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Humanisme : le Contrat social
2 décembre 2023

Le lys dans la vallée (Balzac)

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Le lys dans la vallée (Balzac)

 

Ce roman est dédié au docteur Nacquart, son médecin, ami et créancier. En septembre 1834, après la publication de La Recherche de l'Absolu, le Docteur Nacquart trouve Balzac si abattu qu'il lui ordonne l'air natal. Balzac passe ainsi plusieurs semaines à Saché où il commence Le Père Goriot, espère finir Séraphîta et corrige des épreuves de César Birotteau.

Le roman commence par une longue lettre de Félix de Vandenesse à Natalie de Manerville. Cette lettre est la trame du roman. Félix commence par avouer à Natalie que sa vie est dominée par un fantôme. Depuis sa naissance Félix était un cœur opprimé. Il ne savait pas quelle disgrâce physique ou morale lui avait valu la froideur de sa mère. Mis en nourrice à la campagne, oublié par sa famille pendant trois ans, quand il revint à la maison paternelle, il y comptai pour si peu de chose qu’il y subissait la compassion des gens. Loin d’adoucir son sort, son frère et ses deux sœurs s’amusèrent à le faire souffrir. Déjà déshérité de toute affection, il ne pouvait rien aimer et la nature l’avait fait aimant !

Ces continuelles tourmentes l’habituèrent à déployer une force qui s’accrut par son exercice et prédisposa son âme aux résistances morales. La certitude de ces injustices excita prématurément dans son âme la fierté, ce fruit de la raison qui sans doute arrêta les mauvais penchants qu’une semblable éducation encourageait. Quoique délaissé par sa mère, il était parfois l’objet de ses scrupules, parfois elle parlait de son instruction et manifestait le désir de s’en occuper. Il lui passait alors des frissons horribles en songeant aux déchirements que lui causerait un contact journalier avec elle. Il bénissait son abandon, et se trouvait heureux de pouvoir rester dans le jardin à jouer avec des cailloux, à observer des insectes, à regarder le bleu du firmament. . Il était si peu question de lui que souvent la gouvernante oubliait de le faire coucher. Un soir où elle avait oublié Félix, pour éviter un reproche, la gouvernante, une terrible mademoiselle Caroline légitima les fausses appréhensions de la mère de Félix en prétendant que l’enfant avait la maison en horreur ; que si elle n’eût pas attentivement veillé sur lui, il se serait enfui déjà ; il n’était pas imbécile, mais sournois ; parmi tous les enfants commis à ses soins, elle n’en avait jamais rencontré dont les dispositions fussent aussi mauvaises que celles de Félix. Ses sœurs s’étaient amusées à tourner le robinet du jardin pour voir couler l’eau ; mais, surprises par l’écartement d’une gerbe qui les avait arrosées de toutes parts, elles avaient perdu la tête et s’étaient enfuies sans avoir pu fermer le robinet. Félix fut accusé de ce forfait et puni. Il fut persiflé sur son amour pour les étoiles, et sa mère lui défendit de rester au jardin le soir. Il eut donc souvent le fouet pour son étoile. Ne pouvant se confier à personne, il lui disait ses chagrins dans ce délicieux ramage intérieur par lequel un enfant bégaie ses premières idées, comme naguère il a bégayé ses premières paroles.

De cinq ans plus âgé que son frère Félix, Charles fut aussi bel enfant qu’il était devenu bel homme, il était le privilégié de son père, l’amour de sa mère, l’espoir de sa famille, partant le roi de la maison. Bien fait et robuste, il avait un précepteur. Félix, chétif et malingre, à cinq ans fut envoyé comme externe dans une pension de la ville, conduit le matin et ramené le soir par le valet de chambre de son père. Il partait en emportant un panier peu fourni, tandis que ses camarades apportaient d’abondantes provisions. Ce contraste entre son dénuement et leur richesse engendra mille souffrances. Les célèbres rillettes et rillons de Tours formaient l’élément principal du repas qu’ils faisaient au milieu de la journée, entre le déjeuner du matin et le dîner de la maison dont l’heure coïncidait avec leur rentrée. Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraissait rarement à Tours sur les tables aristocratiques ; si Félix en entendit parler avant d’être mis en pension, il n’avait jamais eu le bonheur de voir étendre pour lui cette brune confiture sur une tartine de pain ; mais elle n’aurait pas été de mode à la pension, son envie n’en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe. Félix devint alors un excellent sujet de moquerie. Ses camarades, qui presque tous appartenaient à la petite bourgeoisie, venaient lui présenter leurs excellentes rillettes en lui demandant s’il savait comment elles se faisaient, où elles se vendaient, pourquoi il n’en avait pas. Ils se pourléchaient en vantant les rillons. Ils l’assassinaient d’un : – Tu n’as donc pas de quoi ? qui lui apprit à mesurer la différence mise entre son frère et lui. Ce contraste entre son abandon et le bonheur des autres avait souillé les roses de son enfance, et flétri sa verdoyante jeunesse. Pour éviter les persécutions, il se battit. Le courage du désespoir le rendit redoutable, mais il fut un objet de haine, et resta sans ressources contre les traîtrises. Un soir en sortant, il reçut dans le dos un coup de mouchoir roulé, plein de cailloux. Quand le valet de chambre, qui le vengea rudement, apprit cet événement à sa mère, elle s’écria : – Ce maudit enfant ne nous donnera que des chagrins ! alors Félix se replia sur lui-même. Ceux qu’il voyait aimés étaient de francs polissons, sa fierté s’appuya sur cette observation, il demeura seul. Ainsi se continua l’impossibilité d’épancher les sentiments dont son pauvre cœur était gros. En le voyant toujours assombri, haï, solitaire, le maître confirma les soupçons erronés que la famille de Félix avait de sa mauvaise nature. Dès qu’il sut écrire et lire, sa mère lui fit exporter à Pont-le-Voy, collège dirigé par des Oratoriens qui recevaient les enfants de mon âge dans une classe nommée la classe des Pas latins, où restaient aussi les écoliers de qui l’intelligence tardive se refusait au rudiment. Il demeura là huit ans, sans voir personne, et menant une vie de paria. Il n’avait que trois francs par mois pour ses menus plaisirs, somme qui suffisait à peine aux plumes, canifs, règles, encre et papier dont il fallait se pourvoir. Ne pouvant acheter ni les échasses, ni les cordes, ni aucune des choses nécessaires aux amusements du collège, il fut banni des jeux. Il séjourna sous un arbre, perdu dans de plaintives rêveries, il lut là les livres que leur distribuait mensuellement le bibliothécaire. Il obtint les deux prix les plus estimés, le prix de thème et celui de version. En venant les recevoir sur le théâtre au milieu des acclamations et des fanfares, il n’eut ni son père ni sa mère pour le fêter, alors que le parterre était rempli par les parents de tous ses camarades. Au lieu de baiser le distributeur, suivant l’usage, il se précipita dans son sein et y fondit en larmes. Le soir, il brûla ses couronnes dans le poêle. Pour décider ses parents à venir au collège, Félix leur écrivit des épîtres pleines de sentiments. Sa mère le réprimanda avec ironie sur son style. Il implora l’assistance de ses sœurs à qui il écrivit aux jours de leur fête et de leur naissance, avec l’exactitude des pauvres enfants délaissés, mais avec une vaine persistance. Lors de sa première communion, il se jeta dans les mystérieuses profondeurs de la prière, séduit par les idées religieuses dont les féeries morales enchantent les jeunes esprits. Animé d’une ardente foi, il priait Dieu de renouveler en sa faveur les miracles fascinateurs qu’il lisait dans le Martyrologe. À cinq ans il s’envolait dans une étoile, à douze ans il allait frapper aux portes du Sanctuaire. Son extase fit éclore en lui des songes inénarrables qui meublèrent son imagination, enrichirent sa tendresse et fortifièrent ses facultés pensantes. Son père conçut quelques doutes sur la portée de l’enseignement oratorien, et vint l’enlever de Pont-le-Voy pour me mettre à Paris dans une Institution située au Marais. Félix avait quinze ans. Il se retrouva en classe de troisième. Les douleurs qu’il avait éprouvées en famille, à l’école, au collège, il les retrouva sous une nouvelle forme pendant son séjour à la pension Lepître. Ses parents ne lui donnèrent pas d’argent. Attaché fanatiquement aux Bourbons, monsieur Lepître avait eu des relations avec le père de Félix à l’époque où des royalistes dévoués essayèrent d’enlever au Temple la reine Marie-Antoinette. Il se crut obligé de donner une somme à Félix mais elle était médiocre. Pendant la récréation, les camarades opulents allaient déjeuner chez le portier, nommé Doisy. Doisy était le confident des rentrées tardives, l’intermédiaire entre les loueurs de livres défendus.

Vers la fin de la deuxième année, le père et la mère de Félix vinrent à Paris. Le jour de leur arrivée lui fut annoncé par son frère : il habitait Paris et ne lui avait pas fait une seule visite. Ses sœurs étaient du voyage, et ils devaient voir Paris ensemble. Le premier jour ils iraient dîner au Palais-Royal afin d’être tout portés au Théâtre-Français. Félix avais à déclarer cent francs de dettes contractées chez le sieur Doisy, qui le menaçait de demander lui-même son argent à ses parents. Son père pencha vers l’indulgence. Mais sa mère fut impitoyable, son œil bleu foncé le pétrifia, elle fulmina de terribles prophéties. « Que serait-il plus tard, si dès l’âge de dix-sept ans il faisait de semblables équipées ! Était-il bien son fils ? Allait-il ruiner sa famille ? Son frère le reconduisit à sa pension, il perdit le dîner aux Frères Provençaux et fut privé de voir Talma dans Britannicus. Telle fut son entrevue avec sa mère après une séparation de douze ans. Quand Félix finit ses humanités, son père le laissa sous la tutelle de monsieur Lepître : il devait apprendre les mathématiques transcendantes, faire une première année de Droit et commencer de hautes études. Malgré ses dix-neuf ans, ou peut-être à cause de ses dix-neuf ans, son père continua le système qui l’avait envoyé jadis à l’école sans provisions de bouche, au collège sans menus plaisirs. Monsieur Lepître le faisait accompagner à l’École de Droit par un gâcheux qui le remettait aux mains du professeur, et venait le reprendre. Paris effrayait à bon droit ses parents. A Paris, et dans ce temps, les conversations entre camarades étaient dominées par le monde oriental et sultanesque du Palais-Royal. Le Palais-Royal était un Eldorado d’amour où le soir les lingots couraient tout monnayés. Là cessaient les doutes les plus vierges, là pouvaient s’apaiser les curiosités allumées ! Son père l’avait présenté chez une de ses tantes qui demeurait dans l’île Saint-Louis, où Félix dut aller dîner les jeudis et les dimanches, conduit par madame ou par monsieur Lepître. La marquise de Listomère était une grande dame cérémonieuse qui n’eut jamais la pensée de lui offrir un écu et ne voyait que des vieilles femmes et des gentilshommes, société de corps fossiles où Félix croyait être dans un cimetière. Personne ne lui adressait la parole, et il ne se sentait pas la force de parler le premier. Le jour où, se trouvant honteux à vingt ans de son ignorance, Félix résolut d’affronter tous les périls pour en finir ; au moment où faussant compagnie à monsieur Lepître pendant qu’il montait en voiture, opération difficile, il était gros comme Louis XVIII et pied-bot ; eh ! bien, sa mère arrivait en chaise de poste ! Félix fut arrêté par son regard et demeurai comme l’oiseau devant le serpent. Son père, qui pressentait le retour des Bourbons, venait éclairer le frère de Félix employé déjà dans la diplomatie impériale. Il avait quitté Tours avec la mère de Félix. Sa mère s’était chargée de l’y reconduire pour le soustraire aux dangers dont la capitale semblait menacée à ceux qui suivaient intelligemment la marche des ennemis. Les tourments d’une imagination sans cesse agitée de désirs réprimés, les ennuis d’une vie attristée par de constantes privations, l’avaient contraint à se jeter dans l’étude, comme les hommes lassés de leur sort se confinaient autrefois dans un cloître. Affecté par tant d’éléments morbides, à vingt ans passés, Félix était encore petit, maigre et pâle. Son âme pleine de vouloirs se débattait avec un corps débile en apparence. Enfant par le corps et vieux par la pensée, il avait tant lu, tant médité, qu’il connaissait métaphysiquement la vie dans ses hauteurs au moment où il allait apercevoir les difficultés tortueuses de ses défilés et les chemins sablonneux de ses plaines. Nul jeune homme ne fut, mieux que Félix ne l’était, préparé à sentir, à aimer. À Orléans, au moment de se coucher, sa mère lui reprocha son silence. Il se jeta à ses pieds, il embrassa ses genoux en pleurant à chaudes larmes, il lui ouvrit son cœur, gros d’affection ; il essaya de la toucher par l’éloquence d’une plaidoirie affamée d’amour, et dont les accents eussent remué les entrailles d’une marâtre. Sa mère lui répondit qu’il jouait la comédie. Il se plaignit de son abandon, elle l’appela fils dénaturé. Il eut un tel serrement de cœur qu’à Blois il courut sur le pont pour me jeter dans la Loire. Son suicide fut empêché par la hauteur du parapet. À son arrivée, ses deux sœurs, qui ne le connaissaient point, marquèrent plus d’étonnement que de tendresse. Sa mère ne voyait dans la vie que des devoirs à remplir ; toutes les femmes froides que Félix rencontra se faisaient comme elle une religion du devoir ; elle recevait les adorations comme un prêtre reçoit l’encens à la messe ; le frère aîné de Félix semblait avoir absorbé le peu de maternité qu’elle avait au cœur. Ce terrible despotisme chassa les idées voluptueuses que Félix avait follement médité de satisfaire à Tours. Il se jeta désespérément dans la bibliothèque de son père, où il se mit à lire tous les livres qu’il ne connaissait point. Ses longues séances de travail lui épargnèrent tout contact avec sa mère, mais elles aggravèrent sa situation morale. Parfois, sa sœur aînée cherchait à le consoler sans pouvoir calmer l’irritation à laquelle il était en proie. Il voulait mourir.

De grands événements, auxquels Félix était étranger, se préparaient alors. Parti de Bordeaux pour rejoindre Louis XVIII à Paris, le duc d’Angoulême recevait, à son passage dans chaque ville, des ovations préparées par l’enthousiasme qui saisissait la vieille France au retour des Bourbons. Félix voulut assister au bal offert au prince. Quand il se mit de l’audace au front pour exprimer ce désir à sa mère, alors trop malade pour pouvoir assister à la fête, elle se courrouça grandement. Son père et son frère étant absents, Félix devait représenter la famille et un habit bleu-barbeau lui fut secrètement confectionné tant bien que mal. La fête comportait trop d’appelés pour qu’il y eût beaucoup d’élus. Grâce à l’exiguïté de sa taille, Félix se faufila sous une tente construite dans les jardins de la maison Papion et arriva près du fauteuil où trônait le prince. Il fut suffoqué par la chaleur, ébloui par les lumières, par les tentures rouges, par les ornements dorés, par les toilettes et les diamants de la première fête publique à laquelle il assista. Emporté comme un fétu dans ce tourbillon, il eut un enfantin désir d’être duc d’Angoulême, de se mêler ainsi à ces princes qui paradaient devant un public ébahi. La niaise envie du Tourangeau fit éclore une ambition que son caractère et les circonstances ennoblirent. Puis tout à coup il rencontra la femme qui devait aiguillonner sans cesse ses ambitieux désirs, et les combler en le jetant au cœur de la Royauté. Un officier marcha sur ses pieds gonflés autant par la compression du cuir que par la chaleur. Ce dernier ennui le dégoûta de la fête. Il était impossible de sortir, il se réfugia dans un coin au bout d’une banquette abandonnée, où il resta les yeux fixes, immobile et boudeur. Trompée par sa chétive apparence, une femme le prit pour un enfant prêt à s’endormir en attendant le bon plaisir de sa mère, et se posa près de lui par un mouvement d’oiseau qui s’abat sur son nid. Aussitôt il sentit un parfum de femme qui brilla dans son âme. Il regarda sa voisine, et fut plus ébloui par elle qu’il ne l’avait été par la fête. Cela lui fit perdre la tête. Après s’être assuré que personne ne le voyait, il se plongea dans le dos de la femme comme un enfant qui se jette dans le sein de sa mère, et baisa toutes ces épaules en roulant sa tête. Cette femme poussa un cri perçant, que la musique empêcha d’entendre, elle se retourna, vit Félix et lui dit : « Monsieur ? ». Des larmes chaudes jaillirent des yeux de Félix. Il fut pétrifié par un regard animé d’une sainte colère, par une tête sublime couronnée d’un diadème de cheveux cendrés, en harmonie avec ce dos d’amour. La pourpre de la pudeur offensée étincela sur son visage, que désarmait déjà le pardon de la femme qui comprend une frénésie quand elle en est le principe, et devine des adorations infinies les larmes du repentir. Elle s’en alla par un mouvement de reine. Félix sentit alors le ridicule de sa position ; alors seulement il comprit qu’il était fagotté comme le singe d’un Savoyard. Il eut honte de lui. Il savoura la pomme qu’il venait de voler, gardant sur ses lèvres la chaleur de ce sang qu’il avait aspiré, ne se repentant de rien, et suivant du regard cette femme descendue des cieux. Saisi par le premier accès charnel de la grande fièvre du cœur, il erra dans le bal devenu désert, sans pouvoir y retrouver son inconnue. Il revint se coucher métamorphosé. Tombée des steppes bleus où il l’admirait, sa chère étoile s’était donc faite femme en conservant sa clarté, ses scintillements et sa fraîcheur. Il aimait soudain sans rien savoir de l’amour. Il avait rencontré dans le salon de sa tante quelques jolies femmes, aucune ne lui avait causé la moindre impression. Existait-il donc une heure, une conjonction d’astres, une réunion de circonstances expresses, une certaine femme entre toutes, pour déterminer une passion exclusive ?

Si Félix était ravi mentalement, il parut sérieusement malade, et sa mère eut des craintes mêlées de remords. Sa mère attribua l’abandon de ses travaux, son indifférence à ses regards oppresseurs, son insouciance de ses ironies et sa sombre attitude, aux crises naturelles que devaient subir les jeunes gens de son âge. La campagne, cet éternel remède des affections auxquelles la médecine ne connaît rien, fut regardée comme le meilleur moyen de le sortir de son apathie. Sa mère décida que Félix irait passer quelques jours à Frapesle, château situé sur l’Indre entre Montbazon et Azay-le-Rideau, chez l’un de ses amis, à qui sans doute elle donna des instructions secrètes. Avec ce courage d’enfant qui ne doute de rien, il se proposa de fouiller tous les châteaux de la Touraine, en y voyageant à pied pour retrouver l’inconnue. Un jeudi matin il sortit de Tours et gagna la route de Chinon. Pour la première fois de sa vie, il put s’arrêter sous un arbre, marcher lentement ou vite à son gré sans être questionné par personne. Il découvrit découvre une vallée qui commençait à Montbazon, finissait à la Loire, et semblait bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines. Il fut saisi d’un étonnement voluptueux. Il se demanda si l’inconnue habitait ce lieu et à cette pensée il s’appuya contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, il se reposa toutes les fois qu’il revint dans sa chère vallée. Sous cet arbre confident de ses pensées, il s’interrogeait sur les changements qu’il avait subis pendant le temps qui s’était écoulé depuis le dernier jour où il en était parti. L’inconnue était LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont l’âme de Félix était remplie. Il aimait la Touraine l’aime comme un artiste aime l’art ; il l’aimait moins qu’il n’aimait Natalie (la lectrice de ses confidences), mais sans la Touraine, peut-être ne vivrait-il plus. Il marcha jusqu’au village du Pont-de-Ruan, joli village surmonté d’une vieille église pleine de caractère, une église du temps des croisades, et comme les peintres en cherchent pour leurs tableaux. Il suivi le chemin de Saché sur la gauche de la rivière, en observant les détails des collines qui meublaient la rive opposée. Puis enfin il atteignit un parc orné d’arbres centenaires qui lui indiqua le château de Frapesle. Il arriva précisément à l’heure où la cloche annonçait le déjeuner. En gravissant une crête, il admira pour la première fois le château d’Azay, diamant taillé à facettes, serti par l’Indre, monté sur des pilotis masqués de fleurs. Puis il vit dans un fond les masses romantiques du château de Saché, mélancolique séjour plein d’harmonies. Son hôte en lisant dans ses yeux l’un de ces pétillants désirs toujours si naïvement exprimés à son âge, lui dit qu’il sentait de loin une jolie femme comme un chien flaire le gibier. Félix n’aima pas ce dernier mot, mais demanda le nom du castel et celui du propriétaire. C’était Clochegourde, une jolie maison appartenant au comte de Mortsauf, le représentant d’une famille historique en Touraine, dont la fortune datait de Louis XI, et dont le nom indiquait l’aventure à laquelle il devait et ses armes et son illustration. Le comte était venu s’établir sur ce domaine au retour de l’émigration. Ce bien était à sa femme, une demoiselle de Lenoncourt de la maison de Lenoncourt-Givry, qui allait s’éteindre : madame de Mortsauf étant fille unique. Félix demanda si madame de Mortsauf venait souvent à Tours. Elle n’y allait jamais. Mais, son hôte dit en se reprenant, qu’elle y était allée dernièrement, au passage du duc d’Angoulême qui s’était montré fort gracieux pour monsieur de Mortsauf. Félix s’écria que c’était elle ! une femme aux belles épaules. Son hôte lui proposa de passer la rivière et monter à Clochegourde où Félix aviserait à reconnaître ses épaules. Félix accepta et vers quatre heures ils arrivèrent au petit château que ses yeux caressaient depuis si longtemps. La porte-fenêtre du perron était surmontée d’un campanile où restait sculpté l’écusson des Blamont-Chauvry : écartelé de gueules à un pal de vair, flanqué de deux mains appaumées de carnation et d’or à deux lances de sable mises en chevron. La devise : Voyez tous, nul ne touche ! frappa vivement Félix. La Révolution avait endommagé la couronne ducale et le cimier. Senart, secrétaire du Comité de Salut public, était bailli de Saché avant 1781, ce qui expliquait ces dévastations. Ce jour si marquant dans la vie de Félix ne fut dénué d’aucune des circonstances qui pouvaient le solenniser. La Nature s’était parée comme une femme allant à la rencontre du bien-aimé, l’âme de Félix avait pour la première fois entendu sa voix, ses yeux l’avaient admirée aussi féconde, aussi variée que son imagination se la représentait dans ses rêves de collège. Ils traversèrent une première cour entourée des bâtiments nécessaires aux exploitations rurales, une grange, un pressoir, des étables, des écuries. Averti par les aboiements du chien de garde, un domestique vint à leur rencontre, et leur dit que monsieur le comte, parti pour Azay dès le matin, allait sans doute revenir, et que madame la comtesse était au logis. L’hôte de Félix dit au domestique de les annoncer. En pensant que madame de Mortsauf pouvait se rappeler sa figure, Félix voulut s’enfuir ; il n’était plus temps, elle apparut sur le seuil de la porte, leurs yeux se rencontrèrent. Ils rougirent tous les deux. Assez interdite pour ne rien dire, elle revint s’asseoir à sa place devant un métier à tapisserie, après que le domestique eut approché deux fauteuils ; elle acheva de tirer son aiguille afin de donner un prétexte à son silence, compta quelques points et releva sa tête, à la fois douce et altière, vers monsieur de Chessel en lui demandant à quelle heureuse circonstance elle devait sa visite. Monsieur de Chessel dit le nom de Félix et fit sa biographie. Elle voyait en Félix un jeune homme affaibli par des travaux immodérés, envoyé à Frapesle pour s’y divertir. Madame de Mortsauf garda quelque défiance, elle tourna sur Félix des yeux froids et sévères qui lui firent baisser les paupières d’humiliation et pour cacher des larmes qu’il retint entre ses cils. Elle vit Félix le front en sueur ; peut-être aussi devina-t-elle les larmes, car elle lui offrit ce dont il pouvait avoir besoin, en exprimant une bonté consolante qui lui rendit la parole. Il lui dit que tout ce qu’il souhaitait c’était de n’être pas renvoyé de chez elle; il était tellement engourdi par la fatigue, qu’il ne pourrait marcher. Madame de Mortsauf dit : « Vous nous accorderez sans doute le plaisir de dîner à Clochegourde ? ». Félix jeta sur son protecteur un regard où éclatèrent tant de prières qu’il se mit en mesure d’accepter cette proposition, dont la formule voulait un refus. Félix fut bien étonné quand, en revenant le soir, son hôte lui dit : – Je suis resté, parce que vous en mouriez d’envie ; mais si vous ne raccommodez pas les choses, je suis brouillé peut-être avec mes voisins. Félix pensait que s’il plaisait à madame de Mortsauf, elle ne pourrait pas en vouloir à celui qui l’avait introduit chez elle. Elle insista pour les garder à diner et cette fois de Chessel la crut franche. Dès que Félix fut certain de rester pendant une soirée sous ce toit, il eut à lui comme une éternité. Félix était alors au nombre de ceux qui n’ont aucune foi dans le lendemain car il était malheureux. Madame de Mortsauf entama sur le pays, sur les récoltes, sur les vignes, une conversation à laquelle Félix était étranger. D’abord Félix se dépita en se disant que tout était pour de Chessel ; à quelques mois de là, il sut combien était significatif le silence d’une femme, et combien de pensées couvrait une diffuse conversation. Il reconnut les avantages de sa position en se laissant aller au charme d’entendre la voix de la comtesse. Le souffle de son âme se déployait dans les replis des syllabes. Quel chant d’hirondelle joyeuse, quand elle pouvait rire ! mais quelle voix de cygne appelant ses compagnes, quand elle parlait de ses chagrins ! L’inattention de la comtesse permit à Félix de l’examiner. Il avait peur qu’elle ne le surprit les yeux attachés à la place de ses épaules qu’il avait si ardemment embrassée. Cette crainte avivait la tentation, et il y succomba, il les regarda ! Le front arrondi de madame de Mortsauf, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères. Son embonpoint ne détruisait ni la grâce de sa taille, ni la rondeur voulue pour que ses formes demeurassent belles quoique développées. Félix pensait que la taille ronde était un signe de force, mais que les femmes ainsi construites étaient impérieuses, volontaires, plus voluptueuses que tendres. Au contraire, les femmes à taille plate étaient dévouées, pleines de finesse, enclines à la mélancolie ; elles étaient mieux femmes que les autres. La taille plate était souple et molle, la taille ronde était inflexible et jalouse. Quoiqu’elle fût mère de deux enfants, Félix n’avait jamais rencontré dans son sexe personne de plus jeune fille qu’elle. Son esprit avait la profonde concision du sauvage ; elle était enfant par le sentiment, grave par la souffrance. La rareté de ses gestes, et surtout celle de ses regards (excepté ses enfants, elle ne regardait personne) donnaient une incroyable solennité à ce qu’elle faisait ou disait, quand elle faisait ou disait une chose avec cet air que savaient prendre les femmes au moment où elles compromettaient leur dignité par un aveu.

Tout à Clochegourde portait le cachet d’une propreté vraiment anglaise. Le salon était calme et recueilli comme la vie de la comtesse, et l’on devinait la régularité conventuelle de ses occupations. La plupart des idées de Félix, et même les plus audacieuses en science ou en politique, furent nées là. Si Félix avait rencontré madame de Mortsauf là pour la première fois, entre le comte et ses deux enfants, au lieu de la trouver splendide dans sa robe de bal, il ne lui aurait pas ravi ce délirant baiser dont il eut alors des remords en croyant qu’il détruirait l’avenir de son amour ! Mais après avoir effleuré le frais jasmin de sa peau et bu le lait de cette coupe pleine d’amour, il avait dans l’âme le goût et l’espérance de voluptés surhumaines ; il voulait vivre et attendre l’heure du plaisir comme le sauvage épie l’heure de la vengeance. Quand cessa le rêve où l’avait plongé la longue contemplation de son idole, et pendant lequel un domestique vint et lui parla, Félix l’entendit causant du comte. Il pensa seulement alors qu’une femme devait appartenir à son mari. Cette pensée lui donna des vertiges. Puis Félix eut une rageuse et sombre curiosité de voir le possesseur de ce trésor. Deux sentiments le dominèrent, la haine et la peur. Le comte fut annoncé par sa fille Madeleine. Enfant malingre dont les yeux étaient pâles, dont la peau était blanche comme une porcelaine éclairée par une lueur, Madeleine n’aurait sans doute pas vécu dans l’atmosphère d’une ville. L’air de la campagne, les soins de sa mère qui semblait la couver, entretenaient la vie dans ce corps aussi délicat que l’est une plante venue en serre malgré les rigueurs d’un climat étranger. Quoiqu’elle ne rappelât en rien sa mère, Madeleine paraissait en avoir l’âme, et cette âme la soutenait. Ses cheveux rares et noirs, ses yeux caves, ses joues creuses, ses bras amaigris, sa poitrine étroite annonçaient un débat entre la vie et la mort, duel sans trêve où jusqu’alors la comtesse était victorieuse. Vous eussiez dit d’une petite Bohémienne souffrant la faim, venue de son pays en mendiant, épuisée, mais courageuse et parée pour son public. Le comte entra suivi de son fils qu’il tenait par la main. Jacques, vrai portrait de sa sœur, offrait les mêmes symptômes de faiblesse. En voyant ces deux enfants frêles aux côtés d’une mère si magnifiquement belle, il était impossible de ne pas deviner les sources du chagrin qui attendrissait les tempes de la comtesse et lui faisait taire une de ces pensées qui n’ont que Dieu pour confident, mais qui donnent au front de terribles signifiances. Après l’avoir mis au courant et avoir nommé Félix, sa femme lui céda sa place, et quitta l’assemblée. Le nom de Félix changea les dispositions du comte à son égard. De froid et sourcilleux il devint, sinon affectueux, du moins poliment empressé, lui donna des marques de considération et parut heureux de le recevoir. Quand tout fut perdu par l’accès de Napoléon au sommet des affaires, comme beaucoup de conspirateurs secrets le père de Félix s’était réfugié dans les douceurs de la province et de la vie privée, en acceptant des accusations aussi dures qu’imméritées. Ne sachant rien de la fortune, rien des antécédents ni de l’avenir de sa famille, Félix ignorait également les particularités de cette destinée perdue dont se souvenait le comte de Mortsauf. Cependant, si l’antiquité du nom, la plus précieuse qualité d’un homme à ses yeux, pouvait justifier l’accueil qui rendit Félix confus, celui-ci n’en apprit la raison véritable que plus tard. Jacques et Madeleine rejoignirent leur mère. Le comte avait seulement quarante-cinq ans, il paraissait approcher de la soixantaine, tant il avait promptement vieilli dans le grand naufrage qui termina le dix-huitième siècle. Maigre et de haute taille, il avait l’attitude d’un gentilhomme appuyé sur une valeur de convention, qui se sait au-dessus des autres par le droit, au-dessous par le fait. Le laisser-aller de la campagne lui avait fait négliger son extérieur. Son habillement était celui du campagnard en qui les paysans aussi bien que les voisins ne considèrent plus que la fortune territoriale. Quoique les dix années d’émigration et les dix années de l’agriculteur eussent influé sur son physique, il subsistait en lui des vestiges de noblesse. C’était un homme religieux, passionné pour sa cause, franc dans ses antipathies politiques, incapable de servir personnellement son parti, très capable de le perdre, et sans connaissance des choses en France. Sa vie intime devait offrir les aspérités que dénonçaient en lui ses traits anguleux et ses yeux incessamment inquiets. Quand madame de Mortsauf rentra, suivie des deux enfants attachés à ses flancs, Félix soupçonna donc un malheur. Lorsque le sujet de la conversation fut épuisé, le comte mit encore Félix en scène au détriment de monsieur de Chessel, en apprenant à sa femme plusieurs circonstances concernant sa famille et qui étaient inconnues à Félix. Il demande son âge à Félix qui le lui dit et madame de Mortsauf eut l’air surpris. En le voyant, à vingt ans passés, si malingre, si délicat et néanmoins si nerveux, une voix lui cria peut-être : – Ils vivront ! Elle le regarda curieusement, et Félix sentit qu’en ce moment il se fondait bien des glaces entre eux. – Si l’étude vous a rendu malade, dit-elle, l’air de notre vallée vous remettra. Le comte pensait que Félix avait été écrasé sous l’avalanche d’idées qui avait roulé sur lui. Il se demandait quel siècle nous préparait cet enseignement mis à la portée de tous, si l’on ne prévenait le mal en rendant l’instruction publique aux corporations religieuses. Le comte se défiait des gens d’esprit. Félix remarqua combien son royalisme était intraitable. Ils passèrent à la salle à manger pour dîner. Abondamment servie, la table n’offrit rien de luxueux. Félix était près de la comtesse et lui servit à boire. Sa vie se mêlait à sa vie ! Enfin ils étaient liés par ce terrible baiser, espèce de secret qui leur inspirait une honte mutuelle. Félix fut d’une lâcheté glorieuse : il s’étudia à plaire au comte, qui se prêtait à toutes ses courtisaneries. L’amour a ses intuitions comme le génie a les siennes, et Félix voyait confusément que la violence, la maussaderie, l’hostilité ruineraient ses espérances. Il fit quelques réponses gauches en harmonie avec les secrets tumultes de la passion, mais que personne ne pouvait deviner, pas même la comtesse, qui ne savait rien de l’amour. Après ce dîner Chessel raccompagna Félix. Il n’eut pas besoin de lui demander s’il avait retrouvé ses belles épaules ; il le félicita de l’accueil que lui avait fait monsieur de Mortsauf. Du premier coup, Félix était au cœur de la place. Le comte n’avait jamais si bien reçu qui que ce soit. Monsieur de Chessel avait l’infirmité de s’appeler Durand, et se donnait le ridicule de renier le nom de son père, illustre fabricant, qui pendant la Révolution avait fait une immense fortune. Sa femme était l’unique héritière des Chessel, vieille famille parlementaire, bourgeoise sous Henri IV, comme celle de la plupart des magistrats parisiens. En ambitieux de haute portée, monsieur de Chessel voulut tuer son Durand originel pour arriver aux destinées qu’il rêvait. Il s’appela d’abord Durand de Chessel, puis D. de Chessel ; il était alors monsieur de Chessel. Sous la Restauration, il établit un majorat au titre de comte, en vertu de lettres octroyées par Louis XVIII. Les parvenus sont comme les singes desquels ils ont l’adresse : on les voit en hauteur, on admire leur agilité pendant l’escalade ; mais, arrivés à la cime, on n’aperçoit plus que leurs côtés honteux. L’envers de Chessel s’était composé de petitesses grossies par l’envie. Monsieur de Chessel n’avait pas eu la marche rectiligne de l’homme fort : deux fois député, deux fois repoussé aux élections ; hier directeur-général, aujourd’hui rien, pas même préfet, ses succès ou ses défaites avaient gâté son caractère et lui avaient donné l’âpreté de l’ambitieux invalide. En voulant moins, peut-être aurait-il obtenu davantage ; mais malheureusement il avait assez de supériorité pour vouloir marcher toujours debout. Félix trouvait chez lui le repos pour la première fois. L’intérêt, faible peut-être, qu’il lui témoignait, lui parut, à lui malheureux enfant rebuté, une image de l’amour paternel. Il exprima une reconnaissance enfantine de vivre sans chaînes et quasiment caressé. Aussi les maîtres de Frapesle étaient-ils si bien mêlés à l’aurore de son bonheur que sa pensée les confondait dans les souvenirs où il aimait à revivre. Plus tard, et précisément dans l’affaire des lettres-patentes, il eut le plaisir de rendre quelques services à son hôte.

Monsieur de Chessel jouissait de sa fortune avec un faste dont s’offensaient quelques-uns de ses voisins. Il recevait grandement. Le comte de Mortsauf obligé par la médiocrité de sa fortune à faire valoir Clochegourde, fut donc Tourangeau jusqu’au jour où les faveurs royales rendirent à sa famille un éclat peut être inespéré. Son accueil au cadet d’une famille ruinée dont l’écusson datait des croisades lui servait à humilier la haute fortune, à rapetisser son voisin, qui n’était pas gentilhomme. La jalousie n’était pas la seule raison de la solitude où vivait le comte de Mortsauf. Sa première éducation fut celle de la plupart des enfants de grande famille, une incomplète et superficielle instruction à laquelle suppléaient les enseignements du monde, les usages de la cour, l’exercice des grandes charges de la couronne ou des places éminentes. Monsieur de Mortsauf avait émigré précisément à l’époque où commençait sa seconde éducation, elle lui manqua. Son exil avait été la plus déplorable des oisivetés. Son courage le fit inscrire parmi les plus dévoués, il s’attendit à bientôt revenir sous le drapeau blanc, et ne chercha pas comme quelques émigrés à se créer une vie industrieuse. Ses espérances toujours appointées au lendemain, et peut-être aussi l’honneur, l’empêchèrent de se mettre au service des puissances étrangères. La souffrance mina son courage. De longues courses entreprises à pied sans nourriture suffisante, sur des espoirs toujours déçus, altérèrent sa santé, découragèrent son âme. La gaieté française et tourangelle succomba chez le comte ; il devint morose, tomba malade et fut soigné par charité dans un hospice allemand. Ses amours, ensevelis dans le plus profond de son âme  furent des amours de bas étage, qui n’attaquèrent pas seulement sa vie, ils en ruinèrent encore l’avenir. Après douze ans de misères, il tourna les yeux vers la France où le décret de Napoléon lui permit de rentrer. Il revint infirme et tout usé. Sans instruction au milieu d’un pays où les hommes et les choses avaient grandi, nécessairement sans influence possible, il se vit dépouillé de tout, même de ses forces corporelles et morales. Ses chagrins, ses souvenirs, sa santé perdue, lui donnèrent une susceptibilité de nature à être peu ménagée en France, le pays des railleries.

Le gouvernement révolutionnaire avait oublié de faire vendre une ferme considérable en étendue, et que son fermier lui conservait en laissant croire qu’il en était le propriétaire. Quand la famille de Lenoncourt, qui habitait Givry, château situé près de cette ferme, sut l’arrivée du comte de Mortsauf, le duc Lenoncourt alla lui proposer de demeurer à Givry pendant le temps nécessaire pour s’arranger une habitation. La famille Lenoncourt fut noblement généreuse envers le comte, qui se répara là durant plusieurs mois de séjour, et fit des efforts pour cacher ses douleurs pendant cette première halte. Les Lenoncourt avaient perdu leurs immenses biens. Par le nom, monsieur de Mortsauf était un parti sortable pour leur fille. Loin de s’opposer à son mariage avec un homme âgé de trente-cinq ans, maladif et vieilli, mademoiselle de Lenoncourt en parut heureuse. Un mariage lui acquérait le droit de vivre avec sa tante la duchesse de Verneuil, sœur du prince de Blamont-Chauvry, qui pour elle était une mère d’adoption. Amie intime de la duchesse de Bourbon, madame de Verneuil faisait partie d’une société sainte dont l’âme était monsieur Saint-Martin, né en Touraine, et surnommé le Philosophe inconnu. Les disciples de ce philosophe pratiquaient les vertus conseillées par les hautes spéculations de l’illuminisme mystique. Mademoiselle de Lenoncourt resta néanmoins au sein de l’Église apostolique, à laquelle sa tante fut toujours également fidèle. La comtesse reçut plusieurs fois Louis-Claude de Saint-Martin à Clochegourde après la mort de sa tante, chez laquelle il venait souvent. Saint-Martin surveilla de Clochegourde ses derniers livres imprimés à Tours. Madame de Verneuil donna Clochegourde à la jeune mariée, pour lui faire un chez-elle. Les premiers jours de son établissement en Touraine furent pour la comtesse le seul temps non pas heureux, mais insoucieux de sa vie.

Le comte de Mortsauf se jeta dans les préparatifs de son entreprise agronomique et commença par goûter quelque joie ; mais la naissance de Jacques fut un coup de foudre qui ruina le présent et l’avenir : le médecin condamna le nouveau-né. Le comte cacha soigneusement cet arrêt à la mère ; puis, il consulta pour lui-même et reçut de désespérantes réponses que confirma la naissance de Madeleine. Cela paracheva sa destruction. La comtesse devina le passé par le présent et lut dans l’avenir. Quoique rien ne soit plus difficile que de rendre heureux un homme qui se sent fautif, la comtesse tenta cette entreprise digne d’un ange. Elle se voua à lui. Elle lui pardonna ce qu’il ne se pardonnait pas. Le comte devint avare, elle accepta les privations imposées. Il avait la crainte d’être trompé. Elle resta dans la solitude et se plia sans murmure à ses défiances. Elle employa les ruses de la femme à lui faire vouloir ce qui était bien, il se croyait ainsi des idées et goûtait chez lui les plaisirs de la supériorité qu’il n’aurait eue nulle part. Après s’être avancée dans la voie du mariage, elle se résolut à ne jamais sortir de Clochegourde, en reconnaissant chez le comte une âme hystérique dont les écarts pouvaient, dans un pays de malice et de commérage, nuire à ses enfants. Aussi, personne ne soupçonnait-il l’incapacité réelle de monsieur de Mortsauf, elle avait paré ses ruines d’un épais manteau de lierre. Le caractère variable,  mal content du comte, rencontra donc chez sa femme une terre douce et facile où il s’étendit en y sentant ses secrètes douleurs amollies par la fraîcheur des baumes. Félix passa une nuit sous les fenêtres de la comtesse. À elle, se rattachèrent ses vouloirs et ses ambitions, il souhaitait d’être tout pour elle, afin de refaire et de remplir son cœur déchiré.

Il rencontre le comte qui sortait de chez lui le matin. Mortsauf lui proposa d’aller voir  couper ses seigles. Félix accepta. Il lui montra donc ses cours et ses bâtiments, les jardins d’agrément, les vergers et les potagers. Enfin, il mena Félix vers cette longue allée d’acacias et de vernis du Japon, bordée par la rivière, où Félix aperçut à l’autre bout, sur un banc, madame de Mortsauf occupée avec ses deux enfants. Ils allongèrent le pas pour aller saluer madame de Mortsauf, qui laissa tomber tout à coup le livre où lisait Madeleine, et prit sur ses genoux Jacques en proie à une toux convulsive. Elle lui tenait à la fois la tête et le dos, et de ses yeux sortaient deux rayons qui versaient la vie à cette pauvre faible créature. Le comte dit à sa femme que quand on avait fait des enfants si mal portants, on devait savoir les soigner. Allors elle rentra avec les enfants. Monsieur de Mortsauf s’assit sur le banc, la tête inclinée, songeur ; la situation devenait intolérable, il ne regardait ni ne parlait à Félix. Adieu cette promenade pendant laquelle Félix comptait se mettre si bien dans son esprit. Félix ne se souvint pas d’avoir passé dans sa vie un quart d’heure plus horrible que celui- là. Le comte proposa à Félix de sortir mais la comtesse revint. Elle dit que Jacques allait mieux et arriva sans fiel, sans amertume, et rendit son salut à Félix. Elle vit avec plaisir qu’il aimait Clochegourde. Le comte proposa d’aller chercher le médecin, témoignant ainsi le désir de se faire pardonner son injustice. Elle répondit que Jacques dormait. Elle encourage son mari à aller à ses seigles. Félix lui dit qu’il allait faire son premier cours d’agriculture. Elle répondit qu’il serait à bonne école avec le comte.

Deux mois après seulement, Félix sut qu’elle avait passé cette nuit en d’horribles anxiétés, elle avait craint que son fils n’eût le croup. Et Félix, était sous ses fenêtres avec ses pensées d’amour. Le comte l’emmena aux seigles. Heureux de rencontrer pour auditeur un jeune homme sur lequel il pouvait remporter de faciles triomphes, le comte lui parla de l’avenir que le retour des Bourbons préparait à la France. Le comte avait peur des gens instruits ; les supériorités, il les niait ; il se moquait, peut-être avec raison, des progrès. Quand Félix eut pour ainsi dire palpé ses défauts, il s’y plia avec autant de souplesse qu’en mettait la comtesse à les caresser. Enfin, flatterie involontaire qui lui valut la bienveillance du vieux gentilhomme, Félix envia cette jolie terre, sa position, ce paradis terrestre en le mettant bien au-dessus de Frapesle. Frapesle, lui dit-il, était une massive argenterie, mais Clochegourde était un écrin de pierres précieuses ! Phrase que le comte répéta souvent en citant l’auteur. Le comte parla de ses semis, de ses pépinières. Neuf aux travaux de la campagne, Félix l’accabla de questions sur les prix des choses, sur les moyens d’exploitation, et le comte parut heureux d’avoir à lui apprendre tant de détails. Il dit à sa femme que Félix était un charmant jeune homme ! Félix écrivit à sa mère de lui envoyer des habillements et du linge, en lui annonçant qu’il restait à Frapesle. Ignorant la grande révolution qui s’accomplissait alors, et ne comprenant pas l’influence qu’elle devait exercer sur ses destinées, il croyait retourner à Paris pour y achever son Droit et l’École ne reprenait ses cours que dans les premiers jours du mois de novembre, il avait donc deux mois et demi devant lui. Il découvrit en le comte une irascibilité sans cause, une promptitude d’action dans un cas désespéré, qui l’effrayèrent. Félix eut peur qu’en surprenant le langage de ses yeux, monsieur de Mortsauf ne le tuât sans réflexion. Félix était en proie à de navrantes perplexités. Il attendait un hasard, observait, se familiarisait avec les enfants de qui il se fit aimer, il tâcha de s’identifier aux choses de la maison. Insensiblement le comte se contint moins avec lui. Félix connut donc ses soudains changements d’humeur, ses profondes tristesses sans motif, ses soulèvements brusques, ses plaintes amères et cassantes, sa froideur haineuse, ses mouvements de folie réprimés, ses gémissements d’enfant, ses cris d’homme au désespoir, ses colères imprévues. C’était un qui-vive continuel. Félix tomba donc sous le despotisme de cet homme. Ses souffrances lui firent deviner celles de madame de Mortsauf. Ils commencèrent à échanger des regards d’intelligence, ses larmes coulaient quelquefois quand elle retenait les siennes. La comtesse et Félix, s’éprouvèrent ainsi par la douleur. Il fit des découvertes durant ces quarante premiers jours pleins d’amertumes réelles, de joies tacites, d’espérances tantôt abîmées, tantôt surnageant. Un soir il la trouva religieusement pensive devant un coucher de soleil et crut voir dans sa pose un abandon profitable aux premiers aveux. Il lui dit : – Il est des journées difficiles ! elle répondit : « Vous avez lu dans mon âme mais comment ? ». Félix avoua qu’ils se touchaient par tant de points. Chez eux, la sensibilité coulait à torrents, il en résultait d’horribles affaiblissements, d’indicibles mélancolies pour lesquelles le confessionnal n’avait pas d’oreilles. Elle tressaillit, et, sans cesser de regarder le couchant, elle lui répondit : – Comment si jeune savez-vous ces choses ? Avez-vous donc été femme ? Il lui avoua que son enfance avait été comme une longue maladie. La comtesse le vit assidu chez elle sans en prendre de l’ombrage, par deux raisons. D’abord elle était pure comme un enfant, et sa pensée ne se jetait dans aucun écart. Puis Félix amusait le comte, il fut une pâture à ce lion sans ongles et sans crinière. Enfin, il avait fini par trouver une raison de venir qui leur parut plausible à tous. Félix ne savait pas le trictrac, monsieur de Mortsauf proposa de le lui enseigner. Ce fut un bonheur pour le comte que de se livrer à de cruelles railleries quand Félix ne mettait pas en pratique le principe ou la règle qu’il lui avait expliqué. Ce fut une tyrannie de magister, un despotisme de férule. Quand ils jouèrent de l’argent, ses gains constants lui causèrent des joies déshonorantes, mesquines. À ce métier, l’argent de Félix s’en alla. Mais il avait toujours l’espérance de trouver un moment où il se glisserait dans le cœur de la comtesse. Sans argent, adieu les soirées. Félix avait écrit à sa mère de lui en envoyer ; sa mère le gronda, et ne lui en donna pas pour huit jours. En cette extrémité, il découvrit, dans la bibliothèque de monsieur de Chessel, le traité du trictrac, et l’étudia ; puis son hôte voulut bien lui donner quelques leçons ; moins durement mené, il put faire des progrès, appliquer les règles et les calculs qu’il apprit par cœur. En peu de jours il fut en état de dompter son maître ; mais quand il le gagna, son humeur devint exécrable. Parfois il jetait les dés, se mettait en fureur, trépignait, mordait son cornet et disait des injures. Ces violences eurent un terme. Quand Félix eut acquis un jeu supérieur, il conduisit la bataille à son gré ; il s’arrangea pour qu’à la fin tout fût à peu près égal, en laissant le comte gagner durant la première moitié de la partie, et rétablissant l’équilibre pendant la seconde moitié. La comtesse, qui savait le jeu, s’aperçut du manège de Félix dès la première fois, et devina d’immenses témoignages d’affection. La comtesse lui jeta l’un de ces remerciements muets qui brisent un cœur jeune : elle lui accorda le regard qu’elle réservait à ses enfants !

Malgré tout, Félix naissait à une nouvelle vie. Il était donc quelque chose pour elle ! Le lendemain, l’accueil de la comtesse exprima la plénitude des sentiments octroyés, et Félix fut dès lors initié dans les secrets de sa voix. Ce jour devait être un des plus marquants de sa vie. Ils se promenèrent après le dîner dans la lande. Félix tenait la main de Madeleine et la comtesse donna le bras à Jacques. Le comte, qui allait en avant, se retourna, frappa la terre avec sa canne, et dit avec un accent horrible : – Voilà ma vie ! Oh ! mais avant de vous avoir connue, reprit-il en jetant un regard d’excuse sur sa femme. Réparation tardive, la comtesse avait pâli. Félix répondit que si pour le comte, ce coin de terre était une lande ; pour lui, c’était un paradis. Elle le remercia par un regard. Ils rentrèrent et Félix proposa un trictrac au comte. Semblable à une petite maîtresse, il voulait être prié, forcé, pour ne pas avoir l’air d’être obligé, peut-être par cela même qu’il en était ainsi. Si, par suite d’une conversation intéressante, Félix oubliait pour un moment ses salamalec, le comte devenait maussade, âpre, blessant, et s’irritait de la conversation en contredisant tout. Enfin il consentit à s’attabler. Madame de Mortsauf les quitta pour coucher ses enfants et faire dire les prières à sa maison. Tout alla bien pendant son absence, Félix s’arrangea pour que monsieur de Mortsauf gagnât, et son bonheur le dérida brusquement. Chaque jour le comte essayait d’envelopper Félix dans sa tyrannie, d’assurer une nouvelle pâture à son humeur. Ce soir-là, le comte perdit la deuxième partie. Aussitôt il se leva, jeta la table sur Félix, la lampe à terre, frappa du poing sur la console, et sauta par le salon, en proférant un torrent d’injures et d’imprécations. La comtesse conseilla à Félix d’aller dans le jardin. Une heure se passa. Félix était assis sur la balustrade en briques. La comtesse le rejoignit. Elle avait donné à son mari une infusion de pavots pour qu’il dorme. Elle demanda à Félix de promettre d’ensevelir dans son cœur le souvenir de cette scène. Félix voulait lui donner sa vie mais ne pouvait lui donner sa conscience car s’il pouvait ne pas écouter le comte, il ne pouvait pas l’empêcher de parler. La comtesse dit que son mari était nerveux comme une petite maîtresse pour adoucir l’idée de la folie en adoucissant le mot, mais elle ajouta qu’il n’était ainsi que par intervalles, une fois au plus par année, lors des grandes chaleurs. Elle demanda à Félix qui l’avait donc ainsi produit dans leur intérieur ? Dieu voulait-il lui envoyer un secours, une vive amitié qui la soutiendrait ? Elle appuya sa main sur celle de Félix avec force. Elle lui dit qu’il était bon et généreux. Il voulut parler de leur première rencontre mais elle posa un doigt sur la bouche de Félix. Il s’agissait du premier, du dernier, du seul outrage qu’elle avait reçu ! Elle lui ordonna de ne jamais parler de ce bal. Si la chrétienne lui avait pardonné, la femme souffrait encore. Il insista pour parler et dit qu’au bal, il avait été comme emporté par une frénésie qui ne pouvait être condamnée que par ceux qui ne l’avaient jamais éprouvée, que jamais cœur d’homme ne fut si bien empli du désir auquel ne résiste aucune créature et qui fait tout vaincre, même la mort… mais pas le mépris lui répondit-elle. Alors il lui conta son enfance et sa jeunesse. Après quoi, elle éclaira les ténèbres par un regard, elle anima les mondes terrestres et divins par un seul mot : – Nous avons eu la même enfance ! La comtesse lui dit de sa voix réservée pour parler à ses chers petits, comment elle avait eu le tort d’être une fille quand les fils étaient morts. Son âme fut sans cesse meurtrie, jusqu’au jour où sa véritable mère, sa bonne tante l’avait sauvée en l’arrachant à ce supplice dont elle raconta à Félix les renaissantes douleurs. Sa mère avait tiré vanité d’elle, et l’avait vantée ; mais la comtesse avait payé cher le lendemain ces flatteries nécessaires au triomphe de l’institutrice. Quand, à force d’obéissance et de douceur, la comtesse croyait avoir vaincu le cœur de la mère, et qu’elle s’ouvrait à elle, le tyran reparaissait armé de ces confidences. Jamais les enseignements de sa noble éducation ne lui avaient été donnés avec amour, mais avec une blessante ironie. Elle n’en voulait point à sa mère, elle se reprochait seulement de ressentir moins d’amour que de terreur pour elle. Elle dit à Félix qu’il vivrait heureux tandis qu’elle mourrait de douleur. Elle lui raconta les premiers jours de son mariage, ses premières déceptions, tout le renouveau du malheur. Elle avait donné ses pièces d’or à son mari. Jamais son mari ne lui en avait tenu compte, il ne se savait pas son débiteur ! Quelle terreur vint la saisir au moment où la nature maladive de cet homme ruiné s’était dévoilée ! elle avait été brisée par le premier éclat de ses folles colères. Par combien de réflexions dures n’avait-elle point passé avant de regarder comme nul son mari, cette imposante figure qui domine l’existence d’une femme ! De quelles horribles calamités furent suivies ses deux couches ! La patience lui était nécessaire pour toujours entendre des plaintes quand elle se tuait à lui sarcler ses heures, à lui embaumer son air, à lui sabler, à lui fleurir les chemins qu’il avait semés de pierres. Sa récompense était ce terrible refrain : « – Je vais mourir, la vie me pèse ! » S’il avait le bonheur d’avoir du monde chez lui, tout s’effaçait, il était gracieux et poli. Elle ne savait comment expliquer ce manque de loyauté chez un homme parfois vraiment chevaleresque. En usant de quelques cajoleries, elle aurait pu mener son mari comme un enfant mais n’avait pas pu s’abaisser à jouer un rôle qui lui semblait infâme. Mais l’intérêt de la maison exigeait qu’elle soit calme et sévère comme une statue de la Justice, et cependant, elle aussi avait l’âme expansive et tendre. Elle se sentait sans énergie contre ceux qu’elle plaignait et son mari en profitait. Elle pensait que son mari la tuerait à mesure qu’il lui prenait toutes ses forces. Félix lui demanda pourquoi elle ne partait pas à la mer avec ses enfants mais elle était le véritable intendant de Clochegourde. Si elle s’absentait, son mari la ruinerait en se laissant duper par les fermiers et les domestiques. Elle avait confié ce secret à Félix et lui demanda de le garder. Elle verrait toujours en lui un ami. Elle lui dit que la vie réelle était une vie d’angoisses. Elle attirait sur elle les orages qu’elle voyait prêts à fondre sur les gens ou sur ses enfants, et éprouvait en les détournant un sentiment qui lui donnait une force secrète. La résignation de la veille avait toujours préparé celle du lendemain. Elle espérait que ses enfants iraient mieux en grandissant. Elle voulait que ses souffrances servent au bonheur de sa famille. Félix lui demanda s’ils n’avaient pas, comme les Mages, suivi la même étoile. Elle lui répondit que son cœur était comme cuivré de maternité ! Il n’aimait monsieur de Mortsauf ni par devoir social, ni par calcul de béatitudes éternelles à gagner ; mais par un irrésistible sentiment qui l’attachait à toutes les fibres de son cœur. Elle avait ressenti un contentement égoïste en voyant que Félix amusait son mari. Elle lui ordonna de ne pas aigrir le lait d’une mère. Quoique l’épouse fût invulnérable en elle, Félix ne devait plus lui parler ainsi. S’il ne respectait pas cette défense si simple,  l’entrée de sa maison lui serait à jamais fermée. Elle pleura. Alors Félix accepta ce contrat qui devait se résoudre en souffrances pour lui. Il se donna à la comtesse sans arrière-pensée et serait ce qu’elle voudrait qu’il soit. Il lui demanda un nom qui ne fût à personne, comme devrait être le sentiment qu’ils se voueraient. Elle lui proposa de l’appeler Henriette. Une seule personne au monde, celle qu’elle avait le plus aimée, son adorable tante la nommait Henriette. Elle  redeviendrait donc Henriette pour Félix. Il lui baisa la main. Elle lui conseilla de ne plus se montrer à Clochegourde quelque temps t le comte ne l’en estimerait que davantage. Elle ne lui donnerait sa main à baiser que quand elle le déciderait et voulait garder son libre-arbitre. Avant de le quitter elle lui dit qu’il avait été bien bon et lui donna sa main à baiser.

Cette scène s’était passée un mardi, Félix attendit jusqu’au dimanche sans passer l’Indre dans ses promenades. Pendant ces cinq jours, de grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comte reçut le brevet de maréchal-de-camp, la croix de Saint-Louis, et une pension de quatre mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry, nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à la cour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient fait partie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsauf devenait ainsi l’une des plus riches héritières du Maine. Sa mère était venue lui apporter cent mille francs économisés sur les revenus de Givry, le montant de sa dot qui n’avait point été payée, et dont le comte ne parlait jamais, malgré sa détresse. Mortsauf voulut  constituer un majorat à son fils qui se composerait de la fortune territoriale des deux familles sans nuire à Madeleine, à laquelle la faveur du duc de Lenoncourt ferait sans doute faire un beau mariage. Ces arrangements et ce bonheur jetèrent quelque baume sur les plaies de l’émigré. La duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un événement dans le pays. Félix donna son bras à Henriette en sortant de la messe. Elle lui dit qu’elle devait penser à l’éducation de Jacques qui allait représenter deux maisons, les Lénoncourt et les Mortsauf. Elle demanda à Félix d’être le parrain de son fils. Elle lui donnerait de l’argent pour qu’il parte à Paris avec Jacques. Félix refusa d’être payé. Il lui demanda comment elle voulait qu’il l’aime et la comtesse lui répondit qu’il devrait l’aimer comme sa tante l’aimait. Il accepta et annonça qu’il deviendrait prêtre pour être le précepteur de Jacques. Elle lui ordonna de ne se marier ni avec l’Église ni avec une femme. Il devait rester libre. En paraissant laisser échapper un secret, elle lui demanda de ne jamais quitter la main de Madeleine qu’il tenait en ce moment. Tout à coup une idée, celle de la mort du comte, passa comme une flèche dans la cervelle de Félix, et il lui dit à la comtesse : – Je vous comprends.

– C’est bien heureux, répondit-elle d’un ton qui lui fit voir que Félix lui supposait une pensée qu’elle n’aurait jamais. Sa pureté lui arracha une larme d’admiration que l’égoïsme de la passion rendit bien amère. En faisant un retour sur lui, Félix songea qu’elle ne l’aimait pas assez pour souhaiter sa liberté. Elle lui dit que les Sociétés n’existaient que par la hiérarchie et qu’il était dans un moment de la vie où il fallait choisir bien ! elle lui conseilla d’être de son parti.

Félix se sentit comme humilié de voir l’abaissement de celui qui le faisait trembler en dominant tout son amour. Le comte de Mortsauf fut obséquieux avec la duchesse. Félix fut respectueux avec la duchesse, à cause de sa jeunesse ; mais là où les autres voyaient une duchesse, il vit la mère de son Henriette et mit une sorte de sainteté dans ses hommages. Madame de Lenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitement conservée et qui avait de grandes manières. Il reconnut la race froide d’où procédait sa mère, aussi promptement qu’un minéralogiste reconnaît le fer de Suède. Le comte engagea Félix à cultiver la connaissance de la duchesse car son salon donnerait le ton au faubourg Saint- Germain. Le comte n’eut ni arrogance ni blessante politesse, il fut sans emphase, et la duchesse fut sans airs protecteurs. Monsieur et madame de Chessel acceptèrent avec reconnaissance le dîner du jeudi suivant. Félix plut à la duchesse, et ses regards lui apprirent qu’elle examinait en lui un homme de qui sa fille lui avait parlé. Elle le questionna sur sa famille et lui demanda si le Vandenesse occupé déjà dans la diplomatie était son parent. – Il est mon frère, lui Félix. Elle devint alors affectueuse à demi. La duchesse lui apprit que son grand-oncle, vieil abbé qu’il ne connaissait même pas de nom, faisait partie du conseil privé, son frère avait reçu de l’avancement ; enfin, par un article de la Charte que Félix ne connaissait pas encore, son père redevenait marquis de Vandenesse. Félix ignorait ce qu’était le conseil privé ; il ne connaissait rien à la politique ni aux choses du monde ; il n’avait d’autre ambition que celle d’aimer Henriette.

Le comte, heureux des attentions dont il se vit l’objet, fut presque jeune ; sa femme en espéra quelque changement d’humeur ; Félix riait avec Madeleine qui, semblable aux enfants chez lesquels le corps succombe sous les étreintes de l’âme, faisait rire Félix par des observations étonnantes et pleines d’un esprit moqueur sans malignité, mais qui n’épargnait personne. Ce fut une belle journée. Un mot, un espoir né le matin avait rendu la nature lumineuse ; et voyant Félix si joyeux, Henriette était joyeuse. Le lendemain, le comte partit dès six heures pour aller faire dresser ses contrats d’acquisition à Tours. Un grave sujet de discorde s’était ému entre la mère et la fille. La duchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devait obtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenant sur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette ne voulait dévoiler à personne, pas même au cœur d’une mère, ses horribles souffrances, ni trahir l’incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point le secret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf à Tours, où il devait se débattre avec les notaires. Henriette aperçut que sa mère s’inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreuse découverte ! En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causent aux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l’établissement de leur indépendance. La duchesse ne sut deviner aucune des véritables difficultés qui obligeaient la comtesse à ne pas profiter des avantages de la Restauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelque amourette entre sa fille et Félix. Ce mot, dont elle se servit pour exprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes que rien ne pouvait combler désormais. Henriette confia à Félix ses nouvelles peines. Il put alors apprécier son calme dans la douleur, et la patience énergique qu’elle savait déployer. Chaque jour il apprit mieux le sens de ces mots : – Aimez-moi, comme m’aimait ma tante. La duchesse demanda à Félix s’il n’a pas d’ambition et il répondit qu’il n’avait que vingt et un ans et qu’il était tout seul. Elle regarda sa fille d’un air étonné, elle croyait que, pour le garder près d’elle, sa fille éteignait en lui toute ambition. Le jeudi suivant, la duchesse alla jouir des pompes de la cour, et tout rentra dans l’ordre à Clochegourde. La petite brouille de Félix  avec le comte avait eu pour résultat de l’implanter à Clochegourde encore plus avant que par le passé : il y put venir à tout moment sans exciter la moindre défiance. Il aimait Henriette d’un double amour qui décochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait au ciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Il était assez jeune pour concentrer sa nature dans le baiser qu’elle lui permettait si rarement de mettre sur sa main dont elle ne voulut jamais lui donner que le dessus et jamais la paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptés sensuelles. Si jamais deux âmes ne s’étreignirent avec plus d’ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plus victorieusement dompté.Félix éprouva pour la première fois une de ces douceurs infinies qui sont à l’âme tourmentée ce qu’est un bain pour le corps fatigué ; l’âme est alors rafraîchie sur toutes ses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Félix avait trouvé des parents selon son cœur, il en eut aussi les charges. Jusqu’alors monsieur de Mortsauf s’était gêné pour lui ; Félix n’avait vu que les masses de ses défauts, il en sentit bientôt l’application dans toute son étendue, et vit combien la comtesse avait été noblement charitable en lui dépeignant ses luttes quotidiennes. Félix connut alors tous les angles de ce caractère intolérable. Mortsauf mettait sur les autres le fardeau de sa lassitude. Il se plaignait d’être gouverné par sa femme dans les moindres détails de la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui, d’être un zéro dans sa maison. Semblable à ces enfants gâtés qui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles, il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il était jaloux. Les larmes de la comtesse que Félix avait bues engendrèrent en lui comme une ivresse sublime, et il trouva du bonheur à épouser les souffrances de cette femme. Il s’offrit volontairement aux coups du despote, pour être au plus près d’Henriette. Elle lui avoua un soir que sans lui, elle aurait succombé à cette vie.

Après trois mois, Félix commença à ne plus se contenter de la part qui lui était faite, et il caressa doucement la main d’Henriette en essayant de transborder ainsi les riches voluptés qui l’embrasaient. Henriette redevint madame de Mortsauf et lui retira sa main ; quelques pleurs roulèrent dans les yeux de Félix, elle les vit et lui jeta un regard tiède en portant sa main à ses lèvres. Elle lui dit que l’amitié qui voulait une si grande faveur était bien dangereuse. Félix osa lui dire qu’à son âge, si les sens étaient tout âme, l’âme aussi avait un sexe ; qu’il saurait mourir, mais non mourir les lèvres closes. Elle lui dit qu’elle ne pouvait pas être tout pour lui, qu’il devait le savoir. Félix comprit, au moment où elle disait ces paroles, que, s’il lui obéissait, il creuserait des abîmes entre eux deux. Elle ajouta que s’il ne pouvait pas être pour elle quelque chose comme son vieux confesseur, moins qu’un amant, mais plus qu’un frère, il fallait ne plus se voir. Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer une peine, et de l’aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leur dernier enfant. Le lendemain, Félix, aidé de Jacques et de Madeleine alla dans les champs pour composer un bouquet qu’il offrit à Henriette. En voyant le bouquet, Henriette fut à la fois honteuse et ravie. Deux fois par semaine, pendant le reste de son séjour à Frapesle, Félix recommença le long travail de cette œuvre poétique. Pendant les mois de septembre et d’octobre, Félix n’avait jamais construit un seul bouquet qui lui ait coûté moins de trois heures de recherches, tant il admirait, avec le suave abandon des poètes, les fugitives allégories offertes par la nature où pour lui se peignaient les phases les plus contrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où allait plus tard fouiller sa mémoire. Jamais depuis Félix ne fit de bouquet pour personne ! Quand ils eurent créé cette langue à leur usage, Félix et Henriette éprouvèrent un contentement semblable à celui de l’esclave qui trompe son maître. Les cruelles parties de trictrac avaient été interrompues entre le comte et Félix. Ses dernières acquisitions l’obligeaient à une foule de courses. La comtesse et Félix allèrent le retrouver dans ses nouveaux domaines avec les deux enfants. Félix et Henriette allaient seuls, revenaient avec le général, surnom de raillerie douce qu’ils donnaient au comte quand il était de bonne humeur.

Ils arrivèrent à l’époque des vendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Il semble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers, de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant des salaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à tous propos. D’ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sont confondus : femmes, enfants, maîtres et gens, tout le monde participe à la dive cueillette. Félix, Jacques et Madeleine n’avaient jamais vendangé. Jamais ces deux petits êtres, habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plus roses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée aux vendanges. Félix redevint enfant avec eux, plus enfant qu’eux peut-être, car il espérait aussi sa récolte. C’était des allées et venues des ceps à la mère, il ne se cueillait pas une grappe que Félix et les enfants ne la lui montraient. Elle se mit à rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après sa fille, avec son panier, Félix lui dit comme Madeleine : – Et les miens, maman ? Elle lui répondit : – Cher enfant, ne t’échauffe pas trop ! Puis lui passant la main tour à tour sur le cou et dans les cheveux, elle lui donna un petit coup sur la joue en ajoutant : – Tu es en nage ! Ce fut la seule fois que Félix entendit cette caresse de la voix, le tu des amants.

Pour la première fois depuis longtemps, le comte n’eut ni maussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc de Lenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, lui réjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, le général promit de faire danser le soir devant Clochegourde en l’honneur des Bourbons revenus ; la fête fut ainsi complète pour tout le monde. Henriette s’appuya sur Félix de manière à faire sentir à son cœur tout le poids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie, et lui dit à l’oreille : – Vous nous portez bonheur ! elle ajouta - Oh ! ne me quittez pas ! ne trahissez jamais mes innocentes superstitions ! soyez l’aîné qui devient la providence de ses frères !

Madame de Mortsauf voulait habituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donner connaissance des pénibles labeurs par lesquels s’obtient l’argent ; elle leur avait donc constitué des revenus soumis aux chances de l’agriculture : à Jacques appartenait le produit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. Ils allèrent donc récolter les marrons et les noix. Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers que Madeleine pour ses marrons. Les moindres détails de cette vie simple et presque commune furent pour Félix comme autant d’attaches faibles en apparence par lesquelles il s’unit étroitement à la comtesse.

Après dix ans d’efforts, madame de Mortsauf avait changé la culture de ses terres ; elle les avait mis en quatre, expression dont on se sert dans le pays pour expliquer les résultats de la nouvelle méthode suivant laquelle les cultivateurs ne sèment de blé que tous les quatre ans, afin de faire rapporter chaque année un produit à la terre. Pour vaincre l’obstination des paysans, il avait fallu résilier des baux, partager ses domaines en quatre grandes métairies, et les avoir à moitié, le cheptel particulier à la Touraine et aux pays d’alentour. La comtesse avait fait cultiver par monsieur de Mortsauf une cinquième ferme composée des terres réservées, sises autour de Clochegourde, autant pour l’occuper que pour démontrer par l’évidence des faits, à ses fermiers à moitié, l’excellence des nouvelles méthodes. Après l’expiration des baux à moitié, la comtesse voulait composer deux belles fermes de ses quatre métairies, et les louer en argent à des gens actifs et intelligents, afin de simplifier les revenus de Clochegourde. Craignant de mourir la première, elle tâchait de laisser au comte des revenus faciles à percevoir, et à ses enfants des biens qu’aucune impéritie ne pourrait faire péricliter. Dans chacun des deux domaines achetés, elle voulait faire jeter une quinzaine de mille francs pour convertir les maisons de maître en deux grandes fermes, afin de les mieux louer après les avoir cultivées pendant une année ou deux, en y envoyant pour régisseur un certain Martineau, le meilleur, le plus probe de ses métiviers. Le comte, effrayé de ces changements, en niait les avantages et la possibilité par un entêtement compact. La

comtesse l’emporta. La victoire du bon sens sur la folie calma ses plaies, elle oublia ses blessures. Ce jour elle s’alla promener à la Cassine et à la Rhétorière, afin d’y décider les constructions. Le comte marchait seul en avant, les enfants  séparaient Félix et Henriette qui étaient tous deux en arrière suivant lentement, car elle lui parlait d’un ton doux. Elle envisageait d’habiter à Paris pour suivre les études de Jacques. Félix lui dit qu’il voulait être le précepteur de l’enfant. Elle refusa car elle ne voulait pas le laisser devenir victime de son attachement. Elle retint ses larmes et dit à Félix que son cœur lui nuirait. Elle avoua qu’en le voyant la première fois, elle lui avait donné treize ans.

Félix s’en alla dans le verger où Martineau l’aîné, le garde d’Henriette, examinait de compagnie avec Martineau cadet, le métivier, si les arbres devaient être ou non abattus ; ils discutaient ce point comme s’il s’agissait de leurs propres biens. Je vis alors combien la comtesse était aimée. Quelques jours après, il vint un poney pour Jacques que son père, excellent cavalier, voulait plier lentement aux fatigues de l’équitation. Le matin où il prit la première leçon, accompagné de son père aux cris de Madeleine étonnée qui sautait sur le gazon autour duquel courait Jacques, ce fut pour la comtesse la première grande fête de sa maternité. Tous les gens de la maison se groupèrent en partageant cette félicité domestique. Madame de Mortsauf fondit en larmes. En ce moment elle s’appuya sur le bras de Félix, sans remords, et lui dit : – Je crois n’avoir jamais souffert. Ne nous quittez pas aujourd’hui.

Le comte offrit le bras à sa femme, et l’amena dans la première cour où elle vit une calèche que son père lui donnait, et pour laquelle le comte avait acheté deux chevaux en Angleterre, amenés avec ceux du duc de Lenoncourt. Ils étrennèrent la voiture, en allant voir le tracé de l’avenue qui devait mener en droite ligne de Clochegourde à la route de Chinon. En revenant, la comtesse dit à Félix d’un air plein de mélancolie : – Je suis trop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, il m’accable, et j’ai peur qu’il ne s’efface comme un rêve.

Félix était jaloux car il ne pouvait rien lui donner alors il lui dit qu’il voulait mourir pour elle. Elle en fut plus touchée que de tous les présents, et jeta du baume dans le cœur de Félix quand, après l’avoir emmené sur le perron, elle lui dit à l’oreille : – Aimez-moi comme m’aimait ma tante, ne sera-ce pas me donner votre vie ? et si je la prends ainsi, n’est-ce pas me faire votre obligée à toute heure ?

Elle lui avoua que pour pouvoir sourire à ses enfants et à son mari quand elle était en proie à de tristes images, elle avait senti le besoin de régulariser sa souffrance en faisant une tapisserie. En faisant son dernier fauteuil, elle pensait trop à Félix! Ce que Félix mettait dans ses bouquets, elle le disait à ses dessins.

Le soir, ils fîrent tous trois un trictrac, Félix seul contre monsieur et madame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Ce fut une journée unique en la vie de cette pauvre femme, un point brillant que vint souvent caresser son souvenir aux heures difficiles.

Les leçons d’équitation devinrent bientôt un sujet de discorde. La comtesse craignit avec raison les dures apostrophes du père pour le fils. Jacques maigrissait déjà, ses beaux yeux bleus se cernaient ; pour ne pas causer de chagrin à sa mère, il aimait mieux souffrir en silence. Il fallut substituer le vieux piqueur au père, qui ne se laissa pas arracher son écolier sans des tiraillements. La dépense dépassa de moitié les prévisions à la Cassine et à la Rhétorière, où des murs et des planchers mauvais s’écroulèrent. Un ouvrier vient maladroitement annoncer cette nouvelle à monsieur de Mortsauf, au lieu de la dire à la comtesse. Ce fut l’objet d’une querelle commencée doucement, mais qui s’envenima par degrés. Félix était en train de cueillir des fleurs quand Madeleine lui annonça que le général (chez elle ce mot était un mot de haine contre son père) le général grondait sa mère. Elle voulait donc que Félix la défende. Félix entendit alors des raisonnements sans commencement ni fin. Se prévalant de ses négations antérieures, monsieur de Mortsauf répéta les niaiseries des paysans qui se refusaient aux nouvelles méthodes. Il prétendit que s’il avait dirigé Clochegourde, il serait deux fois plus riche qu’il ne l’était. En formulant ces blasphèmes violemment et injurieusement, il jurait, il sautait d’un meuble à l’autre, il les déplaçait et les cognait. Il prétendit que sa femme était autant à lui qu’à Félix. La comtesse pleurait en ce moment à chaudes larmes, humiliée par l’abaissement de cet homme auquel elle disait pour toute réponse : – Monsieur ! monsieur ! monsieur !

Il prétendit qu’elle était vierge à ses dépens. Il s’avança sur elle en lui présentant sa tête de loup blanc devenue hideuse, car ses yeux jaunes eurent une expression qui le fit ressembler à une bête affamée sortant d’un bois. Henriette se coula de son fauteuil à terre pour recevoir le coup qui n’arriva pas ; elle s’était étendue sur le parquet en perdant connaissance, toute brisée. Le comte fut comme un meurtrier qui sent rejaillir à son visage le sang de sa victime, il resta tout hébété. Félix prit la pauvre femme dans ses bras, le comte lui la laissa prendre comme s’il se fût trouvé indigne de la porter jusqu’à sa chambre. Félix lui fit respirer des sels, elle ouvrit les yeux. Le comte s’en alla, plus honteux que chagrin. Deux heures se passèrent en un silence profond. Henriette avait sa main dans celle de Félix et la lui pressait sans pouvoir parler. Puis il y eut un moment de trêve où elle se releva sur son coude, et lui dit à l’oreille : – Le malheureux ! si vous saviez...

Elle se remit la tête sur l’oreiller. Quand ses mouvements nerveux cessèrent, Félix rétablit ses cheveux en désordre, qu’il mania pour la seule et unique fois de sa vie. La chambre d’Henriette était une noble cellule de religieuse mariée pleine de résignation sainte, où le seul ornement était le crucifix de son lit, au-dessus duquel se voyait le portrait de sa tante ; puis, de chaque côté du bénitier, ses deux enfants dessinés par elle au crayon, et leurs cheveux du temps où ils étaient petits. Félix sortit. Le comte l’attendait, il l’admettait déjà comme un pouvoir médiateur entre sa femme et lui ; et il le saisit par les mains en lui criant : – Restez, restez, Félix !

Félix devait se rendre chez monsieur de Chessel mais promit de revenir après le dîner. Enfin, Félix lui dit : – Au nom du ciel, monsieur le comte, laissez-lui diriger votre maison, si cela peut lui plaire, et ne la tourmentez plus.

Le comte répondit qu’elle ne souffrirait pas longtemps par lui, il sentait que sa tête éclatait. Et il le quitta dans un accès d’égoïsme involontaire. Quand Félix revint, Henriette allait mieux.

Après, il rentra pour écrire une lettre à Henriette. Il lui écrivit qu’en sa présence, il était trop ébloui pour voir, trop heureux pour interroger son bonheur, trop plein d’elle pour être lui, trop éloquent par elle pour parler, trop ardent à saisir le moment présent pour se souvenir du passé. Il avait entrevu une nouvelle Henriette qui aurait été à lui si Dieu l’avait voulu. Le lendemain, quand il entra dans le salon, elle y était seule ; elle le contempla pendant un instant en lui tendant la main, et lui dit : – L’ami sera donc toujours trop tendre ? Ses yeux devinrent humides, elle se leva, puis lui dit avec un ton de supplication désespérée : – Ne m’écrivez plus ainsi !

Ils se promenèrent dans les feuilles sèches de l’automne qui résonnaient sous leurs pas. Henriette lui dit  : – La douleur est infinie, la joie a des limites.

Elle était calme et heureuse près de lui. Elle lui demanda de ne pas détruire sa confiance et d’avoir la vertu du prêtre et le charme de l’homme libre. Elle ne supporterait pas un soupçon de son mari ! La pureté de sa conduite faisait sa force. Puis  elle l’emmena chez Madame de Chessel. Le comte s’attribua glorieusement les idées de sa femme. Félix contempla la comtesse en rougissant. Ce manque de délicatesse chez un homme qui dans certaines occasions en montrait tant, cet oubli de la scène mortelle, cette adoption des idées contre lesquelles il s’était si violemment élevé, cette croyance en soi pétrifiaient Félix. Plus tard, quand le rideau de la scène sociale se releva pour lui, combien de Mortsauf n’eût-il pas vus, moins les éclairs de loyauté, moins la religion de celui-ci !

La veille de son départ, madame de Mortsauf emmena Félix sur la terrasse, avant le dîner. Elle voulut lui donner quelques enseignements de mère à fils. Le jour de son départ elle lui remettrait une longue lettre où il trouverait ses pensées de femme sur le monde, sur les hommes, sur la manière d’aborder les difficultés dans ce grand remuement d’intérêts. Elle lui fit promettre de ne la lire qu’à Paris. Il dut aussi promettre de ne jouer jamais dans quelque salon que ce puisse être. La comtesse lui parla pendant une heure environ et lui prouva la profondeur de son affection en lui révélant avec quel soin elle l’avait étudié pendant ces trois derniers mois. Elle voulait le voir heureux, puissant, considéré, lui qui serait pour elle comme un rêve animé. Il pleura. En retour de sa chair laissée en lambeaux dans son cœur, elle lui versait les lueurs incessantes et incorruptibles de ce divin amour qui ne satisfaisait que l’âme. Il lui dit qu’elle serait sa religion et sa lumière. Mais elle rétorqua qu’elle ne pouvait être la source de ses plaisirs. Dès ce jour, elle fut non pas la bien- aimée, mais la plus aimée de Félix. Le lendemain, après avoir déjeuné à Frapesle et fait ses adieux à mes hôtes si complaisants à l’égoïsme de son amour, Félix se rendit à Clochegourde. Monsieur et madame de Mortsauf avaient projeté de le reconduire à Tours, d’où il devait partir dans la nuit pour Paris. Henriette lui dit qu’elle ne le voyait point partir sans regret. Une fois à Tours, il loua un cheval et franchit en cinq quarts d’heure la distance entre Tours et Pont-de-Ruan. Henriette lui reprocha de ne pas avoir été sage. Il lui rendit la clef. Elle eut peur qu’il ne revienne plus.

Avec quelle impatience il attendit la première nuit où, de retour chez son père, il pourrait lire cette lettre qu’il toucha durant le voyage comme un avare tâte une somme en billets qu’il est forcé de porter sur lui. Pendant la nuit, il baisa le papier sur lequel Henriette avait manifesté ses volontés, où il devait reprendre les mystérieuses effluves échappées de sa main, d’où les accentuations de sa voix s’élanceraient dans son entendement recueilli. Henriette avait ressenti les plaisirs permis de l’affection maternelle, en s’occupant de rédiger des conseils pour Félix durant quelques nuits. Elle lui écrivit qu’il était un homme-enfant de qui l’âme devait être réconfortée par quelques préceptes. Elle pensait que le livrer au monde, c’était renoncer à lui. Mais elle l’aimait assez pour sacrifier ses jouissances à au bel avenir de Félix. Elle lui demandait de méditer l’expression concise de son opinion sur la société considérée dans son ensemble. Elle pensait que la société d’aujourd’hui se servait plus de l’homme qu’elle ne lui profitait. Elle conseillait à Félix d’obéir en toute chose à la loi générale, sans la discuter, qu’elle blesse ou flatte son intérêt. Elle ajoutait que les lois n’étaient pas toutes écrites dans un livre, les mœurs aussi créaient des lois, les plus importantes étant les moins connues. Faillir à ces lois secrètes, c’était rester au fond de l’état social au lieu de le dominer. Expliquer la société par la théorie du bonheur individuel pris avec adresse aux dépens de tous, était une doctrine fatale dont les déductions sévères amenaient l’homme à croire que tout ce qu’il s’attribuait secrètement sans que la loi, le monde ou l’individu s’aperçoivent d’une lésion, était bien ou dûment acquis. La question consistait à tourner, sans témoins ni preuves, les difficultés que les mœurs et les lois mettaient entre soi et ses satisfactions. Henriette avait horreur de cette théorie des criminels. Elle conseillait donc à Félix de s’expliquer la société que comme elle s’expliquait dans tout entendement sain, par la théorie des devoirs. Pour Henriette, les obligations contractées s’accroissaient en raison des bénéfices que la société présentait à l’homme, d’après ce principe, vrai en commerce comme en politique, que la gravité des soins était partout en raison de l’étendue des profits. Chacun payait sa dette à sa manière. Elle conseillait à Félix de ne se rien permettre ni contre sa conscience ni contre la conscience publique. Félix devait comprendre que la droiture, l’honneur, la loyauté, la politesse étaient les instruments les plus sûrs et les plus prompts de sa fortune. L’homme rompu de bonne heure à cette théorie des devoirs, ne rencontrait point d’obstacles ; peut-être arrivait-il moins promptement, mais sa fortune était solide et demeurait quand celle des autres croulait. Pour Henriette, la politesse exquise, les belles façons venaient du cœur et d’un grand sentiment de dignité personnelle ; voilà pourquoi, malgré leur éducation, quelques nobles avaient mauvais ton, tandis que certaines personnes d’extraction bourgeoise avaient naturellement bon goût. Selon Henriette, la politesse consistait à paraître s’oublier pour les autres. Elle conseillait à Félix, s’il lui était demandé quelque chose qu’il ne saurait faire, de refuser net en ne laissant aucune fausse espérance ; puis d’accorder promptement ce qu’il voudrait octroyer : il acquerrait ainsi la grâce du refus et la grâce du bienfait. Félix aurait trois écueils à éviter : il ne devait être ni confiant, ni banal, ni empressé. La trop grande confiance diminuait le respect, la banalité nous valait le mépris, le zèle nous rendait excellents à exploiter. Henriette avertissait Félix qu’il n’aurait pas plus de deux ou trois amis dans le cours de son existence, son entière confiance serait leur bien ; la donner à plusieurs, serait les trahir. Mais avec ses amis, Félix devrait rester discret sur lui-même, toujours réservé comme s’il devait les avoir un jour pour compétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis ; les hasards de la vie le voudraient ainsi. Il devrait garder une attitude qui ne serait ni froide ni chaleureuse, et savoir trouver cette ligne moyenne sur laquelle un homme peut demeurer sans rien compromettre. La banalité était pour Henriette, la ressource des gens faibles ; or les faibles étaient malheureusement méprisés par une société qui ne voyait dans chacun de ses membres que des organes. La société, plus marâtre que mère, adorait les enfants qui flattaient sa vanité. Henriette conseillait à Félix de garder son zèle pour ses sentiments partagés, pour la femme et pour Dieu. Henriette pensait que malheureusement les hommes vous estimaient en raison de votre utilité, sans tenir compte de votre valeur. Une des règles les plus importantes de la science des manières, était un silence presque absolu sur soi-même. Pour grouper autour de lui toutes les sympathies, pour passer pour un homme aimable et spirituel, d’un commerce sûr, Félix devrait entretenir les gens d’eux-mêmes en cherchant un moyen de les mettre en scène. Henriette conseilla à Félix d’éviter les jugements rapides. Pour elle, Les jeunes gens étaient sans indulgence, parce qu’ils ne connaissaient rien de la vie ni de ses difficultés. Henriette conseillait à Félix d’être sévère envers lui-même et lui offrait les relations de son père pour créer sa fortune. En revanche, elle lui déconseillait de solliciter sa mère qui écrasait celui qui s’abandonnait et admirait la fierté de celui qui lui résistait. Elle souhait que Félix soit simple dans ses manières, doux de ton, fier sans fatuité, respectueux près des vieillards, prévenant sans servilité, discret surtout. Elle lui recommandait une froideur qui pouvait arriver jusqu’à cette impertinence dont les hommes ne pouvaient se fâcher ; tous respectaient celui qui les dédaignait, et ce dédain concilierait à Félix la faveur de toutes les femmes qui l’estimeraient en raison du peu de cas qu’il ferait des hommes. Il devrait éviter les gens déconsidérés pour ne pas avoir de compte à rendre sur ses amitiés. Ses jugements devraient être longtemps et mûrement pesés mais irrévocables. Tout ce qu’Henriette avait écrit à Félix pouvait se résumer par un vieux mot : noblesse oblige ! l’homme loyal le servirait et l’ennemi traître serait son auxiliaire car l’ennemi de cet homme étant lui-même ; Félix  pourrait le combattre en se servant d’armes loyales, il serait tôt ou tard méprisé. Mais à Paris, Félix ne pourrait éviter la tuile qui tombe. Il pourrait toujours se faire respecter en se montrant dans toutes les sphères implacables dans ses dernières déterminations. Henriette lui conseillait d’aller toujours droit au fait. Elle insistait sur le fait que toute finesse, toute tromperie était découverte et finissait par nuire, tandis que toute situation lui paraissait être moins dangereuse quand un homme se plaçait sur le terrain de la franchise. Il arriverait souvent à Félix d’être utile aux autres, de leur rendre service, et Henriette pensait qu’il serait peu récompensé ; mais il ne devrait pas imiter ceux qui se plaignent des hommes et se vantent de ne trouver que des ingrats. C’était se mettre sur un piédestal. Félix ne  devrait pas rendre de tels services qu’il  forcerait les gens à l’ingratitude, car ceux-là deviendraient pour lui d’irréconciliables ennemis. De plus, il lui faudrait accepter le moins qu’il pourrait des autres pour n’être le vassal d’aucune âme et ne relever que de lui-même. Si Félix parvenait à la sphère où se mouvaient les grands hommes, il serait, comme Dieu, seul juge de ses résolutions. Il ne serait plus alors un homme, il serait la loi vivante ; il ne serait plus un individu, il se serait incarné la nation. Mais s’il jugeait, il serait jugé aussi. Henriette conseillait à Félix d’avoir pour principe de ne pas se prodiguer en se livrant au petit manège de la coquetterie dans les salons. Il devrait cultiver donc les femmes influentes. Les femmes influentes étaient les vieilles femmes, elles lui apprendraient les alliances, les secrets de toutes les familles, et les chemins de traverse qui pouvaient le mener rapidement au but. Henriette prodigua à Félix de fuir les jeunes femmes qui ne lui donneraient rien et étaient incapables d’avoir une pensée sérieuse. Henriette les trouvaient égoïstes. Félix risquait de perdre son temps en se dévouant à une jeune femme qui serait ingrate. Henriette affirmait que toute jeune femme qui allait dans le monde, qui vivait de plaisirs et de vaniteuses satisfactions, était une femme à demi corrompue qui corromprait Félix. Henriette voulait que la femme qui aimerait Félix ne soit jamais elle, elle ne devrait jamais penser à elle, mais à lui. Malgré tout, quelle que soit la perfection de cet amour que Félix trouverait, Henriette voulait qu’il sache que dans une vallée vivrait pour lui une mère de qui le cœur était si creusé par le sentiment dont il l’avait rempli, qu’il n’en pourrait jamais trouver le fond. Les avis d’Henriette sur les relations de Félix avec les femmes étaient  aussi dans ce mot de chevalerie : les servir toutes, n’en aimer qu’une.

Henriettte pensait que le cœur de Félix conservé par la souffrance était  resté sans souillure ; tout est beau, tout était bien en lui. Elle lui livrait un dernier conseil : veuillez donc !

Elle voulait contribuer à sa future grandeur. Cette secrète coopération étant  le seul plaisir qu’elle pourrait se permettre. La dernière phrase de sa lettre était : « vous devez bien avoir entrevu quelle place vous occupez dans le cœur de Votre HENRIETTE ».

Ce n’était donc qu’un cœur maternel que Félix sentait palpiter sous ses doigts en touchant la lettre.

Il fit enfin la connaissance de son frère Charles qui jusqu’alors avait été comme un étranger pour lui. Charles le présenta dans le monde où la niaiserie de Félix  devait faire valoir ses qualités. Félix se laissa d’autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droit d’aînesse, qu’il n’était pas la dupe de Charles. Félix alla seul chez la duchesse de Lenoncourt où il n’entendit point parler d’Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, la simplicité même, ne lui en parla ; mais à la manière dont il le reçut, Félix devina les secrètes recommandations de sa fille.

Au moment où Félix commença à perdre le niais étonnement que cause à tout débutant la vue du grand monde, au moment où il y entrevit des plaisirs en comprenant les ressources qu’il offre aux ambitieux, et qu’il e plaisais à mettre en usage les maximes d’Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20 mars arrivèrent. Sur les conseils d’Henriette, Félix accompagna le duc de Lenoncour à Gand pour y suivre la cour. Comme le duc savait Félix attaché de cœur, de tête et de pied aux Bourbons ; il le présenta lui-même au roi. Félix eut le bonheur de plaire à Louis XVIII. Puis il apprit par une lettre de la comtesse de Mortsauf que Jacques était malade. Son ambition, ses désirs d’indépendance, l’intérêt qu’il avait à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant la figure endolorie de madame de Mortsauf ; Félix résolut de quitter la cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Le roi voulait un homme qui se dévouât à porter en France ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roi n’oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuse entreprise ; il fit agréer Félix sans le consulter, et Félix accepta, bien heureux de pouvoir se retrouver à Clochegourde tout en servant la bonne cause. Soit à Paris, soit en Vendée, il eut le bonheur d’accomplir les intentions du roi. Vers la fin de mai, poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles il était signalé, il fut obligé de fuir. En apercevant Clochegourde, il lui sembla que les huit mois qui venaient de s’écouler étaient un songe. En le voyant, Henriette lui dit – J’ai bien prié pour vous, après lui avoir tendu sa main à baiser. Elle lui demanda des nouvelles de son père. Au   dîner, il apprit les désastres de Waterloo, la fuite de Napoléon, la marche des alliés sur Paris, et le retour probable des Bourbons. Ces événements étaient tout pour le comte, ils ne furent rien pour Henriette et Félix. La grande nouvelle pour eux fut la construction de la glacière car la comtesse savait que Félix aimait boire l’eau glacée. Sept jours après l’arrivée de Félix, la comtesse redevint fraîche ; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse. Il retrouva son cher lys, embelli, mieux épanoui, de même qu’il trouva ses trésors de cœur augmentés. Henriette lui raconta ses nuits passées au chevet du malade. Durant ces trois mois, elle avait vécu d’une vie tout intérieure. Elle disait des poésies suggérées par la solitude, comme aucun poète n’en a jamais inventé. Elle avait beaucoup prié, elle avait tenu Jacques pendant des nuits entières sous ses mains jointes, ne voulant pas qu’il mourût. Elle avait eu des visions et en racontant cela à Félix et à son mari, ce dernier se moqua d’elle en disant qu’elle avait été presque folle. Elle tomba dans un stupide abattement. En ces cruels moments il fallait voir l’air de supériorité que prenait le comte ; il croyait triompher de sa femme, et l’accablait alors d’une grêle de phrases qui répétaient la même idée. Félix attendit le départ du comte pour changer de sujet et pour tirer Henriette de ses amères pensées. Elle lui dit que ses affaires étaient bonnes et la fortune de Jacques serait indestructible. Puis Félix lui raconta sa mission et lui fit voir combien son conseil avait été fructueux et sage. Elle avait un don de prédiction et voyait l’avenir de Félix toujours brillant. Elle entendait une voix douce qui lui expliquait sans paroles, par une communication mentale, ce que Félix devait faire. Ce don valait aussi pour ce qu’elle devait faire pour ses enfants. Elle lui conseilla d’aller voir le roi dès qu’il serait à Paris pour obtenir une place et lui dit encore qu’elle le considérait comme son fils. Félix lui en fit le reproche ais pour elle c’était avoir une assez belle place dans son cœur.

À huit heures, le soir, Félix fut témoin d’une scène qui l’émut profondément et qu’il n’avait jamais pu voir, car il restait toujours à jouer avec monsieur de Mortsauf, pendant qu’elle se passait dans la salle à manger avant le coucher des enfants. La cloche sonna deux coups, tous les gens de la maison vinrent. Tous s’agenouillèrent, têtes nues, en se mettant à leurs places habituelles. C’était le tour de Madeleine à dire les prières. Ce fut la plus émouvante prière que Félix ait entendue. La nature répondait aux paroles de l’enfant par les mille bruissements du soir. Enfin, pour satisfaire aux conditions de l’unité qui marque le sublime, cette assemblée recueillie était enveloppée par la lumière adoucie du couchant dont les teintes rouges coloraient la salle, en laissant croire ainsi aux âmes, ou poétiques, ou superstitieuses, que les feux du ciel visitaient ces fidèles serviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dans l’égalité voulue par l’Église. En se couchant, Félix fut travaillé par des idées folles qu’inspiraient d’intolérables désirs. Pourquoi ne serait-elle pas à lui ? À une heure, il descendit et arriva devant la porte d’Henriette, s’y coucha, l’oreille appliquée à la fente, il entendit son égale et douce respiration d’enfant. Quand le froid l’eut saisi, il remonta, se remit au lit et dormit tranquillement jusqu’au matin. Félix passa quelques jours à Clochegourde. L’armée française vint occuper Tours. Henriette conjura Félix de gagner Châteauroux, pour revenir en toute hâte à Paris. Il obéit. Leurs adieux furent cette fois trempés de larmes, elle craignait pour lui l’entraînement du monde où il allait vivre. Il promit de lui écrire chaque soir les événements et les pensées de la journée, même les plus frivoles. Elle lui donna des lettres pour le duc et la duchesse chez lesquels il alla le second jour de son arrivée. Le soir, il était maître des requêtes au Conseil d’État, et il avait auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d’une durée égale à celle de son règne, place de confiance, sans faveur éclatante, mais sans chance de disgrâce, qui le mit au cœur du gouvernement et fut la source de ses prospérités. Madame de Mortsauf avait vu juste, Félix lui devait donc tout. Il eut un collègue. Chacun d’eux fut de service pendant six mois. Ils pouvaient se suppléer l’un l’autre au besoin ; ils avaiet une chambre au château, leur voiture et de larges rétributions pour leurs frais quand ils étaient obligés de voyager. Outre ses appointements de maître des requêtes, payés par le budget du Conseil d’État, le roi donnait à Félix mille francs par mois sur sa cassette, et lui remettait souvent lui-même quelques gratifications. Il aurait pu désigner un de ses camarades de la pension Lepître mais avait préféré nommer au roi l’homme le plus habile et le roi lui en sut toujours gré de même que son collègue. La considération que lui marqua le duc de Lenoncourt donna la mesure à celle dont l’environna le monde. Il fit insensiblement la connaissance des personnes les plus influentes au faubourg Saint-Germain. Henriette le mit bientôt au cœur de la société dite le Petit-Château, par les soins de la princesse de Blamont-Chauvry, de qui elle était la petite-belle-nièce. Elle devint non pas sa protectrice, mais une amie dont les sentiments furent maternels. Ce rapide succès inspira au frère de Félix une secrète jalousie. Plus tard cela causa bien des chagrins à Félix. Son père et sa mère, surpris de cette fortune inespérée, sentirent leur vanité flattée, et l’adoptèrent enfin pour leur fils ; mais comme leur sentiment était en quelque sorte artificiel, pour ne pas dire joué, ce retour eut peu d’influence sur un cœur ulcéré. Henriette lui répondait une ou deux lettres par mois. Pour cette raison, aucune femme ne pouvait le captiver. Le roi sut cette réserve le nommait en riant mademoiselle de Vandenesse, mais la sagesse de la conduite de Félix lui plaisait fort. Le roi eut sans doute la fantaisie de lire les lettres de Félix, car il ne fut pas longtemps la dupe de sa vie de demoiselle. Il l’envoya à Clochegourde pour six mois avec le sourire. Félix avait la conscience d’être le soutien secret de la plus adorable femme qui fût ici-bas, son espoir inavoué. Peut-être eut-il un petit mouvement de vanité quand le fouet des postillons claqua dans la nouvelle avenue qui de la route de Chinon menait à Clochegourde. Il n’avait pas écrit son arrivée à la comtesse, voulant lui causer une surprise. Elle lui prouva que toutes les surprises calculées étaient de mauvais goût. Elle le mit à l’écart de son mari et de ses enfants et lui demanda s’il serait toujours un ami dévoué. Elle avait vu tout à coup dans l’avenir, et Félix n’y était pas, comme toujours, la face brillante et les yeux sur elle ; il lui tournait le dos. Il promit qu’il l’aimait saintement à jamais. Mais quand elle lui demanda de l’aimer chevaleresquement, sans espoir, il répondit :

– Chevaleresquement, mais avec espoir.

Elle continua de l’humilier en lui disant que si sa politique était d’être homme avec le roi, chez elle la sienne était de rester enfant. Enfant, il serait aimé ! Elle résisterait toujours à la force de l’homme. Félix offrit des cadeaux à Jacques et à Madeleine. Cela importuna le comte, toujours chagrin quand on ne s’occupait pas de lui. Alors Félix l’écouta se plaindre de sa santé. Il se plaignit aussi de sa femme, de ses gens, de ses enfants et de la vie. Félix ne comprenait pas pourquoi le comte était jaloux comme le sont tous les gens faibles ; mais aussi pourquoi sa confiance dans la sainteté de sa femme était sans bornes. Puis Félix alla discuter avec Henriette. Il la mit au fait de sa vie, de ses occupations. En connaissant ainsi son âme et tous les détails de cette existence remplie par d’écrasants travaux, en apprenant l’étendue de ces fonctions où, sans une probité sévère, on pouvait si facilement tromper, s’enrichir, mais que Félix exerçait avec tant de rigueur que le roi l’appelait mademoiselle de Vandenesse, Henriette saisit sa main et la baisa en y laissant tomber une larme de joie. Félix aurait voulu mourir à ses pieds. Henriette lui laissa comprendre qu’elle avait des projets pour lui et Madeleine et cela le gêna. Puis le comte voulut parler politique avec Félix. Félix était agacé mais répondait avec politesse. Henriette intervint et il laissa sa femme avec Félix. Le  caractère du vieux gentilhomme était encore devenu plus agressif que par le passé. Depuis quelques mois, il contredisait pour contredire, sans raison, sans justifier ses opinions ; il demandait le pourquoi de toute chose, s’inquiétait d’un retard ou d’une commission, se mêlait à tout propos des affaires intérieures, et se faisait rendre compte des moindres minuties du ménage de manière à fatiguer sa femme ou ses gens. Jadis il ne s’irritait jamais sans quelque motif spécieux, à présent son irritation était constante. Il était devenu son propre médecin ; il compulsait des livres de médecine, croyait avoir les maladies dont il lisait les descriptions et prenait alors pour sa santé des précautions inouïes, variables, impossibles à prévoir, partant impossibles à contenter. Malgré les maternelles attentions de sa femme, il ne trouvait aucune nourriture à son goût, car il prétendait avoir un estomac délabré dont les douloureuses digestions lui causaient des insomnies continuelles ; et néanmoins il mangeait, buvait, digérait, dormait avec une perfection que le plus savant médecin aurait admirée. Ses volontés changeantes lassaient les gens de sa maison, qui, routiniers comme le sont tous les domestiques, étaient incapables de se conformer aux exigences de systèmes incessamment contraires. L’habitation de Clochegourde était devenue si insupportable que l’abbé de Dominis, homme profondément instruit, avait pris le parti de chercher la résolution de quelques problèmes, et se retranchait dans une distraction affectée. Henriette redoutait chaque jour un éclat public de ce délire que le respect humain ne contenait plus. Le comte accablait sa femme de sinistres prédictions et la rendait responsable des malheurs à venir, parce qu’elle refusait les médications insensées auxquelles il voulait soumettre ses enfants. La comtesse avait indiqué pour Jacques et Madeleine des heures de repas différentes des siennes, et les avait ainsi soustraits à la terrible action de la maladie du comte, en attirant sur elle tous les orages. Par une de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comte n’avait pas la plus légère conscience du mal dont il était l’auteur. Il s’était surtout plaint d’être trop bon pour tous les siens. Il maniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui comme eût fait un singe ; puis, après avoir blessé sa victime, il niait l’avoir touchée. Quelques jours plus tard, Félix demanda à Henriette si elle n’avait pas eu tort de si bien arranger leur terre que le comte n’y trouvait plus à s’occuper. Elle répondit que chez un homme âgé, les petits défauts se montraient d’autant plus terribles qu’ils avaient été longtemps comprimés.

Un mois environ après l’arrivée de Félix, la comtesse le prit par le bras et l’entraîna vivement dans les vignes. Elle ne savait plus que faire et ne pouvait pas quitter le comte après quinze ans de mariage. Elle irait à Tours consulter l’abbé Birroteau, mon nouveau directeur ; car son cher et vertueux abbé de la Berge était mort. Elle serra fortement la main de Félix. Le comte arriva. Depuis le retour de Félix,  il voulait obstinément se mêler aux entretiens d’Henriette et de Félix. Alors ils s’éloignèrent en courant. Félix conseilla à la comtesse de changer de système avec son mari. Il lui conseilla de se faire  craindre davantage et d’opposer à ses volontés diffuses une volonté rectiligne. Elle s’en sentait incapable. Le comte les retrouva et ils le semèrent encore. Ils prirent une toue. La comtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eau comme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ils abordèrent pour assister aux derniers coups de filet des pêcheurs. Le piqueur parut pour annoncer que le comte était au plus mal. Henriette s’inquiéta. Durant cette promenade sur l’eau, Félix s’était cru le préféré. Il comprit son erreur. L’indisposition du comte devint grave en quelques heures. Félix alla quérir à Tours un médecin renommé, monsieur Origet, qui resta pendant toute la nuit et le lendemain à Clochegourde. Le comte fut sauvé par une saignée. La comtesse atterrée croyait être la cause de cette fatale crise. Le lendemain soir, avant de partir, le médecin dit à la comtesse, qui avait passé la nuit, de prendre une garde. La maladie devait être longue. Il promit de revenir deux fois par semaine, indiqua la marche à tenir au chirurgien Deslandes et désigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu’on vînt le chercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuit de sommeil sur deux, Félix lui demanda de le laisser veiller le comte alternativement avec elle. Ainsi Henriette accepta d’aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans la maison, pendant un moment où le comte s’assoupit, Félix entendit chez Henriette un douloureux gémissement. Il la trouva à genoux devant son prie-Dieu, fondant en larmes. Ils descendirent voir le comte qui était plus affaibli par la perte du sang tiré à flots qu’il n’était endormi. Elle jura de ne jamais se remarier si le comte mourait. Elle lui donna à boire et Félix finit par lui conseiller de retourner se coucher.

Pendant cinquante-deux jours le comte fut entre la vie et la mort ; Félix et Henriette veillèrent chacun à leur tour, vingt-six nuits. Monsieur de Mortsauf dut son salut à leurs soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle ils exécutèrent les ordres de monsieur Origet. Origet dit à Félix que le médecin, la garde, les gens qui entouraient le malade tenaient sa vie entre leurs mains ; car alors un seul mot, une crainte vive exprimée par un geste, avaient la puissance du poison. Origet vit dans les yeux de Félix la claire expression d’une âme candide et cela le rassura. Ces cinquante jours et le mois qui les suivit furent les plus beaux moments de la vie de Félix. Les premiers grands dangers passés, la comtesse et Félix, s’habituèrent à la maladie. Puis l’intérêt du malade les obligea d’avoir des points de contact qu’aucun autre événement n’aurait autorisés. Quand Henriette oublia de manger ; Félix lui servit alors, quelquefois sur ses genoux, un repas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Quand elle venait relever Félix aux premiers chants de l’oiseau, dans ses vêtements du matin, celui permit à Félix de revoir parfois les éblouissants trésors que, dans ses folles espérances, il considérait comme siens. La comtesse redevint son Henriette, Henriette contrainte d’aimer davantage celui qui s’efforçait d’être sa seconde âme. Il pouvait, sans qu’elle se dérobât à sa vue, suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant les longues heures pendant lesquelles ils écoutaient le sommeil du malade. Ils connurent leurs âmes à fond dans cette épreuve à laquelle succombent souvent les affections les plus vives. Félix se fit son intendant pour qu’elle pût soigner le comte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta tout sans façon, sans un remerciement. Il s’entretenait souvent le soir avec elle, dans sa chambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeries donnèrent un semblant de plus à leur mariage éphémère. Annulé par la maladie, le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison ; et alors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s’occuper de Félix, de le rendre l’objet d’une foule de soins. Sûre de la discrétion de Félix, Henriette se plut à lui relever le pesant rideau qui leur cachait l’avenir, en lui laissant voir en elle deux femmes : la femme enchaînée qui l’avait séduit malgré ses rudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser son amour. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Deux fois, en ces cinquante jours, la comtesse s’avança peut-être au-delà des bornes dans lesquelles se renfermait leur affection ; mais encore ces deux événements furent-ils enveloppés d’un voile qui ne se leva qu’au jour des aveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jours de la maladie du comte, au moment où elle se repentit d’avoir traité Félix si sévèrement en lui retirant les innocents privilèges accordés à sa chaste tendresse, il l’attendait, elle devait le remplacer. En lui souhaitant le bonjour, il lui prit la main, et la sentit humide et tremblante. Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, qui avait positivement annoncé la convalescence du comte, Félix se trouvait avec Jacques et Madeleine sous le perron. Monsieur Origet s’en alla sans que Félix s’aperçût de son départ. Après l’avoir reconduit, Henriette s’appuya sur la fenêtre d’où elle contempla ses enfants avec Félix sans doute pendant quelque temps, à leur insu. Félix entendit la contraction gutturale d’un soupir violemment réprimé ; il s’élança dans le salon, y vit la comtesse assise dans l’embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur la figure ; elle reconnut son pas, et lui fit un geste impérieux pour lui ordonner de la laisser seule. Il vint, le cœur pénétré de crainte, et voulut lui ôter son mouchoir de force, elle avait le visage baigné de larmes ; elle s’enfuit dans sa chambre, et n’en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuis cinquante jours, Félix l’emmena sur la terrasse et lui demanda compte de son émotion ; mais elle affecta la gaieté la plus folle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnée Origet. Elle finit par avouer que pour elle cette maladie avait été comme une balle dans la douleur. Maintenant qu’elle ne tremblait plus pour monsieur de Mortsauf, il fallait trembler pour elle.

La santé du comte s’annonça par le retour de son humeur fantasque : il commençait à dire que ni sa femme, ni Félix, ni le médecin ne savaient le soigner. Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteur déterminait sagement en s’opposant à ce que l’on satisfît la faim du convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui ne pouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère du comte se montra d’autant plus terrible qu’il avait pour ainsi dire sommeillé. La comtesse s’enhardit à la résistance ; elle sut opposer un front calme à la démence et aux cris ; elle s’habitua, le prenant pour ce qu’il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses. La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissement de monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et demanda son bras à Félix pour se rendre à l’église. Puis Henriette et Félix se disputèrent et elle lui avoua qu’elle ne voulait pas quitter son mari car elle savait qu’elle serait obligée de lui laisser ses enfants et qu’ils en mourraient. Félix fut saisi par le spleen et versa une larme. Et Madeleine s’en inquiéta. Le vieux piqueur lui apporta de Tours une lettre dont la vue lui arracha un cri de surprise, et qui fit trembler madame de Mortsauf par contrecoup. Il vit le cachet du cabinet, le roi le rappelait. Ils restèrent dans une stupeur de pensée qui les oppressa tous également, car ils n’avaient jamais si bien senti qu’ils s’étaient tous nécessaires les uns aux autres. Henriette entraîna Félix dans sa chambre, le fit asseoir sur son canapé, fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant lui, et lui dit : – Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an, prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment et pourquoi.

Il l’embrassa sur le front. Henriette l’accompagna jusqu’à la route de Frapesle. De retour à Paris, Félix fut heureusement absorbé par des travaux pressants qui lui donnèrent une violente distraction. Il correspondit avec madame de Mortsauf, à qui il envoyait son journal toutes les semaines, et qui lui répondait deux fois par mois. Sa passion, qui recommençait le Moyen-Âge et rappelait la chevalerie, fut connue ; peut-être le roi et le duc de Lenoncourt en causèrent-ils. Dans les salons, Félix se trouva l’objet d’une attention gênante. Il trouvait donc les femmes bienveillantes et le monde parfait pour lui. L’occupation étrangère avait cessé, la prospérité reparaissait, les plaisirs étaient possibles. Cinq mois après avoir quitté Clochegourde au milieu de l’hiver, Henriette lui écrivit une lettre désespérée en lui racontant une grave maladie de son fils et à laquelle il avait échappé, mais qui laissait des craintes pour l’avenir. Puis Madeleine tomba malade. Henriette s’était abandonnée à la tyrannie du comte, qui, de guerre lasse, avait regagné le terrain perdu. En ce moment, où jamais Félix ne se sentit plus vivement atteint dans ses entrailles, il rencontra dans les salons de l’Élysée-Bourbon l’une de ces illustres ladies qui sont à demi souveraines. Elle fut l’idole du jour, et régna d’autant mieux sur la société parisienne, qu’elle eut les qualités nécessaires à ses succès, la main de fer sous un gant de velours dont parlait Bernadotte. Son aventure avec la marquise Dudley eut une fatale célébrité. Mais l’image de la sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna si fortement que Félix put résister aux séductions. Cette fidélité fut le lustre qui lui valut l’attention de lady Arabelle. Sa résistance aiguisa la passion de la lady. Ce qu’elle désirait, comme le désirent beaucoup d’Anglaises, était l’éclat, l’extraordinaire. Cette lutte, dont elle se faisait gloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle un premier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe. Félix aurait été sauvé, si quelque ami lui avait répété le mot atroce qui lui échappa sur madame de Mortsauf et sur lui.

– Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs de tourterelle !

Il était difficile à Félix de refuser certaines invitations parties du cercle diplomatique ; sa qualité lui ouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmes déploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer à table par la maîtresse de la maison auprès de lui ; puis elle lui parlait à l’oreille. Elle gagna son valet de chambre, et après une soirée où elle s’était montrée si belle qu’elle était sûre d’avoir excité les désirs de Félix, il la trouva chez lui. Cet éclat retentit dans l’Angleterre, et son aristocratie se consterna. Ainsi, Félix connut tout à coup au sein de ce luxe anglais une femme peut-être unique en son sexe, qui l’enveloppa dans les rets de cet amour renaissant de son agonie et aux prodigalités duquel il apporta une continence sévère. Félix pensait que l’homme était composé de matière et d’esprit ; l’animalité venait aboutir en lui, et l’ange commençait à lui. De là cette lutte que nous éprouvions tous entre une destinée future que nous pressentions et les souvenirs de nos instincts antérieurs dont nous ne étions pas entièrement détachés : un amour charnel et un amour divin. Ainsi, les uns flottaient indécis entre les voluptés de la matière et celles de l’esprit, les autres spiritualisaient la chair en lui demandant ce qu’elle n’aurait su donner. Lady Arabelle était la maîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme. Félix sentait souvent le vide à Paris, près de lady Dudley. Il aimait passionnément lady Arabelle mais il adorait Henriette. La nuit il pleurait de bonheur, le matin il pleurait de remords. Sans parler de madame de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans l’âme de Félix où elle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au souffle de cet amour invincible. Elle veillait à ce que rien ne troublât son bonheur, et gardait Félix  comme une conquête insoumise. Il écrivait à Henriette sous ses yeux, jamais elle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyen à savoir l’adresse écrite sur les lettres de Félix. Il avait sa liberté. Enfin elle lui avait fait croire que, s’il la quittait, elle se tuerait aussitôt. Félix ne savait comment peindre les six premiers mois pendant lesquels il fut en proie aux énervantes jouissances d’un amour fertile en plaisirs, et qui les variait avec le savoir que donne l’expérience, mais en cachant son instruction sous les emportements de la passion. Souvent lady Dudley, comme beaucoup de femmes, profitait de l’exaltation à laquelle conduit l’excès du bonheur, pour lier Félix par des serments ; et, sous le coup d’un désir, elle lui arrachait des blasphèmes contre l’ange de Clochegourde. Une fois traître, il devint fourbe. Il continua d’écrire à madame de Mortsauf comme s’il était toujours le même enfant au méchant petit habit bleu qu’elle aimait tant. Ses lettres restèrent sans réponse. Il fut saisi d’une horrible inquiétude et voulut partir pour Clochegourde. Arabelle ne s’y opposa point, mais elle parla naturellement de l’accompagner en Touraine. Il ne vit pas le piège où il allait être pris. Lady Dudley proposa les concessions les plus humbles et prévint toutes les objections. Elle consentit à demeurer près de Tours, à la campagne, inconnue, déguisée, sans sortir le jour, et à choisir pour leurs rendez-vous les heures de la nuit où personne ne pouvait les rencontrer. Il partit à cheval et quand Henriette le vit arriver, elle lui dit : – Ah ! vous voilà ! Ces trois mots le foudroyèrent. Elle savait son aventure. Qui la lui avait apprise ? sa mère, de qui plus tard elle lui montra la lettre odieuse ! L’ouragan de l’infidélité, semblable à ces crues de la Loire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme en faisant un désert là où verdoyaient d’opulentes prairies. Félix appela Henriette par son prénom mais elle partit chercher son mari sans répondre. Il maudit Arabelle par une seule imprécation qui l’eût tuée si elle l’eût entendue. Henriette revint avec ses enfants et son mari qui remercia Félix de lui avoir sauvé la vie. Elle resta froide et laissa Félix seul avec le comte. Le comte dit à Félix que le caractère de sa femme avait complètement changé depuis six semaines. Elle si douce, si dévouée jusqu’ici, était devenue d’une maussaderie incroyable ! La comtesse était tombée dans un abattement qui la rendait insensible aux tracasseries du comte. Mortsauf avait besoin d’un confident comme l’exécuteur a besoin d’un aide. Il encouragea Félix à questionner sa femme sur le sujet de ses peines. Le comte se plaignit que sa femme ne le comprenne pas. Il aurait préféré une femme moins vertueuse qu’elle qui l’aurait rendu plus heureux en se prêtant à des adoucissements qu’Henriette n’imaginait pas, car elle était niaise comme un enfant ! Il pensait n’avoir plus que six mois à vivre. Quand Félix retrouva Henriette il constata qu’il avait jeté l’amertume dans la source où se rafraîchissait sa vie, où se retrempait son courage. Il lui demanda si elle était contente de sa santé et elle répondit que sa santé était celle de Madeleine qui venait d’avoir quinze ans et était sortie victorieuse de sa lutte avec la nature. Jacques était devenu un frêle jeune homme de dix-sept ans, de qui la tête avait grossi, dont le front inquiétait par sa rapide extension, dont les yeux fiévreux, fatigués, étaient en harmonie avec une voix profondément sonore. C’était l’intelligence, l’âme, le cœur d’Henriette dévorant de leur flamme rapide un corps sans consistance. Henriette espérait que Jacques devienne comme Félix un homme d’une haute instruction, plein de vertueux savoir ; il serait comme Félix l’honneur de son pays, il gouvernerait peut-être, aidé par Félix qui serait si haut placé ; mais elle tâcherait que Jacques soit fidèle à ses premières affections. Félix insista auprès d’Henriette pour connaître son état et elle répondit qu’elle souffrait parfois de l’estomac. Il lui dit à l’oreille que cette situation était intolérable mais elle lui demanda si c’était elle qui l’avait créée. Elle lui rappela que la France et l’Angleterre avaient toujours été ennemies. Elle lui dit qu’il logerait désormais dans une chambre au-dessus de celle du comte et Félix s’y réfugia pour pleurer. Henriette l’entendit, elle y vint en apportant un bouquet de fleurs. Il lui demanda pardon mais elle ne voulait plus qu’il l’appelle Henriette. Madame de Mortsauf serait une amie dévouée qui l’écouterait, qui l’aimerait. Elle lui demanda du temps pour s’habituer à le voir. Il voulait que périsse l’Angleterre mais la comtesse l’encouragea à aimer lady Arabelle. Henriette n’était plus. Il lui demanda si elle ne m’aimait plus. Elle répondit qu’il avait fait plus de mal que tous les autres ensemble. Elle souffrait moins donc elle l’aimait moins à présent. Puis elle se sauva. Au dîner, le comte demanda à Félix si la marquise Dudley était à Paris ou à Tours. Félix rougit et répondit qu’elle n’était pas divorcée, elle pouvait aller en Angleterre. Son mari serait bien heureux. La comtesse voulut sa voir si elle avait des enfants. Félix répondit qu’elle en avait deux qui vivaient avec leur père.

En sortant de table, la comtesse amena Félix sur la terrasse et  elle s’écria : – Comment, il se rencontre des femmes qui sacrifient leurs enfants à un homme ? La fortune, le monde, je le conçois, l’éternité, oui, peut-être ! Mais les enfants ! se priver de ses enfants !

Soupçonnant que le bonheur devait justifier cette immolation, entendant en elle-même les cris de la chair révoltée, elle demeura stupide en face de sa vie manquée. Elle pleura et dit que cette femme serait sa sœur heureuse si Félix l’aimait. Elle reconnut que Félix avait raison car elle ne lui avait jamais dit qu’elle l’aimait, et elle ne l’avait jamais aimé comme on aime dans ce monde. Félix lui expliqua qu’elle avait tout son cœur et que lady Dudley n’avait que sa chair. Elle pleura car les paroles de Félix étaient comme des baumes sur ces plaies. Félix ajouta qu’il n’avait pas aimé lady Dudley, mais qu’il avait eu soif au milieu du désert. Elle rétorqua que les fidèles n’avaient pas tant d’esprit. Félix se défendit en expliquant que son âme n’avait pas vacillé, mais il n’avait pas été maître de ses sens. Cette femme n’ignorait pas que la comtesse était la seule aimée. Il avait le droit de  quitter lady Dudley, comme on quitte une courtisane... mais lady Dudley avait menacé de se tuer. Alors la comtesse laissa échapper un de ces dédaigneux sourires plus expressifs encore que les pensées qu’ils traduisaient. Mais elle avait cru que Félix ne manquerait pas de la vertu que pratiquait le prêtre et que possédait monsieur de Mortsauf. Tout était fini, elle lui devait beaucoup, mais il avait éteint en elle les flammes de la vie corporelle. Elle se demandait à qui serait Madeleine qu’elle avait si bien élevée pour lui. Puis elle ajouta qu’elle obéissait à Dieu, car son doigt était dans tout ceci. Elle se mit alors à si bien évaluer la vie, à la si profondément considérer sous ses diverses faces, que ces froids calculs révélèrent à Félix le dégoût qui l’avait saisie pour toutes les choses d’ici-bas. Dieu devait se charger des âmes innocentes qui n’avaient trouvé que des afflictions ici-bas ou notre vie serait une amère plaisanterie. Elle rentra et dit que si elle s’était trompée sur la vertu, lady  Dudley avait raison. Elle s’alla coucher en laissant Félix en proie à des remords qui naissaient les uns des autres. Le lendemain, il sut par Madeleine que la comtesse avait été prise de vomissements causés par les violentes émotions de cette journée. Il demanda au comte de faire venir Origet mais le comte préféra faire venir Carbonneau. Félix souffrit pendant une semaine. Il comprit l’affreuse nécessité où sont les amants de ne plus se revoir quand l’amour est envolé. Son désespoir devint si profond que la comtesse en fut attendrie. Un jour, après le dîner, pendant que Félix, le comte, la comtesse et leurs enfants se promenaient sur le bord de l’eau, Félix fit un dernier effort pour obtenir le pardon de la comtesse. Il conduisit madame de Mortsauf vers la toue et la menaça de se jeter dans l’Indre mais elle le traita d’enfant. Après cette promenade, le comte et la comtesse se disputèrent. La comtesse lui demanda s’il serait satisfait d’être aimé pour l’amour de Dieu, ou de savoir sa femme vertueuse pour la vertu en elle-même. Félix lui donna raison. Une larme brilla dans les yeux d’Henriette. Une main à la fois moite et brûlante se posa sur sa main et s’y appuya silencieusement. Le comte demanda pardon à sa femme. Puis elle fit un malaise et le comte alla chercher un verre d’eau. Henriette se remit et dit à Félix qu’il était d’une bonté absolue. Il répondit que tout ce qu’il pouvait avoir de grand en lui venait d’elle. Plus tard, elle demanda au comte de sortir en voiture. Mais l’heure de la prière arriva et c’était à la comtesse de la dire. Elle demanda à Dieu son secours contre les adversités de la vie. Puis Félix fit une partie avec le comte et ce dernier le laissa sortir en voiture avec la comtesse. Une fois seuls, elle reconnut qu’elle aimait encore Félix. Elle voulut aller à Tours mais Félix chercha à l’en dissuader. Elle savait que lady Dudley s’y trouvait. Il reconnut qu’Arabelle l’attendait dans les landes entre onze heures et minuit. La comtesse voulut la voir. C’était sa punition. Elle dit à Félix qu’il ne serait jamais aimé comme il l’était ici en posant sa main sur son cœur. Elle pensait qu’il fallait aimer ses amis comme on aimait ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi causait les malheurs et les chagrins. Son cœur irait plus haut que n’allait l’aigle ; là était un amour qui ne la tromperait point. Elle dit que la vie terrestre nous ravalait trop en faisant dominer l’égoïsme des sens sur la spiritualité de l’ange qui était en nous. Elle pensait que son attachement à Félix fut la tentative insensée, l’effort de deux enfants candides essayant de satisfaire leur cœur, les hommes et Dieu... Elle voulut savoir comment Arabelle nommait Félix. C’était Amédée.

La comtesse dit que devenir mère, pour elle ce fut acheter le droit de toujours souffrir. Monsieur de Mortsauf, à qui elle s’était vouée, l’avait constamment frappée, sans relâche, sans le savoir et Félix lui avait infligé des souffrances inouïes. Donner ses cheveux à Félix, n’était-ce pas se promettre ? Arabelle était un instrument de la colère de Dieu, la comtesse allait l’aborder sans haine, elle lui sourirait ; sous peine de ne pas être chrétienne, épouse et mère, elle devait l’aimer. Arabelle devait aimer la mère de celui qu’elle aimait, et la comtesse se voyait comme la mère de Félix. Elle posa sa tête sur la poitrine de Félix et lui demanda pardon. Elle lui demanda de n’avoir aucun remords sur leur relation car elle le voyait grand et noble et se sentait petite et criminelle. Elle voulait à présent que Félix l’aime comme une sœur. Puis ils allèrent dans les landes et la comtesse rencontra Arabelle. L’Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement Anglaise ; elle les enveloppa d’un regard plein de son mépris anglais et disparut dans la bruyère avec la rapidité d’une flèche. La comtesse avait eu le temps de voir la beauté d’Arabelle et comme l’Anglaise montait trop bien à cheval, Henriette pensait qu’elle devait aimer à déployer sa force, elle la pensait crois active et violente. Elle lui  semblait se mettre un peu trop hardiment au-dessus des conventions et selon Henriette la femme qui ne reconnaissait pas de lois était bien près de n’écouter que ses caprices. Henriette demanda à Félix d’aller rejoindre Arabelle et de lui expliquer qu’elle était sa sœur et non pas sa rivale. Arabelle voulut que Félix lui permette d’aimer Henriette autant qu’il l’aimait lui-même. Mais elle ne le céderait à aucune puissance, pas même à la mort. Par vanité d’amant, Félix voulut révéler la sublimité du caractère d’Henriette à cette orgueilleuse créature. Arabelle estima qu’Henriette était bien heureuse de servir à Félix de la morale alors qu’elle-même n’était que son esclave. Elle avait fui car elle ne voulait pas parler sur les chemins à une femme qui ne lui avait pas été présentée et qui allait commencer un sermon en trois points. Arabelle dit qu’aucune femme, quelque grande moraliste qu’elle soit, ne pouvait être l’égale d’un homme. Elle demanda à Félix s’il était digne d’une femme de faire avaler à un homme des tartines beurrées de vertu pour lui persuader que la religion était incompatible avec l’amour. Se refuser et moraliser, il y avait double peine. Pour elle, Henriette insultait Félix en le confondant avec les autres hommes, les règles de la morale ne lui étaient pas applicables. Arabelle et la comtesse s’étaient bien jugées toutes deux. La grandeur de l’attaque faite par Arabelle révélait à Félix l’étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sa rivale. Mais le lendemain matin, Arabelle pleura après une nuit blanche. Si Félix  préférait Henriette, Arabelle ne l’ennuierait point de ses douleurs, de ses remords, de ses souffrances ; non, elle irait mourir loin de lui. Félix lui répondit par des protestations d’amour qui la comblèrent de joie. Elle sut le persuader de retourner à Clochegourde. S’il revenait la voir, elle croirait qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait, ce qui lui avait toujours paru impossible. La marquise avait calculé tout avec une profondeur étudiée. Elle avoua à Félix plus tard que si madame de Mortsauf ne l’avait pas rencontrée dans les landes, elle avait médité de le compromettre en rôdant autour de Clochegourde. Au moment où Félix aborda la comtesse, qu’il vit pâle, abattue comme une personne qui avait souffert quelque dure insomnie, il comprit qu’ils étaient séparés par tout un monde. Toutes les illusions d’Henriette étaient mortes d’un seul coup, son cœur avait souffert une passion. Elle lui refusa ses regards. Il sentit amèrement la faute d’apporter sous ce toit inconnu aux caresses un visage où les ailes du plaisir avaient semé leur poussière diaprée. Pendant le déjeuner, elle eut pour lui mille attentions, des attentions humiliantes, elle le soigna comme un malade de qui elle avait pitié. Il était impossible d’être à Clochegourde le jour, à Saint-Cyr la nuit. Pendant cette longue journée, il sentit combien il est difficile de devenir l’ami d’une femme longtemps désirée. Après cinq ans de délicieuse intimité, ils ne savaient de quoi parler ; leurs paroles ne répondaient point à leurs pensées ; ils se cachèrent mutuellement de dévorantes douleurs. Elle accrut le supplice intérieur de Félix en feignant de se croire la seule victime de cette lady. Il lui dit qu’il souffrait plus qu’elle mais qu’il avait tous les torts. Il voulut partir le soir. Mais elle l’entraîna vers l’enceinte extérieure et lui dit adieu en s’arrêtant, en jetant sa tête sur le cœur de Félix et ses bras à son cou. Elle avait pu jeter un coup d’œil sur leurs destinées. Ils se parlaient en ce moment pour la dernière fois. Elle pensait qu’elle allait bientôt mourir et voulait lui confier Jacques et Madeleine qui aimaient Félix comme s’il les avait toujours fait souffrir selon Henriette. Il lui ordonna de vivre. Elle refusa d’abord et obéit quand il évoqua Arabelle pour susciter sa jalousie. Elle verrait Origet. Elle rentra chez elle en marchant avec précipitation, sans tourner la tête ; mais Félix la suivit, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, il lui prit la main et la baisa respectueusement. Cette soumission inespérée la toucha. Elle vivrait mais lui demanda de se guérir également. Félix comprit qu’il était le jouet de deux passions inconciliables. Il aimait un ange et un démon. De retour à Paris, Arabelle et Félix devinrent plus intimes que par le passé. Araelle voulait compromettre Félix à la face de tout Paris pour faire de lui son sposo. Une fois plongé dans les douceurs d’un mariage illicite, le désespoir le saisit, car il voyait sa vie arrêtée au rebours des idées reçues et des recommandations d’Henriette. Un esprit vengeur lui jetait incessamment des idées sur lesquelles il n’osait s’appesantir. Ses lettres à Henriette peignaient cette maladie morale, et lui causaient un mal infini. Sa première ardeur passée, il comparut nécessairement ces deux femmes l’une à l’autre, contraste qu’il n’avait pas encore pu étudier. Moins aveuglé par les séductions, et détaillant pour ainsi dire son plaisir, il entreprit, sans le vouloir peut-être, un examen qui nuisit à lady Dudley. Son amour-propre fut choqué  en découvrant que lady Dudley ne pouvait point se passer du monde. En public, elle ravalait ainsi l’amour jusqu’au besoin, au lieu de l’élever jusqu’à l’idéal par l’enthousiasme. Elle n’exprimait ni crainte, ni regrets, ni désir ; mais à l’heure dite sa tendresse se dressait comme des feux subitement allumés, et semblait insulter à sa réserve. À laquelle de ces deux femmes devait-il croire ? Il sentit alors par mille piqûres d’épingle les différences infinies qui séparaient Henriette d’Arabelle. Madame de Mortsauf réservait son esprit et la fleur de sa pensée pour exprimer ses sentiments, elle se faisait coquette par les idées avec ses enfants et avec Félix. Mais l’esprit d’Arabelle ne lui servait pas à rendre la vie aimable, elle ne l’exerçait point au profit de Félix, il n’existait que par le monde et pour le monde, elle était purement moqueuse. Aussitôt qu’elle se trouvait en contradiction avec Félix, elle se faisait un jeu de froisser son cœur et d’humilier son esprit, elle le maniait comme une pâte. Madame de Mortsauf était toujours rassurée et sentait l’âme de Félix dans une accentuation ou dans un coup d’œil, tandis que la marquise n’était jamais accablée par un regard, ni par un serrement de main, ni par une douce parole. Aucune preuve d’amour ne l’étonnait. Jamais elle ne s’informa ni des affaires de Félix, ni de sa fortune, ni de ses travaux, ni des difficultés de sa vie, ni de ses haines, ni de ses amitiés d’homme. Jamais  Félix ne surprit dans ses yeux une larme pour les malheurs d’autrui. Henriette avait eu raison en tout, l’amour d’Arabelle devenait insupportable. Félix avait remarqué depuis que la plupart des femmes qui montaient bien à cheval avaient peu de tendresse.

Dans le cabinet du roi, Félix apprit par le duc de Lenoncourt qu’Henriette se mourait. Le roi autorisa Félix à partir pour Clochegourde. Félix écrivit à Arabelle qu’il allait en mission pour le roi. Au-delà de Tours, Félix rencontra monsieur Origet. Le médecin lui apprit qu’Henriette mourait d’inanition. C’était l’incurable résultat d’un chagrin, comme une blessure mortelle était la conséquence d’un coup de poignard. Depuis qu’elle était sérieusement atteinte, monsieur de Mortsauf ne l’avait plus tourmentée. Félix monta brusquement en voiture en promettant une bonne récompense au postillon s’il arrivait à temps. Il se demanda s’il existait une forte vie venimeuse qui se repaissait des créatures douces et tendres. En un moment il paya tous les plaisirs donnés par Arabelle et les trouva chèrement vendus ! Il se jura de ne jamais la revoir, et prit en haine l’Angleterre. Il arriva et trouva Jacques, Madeleine et l’abbé de Dominis agenouillés tous trois au pied d’une croix de bois plantée au coin d’une pièce de terre qui avait été comprise dans l’enceinte, lors de la construction de la grille. Il baisa au front Jacques et Madeleine qui lui jetèrent un regard froid, sans cesser leur prière. L’abbé lui dit que depuis plusieurs jours, madame la comtesse ne voulait voir ses enfants qu’à des heures déterminées et il lui conseilla d’attendre attendre quelques heures avant de revoir madame de Mortsauf, elle était bien changée. Il lui demanda de la préparer à une rencontre qu’elle n’espérait plus. Il ajouta que depuis six mois la comtesse avait chaque jour souffert davantage, malgré les soins de monsieur Origet. Le docteur était venu pendant deux mois, tous les soirs, à Clochegourde, voulant arracher cette proie à la mort, car la comtesse avait dit : – « Sauvez- moi ! » – « Mais, pour guérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri ! » s’était un jour écrié le vieux médecin. Elle luttait pour la vie et quand son corps parlait, elle avait des mots cruels pour ses enfant puis se reprenait en leur disant : « Le bonheur des autres devient la joie de ceux qui ne peuvent plus être heureux. »

Le comte arriva et s’élança vers Félix, surpris de le voir. Félix voulut voir la comtesse mais l’abbé Birotteau l’arrêta. Puis Félix alla se promener avec le comte, Jacques et les deux abbés. Félix eut un malaise et les deux abbés le portèrent sur la margelle de la terrasse. Le comte fut conduit par la pente de son esprit à se plaindre de la comtesse. Sa femme n’avait jamais voulu se soigner ni l’écouter quand il lui donnait de bons avis ; il s’était aperçu le premier des symptômes de la maladie ; car il les avait étudiés sur lui-même. Si cette maladie avait pour cause d’excessifs chagrins, il avait été dans toutes les conditions pour l’avoir ; mais quels pouvaient être les chagrins de sa femme ? Puis, ramené bientôt par quelque souvenir à l’admiration que méritait cette noble créature, quelques larmes s’échappaient de ses yeux, secs depuis si longtemps. Madeleine vint avertir Félix que sa mère l’attendait. L’abbé Birotteau le suivit. Il lui dit qu’il avait fait tout ce qui était humainement possible pour empêcher cette réunion. Le salut de cette sainte le voulait ainsi. Il n’avait vu qu’elle et non Félix. Maintenant qu’il allait revoir celle dont l’accès aurait dû lui être interdit par les anges, il devait apprendre que l’abbé resterait entre eux pour la défendre contre lui et contre elle peut-être ! il lui conseilla de quitter les pensées de l’homme du monde, d’oublier les vanités du cœur, d’être près d’elle l’auxiliaire du ciel et non celui de la terre. Félix aperçut alors Henriette en robe blanche, assise sur son petit canapé, placé devant la cheminée ornée de nos deux vases pleins de fleurs ; puis des fleurs encore sur le guéridon placé devant la croisée. Le visage de l’abbé Birotteau, stupéfait à l’aspect de cette fête improvisée et du changement de cette chambre subitement rétablie en son ancien état, fit deviner à Félix que la mourante avait banni le repoussant appareil qui environnait le lit des malades. Elle avait dépensé les dernières forces d’une fièvre expirante à parer sa chambre en désordre pour y recevoir dignement celui qu’elle aimait en ce moment plus que toute chose. Henriette avait des yeux caves qui brillaient d’un éclat inusité dans une figure éteinte. Ses tempes creusées, ses joues rentrées montraient les formes intérieures du visage et le sourire que formaient ses lèvres blanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. L’expression de sa tête disait assez qu’elle se savait changée et qu’elle en était au désespoir. Il vint s’asseoir près d’elle en lui prenant pour la baiser sa main qu’il sentit brûlante et desséchée. Elle avait désiré demeurer belle et grande dans son souvenir, y vivre comme un lys éternel, elle lui enlevait ses illusions. Elle voulait revenir à la vie, renaître sous les regards de Félix. Puis, quand elle aurait recouvré quelques forces, quand elle commencerait à pouvoir prendre quelque nourriture, elle redeviendrait belle. Elle avait trente-cinq ans, et pouvait encore avoir de belles années. Le bonheur rajeunissait, et elle voulait connaître le bonheur. Elle avait fait des projets délicieux, elle voulait partir avec Félix en Italie. Félix pleura et l’abbé lui dit à l’oreille d’arrêter de verser des larmes. Il lui demanda si elle n’aimait plus la vallée et elle répondit  « elle m’est funeste...... sans toi », en effleurant l’oreille de Félix de ses lèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deux soupirs. Félix fut épouvanté par cette folle caresse. Après avoir été frappé de la métamorphose de la personne, il s’aperçut que la femme, autrefois si imposante par ses sublimités, avait dans l’attitude, dans la voix, dans les manières, dans les regards et les idées, la naïve ignorance d’un enfant. Elle lui dit que comme autrefois il allait la rendre à la santé et sa vallée lui serait bienfaisante. Elle lui avoua qu’elle avait soif de lui d’une voix plus étouffée en lui prenant les mains dans ses mains brûlantes et l’attirant à elle pour lui jeter ces paroles à l’oreille : mon agonie a été de ne pas te voir !

Elle se leva et dit qu’elle voulait vivre. Quand le confesseur vit sa pénitente ainsi, le pauvre homme tomba soudain à genoux, joignit les mains, et récita des prières. Elle jeta ses bras autour du coude Félix, l’embrassa violemment, et le serra en disant : – Vous ne m’échapperez plus ! Je veux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley.

Elle fut arrêtée par une faiblesse qui survint, et Félix la coucha tout habillée sur son lit. Monsieur Deslandes entra, fut étonné de trouver la chambre ainsi parée ; mais en voyant Félix tout lui parut expliqué. Il lui dit que la comtesse n’avait bu, ni mangé, ni dormi pendant 42 jours. Félix sortit brusquement par la petite porte au bas de la terrasse, et vint s’asseoir dans la toue, où il se cacha pour demeurer seul à dévorer ses pensées. La chasteté n’était-elle pas une sublime distinction qu’il n’avait pas su garder ? L’amour, comme le concevait Arabelle, le dégoûta soudain. Il aperçut Madeleine se promenant seule, à pas lents. Elle feignit de ne pas l’avoir vu, pour ne pas se trouver seule avec Félix.  Elle le haïssait, elle fuyait l’assassin de sa mère. Félix alla parler à Jacques. Jacques refusa son amitié car il voulait suivre sa mère. Il toussa, s’écarta loin de Félix ; puis, quand il revint, il lui montra rapidement son mouchoir ensanglanté. La sœur et le frère se fuyaient. Henriette tombée, tout était en ruine à Clochegourde. Félix revint chez la mourante au moment où le soleil se couchait. Henriette était baignée d’opium et dormait. Les deux abbés étaient assis auprès du lit. Le comte resta foudroyé, debout, en reconnaissant les étendards de la mort qui flottaient sur cette créature adorée. Jacques et Madeleine entrèrent, Madeleine les fit tous frissonner par le mouvement d’adoration qui la précipita devant le lit, lui joignit les mains et lui inspira cette sublime exclamation : – Enfin ! voilà ma mère ! Jacques souriait, il était sûr de suivre sa mère là où elle allait. Le vieux piqueur sortit pour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près du lit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de la malade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que ce sommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait à la comtesse. Le moment était venu de lui administrer les derniers sacrements de l’Église. À neuf heures, elle s’éveilla doucement, les regarda d’un œil surpris mais doux. Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfants et des enfants à la mère. Monsieur de Mortsauf baisa sa femme pieusement au front. La comtesse rougit en voyant Félix. Elle lui demanda d’oublier ce qu’elle lui avait dit juste avant de dormir. Ils sortirent tous pour aller dans le salon durant la confession de la comtesse. Félix chercha la paix avec Madeleine. Elle le haïssait toujours. Une heure plus tard, l’abbé Birotteau revint après avoir reçu la confession générale de la comtesse de Mortsauf, et ils rentrèrent tous au moment où, suivant une de ces idées qui saisissent ces nobles âmes, toutes sœurs d’intention, Henriette s’était fait revêtir d’un long vêtement qui devait lui servir de linceul. Félix vit que ses lettres avait été jetées dans la cheminée, sacrifice qu’elle n’avait voulu faire, dit à Félix son confesseur, qu’au moment de la mort. Henriette demanda à Félix d’assister à l’une des dernières scènes de sa vie, et qui ne serait pas la moins pénible de toutes, mais où il était pour beaucoup. Elle se mit à genoux devant son mari, surpris. Elle lui expliqua qu’elle venait de prier Dieu de lui accorder la force de lui demander pardon de ses fautes. Elle avait eu une amitié vive que personne, pas même celui qui en fut l’objet, n’avait connue en entier. Il pleura en disant que c’était à lui de demander pardon. Henriette lui montra une lettre posée sur la cheminée, gage d’un sentiment profond pour son fils d’adoption. Ses derniers vœux imposaient à ce cher Félix des œuvres sacrées à accomplir. Elle tendit le mystérieux écrit à Félix en lui demandant de ne le lire qu’après sa mort. Le comte porta sa femme jusqu’au lit. Elle demanda pardon à Félix de lui avoir laissé espérer des joies devant lesquelles elle avait reculé. La mourante pencha la tête, une faiblesse survint, elle agita les mains pour dire de faire entrer le clergé, ses enfants et ses domestiques. Avant de recevoir l’extrême-onction, elle demanda pardon à ses gens de les avoir quelquefois brusqués ; elle implora leurs prières, et les recommanda tous individuellement au comte. Elle lança un dernier regard à Félix, et mourut aux yeux de tous, en entendant peut-être le concert des sanglots. Au moment où son dernier soupir s’exhala, dernière souffrance d’une vie qui fut une longue souffrance, Félix sentit en lui-même un coup par lequel toutes ses facultés furent atteintes. Félix et le comte veillèrent la morte toute la nuit. Félix l’aimait morte, autant qu’il l’aimait vivante. Au matin, le comte s’alla coucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heure pesante. Félix put alors, sans témoins, baiser Henriette au front avec tout l’amour qu’elle ne lui avait jamais permis d’exprimer. Le surlendemain, Henriette fut enterrée au cimetière du Saché. Il y eut une foule immense accourue pour dire les regrets de cette vallée où elle avait enterré dans le silence une foule de belles actions. C’était des enfants nus habillés, des layettes envoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniers en hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos à quelque pauvre ménage. Suivant l’usage, ni Madeleine, ni le comte n’étaient à l’enterrement, ils demeuraient seuls à Clochegourde. Quand Félix entendit rouler les cailloux et le gravier de la terre sur le cercueil, son courage l’abandonna, il chancela, il pria les deux Martineau de le soutenir, et ils le conduisirent mourant jusqu’au château de Saché. Il y demeura quelques jours. L’hostilité de Madeleine lui fermait Clochegourde. Félix ne supporta pas cette pensée. Il résolut de s’élancer vers la politique et la science, dans les sentiers tortueux de l’ambition, d’ôter la femme de sa vie et d’être un homme d’état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à la sainte qu’il avait aimée. Il se demanda si la vertu d’Henriette n’avait pas été de l’ignorance, s’il était bien coupable de sa mort. Enfin, par un suave midi d’automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux en Touraine, il lut sa lettre que, suivant sa recommandation, il ne devait ouvrir qu’après sa mort. Dans cette lettre, Henriette lui expliquait comment il avait été la cause première de ses maux. Elle pensait mourir atteinte par lui d’une dernière blessure. Mais il y avait d’excessives voluptés à se sentir brisée par celui qu’on aimait. Elle le suppliait encore de remplacer auprès de ses enfants le cœur dont il les aurait privés. Elle avouait être jalouse à mourir. Jusqu’à cette fête donnée au duc d’Angoulême, la seule à laquelle elle avait assisté, le mariage l’avait laissée dans l’ignorance qui donne à l’âme des jeunes filles la beauté des anges. Elle était mère, il est vrai ; mais l’amour ne l’avait point environnée de ses plaisirs permis. Les premiers baisers de Félix avaient dominé la vie d’Henriette, sa jeunesse avait pénétré sa jeunesse, ses désirs étaient entrés dans son cœur. Elle ne se sentit plus mère qu’à demi. En tombant sur son cœur, ce coup de foudre y alluma des désirs qui sommeillaient à son insu. Elle n’avait jamais pu effacer ces baisers de son souvenir et elle en était morte. A chacun des retours de Félix en ranimait l’empreinte. Les regards et les baisers de Félix l’avaient toujours violemment remuée. Elle aurait voulu que Félix la prenne dans ses bras dans ces moments où elle redoublait de froideur pour mourir de bonheur. Elle avait parfois désiré de lui quelque violence, mais la prière chassait promptement cette mauvaise pensée. Elle regardait ses lettres comme on contemplait un portrait. Depuis cette soirée où ils se confièrent l’un à l’autre, le perdre, pour elle c’était mourir : aussi l’avait-elle laissé près d’elle par égoïsme. La Berge avait recueilli ses confessions en lui conseillant d’aimer Félix comme un fils et de lui destiner sa fille. Elle avait regardé les tourments que m’infligeait monsieur de Mortsauf comme des expiations. Elle avait préféré Madeleine à Jacques, parce que Madeleine devait être à Félix. Elle lui faisait ces aveux afin de lui épargner des remords, peut-être aussi afin de lui apprendre qu’elle n’était pas insensible, que leurs souffrances d’amour étaient bien cruellement égales, et qu’Arabelle n’avait aucune supériorité sur elle. Il y eut un moment où la lutte fut si terrible qu’elle avait pleuré pendant toutes les nuits : ses cheveux étaient tombés. C’étaient les cheveux qu’elle avait envoyés à Félix. Quand Félix avait soigné le comte, elle avait souhaité se donner à lui comme une récompense due à tant d’héroïsme. Elle avait jeté cette folie au cours d’une messe à laquelle Félix avait refusé de participer. La maladie de Jacques et les souffrances de Madeleine lui avaient paru des menaces de Dieu, qui tirait fortement à lui la brebis égarée. Puis l’amour si naturel de Félix pour cette Anglaise lui avait révélé des secrets qu’elle ignorait elle-même. Elle aimait Félix plus qu’elle ne croyait l’aimer. Les constantes émotions de sa vie orageuse, les efforts qu’elle faisait pour se dompter elle-même sans autre secours que la religion, tout avait préparé la maladie dont elle mourait. Elle voyait dans la mort le seul dénouement possible de cette tragédie inconnue. Elle souhaité la mort d’Arabelle. La prière fut sans action sur son âme. La jalousie avait fait la large brèche par où la mort était entrée. Quand Henriette avait bien su qu’elle était aimée autant qu’elle aimait Félix et qu’elle n’était trahie que par la nature et non par la pensée de Félix, elle avait voulu vivre... et il n’était plus temps. Dans sa lettre, Henriette demandait à Félix d’être auprès de monsieur de Mortsauf comme une sœur de charité auprès d’un malade, de l’écouter, de l’aimer ; personne ne l’aimerait. De s’interposer entre ses enfants et lui comme Henriette le faisait. Elle souhait que Félix se marie avec Madeleine. Henriette voulait être aimée par Félix dans les siens. Si Félix ne voulait pas épouser Madeleine, il veillerait du moins au repos de l’âme d’Henriette en rendant monsieur de Mortsauf aussi heureux qu’il pouvait l’être. Cette lettre était l’adieu d’une âme où Félix avait répandu de trop grandes joies pour qu’il puisse avoir le moindre remords de la catastrophe qu’elles avaient engendrée. Elle espérait qu’il reviendrait souvent dans la belle vallée. Les nuages de l’égoïsme de Félix se dissipèrent. Elle avait donc souffert autant que lui, plus que lui, car elle était morte. Elle avait été si bien aveuglée par son amour qu’elle n’avait pas soupçonné l’inimitié de sa fille. Cette dernière preuve de sa tendresse fit bien mal à Félix. Pauvre Henriette qui voulait lui donner Clochegourde et sa fille ! L’âme d’Henriette parla en Félix après sa mort, elle agissait ; tout ce qu’il pouvait puis avoir de bon émanait de cette tombe, comme d’un lys les parfums qui embaument l’atmosphère. Vivre à Clochegourde auprès de Madeleine en lui consacrant sa vie était une destinée où se satisfaisaient toutes les idées dont le cœur de Félix était agité ; mais il fallait connaître les véritables pensées de Madeleine. Félix devait faire ses adieux au comte ; il alla donc à Clochegourde le voir, et le rencontra sur la terrasse.  D’abord le comte parla de la comtesse en homme qui connaissait l’étendue de sa perte, et tout le dommage qu’elle causait à sa vie intérieure. Mais il se montra plus préoccupé de l’avenir que du présent. Il craignait sa fille, qui n’avait pas la douceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine mêlé aux qualités gracieuses de sa mère épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendresses d’Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devait plier. Ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparable était la certitude de bientôt rejoindre sa femme. Le combat qui se préparait entre son autorité de père et celle de sa fille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir ses jours dans l’amertume ; car là où il avait pu lutter avec sa femme, il devait toujours céder à son enfant. Il ne parla que de lui- même en demandant à Félix son amitié au nom de sa femme. Félix prétexta une dernière volonté que la comtesse lui avait confiée pour parler à Madeleine. Il implora d’elle, de ne pas lui ôter le droit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre que le temps ait changé ses idées sur la vie sociale. Il l’encouragea à être libre et à songer qu’elle ne connaîtrait personne au monde mieux qu’elle ne le connaissait, que nul homme n’aurait dans le cœur des sentiments plus dévoués. Elle lui répondit qu’elle aimerait mieux se jeter dans l’Indre que de se lier à lui. Au nom de sa mère, elle le pria de ne jamais venir à Clochegourde tant qu’elle y serait. Elle avait tout deviné dans le cœur de sa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblait funeste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur son innocente complicité. Elle eût haïs peut-être également, sa mère et Félix, s’ils avaient été heureux. Ainsi tout était détruit dans le bel édifice du bonheur de Félix. Seul, il devait savoir en son entier la vie de cette grande femme inconnue, seul il était dans le secret de ses sentiments, seul il avait parcouru son âme dans toute son étendue ; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfants ne l’avaient connue. Le cœur brisé, Félix dit adieu à ses hôtes, et partit pour Paris. Cependant il était riche, la vie politique lui souriait, il n’était plus le piéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, son cœur était plein de désirs, aujourd’hui ses yeux étaient pleins de larmes ; autrefois il avait sa vie à remplir, aujourd’hui il la sentait déserte. Il n’avait vingt-neuf ans, son cœur était déjà flétri. Quelques années avaient suffi pour dépouiller ce paysage de sa première magnificence et pour le dégoûter de la vie. Quand il retourna chez Arabelle, il a trouva avec son mari et ses enfants. Elle le reçut avec mépris. De toute autre femme, Félix aurait accepté modestement une défaite ; mais outré de voir debout l’héroïne qui voulait mourir d’amour, et qui s’était moquée de la morte, il résolut d’opposer l’impertinence à l’impertinence. . Elle savait le désastre de lady Brandon : le lui rappeler, c’était lui donner un coup de poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser. Lady Brandon était arrivée en Touraine pour y mourir dans cette humble maison où lady Dudley était restée deux semaines. Il ne vit plus Arabelle qu’en société. Ainsi rien ne manquait à son désastre. Il se jeta dans le travail, il s’occupa de science, de littérature et de politique ; il entra dans la diplomatie à l’avènement de Charles X. Dès ce moment il résolut de ne jamais faire attention à aucune femme si belle, si spirituelle, si aimante qu’elle pût être. Ce parti lui réussit à merveille : il acquit une tranquillité d’esprit incroyable, une grande force pour le travail, et comprit tout ce que ces femmes dissipent de notre vie en croyant nous avoir payés par quelques paroles gracieuses. Mais toutes ses résolutions échouèrent quand il rencontra Natalie à qui il rédigea ses confidences. Félix avait besoin de sentir à ses côtés un amour pur et dévoué dont il comprendrait la grandeur et le prix. Demain, il saurait s’il s’était trompé en aimant Natalie. Natalie voulut achever l’éducation de Félix commencée par Henriette. Elle lui envoya une lettre. Elle lui ordonna de se défaire d’une détestable habitude en n’imitant pas les veuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettent toujours à la face du second les vertus du défunt. Elle voulait épouser tout l’homme qu’elle aimerait, et ne saurait en vérité épouser madame de Mortsauf. Il lui avait semblé que Félix avait considérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfections de madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse en l’accablant des ressources de l’amour anglais. Il avait manqué de tact envers elle, pauvre créature, qui n’avait d’autre mérite que celui de lui plaire ; il lui avait donné à entendre qu’elle ne l’aimait ni comme Henriette, ni comme Arabelle. Elle était prise de pitié pour la quatrième que Félix aimerait. Celle-là serait nécessairement forcée de lutter avec trois personnes. Natalie renonçait à la gloire laborieuse de l’aimer : il fallait trop de qualités catholiques ou anglicanes, et elle ne se souciait pas de combattre des fantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraient la femme la plus sûre d’elle-même, et son intrépide Amazone décourageait les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu’elle fasse, une femme ne pourrait jamais espérer pour Félix des joies égales à son ambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheraient jamais de ses souvenirs. Elle lui conseilla d’éviter de recommencer de pareilles confidences qui mettaient à nu son désenchantement, qui décourageaient l’amour et forçaient une femme à douter d’elle-même. Elle lui expliqua que l’amour ne vit que de confiance. Elle le croyait incapable d’oser des pensées et des jouissances. Nulle femme ne voudrait coudoyer dans son cœur la morte qu’il y gardait. Elle le trouvait insupportable car il donnait de cruels soucis à celle qui l’aimait. Elle ne voulait pas vivre comme Henriette et n’avait pas les désirs furieux d’Arabelle. Il avait eu pour son début une adorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à sa fortune, qui lui avait donné la pairie, qui l’aimait avec ivresse, qui ne lui demandait que d’être fidèle, et Félix l’avait fait mourir de chagrin ; Natalie ne savait rien de plus monstrueux. Quand on avait sur la conscience de pareils crimes, au moins ne fallait-il pas les dire. Félix avait rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier, et le mal qu’il en disait semblait à Natalie une vengeance de sa vanité blessée ; il avait compris madame de Mortsauf trop tard, il avait puni l’une de ne pas être l’autre. Elle lui conseilla de se marier à quelque madame Shandy, qui ne saurait rien de l’amour, ni des passions, qui ne s’inquiéterait ni de lady Dudley, ni de madame de Mortsauf, très indifférente à ces moments d’ennui que Félix appelait mélancolie pendant lesquels il était amusant comme la pluie, et qui serait pour lui cette excellente sœur de charité qu’il demandait. Elle lui conseilla de renoncer à savoir attendre le bonheur, le donner, le recevoir ; à ressentir les mille orages de la passion, à épouser les petites vanités d’une femme aimée. Elle lui expliqua que les femmes n’étaient pas si sottes qu’il le croyait : quand elles aimaient, elles plaçaient l’homme de leur choix au-dessus de tout. Pour jouir du commerce des femmes, Félix devait apprendre qu’elles n’aimaient ni à semer les fleurs de leur amour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour panser un cœur malade.

Natalie quitta Félix  sans rancune en lui offrant son amitié.

 

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