finit par se précipiter dans le restaurant du club à la recherche du précieux breuvage. Le fauve avait bien l'intention de démontrer à la face du monde qu'il était devenu un champion.

3

 

Pour Claude Lelouch comme pour le fauve, ce projet était un tournant. Évelyne les regarda en riant d'un rire craintif. Elle savait qu'elle devrait affronter une pointure qui la jugerait. Sous sa chemise, elle perçut l'animal prêt à bondir et la sauvagerie qui n'attendait que le ring pour exploser. Elle attendait que le fauve lui accorde de l'intérêt. Toute l'équipe monta dans les voitures de façon désordonnée. Le fauve cognait comme un forcené dans un sac de sable et il contemplait ses mains qui portaient les stigmates de cet entraînement. Quelques jours plus tôt, il s'était blessé à la main en cognant l’arête d'un mur par accident. Il avait cru ses espoirs envolés mais Claude avait ordonné qu'on le conduise à l'hôpital le plus proche. Aux urgences, un médecin lui avait dit que tout allait bien car aucun des ost du métacarpe n'avait été touché. Claude Lelouch lui avait remonté les bretelles. Alors le fauve s'était excusé. Malgré son nouveau look de garçon BCBG, le fauve restait une tête brûlée qu'il fallait surveiller et il le savait. L'équipe venait d'arriver sur le lieu des répétitions. Ils marchèrent vers l'étang. Les photographes étaient présents. Lelouch fit signe au fauve de se mettre en tenue et à Évelyne Bouix de revêtir manteau et perruque. Les photographes se mirent à mitrailler les deux acteurs. Le fauve laissa tomber son peignoir. L'équipe fut surprise par le corps musclé du fauve. Même Claude Lelouch fut troublé. Il faillit appeler le fauve Marcel. Il commença à filmer. Le fauve était certain d'avoir marqué un point. Lelouch fit signe à Évelyne de venir le rejoindre. Ce n'était pas encore son tour d'être dans la lumière. Le fauve pensait aux mois qui lui avaient été nécessaires pour atteindre ce niveau de préparation. Il pensait à sa femme et à Depardieu. Ils allaient voir ce qu'ils allaient voir. Lelouch lui intima de boxer. Le fauve tenait la forme de sa vie.

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les clameurs salua son dernier enchaînement. Le premier assistant se précipita pour couvrir le corps du fauve d'un peignoir fuchsia. On lui retira ses gants et on lui donna aussi à boire. Il avait le visage ruisselant et un rictus de douleur. Claude Lelouch lui donna une accolade pour le féliciter. Le fauve regrettait que « sa princesse » n'ait pas pu le voir. Il lui raconterait tout au téléphone ce soir. Il serait ainsi le plus heureux des hommes. Les techniciens et les photographes remballèrent leur matériel. Le fauve se rappela d'un tournage avec Depardieu ou il n'était question que de Mozart. À l'époque les deux acteurs faisaient les 400 coups et n'étaient pas rivaux. Le fauve se demandait comment le destin avait pu récompenser cette bourrique crasseuse et quasi analphabète de Depardieu. Peut-être parce que Depardieu avait toujours obéi à un plan de carrière. Un berger allemand se mit à tourner autour du fauve avant de terminer sa course au beau milieu de l'étang au grand dam de sa propriétaire qui lui hurla heureusement de regagner la rive. Le fauve fut surpris avant de comprendre que le chien n'en avait pas après lui.. Heureusement, aucune caméra ne tournait. Dieu seul sait ce qui aurait pu advenir de ces images. Le fauve mit son sac en bandoulière et rejoignit le groupe.

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La voiture fit le chemin en sens inverse et le fauve continua de penser au berger allemand et à sa maîtresse accablée. Il se demanda pourquoi il fallait toujours qu'il se raccroche à la fêlure des gens et à leur faiblesse. Pourquoi il n'arrivait pas à s'attacher à des gens normaux et sans problème. Tout ce qui est excitait le commun des mortels rendait le fauve profondément malheureux et inapte. Il s'était habitué à la situation particulière d'être un enfant de la balle. Mais il n'était jamais parvenu à se sentir en totale harmonie avec le milieu du cinéma. Il trouvait les codes du cinéma hypocrites et parfois obéir était au-dessus de ses forces. Comme le berger allemand, il avait le goût des extravagances mais il portait en lui une blessure béante dans laquelle s'engouffrait la voix de cette pauvre femme qui criait après son chien, confessant ainsi sa peur, son désespoir et la venue inéluctable de la mort. Lelouch demanda au fauve s'il avait de bonnes nouvelles de sa femme. Le réalisateur semblait inquiet du moral de son acteur principal. Le fauve savait que cette question ne manquerait pas d'être mise sur le tapis et il avait préparé une réponse. Alors le fauve prit sa voix la plus charmeuse pour répondre : « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Le fauve repense à Évelyne quand elle avait revêtu sa perruque devant l'étang et son pull-over noir. Tout à coup, il l'avait trouvée à la hauteur du personnage. Alors il avait admis qu'il pourrait jouer avec elle. Néanmoins il aurait voulu qu'elle quitte ce petit air sucré et sa grimace qui ne lui allait pas du tout. Il se jura de lui laisser un peu de temps pour qu'elle se mette à son diapason. Quelqu'un alluma la radio dans la voiture et le tube de l'été surgit « Just an illusion ». Tout le monde se mit à taper dans les mains et à rire. Le fauve cria « New-Yorkais nous voilà ». Tout le monde applaudit. Ils se sentaient prêts à conquérir le Nouveau Monde.

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Ils sortirent goguenards de la voiture et le fauve remarqua une canette de coca qui traînait dans le caniveau. Il shoota dedans et déclara : « Si Hidalgo m'avait sélectionné, vous auriez vu qu'il ne serait jamais passé les boches ». L'assistant salua cette saillie en l’agrémentant d'un bras d'honneur et d'un mot ordurier à l'encontre de nos voisins allemands. Quelques jours plus tôt l'équipe de France avait été battue par l'équipe de l'Allemagne durant la coupe du monde de football. Pour être honnête, le fauve avait suivi l'affaire d'un peu plus loin que ce qu'il prétendait. Ils entrèrent dans le restaurant. Les clients déjà attablés se figèrent et le fauve interpréta leur silence comme une marque d'admiration ce qui lui fit ressentir une ivresse incomparable devant ces visages stupéfaits. Il refusa l'apéritif qu'on lui proposait et demanda une eau minérale non pétillante. Voilà près de 10 ans qu'il s'était abandonné aux excès les plus regrettables sans jamais entrevoir une réelle porte de sortie. Il se sentait libéré d'un poids énorme et il voulait être dans sa meilleure forme. Il voulait être un homme debout pouvant regarder en face ses démons et ne plus craindre de les affronter. Claude Lelouch prit la parole et prononça un impeccable discours sur la joie de se retrouver tous ensemble et d’œuvrer à la mise sur les rails de ce grand projet. Jamais il n'avait pensé que le fauve pourrait atteindre un tel niveau de forme. Longtemps il s'était demandé quel serait le meilleur choix pour endosser le costume de Marcel Cerdan. Quelques années auparavant, Lelouch avait visionné un film à petit budget (Lily aime moi) dans lequel le fauve jouait un boxeur de seconde zone et il avait été surpris de le voir effectuer la gestuelle du boxeur avec autant d'aisance. Alors il avait commencé à écrire le scénario autour des mésaventures d'un ex champion. Le succès du film Rocky avait convaincu Lelouch de réaliser un film sur la boxe. Il pensait que l'acteur qu'il avait choisi était un félin et il  avait toujours la passion des grands fauves. Il chuchota à l'oreille du fauve : « tu seras formidable. Ce matin, tu as enchanté tout le monde. Comme je suis heureux de travailler avec toi ». Alors le fauve leva son verre en effectuant une pitrerie et regarda Évelyne. Il n'était pas encore amoureux d'elle mais il le faudrait pourtant. Il savait qu'il devait jouer le match de championnat du monde de Marcel Cerdan dans son intégralité et dans les moindres détails. C'était le cadeau qu'il allait offrir à Lelouch pour la remercier de la confiance qu'il avait placée en lui. Il commençait à être ému par la timidité d'Évelyne qu'elle cachait au moyen de grands éclats de rire. Le metteur en scène s'assit à côté de son premier assistant. Lelouch s'était préparé comme de coutume par une hygiène de vie très stricte. Il n'avait jamais oublié qu'il n'aurait pas dû être là car il était une sorte de survivant  et il avait une dette envers ses parents qui l'avaient protégé de la grande transhumance vers l'anéantissement. Il avait appris à ne pas craindre les monstres sacrés.

Lelouch invita sa troupe à prendre part au déjeuner inaugural de son prochain film. Dans le restaurant, les clients avaient du mal à reconnaître le fauve. Certains pensaient qu'il devait être malade. D'autres clients plus perfides se demandaient sur quoi allait déboucher cette nouvelle transformation et précisément sous la direction de Lelouch. Le fauve regardait Évelyne. Pourtant il détestait cette période propice à toutes les expérimentations. La découverte des mensonges entourant sa naissance l'avait incité à tout envoyer balader et à s'amouracher de la première venue. Il considérait qu'il avait été élevé par des fous et il voulait s'éloigner des odieuses compromissions qui avaient pourri son enfance. Il avait alors envisagé de changer de nom et de faire carrière sous un pseudonyme. Mais tout cela, Évelyne s'en moquait éperdument. Tout ce qu'elle voulait savoir c'était s'il croyait en elle. Il arrivait parfois au fauve d'être un brin excessif mais sur un plateau il était toujours irréprochable. Si le fauve avait pu boire un verre de vin, il se serait montré plus chaleureux avec Évelyne. Tout à coup, un des serveurs rompit le charme de ce banquet inaugural. Il annonça au fauve qu'il y avait un appel pour lui. Le fauve fit semblant d'être surpris et salua l'équipe comme un mousquetaire provoquant l'hilarité générale. Il y avait quelque chose dans le téléphone qu'il n'aimait pas. Il se demandait si Brejnev allait écouter sa conversation ou peut-être Reagan et la CIA. Il avait entendu dire que les mormons connaissaient tout sur tout le monde. Il se promit un jour de consulter la fiche que les mormons lui avaient consacrée. Cela lui permettrait de connaître les origines de son père biologique, ce lourd secret de famille. C'était sa femme qui l'appelait. Il se rappela de leur première rencontre. Elle n'était encore qu'une gamine. Elle sortait avec un de ses frères. En amour, il avait véritablement l'instinct d'une bête féroce et pouvait se montrer sans pitié si la nécessité le lui commandait. Le plus dur allait commencer. Il fallait régner. Prouver qu'il était digne de la victoire. Il pensait qu'il était son Dieu. Quand elle le regardait, elle lui infusait ce sentiment de toute-puissance. Pourtant rien n’était simple entre eux. Par principe, il avait horreur de s'imaginer ce que serait son futur une fois en couple. Ses compagnes n'avaient cessé de lui reprocher ce trait de caractère. Ce qui au départ était une belle histoire se transformait en une affreuse guerre de tranchées que venait conclure un tournage salvateur. Mais avec Elsa, c'était différent. Elle n'était pas plus douée que lui pour élaborer le futur. Elle partageait les mêmes attirances pour la vie nocturne et dissolue. Malheureusement, les contrariétés familiales avaient repris le dessus et l'alchimie de leurs débuts s'était peu à peu étiolée. Elsa avait compris qu'elle n'était pas de taille et qu'il lui fallait se mettre en retrait. Elle s'était passionnée pour ce monde fait de strass et de paillettes. À présent, son regard était dessillé et l'envers du décor n'était pas reluisant. Elle ne savait pas comment atténuer la souffrance du fauve et elle se sentait prise au piège d'une situation inextricable. Elle avait conscience qu'elle n'aurait jamais la force de le porter. Il avait compris que cette histoire allait se solder par un échec. Mais il y avait eu ce projet avec Claude Lelouch. Il avait l'intention de raconter à Elsa cette matinée mémorable. Mais sous le poids de l'émotion, il bafouilla des paroles incompréhensibles. Elsa lui dit que c'était fini et qu'elle aimait Coluche. Elle n'avait jamais ressenti cela et demanda au fauve de ne pas lui en vouloir. Elle lui dit adieu. Elle raccrocha. Le fauve demeura un long moment figé. Il regagna machinalement sa place. Autrefois il aurait certainement tout cassé dans le restaurant. Il serait allé régler son compte au salopard qui voulait lui piquer sa nana. À présent, nulle révolte n'agitait plus sa grande carcasse. Il avait le sentiment d'avoir fait semblant depuis le début. Dans le restaurant, il regarda une photo de Montgomery Clift qui lui rappela la seule photo qu'il possédait de son père biologique. De son père, on lui avait raconté qu'il avait été chef d'orchestre et qu'il avait connu une histoire passionnelle avec sa mère dont le fauve avait été le résultat mais aussi le clap de fin. Sa mère avait le chic pour les histoires romantiques complètement délirantes avec un marmot à la clé. Il aurait pu jouer les pleureuses et aller se répandre chez Drucker ou Bouvard. Mais il n'avait jamais trouvé les ressources intérieures pour établir un tel lien de duplicité avec le public. Cependant on lui reprochait de trop s'investir personnellement dans les rôles au point que ce n'était plus le personnage qui prévalait mais sa propre existence qu'il déroulait sur grand écran. Ce constat l'accablait car chez lui et rien n'obéissait à une volonté délibérée. C'était juste une malheureuse et terrible inclination. Sa famille avait fait semblant d'être normale mais il fallait avoir le jugement sacrément altéré pour s'imaginer qu'on les prendrait pour une famille lambda, eux qui dormaient dans les loges des théâtres. Mais sa famille avait la folie du qu'en-dira-t-on. À force, on s'était persuadé que le grossier mensonge était la vérité et qu'on pourrait ainsi vivre des années sans souci. Un beau matin, il avait appris que son père n'était pas son père. Une banale dispute et le pot aux roses avait été découvert. Son frère lui avait révélé ce que tout le monde savait et que lui seul ne savait pas. Claude Lelouch était en discussion avec son chef opérateur. Il posa des questions au fauve qui acquiesça à toutes ces remarques du metteur en scène. Il annonça à toute l'assemblée qu'il était temps d’obtenir enfin un rôle de héros positif. Il ne restait plus qu'un week-end avant le début du tournage dans les Carpates. Lelouch lui proposa de venir à une projection privée du film Quand passent les cigognes. Le fauve refusa prétextant avoir un entraînement. Lelouch fut déçu mais son poulain était un grand professionnel et il ne pouvait pas lui reprocher ce qui pourtant s'apparentait à un excès de zèle. Le fauve pensait à Elsa qui a présent fôlatrait sous les tropiques dans les mains d'un rival qu'il connaissait parfaitement, presque un frère, le seul à avoir toute sa confiance… Il eut une brusque montée d'adrénaline. Il bondit vers la sortie puis ralentit devant la mine déconcertée que lui adressait la réceptionniste. Alors il se mit à plaisanter avec elle. Sur le perron, il se retrouva nez à nez avec Claude Lelouch. Le réalisateur lui parla avec volubilité. Le fauve écouta sans broncher. En vérité, il guettait le moment où cet affreux petit rire allait revenir le tourmenter. C'était un ricanement qui l'accompagnait depuis son enfance. Le fauve se figea. Quelque chose venait d'affleurer à sa conscience qu'il n'avait pas prévu. Pour la première fois, il avait entrevu le visage de son ennemi intime. Il salua brièvement Claude une dernière fois. Il promit de le retrouver en fin d'après-midi. Puis il grimpa dans la voiture de l'acteur Charles Gérard qui lui avait proposé de l'accompagner jusqu'à la salle de boxe situé à Saint-Ouen. Il demanda à descendre et à ce qu'on le laisse marcher seul. Il s'engouffra dans un taxi. Dans le taxi, le fauve se sentit enfin en sécurité. Pour la première fois, il avait clairement vu le visage de l'oppresseur et avait été frappé par l'évidence. Son ennemi avait exactement le même visage que lui. Il se promit d'y remédier très vite.

7

 

Le fauve s'était pris la tête entre les mains. Longtemps, il avait cru à cette vieille rengaine de la femme salvatrice. Il pensait que les femmes ne valaient pas mieux que les hommes. Et les femmes avaient les mêmes clichés stupides à propos des hommes que les hommes à propos des femmes. Il avait voulu faire sécession. À présent, on l'avait rattrapé. « On ne s’échappe pas » ne cessait de lui seriner ni la petite gêne qu'il avait depuis l'enfance. Il découvrit qu'il avait été repris par le même chauffeur que le matin. Le fauve se souvient qu'ils s'étaient quittés copains comme cochons. Le chauffeur lui avait confié qu'il était d'origine zaïroise et lui avait parlé de sa passion pour les grands bluesmen américains. Le fauve n'avait jamais craint de frayer avec des inconnus, estimant que tout coudoiement pouvait déboucher sur une amitié sincère. C'est dans ce type de circonstances qu'il avait sympathisé avec Renaud lors d'une fête improvisée à Belle-Île-en-Mer. Le fauve avait réussi à le convaincre de rejoindre le café de la gare. On avait expliqué au futur chanteur qu'il y avait juste des copains qui voulaient s'amuser sur scène et amuser le public venu les voir. Cela avait duré jusqu'à la construction de la tour Montparnasse puis il avait fallu migrer vers Rambuteau. Puis la bande de copains avait cédé aux sirènes de la gloire. C'est là que le fauve avait rencontré la fille la plus naturelle qui lui avait été donnée de rencontrer et qui avait été son plus bel amour. Quand le fauve avait vu Coluche faire de la politique, il avait tiqué.

Coluche lui avait juré que tout cela n'était fait que pour rire. Pourtant le fauve avait senti qu'il y avait quelque chose qui clochait. Les artistes ne mentaient pas au public pour conquérir le pouvoir en prétendant faire son bonheur. La bande du café de la gare avait compris que Coluche avait commencé à se prendre réellement au sérieux et qu’il avait franchi la ligne jaune. Il était cuit et n'en avait plus pour très longtemps. Autrefois, le fauve aurait réussi à convaincre le chauffeur de taxi africain à rejoindre la bande du café de la gare. Il aurait été heureux de ramener un nouveau pour compléter la bande. Mais il est si fatigué. Il demanda au chauffeur de le conduire impasse du Moulin Vert. Le chauffeur parut surpris devant le ton sec et désagréable de l'acteur. La magie qui les avait faits se rencontrer de bon matin n'existait plus. Le chauffeur, déconcerté, ne reconnaissait pas du tout l'homme qu’il avait conduit quelques heures plus tôt. Le matin, ils avaient refait le monde avaient parlé comme deux frères. Le chauffeur plaça une cassette dans l'autoradio. Le fauve secoua frénétiquement son doigt de droite à gauche pour signifier qu'il n'était pas en état d'écouter quoi que ce soit. Le chauffeur commença à se trémousser. Le fauve aurait voulu l'accompagner mais son corps n'avait plus de force. Autrefois, il avait rêvé d'être musicien. Il s'était soumis à l'inacceptable condition familiale et maintenant, il le payait très cher. Il détestait ses 30 années de carrière. Il ne pouvait pas se vanter d'avoir joué avec Pierre Fresnay auprès de ses camarades parce qu'il n'avait jamais vraiment été à l'école et parce que les soi-disant camarades d'école ne pouvaient pas le saquer parce qu'il ouvrait beaucoup trop sa grande gueule et qu'il se croyait le roi du monde. Il se croyait le roi du monde parce que Mauriac pouvait s'exclamer qu'il était le plus grand acteur de Paris. À présent, il se disait qu'il n'était qu'une petite pute qui avait tapiné pour la télévision d'État du général De Gaulle. La chanson que le chauffeur avait passée était intitulé « The Message ». Elle était interprétée par The Grand Master Flash et The Furious Five. Le fauve avait conscience qu'il ne serait pas de la partie pour le renouveau de la musique noire. Il avait fait son temps. On lui avait demandé d'être le parfait petit acteur de l'ORTF et il avait accepté. On lui avait demandé de jouer à la façon de Gérard Philippe et il avait accepté. En mai 68 était arrivée la vogue de l'Actors studio avec l'utilisation de la mémoire affective. Cela tombait bien, le fauve avait un stock inépuisable de mémoire affective. La suite de sa carrière s'annonçait sous les meilleurs auspices. Tout aurait pu encore durer des années s'il n'avait croisé la route d'un représentant de commerce veule et désespéré. C'était le rôle qu'il avait joué dans Série noire. Il avait cru que « sa princesse » sera son miracle parce qu'elle était jeune et parce qu'elle pouvait croire qu'il n'était pas complètement dégénéré. Mais il n'y avait pas eu de revanche. Il était né pour être un héros de série noire.

Le chauffeur souhaitait donner ses coordonnées à l'acteur dans l'espoir de le revoir quand il serait revenu de son tournage. Il était persuadé qu'ils s'entendraient comme larrons en foire. Mais le fauve était encore dans ses pensées. Il regrettait de ne pas avoir dit à Bertrand Blier la veille au soir qu'il détestait son rôle dans Les Valseuses. Tous ses soucis s'étaient démultipliés le jour où il avait accepté ce foutu rôle. Le beau rôle c'était celui de Depardieu. Le fauve pensait qu'il était plus charismatique que Depardieu. Le fauve était resté planté près de cinq minutes sur le paillasson de Blier car il était incapable de sortir ce qu'il avait à dire. Il demanda au chauffeur de s'arrêter à l'angle du prochain carrefour. Il voulait marcher pour tenter de recouvrer ses esprits. Il donna un gros billet au chauffeur qui le remercia.

8

La gloire, le succès, l'argent, cela ne protégeait en rien. Au contraire, cela précipitait la chute. Le fauve marchait tête baissée. Il se disait que c'était tout de même un peu de sa faute. Coluche était son ami. Dans le métier, il n'avait confiance qu'en lui. Il pensait qu'il ne revivrait pas ce qu'il avait vécu avec Miou-Miou. Coluche, c'était un putain de meilleur ami mais il avait toujours la quéquette et au garde-à-vous. Et ce n'était jamais bon de laisser sa femme en vacances avec son meilleur ami, surtout quand elle ne supportait plus la tronche d'acteur névrosé qui l'accompagnait. Le fauve avait remarqué dans la voiture du chauffeur un doudou fétiche qui pendait sous le rétroviseur. Il était maintenant persuadé que ce fétiche était là pour lui jeter un sort. Il pensait que le chauffeur zaïrois propagerait tout un tas d'histoires désobligeantes qui se retrouveraient dans la presse à scandale. Bertrand Blier lui avait avoué qu'il était le seul à pouvoir soutenir la comparaison avec Depardieu. Le fauve aurait dû comprendre que c'était là un sérieux avertissement qu'on lui adressait et non pas un compliment. Il s'était donc mis à avoir des comportements de star. Il en avait résulté que son mal-être et sa solitude n'avaient cessé de croître. Alors, il s'était mué en petit champion de la drogue pour échapper à cette gêne qui le travaillait sans cesse. Dans ses rares instants de lucidité, il pleurait devant sa déchéance et se promettait de ne plus jamais y toucher. Il avait placé son dernier espoir dans Elsa. Il y a quelques semaines, au moment de la signature de son nouveau contrat, le fauve avait fait le grand ménage. Il avait débarrassé sa maison de tout ce qui aurait pu l'inciter à se perdre dans la drogue. Mais il n'avait pas eu la force de se débarrasser du numéro de téléphone de son dealer. Il se demandait s'il aurait été plus heureux si Miou-Miou ne l'avait pas quitté. Mais jamais personne ne l'avait regardé comme Elsa le jour où il l'avait conquise. S'il ne craquait pas, il aurait encore un petit espoir de la reconquérir. Le fauve se rappela comment Sotha, sa première femme, l'avait accueilli au sortir de l'ORTF en l’affublant du délicat sobriquet « d'acteur trouduc ». Et c'était vrai qu'il était niais et con avec son collant blanc cassé et son épée en carton-pâte. Il n'avait pas encore pris le train de la contre-culture. Mais il avait été un jeune premier malgré lui qui attendait qu'on lui botte sérieusement le cul pour qu'il sorte enfin ce qu'il avait dans les tripes. Il bouscula un couple de petits vieux sans le faire exprès. Il demeura stupide devant eux plusieurs secondes avant de bafouiller de pâles excuses. Il était soulagé de ne pas avoir été reconnu.

9

 

Le fauve repensa au moment où il avait cassé la gueule à ce traître de journaliste. Certes, il avait eu tort. Il aurait dû réfléchir et calmer ses ardeurs vengeresses. Mais quand il était amoureux, il était capable des pires excès. Il n'avait pas su trouver la juste attitude quand il avait affronté le tribunal télévisuel. Alors la sanction était tombée. C'est ainsi qu'on ne ferait plus qu'une recension partielle des films dans lesquels il jouerait. Mais il avait encore le droit d'exercer son art. Il pouvait s'estimer heureux. Quelque temps plus tard, il était allé chercher sa mortifère consolation afin de n'être plus rien pendant une petite minute de rien du tout. Il s'était réveillé livide et s'était dit qu'il ne ferait pas de vieux os. Il ne pouvait pas en être autrement. Il l'avait toujours su. Il avait songé que c'était le bon moment pour aller faire un tour à la cave. C'est là que se trouvait la solution à tous les problèmes. Mais le téléphone avait sonné. C'était Claude Lelouch. Il avait un rôle en or à lui proposer. Le fauve avait l'impression d'avoir était repéré par un des gens installés aux terrasses des cafés. Alors il courut sur 200 m puis se retourna pour voir s'il n'avait pas été suivi. Il n'y avait personne. Il entendit la petite gêne qu'il avait depuis l'enfance ricaner derrière son dos. Alors il se remit à courir comme un fou. Il croisa une affiche jaunie sur laquelle Depardieu était surplombé par une guillotine. C'était l’affiche de Danton. Alors il se demanda encore que serait devenu Depardieu si lui-même avait pu jouer ce foutu rôle dans les Valseuses différemment. Il courut jusqu'à l'impasse du Moulin Vert où se trouvait « la maison de tes rêves » comme avait gloussé ce salopard de Coluche. Il arriva chez lui. Il ouvrit violemment la porte. Il se précipita dans la cuisine pour se servir un grand verre d'eau. Il tenta de se relaxer mais il n'arrivait à s'empêcher de penser à Elsa en train d'enlacer un autre corps que le sien. Pourtant c'était écrit que ça se terminerait ainsi. Il n'y a plus d'amitié quand une femme est en jeu. Il repensa à la voix d'Elsa qui lui disait : « c'est fini ». Alors il décida d'appeler son dealer. Mais il n'y avait personne. Il retenta d'appeler plusieurs fois en vain. Il était seul. Il n'y avait personne pour lui administrer la promesse d'un sursis. Même son dealer ne voulait plus de lui. L'horloge annonçait 15:00. Il se rappela qu'il était attendu à l'autre bout de Paris. Il était sur le point d'aller se préparer mais il se ravisa. Après une minute de réflexion, il descendit à la cave chercher la carabine offerte par Coluche. Puis il monta comme si de rien n’était dans sa chambre. Il ouvrit la fenêtre en grand. Il se passa la main dans les cheveux. Il s'esclaffa en repensant à une de ses loufoqueries au temps du café de la gare. Cela faisait 30 ans qu'il souffrait et fuyait.

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Claude Lelouch avait pris place dans la salle de projection privée du club. Il avait perdu sa bonne humeur du déjeuner car il venait d'avoir un mauvais pressentiment. Cela lui arrivait souvent avant le début d'un tournage. Sa crainte d'être à la merci d'un impondérable était un souvenir douloureux lié à l'Occupation. Soudain l'absence du fauve à ses côtés lui est apparue inconcevable. Jusqu'à présent le fauve n'avait jamais refusé une seule de ses sollicitations. Quand un réalisateur commençait à s'étonner d'un changement d'humeur d'un de ses comédiens cela annonçait qu'il allait faire vilain temps. Il réalisa qu'il avait pris un très gros risque. On lui avait dit que le fauve faisait le bonheur de tous les dealers du Palace. Mais il s'était pris de passion pour le fauve jusqu'à considérer tous ses abus comme des qualités intrinsèques. Quand Lelouch l’avait rencontré pour la première fois, le fauve, l’avait fixé pendant deux minutes sans interruption. Il l’avait regardé avec une envie manifeste d'en découdre. Mais cela avait galvanisé le réalisateur. Lelouch pensait que le fauve était de la race des Lino Ventura. Cela lui permettrait une bonne fois pour toutes de clouer le bec à cette profession qui doutait encore de sa légitimité. Lelouch n'avait plus la carte pour satisfaire les exigences versatiles de l'élite parisienne. Il fallait donc accrocher à son tableau de chasse la forte tête du cinéma français et de marquer ainsi définitivement l'avènement du fauve. Lelouch avait tout de suite compris que le fauve était bâti pour Hollywood. Le fauve lui avait dit qu'il portait Marcel Cerdan en lui depuis des années. Alors Lelouch avait compris qu'il avait maîtrisé la bête et qu'elle serait dorénavant d'une docilité à toute épreuve. Lelouch s'était juré de l'emmener au triomphe. Ça serait le Madison Square Garden et Hollywood ou ça ne serait rien.

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Après la projection privée, Claude Lelouch sortit de la salle le sourire aux lèvres et se dirigea vers son bureau. Il voulut changer le scénario d'Édith et Marcel car il se demandait s'il ne devait pas insister davantage sur les scènes de combat. Il voulait tenir le fauve au plus près du scénario dans tout ce qui relevait des aspects sportifs. En l'observant ce matin, il avait réalisé combien il pourrait tirer avantage d'une telle forme physique. La musique d'Aznavour investirait l'écran et Édith Piaf pénétrerait alors dans la pièce. Elle dévorerait Marcel des yeux tandis qu'il recommencerait une autre série rapide de crochets. Lelouch fut réveillé par la sonnerie du téléphone qui se trouvait dans le bureau d'à côté. Il s'agissait d'un journaliste d'Europe 1 ou de RTL. Son assistante avait décroché et la conversation passait en direct à la radio. Claude sortit de son bureau avec la boule au ventre. On avait finalement raccroché à l'autre bout du fil. On n'entendait plus que le son strident de la ligne en dérangement. Puis ce fut le silence…

12

 

Lelouch sauta dans sa Mercedes en sentant le regard terrible du fauve posé sur lui. Il pénétra dans l'impasse du Moulin Vert. Bertrand Blier était déjà présent. Il arriva devant la porte. Des badauds et des journalistes l'entourèrent. Un gendarme l'interrogea sur la raison de sa venue. Il lui expliqua qu'il venait de déjeuner avec l'acteur et que tout allait bien. C'était impossible que l'acteur se soit amusé à se suicider alors que le tournage le plus important de sa nouvelle carrière devait débuter dans quelques jours. Le gendarme répondit que cela ne manquerait pas d'intéresser le capitaine de gendarmerie. Lelouch fut agacé par cette réponse administrative. Il voulait encore croire que cette nouvelle n'était qu'une fausse rumeur. On le fit pénétrer dans la maison. Il remarqua le désordre sur le bureau. Le calepin traînait par terre ainsi que le téléphone. Il entendit parler de morgue et de fusil. Un gendarme se posta devant lui. Il lui serra la main. Il lui demanda si l'acteur avait manifesté des signes de nervosité ou d'angoisse durant le déjeuner. Le réalisateur fut incapable de répondre et le gendarme lui expliqua que dans ce genre de cas, on ne voyait jamais rien venir. Alors lui expliqua que l'autopsie devait être pratiquée et au cas où une enquête criminelle serait diligentée, il devait rester à disposition de la gendarmerie. Lelouch vit des gendarmes descendre ce corps jadis puissant et indomptable dans un sac mortuaire bleu. Lelouch finit par s'asseoir sur une chaise qui traînait à côté de lui. Il essaya de se remémorer la matinée puis le déjeuner à la recherche d'une phrase qu'il aurait pu prononcer et qui aurait pu blesser le fauve. Mais le gendarme avait raison. Il n'avait rien vu venir parce qu'il n'y avait rien à voir venir. Quand il sortit de la maison, il n'y avait quasiment plus personne. Bertrand Blier lui aussi était parti. Lelouch se demanda si tout ce qui venait d'arriver n'était pas à cause de lui. Bertrand Blier était toujours parvenu à maintenir le fauve à flot alors que lui venait d'échouer. À présent, il n'était plus seulement le metteur en scène fâché avec la critique. Il était le metteur en scène qu'on avait planté comme le dernier des tocards et qui avait donné le baiser de mort. Le soir, il n'allumerait pas sa télévision car il savait que le journal évoquerait cette sordide histoire qui participerait à la légende noire du fauve. On affirmerait haut et fort que le fauve était en train de devenir le plus grand de ce métier. Les vieux dossiers seraient exhumés. À présent, Claude Lelouch détestait le fauve de tout son être. Il s'en voulait de ne pas avoir écouté les nombreuses mises en garde de ses proches. Il se demanda comment sauver son film car il n'avait à sa disposition que quelques rushes d'essais costumes et trois scènes de boxe. Il devrait rendre des comptes aux assureurs. Il devrait confesser ses erreurs. C'est en souvenir de l'amour mutuel de ses parents qu'il avait imaginé raconter cette grande histoire entre Piaf et Cerdan. Il avait peur d'être torturé pour le restant de ses jours par un « pourquoi ? ». En rentrant chez lui, il trouva Évelyne Bouix prostrée sur le canapé. Lelouch s'enferma dans son bureau.

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Évelyne Bouix avait redouté cet instant depuis qu'elle avait vu le fauve partir en trombe du restaurant. Elle n'avait pas su mettre Claude Lelouch en garde et le protéger parce que tout était fichu il y avait des échecs dont on ne se remettait pas. Alors elle se rappela de cet épisode étrange sur la barque auquel, au départ, elle n'avait pas prêté attention. Elle se souvint que le fauve avait eu une peur panique quand des reflets miroir venant de la berge les avaient aveuglés tous les deux. Le fauve avait dit que tout cela portait malheur. Mais elle avait reçu la consigne de ne pas s’en faire s'il lui tenait des propos décousus alors elle n'avait pas réagi à l'évocation de ces sombres prédictions. Elle se sentit coupable de négligence. Elle savait qu'à présent elle est Claude allaient vivre sous le fardeau de l'acte terrible du fauve. Lelouch ne lui adressa pas la parole et la laissa à sa solitude. Évelyne se demandait à quel moment elle allait parler à Claude de l'épisode sur la barque. Elle pensa à certaines séquences du destin de Piaf ; l'enfance malheureuse, les amours compliquées et puis la tragédie liée à la mort de Cerdan. Elle se mit à jouer avec la perruque qu'elle devait porter pour le film. Puis elle la jeta violemment contre la bibliothèque. Elle ramassa la perruque et la porta. Elle se regarda dans le grand miroir du salon. Elle se mit les mains sur les hanches et improvisa une valse de gala. Elle chanta l'Hymne à l'amour. Claude sortit de son bureau. Il regarda Évelyne stupéfait. Il lui demanda ce qu'elle faisait. Elle répondit qu'elle avait un engagement à honorer. Alors il se mit en colère et lui serra fort le bras. Toute sa rage s'apprêtait à se déverser sur cette pauvre femme. Évelyne lui dit que Piaf avait pu chanter le jour de sa mort. Lelouch ne s'était pas attendu à une telle répartie ni à une telle capacité de redressement. Il ne voulait pas se laisser faire une seconde fois dans la même journée. Mais elle refusait de baisser les yeux et le regardait avec insistance et défi. Alors il la plaqua contre le mur. Elle se mit à pleurer. Il allait la gifler mais il glissa sur le parquet et s'étala de tout son long. Évelyne s'esclaffa. Claude eut soudain la certitude que sa chance allait revenir. Il embrassa Évelyne.

 

Quelques jours plus tard, Lelouch reçut les résultats de l'autopsie. L'examen toxicologique n'avait révélé aucune trace de drogue dans le corps du fauve. Il avait donc agi en pleine possession de ses facultés contre lui, le réalisateur. Lelouch pensait que le fauve avait voulu le voir se débattre et se noyer. Quelqu'un lui avait raconté dans les moindres détails le fou rire du fauve avec Patrick Bouchitey à l'évocation de son travail durant l'enregistrement de « Monsieur Cinéma ». Le fauve l’avait planté. Il n'avait rien vu venir car il était trop dans la passion de son sujet. Il n'avait que faire des soucis du fauve. Il s'était investi comme jamais pour lui accorder une chance et ce salopard l'avait gâchée comme le dernier des gougnafiers. Alors il décida de continuer le film sans le fauve. Il en avertit Évelyne. Elle murmura quelques mois avant de lâcher le téléphone. Puis elle enfila rapidement une jupe noire et un pull anthracite. Elle mit la perruque. Elle avait un engagement à honorer, c'est tout ce qui lui importait. Nul deuil n'était en mesure de l'abattre.

14

 

Les années avaient passé. Régulièrement, on rendait hommage au fauve. Il y avait dans ce fait divers quelque chose qui ne passait pas comme si la profession n'avait pas réussi à surmonter sa mauvaise conscience. Pour beaucoup, malgré l'admiration que le fauve suscitait, il incarnait tout ce qu'il ne fallait pas faire dans le métier et tout ce qu'on trop quoi on devait mettre en garde un débutant. Avec la disparition du fauve s'éteignait le dernier spécimen d'une génération qui ne croyait pas au show-bizness. Les biographes exhumaient tous les 10 ans une nouvelle petite saleté que le fauve trimbalait derrière lui. Il aurait été abusé dans son enfance, on lui aurait menti sur son père, il aurait consommé de l'héroïne plus que de raison. Il n'aurait jamais été reconnu à sa juste valeur, son meilleur ami et l'aurait planté en le faisant cocu avec les conséquences tragiques que l'on savait.

Lelouch avait un petit cercle de fidèles qui le suivaient passionnément mais il n’était toujours pas rabiboché avec la critique. Un jour, il reçut un appel. C'était Lola Dewaere. Lelouch n'avait pas tellement envie de se replonger dans ce drame. Mais Lola insistait. Elle voulait le rencontrer. Il n'avait jamais su dire non aux femmes alors il accepta. Il repensa au moment où il avait eu envie de retoucher le scénario pour mettre en valeur le fauve juste avant l'annonce de son suicide. Une très vieille excitation qu'il croyait à jamais perdue le reprenait. Il voulut retrouver les images du matin du 16 juillet 1982. Il retrouva les mobiles. Il installa son matériel comme par le passé. Les premières images défilèrent. Le fauve était torse nu et attendait ses directives. Au bout d'un moment on voyait son visage devenir plus sombre. C'était l'instant où Lelouch lui avait demandé de boxer méchant. Lelouch se rappela des propos d'un confrère : « cet homme, c'est du cristal à l'état pur ». Alors il sanglota. Il s'en voulait de ne pas avoir réussi à le convaincre. Le soir même, il avait une conférence. Il aurait voulu annuler mais cela aurait été injuste pour tous les gens venus l'écouter. On l'interrogea sur ses débuts. Il évoqua sa relation avec toi Brel, sa consécration cannoise, son rapport aux femmes. Inmanquablement, quelqu'un posa une question sur le fauve et l'été 1982. Lelouch répondit que ce n'était pas un fauve mais juste du cristal. Il avait mis 30 ans à l'accepter. Nous sommes tous du cristal mais l'acteur en avait une conscience plus aiguë que le commun des mortels et Lelouch aurait dû l'aimer davantage mais il n'avait pas su. Ce matin-là il était le plus bel acteur que Lelouch avait jamais dirigé. Il était Marcel Cerdan en chair et en os. Le reste ne l'intéressait pas. L'assistance était suspendue à ses paroles. Sa carrière n'avait pas cessé malgré l'échec absolu qu'avait été le film Édith et Marcel. Le public applaudit. Le réalisateur se tourna vers une jeune fille qui se trouvait seule à l'autre bout de la salle. Il se dirigea vers elle et tomba dans ses bras. Il était heureux de la rencontrer. Elle le remercia d'avoir accepté sa demande. Il trouvait qu'elle lui ressemblait vraiment beaucoup.

 

 

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